Qu’est-ce que la philosophie ?
de conserver l’invitation ouverte en dehors des occasions historiques précises où
elle a été faite d’abord. C’est la raison pour laquelle il ne s’agira ici que de poser
des problèmes, et même que de reposer toujours la même question sous divers
jours. Il va de soi que la collection de ces introductions ne saurait prétendre être
complète, ce qui serait contradictoire. Et cette ouverture n’est pas à comprendre
seulement dans le sens que bien d’autres manières d’aborder la question de la
nature de la philosophie sont possibles, mais aussi dans le sens que chacune de
celles que nous présentons pourrait prendre également bien d’autres formes.
J’ai gardé la répartition des séminaires sous les trois titres principaux que je
leur avais attribués : l’interprétation des philosophies, les limites de la raison et les
discours de la philosophie. Dans les trois cas, il s’agit de définir la philosophie en
l’envisageant dans son existence concrète, en tant qu’œuvre discursive, en tant
qu’œuvre rationnelle, et en tant qu’œuvre de réflexion sur les œuvres
philosophiques concrètes de l’histoire. J’entends œuvre ici dans le double sens de
l’activité et de ses produits. La philosophie est considérée donc dans les textes
qu’elle produit et où elle se manifeste, comme dans l’activité discursive dont
résultent ces textes et qu’ils relancent. Elle est vue dans les constructions
rationnelles que la philosophie laisse dans notre culture, mais également dans
l’activité de la raison par laquelle la raison se constitue elle-même, s’il est vrai
que, comme pour la philosophie, il y a une question qui ne cesse de se poser à la
raison à propos de sa nature et de ses propres limites. Enfin, se rapportant
nécessairement à ses propres œuvres dans cette réflexion, la philosophie ne peut
manquer de devenir œuvre d’interprétation d’elle-même dans son rapport à ses
œuvres, œuvre d’invention aussi de ce rapport, puisqu’il n’est pas non plus donné
d’avance et continue à faire question.
N’est-ce pas en effet une particularité de la philosophie qu’elle comporte en
elle-même, de manière essentielle, une réflexion sur sa propre nature ?
Contrairement à ce qui arrive dans d’autres disciplines, en effet, en philosophie on
ne change pas de discipline en passant à la réflexion critique portant sur la nature
de la discipline elle-même. On pourrait dire ainsi que la philosophie comporte
parmi ses divisions une métaphilosophie. Mais le terme est un peu tendancieux. Il
laisse supposer justement qu’il soit possible de philosopher pour ensuite, en un
deuxième temps, réfléchir sur les conditions de cette activité. En réalité, il semble
que, au contraire, on ne puisse guère faire de philosophie sans avoir une idée de ce
qu’est cette activité. En ce sens, au lieu de venir après, la réflexion critique paraît
devoir être antérieure, comme une sorte de propédeutique à toute philosophie.
Mais, ici encore, on conçoit mal comment cette question, qui est l’une des plus
difficiles de la philosophie, pourrait être résolue avant d’entrer en philosophie. Il
semble donc préférable de concevoir cet élément de critique interne comme étant
contemporain de la pensée philosophante. Si cela est vrai, réfléchir sur la
philosophie n’est pas autre chose que philosopher, et faire de la philosophie
comporte ce mouvement de réflexion sur la nature de la philosophie. Alors la
question « qu’est-ce que la philosophie ? » se décline dans une multitude de
questions philosophiques d’allure plus particulière.