L`éthique cartésienne de la pensée - Tel Archives ouvertes

publicité
L’éthique cartésienne de la pensée
Jean-Daniel Lallemand
To cite this version:
Jean-Daniel Lallemand. L’éthique cartésienne de la pensée. Philosophie. Université de Bourgogne, 2012. Français. <NNT : 2012DIJOL001>. <tel-00685040>
HAL Id: tel-00685040
https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00685040
Submitted on 3 Apr 2012
HAL is a multi-disciplinary open access
archive for the deposit and dissemination of scientific research documents, whether they are published or not. The documents may come from
teaching and research institutions in France or
abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est
destinée au dépôt et à la diffusion de documents
scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,
émanant des établissements d’enseignement et de
recherche français ou étrangers, des laboratoires
publics ou privés.
UNIVERSITÉ DE BOURGOGNE
École doctorale Langages Idées Sociétés Institutions Territoires
THÈSE
Pour obtenir le grade de
Docteur de l'Université de Bourgogne
Discipline : Philosophie
Soutenue le
28 janvier 2012
Par
JEAN-DANIEL LALLEMAND
L'éthique cartésienne de
la pensée
Directeur de thèse
PIERRE GUENANCIA
Professeur à l'Université de Bourgogne
Jury : Frédéric BRAHAMI, Professeur à l'Université de Franche Comté
Michaël FOESSEL, Maître de conférences à l'Université de Bourgogne
Pierre GUENANCIA, Professeur à l'Université de Bourgogne
Denis KAMBOUCHNER, Professeur à l'Université de Paris I
REMERCIEMENTS
À l'université de Bourgogne, et tout particulièrement au Département de philosophie,
de m'avoir accueilli en leur sein ;
À Pierre Guenancia, non seulement d'avoir accepté d'être mon directeur de thèse,
mais surtout pour son enseignement qui, au-delà d'un contenu d'une richesse
exceptionnelle, fait comprendre en acte ce qu'est l'intelligence d'une philosophie et ce
qu'est proprement philosopher ;
À Aline Tarrago, qui a bien voulu me faire part de ses précieuses réflexions ; mes
travaux doivent beaucoup à son intelligence et à sa sensibilité.
L'éthique cartésienne de la pensée
3
RÉSUMÉ
L'œuvre de Descartes est une œuvre de pensée, qu'il a voulue et qu'il a bâtie avec
méthode, rigueur et constance tout au long de sa vie. À travers cette œuvre, ce n'est
pas tant la vérité des choses que l'on découvre, que la manière dont on peut
construire sa pensée et son propre système de certitudes. Et la manière que nous
propose Descartes et qu'il a lui-même mise en œuvre repose sur le souci de la
cohérence. Penser avec vérité le monde est alors le moyen le plus sûr de penser de
manière cohérente.
L'étude a pour objet de mettre en lumière les règles qui constituent, de fait, ce que
l'on peut appeler la maxime cartésienne de la pensée. Pour ce faire, on commence par
décrire ce qu'est, pour Descartes, d'une part la pensée, et d'autre part ce monde qu'il
s'agit justement de penser. On est ainsi conduit à examiner et à critiquer en
particulier la place que tient l'existence de Dieu dans le dispositif cartésien qui vise à
garantir la cohérence de sa propre pensée.
Malgré l'application qu'il fit de sa maxime, Descartes n'évita pourtant pas une erreur
qui allait fragiliser son système de certitudes : il s'agit de sa conception de la matière
comme pure étendue. Le "roman de la nature" qu'il imagina alors sur cette base
erronée a beau être très cohérent, il ne représente malheureusement pas la réalité du
monde.
C'est en introduisant l'intersubjectivité dans l'éthique de la pensée, c'est-à-dire en
acceptant de frotter son propre système de certitudes à celui d'un Autre, dont on
reconnaît l'existence et la valeur, que l'on peut sans doute éviter ce type de dérive. On
constate alors que l'idée de l'Homme, qui est à la fois l'ego cartésien et cet Autre,
remplace avec profit l'idée de Dieu dans la perspective d'une garantie de la vérité.
MOTS CLÉS : Action, Autre, certitude, clarté et distinction, causalité, cohérence,
conception, conscience, corps, croyance, Dieu, doute, ego, essence,
Fait, étendue, éthique, Homme, idée, imagination, matière, objet
géométrique, passion, pensée, réflexion, substance, vérité.
4
L'éthique cartésienne de la pensée
The Cartesian ethics of the thought
ABSTRACT
Descartes' work is a work of thought, which he wanted and built with method,
strictness and constancy his whole life through. Thanks to this work, we do not
discover as much the truth of the things as the way we can build our own thought and
system of convictions. And the method Descartes is suggesting and applying in the
mean time is aimed at coherence. To think truly the world is consequently the most
reliable way to think with coherence.
The subject of the study is to highlight the rules that indeed make up what we may
call the Cartesian maxim of the thought. With this aim in view, we start with the
description of what is for Descartes the thought on one hand, and on the other hand,
this world which is precisely to be thought. We are then led to examining and
criticizing the role of God's existence in the Descartes' system, which aims to
guarantee the coherence of his own thought.
However, in spite of the application of his maxim, Descartes did not avoid an error
which was to weaken his system of convictions, that is to say his conception of the
matter as pure expanse. Even if the "novel of nature" he then imagined on this
erroneous basis is coherent, it unfortunately does not represent the reality of the
world.
By introducing inter-subjectivity in the ethics of the thought, i.e. by accepting to rub
our own system of convictions to the one of the "Other", whose existence and value
we recognise, we no doubt can avoid this kind of drift. So we establish that the idea of
Man, who is both the Cartesian ego and this Other one, takes with great benefit the
place of the idea of God, in the prospect of guaranteeing the truth.
KEYWORDS : Action, Fact, body, causality, certainty, clarity and distinction,
coherence, conception, conscience, doubt, ego, essence, ethics,
expanse, faith, geometrical object, God, idea, imagination, Man,
matter, Other, passion, reflexion, substance, thought, truth.
L'éthique cartésienne de la pensée
5
« Ce que j'en opine, c'est aussi pour
déclarer la mesure de ma vue, non la
mesure des choses. »
Michel de Montaigne
6
L'éthique cartésienne de la pensée
SOMMAIRE
RÉSUMÉ ---------------------------------------------------------------------- 4
SOMMAIRE ------------------------------------------------------------------ 7
Introduction ----------------------------------------------------------------- 9
Une philosophie pratique ........................................................................... 11
Une philosophie à pratiquer par chacun .................................................... 17
Le sujet de la philosophie cartésienne est la pensée ................................. 22
Approche suivie dans cette étude .............................................................. 26
La pensée --------------------------------------------------------------------29
L'être de la pensée ------------------------------------------------------------------ 31
Qu'est-ce que "penser" ? ............................................................................. 31
Action et passion ....................................................................................... 46
Prises de position....................................................................................... 64
Les idées et les images ------------------------------------------------------------ 93
La conception ............................................................................................ 93
L'imagination............................................................................................ 113
La mémoire............................................................................................... 124
Remarque sur l'union de l'âme et du corps .............................................. 133
La structure du monde intelligible---------------------------------------------- 137
Le monde donné ....................................................................................... 137
Les essences .............................................................................................. 145
Les substances .......................................................................................... 158
Le tout, l'union ......................................................................................... 170
La cause et l'effet ...................................................................................... 179
Les idées et les choses ------------------------------------------------------------ 189
Les idées dans le monde donné ................................................................189
La vérité des idées ................................................................................... 209
Clarté et distinction, intuition ................................................................. 230
L'éthique de la pensée -------------------------------------------------- 241
Le temps et la persistance ------------------------------------------------------- 243
L'éthique cartésienne de la pensée
7
Le temps cartésien ................................................................................... 243
La persistance ........................................................................................... 251
L'esprit et le temps .................................................................................. 259
L'ego et sa créance ................................................................................... 268
Le choix de la cohérence--------------------------------------------------------- 273
L'éthique cartésienne de la pensée ...........................................................273
Dieu, garant de la cohérence ....................................................................279
Examen critique de la solution de Descartes........................................... 298
L'efficacité de la maxime cartésienne...................................................... 306
Relativité de la cohérence ----------------------------------------------319
La matière et l'étendue -----------------------------------------------------------321
L'étendue cartésienne............................................................................... 321
Les objets géométriques .......................................................................... 329
Les images cérébrales ...............................................................................337
L'existence des corps ............................................................................... 344
La nature des corps...................................................................................353
Divergences par rapport à la vision cartésienne ..................................... 362
L'Homme ---------------------------------------------------------------------------377
L'existence de l'Autre................................................................................377
Une nouvelle éthique ............................................................................... 387
Conclusion ---------------------------------------------------------------- 397
Retour sur l'approche suivie.................................................................... 399
Une autre cohérence ................................................................................ 402
Glossaire--------------------------------------------------------------------419
Appendice ------------------------------------------------------------------431
Divergences avec quelques grands commentateurs de Descartes----------- 433
Notes : Citations --------------------------------------------------------- 449
Index------------------------------------------------------------------------ 485
Bibliographie ------------------------------------------------------------- 493
René DESCARTES ................................................................................... 495
Commentateurs de Descartes .................................................................. 499
Autres auteurs ......................................................................................... 500
8
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
L'éthique cartésienne de la pensée
9
Introduction
Introduction
10
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Une philosophie pratique
Introduction
La célébrité de Descartes repose, essentiellement, sur ses Méditations
métaphysiques. Et en effet, il s'agit là d'un immense chef-d'œuvre, dont l'importance
fut et reste capitale dans l'histoire de la pensée. C'est aussi le texte central de toute
l'œuvre de Descartes, car c'est lui qui donne son véritable sens à cette œuvre. Et
cependant, non seulement l'œuvre de Descartes ne saurait se réduire aux seules
Méditations métaphysiques, mais il est légitime de dire d'elle qu'elle n'est pas une
métaphysique, ou du moins qu'elle ne l'est pas essentiellement.
Descartes lui-même estimait qu'il ne convenait pas de consacrer trop de temps à la
métaphysique1. Cette discipline est, pour lui, un point de passage obligé, et
certainement pas un but. Un point de passage obligé dans un double sens : tout
d'abord pour trouver des fondations sur lesquelles il sera ensuite possible de
construire ; et ensuite pour libérer de manière définitive l'esprit de préoccupations
qui, sinon, l'empêcheraient, par l'attention qu'elles requièrent, de mobiliser ses
ressources sur d'autres tâches, qui sont celles qui comptent in fine. C'est ainsi qu'il
reprochera gentiment à la Princesse Élisabeth, qui était une de ses lectrices les plus
passionnées et les plus intelligentes (c'est à la pertinence de son questionnement que
nous sommes redevables des lettres dans lesquelles Descartes fut conduit à
développer ses idées sur l'union de l'âme et du corps, notamment), de s'intéresser un
peu trop aux questions métaphysiques :
« Enfin, comme je crois qu'il est très nécessaire d'avoir bien compris, une
fois en sa vie, les principes de la Métaphysique, à cause que ce sont eux
qui nous donnent la connaissance de Dieu & de notre âme, je crois aussi
qu'il serait très nuisible d'occuper souvent son entendement à les méditer,
à cause qu'il ne pourrait si bien vaquer aux fonctions de l'imagination &
des sens ; mais que le meilleur est de se contenter de retenir en sa
mémoire & en sa créance les conclusions qu'on en a une fois tirées, puis
employer le reste du temps qu'on a pour l'étude, aux pensées où
l'entendement agit avec l'imagination & les sens. » Lettre à la Princesse
Élisabeth du 28 juin 1643. Adam et Tannery, Vol. III – page 695.
La philosophie qui intéressait Descartes, celle « où l'entendement agit avec
l'imagination & les sens », et qui est celle qu'il ne cessa de développer toute sa vie,
était en réalité une philosophie pratique. Dont les buts étaient pratiques, en tout cas.
Descartes était en particulier intéressé au plus haut point par la médecine, car il était
L'éthique cartésienne de la pensée
11
Introduction
Une philosophie pratique
convaincu qu'il y avait là une possibilité d'accroître sensiblement l'espérance de vie
des humains :
« Je n'ai jamais eu tant de soin à me conserver que maintenant, & au lieu
que je pensais autrefois que la mort ne me pût ôter que trente ou quarante
ans tout au plus, elle ne saurait désormais me surprendre, qu'elle ne m'ôte
l'espérance de plus d'un siècle : car il me semble voir très évidemment,
que si nous nous gardions seulement de certaines fautes que nous avons
coutume de commettre au régime de notre vie, nous pourrions sans autres
inventions parvenir à une vieillesse beaucoup plus longue & plus heureuse
que nous ne faisons ; mais pource que j'ai besoin de beaucoup de temps &
d'expériences pour examiner tout ce qui sert à ce sujet, je travaille
maintenant à composer un abrégé de Médecine, que je tire en partie des
livres, & en partie de mes raisonnements, duquel j'espère me pouvoir
servir par provision à obtenir quelque délai de la nature, & ainsi
poursuivre mieux ci-après en mon dessein. » Lettre à Huygens du 25
janvier 1638. Adam et Tannery, Vol. I – page 507.
Une philosophie pratique
Il annonce clairement, dans le Discours de la Méthode, avoir décidé de ne plus se
consacrer qu'à la seule étude de la médecine2. Certes, les Méditations métaphysiques,
ainsi que d'autres grandes œuvres philosophiques de Descartes, comme Les Principes
de la Philosophie et Les Passions de l'Âme, sont postérieures au Discours de la
Méthode. Mais il écrira, quelques années avant sa mort, que, quelle que soit la
matière sur laquelle il avait travaillé, le principal but qu'il poursuivait était la
« conservation de la santé »3. Au-delà de son intérêt proclamé pour la médecine,
attesté au demeurant par les importants travaux qu'il conduisit dans cette discipline
(Traités de l'Homme et de la Description du Corps Humain), il est certain que les
préoccupations de Descartes étaient essentiellement, et profondément, de nature
pratique. Pour lui, la science a pour horizon naturel la technique. Il conduisit ses
recherches théoriques en optique en même temps qu'il s'évertuait à faire fabriquer
par des artisans suffisamment habiles des verres de la forme qu'il préconisait et selon
des méthodes qu'il avait imaginées lui-même (il dessinait même les plans des
machines-outils nécessaires à l'exécution de ses instructions). Le début du texte de
son traité d'optique illustre parfaitement la perspective qui est celle de Descartes en
matière scientifique :
« Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui
de la vue étant le plus universel & le plus noble, il n'y a point de doute que
les inventions qui servent à augmenter sa puissance, ne soient des plus
utiles qui puissent être. » La Dioptrique – Discours premier. De la
lumière. Adam et Tannery, Vol. VI – page 81.
Et il poursuit :
12
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Une philosophie pratique
« C'est pourquoi je commencerai par l'explication de la lumière & de ses
rayons ; puis, ayant fait une brève description des parties de l'œil, je dirai
particulièrement en quelle sorte se fait la vision ; & ensuite, ayant
remarqué toutes les choses qui sont capables de la rendre plus parfaite,
j'enseignerai comment elles y peuvent être ajoutées par les inventions que
je décrirai. » Ibid. - page 83.
Et c'est ainsi aussi qu'il faut comprendre la (trop) fameuse expression extraite du
Discours de la Méthode : « comme maîtres et possesseurs de la Nature », que l'on
veut trop souvent, aujourd'hui, présenter comme annonciatrice de l'ubris de l'homme
moderne qui a conduit à l'épuisement des ressources de la terre. Sans même parler de
son caractère totalement anachronique, cette lecture ne correspond pas au texte luimême duquel est extraite cette expression* : Descartes exprime clairement que la
science a pour finalité la technique, qui elle-même vise le bien-être général des
hommes, et donc la « maîtrise » et la « possession » de la nature sont à comprendre
au sens où un artisan maîtrise et possède son art. On retrouve là le parallèle que
faisait déjà Aristote entre la nature et l'art : connaître la nature, c'est connaître l'art
de la nature, en somme, c'est-à-dire la manière dont elle s'y prend, son savoir-faire, et
ce, afin de l'utiliser à notre service, exactement comme on utilise les services d'un
artisan. La connaissance de la nature, c'est aussi rendre plus efficaces les arts euxmêmes : dans son traité d'optique4, Descartes explique ainsi qu'il est arrivé que des
lunettes soient plus performantes, parce qu'en voulant tailler des verres à surface
sphérique on leur a donné en réalité, par hasard, une surface hyperbolique ;
maintenant qu'il a démontré que c'est cette forme qui doit être visée, les lunettes
seront toutes plus efficaces.
On objectera peut-être que ce qui vient d'être dit relève en réalité uniquement des
sciences, et non pas de la philosophie proprement dite, au sens où nous l'entendons
*
« […] j'ai cru que je ne pouvais les [les premières notions de physique qu'il avait acquises] tenir
cachées, sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu'il est en nous,
le bien général de tous les hommes. Car elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des
connaissances qui soient fort utiles à la vie, & qu'au lieu de cette Philosophie spéculative, qu'on
enseigne dans les Écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force & les
actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux, & de tous les autres corps qui nous
environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les
pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, & ainsi nous
rendre comme maîtres & possesseurs de la Nature. Ce qui n'est pas seulement à désirer pour
l'invention d'une infinité d'artifices, qui seraient qu'on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la
terre & de toutes les commodités qui s'y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation
de la santé, laquelle est sans doute le premier bien, & le fondement de tous les autres biens de cette
vie ; […] » Discours de la Méthode – Sixième Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – pages 61-62.
L'éthique cartésienne de la pensée
13
Introduction
Une philosophie pratique
aujourd'hui. Mais il n'en est rien. Pour Descartes, la philosophie englobe les sciences,
et en tout état de cause c'est le même esprit pratique qui l'anime dans toutes les
disciplines qu'il a pratiquées. Car Descartes est, tout simplement, un esprit pratique.
Et on le constate même dans les questions les plus métaphysiques qui soient. On le
sait, l'homme cartésien se caractérise avant tout par sa liberté. Bien sûr, on trouve
des textes de Descartes très philosophiques sur ce qu'il entend par "liberté", et
pourquoi cette liberté occupe une place si centrale dans la vision qu'il a de l'homme.
Mais il ne faut pas se tromper : Descartes n'a pas découvert la liberté de l'homme au
travers de réflexions métaphysiques ; il l'a d'abord, et essentiellement, éprouvée dans
la vie pratique :
« Je n'ai rien supposé ou avancé, touchant la liberté, que ce que nous
ressentons tous les jours en nous-mêmes, & qui est très connu par la
lumière naturelle ; […] » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
troisièmes objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 148.
Sa réponse à Gassendi sur la question de la liberté, dans laquelle il finit par dire à ce
dernier « Ne soyez donc pas libre, si bon vous semble ; pour moi, je jouirai de ma
liberté »5 est particulièrement éclairante de l'approche philosophique de Descartes :
les discussions théoriques visant à remettre en cause ce qui est communément
éprouvé lui paraissent parfaitement vaines, et on sent bien que son irritation ne vient
pas de ce qu'il serait mis en difficulté pour répondre sur un tel plan, mais de ce qu'à
ses yeux c'est faire un mauvais usage de la philosophie.
La liberté de l'homme est un fait. Et cette liberté est une liberté d'action. L'homme
est fait pour agir, et le choix de ses actions est libre. Il « jouit » de cette liberté, certes,
mais cette liberté fait de lui le premier responsable de sa vie. L'homme est donc, d'un
certain point de vue, et nonobstant que tout a été créé par Dieu, l'auteur, plus encore
que l'acteur, de sa propre vie. Et toute la philosophie, pour Descartes, a pour but de
« voir clair en [ses] actions, & marcher avec assurance en cette vie. »6 On connaît la
très belle image que donne Descartes de la philosophie, dans Les Principes, à savoir
celle d'un arbre dont les racines sont la métaphysique et dont la branche ultime est la
morale, « qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le
dernier degré de la Sagesse »*. Mais la morale, si elle doit être, dans l'esprit de
*
« Ainsi toute la Philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la Métaphysique, le tronc est
la Physique, & les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent
à trois principales, à savoir la Médecine, la Mécanique & la Morale, j'entends la plus haute & la
plus parfaite Morale, qui, présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le
------------
14
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Une philosophie pratique
Descartes, l'aboutissement de toute la philosophie (entendue au sens large, c'est-àdire y compris les sciences), ne saurait attendre. Vivre, pour l'homme, c'est agir, et
agir librement. L'homme est toujours déjà « embarqué », comme le dira Pascal, et il
ne lui est pas loisible d'attendre d'avoir étudié toute la philosophie pour se choisir
une morale. Car agir suppose une morale, bien sûr. Juste avant le passage précédent
des Principes, Descartes affirme :
« Premièrement, un homme […] doit avant tout tâcher de se former une
Morale qui puisse suffire pour régler les actions de sa vie, à cause que cela
ne souffre point de délai, & que nous devons surtout tâcher de bien vivre.
Après cela, il doit aussi étudier la Logique […]. Puis, lors qu'il s'est acquis
quelque habitude à trouver la vérité en ces questions, il doit commencer
tout de bon à s'appliquer à la vraie Philosophie, dont la première est la
Métaphysique […]. La seconde est la Physique […] En suite de quoi il est
besoin aussi d'examiner en particulier la nature des plantes, celle des
animaux, & surtout celle de l'homme, afin qu'on soit capable par après de
trouver les autres sciences qui lui sont utiles. » Les Principes de la
Philosophie – Lettre de l'auteur à celui qui a traduit le livre. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 13
On retrouve ici, bien sûr, ce concept de « morale par provision » que Descartes avait
déjà introduit dès le Discours de la Méthode, avec la très belle métaphore de la
reconstruction de son logis durant laquelle il faut bien continuer à pouvoir se loger*.
Mais alors on est peut-être en droit de se demander si Descartes n'aurait pas échoué ?
Car enfin, où est-elle sa nouvelle demeure ? Il a « abattu » l'ancienne, il en a "loué"
une† pour le temps qu'il mène à bien ses travaux de reconstruction, et où en est-il, 25
ans plus tard (intervalle de temps qui sépare l'événement, qu'il raconte dans le
Discours de la Méthode, de sa prise de résolution de se consacrer à la philosophie, et
la fin de la rédaction des Principes) ? Les Principes, qui se veulent une synthèse de
*
†
dernier degré de la Sagesse. » Les Principes de la Philosophie – Lettre de l'auteur à celui qui a
traduit le livre. Adam et Tannery, Vol. IX - page 14
« Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de
l'abattre, & de faire provision de matériaux & d'Architectes, ou s'exercer soi-même à
l'Architecture, & outre cela d'en avoir soigneusement tracé le dessein ; mais qu'il faut aussi s'être
pourvu de quelque autre, où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y
travaillera ; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison
m'obligerait de l'être en mes jugements, & que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus
heureusement que je pourrais, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois
ou quatre maximes, dont je veux bien vous faire part. » Discours de la Méthode – Troisième Partie.
Adam et Tannery, Vol. VI – page 22
Il est, au passage, frappant que, dans sa vie matérielle, Descartes ne s'installa jamais, et qu'aucune
de ses nombreuses résidences successives n'eut jamais vocation à être définitive.
L'éthique cartésienne de la pensée
15
Introduction
Une philosophie pratique
toute sa philosophie, ne comportent aucune partie consacrée à la morale. Dans les
années qui suivront, Descartes rédigera bien Les Passions de l'Âme, traité qui
présente des analogies avec les grands traités d'éthique que l'on trouve dans l'histoire
de la philosophie, en ce qu'il porte sur l'étude des passions justement. Mais la finalité
est tout autre, comme l'indique déjà le titre choisi par Descartes, qui évite justement
de parler d'éthique, et force est de constater que le traité des Passions de l'Âme n'est
en rien un livre de sagesse, ni même un livre traitant explicitement de la morale —
même si ce traité ne manque pas de conduire son lecteur à s'interroger et à méditer
sur sa propre morale. Il ne faut pourtant pas s'étonner de cette situation, lorsqu'on lit
ce que Descartes écrivit vers la fin de sa vie :
« Il est vrai que j'ai coutume de refuser d'écrire mes pensées touchant la
Morale, & cela pour deux raisons : l'une, qu'il n'y a point de matière d'où
les malins puissent plus aisément tirer des prétextes pour calomnier ;
l'autre, que je crois qu'il n'appartient qu'aux Souverains, ou à ceux qui
sont autorisés par eux, de se mêler de régler les mœurs des autres. »
Lettre à Chanut du 20 novembre 1647. Adam et Tannery, Vol. V - pages
86-87
« Se mêler de régler les mœurs des autres » : tout est là ! Certes, il est probable,
compte tenu du contexte évoqué par Descartes dans l'extrait précédent, qu'il parle ici
des mœurs "sociales". Mais nous croyons pouvoir donner un sens plus large, sans
trahir l'esprit de la philosophie cartésienne. La morale est la règle qui conduit les
actions d'un homme, et l'homme est libre de ses actions : il va donc de soi pour
Descartes que la morale ressortit au plus haut point à la liberté de chacun et qu'il
appartient à chacun d'élaborer les maximes qui règleront ses actions7. Descartes est
parfaitement cohérent. On peut même dire de Descartes qu'il est avant tout le
philosophe de la cohérence. La liberté de l'homme n'est pas qu'un concept ; pour
Descartes, la liberté "de l'homme" est la liberté de chaque homme. Et certainement
pas uniquement sa liberté à lui, le philosophe, qui va « se mêler de régler les mœurs
des autres ».
16
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Une philosophie à pratiquer par chacun
La morale est l'affaire de chacun. Et c'est à chacun à définir sa morale. Descartes a
« bien voulu nous faire part » des « trois ou quatre maximes » en quoi « consistait la
morale par provision » qu'il avait retenue à l'aube de sa vie philosophique (cf. le
Discours de la Méthode – Troisième Partie). Il a « bien voulu nous en faire part » !
nous sommes loin, très loin du docte ton que l'on trouve habituellement dans les
manuels de sagesse. Il y a la forme, bien sûr, très originale pour un livre de
philosophie : Descartes nous raconte son histoire personnelle, l'histoire de son entrée
en philosophie. Mais cette forme ne fait que traduire merveilleusement la pensée
profonde de Descartes : la vie est une aventure éminemment individuelle, et la
philosophie, qui est là pour aider à réaliser la meilleure vie possible, est elle aussi une
affaire individuelle. La philosophie ne s'enseigne pas, et elle s'apprend encore
moins8 : c'est à chacun de philosopher, c'est-à-dire de penser sa vie. Le passage
suivant, qui fait partie de l'édition des Méditations, illustre parfaitement la vision
qu'a Descartes de la liberté de chaque homme, qui commence par sa liberté
d'opinion :
« Mais il faut particulièrement ici remarquer l'équivoque qui est en ces
mots : ma pensée n'est pas la règle de la vérité des choses. Car, si on veut
dire que ma pensée ne doit pas être la règle des autres, pour les obliger à
croire une chose à cause que je la pense vraie, j'en suis entièrement
d'accord ; […] C'est pourquoi, au sens que ces mots doivent ici être
entendus, je dis que la pensée d'un chacun, c'est-à-dire la perception ou
connaissance qu'il a d'une chose, doit être pour lui la règle de la vérité de
cette chose, c'est-à-dire que tous les jugements qu'il en fait doivent être
conformes à cette perception pour être bons ; même touchant les vérités de
la foi, nous devons apercevoir quelque raison qui nous persuade qu'elles
ont été révélées de Dieu, avant que de nous déterminer à les croire ; &
encore que les ignorants fassent bien de suivre le jugement des plus
capables touchant les choses difficiles à connaître, il faut néanmoins que
ce soit leur perception qui leur enseigne qu'ils sont ignorants, & que ceux
dont ils veulent suivre les jugements ne le sont peut-être pas tant ;
autrement ils feraient mal de les suivre, & ils agiraient plutôt en
automates, ou en bêtes, qu'en hommes. » Méditations Métaphysiques –
Lettre à M. Clerselier, servant de réponse à un recueil des principales
instances faites par monsieur Gassendi contre les précédentes réponses.
Adam et Tannery, Vol. IX – pages 207-208
L'éthique cartésienne de la pensée
17
Introduction
Une philosophie à pratiquer par chacun
L'étude de la philosophie est donc, éminemment, une activité individuelle, dont la
finalité est la conduite de sa propre vie. Très bien. Mais alors, quel est le sens de
l'activité d'écriture d'une pensée philosophique ? Pourquoi Descartes a-t-il écrit, et
surtout : publié, une si importante œuvre philosophique ?
Une philosophie à pratiquer par chacun
Pour témoigner.
L'œuvre de Descartes est un témoignage. Sa philosophie n'est pas dogmatique, elle
n'est pas professée : elle est montrée. L'œuvre de Descartes n'est pas une philosophie
qui dit la vérité, ni même qui dit des choses ; elle n'est pas non plus celle d'un
philosophe qui parle de sa vision du monde et de la vérité ; elle est celle d'un homme
qui se veut n'être qu'un homme, et qui nous expose seulement la manière dont il
réalisa une vie d'homme, la vie d'un homme ; mais non pas d'un homme en général,
mais de l'homme qu'il fut réellement, et que chacun peut être s'il le veut — il en est,
lui, en tout cas sincèrement convaincu. Et s'il ne nous enseigne pas la philosophie, ni
même une philosophie, il nous montre par contre une manière de philosopher, à titre
de modèle. C'est du reste à peine s'il nous propose de l'imiter. Il dit ce qu'il a fait, et
comment il l'a fait. Et il met sous nos yeux les résultats auxquels il a abouti, de telle
sorte que nous puissions les évaluer sur pièces, en quelque sorte*. C'est à nous de
juger. Bien sûr, c'est de toute façon toujours ainsi que les choses se passent : le
lecteur d'un livre de philosophie est libre, et l'auteur n'y peut rien : sa pensée sera
évaluée, critiquée, jugée et elle ne sera reprise que si elle intéresse effectivement.
Mais ce qui est profondément original dans le cas de Descartes, c'est que cela fait
intimement partie de sa philosophie elle-même. Descartes ne dit pas la philosophie,
pas même sa philosophie ou une philosophie : il la montre, en acte. Et s'il ne dit pas
*
18
« […] je ne mets pas Traité de la Méthode, mais Discours de la Méthode, ce qui est le même que
Préface ou Avis touchant la Méthode, pour montrer que je n'ai pas dessein de l'enseigner, mais
seulement d'en parler. Car comme on peut voir de ce que j'en dis, elle consiste plus en Pratique
qu'en Théorie, & je nomme les Traités suivants des Essais de cette Méthode, pource que je prétends
que les choses qu'ils contiennent n'ont pu être trouvées sans elle, & qu'on peut connaître par eux ce
qu'elle vaut : […]. » Lettre au Père Mersenne de mars 1637. Adam et Tannery, Vol. I -page 349
Et aussi : « Que si, mon ouvrage m'ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n'est pas,
pour cela, que je veuille conseiller à personne de l'imiter. » Discours de la Méthode – Seconde
Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 15
Et aussi : « Je n'ai jamais eu le dessein de prescrire à qui que ce soit la méthode qu'il faut suivre
dans la recherche de la vérité ; j'ai voulu seulement exposer celle dont je me suis servi, afin que si
on la juge mauvaise on la rejette, si au contraire bonne et utile, d'autres s'en servent aussi. Du
reste, je laisse chacun entièrement libre de l'admettre ou de la rejeter. » La Recherche de la Vérité.
Ferdinand Alquié, Vol. 2 - pages 1138-1139
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Une philosophie à pratiquer par chacun
la philosophie, c'est parce qu'au cœur même de cette philosophie il y a cette vérité que
l'essence d'une philosophie est d'être pensée par chacun. La philosophie n'est pas un
bien public. Elle est d'ordre privé. Elle appartient à chacun, exactement comme la vie
elle-même appartient à chacun. Mais cela n'implique pas pour autant que les hommes
ne pourraient pas communiquer entre eux sur la philosophie. Mais cette
communication ne peut se faire que sur le mode du témoignage, et non pas sur celui
d'un enseignement de connaissances.
La forme et le style du Discours de la Méthode sont repris dans les Méditations, mais
Descartes va encore plus loin ici dans l'adéquation de la forme au fond qui est
exprimé. Dans le Discours, c'était le témoignage de René Descartes qui nous était
présenté. Dans les Méditations, c'est cette fois le témoignage de l'homme universel.
C'est-à-dire de n'importe quel homme — mais individuel, ou concret, a-t-on envie
d'insister. Les six méditations sont conduites par tout homme de bonne volonté, et si
le "je" qui chemine du doute radical jusqu'à la connaissance des choses matérielles est
d'abord René Descartes lui-même, il ne fait pas de doute que celui-ci n'a jamais été
que le premier à emprunter cette voie et à en témoigner, mais que cette voie est
ouverte à chacun. Il est frappant d'observer que tous les détails relatifs à la
biographie de Descartes, qui apparaissaient encore dans le Discours (comme la
mention des circonstances qui entourèrent sa résolution d'entrer en philosophie9) ont
à présent totalement disparu. Ces méditations sont hors du temps, et en même temps
elles décrivent une expérience qui s'inscrit dans une durée, une expérience de vie plus
encore qu'une expérience de pensée*.
Dans les Méditations, Descartes ne nous parle pas. Il se parle à lui-même. Mais il le
fait "tout haut", en notre présence, et il nous donne à voir (ou à entendre) ses
pensées. Le génie de ces Méditations, du point de vue de leur forme, est que ce qui y
est dit est totalement singulier, et en même temps de la plus grande universalité que
l'on puisse imaginer. Tout ce qui est relaté concerne un individu, mais cet individu est
n'importe quel individu. Le sujet qui médite là n'est pas un sujet transcendantal ; ce
n'est pas non plus un sujet en général (le concept de sujet) : nous aurions envie de
*
C'est ainsi que Descartes demande au lecteur de prendre au moins quelques semaines à s'exercer au
doute radical de la Première Méditation : « […] je voudrais que les Lecteurs n'employassent pas
seulement le peu de temps qu'il faut pour la [la Seconde Méditation] lire, mais quelques mois, ou
du moins quelques semaines, à considérer les choses dont elle traite, auparavant que de passer
outre ; car ainsi je ne doute point qu'ils ne fissent bien mieux leur profit de la lecture du reste. »
Méditations Métaphysiques - Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX - page
103
L'éthique cartésienne de la pensée
19
Introduction
Une philosophie à pratiquer par chacun
dire que c'est un sujet "en chair et en os", si ce sujet ne commençait par douter
justement qu'il soit d'os et de chair… Et cependant nous sommes, avec ce texte, aux
antipodes d'une confession. La personnalité de René Descartes, dans tout ce qu'elle a
d'irréductiblement particulier, s'efface complètement, et il ne reste que le style, à la
fois de la pensée et de l'écriture, ce style qui est tout ensemble unique et universel.
Chaque lecteur peut alors s'identifier, personnellement et non pas en tant que
représentant anonyme du genre humain, au sujet des Méditations. Cela suffirait, à
nos yeux, s'il en était besoin, pour réfuter la thèse selon laquelle l'homme cartésien
serait condamné au solipsisme et à la plus profonde solitude : les autres, chez
Descartes, sont tellement des sujets qu'ils ne sauraient jamais être des objets. C'est
pourquoi il ne parle pas des autres, car, pour lui, les autres parlent (ou sont
susceptibles de parler) exactement comme lui. La véritable reconnaissance de l'Autre
passe nécessairement par la reconnaissance que cet autre est un autre moi, et que
moi, je suis, en tant qu'homme, un homme comme les autres. Le moi cartésien est,
par nature, et sans pourtant n'être en rien transcendantal ni un concept général, un
"moi universel", si l'on peut utiliser cet oxymore.
Le texte des Méditations n'est pas le texte d'un philosophe qui nous exposerait le fruit
de ses réflexions. La posture de Descartes est, à la différence de celle de nombre de
philosophes, rarement celle du surplomb : lui qui écrit ne sait pas plus ni mieux les
choses que celui à qui il parle, et qui est à la fois lui et nous, ses lecteurs. Il ne
présente pas un système philosophique — ce que Descartes fera toutefois plus tard,
avec Les Principes, mais dans une tout autre perspective —, ou même seulement un
système de pensées. Il ne nous apprend rien que nous ne sachions déjà, ni
découvertes ni lois. Il ne nous apprend pas comment nous fonctionnons, nous les
hommes, comme s'il était un extraterrestre qui nous observait depuis sa planète (ou
comme le feront, plus tard, les ethnologues, et aussi les sociologues et les
psychologues). Et cependant, pour celui qui parcourt les Méditations comme le
souhaite Descartes, c'est-à-dire en y portant toute son attention, il apporte, au-delà
d'un très grand plaisir intellectuel et esthétique, un enrichissement, philosophique
justement, inappréciable.
La philosophie des Méditations est une philosophie en acte. C'est le plus beau
témoignage que l'on connaisse du travail d'un philosophe, ou plutôt du travail de
philosophie — car, encore une fois, même si ce travail est bien évidemment celui de
René Descartes, il a vocation à être répété, pas nécessairement à l'identique d'ailleurs,
par chacun. Et cela n'est pas dû seulement au fait que Descartes semble nous montrer
parfois des tâtonnements, des tentatives d'ouverture de pistes qui n'aboutissent pas,
20
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Une philosophie à pratiquer par chacun
des retours sur des points qui n'avaient peut-être pas été assez explorés la première
fois, etc., autrement dit un véritable travail de recherche*. Cela est surtout dû au fait
que la philosophie qui se montre là est une philosophie en devenir, une philosophie
vivante et plus encore une philosophie de la vie, au sens où cette philosophie n'est pas
du tout spéculative, mais bien pratique — même si sa matière est, en l'espèce, de
nature métaphysique.
Il est alors possible de commencer à répondre à la question que nous posions
précédemment relativement à cette dernière branche de l'arbre cartésien de la
philosophie, la morale : quelle est donc la morale qui procède de la philosophie
cartésienne ? Au regard de cette philosophie, justement, on comprend que la morale
cartésienne ne peut qu'être la morale de René Descartes ; mais que ce dernier nous la
donne à voir en acte à nouveau, car elle a elle aussi, comme la philosophie qui la
soutient, vocation à l'universalité. Il nous la montre par sa vie même. Et comment
nous apparaît-elle, cette vie ? Comme la vie d'un créateur. La vie de Descartes est
entièrement consacrée à la production de son œuvre. Non pas seulement au sens où
c'était là son seul véritable centre d'intérêt, mais au sens où il a effectivement
organisé sa vie, y compris dans sa dimension matérielle, en vue de la réalisation de
son œuvre.
On connaît d'autres grands hommes qui ont ainsi vécu uniquement pour leur œuvre.
Des artistes notamment. Mais on parle, dans leur cas, plus volontiers de passion.
Nous ne disons pas que Descartes n'a pas eu la passion des sciences et de la
philosophie. Mais, au fond, nous n'en savons trop rien. Et il est déjà révélateur en soi
que la très volumineuse correspondance que nous a laissée Descartes ne laisse pas
transparaître quelque chose comme une passion dont le feu aurait été à la source de
ses réalisations. On devine bien qu'il aimait beaucoup résoudre des problèmes, de
géométrie notamment. Mais précisément, il décida assez vite de ne plus passer de
temps sur les mathématiques10 (même s'il lui arriva, en dépit de cette résolution, de
*
En réalité, nous pensons que le texte des Méditations a été énormément travaillé, et qu'il est tout
sauf la minute des travaux de recherche de Descartes (le Discours peut d'ailleurs, d'un certain point
de vue, être considéré comme une première étape de cette recherche). Il est extrêmement abouti,
étant entendu que la forme que lui a donnée Descartes est totalement délibérée et indispensable aux
idées elles-mêmes qui y sont présentées, ou plus exactement à la parfaite compréhension par le
lecteur de ces idées, au sens où Descartes entend la compréhension, c'est-à-dire une appropriation
identique à celle que l'on a justement en découvrant soi-même les idées en question : « […] on ne
saurait si bien concevoir une chose, & la rendre sienne, lorsqu'on l'apprend de quelque autre, que
lorsqu'on l'invente soi-même. » Discours de la Méthode – Sixième Partie. Adam et Tannery, Vol. VI
– page 69
L'éthique cartésienne de la pensée
21
Introduction
Une philosophie à pratiquer par chacun
ne pouvoir résister au plaisir de réfuter une démonstration d'un de ses rivaux, ou d'en
proposer une autre, plus juste ou plus élégante). En fait, tout cela est sans
importance, car la manière dont Descartes a réalisé son œuvre ne repose pas,
essentiellement en tout cas, sur une passion ou même un goût particuliers qu'il aurait
eus par tempérament, mais sur une morale, justement. Et le trait le plus marquant de
la morale de Descartes est alors que "jouir" de sa liberté ne consiste certainement pas
à conduire sans contraintes des actions qui ne seraient qu'actuelles, et qui se
suivraient donc les unes les autres sans ordre ni cohérence, au seul gré de l'instant,
mais au contraire à les conduire en vue de la réalisation d'une œuvre. La vraie liberté
est d'échapper à la tyrannie de l'instant. Cette morale, il l'a choisie librement. Et c'est
précisément parce qu'elle fut choisie librement (et peu importe alors quand et par qui
elle fut choisie) qu'elle a vocation à l'universalité : chacun peut lui aussi, s'il le veut,
c'est-à-dire librement, adopter une telle morale.
Le sujet de la philosophie cartésienne est la
pensée
Descartes a consacré sa vie à son œuvre, disions-nous. Certes. Mais si l'on adopte un
autre point de vue, en considérant les choses sur le plan de sa morale, on peut tout
aussi bien dire l'inverse, c'est-à-dire que l'œuvre qu'a voulue et qu'a réalisée
Descartes a été sa vie. Bien sûr, les textes qu'il a laissés représentent une œuvre
immense, capitale même pour l'humanité. On citera essentiellement les Méditations
métaphysiques, le Discours de la Méthode, Les Principes de la Philosophie (la
Première Partie surtout), et Les Passions de l'Âme. On garde le souvenir des
inventions ou découvertes de Descartes en mathématiques (géométrie et algèbre) et
en physique (optique essentiellement) qui firent avancer la science de son époque, et
qui, pour certaines, sont toujours actuelles. Par contre, il faut reconnaître que
nombre de ses écrits relatifs à la physique ou à la biologie ne sont plus regardés, ou
alors seulement en tant que curiosités quelque peu amusantes. Mais les textes
philosophiques, eux en tout cas, sont définitivement éternels, si l'on peut dire. Bien
sûr. Mais si ces textes sont bien des textes, indéniablement, c'est-à-dire qu'ils
représentent une immense valeur en tant que textes, nous pensons qu'ils sont plus
encore, et même avant tout, le reflet d'une vie d'homme, de la vie de René Descartes
en l'espèce, et qu'ils tirent de là encore plus de valeur. Ce qu'expriment les textes de
Descartes est, fondamentalement, de l'ordre du témoignage. Et dans cette
22
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Le sujet de la philosophie cartésienne est la pensée
perspective, tous ses textes sont cette fois à considérer, y compris ceux dont on a pu
dire (Pascal notamment) qu'ils constituaient une sorte de "roman de la nature". Et
lorsque nous disons que l'œuvre de Descartes est sa vie, il nous faut ajouter que sa vie
se donne à voir dans ses écrits, dans l'ensemble constitué de tous ses écrits.
Car la vie de Descartes fut une vie de pensée. Et c'est parce que sa vie ne fut rien
d'autre que sa pensée (ou son penser, si l'on veut), que ses écrits peuvent être le reflet
d'une telle vie.
Le sujet de la philosophie cartésienne est la pensée
Pour Descartes, vivre c'est penser. Et c'est pourquoi, si l'on voulait caractériser en une
phrase la philosophie et la morale cartésiennes, il vaudrait mieux renverser la célèbre
formule du cogito cartésien et dire : Je suis, donc je pense. Certes, dans la Seconde
Méditation, Descartes découvre son existence avant de connaître son essence (au
contraire de toutes les autres choses, Dieu et les corps matériels). Mais il s'agit là de
l'ordre de la connaissance, et non de l'être. Car il va de soi que celui qui doutait de
tout, lors de la Première Méditation, était déjà « une chose qui pense », même s'il ne
le savait pas encore. Et le Je pense, donc je suis original* pourrait aussi être interprété
— même s'il ne s'agit certainement pas là de ce qu'a voulu dire Descartes, ni du sens
qu'a cette formule dans l'ensemble des Méditations ou plus généralement de la place
qu'elle occupe dans la métaphysique cartésienne — comme signifiant que c'est le fait
de penser qui donne l'existence à l'homme. C'est la vie de Descartes, et donc son
œuvre (puisque c'est la même chose), et non ce qu'il dit effectivement, qui autorise
qu'une telle interprétation puisse être donnée à cette célèbre formule.
L'œuvre de Descartes est donc sa pensée — au sens de sa vie, encore une fois, bien
plus qu'au sens d'un ensemble fermé et donné constitué de tout ce qu'il a pensé : sa
pensée, et non ses pensées. C'est ce qui l'oppose le plus profondément à Aristote. Ce
dernier a cherché à penser le monde (y compris culturel) dans lequel il vivait.
Descartes, lui, est un créateur : il a cherché à bâtir une pensée, et penser le monde
n'était que le moyen de cet objectif. Ce qu'il a pensé est important, bien entendu, mais
plus important encore est le fait qu'il a pensé cela, ou que cela a été pensé par un
*
Dont nous rappelons au passage qu'il ne figure sous cette forme que dans Le Discours de la
Méthode et Les Principes de la Philosophie, alors que dans Les Méditations Métaphysiques
apparaît la formule : « je suis, j'existe » (la formulation "je pense, donc je suis" n'est reprise que
dans les Réponses aux Secondes Objections et dans La lettre de M. Descartes à M. Clerselier,
servant de réponse à un recueil des principales instances faites par monsieur Gassendi contre les
précédentes réponses).
L'éthique cartésienne de la pensée
23
Introduction
Le sujet de la philosophie cartésienne est la pensée
homme. C'est un peu comme ce qui fait la différence entre la beauté d'une œuvre d'art
et la beauté d'un paysage ou d'une fleur par exemple : dans le cas de l'œuvre d'art, ce
qui prime, en fin de compte, c'est que la beauté en question résulte d'une création
humaine, qu'elle soit une œuvre, justement — ce que l'on ne dit pas d'un paysage ou
d'une fleur. Si cela ne change pas sa beauté à proprement parler, cela en fait toutefois
sa grandeur. Eh bien, on peut dire la même chose de l'œuvre de Descartes : non
seulement elle a de la beauté (c'est-à-dire ici, plus exactement : une très grande
profondeur philosophique), mais en plus elle a de la grandeur. Et cette grandeur lui
vient de ce qu'il s'agit de l'œuvre d'une vie, d'une vie d'homme. La vie de Descartes est
une vie de pensée. Le lecteur de Descartes admire cette pensée, certes, mais malgré sa
profondeur, et sa difficulté parfois, elle ne lui paraît pas inaccessible. Si l'on veut faire
une analogie avec le domaine de l'art, et de la musique en particulier, nous dirions
que l'œuvre de Descartes n'est pas celle d'un Jean-Sébastien Bach, que sa sublime
perfection rend presque surhumaine ; elle n'est pas non plus, à l'opposé, celle d'un
Franz Schubert, qui nous parle comme l'ami le plus intime, et nous console d'être des
hommes ; elle serait plutôt celle d'un Ludwig van Beethoven, dont la dimension
prométhéenne, humaine et universelle à la fois, fait naître en nous la fierté de
partager avec lui l'humanité. Mais cette comparaison est en fait impropre. En effet, il
ne s'agit pas ici d'un spectacle. Descartes ne s'adresse pas à nous pour nous plaire, ni
même d'ailleurs pour nous convaincre. Ce que nous offre Descartes est bien plus
précieux qu'un spectacle, car c'est un témoignage : le témoignage d'une pensée, et
d'une pensée qui est à penser, si l'on peut dire. Bien sûr, il est tout à fait possible de
lui rester extérieur et de l'aborder comme un objet d'étude. Et elle est suffisamment
riche et dense pour satisfaire ainsi les savants les plus exigeants. Mais pourtant : si la
pensée est bien le sujet de la philosophie cartésienne, il est tout à fait remarquable
que Descartes, pas plus qu'il n'a écrit de traité d'"éthique", n'a écrit d'"essai sur
l'entendement humain". C'est que c'est à tout autre chose que cette pensée nous
invite : nous sommes conviés à une véritable aventure, qui consiste à penser soimême cette pensée, aventure qui est celle dans laquelle s'engagea Descartes luimême. Il ne faudrait évidemment pas comprendre qu'il s'agirait de penser à nouveau
ce qu'a pensé Descartes, ni même de penser à la manière de Descartes. Ce serait un
contresens, au regard même de la philosophie telle que la conçoit Descartes. Celui-ci,
malgré la très haute conscience qu'il avait de l'originalité et de la puissance de sa
pensée, a su résister à la tentation de croire qu'elle était la seule pensée possible, celle
qui attendait de toute éternité son prophète pour enfin se révéler à l'humanité. Quant
à sa manière de penser, là encore Descartes n'a jamais dit qu'il n'y en avait qu'une qui
24
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Le sujet de la philosophie cartésienne est la pensée
fût bonne ; la sienne, en tout cas, et de cela il en était entièrement convaincu, est
bonne — puisqu'elle lui a permis de réaliser l'œuvre qu'il a réalisée. Donc, et nous
sommes persuadés que Descartes l'entendait bien ainsi*, penser soi-même la pensée
cartésienne, c'est la penser librement. Exactement comme l'a fait justement Descartes
lui-même. Et c'est ce qui donne tant de valeur à son témoignage. C'est aussi ce qui
autorise ce paradoxe : suivre la pensée de Descartes, ou être fidèle à la pensée de
Descartes, consiste à penser librement ce qu'il a pensé lui-même, c'est-à-dire,
éventuellement, à le penser autrement. Mais à une condition cependant, mais qui est
essentielle : la fidélité à la pensée de Descartes exige le respect de la morale qui fut la
sienne, et qui est de penser avec intégrité.
*
Qu'on ne nous oppose pas le cas Regius. Regius (ou Le Roy) était philosophe et médecin et
enseignait à l'université d'Utrecht. Il se déclara farouche défenseur de la philosophie de Descartes.
Mais très vite Descartes fut amené à corriger les "erreurs" que Regius commettait, à ses yeux, par
rapport à ses propres idées (notamment sur la distinction entre l'âme et le corps, et la nature
substantielle de l'âme), pour finir par le désavouer publiquement et en faire un de ses adversaires.
Cette histoire prouve seulement que la pensée de Descartes est avant tout un ensemble cohérent
d'idées, et qu'il n'est pas possible d'en modifier ainsi certaines (et en l'espèce il s'agissait tout de
même des plus importantes) sans risquer de déséquilibrer et de dénaturer le tout. Descartes était on
ne peut plus soucieux de préserver cette cohérence. C'est ainsi par exemple qu'il participa à certains
travaux conduits sur la chute des corps dans l'esprit du modèle de Galilée (c'est-à-dire en
considérant que l'accélération demeure constante durant toute la chute) par son ami le Père
Mersenne, mais en exigeant que sa contribution demeurât anonyme, car ces travaux n'étaient pas
cohérents avec la théorie cartésienne de la gravitation (qui implique que l'accélération diminue
jusqu'à s'annuler lorsque la vitesse du corps finit par égaler celle de la matière subtile). Cela
démontre que son esprit n'était pas sectaire et qu'il ne rejetait pas tout ce qui n'était pas conforme à
sa propre pensée. Mais cette pensée, en tant qu'œuvre, il la voulait cohérente. Et donc, sur ce que
dit la pensée cartésienne, il n'y a rien à changer à ce qu'en a dit Descartes. C'est comme si on
prétendait améliorer, par quelques retouches, la peinture de Cézanne, par exemple. Et le tort de
Regius fut de présenter ses propres idées comme faisant partie du système d'idées de Descartes,
autrement dit de rechercher la caution officielle de ce dernier. Le passage suivant montre
clairement le problème : « J'aurais tort de me plaindre de votre honnêteté et de celle de M. de Raey
de m'avoir fait l'honneur de mettre mon nom au commencement de vos thèses ; mais je ne sais
comment m'y prendre pour vous en faire mon remerciement. Je vois seulement un surcroît de
travail pour moi, parce qu'on va croire dans la suite que mes opinions ne diffèrent plus des vôtres,
et que je n'ai plus d'excuse à l'avenir pour m'empêcher de défendre de toutes mes forces vos
propositions, ce qui me met par conséquent dans la nécessité d'examiner avec un soin extrême ce
que vous m'avez envoyé à lire, de peur de passer quelque chose que je ne voulusse pas soutenir
dans la suite. » Lettre à Regius de mai 1641. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 332
Il est d'ailleurs significatif que les philosophes qui se déclareront "cartésiens" ne professent pas telle
ou telle thèse défendue par Descartes (comme l'existence de Dieu, la distinction de l'âme et du corps
ou encore l'identification de la matière à l'étendue) — comme les platoniciens, eux, défendent
l'existence des Idées, par exemple. En se référant à Descartes, ils en appellent essentiellement à son
style de pensée, ainsi qu'à une certaine vision de l'homme comme « maître et possesseur »… de sa
pensée, justement.
L'éthique cartésienne de la pensée
25
Introduction
Le sujet de la philosophie cartésienne est la pensée
Tout cela n'est possible que parce que la pensée cartésienne est une pensée libre tout
autant qu'une pensée de la liberté. La première pensée, dans le cheminement des
Méditations, est celle du doute, ce doute qui me permet d'échapper à la toute
puissance d'un mauvais génie éventuel, et donc aussi à celle de Dieu. Douter, c'est
choisir librement de rester libre. Mais c'est aussi choisir sa pensée. La première
liberté est la liberté de pensée. Il n'y a probablement pas de liberté qui ne commence
par une pensée libre. Et c'est parce que la pensée peut être libre — au moins
partiellement, car il y a aussi des pensées qui s'imposent à moi, comme le sentiment
d'une douleur physique, par exemple — qu'il peut y avoir une morale de la pensée. Et
aussi que la pensée peut être elle-même une œuvre. Descartes, plus qu'aucun autre,
est le penseur qui a voulu sa pensée, qui a voulu en faire une œuvre, et qui en a fait
effectivement une œuvre — et en l'occurrence : un chef d'œuvre.
Approche suivie dans cette étude
Nous nous proposons, ici, d'identifier et d'analyser l'éthique cartésienne de la pensée.
Une éthique a pour objet la conduite de ses actions. Elle est constituée d'une part
d'une finalité, et d'autre part d'une maxime, qui est conçue et choisie pour atteindre
le but poursuivi. Descartes lui-même n'a certes pas parlé d'"éthique ou de morale de
la pensée". Mais il nous paraît que son œuvre, telle qu'elle est (c'est-à-dire une œuvre
de pensée), et aussi telle qu'il l'a bâtie dans la durée (avec constance et
méthodiquement), nous autorise à considérer que Descartes a bien conduit ses
pensées comme l'on peut conduire ses actions, c'est-à-dire de manière éthique, et
nous permet également de découvrir quelle est cette "éthique de pensée".
Mais il en sera comme pour « l'arbre de la philosophie » dont parle Descartes dans les
Principes, dont la morale constitue la branche ultime : avant d'identifier et d'étudier
l'éthique cartésienne de la pensée, il nous faudra bien commencer par l'étude du
"milieu", si l'on peut utiliser ce terme, dans lequel cette éthique est apparue, et dans
lequel seulement elle prend tout son sens. Et qu'est-ce que ce "milieu" ? Ce sont les
concepts premiers qui sous-tendent toute la philosophie de Descartes, et les postulats
— pas toujours explicites, d'ailleurs — qui en constituent les fondations. Il nous
faudra donc comprendre ce que c'est que "penser", pour Descartes, et aussi quelle
nature et quelle structure il présuppose pour le monde et pour le temps. La matière
de notre étude est donc à la fois la pensée — en tant que pensée d'un sujet —, et le
26
L'éthique cartésienne de la pensée
Introduction
Approche suivie dans cette étude
monde qui est pensé par ce sujet, ainsi que la relation entre cette pensée subjective et
le monde.
Approche suivie dans cette étude
Cette étude, nous chercherons à la mener en nous appuyant évidemment au
maximum sur les textes de Descartes. Mais notre préoccupation ne sera pas tant de
savoir ce que pensait réellement l'homme Descartes lorsqu'il écrivait tel ou tel texte
(en prenant en compte, par exemple, la stratégie éventuelle qu'il poursuivait dans
telle réponse s'inscrivant dans un débat polémique), mais d'y trouver un sens qui tout
à la fois enrichit et renforce notre propre vision et notre propre compréhension de
l'homme. Autrement dit, notre propos ne sera pas de traquer la pensée qui fut
réellement celle de Descartes, ni même d'en donner une interprétation qui, en tant
qu'interprétation, aurait quelque chance d'apporter un nouvel éclairage — nous
n'avons pas cette ambition. Nous nous efforcerons plus simplement de suivre la leçon
qui est au cœur du témoignage de Descartes, à savoir penser par soi-même. C'est bien
la philosophie cartésienne qui sera l'objet de notre pensée, mais nous voulons la
penser par nous-même. Cela nous conduira parfois à préciser des concepts, voire à en
donner une définition qui pourra apparaître assez éloignée de ce qu'en a dit
formellement Descartes (comme par exemple, les concepts de vérité et d'idée claire et
distincte). Sur certains points, nous développerons même des idées qui diffèrent
véritablement de celles de Descartes (relativement à la causalité des idées, par
exemple, ou encore à la nécessité de faire appel à la véracité divine pour "sortir" du
cogito). Il nous semble — mais nous reconnaissons volontiers qu'il se peut que nous
nous trompions sur ce point — que, même en ces cas, notre propre pensée, pour
différente qu'elle sera de celle qu'a très certainement eue Descartes lui-même, n'en
constituera pas pour autant une trahison. Pour tout dire, si nous prétendons
développer notre pensée librement, nous savons bien qu'elle n'est par contre en rien
une pensée autonome : elle doit tout à la pensée de Descartes. Sans Descartes, nous
n'aurions jamais pensé ce que nous pensons, même lorsque nous pensons
différemment de lui. Notre visée, dans cette étude, est la même que celle qui fut, à
nos yeux, celle de Descartes lui-même, c'est-à-dire la cohérence de la pensée,
cohérence qui, selon l'éthique même de Descartes, ne saurait être que bâtie, et non
pas apprise ou imitée. Autrement dit, nous trouvons dans la philosophie cartésienne
elle-même, telle que nous la comprenons, plus qu'une autorisation : un
encouragement à ne pas la répéter.
C'est ainsi que l'analyse de l'éthique cartésienne de la pensée à laquelle nous nous
livrerons nous conduira à en proposer un aménagement. Et nous illustrerons la
nécessité d'un tel aménagement par l'exemple même de l'œuvre, ou du moins d'une
L'éthique cartésienne de la pensée
27
Introduction
Approche suivie dans cette étude
partie essentielle de l'œuvre scientifique, réalisée par Descartes. En effet, ce dernier,
malgré tout son génie, ne sut éviter que son œuvre pâtisse d'un vice originel : la
conception erronée — à nos yeux, s'entend — de la matière comme pure étendue.
Cette étude s'achèvera par quelques ouvertures relatives à la place que l'Autre
pourrait occuper dans une telle éthique de la pensée. Car nous sommes intimement
persuadés que, non seulement le cartésianisme n'est pas une philosophie solipsiste et
qu'il permet de faire une place à l'Autre, mais même qu'il appelle l'Autre, en réalité,
ou en tout cas que la prise en compte de l'Autre peut lui donner un souffle encore
plus puissant. Et ceci se vérifie particulièrement au travers d'une éthique de la pensée
construite à partir de la philosophie cartésienne.
28
L'éthique cartésienne de la pensée
La pensée
L'éthique cartésienne de la pensée
29
La pensée
La pensée
30
L'éthique cartésienne de la pensée
La pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
Penser, c'est entendre, vouloir, imaginer, sentir, se
ressouvenir, qui sont des modes d'une seule et même
nature – La conscience est toujours potentiellement
réflexive – Les animaux n'ont pas d'âme – Analogie
entre animaux et automates – La parole est le signe de
la pensée chez l'homme – Elle manifeste la spontanéité
de l'esprit – La spontanéité de l'esprit s'exprime dans
les paroles qui traduisent des pensées réflexives – Il n'y
a pas de différence de nature entre une pensée simple et
une pensée réflexive
Bien qu'il fût éminent mathématicien, Descartes ne prisait guère le style more
geometrico en philosophie. C'est que, comme toujours chez Descartes, le style doit
correspondre à la matière. En particulier, on trouve rarement des définitions dans ses
œuvres philosophiques, car il était convaincu que pour un grand nombre de notions,
qui sont celles sur lesquelles le philosophe réfléchit, justement, elles sont tout
simplement inutiles, voire dangereuses. Il ne cessa de le répéter11. Cependant, et à la
demande expresse de ceux (en fait, très probablement le Père Mersenne lui-même)
qui lui adressèrent les Secondes Objections, il s'y plia. C'est ainsi que l'on trouve dans
ses réponses à ces objections une définition de ce qu'il entend par "pensée" :
« Par le nom de pensée, je comprends tout ce qui est tellement en nous,
que nous en sommes immédiatement connaissants. Ainsi toutes les
opérations de la volonté, de l'entendement, de l'imagination & des sens,
sont des pensées. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX - page 124*
*
On retrouve la même idée dans les Réponses aux Quatrièmes Objections : « […] il ne peut y avoir
en nous aucune pensée, de laquelle, dans le même moment qu'elle est en nous, nous n'ayons une
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
31
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
Il reprendra cette définition dans Les Principes, sous la forme suivante :
« Par le mot de penser, j'entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte
que nous l'apercevons immédiatement par nous-mêmes ; c'est pourquoi
non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir, est la même
chose ici que penser. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 28
Pour être tout à fait complet, il faudrait encore ajouter que se ressouvenir est aussi
penser12. Mais là n'est pas la question. Car la définition n'a pas, dans l'esprit de
Descartes, à être précise et exhaustive, puisque de toute façon nous savons bien de
quoi il s'agit (cf. les extraits précédemment mentionnés de la Lettre à l'Hyperaspistes
et de La Recherche de la Vérité).
On retiendra tout de même des deux définitions formelles données par Descartes que
la pensée est une opération : il « se fait » quelque chose en nous. Et nous avons une
conscience immédiate de ce qui se fait là, ou de cette opération. Mais que signifie
exactement ici ce terme d'« immédiatement », essentiel pour Descartes, puisqu'il
figure dans les deux définitions ? Dans la première définition il précise que la pensée
est « tellement en nous » ; ce qui donne à penser que l'immédiateté en question écarte
la réflexivité. Autrement dit, il y aurait pensée à partir du moment où il y a conscience
simple, et non pas nécessairement conscience réfléchie. Mais d'un autre côté, on peut
comprendre de la définition qui figure dans les Principes, que penser étant une chose
qui « se fait en nous de telle sorte que nous l'apercevons », chaque fois qu'il y a
pensée il y a aussi conscience de cette pensée. Au total, il faut probablement
comprendre que la pensée est la conscience, soit simple, soit réflexive, étant entendu
que le propre de la conscience est d'être potentiellement réflexive.
Par ailleurs, ce serait une erreur de comprendre que le concept de "pensée" réunirait,
sous un terme général, plusieurs opérations de natures en réalité distinctes.
Entendre, vouloir, imaginer, sentir et se ressouvenir sont, pour Descartes, des modes
d'une seule et même nature, et ce point est évidemment central dans sa philosophie :
« Par la pensée donc, je n'entends point quelque chose d'universel qui
comprenne toutes les manières de penser, mais bien une nature
particulière qui reçoit en soi tous ces modes, ainsi que l'extension est aussi
actuelle connaissance. » Méditations Métaphysiques- Réponses aux Quatrièmes Objections. Adam
et Tannery, Vol. IX - page 190
32
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
une nature qui reçoit en soi toutes sortes de figures. » Lettre à Arnauld du
29 juillet 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - pages 862-863
Cette façon de comprendre la pensée est en tout cas cohérente avec la position de
Descartes, ô combien controversée (car il s'opposait ici frontalement à Aristote), au
sujet de l'existence éventuelle d'une âme chez les animaux. Aujourd'hui encore, bien
souvent, on fait reproche à Descartes de sa position, généralement parce qu'on ne la
comprend pas bien, c'est-à-dire qu'on ne la replace pas dans le cadre de l'ensemble de
sa philosophie (il est nécessaire, en particulier, d'avoir à l'esprit la vision cartésienne
de ce qu'est l'âme et aussi de l'union de l'âme et du corps). Ce n'est pas le lieu ici de
discuter cette position en tant que telle, mais l'examen qui suit est conduit dans la
perspective de mieux saisir ce que Descartes entend exactement par "penser".
Il ne fait pas de doute que, pour Descartes, les animaux n'ont pas d'âme :
« Mais pour moi, je n'ai pas seulement dit que dans les bêtes il n'y avait
point de pensée, ainsi qu'on me veut faire accroire, mais outre cela je l'ai
prouvé par des raisons qui sont si fortes, que jusques à présent je n'ai vu
personne qui ait rien opposé de considérable à l'encontre. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Sixièmes Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX - page 228
Et bien d'autres textes, tout aussi clairs, peuvent être cités13. Il est vrai que l'on trouve
aussi d'autres passages, moins nombreux toutefois, mais qui traduisent probablement
avec plus de précision sa pensée (alors que les précédents sont plus révélateurs de ce
que nous appellerions aujourd'hui son intime conviction), dans lesquels Descartes se
montre moins définitif et se contente d'affirmer que rien ne nous autorise à juger que
les animaux auraient une pensée :
« […] j'ai tenu pour démontré que nous ne pouvions prouver en aucune
manière qu'il y eût dans les animaux une âme qui pensât. » Lettre à
Morus du 5 février 1649. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 884
La phrase ci-dessus est, en soi, très étonnante : comment peut-on démontrer qu'on ne
peut pas démontrer quelque chose, autrement que par le principe de contradiction,
c'est-à-dire en démontrant le contraire, soit, ici, que les animaux n'ont effectivement
pas d'âme ? Il faut probablement plutôt comprendre que Descartes tient pour
démontré que les arguments habituellement avancés en faveur de l'existence d'une
âme chez les animaux ne constituent en rien une preuve*. Et il a raison. Il poursuit
*
Les phrases qui précèdent l'extrait cité ne permettent en effet que cette seule conclusion : « Mais
ayant pris garde, après y avoir bien pensé, qu'il faut distinguer deux différents principes de nos
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
33
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
d'ailleurs en indiquant qu'il ne croit pas possible de démontrer que les animaux n'ont
pas d'âme, mais que c'est ce qui lui paraît le plus « probable » :
« Cependant, quoique je regarde comme une chose démontrée qu'on ne
saurait prouver qu'il y ait des pensées dans les bêtes, je ne crois pas qu'on
puisse démontrer que le contraire ne soit pas, parce que l'esprit humain ne
peut pénétrer dans leur cœur pour savoir ce qui s'y passe. Mais en
examinant ce qu'il y a de plus probable là-dessus, je ne vois aucune raison
qui prouve que les bêtes pensent, […]. […] il est plus probable de
considérer que se meuvent comme des machines les vers de terre, les
moucherons, les chenilles, et le reste des animaux, que de leur donner une
âme immortelle. » Ibid. - page 885
On reconnaîtra que l'argument avancé par Descartes en faveur de cette probabilité
prête plutôt à sourire (ce qui est rare chez ce philosophe) : une âme immortelle —
pourquoi immortelle, d'ailleurs, puisque aussi bien Descartes, selon ses propres
dires14, n'a pas démontré l'immortalité de l'âme, mais seulement la possibilité de cette
immortalité ? — serait donc une bien trop grande chose pour des vers de terre, des
moucherons et des chenilles ? Il y a certes aussi les huîtres et les éponges15, dont on
répugnerait à envisager qu'une âme immortelle les habitât…
Très intéressante, bien qu'en apparence un peu compliquée, est la manière qu'utilise
Descartes pour nous montrer que la propension naturelle que nous avons à accorder
une âme aux bêtes n'est pas fondée. Le premier texte en la matière se trouve dans le
mouvements, l'un tout à fait mécanique et corporel, qui ne dépend que de la seule force des esprits
animaux et de la configuration des parties, et que l'on pourrait appeler âme corporelle, et l'autre
incorporel, c'est-à-dire l'esprit ou l'âme, que j'ai défini une substance qui pense, j'ai cherché avec
grand soin si les mouvements des animaux provenaient de ces deux principes ou d'un seul. Or,
ayant connu clairement qu'ils pouvaient venir d'un seul, c'est-à-dire du corporel et du mécanique,
j'ai tenu pour démontré que nous ne pouvions prouver en aucune manière qu'il y eût dans les
animaux une âme qui pensât. » En effet, les mouvements des animaux peuvent ne provenir que du
seul principe corporel et mécanique, mais rien ne dit qu'ils ne proviennent pas aussi du principe
spirituel, comme c'est le cas chez l'homme, justement, où l'on rencontre bien les deux types de
mouvements.
On peut noter aussi au passage cette expression d'« âme corporelle », tout à fait extraordinaire sous
la plume de Descartes, et qui rappelle cette lettre à la Princesse Élisabeth du 28 juin 1643 dans
laquelle il écrit : « Mais, puisque votre Altesse remarque qu'il est plus facile d'attribuer de la
matière & de l'extension à l'âme, que de lui attribuer la capacité de mouvoir un corps & d'en être
mue, sans avoir de matière, je la supplie de vouloir librement attribuer cette matière & cette
extension à l'âme ; […] » Adam et Tannery, Vol. III - page 694. Cela montre tout simplement que
Descartes est tout sauf un grammairien, et que, plus que la définition précise des mots, ce qui
l'intéresse, c'est l'idée qu'ils expriment, idée qui doit se comprendre dans un contexte donné.
34
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
Discours de la Méthode*, mais Descartes fut conduit, par la suite, à s'expliquer plus
clairement, et avec plus de précision, auprès du Père Mersenne :
« Pour les Bêtes brutes, nous sommes si accoutumés à nous persuader
qu'elles sentent ainsi que nous, qu'il est malaisé de nous défaire de cette
opinion. Mais si nous étions aussi accoutumés à voir des automates, qui
imitassent parfaitement toutes celles de nos actions qu'ils peuvent imiter,
& à ne les prendre que pour des automates, nous ne douterions
aucunement que tous les animaux sans raison ne fussent aussi des
automates, à cause que nous trouverions qu'ils diffèrent de nous en toutes
les mêmes choses, comme j'ai écrit page 56 de la Méthode. Et j'ai déduit
très particulièrement en mon Monde, comment tous les organes qui sont
requis à un automate, pour imiter toutes celles de nos actions qui nous
sont communes avec les bêtes, se trouvent dans le corps des animaux. »
Lettre au Père Mersenne du 30 juillet 1640. Adam et Tannery, Vol. III page 121
Le raisonnement est le suivant : s'il y avait des automates qui agissaient exactement
comme nous, et que nous sachions parfaitement qu'ils ne sont justement que des
automates†, alors nous ne serions pas conduits aussi naturellement à imaginer que les
animaux pensent (ou même seulement sentent, mais sentir c'est penser), comme
nous pensons. Ce serait même le contraire : nous serions entraînés à penser que les
animaux ne sont que des automates. Autrement dit, Descartes prétend que notre
inférence ne s'effectue que par analogie, à partir des comportements visibles. Et pour
nous en convaincre il croit utile d'inventer et de faire intervenir une troisième
catégorie d'êtres, en plus des animaux et des hommes : des automates. Il s'agit là d'un
procédé fréquent chez Descartes, consistant à utiliser des objets ou des faits
purement imaginaires à des fins d'explication d'une réalité, procédé dont l'exemple le
plus fameux est celui de la « fable » qu'il raconte dans Le Monde16. Mais qu'est-ce au
juste que ces automates ? et en quoi nous aident-ils à nous faire prendre conscience
*
†
« Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles machines, qui
eussent les organes & la figure d'un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n'aurions
aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ;
au lieu que, s'il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps, & imitassent autant nos
actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains, pour
reconnaître qu'elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. » Discours de la Méthode –
Cinquième Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 56
Dans une lettre de mars 1638 à un destinataire inconnu (à moins que ce ne soit à Reneri pour
Pollot, selon F. Alquié), Descartes imagine même un homme qui vivrait dans un lieu où il n'aurait
jamais vu aucun animal, mais qui fabriquerait des automates qui imitent le comportement des
hommes (à l'exception du langage) ; un tel homme qui découvrirait les "vrais" animaux penserait
immédiatement que ce sont des automates, simplement bien plus perfectionnés que ceux qu'il
fabrique lui-même (Dieu, qui est leur créateur, étant infiniment plus habile que lui)…
L'éthique cartésienne de la pensée
35
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
de l'illégitimité de notre induction ? Un automate est une "machine", c'est-à-dire un
être fabriqué et dont la nature ne diffère donc pas fondamentalement de celle des
machines fabriquées par les humains. Un animal, lui, a été créé, et non pas fabriqué,
par Dieu. Et de même que Dieu a créé l'homme en le dotant d'une âme, il aurait tout
aussi bien pu créer les animaux avec la capacité de penser. Par contre, on n'imagine
pas sérieusement qu'une machine fabriquée puisse penser, elle, même si sa
complexité excédait de beaucoup le savoir-faire humain. Car c'est une différence de
nature, et non pas de degré, qu'il y a entre une créature de Dieu et une machine
fabriquée. C'est un peu le même type de différence que celle qui distingue, pour
Descartes, les concepts d'"infini" et d'"indéfini". Donc, si nous étions habitués à voir
des automates, nous n'inférerions pas de l'analogie de leurs comportement avec les
nôtres, qu'ils seraient doués de pensée, tout simplement parce que nous saurions
qu'ils ne sont que des machines fabriquées — et c'est exactement ce qui se passe
aujourd'hui avec les ordinateurs ou les robots, que nous ne prenons jamais, aussi
sophistiqués soient-ils, pour des humains. Et du coup, considérant les animaux, nous
aurions la propension naturelle d'effectuer une tout autre inférence : voyant une
parfaite similitude entre les comportements des animaux et ceux des automates, nous
penserions que les animaux fonctionnent comme des automates, et donc qu'ils n'ont
pas d'âme. La démonstration de Descartes s'achève par l'affirmation qu'il a montré
que de tels automates sont effectivement possibles, c'est-à-dire que tous les
comportements visibles d'un être animé peuvent s'expliquer par les lois de la
mécanique appliquées à un agencement judicieux des pièces (ou organes) requises.
En effet, pour lui, un schéma explicatif est aussi un schéma de construction, et si les
choses sont expliquées, alors elles peuvent — au moins en droit, sinon en fait — être
fabriquées en suivant ces explications.
Dans l'extrait cité du Discours de la Méthode, Descartes imaginait un automate ayant
« les organes & la figure d'un singe » et il faisait observer que nous n'aurions aucun
moyen de distinguer un tel automate d'un vrai singe. Oui. Mais cela n'emporterait pas
la conviction que le singe n'est effectivement qu'un automate : on accepterait l'idée
qu'il puisse n'être que cela, mais on se laisserait aller à penser qu'il pourrait tout aussi
bien être, en plus, doté d'une âme. La présentation que Descartes a adoptée dans la
lettre au Père Mersenne est bien plus puissante. Il utilise cette fois des automates qui
nous imitent, nous les hommes, et non pas les animaux eux-mêmes. Par ce moyen, il
nous fait comprendre pourquoi nous sommes incités à attribuer une âme aux
animaux et simultanément pourquoi ce n'est pas légitime. Mais pourquoi l'"automate
humain" est-il donc bien plus efficace, dans la démonstration de Descartes, que
l'"automate animal" ? Parce que, si un "automate animal" est tout à fait susceptible de
36
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
nous tromper, il est au contraire totalement exclu que nous puissions nous laisser
abuser par un "automate humain". Un "automate humain" ne peut pas être pris pour
un homme, alors — et c'est la clef de la démonstration de Descartes dans la lettre au
Père Mersenne — qu'il peut passer pour un animal.
C'est que nous reconnaissons un homme autrement que nous reconnaissons un
animal. Un animal se reconnaît de manière externe, par ses comportements (et sa
figure, bien sûr). Un homme se reconnaît, au contraire, justement par le fait qu'il a
une pensée.
C'est le paradoxe de cette question de l'âme des bêtes. Nous croyons communément
que les animaux pensent, et pourtant, simultanément, nous reconnaissons un homme
(c'est-à-dire que nous lui reconnaissons la dignité d'homme, par opposition à la seule
nature animale) au fait qu'il a des pensées. Car c'est bien à ce fait que l'on reconnaît
un homme. Et il faut comprendre que ceci s'effectue spontanément par tout homme,
et qu'il n'y a pas lieu d'en débattre savamment (même si, malheureusement, la folie
des hommes les y conduit cependant parfois — comme l'illustre la célèbre pièce
relative à la controverse de Valladolid…).
Mais il faut distinguer ici entre moi et les autres, car il y a, non pas deux types
d'hommes, mais deux types de manifestation d'un homme. Pour ce qui me concerne,
j'ai une conscience immédiate de ma pensée. Les autres hommes, au contraire, sont a
priori dans la même position vis-à-vis de moi que les animaux :
« […] l'esprit, méditant en soi-même et faisant réflexion sur ce qu'il est,
peut bien expérimenter qu'il pense, mais non pas si les bêtes ont des
pensées ou si elles n'en ont pas ; et il n'en peut rien découvrir que lorsque,
examinant leurs opérations, il remonte des effets vers leurs causes. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes Objections.
Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 799
Or il y a des « effets », dans le cas des autres hommes, qui ne peuvent avoir pour
« cause » que leur pensée. Il s'agit, pour Descartes, du langage : « car la parole est
l'unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans le
corps » (Lettre à Morus du 5 février 1649. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 886). C'est
la raison pour laquelle Descartes considère que le langage est « la véritable différence
entre l'homme et la bête » (Ibid. page 886), et c'est l'existence du langage humain qui
constitue à ses yeux la principale raison pour exclure que les animaux pensent et
aient une âme17.
L'éthique cartésienne de la pensée
37
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
On dira peut-être que les animaux, en tout cas certains d'entre eux, ont eux aussi un
langage, peut-être moins élaboré que le nôtre, mais un langage tout de même. Ils
arrivent à comprendre certains de nos mots, et savent même, pour les plus évolués
d'entre eux, exprimer leurs "sentiments" : qui n'a jamais vu, par exemple, un chien
manifester sa joie au retour de son maître ? Descartes le sait bien. Et il y a répondu.
Le langage dont il parle, et dont il fait la marque distinctive de l'homme, n'est pas
seulement l'expression des "passions", sachant qu'il considère que les passions ont
pour origine des affections ou des mouvements du corps, et non de l'âme (même si les
passions, chez l'homme, ont ensuite un effet sur cette dernière).
« […] il ne s'est […] jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu'elle ait usé de
quelque signe, pour faire entendre à d'autres animaux quelque chose qui
n'eût point de rapport à ses passions ; & il n'y a point d'homme si
imparfait, qu'il n'en use ; en sorte que ceux qui sont sourds & muets,
inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées.
Ce qui me semble un très fort argument, pour prouver que ce qui fait que
les bêtes ne parlent comme nous, est qu'elles n'ont aucune pensée, & non
point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent
entre elles, mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens &
quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous
exprimeraient aussi bien leurs pensées, s'ils en avaient. » Lettre au
Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646. Adam et Tannery, Vol. IV page 57518
Le chien qui remue sa queue pour exprimer sa joie, par exemple, n'exprime donc
ainsi, selon Descartes, que la joie du corps, dont il décrit ainsi le mécanisme dans le
cas de l'homme (mais il doit être analogue pour le chien) :
« Ainsi, lorsque le sang qui va dans le cœur est plus pur & plus subtil, & s'y
embrase plus facilement qu'à l'ordinaire, il dispose le petit nerf qui y est,
en la façon qui est requise pour causer le sentiment de la joie ; […]. »
L'Homme. Adam et Tannery, Vol. XI - pages 164-165
Cette joie là est de même nature que celle que nous ressentons par exemple lorsque
l'air est particulièrement pur et que nous sommes en pleine santé, et dans laquelle
intervient exclusivement notre corps19. Elle est à distinguer très nettement de la joie
ressentie dans l'âme, et qui peut être, soit provoquée par cette joie du corps dont on
vient de parler, soit provoquée spontanément par l'âme elle-même, et que Descartes
qualifie, en ce dernier cas, de « joie intellectuelle »20. Et ici encore, même si Descartes
ne le dit pas explicitement, on peut comprendre que nous procédons à une induction
par analogie avec ce que font les hommes. Lorsque le corps d'un homme est "joyeux",
il le manifeste, par exemple à travers la légèreté de sa démarche, ou le sourire qu'il
arbore. Mais un "automate humain" pourrait tout aussi bien réagir ainsi. Et nous ne
parlerions pas de langage, si ce n'est par métaphore (comme lorsque nous parlons
38
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
aujourd'hui d'un "langage informatique"). Mais dans le cas de l'homme, cette joie du
corps agit sur l'âme. Ce n'est qu'alors que l'on peut dire qu'il y a réellement un
sentiment de joie. Et l'homme va exprimer ce sentiment au moyen cette fois-ci d'un
véritable langage, que nous qualifierons ici de "langage articulé" pour le distinguer
du mot langage au sens général, qui recouvre aussi, dans l'usage courant, les
manifestations corporelles comme le sourire par exemple (cf. les expressions
communes de : langage du corps, langage des gestes etc.). Le langage articulé est très
généralement parlé ou écrit (mais il peut être également gestuel, comme dans le cas
des sourds-muets). Et nous ne prêtons pas suffisamment attention au fait que les
réactions de notre corps qui expriment la joie ou la douleur du corps lui-même
relèvent d'un tout autre processus que les mots que nous prononçons,
concomitamment, pour exprimer les sentiments de joie ou de douleur dont notre âme
est affectée, le cas échéant (c'est-à-dire quand elle n'en est pas elle-même la source)
par ce qui se passe dans notre corps. L'erreur commune est alors de confondre ces
deux modes d'expression de deux choses pourtant distinctes, et de qualifier tout cela
de "langage". Du coup, il paraît naturel de penser que les animaux disposent eux aussi
de ce "langage" (au sens élargi), car on retrouve en eux certains traits communs — les
manifestations corporelles.
La question de la reconnaissance d'une pensée chez d'autres êtres animés que moimême revient donc à celle de la reconnaissance d'un langage — que nous avons
qualifié d'"articulé" :
« Enfin il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux
qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se
remue de soi-même, mais qu'il y a aussi en lui une âme qui a des pensées,
excepté les paroles, ou autres signes faits à propos de sujets qui se
présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou
autres signes, pource que les muets se servent de signes en même façon
que nous de la voix ; & que ces signes soient à propos, pour exclure le
parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à
propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; &
j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune
passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, &
semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux
animaux ; […] » Lettre au Marquis de Newcastle du 23 novembre 1646.
Adam et Tannery, Vol. IV - pages 574-575
Il faut noter dans ce texte un point tout à fait essentiel : les fous ne sont absolument
pas exclus de l'humanité ; tout au contraire, Descartes affirme ici très nettement qu'ils
sont doués d'une pensée, même si celle-ci n'est pas raisonnable. Pour ce philosophe si
généralement présenté comme rationaliste, l'homme ne se définit donc pas comme
L'éthique cartésienne de la pensée
39
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
"animal raisonnable". Et le "je pense donc je suis" n'est bien sûr pas à comprendre
comme un "je raisonne donc je suis".
Il reste à dire ce qui distingue un tel langage articulé de toutes les autres
manifestations qui ne sont que des signes. Ce n'est évidemment pas le fait d'utiliser
des mots, mais de pouvoir les combiner de diverses manières en produisant un sens
qui résulte de cette combinaison de manière dynamique, et non pas, comme les mots
eux-mêmes, en fonction d'une convention préétablie (même si certaines
combinaisons de mots fonctionnent elles aussi comme des mots : mots composés,
formules traditionnelles, expressions toutes faites etc.). C'est ce qu'explique Descartes
dans le Discours de la Méthode lorsqu'il évoque les "automates humains" et qu'il
prétend qu'en ce cas on les identifierait immédiatement grâce à leur incapacité à
articuler un langage :
« Car on peut bien concevoir qu'une machine soit tellement faite qu'elle
profère des paroles, & même qu'elle ne profère quelques-unes à propos
des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes :
comme, si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on lui
veut dire ; si en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, & choses
semblables ; mais non pas qu'elle les arrange diversement, pour répondre
au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus
hébétés peuvent faire. » Discours de la Méthode – Cinquième Partie.
Adam et Tannery, Vol. VI – pages 56-57
Descartes ne s'est que très peu intéressé au langage en tant que tel. Il a toujours
estimé qu'il fallait utiliser le langage tel qu'il est. En effet, même s'il considérait qu'un
langage bien plus performant serait une très bonne chose, et qu'un tel langage était
théoriquement possible, il ne le croyait pas réalisable21. C'est pourquoi, à tout
prendre, mieux vaut encore, en la matière, faire confiance à l'usage et au temps*. Du
moins lorsque l'usage est celui qui vient du peuple, et non pas des savants22. Ce relatif
désintérêt pour le langage s'explique par la vision, somme toute très classique, qu'en
a Descartes : les mots traduisent des idées qui leur préexistent.
« […] je ne puis rien exprimer par des paroles, lorsque j'entends ce que je
dis, que de cela même il ne soit certain que j'ai en moi l'idée de la chose
*
40
« Des enfants, étant nourris ensemble, n'apprendront point à parler tous seuls, sinon peut-être
quelques mots qu'ils inventeront, mais qui ne seront ni meilleurs ni plus propres que les nôtres ; au
contraire, les nôtres, ayant été ainsi inventés au commencement, ont été depuis & sont tous les
jours corrigés & adoucis par l'usage, qui fait plus en semblables choses, que ne saurait faire
l'entendement d'un bon esprit. » Lettre au Père Mersenne du 4 mars 1630. Adam et Tannery, Vol. I
- pages 125-126
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
qui est signifiée par mes paroles. » Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX - page 12423
Mais cela n'est pas d'un grand apport, car seul celui qui parle sait qu'« il entend ce
qu'il dit », et qu'il ne s'agit donc pas simplement de psittacisme. Il est d'ailleurs
également le seul à savoir qu'il a en lui l'idée de la chose qu'il cherche à exprimer. Or
la question n'est pas, pour lui, de découvrir par la médiation de sa parole qu'il a une
pensée, puisqu'on a vu qu'il accède immédiatement à sa pensée*. C'est la parole
d'autrui qu'il faut examiner. Cette parole signifie quelque chose, c'est-à-dire qu'en
entendant (ou en lisant) des mots, nous sommes conduits à concevoir une chose, qui
est précisément la chose signifiée :
« Vous savez bien que les paroles, n'ayant aucune ressemblance avec les
choses qu'elles signifient, ne laissent pas de nous les faire concevoir, &
souvent même sans que nous prenions garde au son des mots, ni à leurs
syllabes ; […] Or, si des mots, qui ne signifient rien que par l'institution
des hommes, suffisent pour nous faire concevoir des choses, avec
lesquelles ils n'ont aucune ressemblance : […] » Le Monde – Chapitre
Premier. Adam et Tannery, Vol. XI - page 424
Mais cela ne nous avance toujours pas. En effet, ce ne peut être que par analogie, au
motif qu'une parole prononcée par un autre homme provoque en moi une pensée, ce
dont je suis certain car je perçois immédiatement cette pensée — mais lorsque mon
chien remue sa queue, ne conçois-je pas également une idée, l'idée qu'il est joyeux ? —
, et aussi que lorsque moi-même je prononce une parole c'est pour exprimer une
pensée qui est en moi, j'induis que cet autre a une pensée en proférant une parole.
Mais rien ne m'assure en fait qu'il n'est pas qu'un automate.
Il faut donc en revenir à la seule caractéristique du langage articulé indiquée par
Descartes qui puisse être vraiment déterminante, et qui est de répondre de manière
particulière à chaque sollicitation particulière (cf. le texte précédemment cité extrait
du Discours de la Méthode). Nous savons bien aujourd'hui — ce que Descartes ne
pouvait pas savoir, à son époque — que ce critère ne fonctionne pas en pratique : les
ordinateurs sont aujourd'hui tout à fait capables de répondre de manière totalement
particulière et « à propos » à n'importe quelle question particulière (tout simplement,
*
Et c'est ainsi qu'il découvre, dans la Seconde Méditation, qu'il a un « esprit humain », précisément
parce qu'il est capable d'effectuer une conception (celle du morceau de cire, en l'occurrence) :
« Mais quand je distingue la cire d'avec ses formes extérieures, & que, tout de même que si je lui
avais ôté ses vêtements, je la considère toute nue, certes, quoiqu'il se puisse encore rencontrer
quelque erreur dans mon jugement, je ne la puis concevoir de cette sorte sans un esprit humain. »
Méditations Métaphysiques – Seconde Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 25.
L'éthique cartésienne de la pensée
41
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
à la limite, en insérant dans leur programme une variable aléatoire, ce qui les ferait
ressembler au fou qu'évoque Descartes…). Mais cela n'importe pas pour notre propos,
qui est de mieux comprendre ce que Descartes appelle "la pensée". Or, quel est le
véritable sens, de ce point de vue, du critère indiqué ici par Descartes ? C'est que le
langage articulé exprime, ou du moins peut exprimer une pensée spontanée, c'est-àdire une pensée qui échappe au principe de causalité. C'est le fait que la réponse
d'autrui n'est pas totalement prévisible, et donc déterminée, qui me fait juger qu'il
n'est pas un automate. Nous l'avons dit, nous ne pouvons pas être absolument
certains que cette réponse n'est pas, en réalité, déterminée (par un jeu de mécanismes
ou d'instructions organisées en programme). De toute façon nous savons bien, depuis
les analyses de Bergson dans L'Essai sur les données immédiates de la conscience,
que nous ne pourrons jamais prouver la liberté. Mais ce qui nous paraît ici acquis,
c'est que le concept même de pensée comporte la possibilité d'une certaine
spontanéité.
Toute pensée n'est pas libre, pour autant. Mais il n'y a pensée (c'est-à-dire une âme)
dans un être que si cet être est susceptible d'avoir des pensées spontanées. Ou, avec
encore plus d'exactitude : il n'est raisonnable de juger qu'il y a de la pensée dans un
être que si cet être est susceptible d'avoir des pensées spontanées.
Or, pour les êtres qui ne sont pas moi, je ne peux juger cela que dans le cas où un tel
être profère des paroles qui ne semblent pas déterminées. Et de quel genre sont ces
paroles ? Certainement pas celles qui expriment un fait de son corps (se rappeler ce
que dit Descartes au Marquis de Newcastle : il exclut justement les paroles qui « se
rapportent à une passion » - cf. page 39), ou un fait du monde, car un automate
pourrait les proférer en même façon. Ce sont donc avant tout des paroles qui
expriment des faits de pensée. Ces faits de pensée n'"existent" peut-être pas — nous
reviendrons plus tard sur cette question de l'"existence" de la pensée —, mais moi qui
entends ces paroles, je conçois ces faits de pensée. Et comme j'ai parfaitement
conscience que l'idée que j'ai actuellement de ces faits de pensée ne provient pas de
ma propre spontanéité, mais qu'elle a été déclenchée en moi par les paroles proférées
par cet autre qui est en face de moi, je juge — et ici, ce jugement est raisonnable —
que ces faits de pensée dont j'ai l'idée à présent ont une "existence" originelle "chez"
cet autre. Nous ne voulons pas analyser plus avant cette question de l'"Autre", qui
n'est pas notre propos. Ce qui nous intéresse ici, c'est que le fait que de telles paroles,
qui expriment des faits de pensée, soient proférées, traduit que ces faits de pensée ont
eux-mêmes été pensés par celui qui les exprime (nous rejoignons ici ce que dit
Descartes lorsqu'il affirme que les paroles sont la preuve que celui qui les prononce a
42
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
en lui l'idée exprimée par ces paroles). En effet, si tel n'était pas le cas, c'est que ces
paroles auraient été prononcées mécaniquement par la bouche (ou écrites
mécaniquement par la main) — et lorsque nous disons "bouche" ou "main", nous
entendons aussi, bien sûr, le cerveau, car nous voulons parler de tout ce qui est
corporel, par opposition à l'esprit — et elles ne me paraîtraient pas traduire la
spontanéité du locuteur. Autrement dit, et c'est à quoi nous voulions arriver, les
paroles qui m'autorisent à juger qu'il y a spontanéité sont avant tout celles qui
traduisent une pensée réflexive. "Traduisent" et non pas "expriment", car elles
expriment des faits de pensée, mais cela ne peut se faire que si celui qui les profère a
eu une pensée réflexive (une pensée de ces faits de pensée).
Nous retrouvons donc ici à nouveau cette idée que la nature de la pensée est d'être
potentiellement réflexive.
Mais il nous faut ici mentionner un texte qui parait s'opposer à cette conclusion. Il
s'agit de la réponse de Descartes au Père Bourdin (l'auteur des Septièmes
Objections) :
« De même, quand notre auteur dit qu'il ne suffit pas qu'une chose soit
une substance qui pense pour être tout à fait spirituelle et au-dessus de la
matière, laquelle seule il veut pouvoir être proprement appelée du nom
d'esprit ; mais qu'outre cela il est requis que, par un acte réfléchi sur sa
pensée, elle pense qu'elle pense, ou qu'elle ait une connaissance intérieure
de sa pensée ; il se trompe en cela comme fait ce maçon quand il dit qu'un
homme expérimenté dans l'architecture doit, par un acte réfléchi,
considérer qu'il en a l'expérience avant que de pouvoir être architecte :
car, bien qu'il n'y ait point d'architecte qui n'ait souvent considéré, ou du
moins qui n'ait pu considérer qu'il savait l'art de bâtir, c'est pourtant une
chose manifeste que cette considération n'est point nécessaire pour être
véritablement architecte ; et une pareille considération ou réflexion est
aussi peu requise, afin qu'une substance qui pense soit au-dessus de la
matière. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Septièmes
Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 1070
Descartes avait été excédé par les objections du Père Bourdin, non pas tant du fait des
thèses défendues, que du ton hautement condescendant et ironique, et pour tout dire
agressif, employé par ce dernier — il écrira même au Père Dinet, provincial des
jésuites en France, pour se plaindre de l'attitude du Père Bourdin —, et sa réponse
s'en ressent. C'est ainsi que l'expression « connaissance intérieure de sa pensée »,
dont il refuse ici de faire une condition de la pensée, semble bien être en
contradiction avec la définition qu'il a donnée dans les Réponses aux Secondes
Objections (tout ce dont nous sommes « immédiatement connaissants » : cf. citation
L'éthique cartésienne de la pensée
43
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
page 31) et son analogie avec le cas de l'architecte qui n'a pas besoin de considérer
qu'il est architecte pour être effectivement architecte n'est pas probante. En effet,
"penser" et "être architecte" sont deux choses distinctes, et donc "penser être
architecte" n'est en rien un acte réflexif comme "penser penser" ou, si cela avait un
sens, "bâtir son être d'architecte". Or s'il doit y avoir réflexivité, ce ne peut être que
dans le seul cas de la pensée, car rien n'agit jamais sur lui-même, comme l'avait déjà
fait remarquer Gassendi dans ses Cinquièmes Réponses — Gassendi allant jusqu'à
considérer, quant à lui, que même l'entendement ne peut se concevoir lui-même*. Et
si nous sommes bien d'accord que l'essence de l'architecte ne comporte pas la
réflexivité, ce qui n'aurait aucun sens, cela ne prouve pas qu'il en soit de même de
l'essence de la pensée.
Descartes d'ailleurs reconnaît bien sûr que la pensée peut être réflexive. Mais il ne
fait aucune différence de nature entre une pensée simple et une pensée réflexive :
« Car la première pensée, quelle qu'elle soit, par laquelle nous apercevons
quelque chose, ne diffère pas davantage de la seconde, par laquelle nous
apercevons que nous l'avons déjà auparavant aperçue, que celle-ci diffère
de la troisième par laquelle nous apercevons que nous avons déjà aperçu
avoir aperçu auparavant cette chose ; et l'on ne saurait apporter la
moindre raison pourquoi la seconde de ces pensées ne viendra pas d'un
sujet corporel, si l'on accorde que la première en peut venir. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Septièmes Objections. Ferdinand Alquié,
Vol. 2 - pages 1070-1071
Et nous en sommes pleinement d'accord ! À une réserve près cependant : dans le texte
ci-dessus, Descartes utilise un temps du passé pour caractériser la pensée simple
objet de la pensée réflexive ; c'est comme si la réflexion consistait à constater que
nous avons déjà eu, l'instant d'avant, la même pensée ; autrement dit, il s'agirait
d'identifier une pensée actuelle avec le souvenir d'une pensée : ceci est bien en effet
de la réflexion, puisque son objet est une pensée (et même deux pensées, puisqu'il
s'agit de comparer une pensée actuelle avec la pensée d'un souvenir), mais ce n'est
pas la seule forme possible de réflexion, comme d'ailleurs Descartes le sait bien :
« C'est autre chose d'avoir connaissance de nos pensées au moment même que nous
*
44
« Et certes, considérant pourquoi et comment il se peut faire que l'œil ne se voie pas lui-même, ni
que l'entendement ne se conçoive point, il m'est venu en la pensée que rien n'agit sur soi-même :
car en effet ni la main, ou du moins l'extrémité de la main, se frappe point elle-même, ni le pied ne
se donne point un coup. » GASSENDI. Méditations Métaphysiques – Cinquièmes Objections.
Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 737
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
pensons, et autre chose de s'en ressouvenir par après. » Lettre à Arnauld du 29
juillet 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 86325.
En tout état de cause, et c'est le point important, il n'y a pas de différence de nature
entre pensée simple et pensée réflexive, et puisqu'il y a des pensées réflexives, cela
veut bien dire qu'il est de la nature d'une pensée d'être potentiellement réflexive. Et
nous comprenons que la réponse de Descartes au Père Bourdin revient à exclure qu'il
puisse y avoir deux natures de pensée : l'une qui ne pourrait jamais être réfléchie (et
qui serait peut-être le fait du corps ?), et l'autre qui serait toujours réfléchie (celle
d'un pur esprit ?)*. Et il soupçonne le Père Bourdin de chercher en réalité à rendre
obscure la distinction, essentielle pour Descartes, entre l'âme et le corps26.
Après analyse, la vision que nous avions de la pensée, comme potentiellement
réflexive, c'est-à-dire dont la réflexion est un des modes possibles, mais non pas le
seul mode, nous semble donc, en fin de compte, plutôt confirmée que contredite par
la réponse de Descartes au Père Bourdin.
Au passage, car encore une fois nous n'avons pas voulu discuter cette question en tant
que telle, la position de Descartes qui refuse la pensée aux animaux, cessera peut-être
d'offusquer certains s'ils comprennent, comme nous, qu'il faut entendre par là que les
animaux n'ont pas la capacité d'avoir une conscience ou une pensée réflexives. Et
quand Descartes dit qu'ils ne sentent pas, il faut comprendre qu'ils n'ont pas
conscience, par exemple qu'ils souffrent, bien qu'ils souffrent. Mais cela est presque
impossible à imaginer, car nous les hommes, nous ne connaissons jamais que la
sensation accompagnée de la conscience de la sensation (puisque connaître c'est déjà
avoir conscience — mais cela ne signifie pas que nous avons toujours conscience de
nos sensations ; quand nous n'avons pas conscience d'une sensation, alors nous ne la
connaissons pas non plus ; autrement dit nous ne parlons jamais ou même nous ne
concevons jamais que des sensations dont nous avons conscience). Dans le langage
cartésien, on dirait qu'on peut concevoir (et pourquoi pas clairement et
*
Il y a encore un texte de Descartes qui fait difficulté, mais cette fois dans le sens contraire : « […] il
[celui qui s'opiniâtrerait à maintenir que l'homme et la bête opèrent d'une même façon] aimera
mieux se dépouiller de sa propre pensée (laquelle il ne peut toutefois ne pas connaître en soi-même
par une expérience continuelle & infaillible) que de changer cette opinion, qu'il agit de même façon
que les bêtes. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Sixièmes Objections. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 229. Il s'agit du texte entre parenthèses, bien sûr. Descartes semble dire ici
que la conscience de la pensée est « continuelle ». Nous voulons comprendre qu'elle est
"continuellement possible", autrement dit que l'esprit peut à tout moment passer en mode réflexif.
L'éthique cartésienne de la pensée
45
L'être de la pensée
Qu'est-ce que "penser" ?
distinctement) une sensation sans conscience (celle des animaux), mais certainement
pas en avoir une image.
Action et passion
L'esprit peut être soit actif, soit passif dans
l'actualisation d'une pensée – L'âme peut pâtir d'une
action qui ne vient pas d'elle ("passions de l'âme") –
L'âme peut agir sur le corps et en retour pâtir des
dispositions ainsi déclenchées par elle dans le corps –
L'âme peut aussi agir directement sur elle-même
("émotions intérieures") – En outre, l'âme a toujours
conscience de ses actions, c'est-à-dire que toute action
de l'âme donne toujours lieu à passion dans l'âme –
L'âme est simple – Les principales actions de l'âme sont
les volontés, les désirs, la fantaisie, les prises de
position – La conception, ainsi que l'intuition, est une
passion, mais l'esprit peut aussi agir sur une conception
– L'attention (dont l'abstraction est une variante) est
une action – L'attention est à la base du raisonnement
et de la fantaisie
Nous avons vu qu'entendre, vouloir, imaginer, sentir et se ressouvenir sont des modes
d'une seule et même nature, la pensée. Tous ces modes ne sont pas tous présents en
permanence. Une pensée peut être actuelle, ou au contraire ne pas être. Et la
première distinction qu'il convient de faire porte sur les modalités d'apparition d'une
pensée, c'est-à-dire d'un de ces modes de la pensée : et, sur ce plan, l'esprit peut être
soit actif, soit passif. Et cette distinction, essentielle, apparaît dès le premier ouvrage
de Descartes, les Regulæ, et on la retrouve à nouveau dans sa dernière œuvre, les
Passions de l'âme :
« En toutes ces occasions, cette force cognitive est tantôt passive, tantôt
active, et c'est parfois le cachet, parfois la cire qu'elle imite ; mais il ne faut
prendre cette fois-ci cette image que par analogie, car il ne se trouve dans
les choses corporelles rien qui soit tout à fait semblable à cette force. »
Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 pages 140-141
« […] il est aisé de connaître qu'il ne reste rien en nous que nous devions
attribuer à notre âme, sinon nos pensées, lesquelles sont principalement
de deux genres : à savoir, les unes sont les actions de l'âme, les autres sont
46
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
ses passions. » Les Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et
Tannery, Vol. XI - page 342
L'expression de « force cognitive » qu'utilise Descartes dans les Regulæ ne sera pas
reprise dans la suite de ses œuvres, ou correspondances. Il est d'ailleurs surprenant
que l'on dise d'une "force" qu'elle puisse être passive… Mais le choix de ce terme, ici,
est révélateur de ce qui intéresse en fait avant tout Descartes, à savoir la dimension
active de l'esprit. Et si cela l'intéresse particulièrement, c'est bien sûr parce que c'est
là que se trouve la caractéristique principale de l'esprit, ce qui le distingue
radicalement de la matière. Il arrive même à Descartes d'oublier que l'âme peut aussi
être passive, et d'aller jusqu'à affirmer que les pensées sont « entièrement en notre
pouvoir »27, ce qui excède évidemment ce qu'il pense réellement*.
Action et passion
Bien sûr, il a consacré tout un livre, et très important, aux passions de l'âme, comme
son titre l'indique justement. Mais il note lui-même que son « dessein n'a pas été
d'expliquer les Passions en Orateur, ni même en Philosophe moral, mais seulement
en Physicien » (Les Passions de l'Âme – Réponse à la seconde lettre. Adam et
Tannery, Vol. XI - page 326). Et en effet une part prépondérante de cette œuvre traite
des causes physiologiques des passions, comme la plus ou moins grande fluidité du
sang ou encore la circulation des esprits animaux au travers de la glande pinéale.
L'objectif principal de Descartes semble bien avoir été de montrer, d'une part que la
cause des passions est dans la plupart des cas corporelle, et d'autre part que la
manière dont ces passions se manifestent s'explique, là encore en majorité, par une
réaction mécanique du corps à ce qui, en lui, a provoqué telle passion dans l'âme.
Mais ce qui se passe vraiment dans l'âme elle-même est finalement assez peu étudié.
Les "passions" qui sont traitées par Descartes dans Les Passions de l'Âme ne
concernent que celles qui « se rapportent » à l'âme elle-même28, comme l'admiration,
l'amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse (qui sont les six passions primitives),
et non pas celles qui se rapportent aux objets extérieurs (couleurs, sons, par exemple)
ou à notre corps (douleur, faim, soif…)29, qui sont aussi des "passions" au sens
général du terme30. Mais que signifie exactement le fait de "se rapporter" à l'âme, au
corps ou aux choses extérieures ? Descartes ne le dit pas. Il ne précise pas, en
*
« […] je n'ai jamais dit que toutes nos pensées fussent en notre pouvoir ; mais seulement que, s'il y
a quelque chose absolument en notre pouvoir, ce sont nos pensées, à savoir celles qui viennent de
la volonté & du libre arbitre […] » Lettre au Père Mersenne du 3 décembre 1640. Adam et Tannery,
Vol. III – page 249
L'éthique cartésienne de la pensée
47
L'être de la pensée
Action et passion
particulier, s'il ne s'agit là que d'une segmentation correspondant à ce qui se dit
communément, ou au contraire à une distinction réelle. Il est certain qu'il ne faut pas
confondre "ce à quoi" une passion "se rapporte" et "la cause" d'une passion*. D'autre
part, ce à quoi se rapporte une passion peut très bien changer, ou même être
multiple : prenons une sensation qui "se rapporte" à une chose extérieure, la vue
d'une couleur, l'écoute d'un son ou le toucher d'une matière. Cette même sensation
peut en effet simultanément "se rapporter" également à mon corps : car si elle est
d'une intensité trop forte, elle me procure une douleur localisée sur l'organe du sens
correspondant (éblouissement, déchirement du tympan ou brûlure de la peau par
exemple) ; ou alors cette sensation peut procurer un bien-être corporel (couleur qui
flatte l'œil, son mélodieux, toucher d'un velours…). Enfin, pour ce qui est des
passions qui "se rapportent" à l'âme, est-il bien certain qu'elles se présentent ainsi,
comme se rapportant à l'âme justement ? ne peut-on pas plutôt les considérer en fait
négativement, c'est-à-dire comme des passions qui ne se rapportent ni à des choses
extérieures, ni au corps propre ? Il semble bien en tout cas que ces passions,
contrairement aux deux autres types, ne se présentent pas naturellement comme "se
rapportant" à l'âme. Elles se présenteraient plutôt comme ne se rapportant à rien de
précis, justement, ou alors au sujet lui-même (union de l'âme et du corps, dans le
langage cartésien). Et ceux qui ne croient pas à l'existence d'une âme ne ressentent
pas l'une des six passions primitives comme se rapportant à leur âme, pour ensuite
concevoir qu'en réalité il s'agit d'une illusion, puisqu'il n'y a pas d'âme. Or, c'est ce
processus de pensée que met en œuvre Descartes pour les sensations comme les
couleurs, les odeurs ou autres perceptions de qualités sensibles : elles se présentent à
lui comme se rapportant à telle chose extérieure31 (ce goût salé, par exemple, se
rapporte à ce sel) ; mais il conçoit ensuite que la sensation de salé résulte en fait de sa
propre perception, et que le salé n'est pas réellement dans le sel (car, en tant que
corps, il n'est qu'étendue, mais une étendue composée de formes telles qu'elles
« piquent » la langue, provoquant ainsi en l'âme la sensation du salé32). Il nous
explique de même qu'un amputé peut ressentir une douleur comme se rapportant au
membre dont justement il ne dispose plus33. C'est pourquoi il nous semble que si
Descartes dit que les six passions primitives (et celles qui en dérivent) se rapportent à
l'âme, c'est qu'il doit probablement considérer, d'une part qu'une passion (au sens
général) a une forme qui fait qu'elle "se rapporte" toujours à quelque chose, et que
*
48
L'extrait suivant montre bien que les passions ne sont pas causées par l'âme, même si elles se
rapportent à elle — et c'est ce qui les distingue des volontés : « J'ajoute aussi qu'elles sont causées,
entretenues & fortifiées par quelque mouvement des esprits, afin de les distinguer de nos volontés,
qu'on peut nommer des émotions de l'âme qui se rapportent à elle, mais qui sont causées par ellemême ; […] » Les Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 350
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
d'autre part, comme ces six passions primitives, elles, ne se rapportent pas
explicitement à une chose extérieure ni au corps propre, il ne reste que l'âme qui, par
défaut, est la seule chose à laquelle elles peuvent se rapporter*.
Mais puisque Descartes a montré que les sensations qui "se rapportent" aux choses
extérieures ou au corps propre ne sont pas en réalité dans ces choses, mais bien dans
l'âme, et que les passions qui se rapportent à l'âme sont, comme les sensations,
provoquées par certaines dispositions du corps, nous ne voyons plus de différence
fondamentale entre ces différentes catégories de passions. En effet, la seule chose qui
les distingue est ce à quoi elles se rapportent ; or il s'agit là d'une caractéristique à
laquelle je ne saurais me fier (c'est une idée confuse, dans le langage cartésien), du
moins dans une perspective de connaissance, même si elle est par contre fort utile
pour la conduite de sa vie34.
Les passions (au sens large) que nous venons d'évoquer sont toutes (y compris celles
qui "se rapportent" à elle) provoquées par des choses extérieures à l'âme. Mais l'âme
peut être elle-même la cause de passions en elle. Il nous faut cependant examiner
auparavant le texte suivant, qui paraît exclure qu'il puisse y avoir de telles passions :
« En suite de quoi, on peut généralement nommer passions toutes les
pensées qui sont ainsi excitées en l'âme sans le concours de sa volonté, &
par conséquent, sans aucune action qui vienne d'elle, par les seules
impressions qui sont dans le cerveau, car tout ce qui n'est point action est
passion. » Lettre à la Princesse Élisabeth du 6 octobre 1645. Adam et
Tannery, Vol. IV - page 310
Il est certain que le terme de "passion" n'est pas utilisé par Descartes d'une manière
toujours très constante. Nous avons déjà vu qu'il l'utilise soit dans un sens élargi,
équivalent pratiquement à celui de "perception", soit dans un sens restreint, en le
limitant aux seules passions "se rapportant" à l'âme. Il y a encore un troisième sens,
qui correspond aux affections de l'âme qui lui viennent de l'union de l'âme et du
corps. C'est avec ce sens que Descartes écrit à la Princesse Élisabeth, dans l'extrait ci-
*
« Les perceptions qu'on rapporte seulement à l'âme, sont celles dont on sent les effets comme en
l'âme même, & desquelles on ne connaît communément aucune cause prochaine, à laquelle on les
puisse rapporter. » Les Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 347.
Ce passage ne contredit pas ce que nous affirmions à propos de la différence qu'il y a entre "être
cause de" et "se rapporter à". En effet, Descartes ne parle pas ici de la cause réelle d'une passion,
mais seulement de ce que communément on considère être sa cause, et à quoi en conséquence on
rapporte la passion. Notre interprétation, qui est que cette notion de "ce à quoi se rapporte" une
passion traduit plutôt la manière dont nous apparaît une sensation, s'en trouve au contraire
confortée.
L'éthique cartésienne de la pensée
49
L'être de la pensée
Action et passion
dessus, qu'une passion de l'âme est excitée en elle « sans aucune action qui vienne
d'elle ». Mais il se trouve que certaines actions de l'âme ont un effet sur le corps et
qu'elles déclenchent en lui des dispositions qui, en retour, vont provoquer en l'âme
une certaine passion35. Dans un tel cas, la passion en question est bien excitée en
l'âme « par les seules impressions qui sont dans le cerveau », même si ces dernières
ont-elles-mêmes pour cause une volonté, ou plus généralement une action de l'âme.
Dans le cas de la « joie intellectuelle », l'ambiguïté est encore renforcée par
l'utilisation du même terme "joie", pour désigner à la fois l'action de l'âme qui est à
l'origine du processus, et aussi la "passion" excitée en retour par les impressions du
cerveau*. Mais cette ambiguïté s'étend à d'autres passions que la joie : l'amour et le
désir sont, eux aussi, susceptibles d'avoir pour origine une action de la volonté36. Ce
qui est certain, c'est que Descartes envisage explicitement que l'âme puisse exciter en
elle, directement et sans intervention du corps, ce qu'il appelle en ce cas (du moins
dans le traité des Passions de l'Âme, car il fait un usage plus large ailleurs de cette
expression) des « émotions intérieures »37. Mais c'est tout de même en passant par la
médiation du corps que la volonté a quelque chance de combattre une passion, en
cherchant à agir sur le cerveau de telle sorte que les impressions de ce dernier
provoquent la passion opposée à celle qu'il s'agit de combattre38. Mais la situation
peut devenir confuse : l'esprit peut chercher à produire en lui une « émotion
intérieure », tandis que le corps lui fait ressentir la passion opposée. C'est ainsi par
exemple qu'un « mari pleure sa femme morte, laquelle (ainsi qu'il arrive
quelquefois) il serait fâché de voir ressuscitée » (Les Passions de l'Âme – Seconde
Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 441), ou encore que l'on désire et que l'on ne
désire pas en même temps une chose39.
Mais ce n'est pourtant pas de ces passions, dont on pourrait dire que la cause
prochaine se trouve dans les impressions du cerveau et la cause première dans une
action de l'âme, dont il va s'agir à présent. Car, si l'on prend le terme de "passion" au
sens le plus large, c'est-à-dire comme un synonyme de "perception", il est certain que
pour Descartes l'âme pâtit également directement et immédiatement de toutes les
actions de l'âme, sans qu'il y ait nécessairement médiation du corps :
*
50
« […] la joie purement intellectuelle, qui vient en l'âme par la seule action de l'âme, […]. Il est vrai
que, pendant que l'âme est jointe au corps, cette joie intellectuelle ne peut guère manquer d'être
accompagnée de celle qui est une passion. Car sitôt que notre entendement s'aperçoit que nous
possédons quelque bien : […] l'imagination ne laisse pas de faire incontinent quelque impression
dans le cerveau, de laquelle suit le mouvement des esprits, qui excite la passion de la joie. » Les
Passions de l'Âme – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 397
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
« Nos perceptions sont aussi de deux sortes, & les unes ont l'âme pour
cause, les autres le corps. Celles qui ont l'âme pour cause, sont les
perceptions de nos volontés, & de toutes les imaginations ou autres
pensées qui en dépendent. Car il est certain que nous ne saurions vouloir
aucune chose, que nous n'apercevions par même moyen que nous la
voulons. Et bien qu'au regard de notre âme, ce soit une action de vouloir
quelque chose, on peut dire que c'est aussi en elle une passion
d'apercevoir qu'elle veut. » Les Passions de l'Âme – Première Partie.
Adam et Tannery, Vol. XI - page 343
Descartes donne comme exemples les « volontés » et les « imaginations », mais il cite
aussi, de manière générale, les « autres pensées qui en dépendent ». Nous
interprétons cette dernière expression comme visant toutes les pensées qui
"dépendent" de l'âme (et non pas qui dépendent des volontés et imaginations).
Autrement dit, toutes les actions de l'âme (et non pas seulement les volontés et
imaginations) sont aussi, sans exception, des passions de l'âme. La dernière phrase de
l'extrait cité ci-dessus est importante : apercevoir que l'on veut est une passion. Ce
n'est pas une action. On ne "prend" donc pas conscience de sa volonté, on en a
conscience. Et ceci est confirmé par la phrase précédente, dans laquelle Descartes
affirme que nous apercevons que nous voulons quelque chose « par même moyen »
que celui qui nous fait vouloir cette chose : vouloir et avoir conscience que l'on veut
procèdent d'un seul et même acte. Mais cet acte est aussi, simultanément, passion.
L'esprit s'auto-affecte. Pour reprendre l'image utilisée dans les Regulæ, l'esprit est,
non pas alternativement, mais bien simultanément dans ce cas, à la fois le cachet et la
cire (cf. page 46). Mais, comme d'ailleurs l'avait dit Descartes, il ne peut s'agir là que
d'une analogie, car on ne peut se former réellement une image de cela. Car,
immanquablement, si on le tentait, on serait conduit à imaginer deux parties dans
l'âme, dont l'une serait active, et l'autre une sorte de miroir dans lequel se
refléteraient tous les événements qui arrivent à l'homme, que ce soit par
l'intermédiaire de son corps ou directement du fait de la fonction active de l'esprit. En
fait, ce "miroir" existe bien dans la philosophie de Descartes, mais il n'est pas dans
l'âme : il est dans le corps (c'est un peu ce rôle que joue la glande pinéale). Car l'âme
est sans partie*. Et c'est essentiel, bien entendu.
*
Il ne faut évidemment pas s'attacher à la lettre de ce que dit Descartes, par exemple dans ce
passage : « Ce que vous me mandez de saint Augustin & de saint Ambroise, que notre cœur & nos
pensées ne sont pas en notre pouvoir, & que mentem confundunt alioque trahunt &c., ne s'entend
que de la partie sensitive de l'âme, qui reçoit les impressions des objets, soit extérieurs, soit
intérieurs, comme les tentations &c. » Lettre au Père Mersenne du 3 décembre 1640. Adam et
Tannery, Vol. III – pages 248-249 (c'est nous qui soulignons en gras). En effet, Descartes a été de
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
51
L'être de la pensée
Action et passion
Cette auto-affection de l'âme à l'occasion de ses propres actions, ou encore cette
conscience — permanente, il faut insister — qu'a l'âme de ses actes, est véritablement
ce qui rend possible la conscience réflexive. Nous allons voir que l'une des actions
dont est capable l'esprit est de "fixer son attention", ou "se concentrer" sur quelque
chose. La conscience de l'action (autrement dit : la passion correspondant à cette
action) consistant à fixer son attention sur la conscience que l'on a de quelque chose
est proprement ce que l'on appelle une conscience réflexive. En effet, on a bien,
simultanément, conscience d'une chose (puisque notre attention est fixée sur cette
conscience, c'est que cette conscience est bien actuelle), et conscience qu'on en a
conscience (il s'agit de la conscience de l'acte qui nous fait porter notre attention sur
la conscience de la chose).
La conscience que l'esprit a en permanence de ses propres actions n'est pas une
connaissance, ou du moins pas une connaissance objective, même si Descartes, lui,
n'hésite pas à parler de "connaissance", mais dans un sens très large. Il ne s'agit pas,
en tout cas, d'une conception. L'acte n'est pas considéré comme un objet, devant
lequel un sujet connaissant se tiendrait — l'esprit lui-même, dans sa fonction passive.
Encore une fois, l'âme est simple et il n'est pas possible de la dédoubler en un sujet
face à un objet. La présence de l'âme à elle-même est immédiate, et ne passe pas par
la structure "sujet / objet". Mais bien sûr, cela n'implique pas que l'on ne puisse avoir
aussi, mais par ailleurs, une connaissance objective des actes de son esprit. C'est
évidemment le cas dès que l'on en parle ou qu'on cherche à les analyser. Mais cette
connaissance objective, cette connaissance par concepts ou idées, typiquement celle
du philosophe qui discourt sur l'esprit (et même sur son propre esprit), n'a rien à voir
avec la "connaissance" immédiate que chacun (même non philosophe) a en
nombreuses fois on ne peut plus clair sur l'unité et la simplicité de l'âme, comme en attestent les
extraits suivants :
« Il veut qu'il y ait en nous autant de facultés qu'il y a de diversités à connaître […] ; mais je ne
vois point qu'on puisse tirer aucune utilité de cette façon de parler, & il me semble plutôt qu'elle
peut nuire en donnant sujet aux ignorants d'imaginer autant de diverses petites entités en notre
âme. » Lettre au Père Mersenne du 16 octobre 1639. Adam et Tannery, Vol. II -page 598
Et aussi : « Et les facultés de vouloir, de sentir, de concevoir &c., ne peuvent pas proprement être
dites ses parties : car le même esprit s'emploie tout entier à vouloir, & aussi tout entier à sentir, à
concevoir &c. » Méditations métaphysiques - Sixième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
68
Et aussi : « […] il ne se faut pas imaginer que l'esprit ait des parties, encore qu'il conçoive des
parties dans le corps. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes Objections. Adam
et Tannery, Vol. IX – page 837
Et aussi : « Car il n'y a en nous qu'une seule âme, & cette âme n'a en soi aucune diversité de
parties : […] » Les Passions de l'Âme - Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI – page 364
52
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
permanence des actions de son esprit. On voit bien que le mot de "conscience" est ici
préférable.
Nous en arrivons aux actions de l'âme. Les principales, et les plus remarquables sont
les volontés (ou "volitions", terme également utilisé, mais assez peu souvent, par
Descartes lui-même). Nous ne les étudierons pas en tant que telles, c'est-à-dire en
tant qu'elles expriment la liberté essentielle de l'homme, car cela nécessiterait des
développements très importants, relativement éloignés du sujet de notre étude. Mais
disons cependant que ce terme de "volonté" a une extension très large. Dans certains
passages, il semble même qu'il recouvre en fait l'ensemble des actions de l'âme, par
opposition aux perceptions :
« 32. Qu'il n'y a en nous que deux sortes de pensée, à savoir la perception
de l'entendement & l'action de la volonté.
[…] Ainsi sentir, imaginer, & même concevoir des choses purement
intelligibles, ne sont que des façons différentes d'apercevoir ; mais désirer,
avoir de l'aversion, assurer, nier, douter, sont des façons différentes de
vouloir. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 39
Le texte ci-dessus pose trois problèmes.
"Désirer" (ou "avoir de l'aversion") est considéré comme une façon particulière de
vouloir. En l'espèce, il s'agit d'une volonté qui fait suite à un manque*. Bien entendu,
il faut comprendre ici qu'il ne s'agit pas de la passion du désir†, définie comme « une
agitation de l'âme, causée par les esprits‡ » (Les Passions de l'Âme – Première
Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 392), mais de l'action de l'âme (ou même du
« mouvement de la volonté », comme dit Descartes) « qui accompagne la
connaissance qu'elle a qu'il lui serait bon de l'acquérir [un bien qui est absent] »,
comme écrit dans une lettre à Chanut (mentionnée page 50 note 36). Il n'empêche :
*
†
‡
« Car comment serait-il possible que je pusse connaître que je doute & que je désire, c'est-à-dire
qu'il me manque quelque chose & que je ne suis pas tout parfait […] » Méditations Métaphysiques
– Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX - page 36
« Au reste, par le mot de volonté, je n'entends pas ici parler du désir, qui est une passion à part &
se rapporte à l'avenir, […] » Les Passions de l'Âme – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. XI page 387
Il s'agit bien entendu des « esprits animaux » qui ne sont en rien spirituels, mais tout ce qu'il y a de
plus corporels : « Et enfin les parties de ce sang les plus agitées & les plus vives, étant portées au
cerveau par les artères qui viennent du cœur le plus en ligne droite de toutes, composent comme
un air, ou un vent très subtil, qu'on nomme les Esprits animaux ; […] » Description du Corps
Humain – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 227
L'éthique cartésienne de la pensée
53
L'être de la pensée
Action et passion
pour Descartes, le désir qui n'est pas purement corporel est une volonté ; il est donc
libre. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu'il y ait indifférence. Tout au contraire,
même, puisque la passion du désir a pour effet de « la [l'âme] dispose[r] à vouloir
pour l'avenir les choses qu'elle se représente être convenables » (suite de la
définition donnée ci-dessus, page 392 des Passions de l'Âme). Mais si l'âme est
« disposée » à vouloir, cela ne va pas jusqu'à être déterminée à vouloir — ce qui serait
du reste une contradiction dans les termes, compte tenu de la vision qu'a Descartes
de la volonté et de la liberté. On voit ici combien l'union de l'âme et du corps est
étroite et combien, en conséquence, il est difficile de démêler les rôles de chacun : le
corps peut être à l'origine de la passion du désir, et ainsi disposer l'âme à vouloir (ou
désirer) ; mais l'âme peut d'elle-même désirer un bien, et déclencher dans le corps un
mouvement des esprits animaux qui en retour provoquera en elle la passion du désir,
ce qui aura pour effet de renforcer son désir pour ce bien. Il ne faut pas oublier, de
plus, que l'âme est, comme nous l'avons vu, en permanence consciente de ses actions,
c'est-à-dire ici de son désir (en tant que mode de la volonté), et aussi, bien sûr, d'une
part de sa passion (en tant qu'elle "se rapporte" à elle), et d'autre part de certaines
sensations en provenance du corps et se rapportant à lui (comme, par exemple, une
certaine sécheresse du gosier40).
La deuxième difficulté que présente le texte de l'article 32 des Principes de la
Philosophie est que l'imagination est ici classée parmi les « perceptions de
l'entendement », par opposition aux « actions de la volonté », alors que dans les
Passions de l'Âme « les imaginations » sont explicitement mentionnées à côté des
volontés « ou autres pensées qui en [de l'âme] dépendent » (cf. extrait cité page 51).
Nous reviendrons sur la question de l'imagination, mais il faut d'emblée noter que le
terme est équivoque et que Descartes l'utilise dans des sens très différents. Il y a tout
d'abord la faculté de former une image (un "analogon") des choses corporelles : c'est
en ce sens que, pour notre part, nous utiliserons le mot "imagination" (comme faculté
des "images mentales", donc — mais attention : le terme d'"image mentale" est
dangereux, car il donne à penser que ces images sont dans l'esprit, alors qu'en réalité,
pour Descartes, elles sont dans le corps, et plus précisément dans le cerveau : c'est
pourquoi nous utiliserons, lorsque nécessaire, le terme d'"image cérébrale",
évidemment non utilisé par Descartes, et dont le sens actuel est certes tout autre,
mais, du coup, ne risque pas de créer de confusion dans le contexte de la philosophie
cartésienne) ; mais il y a aussi la faculté d'inventer ou de produire des images
originales, qui ne sont pas le simple reflet de choses existantes : nous parlerons en ce
54
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
cas de la "fantaisie". Descartes, encore une fois, utilise ces deux mots comme des
synonymes*, tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, sans pourtant que l'on puisse
se tromper sur le sens qu'il leur donne compte tenu du contexte. En tout état de
cause, seule la fantaisie (selon notre convention de vocabulaire) peut être considérée
comme une action de l'âme — action de l'âme sur le corps, en l'occurrence, car les
images ainsi provoquées par l'âme se forment dans le corps, et plus précisément dans
le cerveau. Au passage, nous pouvons noter que c'est grâce à la conscience
permanente que l'esprit a de ses actions (cf. ci-dessus) qu'il distingue les images qui
sont les reflets des choses existantes de celles dont il a provoqué la formation par sa
fantaisie : dans les deux cas il les perçoit (passion de l'âme, au sens général), mais
dans le second il a en plus la conscience, ou perception, de son acte de fantaisie.
La troisième difficulté, enfin, est relative à la conception : d'après le texte des
Principes de la Philosophie, la conception relève de la perception de l'entendement,
et serait donc plutôt une passion qu'une action de l'esprit. Ceci semble confirmé par
deux passages issus de la correspondance de Descartes41, ou encore par des
expressions comme : « leurs idées venaient par les sens frapper notre esprit »
(Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX - page 107). Nous serons conduits à examiner très attentivement la théorie
cartésienne de la conception, et nous reviendrons sur cette question de la passion ou
de l'action. Indiquons toutefois dès maintenant la conclusion à laquelle nous
aboutirons : en règle générale, la conception est en effet une simple perception de
l'entendement ; mais l'esprit peut également agir sur une de ses conceptions,
notamment pour la rendre claire et distincte (mais il existe aussi d'autres actions de
l'esprit, comme la composition de « natures composées »42, par exemple, qui consiste
en fait à raisonner, et donc à créer de nouvelles idées). Mais cette action de l'esprit a
toujours pour effet une conception qui reste une perception (et nous ne parlons pas,
bien sûr, de la conscience du travail de clarification et de distinction, mais bien du
résultat de ce travail, à savoir une nouvelle conception, claire et distincte cette fois).
Descartes avait observé, à propos de la volonté, que, bien qu'elle soit à la fois une
action, et aussi, concomitamment, une passion (la perception de cette volonté), on la
qualifie généralement seulement d'action43. Il nous semble qu'il en est de même pour
*
« Il faut se représenter, troisièmement, que le sens commun fonctionne à son tour comme un
cachet, destiné à imprimer ces figures ou idées, qui sous une forme pure et sans corps lui
parviennent des sens externes, le lieu où il les imprime comme en une cire étant la fantaisie, ou
imagination ; […] » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page
139
L'éthique cartésienne de la pensée
55
L'être de la pensée
Action et passion
ce qui est de la conception, mais en sens inverse : elle est essentiellement une
perception, bien qu'elle puisse être aussi une action. Il est en tout cas certain que
Descartes reconnaît qu'une conception peut nous coûter « beaucoup de travail », sans
même nécessairement aboutir à la clarté et à la distinction totales, comme dans le cas
de la connaissance de Dieu par exemple44.
L'« intuition », par contre, qui est une autre forme de la connaissance, est, elle,
clairement une passion, et uniquement une passion. Du moins si l'on parle de
l'intuition au sens restreint qu'en donnera Descartes vers la fin de sa vie*, car, dans
les Regulæ, le mot a un sens plus large qui recouvre certes cette notion de lumière
que reçoit passivement l'entendement, mais aussi la signification qu'aura plus tard
l'expression « conception claire et distincte »†.
Dans l'article 32 des Principes de la Philosophie, cité page 53, « assurer, nier,
douter » sont considérés comme des modes de la volonté et sont donc évidemment
des actions de l'esprit. Nous leur consacrerons le chapitre suivant. Il ne reste plus
alors à évoquer qu'une seule manière d'agir pour l'esprit, qui est de porter ou de fixer
son attention. Il est arrivé à Descartes d'écrire « que nous n'avons jamais qu'une
pensée en même temps »45, mais cette formulation est sans doute exagérée‡. Ou alors
il faut comprendre que cette pensée unique est une sorte de synthèse ou de mélange
d'effets qui résultent de différentes causes ou volontés. Je peux, par exemple, voir,
*
†
‡
56
« La connaissance intuitive est une illustration de l'esprit, par laquelle il voit en la lumière de Dieu
les choses qu'il lui plaît lui découvrir par une impression directe de la clarté divine sur notre
entendement, qui en cela n'est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les
rayons de la Divinité. » Lettre au Marquis de Newcastle de mars ou avril 1648. Adam et Tannery,
Vol. V - page 136. Il faut noter que si Descartes dit que dans le cas de la connaissance intuitive
l'entendement n'est pas considéré comme agent, c'est qu'il peut l'être dans d'autres types de
connaissances…
« Par intuition j'entends, non point le témoignage instable des sens, ni le jugement trompeur de
l'imagination qui opère des compositions sans valeur, mais une représentation qui est le fait de
l'intelligence pure et attentive, représentation si facile et si distincte qu'il ne subsiste aucun doute
sur ce que l'on y comprend ; ou bien, ce qui revient au même, une représentation inaccessible au
doute, représentation qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière
de la raison, et qui, parce qu'elle est plus simple, est plus certaine encore que la déduction ; […]
Ainsi, chacun peut voir par intuition qu'il existe, qu'il pense, que le triangle est délimité par trois
lignes seulement, la sphère par une seule surface, et autres choses semblables, […]. » Règles pour
la direction de l'esprit – Règle III. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 87
Du reste, dans Les Passions de l'Âme (cf. l'extrait cité page 114, note †), Descartes reprendra
exactement la même argumentation que dans cette lettre à Meysonnier, mais cette fois en disant
que « nous n'avons qu'une seule & simple pensée d'une même chose en même temps », ce qui est
une restriction, par rapport au texte précédent, qui change tout.
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
entendre, et toucher simultanément des choses extérieures, et en même temps
percevoir une douleur dans mon corps, être agité d'une passion, et aussi concevoir un
projet et vouloir le réaliser. Et justement, l'action de l'esprit qui consiste à fixer son
attention revient à analyser cette pensée-mélange et à en extraire une composante.
Celle-ci devient alors la pensée actuelle de l'esprit, comme si les autres composantes
avaient disparu. En réalité, elles sont toujours là, mais à l'état latent, et chacune
d'elles peut à son tour passer au premier plan si peu que l'esprit porte son attention
sur elle. L'esprit, cependant, n'est pas tout puissant en la matière, et certaines
pensées — singulièrement celles qui proviennent de l'union de l'âme et du corps —
sont tellement fortes, comme une grande douleur physique par exemple, ou encore
une passion particulièrement violente, qu'elles restent au premier plan malgré les
efforts de l'esprit pour "penser à autre chose", comme on dit communément. Mais
même lorsqu'il ne s'agit que de choses purement intelligibles, pour lesquelles le corps
(notamment l'imagination) n'intervient pas, et que l'union de l'âme et du corps a,
pendant ce temps, le bon goût de laisser l'esprit en paix (pas de passion ni de douleur
ou de plaisir corporels), il faut tout de même à ce dernier un certain effort pour porter
son attention sur telle ou telle idée, c'est-à-dire pour « fixer le regard de l'esprit » sur
elle*. L'activité d'abstraction est bien sûr une façon particulière de fixer son
attention : en l'espèce, il s'agit de ne considérer qu'une "partie" d'une idée, comme
par exemple une qualité d'une chose, qui nous est donnée parmi d'autres, et
inhérente à la substance qui la supporte46. Mais l'abstraction va plus loin que la
simple fixation de l'attention, car elle intervient au cœur même de ce qui est donné à
l'esprit sous la forme d'une sorte de "quantum", qu'elle va faire éclater, justement.
Abstraire une qualité de son substrat présente, du coup, le risque d'oublier par la
suite que cette qualité n'est pas en réalité séparable†. Ceci n'arrive bien sûr pas
lorsqu'il ne s'agit que de porter son attention sur une conception, par exemple, ou
*
†
« Il résulte, deuxièmement, qu'aucun effort n'est requis pour connaître ces natures simples,
puisqu'elles sont suffisamment connues par elles-mêmes ; et qu'il en faut seulement pour les
séparer les unes des autres, et pour voir chacune d'elles par intuition, en y fixant séparément le
regard de l'esprit. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page
152
« Par exemple, s'il s'agit d'un nombre, imaginons un sujet quelconque que puissent mesurer
plusieurs unités ; laissons l'entendement ne réfléchir, pour le moment, qu'à la multiplicité de ce
sujet ; nous prendrons pourtant garde qu'il n'en vienne par la suite à quelque conclusion, où il
serait supposé que la chose nombrée a été exclue de notre représentation : c'est ce que font ceux
qui attribuent aux nombres d'étonnantes et mystérieuses propriétés, pures sottises auxquelles ils
n'ajouteraient certes pas tant de foi, s'ils ne se représentaient le nombre comme distinct des choses
nombrées. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XIV. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 175176
L'éthique cartésienne de la pensée
57
L'être de la pensée
Action et passion
encore sur telle sensation (visuelle, ou auditive…), en occultant une passion ou une
douleur physique. Car, dans ce dernier cas, l'attention de l'esprit épouse la forme des
pensées telles qu'elles lui sont données.
Fixer son attention est une action de l'esprit sur lui-même qui lui permet, dans une
certaine mesure, de choisir ses pensées (parmi celles qui se présentent à lui
indépendamment de sa volonté, ou même parmi celles qu'il fait surgir lui-même, de
sa fantaisie par exemple). Il est alors légitime de se demander si c'est la même faculté
qui est à l'œuvre lorsque l'esprit "se met" à penser de lui-même telle ou telle chose,
sans que la pensée de cette chose ne semble lui être arrivée de l'extérieur (des corps
matériels ou du corps propre). Nous ne parlons pas du contenu de la pensée ou de
l'idée en question — point que nous examinerons plus tard, à propos de la "causalité"
des idées —, mais seulement de son actualisation : comment se fait-il que telle pensée
soit actuelle, si son apparition n'est pas provoquée par l'extérieur ? Pour Descartes,
cela relève évidemment d'une action de l'esprit :
« Lorsque notre âme s'applique à imaginer quelque chose qui n'est point,
comme à se représenter un palais enchanté ou une chimère ; & aussi
lorsqu'elle s'applique à considérer quelque chose qui est seulement
intelligible, & non point imaginable, par exemple, à considérer sa propre
nature : les perceptions qu'elle a de ces choses dépendent principalement
de la volonté qui fait qu'elle les aperçoit. C'est pourquoi on a coutume de
les considérer comme des actions, plutôt que comme des passions. » Les
Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page
344
Il faut observer que dans ce passage Descartes n'hésite pas à qualifier d'"action" une
conception, alors qu'on a vu qu'ailleurs il la considère d'abord comme une perception.
C'est qu'ici il adopte le point de vue de l'actualisation et de l'attention, justement :
l'âme « s'applique à considérer ».
La question de l'actualisation d'une pensée n'a évidemment aucun intérêt pour les
pensées qui sont des actions de l'âme (comme les volontés ou les jugements, par
exemple), puisque le propre de celles-ci est justement la spontanéité. Elle n'en a pas
plus, en conséquence, pour les perceptions correspondant à ces actions. Elle ne
concerne donc que les perceptions (ou passions au sens large) relatives au monde
extérieur ou au corps propre. Or celles-ci, si elles ne sont pas actuellement
provoquées par le monde extérieur ou le corps propre — hypothèse dans laquelle
nous nous plaçons — sont soit innées ; soit enregistrées dans la mémoire ; soit enfin
fabriquées par l'esprit à partir de pensées mémorisées ou actuelles. Dans le cas des
pensées mémorisées on peut estimer que la réactivation de telle perception
58
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
mémorisée participe effectivement du même processus, ou d'un processus voisin, que
celui qui consiste à fixer l'attention sur telle pensée parmi un ensemble de pensées
actuelles. Pour ce qui est des idées innées, Descartes ne dit pas où elles se trouvent47.
Mais on peut considérer qu'elles sont présentes de manière latente, comme si elles
étaient toujours là, en arrière-plan, en attente que l'esprit porte son attention sur
elles*.
Quant à la fabrication de pensées, il semble bien que ce soit ici encore la faculté de
fixer l'attention qui en soit l'opérateur, ou du moins l'opérateur principal. Les Regulæ
sont, en tout cas, pour une grande part consacrées à l'examen des conditions qui
permettent à l'esprit de découvrir de nouvelles idées, par l'analyse, ou par la
déduction par exemple, et il y est montré que l'essentiel est de fixer judicieusement,
et avec méthode, son attention sur les éléments intermédiaires. Ceci est vrai même
pour des opérations aussi simples que des comparaisons48. L'ordre d'un
raisonnement, quant à lui, est aussi avant tout affaire d'attention, qui doit se porter
successivement sur ses différentes propositions partielles, qui constituent autant de
maillons que l'esprit doit parcourir sans pouvoir tenir sous un seul regard la chaîne
globale49. Descartes parle d'un « mouvement » de la pensée50, qui « passe son
chemin »51. Or, que peut bien vouloir signifier un "mouvement de la pensée", sinon
une attention qui se porte successivement sur différentes pensées, comme les pieds
du marcheur se posent successivement sur les pierres du chemin ? Le passage luimême d'un maillon au suivant nécessite une justification qui ne peut apparaître à
l'esprit que s'il porte son attention sur lui, en tant que passage justement52. Et le
processus qui conduit à l'imagination d'un palais enchanté ou d'une chimère ne
semble, d'un certain point de vue, différer de celui d'un raisonnement, qu'en ce que le
passage d'un élément intermédiaire à un autre s'effectue sans contrainte, par simple
juxtaposition. À la limite, même, on peut dire que l'esprit porte en ce dernier cas son
attention au passage d'un élément au suivant pour s'assurer que ce passage est, non
pas nécessaire, mais au contraire le plus arbitraire et le plus fantaisiste possible. Mais
pour le reste, il s'agit toujours de fixer son attention successivement sur différents
éléments pour ensuite en avoir une perception d'ensemble.
*
« Et toutefois, en cet état même [celui du petit enfant], l'esprit n'a pas moins en soi les idées de
Dieu, de lui-même, et de toutes ces vérités qui de soi sont connues, que les personnes adultes les
ont lorsqu'elles n'y font pas attention : […] » Lettre à l'Hyperaspistes d'août 1641. Ferdinand
Alquié, Vol. 2 - page 361
L'éthique cartésienne de la pensée
59
L'être de la pensée
Action et passion
La fixation de l'attention est, on le voit, une des actions les plus importantes de
l'esprit humain, puisqu'elle est à la base même des raisonnements et de la fantaisie
(ou imagination créatrice, si l'on veut). Mais, nous l'avons déjà dit, l'esprit n'est pas
tout puissant en la matière. L'union de l'âme et du corps est la cause de la très grande
difficulté que l'esprit rencontre à garder son attention fixée sur le même objet53. Il ne
cesse d'être distrait, par les sensations et les passions notamment. Mais a contrario,
de même que, nous l'avons vu, l'esprit peut combattre les passions qu'il subit du fait
de l'union de l'âme et du corps, en suscitant l'apparition d'autres passions, l'esprit
peut aussi utiliser à son profit cette union de l'âme et du corps, pour, d'une part
réduire son besoin d'attention, et d'autre part faciliter la fixation ou le maintien de
son attention :
« Ainsi quand on veut arrêter son attention à considérer quelque temps un
même objet, cette volonté retient la glande pendant ce temps là, penchée
vers un même côté. » Les Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et
Tannery, Vol. XI - page 361
Les techniques à utiliser sur ce plan54 font partie intégrante de la méthode proposée
par Descartes, notamment dans les Regulæ*.
En résumé, ce que Descartes appelle très généralement les « volontés » de l'âme, et
qui sont en tout cas ses actions, actions qui, toutes, sont spontanées et libres,
recouvrent :
• les volontés proprement dites, dont le désir est un cas particulier, et qui
comprennent notamment toutes les actions de l'âme sur le corps propre (dont le
mouvement de celui-ci, ou de certains de ses membres, notamment) ;
• les actions qui provoquent directement en l'âme des « émotions intérieures » (ou
"passions intellectuelles") ;
• les actions qui modifient ou façonnent les conceptions (par exemple pour les rendre
plus claires et plus distinctes, ou pour les composer) ;
• les jugements ou prises de position (comme affirmer, nier ou douter)
• la fixation de l'attention, c'est-à-dire la mise en avant ou l'actualisation d'une
pensée, soit parmi un ensemble de pensées actuelles, soit parmi des pensées
mémorisées ou latentes, ce qui permet et le raisonnement et la fantaisie (ou
imagination créatrice).
*
60
« […] nous recherchons bien plutôt tous les auxiliaires qui peuvent maintenir notre pensée à l'état
d'attention, comme il sera montré dans ce qui suit. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle X.
Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 129-130
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
Toutes ces actions sont toujours simultanément des passions. Autrement dit, l'âme a
toujours conscience de ses actions : elle les perçoit au moment même où elle les
réalise. Ou, avec plus d'exactitude, une action de l'âme est toujours accompagnée
d'une passion dans l'âme (même dans le cas où l'action en question est avant tout une
action sur autre chose que l'âme elle-même, c'est-à-dire en fait une action sur le corps
— via l'union de l'âme et du corps). On peut donc dire que lorsque l'âme agit, elle agit
toujours aussi sur elle-même, même si elle n'agit pas que sur elle-même (ce qui peut
bien sûr arriver).
Par ailleurs, l'âme pâtit (ou perçoit) ou peut pâtir d'actions qui ne sont pas le fait
d'elle-même. Nous disons qu'elle "peut" pâtir, car, le cas échéant, l'âme peut
empêcher certaines passions de se manifester (et nous voulons dire, bien sûr : se
manifester dans l'âme, et non pas dans le corps…), en fixant l'attention sur d'autres
pensées. Ces actions peuvent alors provenir :
− de Dieu lui-même, qui, en créant l'homme, lui a donné des idées innées ;
− du monde extérieur, notamment sous la forme des qualités sensibles ;
− du corps propre, sous la forme des sentiments de douleur et de plaisir.
La passion (ou perception) de l'âme est la conscience. Descartes dit qu'elle comporte
une forme qui fait qu'elle se présente à l'esprit comme "se rapportant", soit au monde
extérieur, soit au corps propre, soit enfin à rien de précis, ou alors au sujet lui-même
(union de l'âme et du corps, ou, si l'on veut, à l'âme seule). On peut comprendre que
ce à quoi "se rapporte" une passion de l'âme est le "quelque chose" dont la conscience
est toujours la conscience, comme le répètera inlassablement Husserl*. Mais une
conscience est toujours aussi la marque d'un agent, dont l'action sur l'esprit se
traduit par cette conscience, précisément. Il n'y a évidemment aucune raison a priori
pour que cet agent soit justement le "quelque chose" dont la conscience est la
conscience. Le point essentiel est de considérer qu'une conscience est une passion ;
car cela implique justement qu'à toute conscience corresponde une action, et donc un
agent. Mais il peut se faire que cet agent soit l'esprit lui-même. Et, à bien considérer
la question, la propriété la plus remarquable de l'esprit humain n'est pas tant qu'il
puisse s'auto-affecter, c'est-à-dire agir sur lui-même, mais qu'il subisse une passion
de la même façon que l'agent soit lui-même ou une autre chose : il s'agit dans tous les
cas de "la même" conscience (non pas au sens de son contenu, bien sûr, mais de sa
forme). C'est cette unité de la conscience qui rend possible la réflexivité, et donc la
*
Par exemple : « […] tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque
chose […] » HUSSERL Edmund. Méditations cartésiennes. Vrin, Paris : 2001 – page 64.
L'éthique cartésienne de la pensée
61
L'être de la pensée
Action et passion
connaissance de son propre esprit (mais c'est aussi elle qui rend problématique la
question de la vérité, c'est-à-dire la distinction entre les cas où l'agent est l'esprit luimême et ceux où l'agent est une chose du monde).
L'esprit peut donc être agent et / ou patient. Mais quand il est agent il est aussi
patient. La passion correspondant à l'action de l'esprit est la conscience de son action.
Mais cette conscience n'est pas encore réflexive : c'est une conscience simple, qui
accompagne sans effort de ma part (c'est-à-dire sans y prêter attention), l'action de
mon esprit. Cette conscience ne se différencie pas de celle que j'aurais si l'agent était
autre chose que mon esprit*. Mais l'esprit peut aussi avoir conscience d'une de ses
passions (de quelque origine qu'elle soit, d'ailleurs), c'est-à-dire subir une passion
dont l'agent est cette passion elle-même, en tant qu'elle est un mode de l'esprit (une
pensée). Cette conscience réflexive se différencie de la précédente en ce que son agent
n'est plus l'esprit lui-même (ou une autre chose du monde), mais un mode de l'esprit.
Et à partir de ce moment les consciences réflexives successives sont toutes de ce
dernier type, c'est-à-dire qu'elles ont toutes pour agent un mode de l'esprit, et non
l'esprit. Ce résultat ne sera pas sans conséquence sur les possibilités de connaissance
de l'esprit par lui-même (cf. chapitre intitulé La vérité des idées page 209).
La distinction action / passion nécessite encore un commentaire. Nous venons de voir
qu'il n'y a pas d'action de l'esprit sans qu'il y ait une passion correspondante dans
l'esprit. D'autre part, il n'y a pas non plus d'action sur l'esprit d'une autre chose que
l'esprit sans qu'il y ait bien sûr passion de l'esprit. Il y a donc toujours passion de
l'esprit et on peut dire qu'une pensée, ou un mode de l'esprit, est en fait toujours une
passion. En effet, la seule chose dont je puisse avoir une conscience réflexive, c'est la
passion de mon esprit : ce qui est premier sur le plan épistémologique, c'est donc la
passion de l'esprit, c'est-à-dire la conscience. Et non l'action. L'"action de mon esprit"
n'est, en conséquence, rien d'autre que la passion (ou la conscience) que j'en ai,
considérée en tant que c'est mon esprit qui en est l'agent. Et il en est exactement de
même pour l'"action d'une autre chose" sur mon esprit : elle n'est rien d'autre que la
passion (ou la conscience) que j'en ai, considérée en tant que c'est cette autre chose
qui en est l'agent. L'action et la passion ne sont, en fin de compte, qu'une seule et
même chose, considérée de deux points de vue différents. Mais c'est la passion (c'està-dire le point de vue de l'esprit en tant qu'il a conscience) qui est première. Il s'agit
là d'un renversement par rapport à la façon banale de voir les choses : pour qu'il y ait
*
62
Même si je peux avoir, mais par ailleurs, la conscience du fait que c'est ou que ce n'est pas mon
esprit qui a agi (cf. ce que nous appellerons l'intuition : page 235) mais il s'agit alors d'une autre
conscience que celle de l'action elle-même.
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Action et passion
passion, il faut d'abord qu'il y ait action, et c'est l'action qui fait la passion, comme
c'est un moteur qui fait qu'un mobile se meut…
Descartes, dans toute son œuvre, s'est toujours attaché à illustrer ses conceptions les
plus théoriques par des analogies simples avec le monde matériel quotidien. La plus
belle image qu'il a donnée de la faculté de perception de l'âme est sans doute la
suivante (on voit au passage qu'il fut décidément très inspiré par les morceaux de
cire) :
« Je ne mets autre différence entre l'âme & ses idées, que comme entre un
morceau de cire & les diverses figures qu'il peut recevoir. Et comme ce
n'est pas proprement une action, mais une passion en la cire, de recevoir
diverses figures, il me semble que c'est aussi une passion en l'âme de
recevoir telle ou telle idée, & qu'il n'y a que ses volontés qui soient des
actions ; & que ses idées sont mises en elle, partie par les objets qui
touchent les sens, partie par les impressions qui sont dans le cerveau, &
partie aussi par les dispositions qui ont précédé en l'âme même, & par les
mouvements de sa volonté ; ainsi que la cire reçoit ses figures, partie des
autres corps qui la pressent, partie des figures ou autres qualités qui sont
déjà en elle, comme de ce qu'elle est plus ou moins pesante ou molle &c., &
partie aussi de son mouvement, lorsqu'ayant été agitée, elle a en soi la
force de continuer à se mouvoir. » Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644.
Adam et Tannery, Vol. IV - pages 113-114
La seule limite, nous semble-t-il, de cette analogie, est que la cire n'"agit" sur elle que
par inertie (le mouvement qu'elle a déjà acquis et qu'elle poursuit), alors que l'esprit a
l'extraordinaire faculté d'agir spontanément sur lui-même. Mais justement : il s'agit
là d'une caractéristique tout à fait propre aux seuls êtres spirituels, et aucune analogie
avec le monde matériel ne saurait en rendre compte.
L'éthique cartésienne de la pensée
63
L'être de la pensée
Prises de position
Prendre une position, c'est juger, croire, être certain,
douter, affirmer, nier, tenir pour vraisemblable etc. –
Une prise de position en dit autant du sujet que de son
objet – C'est une action de l'esprit que de qualifier de
vrai ou de faux une idée – L'idée que j'ai de ma croyance
n'est pas nécessairement ma croyance – La prise de
position est toujours libre, même si une conception
claire et distincte m'incline à la certitude – Pour la
science, seuls deux types de position sont pertinents : la
certitude et le doute – La certitude cartésienne est
l'impossibilité de douter – Le doute cartésien (radical)
est une prise de position, et non pas une absence de
position, ou une ignorance – Il revient à rejeter l'idée
comme si elle était fausse – Pour un sujet donné il n'y a
qu'un système de croyances et un seul à un instant
donné – Le doute radical n'est pas le doute sceptique
car il est méthodique – Je décide de douter dès lors que
j'ai au moins une raison de douter – Une raison de
douter d'une idée est une hypothèse (même peu
plausible) que je peux formuler avec sens et sans
contradiction avec l'ensemble de mes certitudes et qui
est incompatible avec l'idée en question – En
métaphysique la raison cardinale de douter est
l'hypothèse du mauvais génie – Mais elle ne pourra plus
être formulée après que j'aurai acquis la certitude du
cogito et de l'existence de Dieu
Nous avons identifié la prise de position (ou jugement) comme une des actions de
l'âme. Nous consacrons à son examen un chapitre entier car il nous apparaît qu'il
s'agit là d'une des notions les plus importantes (peut-être plus importante encore que
la volonté, sauf si l'on considère, bien sûr, qu'elle relève elle-même de la volonté), et
en tout cas les plus cruciales pour comprendre, non seulement la philosophie de
Descartes, dans ce qu'elle exprime, mais aussi en tant qu'elle est un témoignage d'une
certaine manière de penser et donc, aussi, de conduire sa vie. Dans un premier temps
nous chercherons à comprendre ce qu'est (ou n'est pas) la prise de position en
essayant de bien distinguer cette question de celle de ce qu'est une bonne ou
mauvaise prise de position, et de celle des règles à suivre en la matière. Autrement
dit, nous nous efforcerons de dégager ce qui relève de la "nature" de la prise de
64
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
position et ce qui relève de l'éthique (et il y a bien sûr place pour une éthique,
puisqu'il s'agit d'une action) de la prise de position.
Prises de position
L'expression "prise de position" n'est pas utilisée par Descartes. Nous l'avons choisie
pour désigner l'acte de l'esprit qui nous paraît être au cœur de toutes ces actions dont
parle Descartes : juger, croire, admettre en sa créance, être certain, douter, affirmer,
nier, récuser, tenir pour faux ou pour vraisemblable etc. Nous aurions pu prendre le
mot "jugement", mais il présentait l'inconvénient d'évoquer soit le processus éventuel
qui conduit au résultat du jugement, soit ce résultat lui-même (le jugement), plutôt
que l'acte lui-même de juger (qui n'est pas non plus le "prononcé du jugement"), qui
est la notion qui nous intéresse ici. De plus, le terme de "position" marque bien qu'il
s'agit en fait bien plus de dire ce que pense, ou croit d'une chose le sujet (ce qu'il en
pense), que d'affirmer quelque chose de cette chose elle-même. Autrement dit, la
prise de position en dit plus sur le sujet que sur l'objet. Mais ce qu'elle dit du sujet est
bien cependant en liaison avec l'objet, puisqu'il s'agit de la position du sujet par
rapport à cet objet*.
La prise de position est une action de l'esprit qui consiste à qualifier d'une certaine
manière une de ses perceptions (au sens large, bien sûr, c'est-à-dire y compris les
conceptions). Typiquement, il s'agit de lui attribuer les qualités de "vrai", de "faux",
ou de "douteux" (mais il y a d'autres possibilités, qui sont comme des intermédiaires,
ou des nuances : vraisemblable, probable, absolument certain etc.) Nous n'avons pas
besoin d'examiner ici ce qu'est la vérité, ni de nous assurer que lorsque l'esprit juge
que quelque chose est vraie elle est effectivement vraie. Nous ne nous intéressons en
effet qu'à l'acte qui consiste à accoler, comme une étiquette en quelque sorte, un des
qualificatifs de vrai, de faux, ou de douteux, à une perception de l'esprit. Ce qui est
essentiel ici, c'est que cette qualification n'est pas donnée à l'esprit avec sa
perception. Dit autrement, la qualité de vrai ou de faux n'est pas une forme des
perceptions de l'esprit. Nous sommes obligés de faire ici une petite digression, en
anticipation sur la suite de cette étude, pour éviter tout malentendu. Nous verrons
que pour Descartes la vérité n'est pas du tout subjective, et qu'elle est tout au
contraire transcendante à l'esprit. Et lorsque nous disons que c'est par un effet de
*
« […] je désire premièrement, Poliandre, que nous nous entretenions, vous & moi, de toutes les
choses qui sont au monde, les considérant en elles-mêmes, […]. Par après, nous considérerons tous
trois derechef toutes les choses, mais sous un autre sens, à savoir en tant qu'elles se rapportent à
nous, & qu'elles peuvent être nommées vraies ou fausses, & bonnes ou mauvaises ; […] » La
Recherche de la Vérité. Ferdinand Alquié, Vol. 2 – pages 504-505
L'éthique cartésienne de la pensée
65
L'être de la pensée
Prises de position
l'action de l'esprit qu'une perception se voit qualifiée de vraie ou de fausse, nous ne
voulons certainement pas dire que c'est l'esprit qui crée les vérités. Mais seulement
que c'est lui qui crée sa croyance en telle ou telle vérité (ou fausseté, d'ailleurs). Car,
pour l'esprit, il est équivalent de penser : "telle chose est vraie" ou "je crois (ou je
pense, ou je sais) que telle chose est vraie"*. La question de l'erreur éventuelle de
l'esprit — et il peut, bien sûr, y avoir erreur —, lorsqu'il prend cette position, n'est,
encore une fois, pas le sujet de ce chapitre.
Dans le langage courant, nous disons que telle chose est vraie, mais en réalité, sauf
exceptions (comme par exemple dans un discours scientifique, ou judiciaire, ou
encore dans une thèse de philosophie…), nous devrions dire "la conception, ou la
sensation, que j'ai de telle chose est vraie". Car la position prise par l'esprit n'est pas
une propriété qui se trouverait dans les choses† et que nous nous contenterions de
percevoir : encore une fois, elle n'est pas donnée dans la perception, elle y est ajoutée.
Mais pour autant elle n'est pas indépendante de la perception, car d'une part elle
s'applique à la perception et d'autre part elle se fonde sur la perception‡. Mais elle est
bien distincte, et même radicalement distincte de la perception elle-même. Dans la
pratique, pourtant, il est très facile de confondre les deux, et, la plupart du temps,
nous ne prêtons pas attention au fait que nous prenons des positions. Lorsque
Descartes voit, pendant sa Deuxième Méditation, le morceau de cire qu'on approche
du feu perdre sa couleur, changer de forme, s'amollir etc. et qu'il continue à penser
qu'il s'agit toujours du même morceau de cire, on serait tenté de dire qu'il voit bien
que c'est en effet toujours le même morceau de cire. Ou encore, lorsqu'il voit, penché
à sa fenêtre, des chapeaux et des manteaux passer en contrebas, ne dit-on pas qu'il
voit bien qu'il s'agit d'hommes qui passent là dans la rue ? Mais ce n'est pas cela. Ce
qu'il voit, ce ne sont que des formes, des couleurs, des mouvements, ce qu'il perçoit
*
†
‡
66
Sachant que l'on peut mettre toutes les nuances que l'on veut dans les deux expressions, comme par
exemple : "telle chose est certainement, ou probablement, vraie" et "je suis certain, ou il me paraît
probable, que telle chose est vraie".
« Il est à remarquer que partout il considère le doute et la certitude, non pas comme des relations
de notre connaissance aux objets, mais comme des propriétés des objets mêmes qui y demeurent
toujours attachées : en sorte que les choses que nous avons une fois reconnues être douteuses ne
peuvent jamais être rendues certaines. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Septièmes
Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 974. Il s'agit d'un reproche que formule ici Descartes à
l'encontre de son contradicteur, le Père Bourdin.
« Et bien que notre esprit ne soit ni la règle des choses ni celle de la vérité, du moins doit-il l'être
de ce que nous affirmons ou nions. En effet, rien de plus absurde et de plus inconsidéré que de
vouloir porter un jugement sur des choses auxquelles, de notre propre aveu, nos perceptions ne
sauraient atteindre. » Lettre à Morus du 5 février 1649. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 882
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
en plus, dans le cas du morceau de cire, ce sont des odeurs, des sensations tactiles
etc., mais certainement pas le même morceau de cire ou des hommes qui passent. Par
un processus que nous n'analysons pas ici, il juge, à partir de ses perceptions, qu'il
s'agit du même morceau de cire et d'hommes qui passent55 ; autrement dit, lui, René
Descartes, au cours de sa Deuxième Méditation, ou penché à la fenêtre de son logis,
prend position et croit qu'il en est bien ainsi (que c'est le même morceau de cire, que
ce sont des hommes qui passent). Sur les deux exemples précédents il peut paraître
peut-être de peu d'importance de distinguer ainsi l'acte de prise de position de la
perception sur laquelle porte cette prise de position. Mais ce serait une erreur. Car si
on pense que c'est la perception elle-même qui comporte en elle cette détermination,
alors on ne cherchera même pas à fixer son attention sur l'acte de prise de position
qui, pourtant, l'accompagne*, et on ne fera que répéter machinalement toujours ces
mêmes actes, tels qu'on s'est habitué à les faire depuis l'enfance. Et si ces actes sont
erronés, on répètera toujours les mêmes erreurs. Le cas le plus remarquable sur ce
plan est celui des qualités sensibles des choses extérieures (mais il y a aussi celui de la
croyance en l'existence du vide56). Nous avons vu que la perception que nous en avons
"se rapporte" justement à ces choses extérieures. Mais "se rapporter à", qui est bien
une forme de la perception, n'est pourtant pas la même chose que la position que
prend le sujet par rapport à cette perception. Et en l'espèce ce serait une erreur que
de croire que ces qualités sensibles sont dans les choses extérieures elles-mêmes57.
Mais justement : il est tout à fait loisible au sujet de se débarrasser de ce préjugé et
d'en juger autrement. Encore faut-il qu'il sache qu'il y a là effectivement matière à
juger et à se déterminer sur cette question. S'il ne le sait pas, il le fait certes quand
même, mais sans y prêter attention (nous dirions aujourd'hui qu'il le fait
"inconsciemment"), et donc en pouvant très facilement se tromper.
S'il est relativement facile de voir, du moins en théorie, que la prise de position sur
une sensation n'est pas la même chose que cette sensation elle-même, car nous avons
tous expérimenté qu'il arrive que les sens nous trompent et nous avons donc appris à
ne pas toujours nous y fier (c'est-à-dire, donc, à croire autre chose que ce qu'ils
semblent nous apprendre, comme par exemple que ce bâton devient rompu lorsqu'on
le plonge dans l'eau) la confusion est plus grande lorsqu'il s'agit d'une conception.
C'est pourtant exactement la même chose, puisque une conception est aussi une
*
« D'autant qu'il faut distinguer entre la matière, ou la chose à laquelle nous donnons notre
créance, & la raison formelle qui meut notre volonté à la donner. Car c'est dans cette seule raison
formelle que nous voulons qu'il y ait de la clarté & de l'évidence. » Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 115
L'éthique cartésienne de la pensée
67
L'être de la pensée
Prises de position
perception*. Mais la difficulté vient de ce que pour exprimer une prise de position, ou
pour y réfléchir, comme ici dans la présente étude, nous sommes conduits à la
conceptualiser, à en former une idée. Or l'idée que nous nous faisons de notre
croyance n'est pas notre croyance, pas plus que l'idée que nous nous faisons d'une de
nos sensations ou d'une de nos volontés n'est cette sensation ou cette volonté†. D'une
manière générale, en effet, la conscience que nous avons de quelque chose, en l'espèce
la conscience de nos pensées (passions ou actions de l'âme), n'est pas la même chose
que l'idée que nous pouvons nous en former (cf. le chapitre ultérieur consacré à la
conception). Et ceci est tout aussi vrai pour ce qui est de nos prises de position. Je
peux concevoir la proposition : "je crois que telle chose est vraie" (c'est-à-dire
l'entendre, et non pas seulement la prononcer sans en comprendre le sens), sans pour
autant croire vraiment que cette chose est vraie. Et lorsque nous disons "croire
vraiment", ce n'est pas au sens d'un observateur qui serait en surplomb et qui saurait
bien, lui, que je ne crois pas vraiment cette chose : c'est moi-même qui, tout en
concevant la proposition "je crois que telle chose est vraie", ai conscience que je n'y
crois pas "en réalité". C'est-à-dire que la conscience de mon acte de prise de position
est distincte, et en l'espèce différente‡, de ma conception de cette proposition. C'est
l'esprit de la réponse de Descartes à l'auteur (le Père Mersenne) des Secondes
Objections, qui envisageait qu'une vérité dont je suis totalement certain est peut-être
connue fausse par Dieu, et est donc fausse en réalité : envisager cela n'est qu'une
« feinte »58, c'est-à-dire une conception à laquelle en fait on ne croit tout simplement
pas, justement parce qu'on a conscience que l'on croit le contraire. Descartes ne
s'intéresse pas aux jeux de l'esprit, qui conduisent si souvent aux sophismes, mais à
ce que l'on croit réellement, sans tricher avec sa conscience, si l'on peut s'exprimer
ainsi.
C'est bien sûr cette distinction entre prise de position et conception qui explique la
possibilité du mensonge (y compris du mensonge à soi-même), même si le mensonge
suppose en plus qu'il y ait l'intention de ne pas dire ce que l'on croit vraiment. Mais
*
†
‡
68
« Car par l'entendement seul je n'assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les
idées des choses, que je puis assurer ou nier. » Méditations Métaphysiques – Quatrième
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX - page 45
« Il est de soi très évident, que c'est autre chose de voir un lion, & ensemble de le craindre, que de
le voir seulement ; & tout de même, que c'est autre chose de voir un homme qui court, que
d'assurer qu'on le voit. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Troisièmes Objections. Adam
et Tannery, Vol. IX - page 142
Nous voulons dire que, dans le cas où je crois vraiment que telle chose est vraie, la conscience de ma
prise de position reste bien distincte de ma conception de la proposition "je crois que telle chose est
vraie", mais elles seraient identiques (et non pas différentes).
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
c'est aussi cette distinction qui fait qu'une croyance, et même une certitude, ne se
communique pas, du moins en tant que telle. On pourrait pourtant penser qu'une
certitude fondée sur une solide conception devrait être partagée par autrui, si peu
qu'autrui accède à cette même conception, ce qui est faisable, car les conceptions
peuvent, elles, se communiquer par le langage. C'est ce qu'observait Descartes à
l'époque des Regulæ*. Mais plus tard il comprit que ce n'était pas si simple, et qu'en
pratique on ne pouvait jamais forcer quiconque à croire ce qu'il ne veut pas croire†,
comme l'on dit usuellement, même s'il s'agit pourtant de ce qui nous apparaît, à nous,
les vérités les plus certaines. Il commença par ne plus être totalement certain, a
priori, de pouvoir convaincre des vérités qu'il avait découvertes59. Il lui arriva même
d'être un peu désabusé‡. Mais toute son œuvre montre qu'il ne s'agissait là que de
courtes périodes de découragement, et qu'il consacra en fait toute son énergie, non
seulement à découvrir de nouvelles vérités, mais aussi à les communiquer et à
chercher à les faire partager aux autres hommes.
Le point important, bien sûr, est que la prise de position, comme toutes les actions de
l'âme, est libre. Elle n'est déterminée par rien, pas même par elle-même, si l'on peut
dire, c'est-à-dire plus précisément pas même par ses perceptions, de quelque nature
qu'elles soient — sensations, passions ou conceptions — (à, semble-t-il, une exception
près, cependant, que nous examinerons) :
« […] je ne m'étonne pas pourtant de voir des hommes qui ne sentent
point avoir en eux cette idée [de Dieu], ou plutôt qui ne s'en aperçoivent
point et qui peut-être ne s'en apercevront pas encore, après avoir lu mille
fois, si vous voulez, mes Méditations. Ainsi lorsqu'ils jugent que l'espace,
qu'ils appellent vide, n'est rien, ils le conçoivent néanmoins comme une
chose positive ; et lorsqu'ils pensent que les accidents sont réels, ils se les
représentent comme des substances, encore qu'ils ne jugent pas que ce
soient des substances, et ainsi souvent en beaucoup d'autres choses les
*
†
‡
« Or chaque fois que sur le même sujet le jugement de deux hommes se porte à des avis contraires,
il est certain que l'un des deux au moins se trompe ; et même aucun des deux, apparemment, ne
possède la science ; car si le raisonnement de l'un était certain et évident, il pourrait le proposer à
l'autre de telle manière qu'il finirait par lui gagner aussi l'adhésion de son entendement. » Règles
pour la direction de l'esprit – Règle II. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 81
« Mais je ne puis pas donner de l'esprit aux hommes, ni faire voir ce qui est au fond d'un cabinet, à
des gens qui ne veulent pas entrer dedans pour le regarder. » Lettre au Père Mersenne du 21
janvier 1641. Adam et Tannery, Vol. III - page 285
« Je vois de là, & de plusieurs autres telles choses, que les bonnes raisons ont fort peu de force
pour persuader la vérité, ce qui me fait presque résoudre d'oublier tout à fait à écrire, & n'étudier
jamais plus que pour moi-même. » Lettre au Père Mersenne du 9 février 1639. Adam et Tannery,
Vol. II - page 501. Noter tout de même la restriction « presque » [résoudre].
L'éthique cartésienne de la pensée
69
L'être de la pensée
Prises de position
jugements des hommes diffèrent de leurs perceptions. » Lettre à
l'Hyperaspistes d'août 1641. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 369
Nous avons déjà fait remarquer qu'être libre ne signifie pas, pour Descartes, être
indifférent (tout au contraire, même). Et cela s'applique ici également : « […] je me
suis porté à croire avec d'autant plus de liberté, que je me suis trouvé avec moins
d'indifférence. » (Méditations Métaphysiques – Quatrième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 47). Les perceptions*, ou la répétition des perceptions60, qui
forme l'habitude, nous « inclinent » à juger de telle ou telle manière61, mais l'acte de
prise de position n'est pas pour cela déterminé, et il peut aller à l'encontre de cette
inclination. Mais il semble bien qu'il y ait une exception à la liberté absolue de l'âme,
et cette exception porte justement sur la prise de position, qui paraît devoir suivre de
manière nécessaire un certain type de perception, qui est la conception claire et
distincte. L'étude de ce point exige une attention toute particulière, car il se situe au
cœur de la philosophie cartésienne. Nous examinerons plus tard ce qu'est exactement
une conception claire et distincte, et sa relation à la vérité. Ici, nous ne nous
préoccupons que de la manière dont l'esprit prend une position en présence d'une
conception claire et distincte. Disons tout de suite que cette position est la certitude.
Mais est-ce toujours le cas ? Peut-on imaginer que l'esprit juge contre une telle
conception, ou au moins suspende son jugement ? Certains textes de Descartes
parlent seulement d'une « grande inclination » de la volonté à croire ce que
l'entendement conçoit ainsi clairement et distinctement :
« […] je ne pouvais pas m'empêcher de juger qu'une chose que je
concevais si clairement était vraie, non que je m'y trouvasse forcé par
aucune cause extérieure, mais seulement, parce que d'une grande clarté
qui était en mon entendement, a suivi une grande inclination en ma
volonté ; […] » Méditations Métaphysiques – Quatrième Méditation.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 4762
Une telle formulation laisse entendre que, malgré tout, l'esprit reste libre et qu'il peut
tout de même, moyennant un grand effort de volonté justement, résister à cette
grande inclination. Mais déjà l'expression « je ne pouvais pas m'empêcher de juger »
semble tout de même bien aller au-delà de la simple « inclination » à juger. Par
ailleurs, on ne compte plus, dans l'ensemble de son œuvre, les occurrences
d'expressions comme : « on ne peut pas douter que », « nous ne saurions révoquer en
doute que » etc. qui finissent par donner le sentiment que l'esprit n'a pas le choix : il
*
70
« Quand je dis qu'il me semble que cela m'est enseigné par la nature, j'entends seulement par ce
mot de nature une certaine inclination qui me porte à croire cette chose, & non pas une lumière
naturelle qui me fasse connaître qu'elle est vraie. » Méditations Métaphysiques – Troisième
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX - page 30
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
lui faut donner son assentiment à une conception lorsqu'elle est claire et distincte. On
trouve aussi des expressions comme « la lumière naturelle nous dicte que… »
(Méditations Métaphysiques – Réponses aux Premières Objections. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 86). Mais surtout, Descartes va jusqu'à affirmer qu'il y a une
impossibilité naturelle pour l'esprit à aller contre une conception claire et distincte,
c'est-à-dire que la nature même de l'esprit rend cela impossible :
« […] la nature de mon esprit est telle, que je ne me saurais empêcher de
les [les choses que je connais clairement et distinctement] estimer vraies,
pendant que je les conçois clairement & distinctement. » Méditations
Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX - page
52
Et il ne saurait s'agir d'une formulation maladroite, car il répétera cela (dans une de
ses lettres*). On objectera peut-être que c'est là un faux problème, car l'esprit ne
comportant pas de parties, c'est le même esprit qui, à la fois conçoit clairement et
distinctement, et prend position sur sa conception ; et, en conséquence, le fait que sa
position soit déterminée par sa conception n'entame en rien sa liberté, puisque c'est
lui-même qui conçoit. Autrement dit, distinguer la conception et la prise de position
n'est qu'une manière de présenter les choses qui ne correspond pas à une distinction
réelle (il ne s'agit que d'une abstraction). On ajoutera peut-être même qu'une
conception claire et distincte résulte d'un véritable travail de l'esprit, travail que
l'esprit n'entreprend que parce qu'il est libre, justement. Enfin, l'esprit dispose encore
d'une autre liberté, qui est de fixer ou non son attention sur une de ses conceptions.
Et, s'il ne veut pas croire vraie une chose qu'il conçoit clairement et distinctement, il a
toujours la faculté de détourner son attention de la conception correspondante. Mais
ces arguments ne sont pas satisfaisants. Il est certes exact qu'il ne faut pas considérer
que c'est la volonté qui est libre, mais bien l'esprit qui est libre lorsqu'il veut, ou plus
généralement lorsqu'il agit. Et donc, en soi, il n'y a pas de sens à parler de la liberté
de la volonté par rapport à l'entendement, car liberté et entendement ne sont que des
facultés d'un seul et même esprit. Par contre, ce qui a un sens, c'est d'examiner la
liberté de l'esprit dans un de ses actes par rapport à toutes les autres choses qui ne
sont pas lui et qui agissent sur lui, autrement dit par rapport à ses passions dont
l'agent n'est pas lui-même (car, pour mémoire, nous rappelons qu'il existe aussi des
passions de l'âme provoquées par l'âme elle-même : mais celles-ci ne posent pas
problème au regard de la question de la liberté de l'esprit). Or une conception, nous
l'avons vu, est une perception, c'est-à-dire une passion, et il est bien certain qu'il
*
« […] notre âme est de telle nature qu'elle ne peut refuser de se rendre à ce qu'elle comprend
distinctement ; […] » Lettre à Regius du 24 mai 1640. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 244
L'éthique cartésienne de la pensée
71
L'être de la pensée
Prises de position
existe des conceptions dont l'agent n'est pas l'esprit lui-même (la plus célèbre d'entre
elles, dans la philosophie cartésienne, étant, on le sait, l'idée de Dieu). D'autre part,
s'il est vrai que la clarté et la distinction d'une conception résultent généralement
d'un travail (et donc d'une action) de l'esprit, rien ne dit que certaines conceptions ne
se présentent pas d'emblée ainsi à l'esprit. C'est notamment le cas des « notions
simples » (ou « primitives »), que l'esprit trouve déjà là en lui et pour lequel il n'a
aucun travail à effectuer pour les comprendre mieux*63. Il ne reste que l'argument
relatif au pouvoir de l'esprit de détourner son attention d'une conception claire et
distincte à laquelle il décide de ne pas accorder son assentiment. C'est effectivement
une possibilité. Mais il ne s'agit là que d'une manière indirecte, pour l'esprit,
d'exercer sa liberté de prise de position. Et nous ne sommes pas certain qu'il n'y a pas
là en réalité un cercle logique : en effet, si, en présence d'une conception claire et
distincte, l'esprit détourne son attention pour ne pas être conduit à la tenir pour
vraie, n'est-ce pas parce que, déjà, il a décidé de ne pas la tenir pour vraie ?
Il nous paraît en tout état de cause possible de voir les choses tout autrement, et de
sauvegarder le principe de la liberté absolue de l'esprit dans toutes ses actions. Le
texte capital est le suivant :
« […] je ne saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle
me fait voir être vrai, ainsi qu'elle m'a tantôt fait voir que, de ce que je
doutais, je pouvais conclure que j'étais. Et je n'ai en moi aucune autre
faculté, ou puissance, pour distinguer le vrai du faux, qui me puisse
enseigner que ce que cette lumière me montre comme vrai ne l'est pas, et à
qui je me puisse tant fier qu'à elle. Mais, pour ce qui est des inclinations
qui me semblent aussi m'être naturelles, j'ai souvent remarqué, lorsqu'il a
été question de faire choix entre les vertus & les vices, qu'elles ne m'ont
pas moins porté au mal qu'au bien ; c'est pourquoi je n'ai pas de sujet de
les suivre non plus en ce qui regarde le vrai & le faux. » Méditations
Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX - page
30
À la lecture de ce passage, nous comprenons ce que Descartes entend par
l'impossibilité due à la nature de l'esprit : il n'existe pas dans l'esprit humain une
autre faculté qui serait une sorte de "tribunal de l'entendement", pour reprendre
l'esprit de la célèbre formule de Kant, ou plus exactement une sorte de "Cour d'Appel"
*
72
« Or, que notre esprit, lorsqu'il sera détaché du corps ou que ce corps glorifié ne lui fera plus
d'empêchement, ne puisse recevoir de telles illustrations & connaissances directes, en pouvez-vous
douter, puisque […] notre âme en a déjà quelques-unes de la bénéficence de son Créateur, sans
lesquelles il [notre esprit] ne serait pas capable de raisonner ? » Lettre au Marquis de Newcastle de
mars ou avril 1648. Adam et Tannery, Vol. V - page 137
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
qui examinerait ce qu'a déjà examiné l'entendement, et dont je pourrais ensuite
décider de suivre l'avis plutôt que celui que me donne l'entendement. La situation est
tout autre pour les autres « inclinations naturelles », dont j'ai pu observer, justement
grâce à des conceptions claires et distinctes, qu'elles pouvaient m'induire en erreur.
Mais toute cette analyse (sur le fait que l'esprit n'a pas d'autre faculté pour connaître
le vrai et le faux que la faculté de conception etc.) est une analyse, justement,
autrement dit elle est elle-même une conception. Et lorsque Descartes dit : « je ne
saurais rien révoquer en doute de ce que la lumière naturelle me fait voir être vrai »,
il s'agit de la conclusion d'un raisonnement (celui qui part du constat que la nature de
mon esprit est telle que je ne trouve pas d'autre instance d'appel que le seul
entendement). Et lui, René Descartes, a approuvé cette conclusion — et, bien sûr, en
nous exposant son raisonnement, il nous propose de le rejoindre dans cette
conclusion —, c'est-à-dire qu'il a « admis en sa créance » (ou encore : « il s'est
persuadé ») qu'il ne saurait rien révoquer en doute de ce qu'il conçoit clairement et
distinctement*. L'impossibilité de douter d'une conception claire et distincte n'est
donc en rien une impossibilité psychologique, ou naturelle, mais bien une décision
raisonnée, qui se fonde sur l'examen de la nature de l'esprit humain. Cette
interprétation est confirmée par le texte suivant :
« […] j'expliquerai ici derechef le fondement sur lequel il me semble que
toute la certitude humaine peut être appuyée.
Premièrement, aussitôt que nous pensons concevoir clairement quelque
vérité, nous sommes naturellement portés à la croire. Et si cette croyance
est si forte que nous ne puissions jamais avoir aucune raison de douter de
ce que nous croyons de la sorte, il n'y a rien à rechercher davantage : nous
avons touchant cela toute la certitude qui se peut raisonnablement
souhaiter. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX - page 113
« Il n'y a rien à rechercher davantage » : la certitude que l'on acquiert, ou plutôt que
l'on décide de faire sienne, justement parce qu'on cesse de rechercher davantage, est
la plus grande que l'on puisse raisonnablement souhaiter. On voit bien que la prise
de position est en réalité voulue (ou décidée) par l'esprit et non pas imposée, même si
« nous sommes naturellement portés » vers cette décision. En fait, c'est donc bien le
libre-arbitre qui décide de suivre cette « inclination naturelle », et de lui faire
entièrement confiance. Il n'y a donc pas obligation. Et au fond l'homme cartésien,
celui qui, dans les Méditations, ne peut révoquer en doute ce qu'il conçoit clairement
et distinctement, celui aussi à qui Descartes s'adresse dans tous ses autres ouvrages
*
Car la lumière naturelle dont il parle ici correspond bien à la conception claire et distincte, comme
le prouve l'exemple qu'il prend du cogito.
L'éthique cartésienne de la pensée
73
L'être de la pensée
Prises de position
en lui disant qu'on ne peut douter (à charge pour lui de vérifier qu'il ne peut
effectivement pas en douter) de telle ou telle vérité que, lui, René Descartes, a
découverte, est « quiconque désire examiner les choses par lui-même et en juger
selon qu'il les conçoit » (La Recherche de la Vérité. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page
1136). L'homme cartésien n'est pas l'homme en général tel que le décrirait un
Descartes anthropologue — car Descartes ne décrit pas l'homme en général : l'homme
cartésien est celui qui décide, librement, d'être l'homme que Descartes nous propose
d'être, et dont les Méditations Métaphysiques constituent le parcours initiatique.
C'est au cours de ces Méditations, dans lesquelles il entrera, non pas en tant que
simple lecteur, mais bien en tant que penseur, parce qu'il a déjà décidé, « une fois en
sa vie », de « commencer tout de nouveau dès les fondements »64, qu'il découvrira
qu'il ne peut avoir de plus grande certitude qu'en se fiant à ses conceptions claires et
distinctes.
Nous avons dit que prendre position consiste, typiquement, à affirmer, à nier ou à
douter. En fait, nier revient à affirmer le contraire. Il n'y a donc que deux grandes
modalités de la prise de position, qui sont : croire ou douter. Il n'y a pas lieu,
lorsqu'on étudie la philosophie cartésienne, de distinguer entre les différents degrés
de la croyance, car Descartes ne se préoccupe en réalité que de la seule certitude. Il
reconnaît bien sûr l'existence de croyances de niveau faible, ou au contraire
extrêmement probables (qu'il appelle alors des « certitudes morales », mais qui ne
sont pas en réalité des certitudes, au sens où il l'entend généralement dans son
œuvre), qui ont leur utilité dans la vie pratique65, mais lorsqu'il s'agit de fonder la
science, ce qui est son plus haut objectif, il s'agit d'acquérir des certitudes, et
seulement des certitudes. Le vraisemblable, notamment, n'est d'aucune utilité en
philosophie. Et Descartes préfère même considérer qu'il est faux, mais il s'agit là
d'une règle qui ressortit à son éthique de la pensée.
Or, qu'est-ce qu'une certitude pour Descartes ? C'est une croyance (ou persuasion) si
ferme qu'on ne peut l'ôter66. Et qu'est-ce qu'ôter une croyance ? C'est douter. On voit
donc que la certitude se définit à partir du doute (et non pas, comme classiquement,
l'inverse : le doute étant communément considéré comme l'absence de certitude) : je
suis certain de ce dont je ne doute pas. Et même, plus précisément : je suis certain de
ce dont je ne peux pas douter, ce qui est beaucoup plus exigeant. En effet, la certitude
n'est pas simplement l'absence de doute, mais, plus que cela, elle est l'absence de tout
doute possible. Ce point est fondamental. Mais il faut bien comprendre : lorsque
Descartes dit que la certitude est l'impossibilité de douter, il n'affirme pas là ce qu'est
la nature de la certitude en général, comme s'il l'avait découverte après analyse (car
74
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
ce serait faux : bien des gens sont certains de quelque chose alors même qu'ils
pourraient en douter s'ils se donnaient la peine de chercher une raison de douter,
justement) ; il décide que lui ne se considèrera comme certain que s'il ne peut pas
douter (et il nous suggère bien sûr d'adopter cette même position). Il s'agit donc déjà
d'une règle morale, qui dit que l'on ne doit être certain que de ce dont on ne saurait
douter. Pour être certain de quelque chose, il faut donc d'abord être certain qu'on ne
peut en douter. Autrement dit, si on a le moindre doute quant à l'impossibilité de
douter de quelque chose, il faut douter de cette chose*. Cette présentation semble
conduire à un doute général, puisque le doute étant libre il est toujours possible, ou
en tout cas il n'est certainement pas impossible. Mais il n'en est rien, car nous verrons
que, si le doute est libre, il ne doit pas pour autant être arbitraire, et qu'il faut une
raison pour douter : l'impossibilité de douter d'une chose revient donc à n'avoir
aucune raison d'en douter.
En tout état de cause, c'est cette manière d'appréhender la certitude qui explique la
fréquence de l'expression « on ne peut douter que » dans l'œuvre de Descartes. Mais
il nous faut évoquer ici un texte qui semble s'inscrire en faux sur ce que nous venons
de dire de la certitude, car Descartes y explique qu'elle reposerait sur une très forte
raison, et non pas sur l'impossibilité de douter :
« […] ce que je fais pour mettre une distinction entre la persuasion et la
science. La première se trouve en nous, lorsqu'il reste encore quelque
raison qui peut nous porter au doute ; et la seconde, lorsque la raison de
croire est si forte qu'il ne s'en présente jamais de plus puissante, […] »
Lettre à Regius du 24 mai 1640. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 245
Mais que dit exactement Descartes ? Qu'il n'y a que persuasion, c'est-à-dire un niveau
de croyance inférieur à la certitude, lorsqu'il existe encore une raison de douter. Cela
veut bien dire qu'a contrario il ne peut y avoir certitude que s'il n'y a aucune raison
de douter. Quant à ce que dit ensuite Descartes de la science (qui correspond à la
certitude), il n'est pas sûr qu'il faille le prendre au pied de la lettre : on ne trouve pas
dans sa philosophie, en effet, qu'il y aurait une sorte de hiérarchie entre les raisons,
des raisons plus fortes que d'autres. Et nous voulons comprendre qu'une raison
« plus puissante » serait en fait n'importe quelle raison, pourvu qu'elle soit une
raison de douter. Car une telle raison de douter est toujours « plus puissante » que
*
« […] car de cela seul qu'il craint et qu'il ne sait pas certainement qu'il ne doit point se défier, de là
il s'ensuit qu'il doit se défier. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Septièmes Objections.
Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 977
L'éthique cartésienne de la pensée
75
L'être de la pensée
Prises de position
n'importe quelle raison de croire, puisqu'il suffit d'une raison de douter pour ne pas
croire.
En tout cas, ce qui apparaît clairement, c'est que, dans la philosophie cartésienne, la
prise de position de base est le doute. On sait la place considérable qu'occupe le
doute, sous la forme du doute hyperbolique, ou radical, dans la dramaturgie des
Méditations. Mais si cette place est considérable, elle est en réalité, sous cette forme,
très conjoncturelle : dans la Première Méditation le doute est tellement présent et
tellement actuel qu'il occupe toute la place ; il n'y a plus que lui. Mais dans tout le
reste de l'œuvre cartésienne, si le doute est constamment présent, ce n'est plus qu'en
tant que pure potentialité, qu'il s'agit justement d'empêcher à tout prix de
s'actualiser. Ce qui ne diminue évidemment en rien son importance, qui reste, bien au
contraire, tout à fait primordiale.
Mais le doute cartésien est une notion qu'il faut correctement appréhender. Et il faut
reconnaître que l'on rencontre pour cela une certaine difficulté (comme ce fut déjà le
cas pour Gassendi et le Père Bourdin, les auteurs des Cinquièmes et Septièmes
Objections), difficulté due à un usage peut-être un peu imprécis, par Descartes, des
mots "doute" et "faux". Au tout début de la Première Méditation*, Descartes
commence par « rejeter » toute opinion pour laquelle il a « le moindre sujet de
douter », sans qu'il soit nécessaire pour cela qu'il « prouve » qu'elle est « fausse ». Il
indique de plus qu'il décide d'avoir la même attitude vis-à-vis des opinions qui ne
sont pas « entièrement certaines » que vis-à-vis de celles qui lui « paraissent
manifestement fausses ». Cette attitude consiste à « rejeter » ces opinions, ou encore
à ne pas leur « donner créance ». Ici, "douter" signifie "ne pas être certain", ou encore
avoir à l'esprit deux raisons qui m'inclinent chacune à conclure en sens inverse de
l'autre. Je suis hésitant, en somme, et je n'ai pas une position ferme, voire je n'ai pas
de position du tout. "Faux" semble bien être le contraire de "vrai", et pour pouvoir
affirmer que quelque chose est faux, et en être certain, il me faut le prouver. Et c'est
aussi difficile, bien sûr, que de prouver que quelque chose est vrai (c'est pourquoi
Descartes n'est pas sûr de pouvoir en « venir à bout »). Cependant, il y a aussi des
*
76
« Or il ne sera pas nécessaire, pour arriver à ce dessein, de prouver qu'elles [ses anciennes
opinions] sont toutes fausses, de quoi peut-être je ne viendrais jamais à bout ; mais, d'autant que
la raison me persuade déjà que je ne dois pas moins soigneusement m'empêcher de donner
créance aux choses qui ne sont pas entièrement certaines & indubitables, qu'à celles qui nous
paraissent manifestement être fausses, le moindre sujet de douter que j'y trouverai, suffira pour
me les faire toutes rejeter. » Méditations Métaphysiques – Première Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX - pages 13-14
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
choses qui me « paraissent manifestement fausses », ce qui laisse à penser que j'en ai
une assez forte « persuasion », sans en avoir véritablement la « science », c'est-à-dire
sans que j'aie totalement prouvé qu'elles sont fausses. Finalement, Descartes décide
de "rejeter", ou de ne pas "accorder sa créance" à toutes les opinions qui ne sont pas
« entièrement certaines & indubitables ». De toute évidence, ce qu'il veut nous dire
dans ce passage, est qu'il n'y a pas lieu de tenir compte des différents degrés de
croyance que l'on peut avoir en quelque chose (comme "je crois que cette chose est
très probable", "ou probable", "ou improbable", "ou très improbable" etc.), et que
notre attitude doit être binaire : soit je suis certain, soit je ne le suis pas. Mais cela
demande un très grand effort, « pénible et laborieux »67, et Descartes recommande
même au lecteur de s'y exercer pendant plusieurs mois, ou au moins plusieurs
semaines (cf. passage déjà mentionné page 19 note *)68. Mais au regard de cette
discipline le vrai et le faux ne sont pas symétriques. En effet, lorsque une chose nous
paraît « manifestement fausse », ou même seulement fausse, nous sommes habitués à
la rejeter, sans penser pour autant que son contraire est "manifestement vrai", ou
même seulement vrai, et donc sans accorder explicitement créance à ce contraire. Par
contre, nous avons tendance à croire une chose qui, sans être absolument certaine,
nous apparaît "manifestement vraie", ou "vraie". Et cette tendance est d'autant plus
forte que nous sommes habitués d'y céder depuis fort longtemps69. De ce point de
vue, c'est-à-dire du point de vue de ma prise de position, et non pas de la vérité ou de
la fausseté absolues des choses, les choses m'apparaissent sur une échelle allant du
"manifestement faux" au "manifestement vrai", et je suis habitué, schématiquement,
à croire celles qui se présentent sur cette échelle comme vraies ou manifestement
vraies, et à rejeter celles qui se présentent comme fausses ou manifestement fausses.
Dans cette perspective, et si l'on comprend les qualificatifs "vrai" et "faux" comme
relatifs à ma prise de position (je crois que ceci est vrai, ou je crois que ceci est faux),
alors le "faux" correspond à la privation du "vrai", et non plus à son contraire : est
faux ce qui ne m'apparaît pas suffisamment vrai pour que j'y accorde ma créance*.
C'est en ce sens là que Descartes dit ensuite qu'il décide de « se tromper lui-même »
en « feignant » que tout ce dont il n'est pas absolument certain est en fait faux70. Il
répétera plus loin :
« […] j'ai posé pour faux tout ce que j'avais tenu auparavant pour très
véritable, pour cela seul que j'ai remarqué que l'on en pouvait douter en
*
C'est ce que Descartes répondra à Gassendi : « Car, pour moi, qui par le faux n'entends autre chose
que la privation du vrai, je trouve qu'il y a une entière répugnance que l'entendement appréhende
le faux sous la forme ou l'apparence du vrai, ce qui toutefois serait nécessaire s'il déterminait
jamais la volonté à embrasser la fausseté. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 826
L'éthique cartésienne de la pensée
77
L'être de la pensée
Prises de position
quelque sorte. » Méditations Métaphysiques – Quatrième Méditation.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 47*71
Ce sont des formulations de la sorte qui provoqueront l'incompréhension de Gassendi
et du Père Bourdin. Car ils prennent toujours le mot "faux" dans le sens du contraire
du vrai, et ne comprennent pas pourquoi Descartes adopte une position aussi extrême
que de considérer faux ce qui n'est que douteux, c'est-à-dire, selon leur
interprétation, de considérer que dès que la vérité d'une chose n'est pas totalement
certaine, c'est qu'elle est fausse et que donc son contraire, lui, est vrai. Avec cette
interprétation, bien sûr, le Père Bourdin a raison de reprocher à Descartes de tomber
en fait dans un autre ensemble de croyances qui ont toutes les chances d'être aussi
fausses que les préjugés dont il veut se libérer. Mais ce n'est évidemment pas du tout
ce qu'a fait Descartes, comme il le lui répondra :
« Lorsque j'ai dit qu'il fallait pour quelque temps tenir les choses
douteuses pour fausses, ou bien les rejeter comme telles, j'ai donné si
clairement à connaître que j'entendais seulement que, pour faire une
exacte recherche des vérités tout à fait certaines, il ne fallait faire non plus
de compte des choses douteuses que de celles qui étaient absolument
fausses, qu'il me semble que tout homme de bon sens ne pouvait
autrement interpréter mes paroles, et qu'il ne pouvait s'en rencontrer
aucun qui pût feindre que j'ai voulu croire l'opposé de ce qui est douteux,
[…] » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Septièmes Objections.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 959†
*
†
Et aussi : « […] je réputais presque pour faux tout ce qui n'était que vraisemblable. » Discours de
la Méthode – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 8. On notera que dans ce passage
Descartes met la restriction "presque", car il n'en est pas encore à adopter une démarche
systématique de découverte de la vérité : il vient seulement de constater que ce qui se présente
comme vérité ne mérite pas toujours qu'il lui accorde sa créance. Mais plus loin dans le Discours, il
radicalise sa position : « […] pource qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la
vérité, je pensai qu'il fallait […] que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je
pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne restait point, après cela, quelque chose en
ma créance, qui fût entièrement indubitable. » Discours de la Méthode – Quatrième Partie. Adam
et Tannery, Vol. VI – page 31
Cette réponse nous paraît à la fois claire et satisfaisante. Mais il faut reconnaître que ce n'est pas
tout à fait le cas de la réponse que Descartes fit à Gassendi : « Un philosophe n'aurait pas dit aussi
qu'en "tenant toutes choses pour fausses, je ne me dépouille pas tant de mes anciens préjugés, que
je me revêts d'un autre tout nouveau" ; ou bien il eût premièrement tâché de montrer qu'une telle
supposition nous pouvait induire en erreur ; […] Et un philosophe ne serait pas plus étonné de
cette supposition que de voir quelquefois une personne qui, pour redresser un bâton qui est
courbé, le recourbe de l'autre part, car il n'ignore pas que souvent on prend ainsi des choses
fausses pour véritables, afin d'éclaircir davantage la vérité, […] » (Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Cinquièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX - pages 789-790). En effet, l'image
du bâton à redresser, ainsi que l'allusion aux raisonnements apagogiques, laissent à penser que le
mot "faux" est bien utilisé ici dans le sens du contraire du vrai. Mais alors, sans aller jusqu'à
------------
78
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
Le mot "faux" a donc deux sens, ou plus exactement deux usages chez Descartes : soit
il qualifie la chose dans l'absolu, soit il ne porte que sur ma position vis-à-vis d'elle. Il
en est évidemment de même pour le mot "vrai". Mais, alors que pour le vrai, il n'y a
pas de risque d'ambiguïté (quel que soit le sens, "je suis certain" que la chose est
vraie), il en est tout autrement pour le faux : quand le mot se rapporte à ma position,
il signifie que "je ne suis pas certain" de la chose, tandis que s'il a le sens absolu, alors
c'est que "je suis certain" (que la chose est fausse). Lorsqu'il s'agit de prendre
position, Descartes applique une sorte de principe de précaution avant l'heure ; et
"faux" signifie alors "susceptible d'être faux", ou du moins il décide de se comporter
vis-à-vis de ce qui est susceptible d'être faux comme s'il était effectivement faux, sous
réserve d'un examen plus approfondi ultérieur. L'image de la corbeille de pommes
dont on vide tout le contenu pour y remettre ensuite uniquement celles qui ne sont
pas gâtées, après qu'on les aura vérifiées une par une, illustre merveilleusement
l'esprit de la démarche cartésienne du doute radical72.
Le doute aussi a deux sens dans la philosophie de Descartes. Nous savons que la
position du sujet doit être binaire : soit la certitude, soit l'absence de certitude (ou la
non-certitude, ce qui revient au même). Mais il y a encore une autre possibilité, qui
est l'absence de position. Il ne faut pas confondre "absence de certitude" et "absence
de position". L'absence de certitude est en fait une vraie position, et donc un acte de
l'esprit, alors que l'absence de position est un non-acte, bien sûr. Ne pas accorder sa
créance, comme s'exprime Descartes, signifie juger, ou prendre comme position, que
la chose en question est incertaine. Mais cette dernière formulation est encore
ambiguë, car ce n'est pas d'une qualité de la chose qu'il s'agit, mais de la qualification
de ma position vis-à-vis d'elle : ce n'est pas elle qui est incertaine, ni moi non plus
d'ailleurs qui serais incertain (au contraire, je prends clairement une position, je
n'hésite plus : je considère cette chose comme "fausse" — au deuxième sens du mot
"faux"), c'est ma position au regard de cette chose qui est celle du doute — et, avonsnous envie d'ajouter : il est certain que cette position est celle du doute, car j'ai
parfaitement conscience de mon acte de douter. Ce doute-là, celui qui revient à
« tenir pour faux », est le doute radical, ou « hyperbolique », selon l'expression de
Descartes, que nous voulons comprendre en ce sens (car Descartes ne définit pas
vraiment ce qu'il entend par cette expression, et nous savons seulement que lorsqu'il
accompagner Gassendi lorsque celui-ci prétend qu'en tenant pour fausses toutes les opinions que
l'on avait jusqu'à présent on retombe dans un autre préjugé, il nous semble qu'on serait en droit de
demander pourquoi Descartes a besoin d'effectuer cette supposition plutôt que de se contenter de
considérer toutes ces opinions comme douteuses.
L'éthique cartésienne de la pensée
79
L'être de la pensée
Prises de position
l'utilise c'est toujours en référence aux doutes de la Première Méditation73). Mais il
faut bien comprendre : "croire que quelque chose est faux", ou "tenir quelque chose
pour faux", avec le sens premier du mot "faux", n'est pas en soi un doute radical : ce
n'est qu'une croyance (plus ou moins forte) — que cette chose est fausse, c'est-à-dire
que son contraire est vrai ; ce qui constitue le doute radical, c'est la position de noncertitude prise dans un système à deux positions (certitude et non-certitude)
délibérément choisi comme système de créance. Autrement dit, ce qui est radical,
c'est avant tout le système de créance lui-même, sa radicalité étant qu'il ne comporte
que deux positions possibles (c'est un système de tout ou rien, en somme), sans
aucun intermédiaire entre les extrêmes*.
Mais avant d'être assuré d'une chose, ou avant d'en douter radicalement, je n'ai pas
de position vis-à-vis d'elle. Je cherche à définir ma position. J'hésite peut-être. Cette
phase d'abstention ne correspond pas à ce que Descartes appelle « suspension de
jugement ». Il s'agit bien sûr aussi d'un "doute", mais peut-être pas de l'action de
douter, car ce n'est pas un acte, mais un état. Tandis que la « suspension de
jugement » relève d'une décision du sujet, et exprime sa puissance et sa liberté :
« Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; & si, par ce moyen, il
n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune vérité, à
tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. »
Méditations Métaphysiques – Première Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX - page 1874
C'est cette suspension de jugement qui me permet d'échapper aux ruses d'un mauvais
génie éventuel75. Il s'agit de ce que nous avons appelé la "non-certitude", qui est une
position décidée par le sujet, et donc une action de l'esprit, comme le dit le passage
suivant :
« Et pource que c'est une action de la volonté que de juger ou ne pas juger,
ainsi que j'ai expliqué en son lieu, il est évident qu'elle est en notre
pouvoir : […] » Méditations Métaphysiques – Lettre à M. Clerselier,
servant de réponse à un recueil des principales instances faites par
*
80
« Mais il n'en va pas de même quand il est question d'établir les fondements de la philosophie ; car
on ne peut pas dire qu'il y ait certaines bornes de douter au-dessous de la plus grande certitude,
au delà desquelles il est inutile de passer, et sur qui même nous pouvons avec raison et assurance
nous appuyer ; car la vérité consistant dans un indivisible, il peut arriver que ce que nous ne
voyons pas être tout à fait certain, pour probable qu'il nous paraisse, soit néanmoins absolument
faux ; et sans doute que celui-là philosopherait fort mal qui n'aurait point d'autres fondements en
sa philosophie que des choses qu'il reconnaîtrait pouvoir être fausses. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Septièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 1059. On
notera qu'ici le mot "faux" est utilisé avec son sens habituel, de contraire du vrai.
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
monsieur Gassendi contre les précédentes réponses. Adam et Tannery,
Vol. IX - page 20476
Descartes n'a pas explicitement évoqué l'état d'abstention, ou de non prise de
position. Ou alors peut-être est-ce cet état de non-position auquel il songe lorsqu'il
parle de « doute de l'entendement » pour le distinguer du « doute de la volonté »* ?
En effet, l'entendement ne saurait être actif, surtout lorsqu'on l'oppose à la volonté ;
donc, le « doute de l'entendement » ne peut être un acte, et il ne peut que
correspondre à un état, dans lequel l'esprit justement s'abstient de prendre position.
En tout cas, c'est bien de l'état d'abstention dont Descartes parle lorsqu'il utilise le
mot "doute" au sens habituel, et non pas au sens du doute radical, comme lorsqu'il dit
que « celui qui doute de beaucoup de choses n'est pas plus savant que celui qui n'y a
jamais pensé ; […] » (Règles pour la direction de l'esprit – Règle II. Ferdinand
Alquié, Vol. 1 - page 80). Ou encore lorsqu'il parle d'« assurance morale »† (qui
s'oppose à ce que l'on pourrait appeler un "doute moral") : une telle assurance ne
correspond pas à un degré qui ferait partie du système de croyances (qui, de toute
façon, nous l'avons vu, ne comporte que deux positions possibles), mais à une
certitude en vue des actions pratiques, et non spéculatives. Dans cette perspective, on
ne doute évidemment pas de l'existence des choses corporelles77, par exemple, même
si, avant d'avoir achevé le parcours des six Méditations, il nous faut en douter
radicalement.
Il ne faut d'ailleurs pas confondre non plus le doute radical avec l'ignorance. J'ignore
la signification d'un mot étranger, par exemple, ou j'ignore la composition de tel
breuvage, ou encore j'ignore quelles sont les solutions réelles éventuelles de telle
*
†
« La première est de savoir s'il est jamais permis de douter de Dieu, c'est-à-dire si naturellement
on peut douter de l'existence de Dieu. Sur quoi j'estime qu'il faut distinguer ce qui dans un doute
appartient à l'entendement, d'avec ce qui appartient à la volonté ; car pour ce qui est de
l'entendement, on ne doit pas demander si quelque chose lui est permise, ou non, parce que ce n'est
pas une faculté élective, mais seulement s'il le peut. Et il est certain qu'il y en a plusieurs, de qui
l'entendement peut douter de Dieu, et de ce nombre sont tous ceux qui ne peuvent démontrer
évidemment son existence, quoique, néanmoins, ils aient une vraie foi ; car la foi appartient à la
volonté, laquelle étant mise à part, le fidèle peut examiner par raison naturelle s'il y a un Dieu, et
ainsi douter de Dieu. » Lettre à Buitendijck de 1643. Ferdinand Alquié, Vol. 3 – page 57
« Car, encore qu'on ait une assurance morale de ces choses [son corps, les astres, la terre, etc.], qui
est telle, qu'il semble qu'à moins que d'être extravagant, on n'en peut douter, toutefois aussi, à
moins que d'être déraisonnable, lorsqu'il est question d'une certitude métaphysique, on ne peut
nier que ce ne soit assez de sujet, pour n'en être pas entièrement assuré, que d'avoir pris garde
qu'on peut, en même façon, s'imaginer, étant endormi, qu'on a un autre corps, & qu'on voit
d'autres astres, & une autre terre, sans qu'il en soit rien. » Discours de la Méthode – Quatrième
Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – pages 37-38
L'éthique cartésienne de la pensée
81
L'être de la pensée
Prises de position
équation du second degré. Mais je peux douter que tel assemblage de lettres constitue
un mot ayant une signification dans une langue étrangère, je peux douter que tel
breuvage ait un effet bénéfique sur la santé, ou encore je peux douter que telle
équation du second degré ait des solutions réelles. La confusion entre le doute et
l'ignorance vient de ce que dans le langage courant on peut aussi exprimer le doute en
se servant du verbe "ignorer" (ou "ne pas savoir"). C'est ainsi que, dans nos exemples,
on pourra tout aussi bien dire : j'ignore si tel assemblage de lettres constitue un mot
ayant une signification dans une langue étrangère, ou j'ignore si tel breuvage a un
effet bénéfique sur la santé, ou encore je ne sais pas si telle équation du second degré
a des solutions réelles. C'est que, communément, on assimile "savoir quelque chose" à
"être certain de quelque chose", et donc également leurs contraires : "ignorer quelque
chose" à "douter de quelque chose". Mais ces assimilations sont erronées, tout
simplement parce que "savoir" (ou "connaître") correspond à une perception (avoir
l'idée de la chose), et donc à une passion, tandis que "être certain" (ou "assurer que")
est une prise de position, et donc une action. Et le "savoir" ne fait que nous
« incliner », comme nous l'avons vu, à "assurer". L'ignorance, de son côté, est une
absence de perception, ou de passion, tandis que le doute est une action, du moins
lorsqu'il s'agit du doute radical. Et ce n'est pas parce que l'on doute d'une chose, c'està-dire qu'on la rejette de sa créance, que l'on perd pour autant la connaissance que
l'on a de cette chose* (ce qui confirme bien que la prise de position ne se confond pas
avec la perception).
Le doute radical est une position, et non pas l'absence de position. Très bien. Mais
nous avons vu qu'il n'a sa pertinence que dans le champ de la connaissance, et non
pas dans celui de l'action pratique†. La question qu'il nous faut alors examiner est
celle de l'existence éventuelle d'un double système de créance : aurions-nous, à
*
†
82
« […] l'Auteur de ce livre [Gassendi] n'a pas considéré que le mot de préjugé ne s'étend point à
toutes les notions qui sont en notre esprit, desquelles j'avoue qu'il est impossible de se défaire,
mais seulement à toutes les opinions que les jugements que nous avons faits auparavant ont
laissées en notre créance. […] car enfin, pour se défaire de toute sorte de préjugés, il ne faut autre
chose que se résoudre à ne rien assurer ou nier de tout ce qu'on avait assuré ou nié auparavant,
sinon après l'avoir derechef examiné, quoiqu'on ne laisse pas pour cela de retenir toutes les mêmes
notions en sa mémoire. » Méditations Métaphysiques – Lettre à M. Clerselier, servant de réponse à
un recueil des principales instances faites par monsieur Gassendi contre les précédentes réponses.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 204
« Car je suis assuré que cependant il ne peut y avoir de péril ni d'erreur en cette voie, & que je ne
saurais aujourd'hui trop accorder à ma défiance, puisqu'il n'est pas maintenant question d'agir,
mais seulement de méditer & de connaître. » Méditations Métaphysiques – Première Méditation.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 17
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
propos d'une chose, d'une part une position quant à la science que nous avons de
cette chose, et d'autre part une position quant à l'attitude pratique que nous adoptons
vis-à-vis de cette chose ? Ou encore : durant la Première Méditation, Descartes (et
nous-mêmes, si nous le suivons dans son cheminement) doute-t-il radicalement de
l'existence des choses corporelles, tout en y croyant simultanément sur le plan
pratique (comme par exemple en continuant à s'alimenter de nourritures terrestres
durant toutes ces semaines pendant lesquelles on s'exerce au doute radical) ? La
phrase de Descartes tirée de son Abrégé des six Méditations, et que nous avons citée
page 81 note 77, dans laquelle il affirme qu'« aucun homme de bon sens » n'a
« jamais mis en doute » « qu'il y a un Monde » et « que les hommes ont des corps »
signifie-t-elle qu'au cours de ces Méditations il crée, artificiellement, un deuxième
dispositif de prises de position qui doublerait en quelque sorte, et pour la durée de
l'exercice des Méditations, son système naturel de créances ?
Nous ne le pensons pas. Nous pensons que l'esprit n'a qu'une seule position, à un
instant donné, relativement à une chose. Si l'esprit pense la faim du corps (car
ressentir la faim est une pensée, on le rappelle) et veut que celui-ci (le corps)
s'alimente de nourritures terrestres, c'est parce qu'il croit d'une part qu'il existe bien
un corps auquel il est uni, que d'autre part cette faim peut être apaisée par
l'absorption d'aliments, et qu'enfin de tels aliments existent bien réellement. Pendant
qu'il mange, si l'on veut, le sujet des Méditations ne doute pas de l'existence des
choses corporelles. Ou plus exactement : pendant qu'il décide de manger — car il peut
ensuite manger comme il respire, c'est-à-dire "sans y penser", ce qui veut dire : sans y
prêter son attention, qui, elle, peut porter alors sur la prise de position relative à
l'existence générale des choses corporelles. Et comprenons bien : il ne s'agit pas
d'affirmer, comme si nous occupions une position d'observateur extérieur, que le
sujet des Méditations, malgré qu'il en ait, croit en fait réellement à l'existence des
choses corporelles puisqu'on voit bien qu'il mange. Ce que nous disons, c'est que le
sujet des Méditations, pendant qu'il décide de manger, croit réellement en l'existence
des choses corporelles, et il a parfaitement conscience qu'il y croit. Pendant qu'il
décide de manger il ne doute effectivement pas radicalement. Il n'est d'ailleurs pas
non plus absolument certain de l'existence des choses corporelles : il n'est tout
simplement pas dans le système binaire de créance, mais dans un système banal fait
de probabilités et de vraisemblances plus ou moins fortes. Mais pendant qu'il médite
sur l'existence de son corps et des choses matérielles, le sujet des premières
Méditations en doute "réellement". Il ne « feint » pas d'en douter. Le doute radical
n'est pas un pur jeu de l'esprit. Et c'est bien ce qui le rend si difficile à pratiquer.
Descartes ne cesse d'insister sur l'extrême effort qu'exige l'exercice du doute radical,
L'éthique cartésienne de la pensée
83
L'être de la pensée
Prises de position
ou encore l'abandon des préjugés qui nous ont été inculqués dès l'enfance. Si ce
n'était qu'un jeu, comme un jeu de rôles auquel on se soumettrait pour quelques
minutes, ou pire même : qu'on ne ferait qu'envisager intellectuellement, sans même
chercher à s'y prêter réellement — posture que, probablement, la plupart des lecteurs
des Méditations croient pouvoir se contenter d'adopter, malgré l'insistance de
Descartes —, alors il faudrait comprendre que les propos de Descartes relatifs à la
nécessité de s'y exercer pendant plusieurs semaines ou mois seraient fort exagérés et
relèveraient d'une démarche de "promotion" de son œuvre… Toute l'œuvre, et toute la
vie de Descartes, interdisent une telle interprétation. Il faut prendre au pied de la
lettre ce que dit Descartes de la difficulté à pratiquer le doute radical. Le doute radical
est donc un doute sincère, dans lequel le sujet est totalement impliqué.
Mais s'il est totalement sincère, le doute radical n'est pas définitif pour autant. Il est
la position du sujet à un instant donné ; et à cet instant-là, il n'y a pas d'autre
position, en arrière-plan en quelque sorte. Mais la position du même sujet, sur la
même question, peut parfaitement être différente à un autre instant. Par exemple
lorsqu'il décide de manger. Ou encore lorsque, à la fin de la Sixième Méditation, il
finit par se convaincre de l'existence des choses corporelles. La variabilité dans le
temps des prises de position ne doit pas nous étonner, puisqu'il s'agit d'actes libres
(pléonasme) de l'esprit : ma prise de position actuelle n'est déterminée par rien, pas
même par celle que j'avais prise tout à l'heure, et dont j'ai gardé le souvenir. C'est
bien pourquoi il est si difficile de se débarrasser réellement des préjugés de l'enfance :
je peux bien, à un moment donné, les rejeter tous par un "effort" d'attention ; mais ils
reviennent très vite, dès que je « relâche la bride »78* à mon esprit. Nous étudierons
plus tard la question, primordiale, de la constitution d'un système de créance qui
s'inscrive dans la durée. Retenons que, à un instant donné, l'esprit, étant un, n'a
qu'une position vis-à-vis d'une chose donnée.
Mais alors, si le doute radical est sincère, autrement dit : si Descartes, au cours de la
Première Méditation, doute réellement de l'existence de toutes choses, son attitude
n'est-elle pas celle d'un sceptique, ce dont pourtant il se défend avec véhémence ?
Pour Descartes, le scepticisme consiste en une « affectation trop grande de douter »79,
c'est-à-dire à faire du doute le but même de la pensée80. Or cela n'est
*
84
Et aussi le passage de la Première Méditation mentionné page 77 note 69, dans lequel Descartes
rappelle que « ces anciennes & ordinaires opinions me reviennent encore souvent en la pensée »,
comme si elles avaient le « droit d'occuper mon esprit contre mon gré, & de se rendre presque
maîtresses de ma créance ».
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
qu'extravagance81 et hérésie82, aux yeux de Descartes. Et à tel point qu'il n'a jamais
cru devoir chercher à réfuter formellement le scepticisme. Non pas que la folie même
du scepticisme aurait été suffisamment aveuglante, à ses yeux, pour penser que tout
homme un peu sensé s'en détournât de lui-même : au contraire, Descartes n'a jamais
sous-estimé le danger réel que représente cette doctrine. C'est en tout cas par crainte
qu'on l'interprète dans un sens sceptique qu'il n'a pas cru pouvoir trop développer ses
considérations sur le doute radical dans le Discours de la Méthode, écrit en français
et donc destiné, dans son esprit, à être lu par le plus grand nombre* (au contraire des
Méditations Métaphysiques qui sont écrites, elles, en latin, et donc s'adressent aux
personnes les plus instruites). C'est que la doctrine sceptique apparaît comme l'issue
naturelle à tous ceux qui s'interrogent un peu et ne manquent pas de constater, très
rapidement, que toutes les philosophies qu'on leur propose sont en même temps
incertaines et contradictoires83. La meilleure réfutation que Descartes pouvait alors
apporter à cette doctrine, qui est indéniablement son plus grand adversaire, était
justement de créer un ensemble de connaissances certaines, et d'en témoigner. C'est
le but de toute son œuvre.
Et ce qui différencie radicalement le doute hyperbolique pratiqué par Descartes du
doute sceptique est — c'est bien connu — qu'il est méthodique, c'est-à-dire qu'il
participe d'une méthode, ou encore qu'il n'est qu'un moyen†, une étape dans un
cheminement dont le but est justement de dépasser ce doute, afin de ne plus jamais
avoir à y retomber : « tout mon dessein ne tendait qu'à m'assurer » dit Descartes dans
l'extrait du Discours de la Méthode cité page 84 note 80. Et, bien sûr, c'est justement
le résultat auquel va aboutir Descartes : au lieu que, comme les sceptiques, il en reste
à ce doute dans lequel il entre, c'est ce doute même qui va lui apporter sa première
certitude, et la plus solide, celle qui va lui servir de fondation pour tout le système de
connaissances qu'il va bâtir : le cogito est en premier lieu un "je doute, donc je suis".
*
†
« […] ; & ces pensées ne m'ont pas semblé être propres à mettre dans un livre [le Discours], où j'ai
voulu que les femmes mêmes pussent entendre quelque chose, & cependant que les plus subtils
trouvassent aussi assez de matière pour occuper leur attention. » Lettre au Père Vatier du 22
février 1638. Adam et Tannery, Vol. I – page 560
« Pour ce qui est de la volonté, il faut aussi distinguer entre le doute qui regarde la fin, et celui qui
regarde les moyens. Car si quelqu'un se propose pour but de douter de Dieu, afin de persister dans
ce doute, il pèche grièvement de vouloir demeurer incertain sur une chose de telle importance.
Mais si quelqu'un se propose ce doute, comme un moyen pour parvenir à une connaissance plus
claire de la vérité, il fait une chose tout à fait pieuse et honnête, parce que personne ne peut
vouloir la fin, qu'il ne veuille aussi les moyens. » Lettre à Buitendijck de 1643. Ferdinand Alquié,
Vol. 3 - pages 57-58
L'éthique cartésienne de la pensée
85
L'être de la pensée
Prises de position
Mais doute méthodique ne signifie pas seulement que l'acte de douter fait partie
d'une méthode qui l'englobe. Le doute radical est lui aussi à conduire avec méthode.
Le doute radical (et ce, même si Descartes parle parfois de « doute général »84) ne
consiste pas à décider : "je doute de tout" ; mais à décider de douter (c'est-à-dire,
comme on l'a vu, à « tenir pour faux ») dès que j'ai une raison de douter, et même à la
moindre raison de douter*85. "Avoir une raison de douter" ne conduit pas
nécessairement à douter : encore une fois, le doute cartésien est une prise de
position, et donc est libre — "avoir une raison de douter" incline seulement à douter.
Mais le choix, libre, de Descartes, et qui appartient à la méthode qu'il décide
d'appliquer, est de douter effectivement dès lors qu'une raison de douter lui apparaît.
Autrement dit, le doute radical ne relève ni d'une décision de principe général ("je
doute de tout" : ce qui l'apparenterait alors au doute sceptique), ni d'un caprice de la
volonté. C'est un doute raisonnable, au sens où il procède d'une méthode raisonnée.
Mais qu'est-ce au juste qu'une "raison (ou un sujet, ou une occasion) de douter" ?
C'est un soupçon, c'est-à-dire une idée, sous forme d'une hypothèse, qu'il n'est pas
absurde ou contradictoire de penser, et dont la vérité éventuelle rendrait
incompatible celle de la chose vis-à-vis de laquelle je cherche précisément à définir
ma position, ou même seulement m'empêcherait d'être certain de la vérité de cette
chose. Autrement dit, j'ai une raison de douter que telle chose est vraie si je peux
formuler avec sens et sans contradiction une hypothèse qui, soit est incompatible
avec la vérité de cette chose (ou encore : je ne peux pas penser sans contradiction
simultanément la vérité de cette chose et celle de l'hypothèse considérée ; c'est le
classique principe de non contradiction), soit est incompatible avec la certitude que je
cherche à avoir de la vérité de cette chose. La raison de douter peut donc jouer sur
deux plans différents : soit sur celui de la vérité des choses, soit sur celui de ma
certitude quant à la vérité des choses. Mais le résultat est le même dans les deux cas,
puisque, nous le savons, pour Descartes la vérité n'a d'intérêt que si je suis certain
qu'elle est la vérité, et donc, que la chose puisse ne pas être vraie, ou que je ne puisse
pas être certain qu'elle est vraie, dans l'un et l'autre cas il me faut adopter la position
de « suspension de jugement », c'est-à-dire du doute radical.
*
86
cf. l'extrait cité page 78 note * de la Quatrième Partie du Discours de la Méthode, dans lequel
Descartes dit qu'il décide de « rejeter comme absolument faux tout ce en quoi il pourrait imaginer le
moindre doute ».
Et aussi : cf. l'extrait cité page 76 note * de la Première Méditation, dans lequel Descartes affirme
que « le moindre sujet de douter » qu'il trouvera en quelque chose « suffira » pour lui faire rejeter
la chose en question.
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
Nous avons dit qu'il faut pouvoir formuler avec sens et sans contradiction une telle
hypothèse. C'est-à-dire que l'hypothèse en question ne doit pas être farfelue :
« […] de toutes les opinions que j'avais autrefois reçues en ma créance
pour véritables, il n'y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant
douter, non par aucune inconsidération ou légèreté, mais pour des raisons
très fortes & mûrement considérées : […] » Méditations Métaphysiques –
Première Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 1786
Cela ne veut pas dire tout de même qu'il me faut y croire, ou que cette hypothèse ne
doit pas me paraître totalement invraisemblable etc. C'est qu'il ne s'agit pas de définir
ma position par rapport à cette hypothèse, mais bien par rapport à la chose dont je
me demande si je dois douter ou non, question à l'occasion de laquelle j'ai émis
l'hypothèse en question. Cette hypothèse que je formule actuellement, je n'ai pas
besoin d'y croire, elle n'a pas besoin d'être "plausible", mais par contre elle ne doit
pas être elle-même en contradiction avec mon système de croyances déjà établi. Je ne
dois pas pouvoir la rejeter comme incompatible avec ce que je sais déjà. C'est la seule
condition que doit remplir une hypothèse pour pouvoir être retenue comme "raison
de douter". En d'autres termes, une telle raison doit être possible (compte tenu de ce
que je sais), et cela suffit, indépendamment de l'évaluation que je peux faire de sa
plausibilité, et donc du plus ou moins grand crédit que je peux attacher à cette
hypothèse. On voit déjà se dessiner ici le principe de cohérence qui est au cœur de
l'éthique cartésienne de la pensée, et l'extrême rigueur de son application. Moi, sujet,
je cherche à définir ma position vis-à-vis d'une certaine chose. Je suis actuellement
dans la phase de non-position. J'examine si je peux avoir une raison de douter de
cette chose. Pour cela je cherche toutes les hypothèses qui, comme cette chose vis-àvis de laquelle je veux me déterminer, pourraient se présenter à moi et entrer, sans
incompatibilité (ou sans contradiction) avec l'ensemble de mes certitudes actuelles,
dans mon système de croyances. Et pour chacune de ces hypothèses j'effectue une
sorte de simulation : je fais comme si je l'intégrais dans mon système de croyances
(ce n'est qu'une fiction, bien sûr, puisque, s'il s'agissait vraiment de me persuader de
sa vérité, il me faudrait tout d'abord vérifier que je n'ai aucune raison de douter d'elle,
ce que je ne fais pas) ; et j'examine alors si la chose qui me préoccupe réellement
pourrait encore être compatible avec mon système de croyances ainsi modifié par
l'acceptation — à titre provisoire — de l'hypothèse considérée. Et s'il se trouve, dans
cet exercice, qu'une seule hypothèse rende ainsi contradictoire la croyance éventuelle
que j'attacherais à cette chose avec l'ensemble de mon système de croyances ainsi
modifié fictivement, eh bien ! je décide de ne pas accorder ma certitude à cette chose,
c'est-à-dire à la rejeter comme fausse. On voit combien est exigeant le test auquel on
doit soumettre une chose pour pouvoir lui accorder sa certitude. On devine aussi la
stratégie poursuivie par Descartes en choisissant cette manière de procéder : il s'agit
L'éthique cartésienne de la pensée
87
L'être de la pensée
Prises de position
de se prémunir contre les incohérences qui pourraient éventuellement surgir plus
tard, de telle sorte qu'une fois que j'ai accordé ma créance à une chose je n'aie plus à
revenir ultérieurement sur sa validité. Nous examinerons plus loin longuement cette
question du maintien dans le temps du système de croyances.
Mais présenté ainsi, le procès qui conduit à définir sa position semble devoir toujours
aboutir au doute général. On peut penser, en effet, qu'il doit toujours être possible de
construire une hypothèse de telle sorte qu'elle infirme la chose considérée. Mais il
n'en est rien, car la condition de validité d'une telle hypothèse, à savoir qu'elle-même
soit compatible avec le système actuel de croyances, se révèle particulièrement
vertueuse, et d'autant plus restrictive que ce système de croyances s'enrichit
progressivement. On sait, et nous y reviendrons, que la principale raison de douter
est, pour Descartes, l'hypothèse d'un mauvais génie tout puissant qui mettrait toute
sa puissance à me tromper. Mais justement, un des objectifs essentiels du travail des
Méditations consistera, en démontrant l'existence de Dieu, à empêcher qu'une telle
hypothèse puisse à l'avenir être retenue (car il y a incompatibilité entre l'hypothèse de
l'existence éventuelle d'un mauvais génie et la certitude qu'il existe un Dieu parfait).
Descartes nous indique, dans son Abrégé des six Méditations, qu'il a mentionné dans
la Première Méditation les raisons générales qui peuvent — ou plutôt qui doivent —
nous faire douter87. Il n'est pas inutile de les rappeler. La première raison de douter
d'une chose est le souvenir que la manière dont cette chose nous est donnée s'est
révélée, par le passé, au moins une fois trompeuse88. C'est le cas notamment de tout
ce qui se présente à nous par l'intermédiaire de nos sens89. La seconde hypothèse
qu'envisage Descartes dans la Première Méditation est qu'il n'est peut-être pas
éveillé, c'est-à-dire que ce qui lui apparaît bien réel n'est peut-être au fond qu'un
rêve90. La troisième hypothèse est envisagée par Descartes après qu'il s'est fait la
réflexion que, même si ses sens le trompent, et même s'il dort alors qu'il croit être
éveillé, les vérités mathématiques (comme le fait que deux additionné à trois donne
cinq ou qu'un carré a bien quatre côtés), elles du moins sont indubitables. Eh bien !
non, elles ne sont pas indubitables, et je dois en douter, car je peux imaginer que
Dieu, qui est tout puissant, d'une part a fait les choses différemment de la manière
dont elles m'apparaissent, et d'autre part m'a fait tel que je me trompe même dans les
choses les plus simples et dont je suis le plus certain. Il faut citer le passage qui
introduit ce qui deviendra "l'hypothèse du mauvais génie" :
« Toutefois il y a longtemps que j'ai dans mon esprit une certaine opinion,
qu'il y a un Dieu qui peut tout, & par qui j'ai été créé & produit tel que je
suis. Or qui me peut avoir assuré que ce Dieu n'ait point fait qu'il n'y ait
aucune terre, aucun Ciel, aucun corps étendu, aucune figure, aucune
88
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
grandeur, aucun lieu, & que néanmoins j'aie les sentiments de toutes ces
choses, & que tout cela ne me semble point exister autrement que je le
vois ? Et même, comme je juge quelquefois que les autres se méprennent,
même dans les choses qu'ils pensent savoir avec le plus de certitude, il se
peut faire qu'il ait voulu que je me trompe toutes les fois que je fais
l'addition de deux & de trois, ou que je nombre les côtés d'un carré, ou que
je juge de quelque chose encore plus facile, si l'on se peut imaginer rien de
plus facile que cela. » Méditations Métaphysiques. Première Méditation –
Adam et Tannery, Vol. IX – page 1691
Deux points sont à souligner. Tout d'abord, on voit bien que cette hypothèse est bien
compatible avec le système actuel de croyances de Descartes, tel qu'il se présente au
moment où il entame ses Méditations : cette hypothèse se fonde en effet sur
l'« opinion » qu'il a (depuis « longtemps ») qu'il y a un Dieu qui peut tout et l'a créé.
Certes, l'« opinion » qu'il en a est que ce Dieu est parfaitement bon ; et il pourrait y
avoir contradiction entre cette bonté et le fait qu'il m'ait créé de telle sorte que je me
trompe toujours. Mais Descartes vient juste de constater que ses sens peuvent le
tromper, ou que ce qui lui paraît réel peut n'être que rêverie de sa part : et cela aussi
peut passer pour incompatible avec le fait qu'il a été créé par un Dieu parfaitement
bon. Il en déduit que cette incompatibilité n'est qu'apparente et qu'il ne peut
s'appuyer sur elle pour récuser l'hypothèse qu'il y a un Dieu qui aurait tout fait pour
qu'il se trompe*. Cette hypothèse est donc, non pas plausible — ce n'est pas la
question —, mais parfaitement compatible avec l'état actuel de son système de
croyances. Et, comme on le voit, cette compatibilité a été effectivement vérifiée par
Descartes, à la suite d'une véritable analyse. Il faut bien comprendre que l'hypothèse
du mauvais génie n'est pas construite ex nihilo, pour les besoins de la cause, en
quelque sorte, et n'est en rien un jeu d'esprit purement gratuit : elle tire son origine
de la croyance préalable en l'existence de Dieu, ou au moins dans le fait que l'idée de
Dieu se trouve déjà toujours en moi. Ce qui est tout à fait remarquable est que c'est la
présence en moi de cette idée de Dieu qui servira à Descartes, on le sait, à démontrer
l'existence de Dieu et, conséquemment, à rendre impossible l'hypothèse du mauvais
génie. L'idée de Dieu en moi est à la fois ce qui donne naissance à l'hypothèse du
mauvais génie, qui ruine toutes mes certitudes, et ce qui, en rendant cette même
hypothèse impossible, est la garantie ultime, aux yeux de Descartes, de mes
certitudes. Mais, bien sûr, le paradoxe n'est qu'apparent, car "à la fois" ne veut pas
dire "simultanément", et, entre l'émergence de l'hypothèse du mauvais génie et sa
*
« Toutefois, si cela répugnerait à sa bonté, de m'avoir fait tel que je me trompasse toujours, cela
semblerait aussi lui être aucunement contraire, de permettre que je me trompe quelquefois, &
néanmoins je ne puis douter qu'il ne le permette. » Méditations Métaphysiques – Première
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 16
L'éthique cartésienne de la pensée
89
L'être de la pensée
Prises de position
disparition définitive il y aura eu tout le travail des Troisième et Cinquième
Méditations (et aussi, indirectement, des Deuxième et Quatrième).
Le second point à souligner est que l'hypothèse du mauvais génie englobe de fait les
deux autres raisons de douter qu'avait envisagées Descartes. La tromperie des sens ou
la confusion entre veille et sommeil peuvent en effet être considérées comme des
moyens employés par ce mauvais génie pour me tromper*. En fin de compte,
l'hypothèse du mauvais génie est, non seulement la raison cardinale de douter, mais
même celle qui résume à elle seule toutes les raisons de douter envisageables (du
moins lorsqu'on se situe sur un plan métaphysique). C'est ce qui explique que
Descartes croira devoir déployer tout l'appareil des Troisième et Cinquième
Méditations pour éradiquer cette hypothèse. Encore une fois, l'existence d'un
mauvais génie n'est guère plausible. Mais son idée est LA raison de douter par
excellence. Et même si elle est très improbable, elle n'en est pas moins une « raison
très forte & mûrement considérée » (cf. extrait de la Première Méditation cité page
87). Nous avons envie de dire que le mauvais génie cartésien ne tire sa toute
puissance (au regard de la construction de la science) qu'en tant qu'il est une idée. Et
la question qu'il soulève n'est absolument pas de savoir s'il existe réellement (ou
même s'il est plausible qu'il existe), en tant que mauvais génie, mais seulement si son
idée peut être envisagée, ou si au contraire elle doit être définitivement rejetée, non
pas comme douteuse (il va de soi qu'elle est douteuse), mais comme incompatible. Et
cette idée deviendra effectivement incompatible lorsque Descartes aura démontré
l'existence du Dieu tout parfait — et, du coup, il ne doutera même plus de l'existence
éventuelle d'un mauvais génie : il sera certain de sa non existence. En attendant,
comme nous l'avons vu, il se livre à une "simulation" (Descartes parle de « feindre »
et de « se tromper soi-même ») consistant à admettre — mais à titre provisoire —
dans son système de croyances cette hypothèse à laquelle pourtant il n'a aucune
raison de croire (mais qui est une très forte raison de douter) :
« Je supposerai donc qu'il y a, non point un vrai Dieu, qui est la
souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins
rusé & trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me
tromper. » Méditations Métaphysiques – Première Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 17
*
90
« Je penserai que le Ciel, l'air, la terre, les couleurs, les figures, les sons & toutes les choses
extérieures que nous voyons, ne sont que des illusions & tromperies, dont il se sert pour
surprendre ma crédulité. » Méditations Métaphysiques – Première Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX - pages 17-18
L'éthique cartésienne de la pensée
L'être de la pensée
Prises de position
Et nous verrons que si alors aucune des idées, dont il était pourtant certain naguère,
n'est plus compatible, en tant que certitude, avec un système de croyances dans lequel
figure cette hypothèse du mauvais génie, — ce qui le conduit effectivement à douter
de tout (doute général) —, il va découvrir une nouvelle certitude, la certitude du
cogito, qui, elle, résiste à cette hypothèse (ce qui signifie qu'elle est compatible avec
elle). Et ce sera en s'appuyant sur elle qu'il parviendra, dans un deuxième temps, à
rendre l'hypothèse du mauvais génie incompatible, et donc à la destituer de son rôle
de raison de douter. La simulation s'arrêtera alors et le doute général (et non pas le
doute radical) avec elle.
Le cas du mauvais génie nous permet de voir comment fonctionne le dispositif
cartésien du doute radical. Il s'agit d'un dispositif qui comporte plusieurs étapes.
Dans un premier temps, je constate, après une analyse approfondie, que l'hypothèse
de l'existence d'un mauvais génie n'est pas incompatible avec mes certitudes ou
croyances actuelles. Autrement dit, je ne peux pas démontrer que cette existence est
impossible. Pour autant, bien sûr, je n'y crois pas du tout, ou plutôt : je ne me pose
même pas la question de savoir si j'y crois ou non (abstention de position). Mais je
"fais semblant" d'y croire, je l'intègre provisoirement dans mon système de
croyances : une raison de douter est en quelque sorte une fausse croyance, une
croyance à laquelle je ne crois pas. Elle n'est donc intégrée dans mon système de
croyances qu'avec son statut de "raison de douter", et non pas comme une véritable
croyance. Mais l'effet de cette simulation est en l'espèce dévastateur : toutes les
certitudes ou croyances que j'avais eues autrefois s'en trouvent, actuellement,
totalement disqualifiées. C'est que cette raison de douter ne s'attaque pas à la vérité
des choses, mais à la certitude que je peux avoir de la vérité des choses. Ma créance se
vide entièrement : je doute de tout, je ne suis plus sûr de rien. Comprenons bien :
pendant la simulation du mauvais génie je ne crois pas vraiment à l'existence de ce
mauvais génie, mais je doute réellement de l'existence de toutes choses, en particulier
de celle des corps, y compris du mien. On voit combien le dispositif est déséquilibré :
une hypothèse à laquelle je ne crois pas vraiment suffit à me faire douter réellement
des choses qui me paraissaient les plus certaines, comme que 2 + 3 = 5. Dans un
second temps, je découvre une première certitude (le cogito), puis une seconde
(l'existence d'un Dieu tout parfait). Si ce sont des certitudes, c'est donc que je n'ai
trouvé aucune raison de douter d'elles. C'est-à-dire que LA raison de douter par
excellence, l'hypothèse du mauvais génie, qui est toujours présente à mon esprit, n'est
pas une raison de douter de ces deux nouvelles certitudes : elle se révèle ici
impuissante. Enfin, dans un troisième temps, je me rends compte que l'hypothèse du
mauvais génie n'est plus compatible avec mon système de croyances tel qu'il est
L'éthique cartésienne de la pensée
91
L'être de la pensée
Prises de position
devenu après les deux premières étapes. Du coup, elle ne peut plus être retenue
comme raison de douter. Définitivement. Tout l'enjeu de ce dispositif
extraordinairement dur pour admettre une certitude est dans ce "définitivement" : il
s'agit de se mettre à l'abri une fois pour toutes de tout doute possible vis-à-vis des
choses auxquelles on a fini par accorder sa créance.
92
L'éthique cartésienne de la pensée
La pensée
La pensée
Les idées et les images
La conception
La conception est une catégorie particulière de passions
de l'esprit – Analyse de l'expérience du morceau de cire
– La conception du morceau de cire est purement
intellectuelle – Elle s'appuie sur la conscience des
qualités perçues, mais elle n'est pas l'imagination –
Chaque pensée donne lieu à une idée (ou conception),
qui est la "forme" de cette pensée – Une idée étant une
pensée, elle donne lieu elle-même à une idée, réflexive –
Une idée n'a pas de signification : elle est une
signification – La forme d'une idée est d'avoir un objet,
qu'elle vise – Une idée est communément désignée par
son objet – Lorsque l'objet est conforme à une chose
donnée, l'idée est dite représenter cette chose – Mais la
relation de l'idée à la chose qu'elle représente
éventuellement, ou à son objet, n'est pas une relation
d'image – Analyse du concept de réalité objective –
Connaître une chose donnée, c'est en avoir l'idée –
L'image peut accompagner une idée (cas des objets
corporels), et concourt à la connaissance, mais elle n'est
pas l'idée elle-même
Une conception est une passion de l'esprit, nous l'avons vu (cf. page 55). Plus
exactement, le mot désigne une catégorie particulière de passions (ou de
perceptions) de l'esprit, catégorie tout à fait essentielle puisque c'est sur elle que
repose la possibilité même de la connaissance (entendue comme connaissance
scientifique, et non pas comme conscience). L'esprit est une chose qui pense, et la
pensée recouvre bien autre chose que les seules conceptions. Mais sans la faculté de
conception l'esprit ne serait pas ce qu'il est (en termes aristotéliciens, nous dirions
que si l'essence de l'esprit est de penser, concevoir est son propre). Ce qu'est
véritablement, ou en quoi consiste véritablement la conception est pourtant
L'éthique cartésienne de la pensée
93
Les idées et les images
La conception
extrêmement difficile à cerner. Cette difficulté est probablement due au fait que la
conception est tellement "naturelle" à notre esprit, et tellement présente dans
presque tous les actes ou passions de notre esprit, que nous avons du mal à la repérer
et à l'identifier en tant que telle.
Les idées et les images
La conception
Il nous faut tout d'abord insister sur le fait qu'il s'agit bien d'une passion, car ce point
est essentiel, et il est trop facile de l'oublier. En effet, l'esprit pouvant être lui-même à
l'origine d'une conception, il est habituel de confondre en ce cas l'acte qui provoque la
conception avec le résultat de cet acte, c'est-à-dire la conception elle-même : cf.
l'extrait des Passions de l'âme cité page 58, dans lequel Descartes dit que lorsqu'on
« s'applique à imaginer quelque chose qui n'est point » ou « à considérer quelque
chose qui est seulement intelligible », on parle plutôt d'actions que de passions.
Mais nous savons déjà qu'« imaginer quelque chose »*, qui est à entendre ici au sens
de la fantaisie, ou encore que « considérer quelque chose », c'est-à-dire porter son
attention sur quelque chose, sont des actions de l'esprit sur lui-même. D'une manière
générale, les actions de l'esprit sont accompagnées par (ou s'appliquent à) des
conceptions : en particulier les volontés et les jugements (ou prises de position)†.
Dans tous ces cas, l'esprit subit une passion, et lorsque cette passion est une
conception (car certaines passions ne sont pas des conceptions, comme la joie
intellectuelle par exemple), ce n'est qu'en tant que passion que nous l'étudierons ici,
sans porter notre attention sur l'acte qui est à son origine. Disons tout de suite qu'il y
a bien d'autres conceptions que celles qui sont provoquées par l'esprit lui-même, par
exemple celles qui proviennent des impressions sensibles. Mais même en ce cas, on
pourrait être tenté de considérer que l'esprit agit en concevant l'objet correspondant
à ces impressions sensibles (par exemple, le célèbre morceau de cire de la Deuxième
Méditation serait conçu par un acte de l'esprit, à partir des informations transmises
*
†
94
Nous examinerons dans ce chapitre la différence et la relation qui existent entre conception et
imagination.
« Entre mes pensées, quelques-unes sont comme les images des choses, & c'est à celles-là seules
que convient proprement le nom d'idée : comme lorsque je me représente un homme, ou une
Chimère, ou le Ciel, ou un Ange, ou Dieu même. D'autres, outre cela, ont quelques autres formes :
comme, lorsque je veux, que je crains, que j'affirme ou que je nie, je conçois bien alors quelque
chose comme le sujet de l'action de mon esprit, mais j'ajoute aussi quelque autre chose par cette
action à l'idée que j'ai de cette chose-là ; & de ce genre de pensées, les unes sont appelées volontés
ou affections, et les autres jugements. » Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam
et Tannery, Vol. IX – page 29
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
par les sens, mais qui ne porteraient, elles, que sur ses qualités, comme sa couleur,
son odeur, sa dureté etc.). Il n'en est rien (c'est bien la chose "morceau de cire" qui
est, ou qui pourrait être, l'agent de la passion que subit l'esprit, lorsqu'il conçoit
l'objet "morceau de cire" — il vaudrait d'ailleurs mieux dire : lorsqu'il est affecté de la
conception, ou de l'idée, de l'objet "morceau de cire"), et ce serait un contresens
majeur au regard de la philosophie cartésienne. Toute la question de la "causalité"
des idées dépend de la bonne appréhension de ce point. Nous y reviendrons, bien sûr.
Descartes, dans un passage très célèbre (à juste titre, tant du point de vue de sa force
philosophique que de sa beauté littéraire) des Méditations, a su merveilleusement
bien illustrer ce que c'est qu'une conception. Il s'agit de l'expérience du morceau de
cire :
« Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la
ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient
encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli ; sa
couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes ; il est dur, il est froid, on
le touche, & si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les
choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent
en celui-ci.
Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y
restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa
figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à
peine le peut-on toucher, & quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun
son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer
qu'elle demeure ; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on
connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne
peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens,
puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la
vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent échangées, & cependant la
même cire demeure. » Méditations Métaphysiques – Seconde Méditation.
Adam et Tannery, Vol. IX – pages 23-24
Il faut rappeler le contexte dans lequel a lieu cette expérience. Nous sommes au
milieu de la Seconde Méditation. À l'issue de la Première, je n'avais plus aucune
certitude : l'hypothèse du mauvais génie m'a en effet conduit à douter généralement
de toutes mes anciennes croyances. Je viens de prendre conscience d'un premier
point d'appui, une première certitude : ma propre existence, en tant que chose qui
pense, et seulement en tant que chose qui pense (non pas que Descartes ait encore
établi à ce stade la distinction réelle de l'esprit et du corps, mais du moins je suis
certain d'être une chose qui pense, tout en continuant à douter que j'ai un corps).
Mais je ne vois pas encore clairement ce qu'est « une chose qui pense », justement. Et
puis, je me dis qu'il est tout de même bien paradoxal que les choses corporelles, dont
L'éthique cartésienne de la pensée
95
Les idées et les images
La conception
je doute, me paraissent mieux connues que mon esprit92, dont je suis pourtant à
présent certain de l'existence. L'expérience du morceau de cire va m'apprendre alors
ce qui fait le propre de l'esprit humain, à savoir la faculté de conception*, mais aussi
ce que c'est que connaître, et je comprendrai alors que si je connais la cire j'ai la
possibilité de connaître d'autant plus (et mieux) mon propre esprit. Autrement dit,
après que j'aurai découvert ce que c'est que concevoir, je serai à même de me faire
une conception (claire et distincte) de la propre nature de mon esprit, cette chose qui
pense :
« […] car, puisque c'est une chose qui m'est à présent connue, qu'à
proprement parler nous ne concevons les corps que par la faculté
d'entendre qui est en nous, & non point par l'imagination ni par les sens,
& que nous ne les connaissons pas de ce que nous les voyons, ou que nous
les touchons, mais seulement de ce que nous les concevons par la pensée,
je connais évidemment qu'il n'y a rien qui me soit plus facile à connaître
que mon esprit. » Méditations Métaphysiques – Seconde Méditation.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 26
Descartes dit que la connaissance de son propre esprit est la plus « facile » de toutes.
Plusieurs interprétations de cette "facilité" sont envisageables : elle est plus facile car
elle est immédiate (contrairement à celle des corps qui passe par la médiation des
sens ou de l'imagination) ; ou alors : toute opération de connaissance d'autre chose
concourt aussi à la connaissance de l'esprit… Mais le point qui nous paraît essentiel
(et stratégique au regard de la démarche de l'ensemble des Méditations), plus que
cette "facilité", est qu'il est à présent établi qu'il y a une pensée (la conception) qui, au
contraire de la sensation et de l'imagination, ne repose pas sur le corps (car, nous le
verrons, l'imagination est le fait du corps). Il y avait certes déjà le doute, mais il s'agit
d'une action. Ce n'est que maintenant, après l'expérience du morceau de cire, que
l'esprit peut être conçu comme une chose à la fois passive et active, sans présupposer
l'existence d'un corps. En tout cas, l'expérience du morceau de cire ne fait
certainement pas comprendre ce qu'est la cire (et encore moins un corps en général,
puisque aussi bien l'étendue, dont on sait qu'elle est la nature même des corps pour
Descartes, est ici tout aussi changeante† que les autres qualités du morceau de cire, et
d'ailleurs Descartes la traite exactement sur le même plan que ces autres qualités). Au
demeurant, cette expérience est conduite alors même que je doute encore de
*
†
96
cf. extrait de la Seconde Méditation cité page 41 note *.
« Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui
se fond elle augmente, & se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, &
beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? » Méditations Métaphysiques –
Seconde Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 24
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
l'existence des corps, et elle ne conclut absolument pas à leur existence : il est tout à
fait possible, et Descartes l'envisage explicitement, que ce morceau de cire n'ait
aucune réalité93. Il n'empêche, et c'est là le résultat de cette expérience, que je l'ai
conçu, ou plus précisément que j'ai conçu quelque chose comme un morceau de cire.
Descartes, pour montrer ce qu'est une pure intellection, prend donc l'exemple de la
conception d'une chose corporelle. Il aurait pu prendre un cas plus facile, comme
peut-être la conception d'une figure géométrique, ou encore celle d'une vérité logique.
Mais en prenant le cas a priori le plus difficile, Descartes montre définitivement que
la pensée n'est en rien corporelle. C'est parce qu'il est établi à présent que, même
dans la perception d'une chose matérielle comme un morceau de cire, il y a une
impression purement spirituelle, que l'idée que la pensée en général n'est en rien
corporelle est acceptable. Et lorsque Descartes dit qu'il ne peut « concevoir de cette
sorte sans un esprit humain » (cf. extrait de la Seconde Méditation cité page 41 note
*), il ne faudrait évidemment pas comprendre qu'il pourrait y avoir un esprit non
humain, celui des animaux par exemple, qui serait capable de pensées à l'exception
cependant des seules conceptions. Certes, la « première perception » que j'eus du
morceau de cire, lorsque j'ai « cru la connaître par le moyen des sens extérieurs »
pourrait parfaitement « tomber en même sorte dans le sens du moindre des
animaux »94. Mais justement, je me trompais en pensant connaître la cire « par le
moyen des sens extérieurs ». Et les animaux, eux, ne disposent que de ce seul moyen.
Or, nous verrons que la connaissance d'une substance s'effectue grâce à la perception
de ses qualités. La connaissance (ou la conception) du morceau de cire, qui est
purement intellectuelle, n'est donc possible qu'en s'appuyant sur les impressions de
ses qualités sensibles. Ces impressions sensibles ont donc elles aussi une dimension
spirituelle, et participent de la pensée. Dit autrement, la conception d'une chose
matérielle suppose la conscience des qualités sensibles de cette chose. Il y a donc
conscience, c'est-à-dire pensée, au sens cartésien, des perceptions sensibles.
Il faut bien comprendre la logique profonde de l'inscription de l'expérience du
morceau de cire à ce stade des Méditations. Certes, j'ai déjà découvert le cogito. J'ai
acquis une première certitude. Mais une certitude de quoi ? De mon existence, dira-ton. Certes, mais cette existence ne se manifeste encore qu'à travers un acte pur, la
prise de position (en fait, il y a à présent deux prises de position : tout d'abord le
doute radical, et ensuite la certitude du cogito). Le cogito est un pur acte de croyance
(pour ne pas dire "acte de foi"), au sens d'une prise de position positive (à l'opposé du
doute radical). Je n'ai aucune connaissance. Je suis sûr que j'existe, mais je ne
connais rien de moi, je ne me connais pas. Cette première certitude ne porte pas sur
L'éthique cartésienne de la pensée
97
Les idées et les images
La conception
une connaissance : "j'existe" n'est pas encore une connaissance. Je suis certain que
j'existe, mais je ne sais pas ce que signifie "j'existe". Ou plus exactement : je ne sais
pas encore que je sais ce que cela signifie, car je ne sais pas encore ce que c'est que
savoir… C'est l'expérience du morceau de cire qui va me l'apprendre. Et en même
temps elle m'apprend ce qu'est une « chose qui pense ». On comprend alors pourquoi
Descartes n'a pas repris, dans les Méditations, la célèbre formule qui apparaît dans le
Discours (et qu'il reprendra plus tard dans les Principes) : « je pense, donc je suis ».
Car cette formule présente déjà la structure de la relation d'accident, qui ne sera
explicitée qu'ensuite, par l'expérience du morceau de cire : "je pense" signifie que je
perçois une qualité, la pensée ; "donc je suis" traduit que je conçois en conséquence la
substance support de cette qualité, mon esprit. Dans les Méditations, Descartes veut
insister sur le fait que le cogito me donne directement, et avant toute autre chose, la
connaissance de mon existence. C'est pourquoi il a choisi cette autre formule : « je
suis, j'existe ».
L'enseignement majeur de l'expérience du morceau de cire est double : tout d'abord,
je ne connais pas ce morceau de cire en tant qu'il présente telles ou telles qualités
« que j'y ai remarquées par l'entremise des sens » ; et ensuite, ce n'est pas non plus
l'imagination qui m'en donne la conception : « cette conception que j'ai de la cire ne
s'accomplit pas par la faculté d'imaginer » (Méditations Métaphysiques – Seconde
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 24). En effet, cette expérience me fait
comprendre que la cire est capable de prendre par exemple toutes sortes de formes,
et, du coup, la conception que j'ai de ce morceau de cire (ou de la cire en général)
comporte cette faculté de recevoir une infinité de figures différentes. Or mon
imagination est bien incapable de me faire voir une "infinité de figures différentes".
C'est donc que ce que je conçois là est distinct de ce que me donne ou pourrait me
donner mon imagination95.
Le premier point, à savoir que la conception n'est pas la même chose que la sensation,
n'est pas le plus délicat. Mais dans l'expérience du morceau de cire, Descartes, pour la
distinguer de la vision ou de l'attouchement, la qualifie d'« inspection de l'esprit »*.
*
« Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes—c'est la
même, que je vois, que je touche, que j'imagine, & la même que je connaissais dès le
commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on
l'aperçoit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, & ne l'a jamais été,
quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être
imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à
présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, & dont elle est
------------
98
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
Le mot est peut-être quelque peu malheureux, dans la mesure en tout cas où il
pourrait évoquer une action de l'esprit. Du reste, Descartes lui-même parle, dans
l'extrait cité, de « l'action par laquelle on aperçoit » le morceau de cire. Le texte
montre pourtant que cette « inspection » peut être « confuse », et que le mot ne vise
donc pas ce travail de l'esprit qui conduit à donner clarté et distinction à une
conception. Il ne s'agit pas non plus d'un jugement, comme celui qui conclurait qu'il
s'agit bien toujours du même morceau de cire après qu'on l'a approché du feu et que
toutes ses apparences ont changé, puisque cette « inspection » a déjà lieu dès le début
de l'expérience. Nous comprenons que ce mot a été choisi ici par Descartes pour
éviter avant tout que l'on confonde conception et vision (en tant que sensation) ; il
faut en effet observer que l'expression « inspection de l'esprit » ne semble pas
apparaître ailleurs que dans les seules Méditations, et, en dehors de ce texte,
Descartes parle le plus souvent de "vision" de l'esprit (l'esprit "voit"…), mais c'est
alors dans des contextes où le risque de confusion avec la sensation issue du sens de
la vue est absent. Et s'il parle d'« action par laquelle on aperçoit » c'est probablement,
comme semble l'indiquer la fin du passage cité, dans la mesure où l'on prend
conscience de la conception que l'on a du morceau de cire en portant sur elle son
attention.
Mais le point le plus marquant que conclut Descartes de l'expérience du morceau de
cire est que la conception est autre chose que l'imagination. Et c'est ce point qui sera
le plus largement contesté par ses contradicteurs, voire sera incompris même de
certains de ceux qui faisaient pourtant profession d'adhérer à sa philosophie. C'est la
raison pour laquelle nous examinerons ce qu'est l'imagination (ainsi que la mémoire),
même si elle ne relève pas de la pensée. Mais il nous faut tout d'abord préciser un peu
plus ce qu'est la conception.
Nous avons dit que la conception est une catégorie de perceptions. Une conception
particulière, ou déterminée, est généralement appelée une idée. Mais comme souvent
chez Descartes, le sens des mots dépend du contexte dans lequel ils sont utilisés. C'est
pourquoi il nous faut préciser d'emblée que le mot "idée" est utilisé par Descartes
dans des acceptions généralement plus larges, qui en font souvent le synonyme de
"pensée"*, et qu'il lui arrive de qualifier d'"idée" par exemple une image cérébrale
*
composée. » Méditations Métaphysiques – Seconde Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – pages
24-25
Les exemples abondent. Citons par exemple cet extrait : « Et si quelqu'un avait bien expliqué
quelles sont les idées simples qui sont en l'imagination des hommes, desquelles se compose tout ce
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
99
Les idées et les images
La conception
(c'est-à-dire quelque chose qui est dans l'imagination)96, la conscience que nous
avons d'une sensation97, ou encore une volonté98. Il va même jusqu'à vouloir
« comprendre généralement, sous le nom d'Idée, toutes les impressions que peuvent
recevoir les esprits en sortant de la glande H [la glande pinéale] » (L'Homme. Adam
et Tannery, Vol. XI – page 177), c'est-à-dire donc des qualités purement corporelles
(on rappelle que les « esprits », ou "esprits animaux", sont les parties les plus subtiles
du sang). Il n'empêche qu'à la demande du Père Mersenne, Descartes a été conduit à
donner, dans les Réponses aux Secondes Objections, une définition formelle de l'idée.
Il est évidemment très important de l'examiner avec attention, car on peut être
certain que Descartes a mis dans cette définition la vision théorique qu'il en a, même
si, dans la pratique, il continuera à faire un usage plus élastique du mot même*.
« Par le nom d'idée, j'entends cette forme de chacune de nos pensées, par
la perception immédiate de laquelle nous avons connaissance de ces
mêmes pensées. En telle sorte que je ne puis rien exprimer par des
paroles, lorsque j'entends ce que je dis, que de cela même il ne soit certain
que j'ai en moi l'idée de la chose qui est signifiée par mes paroles. Et ainsi
je n'appelle pas du nom d'idée les seules images qui sont dépeintes en la
fantaisie ; au contraire, je ne les appelle point ici de ce nom, en tant
qu'elles sont en la fantaisie corporelle, c'est-à-dire en tant qu'elles sont
dépeintes en quelques parties du cerveau, mais seulement en tant qu'elles
informent l'esprit même, qui s'applique à cette partie du cerveau. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam
et Tannery, Vol. IX – page 124
Cette définition montre bien que la conception est une « perception », et donc une
passion. Chaque pensée donne lieu à une idée, mais l'idée est la forme d'une pensée,
et non pas la pensée elle-même. Autrement dit, lorsque nous sentons ou lorsque nous
voulons nous avons toujours aussi une idée de ce que nous sentons et de ce que nous
*
100
qu'ils pensent […] » (Lettre au Père Mersenne du 20 novembre 1629. Adam et Tannery, Vol. I –
page 81), dans lequel Descartes n'hésite même pas à assimiler « l'imagination » avec l'entendement.
« […] personne n'a jamais douté qu'il n'y eût des corps dans le monde qui ont diverses grandeurs
& figures, & se meuvent diversement, selon les diverses façons qu'ils se rencontrent, & même qui
quelquefois se divisent, au moyen de quoi ils changent de figure & de grandeur. Nous
expérimentons la vérité de cela tous les jours, non par le moyen d'un seul sens, mais par le moyen
de plusieurs, à savoir de l'attouchement, de la vue & de l'ouïe ; notre imagination en reçoit des
idées très distinctes, & notre entendement le conçoit très clairement. Ce qui ne se peut dire
d'aucune des autres choses qui tombent sous nos sens, comme sont les couleurs, les odeurs, les
sons & semblables : car chacune de ces choses ne touche qu'un seul de nos sens, & n'imprime en
notre imagination qu'une idée de soi qui est fort confuse, & enfin ne fait point connaître à notre
entendement ce qu'elle est. » Les Principes de la Philosophie – Quatrième Partie. Adam et Tannery,
Vol. IX - page 318. Dans ce passage, il est clair que l'"idée" correspond à l'image qui se forme dans
le cerveau et est nettement distincte de la conception elle-même, ce qui est assez paradoxal.
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
voulons. La première phrase de la définition ci-dessus pourrait toutefois être
interprétée comme signifiant que l'idée correspond à la conscience que nous avons de
chacune de nos pensées (cf. l'expression « connaissance », qui peut avoir chez
Descartes, nous le savons, le sens de "conscience", surtout lorsqu'il y a immédiateté).
Mais cela ne nous semble pas cohérent avec les enseignements de l'expérience du
morceau de cire. En effet, il faudrait alors appeler du nom d'"idée" la conscience que
nous avons de ses différentes qualités que nous percevons, comme son odeur, sa
couleur etc. Or tout l'intérêt de cette expérience a justement consisté à montrer
qu'au-delà de la conscience de ces qualités nous avions en plus "une idée", qui est
l'idée du morceau de cire, et que celle-ci est d'une nature totalement différente de la
conscience de ses qualités. Du reste, la seconde phrase, elle, indique qu'il s'agit bien
de la conception, et non de la conscience, car les paroles expriment des conceptions,
et non pas des sentiments ou des volontés dont nous avons seulement conscience
(sans en former une conception, justement, c'est-à-dire plutôt sans porter notre
attention sur la conception correspondante). En tout cas, on comprend que l'idée du
morceau de cire nous vient de ce que nous avons les pensées (ou sensations) de ses
qualités, mais qu'elle est bien autre chose que ces sensations elles-mêmes. Quant à la
dernière partie de cette définition, il est très clair que les images cérébrales (qui,
comme le rappelle l'expression que nous avons choisie, sont dans l'imagination, c'està-dire dans le corps, et non pas dans l'esprit) ne sont pas, en tant que telles, des idées.
Mais Descartes ajoute qu'elles sont cependant des idées « en tant qu'elles informent
l'esprit ». Nous voulons comprendre que l'esprit pense ces images qui sont dans le
cerveau, c'est-à-dire qu'il en est impressionné, et qu'il a donc aussi l'idée
correspondante, comme pour toutes ses pensées. Autrement dit, lorsque le cerveau
comporte une image cérébrale, l'esprit, d'une part a conscience de cette image (et
cette conscience ou pensée d'une image cérébrale peut être appelée "image mentale"),
et d'autre part il conçoit l'idée correspondant à cette image. C'est ce qui se passe pour
le lecteur des Méditations qui ne voit pas le morceau de cire (ni le sent, le touche etc.)
mais imagine à la fois sa forme, sa couleur, son odeur et ses autres qualités, et, à
partir de ces images cérébrales, ou plus exactement à partir de la pensée (ou la
conscience) qu'il a de ces images cérébrales, conçoit l'idée du morceau de cire.
Nous l'avons dit, Descartes donne un sens aux mots qui dépend du contexte dans
lequel ils sont utilisés. C'est ainsi que dès les Réponses aux Troisièmes Objections,
qui suivent évidemment immédiatement les Réponses aux Secondes Objections dans
lesquelles il a donné cette définition du mot "idée", nous rencontrons une difficulté
avec le passage suivant :
L'éthique cartésienne de la pensée
101
Les idées et les images
La conception
« Par le nom d'idée, il [Hobbes, l'auteur des Troisièmes Objections] veut
seulement qu'on entende ici les images des choses matérielles dépeintes
en la fantaisie corporelle ; & cela étant supposé, il lui est aisé de montrer
qu'on ne peut avoir aucune propre & véritable idée de Dieu ni d'un Ange ;
mais j'ai souvent averti, & principalement en ce lieu-là même, que je
prends le nom d'idée pour tout ce qui est conçu immédiatement par
l'esprit : en sorte que, lorsque je veux & que je crains, ce vouloir & cette
crainte sont mis par moi au nombre des idées ; […] » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Troisièmes Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 141
Il y a tout d'abord une confirmation nette que le mot "idée" correspond « à tout ce qui
est conçu ». Mais la suite est problématique : un « vouloir » et une « crainte » sont
aussi considérés comme des idées, alors qu'il s'agit d'une action pour le premier et
d'une passion qui n'est pas une conception pour la seconde. Mais le début du passage
cité nous indique quelle est la préoccupation de Descartes dans cette réponse. Il s'agit
de ne pas limiter les idées aux seules « images des choses matérielles », et donc de
montrer qu'il existe d'autres idées que celles des seuls corps. Le « vouloir » et la
« crainte » jouent ici le rôle de sources de conceptions différentes des choses
matérielles. Ils sont alors à considérer non pas en eux-mêmes, mais bien au travers
de la conception qui, nous l'avons vu, ne manque pas de les accompagner : l'idée n'est
pas, avec cette interprétation, l'acte lui-même de vouloir, ou la passion de la peur qui
« se rapporte » à l'âme, mais l'idée de ce qui est voulu ou l'idée de ce qui est craint
(sachant que ce qui est voulu ou craint n'est pas nécessairement une chose matérielle,
et même en ce dernier cas n'existe peut-être pas). Nous écartons l'interprétation
consistant à considérer que l'idée serait l'idée de l'acte de vouloir ou l'idée de la
passion de la peur, bien que ces idées-là puissent aussi exister (nous pouvons
concevoir que nous voulons ou que nous craignons, puisque nous pouvons avoir une
conscience réfléchie, qui est elle-même une pensée, et donc qui, à ce titre, comme
toutes les pensées, a une forme, c'est-à-dire une idée, selon la définition donnée par
Descartes dans les Réponses aux Secondes Objections), car les mots « ce vouloir » et
« cette crainte » semblent bien se référer à la conscience simple (et non pas réfléchie)
du « lorsque je veux et que je crains ».
À toute pensée (c'est-à-dire en dernière analyse à toute passion de l'esprit, puisqu'une
action est toujours accompagnée d'une passion) correspond donc une idée (qui est la
forme de cette pensée). Et cela est tout aussi vrai pour ces pensées particulières que
sont les prises de position, ou croyances. Et ce, quelle que soit la manière dont cette
prise de position a été prise : à la suite d'une conception claire et distincte, comme le
veut l'éthique cartésienne de la pensée, ou par un libre choix de la volonté, ou encore
par l'effet de la foi ou de la grâce divine. Car même dans ce dernier cas, il y a prise de
102
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
position, et donc acte de l'esprit ; et cet acte, comme toute pensée, a une forme.
Autrement dit, nous avons nécessairement une idée de ce à quoi nous croyons, même
si ce que nous croyons relève de la foi religieuse. Et Descartes ne manquera pas
d'utiliser cet argument pour mettre en difficulté ses contradicteurs qui soutenaient
qu'ils ne savaient pas ce que signifie l'idée de Dieu, alors que par ailleurs ils ne
pouvaient prétendre ne pas croire en Dieu (surtout s'ils étaient membres du clergé) :
« Outre que c'est la confession la plus impie qu'on puisse faire, que de dire
de soi-même, au sens que j'ai pris le mot d'idée, qu'on n'en a aucune de
Dieu : car ce n'est pas seulement dire qu'on ne le connaît point par raison
naturelle, mais aussi que, ni par la foi, ni par aucun autre moyen, on ne
saurait rien savoir de lui, pource que, si on n'a aucune idée, c'est-à-dire
aucune perception qui réponde à la signification de ce mot Dieu, on a beau
dire qu'on croit que Dieu est, c'est le même que si on disait qu'on croit que
rien est, & ainsi on demeure dans l'abîme de l'impiété & dans l'extrémité
de l'ignorance. » Méditations Métaphysiques – Lettre à M. Clerselier,
servant de réponse à un recueil des principales instances faites par
monsieur Gassendi contre les précédentes réponses. Adam et Tannery,
Vol. IX – pages 209-210*
Mais si nous avons une idée pour chacune de nos pensées, cette idée n'est pas cette
pensée elle-même. Elle n'est pas non plus la conscience de cette pensée, c'est-à-dire
une conscience réfléchie. Elle est une conception, c'est-à-dire une autre pensée, et
d'un type particulier. Mais comme elle est aussi une pensée, et que toute pensée
donne lieu à une idée, il y a aussi une idée d'une idée. Autrement dit, je peux
concevoir que je conçois. Et c'est cette propriété réflexive, propre à la conception (et
qu'il ne faut pas confondre avec la réflexivité de la conscience), qui ouvre la
possibilité de la connaissance (au sens d'une connaissance rationnelle) de l'esprit par
lui-même, et non pas seulement de la conscience de lui-même. La chose qui pense
peut ainsi connaître ce qu'est la chose qui pense. Mais il ne faut pas, pour autant,
s'imaginer qu'il n'y a connaissance que si, simultanément, on connaît que l'on connaît
et ce, pourquoi pas ? à l'infini. Une idée est une conception, et elle est "entendue"
pour elle-même, si l'on peut dire. Une idée n'a pas une signification : elle est ellemême signification. Lorsqu'on a une idée, on sait évidemment "ce qu'elle signifie", car
*
On retrouve exactement la même argumentation dans une lettre de juillet 1641 : « Il faut donc
demeurer d'accord qu'on a l'idée de Dieu, & qu'on ne peut pas ignorer quelle est cette idée, ni ce
que l'on doit entendre par elle ; car sans cela nous ne pourrions du tout rien connaître de Dieu. Et
l'on aurait beau dire, par exemple, qu'on croit que Dieu est, & que quelque attribut ou perfection
lui appartient, ce ne serait rien dire, puisque cela ne porterait aucune signification à notre esprit ;
ce qui serait la chose la plus impie & la plus impertinente du monde. » Lettre au Père Mersenne de
juillet 1641. Adam et Tannery, Vol. III – page 394
L'éthique cartésienne de la pensée
103
Les idées et les images
La conception
sinon on n'aurait pas cette idée, justement. Il ne faut pas confondre, en effet, l'idée et
le mot qui exprime, dans le langage, cette idée. On peut ignorer la signification d'un
mot, c'est-à-dire qu'on n'a pas l'idée qui correspond à ce mot. C'est ainsi par exemple
que Descartes récuse le concept de "qualités réelles" professé par les scolastiques, en
affirmant qu'il ne s'agit là que de mots auxquels ne correspond aucune signification
(un peu comme dans l'exemple classique du "cercle carré" ou dans celui, que prise
tant Descartes, de la "montagne sans vallée") : il prétend que l'on n'entend pas ce que
l'on dit lorsqu'on prononce de tels mots (qui ne sont que flatus vocis)99. On peut aussi
croire quelque chose que l'on n'entend pas, comme, pour Descartes, que « la chose
qui pense et celle qui est étendue ne soient qu'une même chose » (Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 page 823). Mais lorsqu'on conçoit quelque chose à l'occasion d'un mot, c'est qu'on a
l'idée correspondante (qui n'est peut-être pas celle qui est communément associée à
ce mot dans la communauté linguistique qui pratique la langue à laquelle appartient
ce mot, mais ce n'est pas la question). Il est donc absurde d'affirmer que l'on ignore la
signification d'une idée, si on a cette idée. C'est ce qu'écrira Descartes au Père
Mersenne à propos des objections que lui avait adressées un contradicteur (non
identifié) :
« Est-il croyable qu'il n'ait pu comprendre, comme il dit, ce que j'entends
par l'idée de Dieu, par l'idée de l'Âme, & par les idées des choses
insensibles, puisque je n'entends rien autre chose, par elles, que ce qu'il a
dû nécessairement comprendre lui-même, quand il vous a écrit qu'il ne
l'entendait point ? Car il ne dit pas qu'il n'ait rien conçu par le nom de
Dieu, par celui de l'Âme, & par celui des choses insensibles ; il dit
seulement qu'il ne sait pas ce qu'il faut entendre par leurs idées. Mais s'il a
conçu quelque chose par ces noms, comme il n'en faut point douter, il a su
en même temps ce qu'il fallait entendre par leurs idées, puisqu'il ne faut
entendre autre chose que cela même qu'il a conçu. » Lettre au Père
Mersenne de juillet 1641. Adam et Tannery, Vol. III – page 392
Reconnaissons cependant que cette réponse n'est pas totalement satisfaisante. En
effet, si Descartes a parfaitement raison d'affirmer que le contradicteur en question
avait nécessairement conçu quelque chose à propos des mots "Dieu", "Âme" ou
"choses insensibles", et donc qu'il n'avait pas à se demander ce qu'il devait entendre
par les idées qu'il avait de ces choses, la question qui était soulevée était celle de ce
qu'entend Descartes lui-même par, non pas les idées de Dieu, de l'Âme et des choses
insensibles, mais par ces mots. Car si chacun, Descartes et le contradicteur, sait
parfaitement ce qu'il entend lui-même par ces mots, chacun ignore ce qu'entend
l'autre. Une idée, en effet, est une pensée, c'est-à-dire un mode ou une forme de
l'esprit. Et l'esprit est une substance individuelle. Comment un esprit pourrait-il alors
connaître l'idée d'un autre esprit, c'est-à-dire en avoir une idée ? Il ne le peut qu'en
104
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
supposant que l'idée qu'il a lui-même à propos d'un mot est la même que celle qu'a
son interlocuteur à propos du même mot. Mais ce n'est qu'une supposition, et nous
savons bien qu'elle est à l'origine de bien des malentendus, justement.
La suite de la lettre au Père Mersenne précédemment citée nécessite encore trois
commentaires :
« Car je n'appelle pas simplement du nom d'idée les images qui sont
dépeintes en la fantaisie ; au contraire, je ne les appelle point de ce nom,
en tant qu'elles sont dans la fantaisie corporelle ; mais j'appelle
généralement du nom d'idée tout ce qui est dans notre esprit, lorsque nous
concevons une chose, de quelque manière que nous la concevions.
Mais j'appréhende qu'il ne soit de ceux qui croient ne pouvoir concevoir
une chose, quand ils ne se la peuvent imaginer, comme s'il n'y avait en
nous que cette seule manière de penser & de concevoir. » Lettre au Père
Mersenne de juillet 1641. Adam et Tannery, Vol. III – pages 392-393
Il y a, certes, tout d'abord le rappel que Descartes n'appelle pas "idées" les images
cérébrales, mais seulement ce qui est conçu. Mais il ajoute « de quelque manière que
nous concevions ». On pourrait alors se demander s'il y a plusieurs manières de
concevoir. Nous ne le pensons pas, et nous voulons croire que les différentes
manières en question sont relatives aux pensées qui donnent lieu à la conception, et
non pas à la conception elle-même, qui représente un type de pensées et un seul.
Nous pouvons avoir une conception à partir d'une sensation, d'une imagination,
d'une volonté, d'une passion, ou encore d'une autre conception (ou même à partir…
de rien, dans le cas des idées innées). En effet, le contexte montre que Descartes
voulait affirmer ici qu'il peut y avoir conception sans qu'il y ait nécessairement image
cérébrale. La deuxième remarque qui est à formuler est que Descartes ne dit pas que
son contradicteur ne peut concevoir une chose quand il ne peut l'imaginer, mais qu'il
le « croit ». Descartes, lui, est convaincu que tout homme est capable de conceptions
pures (au sens où elles ne s'appuient pas sur des images), car le propre de l'homme
est qu'il pense, et la pensée comporte la conception, comme Descartes l'a mis en
lumière par l'expérience du morceau de cire. Mais bien des hommes (et des
contradicteurs de Descartes, en particulier) croient qu'ils n'en sont pas capables,
alors même qu'ils le font pourtant ! Et cela ne provient certainement pas d'une prise
de position purement arbitraire de leur part, mais bien plutôt de ce que leur
conception de ce qu'est la pensée n'est pas suffisamment claire et distincte (ils n'ont
pas distingué la conception et l'imagination). Il n'empêche : toute obscure et confuse
qu'elle soit, leur conception de la pensée comme comportant nécessairement une
image, n'en reste pas moins une conception : on voit mal comment ils pourraient en
avoir… une image, justement, puisque une image n'est jamais l'image d'elle-même,
L'éthique cartésienne de la pensée
105
Les idées et les images
La conception
mais toujours d'autre chose que d'elle-même — c'est le propre d'une image. Une idée
sur la pensée (ou sur l'esprit) ne peut pas être une image, non seulement parce que,
comme nous le verrons, il ne peut y avoir image que des seules choses corporelles et
que l'esprit n'est pas corporel (mais c'est ce que contestent souvent aussi ceux qui
affirment qu'ils ne pensent que par images cérébrales), mais aussi parce qu'une telle
idée relève nécessairement d'une pensée réflexive, ce que ne saurait être une image,
au contraire de la conception, qui est purement intellectuelle comme nous l'avons vu
avec l'expérience du morceau de cire.
La dernière remarque sur l'extrait ci-dessus de la lettre de juillet 1641 est que
Descartes dit qu'il « appelle généralement du nom d'idée tout ce qui est dans notre
esprit, lorsque nous concevons une chose ». « Tout ce qui est dans notre esprit » :
l'idée de quelque chose est donc « dans notre esprit », et nulle part ailleurs. En
particulier, elle n'est pas la chose elle-même dont elle est l'idée*. Ceci peut paraître
évident, mais c'est un point capital : l'idée n'est pas quelque chose de transcendant à
l'esprit. En tant que pensée, elle est un mode de l'esprit. Mais elle est l'idée de
quelque chose. Nous concevons quelque chose, et l'idée correspondante est dans notre
esprit. Cette "chose" dont nous avons l'idée, ou une idée, est ce que l'on appelle un
objet. Et on peut dire que la forme même d'une idée est d'avoir un objet. C'est cette
forme qui caractérise la conception en tant que type particulier de pensées : toute
idée a un objet†. Et pour désigner une idée, le langage, en fait, désigne l'objet de cette
idée : on parle, par exemple, de l'idée du morceau de cire, ou de l'idée d'une
montagne d'or, ou de l'idée du triangle, ou encore de l'idée de Dieu… (ou alors on dit
que "l'on conçoit" ces choses). Mais cette formulation est extrêmement trompeuse, et
il aurait mieux valu que l'on parlât de "l'idée morceau de cire", ou de "l'idée montagne
d'or", ou de "l'idée triangle", ou encore de "l'idée Dieu". En effet, parler de "l'idée de
quelque chose" (comme on parle de "l'image de quelque chose") laisse à penser que ce
"quelque chose" préexiste à l'idée qu'on en a, et que l'idée est comme une
représentation de ce "quelque chose", qui est son objet.
Or cet objet, l'idée le vise, et non pas le représente (ou, du moins, on ne peut pas
préjuger le fait qu'il y a bien représentation, c'est-à-dire qu'il existe bien une chose
*
†
106
« Car, qui vous a appris que tout ce que l'esprit conçoit doive être réellement en lui ? » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 837
« […] les idées étant comme des images, il n'y en peut avoir aucune qui ne nous semble représenter
quelque chose, […] » Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX
– pages 34-35.
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
dont l'idée en question serait une idée vraie). L'idée, en effet, n'est pas une image.
Une image représente ce dont elle est l'image, et qui est évidemment autre chose
qu'elle-même. L'objet d'une idée n'est pas autre chose que l'idée, ou du moins il "fait
partie" de l'idée elle-même, si on peut utiliser cette expression spatiale. Pour rester
dans le paradigme de la spatialité, on peut aussi considérer que, tandis que l'idée est
un mode de pensée, l'objet de l'idée, lui, est le "contenu" de cette pensée. L'"objet"
d'une idée pourrait tout aussi bien être qualifié de "signification" de l'idée : c'est "ce
qu'elle dit", ou encore "ce à quoi elle se rapporte". En tout cas, disons-le tout de suite,
l'objet d'une idée n'est pas la chose qui provoque éventuellement cette idée dans
notre esprit. Le morceau de cire est l'objet de l'idée que j'ai à l'esprit lorsque je reçois,
au cours de l'expérience de la Seconde Méditation, les différentes perceptions
correspondantes. Mais le morceau de cire en tant que chose réelle n'existe peut-être
pas (je doute d'ailleurs de cette existence au moment de cette expérience). Et si je suis
un lecteur de cette Seconde Méditation, j'ai bien à l'esprit l'idée du morceau de cire,
c'est-à-dire une idée dont l'objet est un morceau de cire, mais il n'y a évidemment pas
devant moi une chose réelle qui serait un morceau de cire. La question de la
conformité entre l'objet d'une idée et une chose réelle est celle de la vérité. Elle nous
occupera évidemment longuement par la suite. Ce qui peut déjà être dit, cependant,
c'est que lorsque j'ai une idée dont l'objet est conforme (et nous examinerons ce que
signifie exactement cette notion de conformité) à une chose réelle, alors l'idée est dite
représenter cette chose, et on dit aussi que j'ai l'idée de cette chose.
Mais, bien sûr, la forme de l'idée, qui est d'avoir un objet, est la source de grandes
difficultés, et même de nombreuses confusions. Et les difficultés commencent dès la
définition suivante que donne Descartes dans ses Réponses aux Secondes Objections,
après celle qu'il a donnée de ce qu'il appelle "idée", et que nous avons citée page 100 :
« Par la réalité objective d'une idée, j'entends l'entité ou l'être de la chose
représentée par l'idée, en tant que cette entité est dans l'idée ; & de la
même façon, on peut dire une perfection objective, ou un artifice objectif,
&c. Car tout ce que nous concevons comme étant dans les objets des idées,
tout cela est objectivement, ou par représentation, dans les idées
mêmes. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 124
Que veut dire « l'entité ou l'être de la chose » ? Ce n'est pas la chose elle-même, bien
sûr, car sinon pourquoi utiliser une telle expression ? Descartes précise que cette
« entité est dans l'idée ». C'est pourquoi nous pensons qu'elle correspond à ce que
nous avons appelé l'"objet" de l'idée, dans le cas où cette idée représente une chose,
c'est-à-dire dans le cas où son objet est conforme à la chose représentée. Descartes
appelle donc « réalité objective d'une idée » ce que nous avons appelé "objet d'une
L'éthique cartésienne de la pensée
107
Les idées et les images
La conception
idée". Et la deuxième phrase nous montre que Descartes utilise l'expression « objets
des idées » pour désigner en fait les choses représentées par les idées. Et le sens de
cette phrase est que lorsque nous concevons par exemple que telle chose dont nous
avons l'idée a telles qualités, alors ces qualités (qui sont elles-mêmes des objets
d'idées) sont « dans » l'idée. Autrement dit, les relations que nous concevons être
entre les choses dont nous avons les idées sont dans ces idées elles-mêmes.
Nous comprenons alors la définition encore suivante, toujours dans les Réponses aux
Secondes Objections : « Les mêmes choses sont dites être formellement dans les
objets des idées, quand elles sont en eux telles que nous les concevons ; […] » (Ibid.
page 125). Les « choses » représentent ici à nouveau par exemple des qualités, ou des
propriétés, et les « objets des idées » sont en fait les choses dont nous avons les idées.
Et la phrase signifie que l'on dit qu'une qualité ou une propriété dont nous concevons
qu'elles sont dans l'objet de l'idée qui représente une chose, sont « formellement »
dans cette chose si la conformité entre cette chose et l'objet de l'idée correspondante
porte notamment sur cette qualité ou propriété.
Mais il faut reconnaître que la terminologie utilisée ici par Descartes n'est pas des
plus heureuses. En effet « réalité objective » peut très bien correspondre par exemple
à l'idée d'une montagne d'or ou d'un palais enchanté ; quant au terme d'"objet" il
relève, usuellement, plutôt de la gnoséologie que de l'ontologie. Du reste, Descartes
lui-même dit ailleurs :
« […] être objectivement ne signifie autre chose, qu'être dans
l'entendement en la manière que les objets ont coutume d'y être. […] en
telle sorte que l'idée du Soleil est le Soleil même existant dans
l'entendement, non pas à la vérité formellement, comme il est au Ciel,
mais objectivement, c'est-à-dire en la manière que les objets ont coutume
d'exister dans l'entendement : laquelle façon d'être est de vrai bien plus
imparfaite que celle par laquelle les choses existent hors de
l'entendement ; mais pourtant ce n'est pas un pur rien, comme j'ai déjà dit
ci-devant. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Premières
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 82
Dans ce passage, Descartes utilise les mots "objets et "choses" dans le sens que nous
croyons devoir adopter dans la suite de cette étude : le mot "objet" désigne ce qui est
visé par une idée, tandis que le mot "chose" est relatif aux réalités du monde (de
quelque nature qu'elles soient, d'ailleurs, c'est-à-dire pas uniquement les choses
matérielles). En effet, il parle de « la manière que les objets ont coutume d'exister
dans l'entendement », et de « celle par laquelle les choses existent hors de
l'entendement ». Le texte présente toutefois une difficulté, dans la phrase relative à
108
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
l'exemple du soleil. Descartes parle du « soleil même » comme, d'une part « existant
dans l'entendement », et d'autre part « étant au ciel ». Il serait évidemment absurde
de considérer que le soleil, en tant que chose réelle, est à la fois dans le ciel et dans
l'entendement (de chacun, qui plus est). On pourrait comprendre que le soleil est
dans mon entendement un peu comme mon visage est dans le miroir dans lequel je
me regarde. Comme un reflet. Mais ce ne peut être cela, car l'idée du soleil n'est pas
son image, ce n'est même en rien une image. Et puis, je peux très bien avoir l'idée du
soleil sans que le soleil soit présent, la nuit par exemple. Je peux même avoir l'idée
d'un palais enchanté ou d'une montagne d'or, qui n'existent pas du tout. Le soleil qui
est dans mon entendement est "l'objet soleil" que vise l'idée que j'ai (et que j'appelle
mon "idée du soleil"). Cet objet est conforme à "la chose soleil" qui est dans le monde
(si je suppose que mon idée est vraie). Tout ce que je connais de cette chose est dans
l'objet de l'idée que j'en ai. Je ne connais peut-être pas (et même certainement pas)
tout de cette chose, mais ce qui appartient à cette chose et que je ne connais pas, je ne
le connais pas justement. Je n'en parle donc pas. En conséquence, lorsque je parle de
la "chose soleil", cette dernière est très exactement ce que j'en conçois, c'est-à-dire
qu'elle est parfaitement identique à "l'objet soleil" correspondant à l'idée que j'en ai.
Autrement dit, le « soleil même » est un mot qui exprime l'idée (ou son objet) que j'ai
de la "chose soleil". Cette idée existe évidemment dans mon entendement. Et lorsque
Descartes dit qu'il (le « soleil même ») est dans le ciel, il dit ce qu'il conçoit, à savoir
que le soleil est dans le ciel. Il s'agit d'une propriété du soleil (que d'être dans le ciel).
Et comme nous l'avons vu précédemment, cette propriété est dans « l'idée » du soleil.
Le « soleil même » est donc bien dans le ciel, puisque nous concevons cette propriété
comme faisant partie de l'idée (ou plus exactement de l'objet de l'idée) que nous
avons du soleil, c'est-à-dire de cette idée que nous nommons "soleil même". On l'aura
compris : nous ne sommes pas loin, ici, de la théorie kantienne du phénomène, seul
connaissable, et de la chose en soi, inconnaissable. Mais tout cela ne veut
certainement pas dire que la "chose soleil" n'existe pas dans le monde, et que seules
existeraient nos idées. La "chose soleil" existe bien dans le monde, pour Descartes ;
plus, même, cette "chose soleil" est bien dans "la chose ciel" ; c'est-à-dire qu'il y a bien
une "chose relation" entre les "chose soleil" et "chose ciel", si l'on peut parler ainsi,
qui est une relation d'inclusion de la première dans la seconde, puisque notre
conception de cette relation entre le soleil et le ciel, étant claire et distincte, est
conforme à la réalité du monde. Autrement dit, et cette fois contrairement à ce
qu'affirmera Kant, pour Descartes nous sommes tout à fait capables de connaître les
choses du monde et leurs propriétés, mais ce que nous en connaissons, et tout ce que
nous en connaissons, nous est donné par les idées que nous en avons — ce qui, soit dit
en passant, relève du bon sens le plus élémentaire, bien que nous l'oubliions trop
souvent.
L'éthique cartésienne de la pensée
109
Les idées et les images
La conception
Car connaître, c'est concevoir. La connaissance (que nous ne confondons pas avec la
conscience, bien sûr) de quelque chose consiste à en avoir une idée. Mais il va de soi
qu'avoir l'idée de quelque chose ne signifie pas que l'on est certain de la vérité (ou de
la réalité) de cette chose. De ce point de vue, on distinguera la connaissance et le
savoir, ce dernier étant une connaissance à propos de laquelle on a pris une position.
Mais ici encore le langage est souvent équivoque, et le mot "connaître" est trop
souvent utilisé comme un synonyme de "savoir". Il faut en tout cas bien comprendre
que le doute radical n'entame en rien nos connaissances, mais seulement nos savoirs,
qui en sont transformés en… simples connaissances, justement. Ce n'est pas parce
que je doute de l'existence de mon corps, par exemple, que je n'ai plus l'idée de ce
corps. Ce dont je doute, c'est que l'objet de cette idée soit conforme à une chose du
monde donné (ou chose réelle). À l'issue de la Première Méditation, je garde donc à
l'esprit toutes les idées que j'avais précédemment, mais je n'y attache plus aucun
crédit. C'est évidemment un contresens que de comprendre que l'expression « rejeter
les choses douteuses » signifierait "rejeter les idées des choses douteuses". Le "rejet"
en question est relatif à la créance, et non pas à l'entendement. Les idées restent dans
mon esprit.
« La seconde Objection que remarquent ici vos amis est : Que, pour savoir
qu'on pense, il faut savoir ce que c'est que pensée ; ce que je ne sais point,
disent-ils, à cause que j'ai tout nié. Mais je n'ai nié que les préjugés, & non
point les notions, comme celle-ci, qui se connaissent sans aucune
affirmation ni négation. » Méditations Métaphysiques – Lettre à M.
Clerselier, servant de réponse à un recueil des principales instances
faites par monsieur Gassendi contre les précédentes réponses. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 206*
Les autres passions de l'esprit, en tant qu'elles sont des pensées, et donc donnent lieu
également à conception, participent aussi à la connaissance, mais elles ne sont pas en
elles-mêmes des connaissances (même si l'esprit a conscience d'elles). Pour exprimer
cela, Descartes parle plutôt des facultés qui correspondent aux différents types de
pensées, que des types de pensées eux-mêmes. Mais cela revient au même, sauf pour
les « ignorants » qui pourraient comprendre, comme le fait pertinemment remarquer
Descartes ailleurs, que ces facultés seraient le fait de « diverses petites entités » dont
serait constitué l'esprit100 — ce que nous, qui ne sommes pas ignorants, savons être
*
110
Nous avons bien conscience que deux lectures de ce passage sont possibles : soit seules certaines
notions, comme "la pensée", qui se connaissent sans affirmation ni négation, demeurent après que
j'ai tout nié ; soit, et c'est notre interprétation, il n'y a que les jugements, ou prises de position, qui
sont rejetés, et toutes les notions, dont celle de "pensée", demeurent donc, car elles se connaissent
toujours sans affirmation ni négation.
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
faux, puisque l'esprit est simple. En tout cas, dans les passages correspondants, il faut
comprendre que le mot « entendement » recouvre alors uniquement la faculté de
conception, alors que dans d'autres contextes, comme lorsque Descartes oppose
l'entendement à la volonté, c'est l'ensemble de l'esprit en tant qu'il est passif qui est
qualifié d'entendement*.
« En nous-mêmes, à la vérité, nous ne remarquons que l'entendement qui
soit capable de science ; mais aussi trois autres facultés dont il peut
recevoir assistance ou entrave, savoir l'imagination, les sens, et la
mémoire. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle VIII. Ferdinand
Alquié, Vol. 1 - page 121101
Un des points remarquables de la gnoséologie cartésienne est que, si la connaissance
est clairement le fait de la conception, les autres perceptions de l'esprit (qui
proviennent des sens et de l'imagination) ne sont pas pour autant disqualifiées : elles
apportent leur contribution à la connaissance. Certes, il ne faut pas s'y fier
aveuglément (la principale source d'erreurs dans la connaissance consistant
précisément à juger en fonction de ces seules perceptions) ; mais nous sommes loin
de la vision qu'auront de l'imagination un Pascal†, ou encore un Malebranche‡, ce
dernier, pourtant, se revendiquant du cartésianisme. Mais si « l'imagination, les sens
et la mémoire » peuvent apporter « assistance » à l'entendement, ce n'est pas
seulement en tant que fournisseurs de "données premières", si l'on peut parler ainsi,
comme par exemple les sensations des qualités visuelles, tactiles, olfactives etc. à
partir desquelles nous concevons le morceau de cire, c'est aussi qu'il y a une catégorie
de choses (ou d'objets) pour lesquelles la connaissance doit nécessairement
s'accompagner d'une image. Il s'agit des corps. Par contre, une chose purement
intellectuelle se connaît sans l'aide de l'imagination (même si, pour la faire
comprendre, il peut être judicieux d'en donner une image : mais cette image n'est pas,
en ce cas, une image de cette chose spirituelle elle-même, mais l'image d'une chose
*
†
‡
cf. par exemple l'extrait cité page 53 : « Qu'il n'y a en nous que deux sortes de pensée, à savoir la
perception de l'entendement & l'action de la volonté. » Les Principes de la Philosophie – Première
Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 39
Dans le fragment 78 Sellier des Pensées, intitulé « Imagination », Pascal qualifie l'imagination de
« maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours » et aussi de
« superbe puissance ennemie de la raison ». Descartes sait bien que l'imagination peut être
« fourbe » (encore qu'il ne reprendrait pas ce qualificatif), mais à la différence de Pascal, qui estime
que « la raison ne peut y mettre le prix », l'entendement cartésien, s'il suit une méthode (ou une
morale), est capable de s'appuyer sur l'imagination sans se laisser tromper par elle. Et toute la
philosophie de Descartes peut être considérée comme une tentative de réfutation avant l'heure de
cette appréciation pascalienne.
Qui qualifie l'imagination de « folle du logis » (De la Recherche de la Vérité, II – I – I & 3).
L'éthique cartésienne de la pensée
111
Les idées et les images
La conception
corporelle, à l'occasion de laquelle notre conception de la chose spirituelle peut se
trouver facilitée, technique d'exposition qu'utilisera abondamment Descartes luimême dans toute son œuvre : il s'agit en fait d'une analogie). Nous n'avons, par
exemple, pas d'image de la liberté, ou encore de l'esprit, et encore moins, bien sûr, de
Dieu.
« […] l'on en conclut avec certitude que si l'entendement traite de
questions où il n'y a rien de corporel ou qui ressemble au corporel, il ne
peut recevoir aucune aide de ces facultés ; au contraire, pour qu'il n'en
reçoive point d'entrave, il faut écarter les sens, et dépouiller l'imagination,
autant que faire se peut, de toute impression distincte. Mais si
l'entendement se propose un objet d'examen qui puisse être rapporté au
corps, il faut en former l'idée dans l'imagination, avec autant de
distinction qu'il sera possible ; et pour y parvenir plus commodément, c'est
la chose elle-même que représente cette idée qu'il convient de montrer aux
sens externes. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII.
Ferdinand Alquié, Vol. 1 - pages 141-142
Cela n'est pas contradictoire avec ce que fait remarquer Descartes à propos du
chiliogone, polygone à mille côtés que nous pouvons concevoir mais dont nous
n'avons pas l'image102. En effet, dans le texte ci-dessus des Regulæ, il est dit qu'il faut
chercher à en avoir l'image avec le plus de « distinction qu'il sera possible », mais la
distinction totale n'est pas indispensable*. Car il n'en reste pas moins que c'est la
conception qui nous fait connaître ce qu'est vraiment le chiliogone. Mais le chiliogone
étant une figure géométrique, sa conception est toujours accompagnée, non pas de
son image, mais d'une image : quand j'ai l'idée du chiliogone j'ai aussi, présente à
mon esprit, une image d'un polygone, avec un grand nombre de côtés, il est vrai
totalement indéterminé. Il faut d'ailleurs observer que si j'avais devant moi un vrai
chiliogone, l'image que j'en aurais par l'intermédiaire de mes sens (la vue, ou le
toucher) ne serait pas celle d'un polygone à mille côtés, mais celle d'un polygone à
beaucoup de côtés, car je ne saurais pas qu'ils sont mille (sauf si je les comptais, mais
compter relève de la conception, justement). Il n'est peut-être même pas sûr que ces
mille côtés me seraient communiqués par mes sens : le toucher en est incapable,
autrement que dans une certaine durée, c'est-à-dire en faisant intervenir la mémoire,
et quant à la vue, il est probable que si le chiliogone réel qui est devant moi est
suffisamment petit pour que je l'embrasse d'un seul regard, ses côtés seraient
imperceptibles, et si au contraire ces derniers étaient visibles, le chiliogone serait
*
112
« Car il n'est pas de l'essence d'une image d'être en tout semblable à la chose dont elle est l'image,
mais il suffit qu'elle lui ressemble en quelque chose. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 818
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La conception
bien trop grand pour que je puisse le voir en entier autrement qu'en le parcourant du
regard, donc dans une durée.
Ce qui est certain, c'est que c'est la présence systématique d'une image en
accompagnement de la conception d'une chose corporelle qui fait qu'il est si difficile
de distinguer l'idée et l'image. Car les premières idées que nous avons, celles qui nous
viennent le plus naturellement, et qui sont de loin les plus nombreuses, sont bien sûr
les idées des choses corporelles, fournies par l'intermédiaire de nos sens. De plus, la
fantaisie (qui, on le rappelle, est la puissance qu'a l'esprit de provoquer la formation
d'images) crée des images qui sont très ressemblantes, et en tout cas de même nature,
que celles qui nous viennent des sens ; autrement dit, même en l'absence de la chose
corporelle notre esprit peut voir son image, ce qui peut laisser penser que
l'intellection, qui est le propre de l'esprit, consiste à produire des images. On assimile
d'ailleurs ici, à tort, l'intellection à une action de l'esprit — la création d'images —, la
passivité de l'esprit consistant à percevoir les images qui arrivent par les sens. Tout
cela fait que beaucoup considèrent que l'idée et l'image sont une seule et même
pensée, et en conséquence qu'on ne peut avoir l'idée de quelque chose si on ne peut
s'en former une image103, ce qui revient à nier qu'il puisse y avoir des choses non
corporelles (c'est-à-dire des choses spirituelles)104.
L'imagination
L'imagination est la faculté de formation des images
cérébrales – Une image cérébrale n'est pas un tableau :
elle résulte de certains mouvements de la glande pinéale
– Une sensation est perçue par l'esprit en tant qu'elle se
présente comme une image cérébrale – Dans le rêve,
c'est le corps qui forme de lui-même des images – Par la
fantaisie l'esprit agit sur le corps pour provoquer une
image cérébrale – La conception d'un objet corporel
déclenche automatiquement, par l'union de l'âme et du
corps, la formation d'une image cérébrale – À partir
d'une image cérébrale, l'esprit conçoit une idée qui lui
correspond
Il nous faut donc examiner plus attentivement ce qu'est l'imagination pour Descartes.
Disons tout de suite que s'il a beaucoup insisté sur la différence radicale qu'il y a
L'éthique cartésienne de la pensée
113
Les idées et les images
L'imagination
entre conception et imagination, et si la conception occupe la place centrale de sa
philosophie, l'importance qu'a l'imagination dans cette philosophie n'en reste pas
moins considérable. On peut affirmer que l'imagination, d'une part est au cœur de la
question de l'union de l'âme et du corps, et d'autre part est, en dernière analyse, ce
sur quoi s'appuie Descartes pour acquérir la certitude de l'existence d'un monde
matériel.
L'imagination
Nous rappelons que le terme d'"imagination" désigne la faculté de formation des
images, que nous avons appelées "cérébrales" pour éviter l'expression d'"images
mentales" qui pourrait laisser croire que ces images sont dans l'esprit. Les images
cérébrales sont dans le cerveau, et même plus précisément dans la glande pinéale105,
où se trouve également ce que Descartes qualifie de « sens commun », qu'il faut
comprendre, dans ce contexte*, au sens propre : il s'agit du sens qui est commun à
tous les sens. C'est le sens commun qui fait que, par exemple, à partir de deux
perceptions séparées, celle de l'œil droit et celle de l'œil gauche, se forme une seule
image, qui est la synthèse de ces deux perceptions†. Mais il peut s'agir aussi de deux
sens de natures différentes, comme par exemple la vue et le toucher, qui concourent
*
†
114
Car ailleurs cette expression peut avoir la signification de "raisonnable", comme par exemple
lorsque Descartes écrit au Père Mersenne que Gassendi, l'auteur des Cinquièmes Objections, n'a pas
« le sens commun » : « Vous verrez que j'ai fait tout ce que j'ai pu pour traiter Mr Gassendi
honorablement & doucement ; mais il m'a donné tant d'occasions de le mépriser & de faire voir
qu'il n'a pas le sens commun & ne sait en aucune façon raisonner, que j'eusse trop laissé aller de
mon droit, si j'en eusse moins dit que je n'ai fait ; & je vous assure que j'en aurais pu dire beaucoup
davantage. » Lettre au Père Mersenne de juillet 1641. Adam et Tannery, Vol. III – pages 388-389
cf. l'extrait de la lettre à Meysonnier du 29 janvier 1640, déjà cité page 56 note 45, dans lequel
Descartes explique que s'il considère que le « principal siège de l'âme » est la glande pinéale, c'est
justement parce qu'il s'agit du seul lieu dans le cerveau qui ne soit pas dédoublé. Mais ce qu'il faut
retenir ici, bien plus que l'idée étrange de "siège" pour une chose non corporelle, c'est que le corps
élabore lui-même la synthèse des perceptions élémentaires fournies par les sens : l'esprit ne "voit"
que cette image synthétique que lui propose la glande pinéale — et pour bien faire comprendre ce
point, qui est très important, Descartes cherche, en assignant l'âme à résidence dans cette glande
pinéale, à combattre la vision aristotélicienne d'une âme qui donne vie à tous les membres et
organes du corps, et qui, donc, est imaginée comme répartie partout dans le corps.
Et aussi : « La raison qui me persuade que l'âme ne peut avoir en tout le corps aucun autre lieu
que cette glande, où elle exerce immédiatement ses fonctions, est que je considère que les autres
parties de notre cerveau sont toutes doubles, […] ; & que, d'autant que nous n'avons qu'une seule &
simple pensée d'une même chose en même temps, il faut nécessairement qu'il y ait quelque lieu où
les deux images qui viennent par les deux yeux, ou les deux autres impressions qui viennent d'un
seul objet par les doubles organes des sens, se puissent assembler en une avant qu'elles
parviennent à l'âme, afin qu'elles ne lui représentent pas deux objets au lieu d'un. » Les Passions
de l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - pages 352-353
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
L'imagination
l'un et l'autre à la formation d'une (et une seule) image de la chose que l'on voit et que
l'on touche simultanément. Cette image ne doit pourtant pas être considérée comme
une peinture (ou une photographie, dirions-nous aujourd'hui) de la chose qui excite
nos sens, ni même de ce que perçoivent directement les sens. Une "image cérébrale"
n'a pas grand-chose à voir avec une image matérielle telle que nous avons l'habitude
d'en voir :
« Or il faut que nous pensions tout le même [comme les tailles-douces qui
ne ressemblent que très peu à ce qu'elles représentent] des images qui se
forment en notre cerveau, & que nous remarquions qu'il est seulement
question de savoir comment elles peuvent donner moyen à l'âme de sentir
toutes les diverses qualités des objets auxquels elles se rapportent, & non
point comment elles ont en soi leur ressemblance. » La Dioptrique Quatrième discours. Adam et Tannery, Vol. VI – page 113
Descartes montrera, dans sa Dioptrique, qu'une image matérielle se forme bien dans
le fond de l'œil, qui ressemble assez parfaitement à la chose qui se trouve devant
lui106 : cette image-là est une image telle que nous en rencontrons habituellement
(peintures, reflets dans l'eau etc.). Mais ces deux images matérielles, qui se trouvent
au fond des deux yeux, sont ensuite transportées par les nerfs jusqu'au cerveau : ce
transport n'est pas un transport de matière, évidemment, et ce ne sont pas les deux
fonds d'œil qui se retrouvent dans le cerveau. L'état de la science au XVIIème siècle ne
permettait pas à Descartes d'avoir une idée exacte du support et du codage utilisés
pour transporter l'information correspondant à ces images telles qu'elles se forment
au fond de l'œil. Il n'y avait pas non plus de "théorie de l'information". Mais
Descartes en a eu l'intuition. En tout cas, il lui paraît clair que si l'image cérébrale se
forme dans le cerveau, ce ne saurait être une image matérielle de même nature que
celles que nous voyons habituellement, car alors cela voudrait dire qu'il y aurait à
nouveau des yeux dans le cerveau, pour voir cette image !107 Il avance l'hypothèse que
ce sont les mouvements de la glande pinéale qui constituent l'image cérébrale108. Ce
n'est pas cela, mais cela aurait pu être cela : ces mouvements cartésiens de la glande
pinéale, ou ces « figures » que tracent les esprits animaux sur la surface de la glande
pinéale (variante des mouvements de la glande elle-même), ne font-ils pas penser, en
effet, à une sorte de modulation d'un signal, dont nous expérimentons
quotidiennement dans notre vie moderne, qu'elle suffit à coder, transporter et
restituer des images télévisuelles en haute définition, et bien d'autres informations
encore ? Le texte suivant n'est-il pas déjà l'ébauche d'une "théorie de l'information",
ou du moins l'intuition de sa possibilité ?
« Et notez que, par ces figures, je n'entends pas seulement ici les choses
qui représentent en quelque sorte la position des lignes & des superficies
des objets, mais aussi toutes celles qui, suivant ce que j'ai dit ci-dessus,
L'éthique cartésienne de la pensée
115
Les idées et les images
L'imagination
pourront donner occasion à l'âme de sentir le mouvement, la grandeur, la
distance, les couleurs, les sons, les odeurs, & autres telles qualités ; &
mêmes celles qui lui pourront faire sentir le chatouillement, la douleur, la
faim, la soif, la joie, la tristesse, & autres telles passions. » L'Homme.
Adam et Tannery, Vol. XI – page 176
Le premier enseignement qu'il faut tirer de cette vision de la formation d'une image
cérébrale est bien entendu que cette image peut ne pas être parfaitement fidèle à la
chose qu'elle est censée représenter*. Nous dirions aujourd'hui qu'il peut y avoir
distorsion, bruit, et même erreurs de codage… Ce point ne présente pas de difficultés
et nous ne nous appesantirons pas sur cet aspect de la philosophie cartésienne, même
si Descartes lui-même crut devoir y insister assez souvent, et apporter de multiples
preuves issues de l'expérience (comme par exemple la douleur qu'il arrive à un
amputé de localiser dans le membre qui lui fait précisément défaut).
Le deuxième enseignement est qu'il n'y a pas de différence essentielle entre la
perception par l'esprit d'une sensation et celle d'une image cérébrale, fruit de la seule
imagination. En fait, une sensation n'est perçue par l'esprit qu'après qu'elle a été
transformée, dans le corps, en image cérébrale : c'est précisément là la fonction du
« sens commun »109. Dans les deux cas, donc, c'est une image cérébrale qui se
présente à l'esprit. La seule chose qui les différencie est l'intensité, ou la force, de
l'image provoquée par les sens qui est généralement plus forte que celle qui est issue
directement de l'imagination110. Différencier la perception des sens de celle qui vient
de l'imagination (ou de la mémoire) grâce à la plus grande vivacité de la première est
une thèse classique. Mais ce n'est pas cette différenciation qui nous intéresse ; c'est au
contraire le fait qu'il n'y a pas de différence de nature entre ces deux types d'images
cérébrales, du moins "vu de l'esprit", si l'on peut s'exprimer ainsi. C'est cette identité
de nature qui fait que toute image cérébrale qui se présente est susceptible d'avoir été
provoquée par les sens, autrement dit elle est susceptible de représenter une chose
extérieure† (d'où la possibilité d'une croyance en la réalité des mirages). C'est
pourquoi, pour notre part, nous ne distinguerons plus, sauf mention expresse,
l'imagination et la sensation, et nous qualifierons d'"imagination" la fonction de
*
†
116
« [le sage] n'affirmera pourtant jamais que le message se soit transmis intact, et sans aucune
variation, des choses externes aux sens et des sens à la fantaisie, à moins qu'il ne le sache à
l'avance de quelque autre façon. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand
Alquié, Vol. 1 - page 150
« […] car notre imagination n'est propre qu'à se représenter des choses qui tombent sous les sens ;
[…] » Lettre au Père Mersenne de juillet 1641. Adam et Tannery, Vol. III – page 394
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
L'imagination
formation des images cérébrales, que ce soit directement (cas pour lequel Descartes
réserve l'appellation "imagination"*) ou à partir des sens.
Il nous faut cependant préciser comment se forment des images cérébrales
lorsqu'elles ne proviennent pas du sens commun (qui centralise, en quelque sorte,
tout ce qui arrive des différents organes sensoriels). Descartes distingue ici deux
types de fonctionnement.
Il y a tout d'abord les images qui apparaissent dans les rêves, ou, si l'on est éveillé,
dans les rêveries ou illusions :
« […] elles ne procèdent que de ce que, les esprits étant diversement
agités, & rencontrant les traces de diverses impressions qui ont précédé
dans le cerveau, ils y prennent leur cours fortuitement par certains pores,
plutôt que par d'autres. Telles sont les illusions de nos songes & aussi les
rêveries que nous avons souvent étant éveillés, lorsque notre pensée erre,
nonchalamment, sans s'appliquer à rien de soi-même. » Les Passions de
l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - pages 344-345
On voit que l'esprit n'y a pas de part — il se contente de percevoir ces images
cérébrales. Mais ces images ne sont pas, cette fois, provoquées par des choses
extérieures (qui agissent sur les sens), mais par le corps lui-même. C'est le corps,
donc, qui rêve ou qui s'illusionne. Et dire que "l'esprit vagabonde" n'est pas tout à fait
juste : il serait plus pertinent de dire qu'il se laisse entraîner au vagabondage (par le
corps). Mais on observera que ceci n'arrive que si l'esprit ne « s'applique à rien de soimême », c'est-à-dire lorsqu'il n'agit pas. Il lui serait en effet aisé de détourner son
attention (ce qui est une action) de ces rêveries pour la porter sur une autre
perception, comme une conception, par exemple, ou une de ses volontés. On notera
aussi que les rêves, pour Descartes, comportent une part de hasard (cf. le mot :
« fortuitement ») qui s'ajoute à une mémoire des impressions reçues précédemment.
Cette intervention du hasard doit certainement compromettre la possibilité même
d'une éventuelle "science des rêves". Mais surtout, on comprend, à travers ce passage,
que l'esprit, pendant le sommeil, ne « s'applique à rien de soi-même » et qu'il est
*
« Et notez que je dis, imaginera, ou sentira ; d'autant que je veux comprendre généralement, sous
le nom d'Idée, toutes les impressions que peuvent recevoir les esprits en sortant de la glande H,
lesquelles s'attribuent toutes au sens commun, lorsqu'elles dépendent de la présence des objets ;
mais elles peuvent aussi procéder de plusieurs autres causes, ainsi que je vous dirai ci-après, &
alors c'est à l'imagination qu'elles doivent être attribuées. » L'Homme. Adam et Tannery, Vol. XI
– page 177. Nous ne rediscutons pas ici l'utilisation du mot "idée" pour désigner les « impressions »
des esprits animaux, puisque nous l'avons déjà fait, à partir de cet extrait justement, page 100.
L'éthique cartésienne de la pensée
117
Les idées et les images
L'imagination
donc entièrement passif. Ce point a son importance pour la bonne compréhension du
cogito. Mais il arrive que, pendant le sommeil, je prenne conscience que je rêve,
justement. Il s'agit alors d'une prise de position qui est le fait de l'esprit*, qui "se
réveille" en quelque sorte de sa passivité, en portant son attention sur l'incohérence
des idées qui accompagnent en lui ces rêves du corps.
Nous venons de voir deux sources possibles de formation d'images cérébrales : les
choses extérieures qui agissent sur les organes des sens, et le corps propre. Mais il y a
encore une troisième façon de provoquer la formation d'images cérébrales, et cette
fois l'esprit en est l'acteur111 : il s'agit de ce que nous avons appelé la « fantaisie ». La
fantaisie est une action de l'esprit.
« Et j'ai aussi certainement la puissance d'imaginer ; car encore qu'il
puisse arriver (comme j'ai supposé auparavant) que les choses que
j'imagine ne soient pas vraies, néanmoins cette puissance d'imaginer ne
laisse pas d'être réellement en moi, & fait partie de ma pensée. »
Méditations Métaphysiques – Seconde Méditation. Adam et Tannery, Vol.
IX – pages 22-23
L'extrait ci-dessus est tiré de la Seconde Méditation. À ce stade, je doute encore de
tout, et en particulier de l'existence des corps, y compris du mien. Mais j'éprouve que
j'ai « la puissance d'imaginer ». Mais de quoi s'agit-il exactement ? D'un acte, avant
tout, comme le doute est lui aussi un acte (une prise de position). Et en quoi consiste
cet acte ? À produire en moi la pensée de certaines choses, indépendamment de
l'existence ou de la vérité de ces choses. Mais quelle est la nature exacte de cette
pensée ? La réponse ne se trouve pas dans la Seconde Méditation, car la pensée en
question est la perception d'une image cérébrale, ce que je ne peux pas encore savoir
tant que je doute de l'existence de mon corps. Tout ce que je sais, au stade de la
Seconde Méditation, c'est que je (en tant qu'esprit) peux décider de provoquer en moi
la pensée de quelque chose, cette pensée étant de même nature, ou d'une nature très
proche, que celles que je continue à éprouver à tout instant bien que je sois en plein
doute radical, pensées que j'appelle entre autres "perceptions de mes sens", et qui me
poussent (mais en vain, puisque j'ai décidé de douter) à croire en l'existence des
*
118
« J'ai souvent aussi fait voir fort clairement que l'esprit peut agir indépendamment du cerveau ;
car il est certain qu'il est de nul usage lorsqu'il s'agit de former des actes d'une pure intellection,
mais seulement quand il est question de sentir ou d'imaginer quelque chose ; […] comme lorsqu'au
milieu de nos songes nous apercevons que nous rêvons ; car alors c'est bien un effet de notre
imagination de ce que nous rêvons, mais c'est un ouvrage qui n'appartient qu'à l'entendement seul
de nous faire apercevoir de nos rêveries. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes
Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 800. Dans ce texte il ne faut pas confondre
« apercevoir » et « percevoir ».
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
L'imagination
choses matérielles. J'éprouve donc que j'ai la puissance, peut-être pas d'imaginer, au
sens précis que nous donnons à ce terme, mais de percevoir quelque chose comme si
je percevais ce quelque chose de manière totalement passive. La fantaisie est cette
faculté qu'a l'esprit d'agir sur lui de telle sorte que la passion correspondante soit en
tout semblable à celles qu'il subit dans les cas où ce n'est justement pas lui qui est
l'agent. Cette faculté active est aussi importante que la volonté pour attester de la
liberté et de la spontanéité de l'homme. Mais sa présence est à l'origine d'un
problème métaphysique majeur. Car elle conduit à l'incertitude quant à l'existence
d'un monde transcendant à l'esprit : en effet, l'esprit, par la fantaisie, aurait la
capacité de provoquer lui-même toutes ses perceptions ; il s'agira donc de s'assurer
qu'il existe bien des perceptions qui ne sont pas le fruit de sa propre action.
Autrement dit, c'est bien parce que j'ai la puissance d'imaginer un palais enchanté
qu'il me faut me demander si un palais non enchanté ne serait pas lui aussi le fruit de
mon imagination. Mais ce n'est pas la question que nous examinons ici.
Pour Descartes, dans le cas d'une pensée d'image (contrairement à celui d'une
conception), l'esprit ne peut pas agir directement sur lui-même, mais doit passer par
l'intermédiaire du corps propre (auquel est uni l'esprit)*†. La fantaisie agit sur le
cerveau, et se traduit par l'apparition en ce dernier d'une image cérébrale. La
fantaisie (qui relève de l'esprit) agit donc sur l'imagination (qui relève du corps). Il
faut bien comprendre que la fantaisie n'élabore pas elle-même l'image, qui est dans
tous les cas le fait du cerveau. Elle agit sur les esprits animaux et la glande pinéale un
peu comme le font les nerfs qui proviennent des organes sensoriels. Et ensuite,
l'esprit perçoit cette image cérébrale exactement comme il perçoit celles qui viennent
des sens (ou du corps lui-même en cas de rêveries).
« Ainsi quand on veut imaginer quelque chose qu'on n'a jamais vue, cette
volonté a la force de faire que la glande se meut en la façon qui est requise,
pour pousser les esprits vers les pores du cerveau, par l'ouverture desquels
cette chose peut être représentée. » Les Passions de l'Âme – Première
Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 361
*
†
Mais, comme nous l'avons vu, l'esprit a aussi conscience de son action : la passion dans l'esprit qui
correspond à la fantaisie est ce sentiment (ou cette pensée) que l'on est créateur (pensée ou
sentiment qui nous fait généralement éprouver également notre liberté).
Au cours de la Seconde Méditation, je doute de l'existence de mon corps et cependant j'éprouve ma
fantaisie. Il n'y a pas là contradiction, car, à ce stade, j'ignore encore ce qu'est la fantaisie. Ce que
nous disons ici, à savoir que la fantaisie agit sur le corps pour former une image cérébrale, ne
saurait être dit au cours de la Seconde Méditation, et Descartes ne le dit pas non plus dans ce texte.
L'éthique cartésienne de la pensée
119
Les idées et les images
L'imagination
Nous avons déjà observé qu'il s'agit là d'un schéma général de l'union de l'âme et du
corps : l'esprit, pour obtenir quelque effet en lui, utilise souvent le corps propre
comme moyen intermédiaire afin d'obtenir le résultat visé (cf. ce que nous avons vu à
propos des passions de l'âme, page 54). Dans cette configuration, le corps est comme
l'outil que manie l'esprit pour agir sur lui-même. Et nous comprenons mieux, dans
cette perspective, pourquoi l'imagination peut être une aide précieuse pour
l'entendement, à condition qu'elle soit pilotée par ce dernier, ou du moins maîtrisée
par lui (c'est la possibilité même de cet assujettissement de l'imagination à
l'entendement que contestera Pascal).
Deux questions se posent à propos de ce mécanisme de la fantaisie : premièrement,
comment l'esprit, qui n'est pas corporel, peut-il agir sur le cerveau (en provoquant un
certain mouvement des esprits animaux et/ou de la glande pinéale) ? Cette question
est évidemment la question générale de l'union de l'âme et du corps, et elle est la
même que celle que l'on pose plus habituellement et qui est de savoir comment
l'esprit arrive à commander tel mouvement du corps (lever le bras, par exemple). Elle
ne concerne pas directement le sujet de notre étude.
La seconde question porte sur le choix de l'image cérébrale qu'il s'agit d'obtenir :
comment l'esprit "sait-il" quels mouvements il doit provoquer dans le cerveau pour
que celui-ci élabore l'image cérébrale désirée ? Et même : puisque cette image
cérébrale n'est pas encore présente dans le cerveau lorsque l'esprit décide de la
provoquer, comment l'esprit peut-il seulement en avoir l'idée (pour ne pas dire :
"l'imaginer") ? Une piste de réponse nous est fournie par cet extrait d'une lettre à la
Princesse Élisabeth :
« Mais, lorsqu'elle [l'âme] use de sa volonté pour se déterminer à quelque
pensée qui n'est pas seulement intelligible, mais imaginable, cette pensée
fait une nouvelle impression dans le cerveau, cela n'est pas en elle une
passion, mais une action, qui se nomme proprement imagination. » Lettre
à la Princesse Élisabeth du 6 octobre 1645. Adam et Tannery, Vol. IV –
page 311
Nous n'insistons pas sur l'usage du mot "imagination" par Descartes, que nous avons
déjà évoqué : il va de soi que dans le texte ci-dessus il faut entendre, en tout cas selon
nos conventions de vocabulaire, que cette action est une "fantaisie". C'est son effet
sur le corps qui, lui, est une imagination. Mais ce qui est intéressant ici, c'est qu'il
semble que la formation d'une image cérébrale soit automatique en quelque sorte,
dès lors que la chose pensée est « imaginable », c'est-à-dire qu'il s'agit d'une chose
corporelle (et non pas purement intellectuelle). En d'autres termes, dès que l'esprit
porte son attention sur une idée d'une chose corporelle (qu'elle existe ou non, que
120
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
L'imagination
cette idée soit issue d'une perception des sens, de la mémoire, ou d'une conception
complexe), l'image (ou plus exactement une image) de cette chose se forme dans le
cerveau. Et la fantaisie utilise donc ce mécanisme général. On dira peut-être que nous
n'avons pas répondu à la question, et que le mécanisme évoqué reste tout aussi
mystérieux. Le mécanisme en question — qui est, en dernière analyse, celui de l'union
de l'âme et du corps — reste effectivement non expliqué. Peut-être d'ailleurs n'est-il
pas explicable, ce qui reviendrait à dire qu'il ne s'agit pas d'un "mécanisme"
justement. Nous verrons que Descartes doit faire appel ici à d'autres « notions », qui
sont propres justement à cette "chose" (mais est-ce bien encore une "chose" ?) tout à
fait originale qu'est l'union de l'âme et du corps. Mais en tout cas, nous avons tout de
même compris quelque chose : c'est que l'esprit n'a pas besoin de connaître par
avance l'image cérébrale qu'il veut voir apparaître (puisqu'il s'agit de cela, dans le cas
de la fantaisie). En réalité, l'esprit, dans la fantaisie, ne veut pas vraiment provoquer
telle image cérébrale déterminée, ce qu'il veut, c'est provoquer une image cérébrale
correspondant à l'objet (corporel) dont il conçoit l'idée. Au fond, ce que sait l'esprit,
c'est qu'en portant son attention sur l'idée de cet objet, automatiquement une image
cérébrale correspondant à cet objet se formera dans le cerveau, image qu'il percevra
ensuite. Cette perception de l'image cérébrale étant une pensée, il en formera
également une idée, avec un objet. On peut alors concevoir que si ce nouvel objet
n'est pas tout à fait conforme à celui qui avait été conçu initialement, une nouvelle
chaîne "conception / imagination / perception / conception" s'enclenche, et ce, de
manière itérative. Mais n'allons pas trop loin dans ce type de modélisation, car le but
n'est pas à proprement parler d'expliquer, mais seulement de rendre intelligible la
distinction, fondamentale dans la philosophie cartésienne, entre esprit et corps.
L'image cérébrale est perçue par l'esprit. Ici encore on est en droit de s'interroger :
comment s'effectue cette perception ? Il n'est évidemment pas question d'imaginer à
nouveau, si ce n'est par métaphore, des yeux dans l'esprit qui verraient cette image
(qui n'a d'ailleurs rien, on le rappelle, d'une image matérielle habituelle). En fait, il
s'agit de la question générale de la perception, car toute perception, à l'exception de la
perception directe des actions de l'esprit sur lui-même, est la perception d'une image
cérébrale, que ce soit une sensation provenant des choses extérieures, une sensation
venant du corps propre, une rêverie ou une fantaisie, ou s'y apparente, dans le cas des
passions de l'âme (au sens du Traité des Passions), pour lesquelles on ne peut pas
parler d'image cérébrale, mais le mécanisme d'action du corps sur l'âme en est
l'analogue (mouvements des esprits animaux et de la glande pinéale). Le problème est
évidemment le symétrique du précédent, et nous ne l'étudierons pas plus
spécifiquement.
L'éthique cartésienne de la pensée
121
Les idées et les images
L'imagination
Mais ce qui est important, c'est que l'esprit « s'applique »* à l'image cérébrale, ou « se
tourne vers »112 elle, mais ne la "reçoit" pas en lui. L'image cérébrale, qui est ellemême une chose corporelle, demeure dans le corps : elle n'entre pas dans l'esprit.
Rien n'entre dans l'esprit. Mais l'esprit pâtit. Il est affecté de la présence dans le
cerveau de telle image. Peut-on en dire plus ? Non. Si ce n'est que cette affection (ou
perception) est fonction de l'image cérébrale qui est présente, et n'est pas identique
quelle que soit cette image. Mais il ne faut pas pour cela considérer qu'elle serait ellemême une nouvelle image, spirituelle, de l'image cérébrale. Il s'agit d'une pensée, et
d'une "pure pensée" aurait-on envie de préciser, mais c'est un pléonasme. Car toute
pensée est toujours purement intellectuelle. Et c'est bien parce qu'il s'agit d'un être
purement intellectuel que nous ne pouvons pas en "donner une image", justement.
Nous ne pouvons que concevoir que l'esprit est affecté par une image cérébrale, nous
ne pouvons pas l'imaginer. C'est pourquoi il nous semble que l'expression la moins
trompeuse serait ici de dire que l'esprit a conscience de l'image cérébrale, plutôt que
de dire qu'il la perçoit, ou même qu'il la pense, termes qui ont tendance à évoquer
une nouvelle opération que l'on chercherait à nouveau à analyser comme la
précédente, et ce, à l'infini. Et, en même temps qu'il a conscience de l'image
cérébrale, qui est une première forme de passion, l'esprit en subit une seconde, qui
est une conception : c'est-à-dire qu'il a en lui l'idée dont l'objet correspond à l'image
cérébrale dont il a conscience. Mais cette idée est tout autre chose que l'image
cérébrale, et toute la réflexion de Descartes tend à bien faire cette distinction. C'est
pourquoi il est tout à fait possible que nous ayons une idée parfaitement claire et
distincte d'un objet pour lequel, simultanément, l'image cérébrale est au contraire
floue et incertaine : c'est le cas avec le chiliogone113, par exemple. La géométrie, qui
est pourtant par excellence la science des figures, n'opère en réalité que sur les idées
des figures, et non pas sur les images de ces figures, bien que la présence de celles-ci
dans l'imagination facilite grandement les raisonnements du géomètre114.
*
122
« Vous demandez ici "comment j'estime que l'espèce ou l'idée du corps, lequel est étendu, peut être
reçue en moi qui suis une chose non étendue". Je réponds à cela qu'aucune espèce corporelle n'est
reçue dans l'esprit, mais que la conception ou l'intellection pure des choses, soit corporelles, soit
spirituelles, se fait sans aucune image ou espèce corporelle ; et quant à l'imagination, qui ne peut
être que des choses corporelles, il est vrai que pour en former une il est besoin d'une espèce qui soit
un véritable corps et à laquelle l'esprit s'applique, mais non pas qui soit reçue dans l'esprit. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 page 835. Le terme d'"espèce" désignait, pour les scolastiques, les "idées" qui étaient émises par les
choses et qui, perçues par les sens, permettaient à l'esprit d'acquérir la connaissance de ces choses.
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
L'imagination
Nous voyons mieux, à présent, pourquoi Descartes englobe dans la notion de
"pensée" les sensations et les sentiments. Nous avions déjà compris qu'il ne fallait
entendre par là que la conscience d'une sensation ou d'un sentiment. Mais à présent
nous savons qu'en plus de cette conscience, une idée, c'est-à-dire une pure
conception, se forme parallèlement. Nous n'y portons peut-être pas notre attention,
mais l'idée est bien là.
Mais si, d'un certain point de vue, il nous avait peut-être semblé que la notion de
"pensée" était étonnamment large, chez Descartes, il nous apparaît à présent que,
d'un autre point de vue, elle ne recouvre en fait que très peu de choses par rapport à
la vision que l'on en a communément. Car presque tout est le fait du corps, dans la
sensation, tout d'abord (comme la fusion des deux images oculaires en une seule),
mais aussi, et c'est bien plus remarquable, dans le rêve et dans l'imagination. C'est
pourquoi il est tout à fait possible d'imaginer une machine, comme le fait Descartes
dans le traité de L'Homme, qui, sans âme, imiterait parfaitement (au langage près) les
vrais hommes :
« Je désire, dis-je, que vous considériez que ces fonctions suivent toutes
naturellement, en cette Machine, de la seule disposition de ses organes, ni
plus ni moins que font les mouvements d'une horloge, ou autre automate,
de celle de ses contrepoids & de ses roues ; en sorte qu'il ne faut point à
leur occasion concevoir en elle aucune autre Âme végétative, ni sensitive,
ni aucun autre principe de mouvement & de vie, que son sang & ses
esprits, agités par la chaleur du feu qui brûle continuellement dans son
cœur, & qui n'est point d'autre nature que tous les feux qui sont dans les
corps inanimés. » L'Homme. Adam et Tannery, Vol. XI – page 202
Mais il ne faut pas se méprendre : Descartes ne dit pas que l'homme n'est qu'une
machine (il dit même tout le contraire), et surtout ce terme de machine a été choisi
pour indiquer deux choses. Premièrement, que tout ce qui relève du corps (et c'est
presque tout en l'homme, sauf cependant l'essentiel) est explicable : il suffit de
connaître tous les rouages de cette machine — et on n'a pas besoin pour cela de faire
appel à des êtres aussi énigmatiques que les « âmes végétatives ou sensitives ». Et
deuxièmement, et c'est tout aussi important, que ce qui ne relève pas du corps (et cela
ne représente presque rien en l'homme, mais il s'agit de l'essentiel, puisque c'est ce
qui fait l'essence de l'homme justement) n'est pas explicable, en tout cas pas au sens
où l'on explique les phénomènes corporels, c'est-à-dire par une mécanique, en
s'appuyant sur des modèles, qui sont des images. L'esprit est intelligible, sans doute,
mais certainement pas imaginable. Cette conclusion est une évidence lorsqu'on a
compris ce que signifient vraiment "être intelligible" et "être imaginable", et la
répartition des fonctions entre l'esprit et le corps. Il n'empêche : on ressent comme de
L'éthique cartésienne de la pensée
123
Les idées et les images
L'imagination
l'insatisfaction lorsqu'on ne peut pas se former une image de quelque chose, et il est
difficile de résister à la tentation d'échafauder malgré tout quelque chose de l'ordre de
l'image pour accompagner notre conception, même lorsqu'il ne saurait y en avoir,
c'est-à-dire dans le cas d'objets non corporels. Bien des efforts de Descartes, que ce
soit dans ses œuvres publiées ou dans sa correspondance, ont porté sur cette
distinction et, plus encore, sur le respect de cette distinction, sans lequel on est
conduit immanquablement à des incohérences, voire à des absurdités.
La mémoire
La mémoire est une variante de l'imagination – La
mémoire est donc dans le corps et ne porte que sur des
objets corporels – Elle fonctionne comme des plis qui
seraient dans le cerveau – La circulation des esprits
animaux dans le cerveau explique l'apparition
apparemment fortuite de certains souvenirs – Analyse
du mécanisme qui permet de rappeler volontairement
tel souvenir – La nouveauté d'une pensée est subjective
– Un souvenir est une pensée qui n'est pas nouvelle
pour moi – Une image cérébrale est un souvenir si la
pensée que j'en ai est un souvenir – La mémoire
intellectuelle me donne le caractère de nouveauté ou
non d'une pensée – Elle ne mémorise pas la pensée ellemême – La mémoire intellectuelle suppose la réflexion
– La mémoire corporelle est utile pour pallier les
limitations de l'esprit, par exemple à l'occasion d'une
longue chaîne de raisonnements
Il reste à évoquer dans ce chapitre la mémoire. En première approche, on peut dire
qu'elle ne consiste qu'en une variante de l'imagination, et Descartes va même jusqu'à
dire, dans certaines circonstances, qu'il ne les distingue pas*. L'extrait des Regulæ qui
est cité dans la note précédente précise toutefois qu'il ne s'agit là que de la mémoire
« corporelle », ce qui laisse entendre qu'il y en a une autre, non corporelle. Mais
*
124
« […] la mémoire de son côté, du moins celle qui est corporelle et ressemble au pouvoir qu'ont les
animaux de se souvenir, n'est rien qui soit distinct de l'imagination : […] » Règles pour la direction
de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 141
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La mémoire
ailleurs, Descartes écrit qu'il n'y a pas de souvenir pour les « choses purement
intellectuelles » :
« Mais pour ce qui est des choses purement intellectuelles, à proprement
parler on n'en a aucun ressouvenir ; et la première fois qu'elles se
présentent à l'esprit, on les pense aussi bien que la seconde, si ce n'est
peut-être qu'elles ont coutume d'être jointes et comme attachées à certains
noms qui, étant corporels, font que nous nous ressouvenons aussi
d'elles. » Lettre à l'Hyperaspistes d'août 1641. Ferdinand Alquié, Vol. 2 page 363
À quoi pourrait alors servir une « mémoire intellectuelle » ? Avant de chercher à
répondre à cette question, commençons par examiner la mémoire corporelle, et
considérons qu'elle ne porte que sur des choses (ou objets) corporelles, c'est-à-dire
les choses pour lesquelles il existe des images cérébrales.
La mémoire
La mémoire corporelle a son siège dans le cerveau115, du moins pour l'essentiel, car
Descartes envisage aussi que les muscles puissent garder une certaine mémoire des
mouvements qu'ils ont beaucoup répétés*. Étant corporelle, on peut s'en faire une
image, et Descartes a su trouver l'image qui la représente le mieux : celle de « plis »
dans le cerveau116, qui, comme les plis d'une feuille de papier, ne s'effacent jamais
totalement, même s'ils s'atténuent progressivement avec le temps. Et si on les
réactive, alors ils reprennent toute la netteté qui était la leur lorsqu'ils ont été formés
pour la première fois.
Ce qui forme ces « plis », c'est le passage des esprits animaux à travers la glande
pinéale et dans les « pores » du cerveau. Les « traces » que laissent ainsi les esprits
animaux sont par exemple la plus ou moins grande ouverture des pores qui se
trouvent sur le chemin qu'ils ont emprunté, en fonction de la plus ou moins grande
quantité et la plus ou moins grande vigueur des esprits animaux concernés.
Plus tard, lorsque de nouveaux esprits animaux se présentent, ils sont entraînés, si
rien ne les conduit ailleurs, à emprunter les mêmes voies que leurs prédécesseurs117,
ce qui, au passage, a l'effet de renforcer les « traces » laissées originairement par ces
derniers.
Ce mécanisme (car il s'agit bien d'un mécanisme, purement corporel) suppose tout de
même que le cerveau ne soit pas trop "mou", si l'on veut que les traces du mouvement
*
« Je crois aussi que quelques-unes des espèces qui servent à la mémoire peuvent être en diverses
autres parties du corps, comme l'habitude d'un Joueur de luth n'est pas seulement dans sa tête,
mais aussi en partie dans les muscles de ses mains, &c. » Lettre à Meysonnier du 29 janvier 1640.
Adam et Tannery, Vol. III – page 20
L'éthique cartésienne de la pensée
125
Les idées et les images
La mémoire
des esprits animaux y soient en quelque sorte comme gravées, et ce n'est pas le cas
chez les tout petits enfants, ou chez les « léthargiques »118. A contrario, ce mécanisme
est renforcé par une passion comme l'« admiration », ou encore par l'attention que
porte l'esprit à une pensée119. Si, dans ce dernier cas, l'esprit influence le processus de
mémorisation, il reste pour l'essentiel purement corporel. C'est une image cérébrale
qui le déclenche, et il aboutit à une nouvelle image cérébrale. En effet, le mouvement
des esprits animaux qui va laisser des traces dans le cerveau est ce en quoi consiste
justement une image cérébrale. Cette image, au moment où elle se forme une
première fois dans le cerveau, modifie donc quelque peu l'agencement de celui-ci :
elle l'« impressionne ». Mais les traces qu'elle laisse ainsi ne constituent pas en ellesmêmes une image cérébrale, mais elles facilitent la formation d'une nouvelle image
cérébrale analogue à la première (il s'agit du mouvement des esprits animaux qui
suivent, ultérieurement, ces traces). Le souvenir d'une image cérébrale est donc lui
aussi une image cérébrale, mais il s'agit d'une nouvelle image cérébrale, semblable à
la précédente, certes, mais "numériquement" différente. C'est pourquoi la mémoire
peut être considérée comme une simple variante de l'imagination. Ou plutôt comme
une troisième source, à côté des sens et de la fantaisie, alimentant l'imagination. Des
images cérébrales sont produites par cette dernière lorsqu'elle est excitée par les
impressions venant des sens, ou par la fantaisie de l'esprit, ou encore, donc, par les
traces laissées dans le cerveau par les images précédentes.
Ces traces, contrairement aux deux autres sources de l'imagination, n'ont certes pas
en elles-mêmes la puissance de provoquer la formation d'une image cérébrale, mais
leur effet indirect est analogue. Les esprits animaux qui, pour une tout autre raison,
sortent de la glande pinéale et se dirigent vers la région du cerveau où se trouvent
certaines traces profondes seront en effet conduits plutôt à suivre ces traces. Ce
mouvement même présentera alors les caractéristiques d'une image cérébrale
semblable, voire identique, à celle qui avait provoqué la formation de ces traces. Et si
la raison pour laquelle les esprits animaux viennent de se diriger vers cette région du
cerveau n'a strictement aucun rapport avec la pensée correspondant à cette image
cérébrale initiale, j'aurai le sentiment que le souvenir de cette pensée (c'est-à-dire la
"réapparition" de l'image) me revient par le plus complet des hasards, et sans que ma
volonté soit intervenue le moins du monde120. Maintenant, si les traces qui peuplent
cette région du cerveau sont multiples, il est possible que plusieurs souvenirs
surgissent ainsi simultanément ou alors composent une image cérébrale totalement
originale, par mélange des images cérébrales initiales121. Nous retrouvons ici le
mécanisme des rêveries.
126
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La mémoire
Et de même que nous avions vu que l'imagination, qui peut être excitée par le corps
propre, peut l'être également par l'esprit (la fantaisie), la mémoire, qui fonctionne à
l'initiative du corps, peut aussi être sollicitée par l'esprit lui-même. L'esprit, en effet,
peut vouloir se souvenir de quelque chose :
« Ainsi lorsque l'âme veut se souvenir de quelque chose, cette volonté fait
que la glande, se penchant successivement vers divers côtés, pousse les
esprits vers divers endroits du cerveau, jusques à ce qu'ils rencontrent
celui où sont les traces que l'objet dont on veut se souvenir y a laissées.
Car ces traces ne sont autre chose, sinon que les pores du cerveau, par où
les esprits ont auparavant pris leur cours à cause de la présence de cet
objet, ont acquis par cela une plus grande facilité que les autres, à être
ouverts derechef en même façon par les esprits qui viennent vers eux. En
sorte que ces esprits, rencontrant ces pores, entrent dedans plus
facilement que dans les autres : au moyen de quoi ils excitent un
mouvement particulier en la glande, lequel représente à l'âme le même
objet, & lui fait connaître qu'il est celui duquel elle voulait se souvenir. »
Les Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page
360
Mais ce schéma pose un problème. Tout d'abord, que signifie exactement « vouloir se
souvenir de quelque chose » ? Si je veux cela, c'est que je n'ai pas encore ce souvenir
présent à l'esprit. Comment puis-je alors vouloir quelque chose que j'ignore ? Nous
rappelons que lorsque l'esprit veut, il connaît toujours simultanément ce qu'il veut
(autrement dit : il a l'idée de ce qu'il veut). En fait, il en a bien l'idée, mais il n'en a
pas l'image. Ou, pour être plus précis, l'image cérébrale correspondant à l'objet de
son idée (et il y en a nécessairement une, puisque nous n'examinons pour l'instant
que le souvenir des objets corporels) n'est pas suffisamment distincte. Prenons un
exemple : j'ai à l'esprit l'idée dont l'objet est "la première jeune fille pour laquelle j'ai
ressenti de l'attrait". En accompagnement de cette idée s'est immédiatement formée
dans mon cerveau l'image, très floue et très indistincte d'une belle jeune fille, le
stéréotype de la belle jeune fille, si l'on veut, sans aucun trait distinctif. En fait, je ne
me souviens plus de la première jeune fille pour laquelle j'ai réellement, autrefois,
ressenti de l'attrait. Je sais qu'il y en a eu une, bien sûr, mais je ne me souviens plus
d'elle. Je veux alors retrouver son image dans ma mémoire. Si l'on suit Descartes, je
vais donc faire en sorte que des escouades d'esprits animaux patrouillent aux quatre
coins du cerveau jusqu'à ce que l'une d'entre elles éveille une image cérébrale que je
reconnaîtrai être celle que je cherche. Or, une des images cérébrales soulevées par le
passage de ces esprits animaux est celle d'une jeune fille, belle sans doute, mais dont
les yeux « louchent ». La question, bien sûr, est alors : comment reconnaîtrai-je qu'il
s'agit bien d'elle, puisque je ne me souviens justement pas qu'elle louchait ? C'est la
L'éthique cartésienne de la pensée
127
Les idées et les images
La mémoire
question classique que posait Ménon à Socrate*. Et Descartes a parfaitement
conscience de la difficulté :
« Il ne suffit pas pour nous ressouvenir de quelque chose que cette chose
se soit autrefois présentée à notre esprit, et qu'elle ait laissé quelques
vestiges dans le cerveau, à l'occasion desquels la même chose se présente
derechef à notre pensée ; mais de plus, il est requis que nous
reconnaissions, lorsqu'elle se présente pour la seconde fois, que cela se fait
à cause que nous l'avons auparavant aperçue ; […] » Lettre à Arnauld du
29 juillet 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 861
Cette lettre à Arnauld est extrêmement précieuse, car il s'agit du seul texte dans
lequel Descartes traite de cette question, et il se trouve en outre que la solution qu'il
apporte faisant intervenir la « mémoire intellectuelle », c'est aussi le seul texte qui
nous permet de comprendre un peu ce que Descartes entend par cette notion. Car s'il
a évoqué plusieurs fois l'existence de cette « mémoire intellectuelle »†, nulle part il
n'a explicité ce qu'elle recouvrait exactement.
Le souvenir d'une image cérébrale est une nouvelle image cérébrale, avons-nous dit.
Or, toutes les images cérébrales sont de même nature, quelle que soit leur cause
*
†
128
« Et de quelle façon chercheras-tu, Socrate, cette réalité dont tu ne sais absolument pas ce qu'elle
est ? Laquelle des choses qu'en effet tu ignores, prendras-tu comme objet de ta recherche ? Et si
même, au mieux, tu tombais dessus, comment saurais-tu qu'il s'agit de cette chose que tu ne
connaissais pas ? » PLATON. Ménon - 80d-81e. Flammarion, Paris : 1992
« Mais, outre cette mémoire, qui dépend du corps, j'en reconnais encore une autre, du tout
intellectuelle, qui ne dépend que de l'âme seule. » Lettre au Père Mersenne du 1er avril 1640. Adam
et Tannery, Vol. III – page 48
Et aussi : « […] outre la mémoire corporelle, dont les impressions peuvent être expliquées par ces
plis du cerveau, je juge qu'il y a encore en notre entendement une autre sorte de mémoire, qui est
tout à fait spirituelle, & ne se trouve point dans les bêtes ; & que c'est d'elle principalement que
nous nous servons. » Lettre au Père Mersenne du 6 août 1640. Adam et Tannery, Vol. III – page
143
Et aussi : « […] nous les [les morts qui nous sont chers] irons trouver quelque jour, même avec la
souvenance du passé ; car je trouve en nous une mémoire intellectuelle, qui est assurément
indépendante du corps. » Lettre à Huygens du 13 octobre 1642. Adam et Tannery, Vol. III – page
580
Et aussi : « Pour la mémoire, je crois que celle des choses matérielles dépend des vestiges qui
demeurent dans le cerveau, après que quelque image y a été imprimée ; & que celle des choses
intellectuelles dépend de quelques autres vestiges, qui demeurent en la pensée même. Mais ceux-ci
sont tout d'un autre genre que ceux-là, & je ne les saurais expliquer par aucun exemple tiré des
choses corporelles, qui n'en soit fort différent ; […] » Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644. Adam
et Tannery, Vol. IV – page 114. Il faut noter que dans ce passage Descartes semble dire que les
choses intellectuelles sont mémorisées, en contradiction avec son affirmation de la Lettre à
l'Hyperaspistes d'août 1641, citée page 125.
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La mémoire
(sens, imagination ou mémoire). Nous avons vu qu'il était possible de distinguer
celles qui sont provoquées par les sens de celles qui proviennent de l'imagination ou
de la mémoire par leur vivacité. Mais comment faire la part entre celles qui viennent
de l'imagination proprement dite (non volontaire, c'est-à-dire hors cas de la fantaisie)
et celles qui résultent de la mémoire ? Nous avons vu que les rêveries, par exemple,
peuvent avoir pour origine soit le hasard, qui fait que les esprits animaux passent par
tels pores plutôt que par d'autres, soit par la résurgence involontaire de souvenirs (ce
n'est plus le hasard, en ce cas, qui fait que les esprits passent par ces pores, mais le
fait qu'ils ont été élargis par un passage précédent d'autres esprits animaux). Elles se
présentent donc exactement de la même façon à l'esprit, puisqu'elles sont exactement
la même chose dans le corps : un mouvement des esprits animaux dans tels pores du
cerveau. Or, c'est l'esprit qui veut faire une distinction entre une image cérébrale qu'il
"voit" (c'est-à-dire qu'il pense) pour la première fois et une image cérébrale qu'il "a
déjà vue". Il faut bien comprendre que cette distinction ne peut être, en effet, que
spirituelle. Pour le corps, elle n'a pas de sens, non pas seulement parce que le
mécanisme de la mémoire tel que l'a imaginé Descartes ne permet pas de faire cette
distinction, mais surtout, et plus fondamentalement, parce que la chose dont il s'agit
ici, c'est-à-dire le caractère de nouveauté ou au contraire de répétition, n'est pas une
chose corporelle, mais une chose purement intellectuelle. Les corps ne sont que pure
actualité : ils sont ce qu'ils sont, et non pas ce qu'ils ont été ou ce qu'ils seront. La
qualité de "nouveauté" (ou de "répétition") d'une chose corporelle, comme l'est une
image cérébrale, n'est pas une qualité qui appartient réellement à cette chose : c'est
une qualité que l'esprit ajoute à l'idée qu'il a de cette chose. Il est donc totalement
impossible, par essence, que le corps puisse fournir quelque information que ce soit
qui permette de reconnaître qu'une image cérébrale est un souvenir*.
Dire que je me souviens de quelque chose signifie donc que l'idée que j'ai
actuellement de cette chose n'est pas une idée neuve, mais que je l'ai déjà eue dans le
passé. Mais attention : ce qui est neuf, dans une idée neuve, ce n'est pas tant l'idée
elle-même (son objet par exemple), que le fait de l'avoir à l'esprit. Nous verrons que
pour Descartes il existe des idées innées, ou encore des vérités éternelles, comme par
exemple que les angles d'un triangle égalent deux droits : lorsque je pense cette
propriété pour la première fois, ce n'est pas le contenu de ma pensée qui est neuf,
mais le fait que j'ai pensé cela. Mais ce fait (de penser cela) n'est connu que de moi,
qui prends conscience de ce que je pense cela, et qui constate que je n'ai pas encore
*
« […] il ne peut y avoir aucun vestige corporel de cette nouveauté : […] » Lettre à Arnauld du 19
juillet 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 861
L'éthique cartésienne de la pensée
129
Les idées et les images
La mémoire
eu cette pensée. Le caractère de nouveauté d'une pensée ressortit donc à une pensée
réflexive, qui, seule, est à même de qualifier une pensée de nouvelle, ou au contraire
de déjà pensée, c'est-à-dire de souvenir. On dira que l'on ne fait que déplacer le
problème, car n'est-ce pas toujours le même problème qui se présente à nous, à
savoir : comment fait la pensée réflexive pour reconnaître qu'une pensée a déjà été
pensée ? C'est ici qu'intervient la « mémoire intellectuelle ».
Mais la difficulté est extrême, car il n'est pas possible de se faire une image du
"fonctionnement" de cette mémoire, puisqu'elle est intellectuelle, et non pas
corporelle*. Nous ne nous hasarderons donc pas à tenter de modéliser ce
fonctionnement. Nous nous contenterons d'insister sur un point qui nous paraît
essentiel pour, peut-être pas comprendre la « mémoire intellectuelle », mais au
moins éviter de se méprendre sur ce qu'elle est.
Ce qui est mémorisé ici, ce n'est pas la pensée elle-même (et s'il s'agit d'une
conception, son objet), mais le fait que j'ai eu cette pensée. Ce fait est éminemment
subjectif ; il ne concerne que moi, en tant que chose qui pense : l'esprit que je suis a
eu cette pensée. De ce point de vue, il y a quelque chose d'analogue à ce que nous
avons appelé une "prise de position", en ce qu'il s'agit essentiellement de quelque
chose de purement relatif au sujet (nous proposerons d'ailleurs, ultérieurement, de
considérer que la créance fait partie de la mémoire intellectuelle). L'objet de la
mémoire intellectuelle est donc de faire la chronique de mes événements de pensée.
On pourrait dire que la mémoire intellectuelle est la mémoire de ma vie, ou, mieux
encore, de mon vécu, mais certainement pas la mémoire de ce que je connais. Cette
mémoire ne contient aucune connaissance sur le monde, ni sur les choses corporelles,
ni sur les choses spirituelles. Elle ne porte pas sur des "choses", de quelque nature
que ce soit, mais sur des événements, et des événements purement intimes, si l'on
veut, au sens où ils ne concernent, et n'ont de sens, que pour la seule chose-quipense, que je suis.
Si l'on accepte de prendre en compte cette « mémoire intellectuelle », on comprend
alors comment l'esprit peut distinguer un souvenir d'un autre type d'images
cérébrales. L'image cérébrale qui lui apparaît déclenche en lui une idée dont il peut
alors savoir, grâce à la mémoire intellectuelle, s'il l'a déjà eue ou non. Si ce n'est pas le
cas, et qu'il est justement à la recherche d'un souvenir, il continue à faire patrouiller
*
130
cf. ce qu'écrit Descartes au Père Mesland : « je ne les [les vestiges intellectuels] saurais expliquer
par aucun exemple tiré des choses corporelles, qui n'en soit fort différent » dans la lettre citée page
128, note †.
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
La mémoire
des esprits animaux un peu partout dans le cerveau. Mais si la mémoire intellectuelle
lui dit qu'il a déjà eu dans le passé une pensée d'affection pour une "jeune fille dont
les yeux louchent", alors il reconnaîtra que l'image qu'il vient de retrouver dans son
cerveau, de telle jeune fille aux « yeux égarés », est bien celle dont il essayait de se
souvenir.
On comprend aussi que des souvenirs puissent nous revenir sans que nous les
reconnaissions comme des souvenirs, justement. C'est en particulier le cas de toutes
les impressions que nous avons eues durant notre toute petite enfance. En effet, ces
impressions ont laissé des traces dans le cerveau, et même peut-être des traces
profondes et indélébiles (cf. les théories modernes sur l'influence majeure qu'ont sur
le psychisme les expériences vécues durant les toutes premières années de notre
existence). Mais les enfants n'ont pas encore, selon Descartes, la capacité d'avoir des
conceptions pures, et donc encore moins une pensée réflexive*. Ils n'ont donc pas la
capacité d'attacher à leurs pensées la qualification de "neuve", ou de "répétée".
Autrement dit, ils n'ont pas encore de mémoire intellectuelle. Cela explique que,
beaucoup plus tard, bien que je dispose à présent d'une mémoire intellectuelle,
lorsqu'une image cérébrale m'apparaît, dont la formation est pourtant due à
l'existence dans mon cerveau de plis profonds dont l'origine remonte à ma petite
enfance, je pense qu'il s'agit là d'une nouvelle image†. L'inconscient de la
psychanalyse correspondrait ainsi à ce qui échappe à la mémoire intellectuelle…
Pour conclure ce chapitre sur la mémoire, nous insisterons sur son caractère
éminemment corporel (si l'on met à part le cas, que nous venons d'examiner, de la
*
†
« […] ainsi j'appelle les premières et simples pensées des enfants qui leur arrivent, par exemple,
lorsqu'ils sentent de la douleur de ce que quelque vent enfermé dans leurs entrailles les fait
étendre, ou du plaisir de ce que le sang dont ils sont nourris est doux et propre à leur entretien ; je
les appelle, dis-je, des pensées directes et non pas réfléchies : mais lorsqu'un jeune homme sent
quelque chose de nouveau, et qu'en même temps il aperçoit qu'il n'a point encore senti auparavant
la même chose, j'appelle cette seconde perception une réflexion et je ne la rapporte qu'à
l'entendement seul, encore qu'elle soit tellement conjointe avec la sensation, qu'elles se fassent
ensemble, et qu'elles ne semblent pas être distinguées l'une de l'autre. » Lettre à Arnauld du 19
juillet 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 – page 862
« Je confesse avec vous qu'il y a en nous deux sortes de mémoires ; mais je me persuade que l'âme
d'un enfant n'a jamais eu de conceptions pures, mais seulement des sensations confuses, et encore
que ces sensations confuses laissent quelques vestiges dans le cerveau, qui y demeurent durant
tout le reste de la vie, ces vestiges néanmoins ne suffisent pas pour nous faire connaître que les
sensations qui nous arrivent étant adultes sont semblables à celles que nous avons eues dans le
ventre de nos mères, ni par conséquent pour nous en faire ressouvenir, à cause que cela dépend de
quelque réflexion de l'entendement, ou de la mémoire intellectuelle, dont on n'a pas l'usage quand
on est au ventre de sa mère. » Lettre à Arnauld du 4 juin 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - pages
854-855
L'éthique cartésienne de la pensée
131
Les idées et les images
La mémoire
mémoire intellectuelle, dont le rôle est très particulier). La mémoire est un auxiliaire
de la pensée, mais elle n'est pas de la pensée. Cet auxiliaire nous est indispensable car
notre esprit est limité. En particulier il lui est impossible de « contempler » de
nombreuses images simultanément. La seule solution est alors, pour l'esprit, d'opérer
de manière séquentielle, sur un petit nombre d'images ou d'idées à la fois, et de
libérer à chaque étape des ressources en enregistrant les résultats partiels auxquels il
est arrivé dans cette étape, résultats qu'il pourra réactiver ultérieurement, par
exemple en vue de la synthèse finale. Il utilise pour cela cet outil qu'il a à sa
disposition, et qui est sa mémoire corporelle122. Mais cette mémoire du corps propre
connaît elle aussi des limitations, que ce soit en quantité ou en qualité (cf. sa fiabilité,
qui est loin d'être parfaite). C'est pourquoi les hommes ont inventé et mis au point
des auxiliaires à cet auxiliaire qu'est déjà la mémoire. Le premier de ces outils issus
de l'art humain est bien sûr l'écriture123. Descartes, contrairement à Platon par
exemple, ne voit pas de différence fondamentale entre l'écriture et la mémoire : dans
tous les cas il ne les considère que comme des auxiliaires de la pensée. La question de
la fidélité de la mémoire n'est ainsi, pour lui, qu'une question sans grand intérêt
philosophique. On comprend alors autrement que comme une simple boutade la
réponse qu'il fit à Burman, qui tentait de lui objecter que lorsqu'on se souvient avoir
démontré l'existence de Dieu, peut-être ce souvenir n'est-il qu'une illusion due à la
faiblesse de notre mémoire :
« Sur la mémoire je ne puis rien dire, chacun doit expérimenter à part soi
s'il se ressouvient bien, et qui a des doutes sur ce point doit s'aider de
l'écriture et de semblables adjuvants. » L'Entretien avec Burman. Presses
Universitaires de France, Paris : 1981 – page 20.
132
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
Remarque sur l'union de l'âme et du corps
L'union de l'âme et du corps fait que telle idée (dont
l'objet est corporel) provoque la formation de telle
image cérébrale, ou que telle image cérébrale provoque
la conception de telle idée – Ces associations sont
évolutives et font l'objet d'un apprentissage – Cet
apprentissage opère directement sur l'union elle-même
de l'âme et du corps – Il ne s'inscrit pas dans les
mémoires corporelle et intellectuelle
Ce chapitre a été consacré à l'examen de la vision cartésienne de la conception, de
l'imagination et de la mémoire. La première est le fait de l'esprit, les deux autres du
corps. Mais en réalité il y a toujours (ou presque toujours : la seule exception étant la
conception d'un objet intellectuel) interaction entre l'esprit et le corps. Une image
cérébrale déclenche l'apparition d'une idée dans l'esprit ; la conception d'un objet
corporel déclenche la formation d'une image cérébrale. La possibilité même d'une
interaction entre une chose spirituelle (l'âme) et une chose corporelle (le corps
propre) est au cœur de la notion d'union de l'âme et du corps. Mais il y a plus encore
que la question de cette possibilité : il y a la question de sa détermination. Cette
interaction ne se fait pas n'importe comment, en effet. L'idée qui surgit à l'occasion
d'une image cérébrale n'est pas n'importe quelle idée : elle est une idée dont l'objet
est tel que l'image cérébrale lui "ressemble"* ; l'image cérébrale qui se forme en
accompagnement de la conception d'un objet corporel "ressemble" à cet objet.
Comment cette liaison, ou cette association, entre telle idée et telle image cérébrale
est-elle possible ? À notre connaissance, Descartes n'a rien écrit sur le sujet.
Ces associations sont évolutives : elles ne sont pas toujours les mêmes tout au long de
la vie. Elles font en effet l'objet d'un apprentissage. L'exemple qui l'illustre le mieux
est celui de l'apprentissage du langage par un enfant (ou d'une langue étrangère par
un adulte). Progressivement, telle image cérébrale (uniquement sonore, au début,
puis sonore et visuelle, avec le passage à l'écriture) — car un mot est une image
cérébrale — va provoquer l'apparition d'une idée de plus en plus précise, ou distincte
(car au début la compréhension du sens d'un mot ou d'une phrase reste assez vague) ;
*
Sachant qu'il ne s'agit pas d'une ressemblance au même titre que celle qui peut exister entre une
photographie et l'objet photographié (cf. ce que nous en avons dit plus haut, page 115).
L'éthique cartésienne de la pensée
133
Les idées et les images
Remarque sur l'union de l'âme et du corps
et les images cérébrales qui provoquent des idées, c'est-à-dire les mots qui sont
compris, sont de plus en plus nombreux. Parallèlement, l'élève devient capable
d'exprimer un plus grand nombre de ses idées et ce, avec les mots justes. Ce
processus d'apprentissage opère dans tous les cas, y compris par exemple dans celui
qui est illustré par Descartes avec l'expérience du morceau de cire : celui qui n'a
jamais vu de morceau de cire de sa vie apprend à en avoir l'idée lorsqu'il voit une
chose de telle couleur, de telle odeur etc., qualités qui peuvent se changer en telle
autre couleur, telle autre odeur etc.
Remarque sur l'union de l'âme et du corps
La question est alors : sur quoi au juste opère ce processus d'apprentissage ? Est-ce
sur la mémoire ? On pourrait penser en effet que la mémoire comporte une sorte de
table des correspondances "idée — image cérébrale", table qui s'enrichirait et se
complexifierait progressivement avec l'expérience (ou l'étude). C'est un tel schéma
qui est évoqué dans L'Entretien avec Burman dans ce qui passe pour une réponse de
Descartes au cours du dialogue qu'il aurait eu avec Burman :
« Je ne nie pas la mémoire intellectuelle, il y en a une en effet. Quand par
exemple j'entends que le mot R-O-I signifie le pouvoir souverain et quand
je le consigne dans ma mémoire, puis que je récupère par après grâce à la
mémoire cette signification, c'est bien sûr l'œuvre de la mémoire
intellectuelle, puisque ces trois lettres n'ont avec leur signification aucune
affinité d'où je puisse la tirer ; c'est grâce à la mémoire intellectuelle que je
me rappelle que telles lettres désignent tel sens. Toutefois cette mémoire
intellectuelle porte sur l'universel plus que sur le singulier ; et ainsi nous
ne pouvons pas nous ressouvenir grâce à elle de tous nos actes dans leur
singularité. » L'entretien avec Burman. Presses Universitaires de France,
Paris : 1981 – page 30
Nous rappelons que ce texte n'est pas de Descartes, ni même de Burman lui-même.
Or, la dernière phrase de l'extrait cité dit l'exact contraire de ce que nous avons cru
comprendre au sujet de la mémoire intellectuelle : pour nous, la mémoire
intellectuelle a pour fonction justement d'enregistrer nos actes de pensée dans leur
singularité, et certainement pas de l'universel. Or notre interprétation résulte de
l'étude de ce qu'a écrit Descartes lui-même à cet interlocuteur qu'il tenait en grande
estime qu'était Arnauld, et ce, à propos d'une question particulièrement délicate
relative au fonctionnement de la mémoire : nous pensons en conséquence que le texte
de la lettre à Arnauld doit être la référence. C'est pourquoi le contresens qui apparaît
dans L'Entretien avec Burman, nous conduit à penser que, soit Burman lui-même,
soit Clauberg, à qui Burman avait rendu compte de son entretien avec Descartes et
qui est celui qui en a couché le contenu par écrit, soit enfin l'inconnu qui a recopié le
texte de Clauberg et dont seul le manuscrit nous est parvenu, n'ont pas compris ce
134
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les images
Remarque sur l'union de l'âme et du corps
qu'a dit Descartes à propos de la mémoire intellectuelle (nous excluons qu'il ait pu y
avoir deux visions contraires de Descartes lui-même sur cette question, car l'entretien
avec Burman se serait tenu seulement trois mois avant la rédaction de la lettre à
Arnauld, et on n'imagine pas que Descartes ait changé d'avis aussi rapidement). En
conséquence, tout ce passage nous paraît douteux. Quoi qu'il en soit, la table qui
donnerait la correspondance entre un mot (image cérébrale) et sa signification (idée)
ne saurait appartenir à la mémoire intellectuelle, car celle-ci devrait donc comporter
en elle des images cérébrales, ce qui est impossible compte tenu de sa nature
intellectuelle, justement. L'argument avancé, qui est que le mot, en tant
qu'assemblage de lettres, n'a aucune « affinité » avec sa signification n'est pas
convaincant : on ne voit pas, en effet, ce que pourrait vouloir dire une telle "affinité"
éventuelle. Il n'y a jamais aucune affinité entre une image cérébrale et une idée, ou
s'il y en a une — nous voulons dire : si nous croyons qu'il y en a une —, alors nous
risquons fort de nous tromper, comme par exemple lorsque nous pensons qu'un
bâton que l'on enfonce dans l'eau est rompu, au motif que son image se présente
ainsi*.
Mais si une telle table de correspondances ne saurait relever de la mémoire
intellectuelle, on ne peut pas non plus penser qu'elle puisse appartenir à la mémoire
corporelle, qui, elle, ne connaît que des images corporelles, et certainement pas des
significations, ou plus généralement des idées. Il faudrait donc qu'il y ait une
troisième mémoire, propre à l'union de l'âme et du corps, pour autoriser une telle
table de correspondances.
Pour ce qui est de Descartes, il est certain qu'il n'a jamais envisagé une telle
hypothèse (du moins on n'en trouve aucune trace dans ses écrits). Pour notre part,
nous ne pensons pas que cette notion de "table de correspondances" soit nécessaire.
Il nous semble que la notion même d'union de l'âme et du corps suffit pour rendre
intelligible cette interaction déterminée entre telle idée et telle image cérébrale. En
tout cas le concept d'union de l'âme et du corps veut signifier justement un ensemble
de telles interactions déterminées. Maintenant, que cet ensemble ne soit pas
constitué une fois pour toutes, et qu'il évolue dans le temps, ne pose éventuellement
*
« Il faut remarquer ici que l'entendement ne peut jamais se laisser tromper […] pourvu qu'en
outre il n'aille pas juger que l'imagination lui rapporte avec fidélité les objets des sens, ni que les
sens se fassent les porteurs de la vraie figure des choses, ni que les choses externes enfin soient
toujours telles qu'elles apparaissent ; car en tout ceci nous sommes sujets à l'erreur : […] » Règles
pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - pages 149-150
L'éthique cartésienne de la pensée
135
Les idées et les images
Remarque sur l'union de l'âme et du corps
problème qu'en fonction de ce qu'est exactement le temps dans la philosophie
cartésienne, et de la manière dont l'identité personnelle se conserve dans ce temps
justement. Nous étudierons ces points ultérieurement. Dans l'immédiat, cependant, il
nous semble que l'apprentissage dont nous avons parlé se fait directement dans
l'union de l'âme et du corps elle-même, un peu comme l'apprentissage du piano se
fait, en partie du moins, directement dans les muscles des doigts. Autrement dit, c'est
une sorte de savoir-faire qu'acquiert progressivement, par l'épreuve, l'union de l'âme
et du corps. C'est en s'éprouvant elle-même que l'union se trouve modifiée ; et c'est là
ce en quoi consiste l'apprentissage des associations "idée — image cérébrale".
136
L'éthique cartésienne de la pensée
La pensée
La pensée
La structure du monde
intelligible
Le monde donné
L'idée de monde – Une chose donnée est une chose qui
agit ou peut agir sur mon esprit – Je peux avoir une idée
de toute chose donnée – Une idée est une chose donnée,
mais son objet n'est pas une chose donnée – Une
relation entre deux choses données est une chose
donnée
On sait que la preuve de l'existence de Dieu apportée par Descartes dans sa Troisième
Méditation s'appuie sur l'idée de Dieu que je trouve en moi. J'ignore si cette idée est
vraie, c'est-à-dire si elle représente un être réel, mais ce qui est certain, c'est que j'ai
cette idée en moi. En fait, il n'y a pas que cette seule idée de Dieu que je trouve en
moi : nous l'avons vu (cf. page 86), le doute radical de la Première Méditation ne
consiste pas à rejeter toutes les idées que j'ai en moi, mais à ne plus en considérer
aucune comme vraie si j'ai la moindre raison d'en douter. Les idées demeurent,
cependant. Parmi ce vaste ensemble d'idées que je trouve en moi, il y a l'idée d'un
monde, c'est-à-dire d'un ensemble non chaotique de choses, dont j'ai également les
idées, du moins pour certaines d'entre elles (car dans mon idée du monde il y a aussi
l'idée qu'il y a un très grand nombre de choses dont je sais que je n'ai pas l'idée…).
Encore une fois, je ne suis pas du tout certain qu'il existe réellement un tel monde.
Mais de même que Descartes, dans la Troisième Méditation, a analysé ce qu'il y avait
dans l'idée de Dieu qu'il trouvait en lui, avant d'être sûr de l'existence de Dieu, nous
allons chercher, dans ce chapitre, à analyser ce qu'il y a dans cette idée de monde que
Descartes considère implicitement comme donnée.
Implicitement, disons-nous, car Descartes ne présente pas les choses ainsi — sauf,
encore une fois, pour ce qui est de l'idée de Dieu. Mais dans les faits, il présuppose
L'éthique cartésienne de la pensée
137
La structure du monde intelligible
Le monde donné
que nous avons déjà un certain nombre d'idées, dont nous connaissons parfaitement
la signification, quoique nous ne soyons pas sûrs qu'elles correspondent à une réalité.
Ces idées, nous les connaissons, mais elles sont souvent obscures et confuses*, et
certains des travaux philosophiques de Descartes visent soit à nous les rendre plus
claires : c'est le cas par exemple des idées d'"essence", ou de "substance"… ou encore
de l'idée de "corps" (cf. l'étendue) ; soit à les purifier de notions qui sont tellement
obscures qu'elles finissent par ne plus avoir de sens, comme par exemple l'idée
scolastique de "qualités réelles". Tous ces travaux conduisent à une idée du monde de
plus en plus distincte, et qui est l'idée cartésienne du monde. Mais tous ces travaux
seraient vains si on devait en rester aux seules idées. La philosophie n'a d'intérêt qu'à
trois conditions :
1) qu'il existe réellement un monde,
2) que nous puissions avoir une idée qui représente, au moins en partie, assez
exactement ce monde,
3) et enfin que nous sachions reconnaître celles de nos idées qui sont conformes
à des choses de ce monde.
La structure du monde intelligible
Le monde donné
La preuve de l'existence réelle d'un monde est apportée par le parcours même des
Méditations, et, comme nous le verrons ultérieurement, elle repose en fait
entièrement sur le cogito, et, d'un certain point de vue, peut même être considérée
comme une conséquence directe du cogito lui-même. Dans le chapitre présent, et plus
précisément dans sa première partie, nous chercherons à décrire le monde, ou plus
exactement la structure du monde, considéré en tant qu'ensemble de choses à penser,
ou choses intelligibles, telle qu'elle apparaît à travers la philosophie cartésienne. Il
nous faut insister sur la nature exacte de cet exercice : le monde en question n'est pas
(encore) un monde réel, dont l'existence est avérée. Mais ce n'est pas non plus un
monde imaginaire, qui serait né de l'esprit de Descartes. Ce monde a vocation à
devenir le monde réel, lorsque nous nous serons assurés que l'idée que nous en avons
correspond bien à la réalité. La démarche est en fait la même que celle qui a cours
tout au long des Méditations : l'expérience du morceau de cire, par exemple, permet
de comprendre que la chose "morceau de cire" ne s'identifie pas avec ses différentes
*
138
« Et d'autant que ce ne sont point nos sens qui nous font découvrir la nature de quoi que ce soit,
mais seulement notre raison lors qu'elle y intervient, on ne doit pas trouver étrange que la plupart
des hommes n'aperçoivent les choses que fort confusément, vu qu'il n'y en a que très peu qui
s'étudient à la bien conduire. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 60
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le monde donné
qualités perçues. Cette expérience n'a donc pas seulement pour résultat d'identifier et
de cerner ce qu'est la conception, en tant que passion de l'esprit, mais elle constitue
déjà une ébauche de théorie sur les notions de substance et d'attributs. Et pourtant
toute cette expérience est conduite alors même que j'ignore s'il existe réellement des
morceaux de cire, des qualités comme la couleur, l'odeur etc., si même il existe des
substances et des attributs. La description du monde cartésien à laquelle nous allons
tâcher de nous livrer s'effectuera dans le même esprit que l'expérience du morceau de
cire : nous ne préjugerons pas la pertinence de cette vision, ni son adéquation à la
réalité.
Mais l'analogie que nous venons de faire avec l'expérience du morceau de cire nous
conduit à insister sur un point. En effet, cette dernière expérience nous apprend
avant tout comment fonctionne notre esprit (en identifiant ce qu'est la conception).
Ici, au contraire, le propos ne sera pas d'analyser le fonctionnement de l'esprit
humain. Les notions de "substance" et d'"attributs", par exemple, ne correspondent
pas à une structure de fonctionnement de notre esprit, que nous projetterions ensuite
sur le monde, comme une grille de lecture, mais bien à une structure du monde :
certaines choses du monde sont des substances, et d'autres des attributs. Et si nous
avons les idées de substance et d'attribut, c'est parce que les notions en question sont
dans le monde, que le monde existe et que nos idées peuvent représenter ce monde
(ces deux derniers points restant cependant à confirmer). Nous sommes ici aux
antipodes de la doctrine exposée par Kant dans l'Esthétique transcendantale de la
Critique de la Raison pure, qui introduit des formes a priori de l'intuition (en
l'espèce : l'espace et le temps). Il n'y a pas non plus, chez Descartes, de catégories,
concepts purs a priori, ou alors, ce qui pourrait en faire office (comme les « notions
primitives ») n'est pas une condition de possibilité de l'expérience, mais la simple
représentation de structures qui existent déjà (et avant tout) dans le monde.
Dans le prochain chapitre nous discuterons d'une part de la relation qu'il peut y avoir
entre le monde réel et nos idées (question de la "causalité" des idées) et d'autre part
de la reconnaissance des idées vraies (question de la vérité). Bien entendu, la
pertinence — et même l'intérêt — de la description du monde cartésien repose
entièrement sur le bon achèvement de ces deux derniers points. Mais si Descartes a
tant travaillé sur sa vision du monde, et très tôt, c'est qu'en réalité il croit a priori
qu'il existe un monde (créé par Dieu) et que nous pouvons le connaître en partie.
Mais il sait que cette croyance n'est pas une certitude absolue, car elle ne peut résister
au doute radical. Mais, et c'est en cela qu'il n'est en rien un sceptique, il ne rejette pas
pour autant les idées qu'il a de ce monde, et il continue même à y travailler.
Cependant, et en parallèle, il va chercher, « une fois en sa vie », à fonder cette
L'éthique cartésienne de la pensée
139
La structure du monde intelligible
Le monde donné
croyance primordiale, c'est-à-dire à la soustraire définitivement au doute radical : ce
sera l'objet des Méditations. Autrement dit, la philosophie cartésienne ne consiste
pas à établir qu'il existe un monde réel intelligible ; elle présuppose en fait l'existence
d'un tel monde, et, parallèlement, elle cherche à disqualifier toute tentative sceptique
en rendant impossible tout doute sur cette présupposition. Le monde cartésien n'est
donc pas découvert ou construit pas à pas à partir d'une tabula rasa : il se donne en
entier d'un seul coup. Mais de manière confuse. Le travail philosophique est un
travail de clarification et de distinction des idées que nous avons sur le monde. Quant
à la réflexion métaphysique elle-même (typiquement : les Méditations), elle ne
constitue certainement pas le moment inaugural de ce travail : elle a lieu « une fois en
sa vie », mais n'importe quand dans cette vie. La philosophie en tant que telle n'a pas
besoin de ce fondement ; hélas, pourrait-on ajouter, car c'est ce qui explique qu'il
existe tant de philosophies différentes. Ce qui a besoin du fondement qu'offre la
métaphysique cartésienne, c'est la confiance que l'on peut avoir dans une
philosophie. C'est là en tout en cas la conviction de Descartes : si sa philosophie n'est
pas seulement une philosophie parmi d'autres, c'est parce que sa métaphysique est
censée la mettre à l'abri des contestations et des disputes. La supériorité de sa
philosophie consiste, à ses yeux, en ce qu'on ne peut plus en douter une fois qu'on l'a
comprise*, et surtout qu'on a compris, grâce à sa métaphysique, qu'elle échappe au
doute. Mais il suffit de comprendre cela « une fois ». La métaphysique n'aide en rien
à connaître le monde ; elle ne découvre rien qui ne soit déjà connu. C'est le sens de la
recommandation que fait Descartes à la Princesse Élisabeth, que nous avons déjà
citée en introduction (cf. page 11), de ne pas en rester à l'étude de la métaphysique ;
car les vraies découvertes s'effectuent lorsque « l'entendement agit avec l'imagination
& les sens », c'est-à-dire lorsque l'entendement cherche à comprendre le monde, tel
qu'il se donne.
Mais il nous faut commencer par dire ce que nous entendons ici, par "monde". Il ne
s'agit pas du monde tel que Descartes l'a étudié dans le traité du Monde, qui ne porte
que sur le seul monde matériel. Ce serait plutôt ce qui fait le sujet des Principes de la
philosophie, et qui englobe à la fois les choses matérielles (les corps) et les choses
spirituelles. En fait, nous appelons "monde" l'ensemble des choses, de quelque nature
qu'elles soient, qui agissent ou sont susceptibles d'agir sur mon esprit. Pour éviter
toute confusion, notamment avec l'usage que fait généralement Descartes du mot
*
140
« Car la facilité qu'on aura à les [les opinions de la philosophie cartésienne] concevoir, et la
certitude qui naîtra de leur évidence, ôtera tout sujet de contestation et de dispute. » Méditations
Métaphysiques – Lettre au Père Dinet. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 1089
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le monde donné
"monde", qu'il limite au seul ensemble des choses existantes (les substances), alors
que nous voulons y inclure également les essences ou les vérités éternelles par
exemple, c'est-à-dire tout ce dont les idées que j'en ai ne sont pas le fait de ma
fantaisie, nous parlerons désormais de "monde donné" (et de "choses données"), au
sens où je le trouve déjà donné*, du moins s'il existe effectivement. Nous pourrions
dire qu'il s'agit de tout ce qui est transcendant à mon esprit, mais ce ne serait pas
exact, car, nous le savons déjà, mon esprit peut agir sur lui-même, et donc il fait lui
aussi partie du monde donné†. "Agir sur mon esprit" signifie que mon esprit a la
passion, ou la perception, ou encore la conscience, de cette action qui est le fait d'une
chose donnée. Cette perception, qui est une pensée, donne toujours lieu à une idée,
dont l'objet, généralement, représente la chose qui agit ainsi sur mon esprit.
Descartes n'a pas donné explicitement cette définition du "monde". Mais il nous
semble qu'elle correspond bien à sa philosophie, comme en témoigne en particulier le
passage suivant des Méditations :
« […] si la réalité objective de quelqu'une de mes idées est telle, que je
connaisse clairement qu'elle n'est point en moi, ni formellement, ni
éminemment, & que par conséquent je ne puis pas moi-même en être la
cause, il suit de là nécessairement que je ne suis pas seul dans le monde,
mais qu'il y a encore quelque autre chose qui existe, & qui est la cause de
cette idée ; au lieu que, s'il ne se rencontre point en moi de telle idée, je
n'aurai aucun argument qui me puisse convaincre & rendre certain de
l'existence d'aucune autre chose que de moi-même ; car je les ai tous
soigneusement recherchés, & je n'en ai pu trouver aucun autre jusqu'à
présent. » Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX – pages 33-34
Descartes affirme dans ce passage que la seule preuve qu'il peut avoir de l'existence
d'autre chose que de lui-même est qu'au moins une de ses idées n'a pas été provoquée
par lui-même. Ce qui est important, c'est qu'il affirme cela a priori : il dit qu'il ne
peut pas y avoir d'autre preuve avant même de savoir si celle-ci fonctionne bien
*
†
Le qualificatif de "donné" ne doit pas être compris au sens où les choses à connaître s'"offriraient"
d'elles-mêmes à notre connaissance : généralement la connaissance d'une chose donnée nécessite
un effort de l'esprit (ce qu'est proprement une conception claire et distincte) ; "donné" est à
comprendre plutôt avec le sens de "créé" (par Dieu, dirait Descartes, en tout cas pas par moimême), ou encore avec le sens du mot anglais "data" : les choses données sont les data que l'esprit
a devant lui, ou qu'il peut découvrir (et non forger lui-même) ; les choses données sont "la matière
première", si l'on veut, de l'activité d'intellection de l'homme.
Mon esprit fait partie du monde donné, c'est même la première chose du monde donné dont je suis
sûr de l'existence : le cogito m'assure que l'idée que j'ai de mon esprit n'est pas le fruit de ma
fantaisie ; cependant, lorsque nous parlerons d'une "chose donnée", nous entendrons, par
convention, une chose du monde donné autre que mon esprit.
L'éthique cartésienne de la pensée
141
La structure du monde intelligible
Le monde donné
(c'est-à-dire s'il rencontre bien en lui au moins une telle idée — et celle qu'il trouvera
sera celle de Dieu…). L'existence même d'un monde donné (qui ne se réduirait pas à
moi-même) ne peut donc être attestée que par la présence en moi d'une idée dont je
ne suis pas l'agent. Certes, cela n'implique pas que toute chose du monde donné
provoque en moi une idée. Mais notre définition ne dit pas cela non plus, mais
seulement que toute chose donnée est susceptible d'agir sur mon esprit.
Il nous faut ici insister sur un point, fondamental à nos yeux, bien que, ou plutôt :
parce que Descartes lui-même ne l'a pas explicité. Nous ne pensons pas être en
contradiction avec lui sur ce point lui-même, mais nous pensons que notre désaccord
avec sa théorie relative à la "causalité" des idées (que nous examinerons
ultérieurement) trouve ici son origine. Car il faut faire attention : le monde dont nous
allons parler, le monde donné, n'est pas un monde d'objets, mais bien un monde de
choses. On dira peut-être qu'il y a là une contradiction : si les objets des idées
n'appartiennent pas au monde donné, alors on ne peut rien connaître de ce monde,
puisque toute notre connaissance s'effectue par des objets d'idées et uniquement
ainsi. Mais justement : connaître, c'est connaître par des objets d'idées, et non pas
connaître des objets d'idées. On ne connaît pas les objets des idées ; ce que l'on
connaît — plus ou moins bien, et plus ou moins complètement —, ce sont des choses
du monde donné, et on les connaît sous la forme d'objets d'idées. L'objet peut ne pas
être conforme à la chose ; il peut même y avoir des objets qui ne représentent aucune
chose du monde donné (les fruits de la fantaisie, par exemple). Mais surtout, plus
fondamentalement, l'objet d'une idée (qui est aussi, on le rappelle, sa signification)
n'est pas une chose du monde donné, au sens où nous avons défini le monde donné :
l'objet d'une idée n'agit pas sur mon esprit, car il est ce qui est "contenu" dans une
passion de mon esprit (l'idée). Il est évidemment essentiel de ne pas confondre l'objet
d'une idée avec la chose donnée que, éventuellement, vise cette idée et qui est
représentée par son objet. Certes, l'idée elle-même, en tant qu'elle est un mode de
l'esprit (comme toute pensée), est une chose donnée. En effet, elle peut elle-même,
dans la réflexion, être perçue par l'esprit (c'est-à-dire que ce dernier subit une
passion de sa part, la détermination de cette passion étant fonction du mode actuel de
l'esprit, qui est l'idée en question). Mais l'esprit ne perçoit pas l'objet d'une idée :
dans la pensée simple (qui est ici une conception), ce qui est perçu, c'est la chose qui
agit sur l'esprit, et cette perception a la forme d'une idée, avec un objet qui représente
cette chose ; dans la pensée réflexive, ce qui est perçu, c'est l'idée, c'est-à-dire la
passion ou perception elle-même de l'esprit, ou encore le mode de l'esprit qu'est
l'idée. Si j'ai une conception réflexive, l'idée réflexive a pour objet l'idée simple, et
non pas l'objet de l'idée simple. Prenons l'exemple d'une idée qui représente une
142
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le monde donné
chose du monde donné, le soleil, c'est-à-dire la "chose-soleil" (qui est dans le ciel).
Cette idée, nous l'avons vu, est désignée sous le nom d'"idée du soleil", mais il
vaudrait mieux dire "idée-soleil". Car tout ce que je sais de la chose-soleil m'est donné
par cette idée, justement, et donc, pour moi*, la chose-soleil est exactement l'objet de
cette idée-soleil (c'est ce que dit Descartes dans les Réponses aux Premières
Objections lorsqu'il parle du « soleil même » existant dans l'entendement : cf. page
108). En conséquence, si j'avais l'idée de cet objet, elle ne se différencierait en rien de
l'idée-soleil que j'ai, puisque les objets de ces deux idées seraient les mêmes (à savoir
la chose-soleil, telle qu'elle est pour moi, c'est-à-dire l'objet de mon idée-soleil) et que
les idées sont identifiées par leurs objets. Autrement dit, s'il y avait un sens (mais il
n'y en a pas) à parler de l'idée de l'objet de mon idée-soleil, cette idée serait en fait
l'idée-soleil elle-même. Par contre, l'idée réflexive que je peux avoir de mon idéesoleil n'est pas la même que l'idée-soleil elle-même, puisque leurs objets représentent
respectivement un mode de mon esprit (mon idée-soleil), et un corps dans le ciel (la
chose-soleil).
L'objet d'une idée, en conséquence, soit ne représente rien (si l'idée est factice), soit il
représente une chose donnée, mais jamais un objet. Et s'il représente une chose, alors
cette chose est soit transcendante à mon esprit (idée simple), soit elle est un mode de
mon esprit (idée réflexive). En d'autres termes, il n'y a pas de signification d'une
signification.
Le monde donné n'est pas chaotique. Pour Descartes, cela est dû au fait qu'il est créé
par Dieu. Car le monde donné est l'ensemble des choses créées par Dieu, et il n'y a
pas de choses au monde (y compris les « vérités éternelles ») qui ne soient créées par
Dieu. Le monde donné (ou "créé"), en tout état de cause, est structuré. Nous voulons
dire par là que certaines choses du monde donné sont en relation avec d'autres. Ces
relations sont elles-mêmes des choses données. Autrement dit, elles sont réelles, ou
en tout cas elles ne sont pas des relations qui résulteraient d'une activité de mon
esprit, qui chercherait à lier les idées qu'il a des choses, et qu'il "projetterait" ensuite
sur les choses données — même si l'esprit peut aussi faire cela, par ailleurs, car il est
tout autant actif que passif. Mais, sous réserve qu'il existe bien un monde donné,
alors les relations qui lient certaines choses de ce monde donné, sont susceptibles
*
Il faut résister ici à la tentation de la position en surplomb : ni le philosophe, ni le savant, ni
personne ne peuvent savoir que l'objet de mon idée-soleil est autre chose que la chose-soleil ;
d'abord parce que si moi-même je n'ai pas l'idée de l'objet d'une de mes idées, eux ont encore moins
la possibilité d'en avoir une ; et ensuite parce que la chose-soleil elle-même ne leur est pas mieux (ni
moins bien d'ailleurs) connue que de moi-même : ils ont, eux aussi, leur idée-soleil, et, pour eux
aussi, la chose-soleil est exactement l'objet de leur idée-soleil…
L'éthique cartésienne de la pensée
143
La structure du monde intelligible
Le monde donné
d'agir sur mon esprit, c'est-à-dire qu'elles sont elles aussi des choses données, et je
peux éventuellement les percevoir, ou en subir la passion. Il n'en reste pas moins
qu'une relation lie des choses, et non pas des idées (ou alors les idées en tant qu'elles
sont aussi des choses données, puisqu'elles sont des modes de la chose qui pense).
Une relation est donc une chose donnée, mais une chose composée d'autres choses
données. Cette chose-relation peut aussi être appelée une vérité, lorsqu'on la
considère pour elle-même. Mais attention : le mot n'a pas ici un sens logique — il n'y
a pas de contraire, par exemple, c'est-à-dire de fausseté, dans le monde. Il n'a pas non
plus le sens qu'on lui donnera du point de vue de la connaissance, lorsque nous
parlerons de la "vérité d'une idée". La "vérité" n'est pas ici une qualité, mais une
chose donnée. Si la relation n'est pas considérée pour elle-même, mais du point de
vue de l'une des choses qui entrent dans cette relation, on parlera de propriété de la
chose considérée. On dira ainsi que l'égalité des trois angles d'un triangle à deux
droits est une vérité, ou alors que le triangle a pour propriété que ses trois angles sont
égaux à deux droits.
Dans la suite de ce chapitre, nous allons chercher à décrire les grandes catégories de
choses qui appartiennent au monde donné, et qui sont les choses à penser. Pour cela,
nous utiliserons exclusivement le concept de "relation" : si deux choses données se
présentent différemment, c'est qu'elles jouent des rôles différents dans une certaine
relation, ou un certain type de relations. Le monde donné est donc, à nos yeux,
structuré par des relations. Il s'agit là d'une option fondamentale. En effet, il se
trouve que l'esprit humain est capable de raisonnement, ce qui n'est rien autre chose
que de mettre en relation les objets de ses idées. Si l'idée-relation qu'il utilise à cette
occasion représente bien une chose du monde donné, et qu'il l'applique à des idées
qui elles-mêmes représentent des choses de ce monde, et qu'enfin il raisonne avec
justesse, alors l'esprit va pouvoir trouver de nouveaux objets d'idées qui
représenteront des choses du monde donné : il va découvrir des choses du monde
donné que l'expérience ne lui a pas encore fait connaître (et cela recouvre aussi ce que
l'on appelle la prévision, la prévision des phénomènes naturels). Autrement dit, la
structure du monde donné est, non seulement intelligible, mais elle peut elle-même
(ou plus exactement son idée) servir d'opérateur à l'activité de l'esprit humain. Et cela
va décupler les possibilités humaines de connaissance du monde par rapport à ce
qu'elles seraient si les hommes ne pouvaient faire appel qu'à la seule expérience.
Il faut noter cependant que l'approche que nous allons suivre ici pour décrire le
monde donné (à partir uniquement de relations), et la formalisation que nous en
donnerons ne se trouve pas explicitement dans les textes de Descartes. Mais, comme
144
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le monde donné
pour l'ensemble de cette étude, c'est bien à partir de son œuvre que nous avons
élaboré cette modélisation. Peut-être, cependant, sommes-nous allé parfois au-delà
de la pensée même de Descartes, car nous avons voulu, notamment, tiré toutes les
conséquences de la théorie cartésienne dite de "la création continuée", c'est-à-dire
que nous avons voulu décrire le monde donné et ses relations structurantes comme
purement actuels, autrement dit sans jamais faire appel au temps. Par exemple, si
dans le monde donné il y a des choses qui sont des substances et des choses qui sont
des qualités, cette distinction ne doit pas se fonder sur la manière dont ces deux types
de choses "traversent le temps". Il en est de même pour la relation de causalité, qui lie
l'effet à sa cause dans le monde actuel (la cause ne précède donc pas l'effet).
Les essences
L'essence et la relation d'essence sont des choses
données – Toute chose singulière a une essence et une
seule – Toute propriété de l'essence est une propriété de
chaque chose singulière dont elle est l'essence – Le
monde donné est constitué de Notions (essences ou
vérités nécessaires) et de Faits (choses singulières ou
vérités contingentes) – Un universel est une idée-outil
qui ne représente pas une chose du monde donné – Le
genre est un universel et non une essence – Notions
simples et Notions composées
Il y a plusieurs sortes de relations entre les choses du monde donné, comme
l'identité, la similitude, l'inclusion, la causalité, les relations d'ordre etc. Mais nous en
distinguerons une qui est tout particulièrement importante car c'est elle qui structure
le plus profondément le monde donné : il s'agit de la relation d'essence. Cette relation
associe deux choses données, dont la première est dite l'essence, ou la nature, ou
encore (dans le langage d'Aristote, que reprend parfois Descartes, mais rarement) la
cause formelle124 ou la forme de la seconde. Ces deux choses relèvent de deux types
distincts. L'essence est une chose générale, tandis que la chose dont elle est l'essence
est une chose singulière. "Général" et "singulier" s'entendent au sens justement de
cette relation d'essence : une essence est générale parce qu'elle est (ou qu'elle peut
être) l'essence de plusieurs choses (c'est-à-dire qu'elle intervient dans plusieurs
relations d'essence) ; et une chose est singulière parce qu'elle n'intervient qu'une fois
dans un tel type de relation. Il est très important de comprendre que, pour Descartes,
L'éthique cartésienne de la pensée
145
La structure du monde intelligible
Les essences
une essence est une chose donnée et non pas une vue de l'esprit, ce qu'il exprime en
disant que les essences sont « vraies et immuables »125. La structure du monde donné
est telle que toute chose singulière a une essence et une seule*. Une relation d'essence
déterminée, celle par exemple qui associe la chose singulière a à son essence A, est
elle-même une chose donnée, c'est-à-dire qu'elle peut être perçue par mon esprit : je
peux avoir l'idée que "l'essence de a est A". Plus précisément, une relation d'essence
déterminée est une chose singulière. Elle a elle-même une essence. Et l'essence (ou la
nature) des relations d'essences est que toute propriété de l'essence est aussi une
propriété (ou l'essence d'une propriété) pour chacune des choses singulières dont elle
est l'essence (la réciproque n'étant évidemment pas nécessairement vraie) :
« Mais la majeure de mon argument a été telle : Ce que clairement &
distinctement nous concevons appartenir à la nature de quelque chose,
cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cette chose. C'est-à-dire, si être
animal appartient à l'essence ou à la nature de l'homme, on peut assurer
que l'homme est animal ; si avoir les trois angles égaux à deux droits
appartient à la nature du triangle rectiligne, on peut assurer que le
triangle rectiligne a ses trois angles égaux à deux droits ; si exister
appartient à la nature de Dieu, on peut assurer que Dieu existe, &c. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam
et Tannery, Vol. IX – page 117126
Plus précisément : soit A l'essence de a. Supposons que A ait la propriété F, c'est-àdire que A soit dans une relation déterminée avec B et C : F(A, B, C) est une vérité.
Dire que A est l'essence de a signifie alors que a jouit aussi d'une propriété ϕ, c'est-àdire que a est dans une relation déterminée avec deux choses β et γ (ou encore que
ϕ(a, β, γ) est une vérité), telles que ϕ, β et γ sont soit les mêmes choses que F, B et C,
soit des choses singulières f, b et c dont F, B et C sont respectivement les essences.
Les essences
Cette nature de la relation d'essence (qui est que toute propriété de l'essence est aussi
propriété des choses singulières correspondantes) fait que si deux choses ont la même
essence et que l'une a une propriété que l'autre n'a pas, cette propriété n'appartient
pas à l'essence en question. Vu autrement, on peut dire que l'essence est le noyau
commun des propriétés des choses singulières dont elle est l'essence. C'est en fait ce
qu'exprime la phrase suivante de Descartes : « Car il me semble qu'aucune des choses
sans lesquelles une autre peut être, n'est comprise en son essence ; […] »
*
146
Une chose singulière peut avoir plusieurs essences, mais seulement parce qu'une essence peut ellemême avoir une essence, et que l'essence de l'essence est aussi une essence pour la chose singulière
de départ. Mais on convient de n'appeler "l'essence" d'une chose que la seule essence de premier
rang.
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les essences
(Méditations Métaphysiques – Réponses aux Quatrièmes Objections. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 171). En effet, dire qu'une chose « peut être sans une autre »
signifie qu'il y a deux choses, l'une, A, qui a la propriété de posséder la chose B, et
l'autre, A', qui ne possède pas B, et que A et A' ont la même essence (puisque A' est "la
même chose" que A, mais à un autre moment par exemple). B (ou l'essence de B)
n'appartient pas alors à l'essence de A (qui est aussi l'essence de A').
La relation d'essence conduit à segmenter le monde donné en deux grands genres de
choses, que nous appellerons respectivement les Notions et les Faits. Nous ne
trouvons pas explicitement cette segmentation dans l'œuvre de Descartes. Or, elle
nous paraît essentielle, en tout cas dans la perspective de la présente étude. Le second
terme n'est pas utilisé par Descartes, ce qui devrait éviter toute confusion avec le sens
que nous allons lui donner (mais attention : ce sens ne sera pas non plus celui que
d'autres auteurs, postérieurs à Descartes, lui donneront). Nous avons choisi ce terme
de "Fait" plutôt que celui d'"existant" ou d'"étant" (Descartes utilise parfois, mais
rarement, le terme latin « entia »*, qui est son équivalent) car l'existence semble bien,
chez Descartes, être réservée aux seules substances (qui correspondent à un sousensemble des Faits). Quant au premier terme, celui de "Notion", Descartes l'utilise
abondamment, mais tantôt avec le sens que nous allons lui donner, et tantôt avec un
autre sens, équivalent à celui d'idée. C'est pourquoi il nous faut commencer par
insister sur le fait qu'une Notion, telle que nous l'entendons dans cette étude, est bien
une chose donnée127, même si elle est une « chose intellectuelle » comme le dit aussi
Descartes, entendant par là que nous pouvons la connaître sans l'aide d'aucune image
cérébrale128. Mais la segmentation "Notion / Fait" ne recouvre pas exactement celle
de "intellectuel / corporel", car il y a des choses intellectuelles qui sont des Faits,
comme l'âme ou encore Dieu. C'est que cette segmentation, contrairement à
"intellectuel / corporel", ne se fonde pas sur la manière dont nous connaissons les
choses de chacun de ces deux genres (avec ou sans l'aide d'une image cérébrale) ; elle
est inhérente au monde donné : il s'agit d'une distinction ontologique et non pas
épistémologique.
Nous appellerons donc, par définition — et il s'agit bien de nos définitions, et non pas
d'une interprétation de ce que dit Descartes (ou la "tradition philosophique") —,
"Notions" : les essences ou les vérités nécessaires (c'est-à-dire les relations entre
*
« […] principe pour prouver l'existence de tous les Êtres, les Entia, qu'on connaîtra par après ;
[…]. » Lettre à Clerselier de juin ou juillet 1646. Adam et Tannery, Vol. IV – page 444
L'éthique cartésienne de la pensée
147
La structure du monde intelligible
Les essences
essences) ; et "Faits" : les choses singulières* ou les vérités contingentes (c'est-à-dire
des relations entre des choses singulières).
Dans la plupart des textes de Descartes les Notions ne sont pas distinguées
explicitement des idées que nous avons d'elles. C'est que nous ne les connaissons que
par nos idées, bien sûr : « Il faudra plus tard en venir aux choses elles-mêmes, qui ne
sont à considérer que dans la mesure où elles sont accessibles à l'entendement ;
[…]. » (Règles pour la direction de l'esprit – Règle VIII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 page 121). Et lorsque nous parlons de la Notion de triangle, par exemple, ce que nous
en disons est nécessairement compris dans l'idée que nous avons du triangle. Pour
notre part, nous nous efforcerons cependant de ne qualifier de "Notion" que la chose
qui est dans le monde donné (si un tel monde donné existe effectivement), et nous
n'utiliserons jamais ce terme pour désigner l'idée que nous en avons, en tant qu'elle
est un mode de notre esprit. Mais il nous faut cependant nous arrêter sur des textes
qui paraissent bien contredire la thèse que nous défendons ici, à savoir que dans la
philosophie cartésienne le monde donné comporte des choses qui sont des Notions.
« Et ce que je trouve ici de plus considérable, est que je trouve en moi une
infinité d'idées de certaines choses, qui ne peuvent pas être estimées un
pur néant, quoique peut-être elles n'aient aucune existence hors de ma
pensée, & qui ne sont pas feintes par moi, bien qu'il soit en ma liberté de
les penser ou ne les penser pas ; mais elles ont leurs natures vraies &
immuables. Comme, par exemple, lorsque j'imagine un triangle, encore
qu'il n'y ait peut-être en aucun lieu du monde hors de ma pensée une telle
figure, & qu'il n'y en ait jamais eu, il ne laisse pas néanmoins d'y avoir une
certaine nature, ou forme, ou essence déterminée de cette figure, laquelle
est immuable & éternelle, que je n'ai point inventée, & qui ne dépend en
aucune façon de mon esprit ; comme il paraît de ce que l'on peut
démontrer diverses propriétés de ce triangle, à savoir, que ses trois angles
sont égaux à deux droits, que le plus grand angle est soutenu par le plus
grand côté, & autres semblables, lesquelles maintenant, soit que je le
veuille ou non, je reconnais très clairement & très évidemment être en lui,
encore que je n'y aie pensé auparavant en aucune façon, lorsque je me suis
imaginé la première fois un triangle ; & partant on ne peut pas dire que je
*
148
Pour être tout à fait précis, il faut ajouter que les Faits sont des choses singulières qui ne sont pas
elles-mêmes des essences. Cette précision est nécessaire car la "singularité" d'une chose s'apprécie,
non pas dans l'absolu, mais relativement à la relation d'essence dans laquelle elle intervient. Or, il
se peut qu'une essence (c'est-à-dire une chose qui est l'essence d'autres choses) ait elle-même une
essence (c'est-à-dire qu'elle entre, en tant que chose singulière, dans une relation d'essence) : le
triangle rectangle, par exemple, est l'essence des triangles dont l'un des angles est droit ; et luimême a pour essence le triangle.
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les essences
les aie feintes et inventées. » Méditations Métaphysiques – Cinquième
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 51
Et aussi : « […] il reste à parler de ce que nous connaissons comme des
vérités. Par exemple, lors que nous pensons qu'on ne saurait faire quelque
chose de rien, nous ne croyons point que cette proposition soit une chose
qui existe ou la propriété de quelque chose, mais nous la prenons pour une
certaine vérité éternelle qui a son siège en notre pensée, & que l'on nomme
une notion commune ou une maxime. Tout de même, quand on dit qu'il
est impossible qu'une même chose en même temps soit & ne soit pas, que
ce qui a été fait ne peut n'être pas fait, que celui qui pense ne peut
manquer d'être ou d'exister pendant qu'il pense, & quantité d'autres
semblables, ce sont seulement des vérités, & non pas des choses qui soient
hors de notre pensée, & il y en a si grand nombre de telles, qu'il serait malaisé de les dénombrer. » Les Principes de la Philosophie – Première
Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 46
Ce dont parle ici Descartes est ce que nous avons appelé des essences ou des "vérités
nécessaires" — qu'il appelle, lui : « vérités éternelles ». Et il dit qu'il ne s'agit pas là de
« choses qui existent » ou qui « soient hors de notre pensée » ; il ajoute que leur
« siège est en notre pensée ». Le mot important est : « existent ». Ces essences ou
vérités n'« existent » pas, en effet : elles ne sont pas des Faits (quant au mot
« choses », il est utilisé par Descartes, dans ce contexte, au sens restreint de "Faits",
voire de substances). La distinction que fait Descartes dans Les Principes de la
Philosophie entre les « choses qui existent » et les « vérités qui ne sont rien hors de
notre pensée »* est exactement celle dont nous parlons ici entre "Faits" et "Notions".
Descartes, ici, s'oppose bien sûr à la vision platonicienne des Idées, qui existeraient
hors de notre esprit, et dont nous recevrions un reflet. Les Notions ne sont pas dans
un monde, hors de nous (relations spatiales, qui ne peuvent concerner que les Faits,
et même à vrai dire que les seules substances corporelles). L'objet d'une idée, et c'est
vrai pour toutes les idées, et donc aussi pour les idées de vérités, n'est jamais, nous
l'avons vu, un reflet ou une image de la chose représentée : il la vise. L'idée d'une
vérité a pour objet, ou pour signification, cette vérité, en tant qu'elle est visée. Dire
que telle essence ou telle vérité a son « siège en notre pensée » est exactement la
même chose que de dire que c'est « le soleil même » qui est dans notre entendement,
comme l'affirme Descartes dans ses Réponses aux Premières Objections (cf. page
*
« Je distingue tout ce qui tombe sous notre connaissance en deux genres : le premier contient
toutes les choses qui ont quelque existence ; & l'autre, toutes les vérités qui ne sont rien hors de
notre pensée. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page
45. Sachant que « ce qui tombe sous notre connaissance » est justement ce qui agit sur mon esprit
de telle sorte que j'en ai la perception, et donc l'idée : autrement dit, il s'agit bien du monde donné,
tel que nous l'avons défini.
L'éthique cartésienne de la pensée
149
La structure du monde intelligible
Les essences
108). La seule différence, c'est que l'on peut dire aussi (et Descartes le dit) que le
soleil est dans le ciel, alors qu'on ne peut pas dire que telle essence ou vérité serait
dans… quelque chose comme un espace : en effet, une Notion étant spirituelle les
relations propres à l'étendue (comme l'inclusion) ne sauraient lui être appliquées. Ce
qui est décisif, en fait, c'est de savoir si cette idée que nous avons (de telle essence ou
de telle vérité nécessaire, ou du soleil) provient de l'action de notre propre esprit ou
au contraire de celle d'une chose différente de lui. Or, justement, le texte de la
Cinquième Méditation est sans ambiguïté pour ce qui est de l'essence du triangle, qui
« est immuable & éternelle, que je n'ai point inventée, & qui ne dépend en aucune
façon de mon esprit ». Et il en est exactement de même pour les vérités nécessaires :
elles s'imposent à moi (du moins si j'admets que Dieu existe) :
« Ainsi donc il ne faut pas penser que les vérités éternelles dépendent de
l'entendement humain, ou de l'existence des choses, mais seulement de la
volonté de Dieu, qui, comme un souverain législateur, les a ordonnées &
établies de toute éternité. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Sixièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 236129
Mais, toujours dans les Principes de la Philosophie, on trouve encore d'autres textes
qui posent problème. C'est ainsi que Descartes explique clairement que la durée,
l'ordre et le nombre « sont seulement des façons sous lesquelles nous considérons
diversement les choses »130. Et contrairement cette fois à ce qui est dit dans l'extrait
ci-dessus des Réponses aux Sixièmes Objections, à savoir que les vérités éternelles
« ne dépendent pas de l'entendement humain », le titre de l'article 58 de la Première
Partie des Principes de la Philosophie affirme : « Que les nombres & les universaux
dépendent de notre pensée. » (Les Principes de la Philosophie – Première Partie.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 50). Ce terme « dépendent » ne peut signifier
seulement que les nombres et les universaux ont leur siège dans l'entendement,
puisque c'est le cas des vérités nécessaires, qui, elles, ne dépendent pas de
l'entendement. On ne peut donc que comprendre que c'est l'entendement qui les
produit. Ils ne sont donc pas des choses données, si ce n'est en tant qu'idées, ou
modes de l'esprit, mais pas en tant que choses qui provoquent en nous des pensées
(non réflexives). Le nombre deux, par exemple, est l'idée que nous formons à la vue
de deux pierres, et que nous réutilisons en présence de deux oiseaux ou de deux
arbres. Mais ce nombre deux ne représente rien qui soit dans le monde donné : ce qui
est dans le monde, ce sont deux pierres, deux oiseaux et deux arbres, mais pas "deux"
tout seul d'un côté, et d'un autre côté des choses comme des pierres, des oiseaux ou
des arbres qui entreraient en relation (réelle) avec la "chose-deux". D'une manière
générale, en effet, « il y a des attributs qui appartiennent aux choses auxquelles ils
sont attribués, & d'autres qui dépendent de notre pensée » (Les Principes de la
Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX – page 49). Toute la
150
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les essences
difficulté va donc être d'identifier correctement ces deux catégories d'attributs, et on
voit, avec cet exemple du nombre, que ce n'est pas évident. Cette question s'intègre
dans la question plus générale de la "vérité des idées", au sens cette fois où une idée
est vraie quand elle représente une chose donnée.
Mais examinons plus en détail le cas des « universaux » (qui, on le rappelle, fut
débattue longuement et avec passion à l'époque médiévale : cf. la fameuse "querelle
des universaux"). Descartes explique ce qu'il entend par ce terme de la manière
suivante : « Qui se font de cela seul que nous nous servons d'une même idée pour
penser à plusieurs choses particulières qui ont entre elles un certain rapport » (Les
Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 50).
Il faut noter que les choses particulières en question « ont entre elles un certain
rapport », et ce rapport est donc bien lui-même une chose donnée. Mais l'idée que
l'on appelle un "universel" ici n'est pas l'idée de ce rapport, mais une idée qui vise
simultanément toutes les choses particulières qui ont entre elles ce rapport. Cette
idée a été produite par notre esprit et elle ne représente donc pas une chose donnée ;
son objet n'est pas conforme à une chose donnée (ce qui est cohérent, au passage,
avec le fait qu'elle n'est évidemment pas distincte puisque elle, qui est unique, vise
plusieurs choses distinctes). Parmi les universaux, Descartes compte le genre et
l'espèce (ainsi que la différence, le propre et l'accident, concepts issus de la
philosophie d'Aristote)131, qui sont des constructions de l'esprit, et qu'il ne faut donc
pas confondre avec l'essence, qui, elle, est bien une chose donnée. Mais cette
distinction n'est pas facile. Descartes, dans Les Principes de la Philosophie, afin
d'illustrer les concepts de "genre", d'"espèce", etc. prend pour exemple l'idée du
triangle :
« De même, lors que nous considérons une figure de trois côtés, nous
formons une certaine idée, que nous nommons l'idée du triangle, & nous
en servons ensuite à nous représenter généralement toutes les figures qui
n'ont que trois côtés. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 50
L'« idée du triangle » est ici un universel (un genre). Elle nous sert à nous représenter
n'importe quel triangle, et non pas seulement tel triangle singulier. Il n'y a pas, dans
le monde donné, un "triangle universel". Il n'y a que des triangles singuliers. On
pourrait évidemment en dire autant, par exemple, de l'homme en général, ou de
l'espèce homme, qui n'existent pas dans le monde donné. L'homme en général, ou
l'espèce homme sont des idées que nous formons nous-mêmes et qui nous permettent
de viser n'importe quel homme (mais "n'importe quel homme" n'est pas une chose
réelle : il n'y a que tel ou tel homme…). Descartes poursuit le développement de son
exemple en considérant ensuite l'espèce constituée des triangles qui ont un angle
L'éthique cartésienne de la pensée
151
La structure du monde intelligible
Les essences
droit, c'est-à-dire des triangles rectangles. Il s'agit toujours d'un universel. Et il
poursuit :
« De plus, si nous remarquons que le carré du côté qui sous-tend l'angle
droit est égal aux carrés des deux autres côtés, & que cette propriété
convient seulement à cette espèce de triangles, nous la pourrons nommer
propriété universelle des triangles rectangles. » Les Principes de la
Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 51
Il y a là une vraie difficulté. En effet, cette propriété de l'hypoténuse d'un triangle
rectangle s'impose à nous, exactement comme celle relative à la somme des angles
d'un triangle quelconque :
« Comme, par exemple, lorsque je considère la nature du triangle, je
connais évidemment, moi qui suis un peu versé dans la Géométrie, que ses
trois angles sont égaux à deux droits, & il ne m'est pas possible de ne le
point croire, pendant que j'applique ma pensée à sa démonstration ; […] »
Méditations Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 55132
Pour le triangle en général Descartes parle donc, tantôt de « la nature du triangle »,
qui est une essence, tantôt du "genre triangle", qui est un universel. Il faut en déduire
que notre idée de l'essence du triangle n'est pas la même que notre idée du genre
triangle : dans le premier cas, notre idée vise la chose-essence triangle, qui est,
comme nous l'avons vu, le noyau commun des propriétés de tous les triangles, et qui
est une chose donnée ; dans le second cas, il s'agit d'une idée-outil, en quelque sorte,
que nous avons formée pour viser n'importe quel triangle particulier, et qui ne
représente donc rien qui soit une chose donnée. Cette distinction est délicate, il est
vrai, et d'ailleurs il ne semble pas qu'elle ait été perçue par Descartes à l'époque où il
écrivait les Regulæ. Le texte suivant, en effet, présente l'étendue comme Descartes
présentera plus tard un universel, c'est-à-dire comme une idée qui sert à penser à
plusieurs choses particulières qui ont quelque rapport entre elles, alors que nous
savons qu'il fait de l'étendue l'essence des corps :
« Il est vrai aussi que chacun de ces êtres déjà connus, comme l'étendue, la
figure, le mouvement et autres semblables, que ce n'est pas ici le lieu
d'énumérer, se fait connaître par une seule et même idée dans des sujets
différents, et ce n'est pas autrement que nous imaginons la figure d'une
couronne, qu'elle soit en argent ou qu'elle soit en or ; cette idée commune
ne se transpose d'un sujet à l'autre que par une comparaison simple, par
laquelle nous affirmons que la chose cherchée est, sous tel rapport ou sous
tel autre, semblable, identique ou égale à l'une de celles qui sont données :
[…] » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XIV. Ferdinand Alquié,
Vol. 1 - page 168
152
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les essences
Mais la difficulté s'accroît encore avec les propriétés. En effet, une propriété
mathématique (comme celle relative à la somme des angles d'un triangle, ou le
théorème de Pythagore) est considérée par Descartes tantôt comme une vérité
nécessaire (ou éternelle), tantôt comme un universel (un « propre » en l'occurrence :
le propre des triangles rectangles est que le carré de leur hypoténuse est égal à la
somme des carrés des deux autres côtés). Or ces propriétés s'imposent à nous de la
même façon, qu'elles soient considérées comme vérités éternelles, ou comme propres.
Certes, Descartes, dans le cas des triangles rectangles, se contente de dire que nous
« remarquons » cette propriété, et non pas que nous la « démontrons » (comme dans
le cas de la somme des angles d'un triangle), un peu comme on pourrait remarquer
que le rire est le propre de l'homme. Mais nous savons bien qu'en l'occurrence cette
propriété se démontre — il s'agit d'ailleurs d'un théorème… Puisque ces propriétés
s'imposent à nous, elles devraient faire partie du monde donné (cf. notre définition
du monde donné). C'est le cas pour la somme des angles d'un triangle, puisque c'est
Dieu qui en est l'auteur*, mais ce n'est pas le cas pour le théorème de Pythagore,
puisqu'il est considéré comme un « universel », qui ne « dépend » donc que de notre
entendement. La solution à ce problème ne saurait reposer sur une quelconque
différence de nature entre les deux propriétés mathématiques en question, car il n'y
en a pas. Du reste, Descartes aurait tout aussi bien pu prendre la propriété de la
somme des angles d'un triangle pour illustrer le concept de « propre », en disant que
le propre des triangles (figures à trois côtés) est que la somme de leurs angles est
égale à deux droits. La même propriété est donc à la fois une chose donnée qui
s'impose à moi, et une idée qui ne dépend que de mon propre entendement ! Pour
résoudre cette apparente contradiction, il faut porter son attention sur ce qu'est une
relation. Une relation est une chose donnée, et, à ce titre, elle a également une
essence. Une relation singulière est une vérité contingente, et l'essence d'une relation,
qui est aussi une relation, est une vérité nécessaire. Une vérité nécessaire, qui fait
partie de ce que Descartes appelle les « notions communes », est une relation entre
des choses non déterminées : c'est, par exemple, que le tout est plus grand que la
partie, qu'une chose ne peut en même temps être et ne pas être, qu'on ne peut faire
quelque chose de rien, etc. Mon entendement a l'idée de ces relations entre choses
non déterminées. Et il dispose de la faculté de produire une nouvelle idée en
combinant d'une part l'idée d'une telle relation et d'autre part certaines idées qu'il a
de choses singulières. Cette action de l'esprit est ce que l'on appelle raisonner
*
« Pour la difficulté de concevoir, comment il a été libre & indifférent à Dieu de faire qu'il ne fût pas
vrai, que les trois angles d'un triangle fussent égaux à deux droits, […]. » Lettre au Père Mesland
du 2 mai 1644. Adam et Tannery, Vol. IV – page 118
L'éthique cartésienne de la pensée
153
La structure du monde intelligible
Les essences
(déduire, induire etc.). La nouvelle idée ainsi produite est celle d'une relation
singulière, ou vérité contingente, du moins si elle représente une chose du monde
donné. Ce qui ne peut être le cas que si les idées que j'ai fait entrer dans mon
raisonnement représentent elles-mêmes des choses données, et si mon raisonnement
est correct (c'est-à-dire si l'idée-relation que j'ai utilisée dans ce raisonnement
représente bien une vérité nécessaire). Mais il se peut très bien que l'une seulement
de ces deux conditions soit remplie : en particulier, je peux raisonner parfaitement
sur de pures fictions, c'est-à-dire sur des idées que j'ai formées moi-même. Et c'est le
cas des universaux. Lorsque j'examine l'idée du triangle en général, qui est un
universel, et qui ne représente aucune chose donnée (et certainement pas l'essence du
triangle), je peux démontrer, en utilisant mes idées de vérités nécessaires (comme le
théorème de Thalès), que ses angles sont égaux à deux droits133. Cette propriété est
alors universelle (en l'occurrence il s'agit d'un "propre"), parce qu'elle appartient à un
universel (le genre triangle). Très bien. Mais la question qui se pose alors est la
suivante : cette propriété, qui appartient au genre triangle, appartient-elle aussi à
chaque triangle particulier ? Et là, il faut clairement répondre par la négative. C'est ce
qui fait toute la différence entre le genre triangle et l'essence du triangle : dans ce
dernier cas, toute propriété qui appartient à l'essence du triangle appartient à chaque
triangle singulier — c'est la définition même de l'essence. Tandis que le genre triangle
est une idée qui nous sert à penser à chaque triangle, mais qui ne représente aucune
chose du monde donné, c'est-à-dire aucun triangle singulier. Et savoir que telle
propriété appartient à l'idée du triangle en tant que genre reste une idée : lorsque
nous pensons à un triangle à l'aide de l'idée du genre triangle, alors nous pensons
aussi à la propriété que la somme des angles est égale à deux droits. Mais l'idée de
cette propriété n'a aucune raison de représenter une vérité contingente, c'est-à-dire
une chose donnée, pas plus que l'idée du genre triangle ne représente un triangle
singulier. Je ne peux donc assurément pas affirmer avec certitude que les angles de
tel triangle particulier sont égaux à deux droits. Je le pense, mais je ne peux attacher
crédit à cette pensée. Je ne peux être certain de cette propriété pour tel triangle
particulier que si je la démontre sur l'essence du triangle, et non pas sur le genre
triangle.
Il faut reconnaître que la différence entre un universel et une essence est bien subtile
dans le cas de l'exemple pris par Descartes, le triangle. Mais cette différence est bien
plus claire dans le cas de l'homme, par exemple. L'essence de l'homme, ou sa nature,
est d'être une chose qui pense, et il ne s'agit pas là d'une définition proposée par
Descartes, mais d'une découverte (effectuée lors du cogito, ou immédiatement après),
ou encore d'une perception de cette essence ; tandis que son genre consiste,
154
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les essences
traditionnellement, à être un "animal raisonnable", ce qui est une définition, comme
l'est aussi, de manière plaisante, "le bipède sans plume" de Platon. Une différence
caractéristique entre genre et essence est justement que le genre (ou l'espèce), étant
une idée produite par l'esprit, donne lieu à une définition ; tandis que l'essence, étant
une chose donnée, se perçoit. Cela explique que Descartes, qui traite avant tout des
essences, répugne à en donner des définitions. Donner une définition, c'est produire
une idée. Cela peut être utile, bien sûr. Mais si l'on veut connaître les choses du
monde donné, ces idées là risquent d'être trompeuses, c'est-à-dire de ne pas être
conformes à de telles choses données. Elles "risquent" d'être trompeuses, et non pas
elles sont trompeuses, car ce n'est pas inéluctable. En effet, l'esprit peut produire des
idées qui se révèlent représenter des choses données : c'est le cas en particulier des
idées qui résultent d'un raisonnement à partir d'idées représentant des choses
données ; si le raisonnement est correct, alors l'idée qui correspond à la conclusion du
raisonnement représente effectivement une chose donnée. C'est là un des points
remarquables de la philosophie cartésienne : il y a d'une part le monde donné, qui est
intelligible et structuré, et qui comporte notamment les vérités ; et il y a l'esprit
d'autre part, qui est autonome par rapport à ce monde, en droit sinon en fait ; mais
les idées que produit l'esprit peuvent rencontrer les vérités du monde donné, et le but
de la méthode cartésienne de pensée est justement de faire en sorte que l'esprit ne se
trompe pas, c'est-à-dire que ce qu'il pense, y compris les idées qu'il produit lui-même,
ne soit pas que pure fiction, mais représente bien le monde donné.
Les Règles pour la Direction de l'Esprit sont consacrées, pour l'essentiel, à cette
question du bon raisonnement. C'est dans ce cadre que Descartes a identifié ce qu'il
appelle des « notions simples » ou « primitives » (qu'il appelle aussi parfois des
« natures simples », lorsque les Notions en question sont des essences qui ne sont pas
des vérités, c'est-à-dire qui ne sont pas des relations), ainsi que des « notions
communes ». Nous rappelons ce qu'il faut entendre par « notions communes »*
(parfois aussi qualifiées d'« axiomes »†), à savoir des relations (ou vérités) qui portent
*
†
Lorsqu'il s'agit, bien sûr, d'un usage philosophique de cette expression, car il arrive aussi que
Descartes utilise ces mots dans le sens le plus banal (pour ne pas dire "commun"), qui soit, comme
dans le passage suivant : « J'ai bien remarqué que Mr Herbert prend beaucoup de choses pour
notions communes qui ne le sont point ; et il est certain qu'on ne doit recevoir pour notion, que ce
qui ne peut être nié de personne. » (Lettre au Père Mersenne du 25 décembre 1639. Adam et
Tannery, Vol. II – page 629)
« Axiomes ou Notions communes. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 127
L'éthique cartésienne de la pensée
155
La structure du monde intelligible
Les essences
sur des choses indéterminées*. Descartes fait aussi entrer sous ce qualificatif de
« notions communes » des idées qui ne représentent pas des choses données, mais
qui sont utilisées par mon esprit pour penser d'un certain point de vue des choses
aussi bien corporelles qu'intellectuelles, comme "existence", "unité" ou "durée"134…
Quant aux « notions simples », il s'agit bien sûr des Notions qui ne sont pas ellesmêmes composées d'autres Notions. Elles se reconnaissent précisément au fait que
l'on ne peut pas diviser leur idée :
« C'est pourquoi, ne traitant ici des choses qu'en tant qu'elles sont
comprises par l'entendement, nous n'appelons simples que celles dont la
connaissance est si nette et si distincte que l'esprit ne peut les diviser en
plusieurs autres qui seraient plus distinctement connues : telles sont la
figure, l'étendue, le mouvement, etc. ; quant aux autres, nous les
concevons toutes comme composées d'une manière ou d'une autre à partir
des premières. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII.
Ferdinand Alquié, Vol. 1 - pages 143-144
Ce n'est pas l'idée que nous avons d'une Notion simple qui est simple : c'est bien la
Notion elle-même, qui est une chose donnée, qui est simple. Mais le critère qui nous
permet de connaître que cette chose donnée est simple est que nous ne pouvons pas
diviser (ou "analyser") l'idée que nous en avons en idées dont elle serait la
composition. Nous rappelons qu'à ce stade il se peut encore qu'il n'y ait pas du tout de
monde, et que la Notion simple dont nous avons l'idée ne soit qu'une pure fiction de
notre esprit. Mais cela n'y fait rien : s'il y a une Notion simple dans le monde donné,
ce que l'on ne peut envisager que si, au moins, on en a l'idée (cf. « nous ne traitons
des choses qu'en tant qu'elles sont comprises par l'entendement »), alors, en tout cas,
cette idée ne peut pas être divisée. Nous reviendrons sur cette approche qui prendra
une importance toute particulière dans le cadre de la division à l'infini de la matière
(ou encore dans celui de la distinction réelle de l'âme et du corps). L'intérêt de bien
distinguer les Notions simples est qu'on ne peut pas se tromper à leur propos. En
effet, si nous avons l'idée d'une Notion simple, alors nous connaissons forcément
entièrement cette Notion, puisqu'elle est simple135 (car si nous n'en connaissions
qu'une partie c'est qu'elle aurait une partie, et donc qu'elle ne serait pas simple). Tout
*
156
« Je voudrais bien que notre auteur m'apprît quel est le mouvement corporel qui peut former en
notre esprit quelque notion commune, par exemple celle-ci : que les choses qui conviennent à une
troisième conviennent entre elles, ou telle autre qu'il lui plaira ; car tous les mouvements ne sont
que particuliers et les notions sont universelles, […]. » Notæ in programma. Ferdinand Alquié, Vol.
3 - page 809
Et aussi le passage des Principes de la Philosophie mentionné page 154 note 133 : « que, si on
ajoute des quantités égales à d'autres quantités égales, les tous seront égaux ».
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les essences
l'effort de la pensée consiste donc à bien distinguer tout d'abord les Notions simples*,
qu'il suffit ensuite de combiner correctement : autrement dit, la méthode cartésienne
s'appuie avant tout sur l'analyse, à partir de laquelle on peut ensuite raisonner
sainement. Nous retrouvons ici le schéma général d'un monde donné et d'un esprit
autonome dans une certaine mesure (cf. page 155) : dans le monde donné, il y a des
Notions simples et des Notions composées à partir de ces Notions simples ; l'esprit,
lui, peut avoir des idées des Notions simples, et aussi des idées des Notions
composées, c'est-à-dire percevoir ces Notions simples ou composées ; mais il peut
aussi lui-même combiner des idées de Notions (autrement dit, raisonner) ; les idées
qui résultent d'un raisonnement peuvent correspondre à des Notions composées (du
monde donné) si les idées de départ correspondent elles-mêmes à des Notions
simples et si le raisonnement est correct (c'est-à-dire s'il utilise l'idée d'une relationchose du monde donné, ou « vérité éternelle ») : cf. texte déjà mentionné page 55
note 42 :
« […] parmi les natures composées, pour une part, l'entendement éprouve
par expérience qu'elles sont telles avant de pouvoir en déterminer par
jugement quoi que ce soit ; pour une autre part, c'est lui-même qui en
effectue la composition. […] l'on démontrera qu'il ne peut y avoir d'erreur
que dans ces dernières natures, que l'entendement compose lui-même ;
[…] » Règles pour la direction de l'esprit – Règle VIII. Ferdinand Alquié,
Vol. 1 - page 122
*
« Il résulte, deuxièmement, qu'aucun effort n'est requis pour connaître ces natures simples,
puisqu'elles sont suffisamment connues par elles-mêmes ; et qu'il en faut seulement pour les
séparer les unes des autres, et pour voir chacune d'elles par intuition, en y fixant séparément le
regard de l'esprit. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page
152
L'éthique cartésienne de la pensée
157
La structure du monde intelligible
Les substances
Tout Fait qui n'est pas une vérité contingente est soit
une substance, soit une qualité – Une qualité appartient
nécessairement à une substance et à une seule, tandis
qu'une substance peut avoir plusieurs qualités – Un
mode est l'essence d'une qualité et un attribut est un
mode qui appartient à l'essence de la substance – L'idée
qui vise les seuls attributs d'une substance a le même
objet que l'idée de cette substance – La connaissance
d'une substance en tant que substance nécessite la
connaissance d'au moins une de ses qualités
Examinons à présent le deuxième genre de choses données, à savoir les Faits. On
rappelle que nous les avons définis à partir de la relation d'essence : il s'agit des
choses singulières, c'est-à-dire qui ne sont pas des essences : dans la relation
d'essence, elles sont les choses qui "ont" une essence. L'ensemble des Faits, sousensemble du monde donné, donc, est lui-même structuré par une relation d'un type
spécifique, que nous appellerons la relation d'accident, relation qui s'exprime
généralement par le verbe "être". Il s'agit là du deuxième grand type de chosesrelations, après la relation-essence, qui structure en profondeur le monde donné. Une
relation d'accident est elle-même un Fait, appelé, comme toute relation singulière,
"vérité contingente". Elle est composée de deux Faits, qui jouent des rôles
dissymétriques, dont l'un est qualifié de « substance » et l'autre de « qualité » (ou
« accident », terme aristotélicien parfois repris par Descartes)*. Voyons quelles sont
les propriétés de ces relations d'accident.
Tout Fait qui n'est pas une relation, c'est-à-dire qui n'est pas une vérité contingente,
entre dans au moins une relation d'accident, c'est-à-dire qu'il est soit une substance,
soit une qualité†. De plus, un Fait qui est substance dans une certaine relation
*
†
158
Le terme de "qualité" doit être compris ici comme le synonyme d'"accident", et non pas au sens de
la sensation que nous avons des choses (et que nous prêtons, à tort, aux choses — ce que ne cesse de
dénoncer Descartes) : pour une chose corporelle, il s'agira par exemple de sa figure ou de son
mouvement, mais certainement pas de sa couleur ou de son odeur…
« Mais, outre les substances & leurs qualités, nous ne connaissons point qu'il y ait d'autres genres
de choses. » Les Principes de la Philosophie – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 94.
Ici, Descartes ne parle pas des vérités, qu'elles soient contingentes ou éternelles, ni des essences.
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les substances
d'accident est alors nécessairement substance dans toutes les autres relations
d'accident dans lesquelles il entre. On en déduit bien sûr qu'il en est de même d'une
qualité : un Fait qui est une qualité dans une certaine relation d'accident est
nécessairement une qualité dans toutes les autres relations d'accident dans lesquelles
il entre (car, s'il était substance dans une autre relation, la propriété précédente ferait
qu'il devrait être substance dans toutes les autres relations, ce qui n'est pas le cas,
puisqu'il est une qualité dans la relation dont on est parti). Cela veut donc dire que les
relations d'accident segmentent l'ensemble des Faits (du moins ceux qui ne sont pas
eux-mêmes des vérités) en deux genres disjoints : les substances et les qualités. Une
substance n'est la qualité d'aucune substance, et la qualité d'une substance n'est pas
une substance136. En conséquence, si l'on veut connaître un Fait, il faut commencer
par se demander quel est son genre* : une vérité, une substance ou une qualité ? car il
appartient nécessairement à l'un des trois, et à un seulement (dit autrement : il s'agit
bien de genres, justement).
Les substances
L'essence d'une relation d'accident est que la substance peut intervenir dans
plusieurs relations d'accident, tandis que la qualité n'entre que dans une seule
relation d'accident. Cela signifie qu'une qualité est nécessairement la qualité de telle
substance ; alors qu'une substance peut avoir plusieurs qualités. On peut exprimer
tout cela encore autrement, mais cela revient exactement au même : une qualité ne
peut exister seule, au contraire d'une substance qui n'a besoin de rien d'autre pour
exister, ou, si l'on veut, pour subsister (mais ce terme n'étant pas à entendre au sens
d'une durée) :
« […] pource qu'entre les choses créées quelques-unes sont de telle nature
qu'elles ne peuvent exister sans quelques autres, nous les distinguons
d'avec celles qui n'ont besoin que du concours ordinaire de Dieu, en
nommant celles-ci des substances, & celles-là des qualités ou des attributs
de ces substances. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie.
Adam et Tannery, Vol. IX - page 47137
L'une des plus communes erreurs contre lesquelles Descartes ne cesse de nous mettre
en garde, est de considérer une qualité comme si elle pouvait exister sans la substance
dont elle est la qualité. Porter son attention sur une qualité est un acte d'abstraction
de l'esprit. L'idée correspondant à cette qualité ne représente pourtant pas une chose
qui subsiste par elle-même, même si je n'ai pas simultanément à l'esprit l'idée de la
*
« Dans le premier article, il [Regius] semble vouloir définir cette âme raisonnable, mais il le fait
fort imparfaitement ; car il en omet le genre, à savoir qu'elle est ou une substance, ou un mode, ou
quelque autre chose ; […]. » Notæ in programma. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 795
L'éthique cartésienne de la pensée
159
La structure du monde intelligible
Les substances
substance qui lui sert de substrat138. C'est la raison pour laquelle Descartes réserve le
qualificatif de « réel » aux seules substances, car pour lui « réel » signifie : qui « peut
exister séparément de tout autre sujet »*. Mais si, selon cette convention de
vocabulaire, une qualité n'est pas "réelle", elle n'en reste pas moins une chose donnée
(et plus précisément : un Fait).
La troisième propriété des relations d'accident est que les substances sont exclusives
les unes des autres :
« […] non seulement nous concevons qu'il [l'esprit] est sans le corps, mais
aussi nous pouvons nier qu'aucune des choses qui appartiennent au corps,
appartienne à l'esprit ; car c'est le propre & la nature des substances de
s'exclure mutuellement l'une l'autre. » Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Quatrièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page
176
Mais que signifie exactement « s'exclure mutuellement » ? Une substance ne pouvant
pas être une qualité, deux substances ne peuvent entrer dans une même relation
d'accident, car l'une devrait alors être une qualité de l'autre. Pour le cas qui
préoccupe Descartes dans le texte ci-dessus, on comprend bien, en conséquence, que
l'esprit, qui est une substance, « est sans le corps », car le corps aussi est une
substance. Mais la suite peut surprendre. En effet, « une chose qui appartient au
corps » est ce que l'on appelle une "qualité". Faut-il alors comprendre qu'aucune
qualité du corps n'est une qualité de l'esprit, ou, plus généralement qu'une qualité
d'une substance ne saurait être une qualité d'une autre substance ? Oui, c'est ce qu'il
faut comprendre. Nous l'avons vu, une qualité est nécessairement la qualité de telle
substance, et en conséquence, les substances étant distinctes, elle ne peut être qualité
d'une autre substance. Le caractère surprenant de la phrase de Descartes provient de
ce qu'il a utilisé le terme vague de « chose qui appartient à » en lieu et place de celui
de "qualité". Et on a pu penser à l'essence ou à un universel correspondant à la
qualité. Par exemple : telle figure rectangulaire est une qualité de tel corps ; mais "la
figure" est l'essence de ce rectangle, et "le rectangle" est un universel qui nous permet
de penser à cette chose du monde donné qu'est ce rectangle singulier. Et "la figure"
est évidemment l'essence de bien d'autres rectangles singuliers, ou cercles singuliers
etc., qui sont autant de qualités distinctes de substances (des corps en l'occurrence)
*
160
« De plus, c'est une chose entièrement impossible & qui ne se peut concevoir sans répugnance &
contradiction, qu'il y ait des accidents réels, pource que tout ce qui est réel peut exister
séparément de tout autre sujet : or ce qui peut ainsi exister séparément, est une substance, & non
point un accident. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Sixièmes Objections. Adam et
Tannery, Vol. IX – pages 234-235
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les substances
distinctes ; et "le rectangle" est un universel qui correspond à bien d'autres rectangles
singuliers. D'un certain point de vue (mais qui est quelque peu impropre), on peut
alors dire que "la figure" ou "le rectangle" appartiennent à plusieurs substances. Mais
cette expression est impropre, disions-nous, car elle mêle des choses de natures
différentes (une essence, un universel et des substances) dans une relation qui se veut
une relation d'accident, c'est-à-dire une relation entre qualités et substances.
Cela nous conduit à préciser un peu le vocabulaire. Descartes utilise parfois les
termes de « mode », « façon », « qualité » et « attribut » comme des synonymes*
(sans oublier le terme d'« accident »†). Mais il fait toutefois des différences entre ces
concepts, lorsque c'est nécessaire‡. Il faut reconnaître cependant que l'usage qu'il fait
de ces termes est assez variable. En particulier, le terme d'« attribut » signifie tantôt
un mode, qui est variable, tantôt l'essence, qui est immuable§. Pour notre part, nous
appellerons mode l'essence d'une qualité : par exemple la figure est un mode de tel
corps dont une des qualités est d'avoir la forme de tel rectangle singulier ; ou encore :
le lieu est un mode pour un corps qui se trouve à tel endroit de l'espace (ou qui
*
†
‡
§
« Et il faut bien prendre garde que par ce mot d'attribut, que je donne à la pensée et à l'étendue,
nous n'entendions ici rien autre chose que ce que les philosophes appellent communément un
mode, ou une façon ; […]. » Notæ in programma. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 796
Et aussi : « Lors que je dis ici façon ou mode, je n'entends rien que ce que je nomme ailleurs
attribut ou qualité. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX page 49
Ce dernier peut être utilisé aussi dans un sens assez différent, comme dans le passage suivant :
« […] le corps humain, en tant qu'il diffère des autres corps, n'est formé & composé que d'une
certaine configuration de membres, & d'autres semblables accidents ; & l'âme humaine, au
contraire, n'est point ainsi composée d'aucuns accidents, mais est une pure substance. »
(Méditations Métaphysiques – Abrégé des six Méditations suivantes. Adam et Tannery, Vol. IX –
page 10). Il va de soi que les membres ne peuvent être considérés comme des « accidents » du corps
au sens d'attributs, ou modes, ou qualités d'une substance. Et d'un autre côté, il va tout autant de
soi que l'âme comporte des « accidents », qui sont ses pensées, si l'on prend le mot d'"accident"
comme synonyme de mode. En fait, ici, Descartes donne au mot « accident » le sens de "partie"
(d'un tout).
« Mais lors que je considère que la substance en est autrement disposée ou diversifiée, je me sers
particulièrement du nom de mode ou façon ; & lors que, de cette disposition ou changement, elle
peut être appelée telle, je nomme qualités les diverses façons qui font qu'elle est ainsi nommée ;
enfin, lors que je pense plus généralement que ces modes ou qualités sont en la substance, sans les
considérer autrement que comme les dépendances de cette substance, je les nomme attributs. » Les
Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 49
« […] car il est bien vrai qu'à parler généralement nous pouvons donner le nom d'attribut à tout ce
qui a été attribué à quelque chose par la nature, et en ce sens le nom d'attribut peut convenir
également au mode, qui peut être changé, et à l'essence même d'une chose, qui est tout à fait
immuable ; […] » Notæ in programma. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - pages 796-797
L'éthique cartésienne de la pensée
161
La structure du monde intelligible
Les substances
occupe telle position par rapport à d'autres corps). Quant au terme d'attribut, nous le
réserverons pour désigner un mode qui appartient à l'essence de la substance en
question : pour un corps qui a les qualités d'être rectangulaire et à tel endroit, par
exemple, la figure est un de ses attributs, mais pas le lieu. Plus généralement, la
figure est un attribut des corps, car, pour Descartes, toute chose dont l'essence est
d'être étendue comporte nécessairement une qualité dont l'essence est la figure. Par
extension de langage on dira aussi que "la figure est un mode de l'étendue",
expression construite par analogie avec la relation d'accident, dans laquelle le mode
joue le rôle de la qualité, et l'essence celui de la substance. Mais il ne faut pas se
laisser abuser par l'apparence de cette expression : il ne s'agit pas d'une véritable
relation d'accident, et l'essence n'est pas une substance. L'essence est une Notion et la
substance un Fait. Mais les deux grands types de relations qui structurent le monde, à
savoir les relations d'essence et les relations d'accident, ne sont pas totalement
indépendantes. C'est ainsi que les relations qui peuvent exister entre des essences de
substances et des essences de qualités (relations qui, encore une fois, ne sont ni des
relations d'essence ni des relations d'accident) sont nécessairement dissymétriques.
Typiquement, une essence de qualité, c'est-à-dire un mode, peut appartenir à une
essence de substance, ce qui est à entendre pratiquement au sens d'une relation
d'inclusion logique : ce mode fait partie, ou constitue l'essence de la substance en
question. C'est dans un tel cas que nous parlerons d'un attribut de cette substance, ou
encore d'un mode de son essence.
« De même aussi l'étendue d'un certain corps en particulier peut bien à la
vérité admettre en soi une variété de modes ; car, par exemple, quand ce
corps est sphérique, il est d'une autre façon que quand il est carré, et ainsi
être sphérique et être carré sont deux diverses façons d'étendue ; mais
l'étendue même qui est le sujet de ces modes étant considérée en soi, n'est
pas un mode de la substance corporelle, mais bien un attribut qui en
constitue l'essence et la nature. » Notæ in programma. Ferdinand Alquié,
Vol. 3 – page 797
Dans ce texte, « l'étendue d'un certain corps » correspond, avec notre convention de
vocabulaire, au "mode" figure de ce corps ; et ce que Descartes appelle la « variété de
modes » que peut admettre l'étendue du corps est en fait la variété de qualités dont
l'essence est une figure. Parmi ces qualités possibles, il y a la forme sphérique ou la
forme carrée. Il est donc plus précis de dire qu'« être sphérique et être carré sont
deux diverses façons » de figures, et non pas d'étendue. Quant à l'« étendue même »,
« considérée en soi », elle constitue bien, du moins pour Descartes, l'essence de la
substance corporelle. Mais ce n'est pas à proprement parler l'étendue qui est un
attribut de la substance corporelle, mais, dans cet exemple, la figure, qui appartient à
l'étendue. On verra en effet qu'une substance corporelle peut avoir d'autres attributs
162
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les substances
que la seule figure, car son essence, l'étendue selon Descartes, comporte aussi des
modes comme l'extension, la longueur, la largeur et la profondeur, ou encore le
mouvement.
Il se trouve que ces petites imprécisions ne seront pas sans conséquences, comme
nous le verrons, dans la théorie cartésienne relative à la nature des corps. En tout état
de cause, il convient d'être particulièrement attentif au contexte dans lequel est
utilisé le terme d'"attribut", car, puisqu'il peut tout aussi bien signifier "qualité",
"mode" ou "essence", on pourrait être conduit à des conclusions gravement erronées.
Par exemple, lorsque Descartes écrit, juste avant le texte ci-dessus des Notæ in
programma : « l'un des attributs de chaque substance, quelle qu'elle soit, est qu'elle
subsiste par elle-même. » On a ici un "attribut" qui est commun à toutes les
substances, mais il ne faudrait pas en déduire que les substances peuvent avoir une
qualité en commun. On a vu en effet que « c'est le propre & la nature des substances
de s'exclure mutuellement » et qu'« aucune des choses qui appartiennent » à une
substance n'appartient à une autre substance (cf. citation page 160 extraite des
Réponses aux Quatrièmes Objections). « Attribut » ne signifie donc pas, ici, "qualité".
Il ne signifie pas non plus "essence". Certes, plusieurs substances, étant des choses
singulières du monde, peuvent avoir la même essence (par exemple, tous les esprits
ont pour essence d'être des choses qui pensent, ou tous les corps ont pour essence,
pour Descartes, d'être étendus). Mais toutes les essences de substances ne sont pas
identiques : en particulier la nature spirituelle et la nature corporelle sont bien
distinctes. L'« attribut » dont parle Descartes n'est donc pas à comprendre au sens
d'"essence", puisqu'il est commun à toutes les substances, qu'elles soient corporelles
ou spirituelles. Finalement, il est à comprendre au sens où nous avons défini le mot
"attribut" : en effet, le fait de subsister par soi-même étant une propriété de toutes les
substances, celle-ci appartient bien à toutes les essences de substances (puisque une
essence est le noyau commun des propriétés qui appartiennent aux choses dont elle
est l'essence). Au passage, on voit bien ici qu'une essence n'est pas une substance, car
les essences ne s'excluent pas mutuellement : le fait de subsister par soi-même, par
exemple, est une partie constitutive qu'elles ont en commun. On voit aussi qu'il faut
être très attentif à la nature des relations qui existent entre les choses. Une relation
d'accident, par exemple, est telle qu'une qualité ne peut être commune à deux
substances ; mais deux substances peuvent avoir en commun une propriété, propriété
qui leur "vient", si l'on peut dire, des relations d'essence dans lesquelles chacune
entre. Autre exemple : il est possible de produire une idée pour penser simultanément
toutes les qualités d'une substance, et cette idée est alors un universel, comme nous
l'avons vu ; mais si ces qualités sont telles que leurs essences sont des modes de
L'éthique cartésienne de la pensée
163
La structure du monde intelligible
Les substances
l'essence de la substance, alors l'idée en question n'est pas un universel, mais bien
l'idée de l'essence de cette substance :
« Par la pensée donc, je n'entends point quelque chose d'universel qui
comprenne toutes les manières de penser, mais bien une nature
particulière qui reçoit en soi tous ces modes, ainsi que l'extension est aussi
une nature qui reçoit en soi toutes sortes de figures. » Lettre à Arnauld du
29 juillet 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - pages 862-863 (texte déjà cité
page 32)
Une autre conséquence de la combinaison des relations d'essence et d'accident est
qu'une substance comporte toujours des qualités correspondant à ses attributs. En
effet, une chose comporte nécessairement les propriétés qui sont celles de son
essence (c'est la définition même de l'essence). Or les attributs sont les modes de
l'essence, c'est-à-dire des essences qui sont comprises dans l'essence de la chose (la
substance en question), ce qui implique que la substance a la propriété d'avoir des
qualités dont les essences sont ces modes. Cela peut paraître contradictoire avec la
propriété caractéristique des substances qui est qu'elles n'ont besoin de rien pour
subsister (cf. page 159). Mais il n'en est rien, car la substance n'a pas besoin de ses
attributs, elle est en quelque sorte ces attributs mêmes, ou du moins, ces attributs
faisant partie de son essence, elle en est elle-même constituée au sens, non pas certes
d'une relation d'inclusion, mais d'une relation d'accident, c'est-à-dire qu'elle a des
qualités qui leur correspondent. Elle a nécessairement de telles qualités, mais elle n'a
pas nécessairement telles qualités (avec leurs déterminations) : une substance
corporelle, par exemple, a nécessairement une qualité de nature figure, mais elle n'est
pas nécessairement sphérique ou carrée etc. On peut encore formuler cela
différemment : nous avons vu qu'une qualité est toujours la qualité de telle
substance, c'est-à-dire qu'elle ne saurait exister sans cette substance ; or, cette
substance a nécessairement tels attributs ; on peut alors considérer que toute qualité
d'une substance est « dépendante » des attributs, ou de l'essence, de cette substance*.
*
164
« Mais, encore que chaque attribut soit suffisant pour faire connaître la substance, il y en a
toutefois un en chacune, qui constitue sa nature & son essence, & de qui tous les autres dépendent.
À savoir l'étendue en longueur, largeur & profondeur, constitue la nature de la substance
corporelle ; & la pensée constitue la nature de la substance qui pense. Car tout ce que d'ailleurs on
peut attribuer au corps, présuppose de l'étendue, & n'est qu'une dépendance de ce qui est étendu ;
de même, toutes les propriétés que nous trouvons en la chose qui pense, ne sont que des façons
différentes de penser. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol.
IX - page 48
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les substances
On déduit aussi que lorsqu'on fait abstraction, dans l'idée que l'on a d'une substance,
de l'ensemble de ses qualités qui ne sont pas ses attributs, l'idée qui en résulte
continue à viser la même substance. Dit autrement, si on porte son attention sur les
seuls attributs d'une substance corporelle, l'idée que l'on a alors à l'esprit est toujours
l'idée de cette même substance corporelle. C'est ce que dit le texte suivant de
Descartes :
« […] généralement tous les attributs qui font que nous avons des pensées
diverses d'une même chose, tels que sont, par exemple, l'étendue du corps
& sa propriété d'être divisée en plusieurs parties, ne diffèrent du corps qui
nous sert d'objet, & réciproquement l'un de l'autre, qu'à cause que nous
pensons quelquefois confusément à l'un sans penser à l'autre. » Les
Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX page 53
Ce passage relève d'un article intitulé « De la distinction qui se fait par la pensée »
qui fait suite à deux autres articles intitulés respectivement « Des distinctions, &
premièrement de celle qui est réelle » et « De la distinction modale ». Lorsque
Descartes parle, dans le passage ci-dessus, de « tous les attributs qui font que nous
avons des pensées diverses d'une même chose » il ne parle pas en fait des qualités,
modes ou attributs au sens d'une relation d'accident, et qui « appartiennent aux
choses auxquelles ils sont attribués » mais seulement des attributs qui « dépendent
de notre pensée » (cf. page 150), distinction dont nous avons déjà parlé à propos des
universaux. Et l'exemple qu'il prend, « l'étendue du corps », n'est pas à entendre au
sens de l'essence du corps, qui est l'étendue, car l'essence d'une chose est bien autre
chose que la chose elle-même. Dans la philosophie cartésienne, tout corps est étendu
(car c'est là son essence), mais il n'a pas d'étendue (alors qu'il a une figure, une
largeur, une longueur, une profondeur et un mouvement, qui sont des modes de
l'étendue). L'« étendue » d'un corps est une abstraction consistant à occulter de l'idée
que nous avons de ce corps toutes les autres qualités que les seules qui sont des
modes de l'étendue. Et ce qu'affirme Descartes, c'est que l'objet de cette abstraction
n'est en réalité rien de différent du corps lui-même, tel qu'il est visé par l'idée
originelle. En d'autres termes, la substance qui porte les seuls modes de l'étendue est
la même chose que la substance qui porte ces mêmes modes et aussi d'autres qualités
(comme la position dans l'espace par exemple).
On déduit aussi de tout cela que si on occulte dans l'idée d'une substance un ou
plusieurs de ses attributs, l'idée qui en résulte ne représente plus cette substance.
Descartes prend l'exemple de la sphère dont le géomètre dit qu'elle est engendrée par
le mouvement de rotation d'une ligne autour d'une de ses extrémités (il s'agirait d'un
cercle si la rotation ne s'effectuait que dans un plan). Cette ligne-là est un corps, pour
L'éthique cartésienne de la pensée
165
La structure du monde intelligible
Les substances
lui, et donc elle a pour essence l'étendue, car la sphère elle-même est un corps et seul
un corps peut engendrer un corps. Elle a donc nécessairement les attributs
correspondants, dont en particulier une longueur, bien sûr, mais aussi une largeur et
une profondeur. En conséquence, le même géomètre qui affirme que la ligne n'a ni
largeur ni profondeur, mais seulement une longueur, a pour idée, non pas la ligne en
tant que corps, mais seulement un mode de ce corps, qu'il abstrait de l'idée qu'il a de
la ligne139.
Cette propriété permet de reconnaître, parmi toutes les qualités d'une substance,
celles qui sont des attributs, c'est-à-dire dont le mode appartient à l'essence de la
substance en question. En effet, une qualité qui n'est pas un attribut peut être
occultée de l'idée que l'on a de la substance sans que l'idée qui en résulte ne cesse de
viser la même substance, ce qui n'est pas le cas lorsqu'on occulte un attribut. C'est ce
qu'exprime Descartes dans l'extrait cité page 146 de ses Réponses aux Quatrièmes
Objections : « Car il me semble qu'aucune des choses sans lesquelles une autre peut
être, n'est comprise en son essence ; […] ». Mais cette manière de procéder pour
identifier ce qui appartient à l'essence d'une substance ne peut fonctionner que si l'on
a déjà par ailleurs une perception de la substance, c'est-à-dire que si cette perception
ne se fonde pas elle-même sur la perception de ses qualités. Il se trouve que c'est le
cas, à travers le cogito, pour l'esprit lui-même, qui se perçoit comme substance avant
même de connaître son essence (qui est d'être une chose qui pense). Mais il s'agit là
d'un cas unique, pour Descartes. Dans tous les autres cas, on ne connaît une
substance que par ses qualités*.
Il s'agit là de la quatrième et dernière propriété remarquable de la relation d'accident.
Et c'est cette propriété qu'utilise en fait Descartes pour donner une définition du
concept de « substance » dans ses Réponses aux Secondes Objections (on se rappelle
que c'est à la demande expresse du Père Mersenne qu'il se livra à cet exercice
d'élaboration de définitions) :
« Toute chose dans laquelle réside immédiatement comme dans son sujet,
ou par laquelle existe quelque chose que nous concevons, c'est-à-dire
quelque propriété, qualité, ou attribut, dont nous avons en nous une réelle
idée, s'appelle Substance. Car nous n'avons point d'autre idée de la
substance précisément prise, sinon qu'elle est une chose dans laquelle
existe formellement, ou éminemment, ce que nous concevons, ou ce qui
*
166
« […] selon les lois de la vraie Logique, on ne doit jamais demander d'aucune chose, si elle est,
qu'on ne sache premièrement ce qu'elle est. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Premières Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – pages 85-86
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les substances
est objectivement dans quelqu'une de nos idées, d'autant que la lumière
naturelle nous enseigne que le néant ne peut avoir aucun attribut réel. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam
et Tannery, Vol. IX – page 125
Cette définition correspond évidemment parfaitement au morceau de cire, qui est la
substance dont nous percevons différentes qualités*, comme la couleur, l'odeur, la
figure etc. Mais cette définition est assez curieuse : elle mélange en effet les choses et
les idées que l'on a des choses, sans être clairement ni dans l'ontologie ni dans la
gnoséologie. La substance est bien qualifiée de "chose", mais elle est définie à partir
des idées que nous avons de qualités, comme le substrat de ces qualités (pour
mémoire, en ce qui nous concerne, nous avons défini la substance et les qualités
directement comme des choses du monde donné qui entrent dans une relation
d'accident qui est elle-même une chose donnée). On pourrait alors comprendre que la
substance n'est pas en réalité une chose du monde donné (c'est-à-dire une chose qui
peut agir sur mon esprit), mais seulement une idée produite par mon esprit, que je
déduis des idées de qualités. Seules ces qualités seraient alors des choses données,
dont j'aurais les idées par perception, et la substance ne serait plus que l'objet d'une
idée construite, objet qui ne serait conforme à aucune chose donnée. D'autres textes
de Descartes pourraient nous conforter dans cette interprétation :
« Car, comme j'ai déjà remarqué ailleurs, nous ne connaissons point les
substances immédiatement par elles-mêmes ; mais, de ce que nous
apercevons quelques formes, ou attributs, qui doivent être attachés à
quelque chose pour exister, nous appelons du nom de Substance cette
chose à laquelle ils sont attachés. » Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Quatrièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – pages
172-173140
En réalité, ces textes peuvent être interprétés autrement. Descartes ne dit pas que la
chose qui est une substance ne nous est pas connue directement, c'est-à-dire que
nous ne pouvons pas avoir une idée de cette chose par sa perception (nous rappelons
que "perception" est toujours à entendre comme synonyme de "passion de l'esprit").
Nous pouvons connaître cette chose directement, car connaître une chose consiste à
en avoir l'idée. Par contre si nous n'avons que sa seule idée, nous ne la connaissons
que comme chose en général, et non pas comme chose du monde donné appartenant
au genre "substances". Pour connaître une substance, ce qui veut dire connaître à la
*
En réalité, ce que nous percevons là ne sont pas toujours des qualités du morceau de cire (la
couleur, l'odeur, la dureté n'en sont pas, alors que la figure et l'extension en sont), mais cela
importe peu ici que nous nous trompions en prêtant au morceau de cire certaines "qualités" qui ne
sont en fait que la manière dont nos sens nous les présentent…
L'éthique cartésienne de la pensée
167
La structure du monde intelligible
Les substances
fois la chose et qu'elle est une substance, il faut que nous ayons l'idée de la chose,
ainsi que l'idée d'au moins une relation d'accident dans laquelle intervient cette chose
en tant que substance, et donc aussi l'idée d'au moins une de ses qualités (pour
compléter la relation d'accident). L'ensemble de ces trois idées correspond à ce que
Descartes appelle une « chose complète » : « […] par une chose complète, je
n'entends autre chose qu'une substance revêtue des formes, ou attributs, qui
suffisent pour me faire connaître qu'elle est une substance. » (Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Quatrièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX –
page 173)*. Or une chose qui est une substance entre nécessairement dans au moins
une relation d'accident (puisque c'est cela qui fait qu'elle est une substance, et non
pas, par exemple, une Notion) et comporte donc nécessairement au moins une
qualité. Ce qui veut dire qu'une substance est toujours une « chose complète ».
Lorsque j'ai l'idée de cette « chose complète », alors j'ai aussi l'idée de la substance en
tant que substance. Mais si je n'ai que l'idée de la chose seule, qui se trouve être une
substance, je ne la connais pas en tant que telle, car connaître une substance en tant
que substance, c'est justement la percevoir comme une « chose complète », c'est-àdire en ayant simultanément l'idée d'au moins une relation d'accident dans laquelle
elle intervient. Au passage, il ne faudrait pas confondre "percevoir une chose
complète" avec "percevoir complètement une chose", cette dernière situation étant
probablement toujours impossible : c'est la chose que l'on perçoit qui est "complète",
et non pas la perception, qui, tout en manquant quantité d'informations, est
cependant suffisante pour faire connaître le caractère de complétude de cette chose141.
En tout cas, si je n'ai que l'idée de la chose seule, je ne la connais que très
imparfaitement. Je ne connais pas sa nature, par exemple, puisque « c'est par les
accidents que la nature de la substance est manifestée » (Méditations Métaphysiques
– Réponses aux Sixièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 216). Et puis,
je peux tout aussi bien penser que cette chose est une essence, ou une Notion ou tout
autre type de choses, plutôt qu'une substance, car ici à nouveau c'est par les accidents
qu'est manifestée la substance142. En conséquence, je ne peux pas savoir si cette chose
existe, ou même est susceptible d'exister :
« Mais lors qu'il est question de savoir si quelqu'une de ces substances
[immatérielles ou corporelles] existe véritablement, c'est-à-dire si elle est
*
168
Le concept de « chose complète » suppose que son idée comporte bien tous les attributs de la
substance, car sinon l'objet de cette idée serait tronqué et ne serait donc pas conforme à la
substance : « […] le concept de l'esprit diffère beaucoup de celui de la superficie & de la ligne, qui
ne peuvent pas être ainsi entendues comme des choses complètes, si, outre la longueur & la
largeur, on ne leur attribue aussi la profondeur. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Quatrièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 177
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Les substances
à présent dans le monde, ce n'est pas assez qu'elle existe en cette façon
pour faire que nous l'apercevions ; car cela seul ne nous découvre rien qui
excite quelque connaissance particulière en notre pensée. Il faut, outre
cela, qu'elle ait quelques attributs que nous puissions remarquer ; & il n'y
en a aucun qui ne suffise pour cet effet, à cause que l'une de nos notions
communes est que le néant ne peut avoir aucuns attributs, ni propriétés
ou qualités : c'est pourquoi, lors qu'on en rencontre quelqu'un, on a raison
de conclure qu'il est l'attribut de quelque substance, & que cette substance
existe. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 47
Une substance est donc bien une chose donnée, et non pas l'objet d'une idée qui serait
produite par mon esprit. Cela n'interdit pas que je puisse former des idées dont je
crois que les objets représentent des substances. Mais il se peut que je me trompe.
Par exemple, Descartes s'est intéressé au mystère de la Transsubstantiation, qui, dans
la religion catholique, veut que le pain consacré, l'hostie, soit le corps du Christ.
L'hostie, en tant que « chose complète » du monde donné, s'offre à ma perception
exactement de la même manière avant et après la consécration. Pour Descartes, il n'y
a donc qu'une seule substance corporelle correspondant à cette hostie, et si on entend
par les mots "le corps du Christ" une autre substance corporelle que celle qui est
désignée par le mot "hostie" (ou "pain"), on se trompe. Pour mémoire, et bien que ce
ne soit pas là l'objet de notre propos, Descartes, qui est catholique, reconnaît le
sacrement de l'Eucharistie, mais, pour lui, l'effet de la consécration n'est pas de
changer la substance corporelle du pain*, mais de l'"unir" à l'âme du Christ, comme le
corps du Christ était uni à l'âme du Christ dans la personne de Jésus†. L'expression
*
†
Ceci n'est pas tout à fait exact. Descartes accepte l'idée que la substance corporelle change, mais
seulement numero, c'est-à-dire finalement sans que nous puissions connaître ce changement :
« Pour la difficulté que vous proposez, touchant le St Sacrement, je n'ai autre chose à y répondre,
sinon que, si Dieu met une substance purement corporelle en la place d'une autre aussi corporelle,
comme une pièce d'or en la place d'un morceau de pain, ou un morceau de pain en la place d'un
autre, il change seulement l'unité numérique de leur matière, en faisant que la même matière
numero, qui était or, reçoive les accidents du pain ; ou bien que la même matière numero, qui était
le pain A, reçoive les accidents du pain B, c'est-à-dire qu'elle soit mise sous les mêmes dimensions,
& que la matière du pain B en soit ôtée. » Lettre à Clerselier du 2 mars 1646. Adam et Tannery,
Vol. IV – page 372
Descartes fait l'analogie avec le processus de la digestion, dans lequel les particules de pain, en
devenant des parties du corps de la personne qui les mange, s'unissent naturellement à son âme :
« […] je ne vois point de difficulté à penser que tout le miracle de la transsubstantiation, qui se fait
au St Sacrement, consiste en ce qu'au lieu que les particules de ce pain & de ce vin auraient dû se
mêler avec le sang de J. C. & s'y disposer en certaines façons particulières, afin que son âme les
informât naturellement, elle les informe, sans cela, par la force des paroles de la Consécration ; et
au lieu que cette âme de J. C. ne pourrait demeurer naturellement jointe avec chacune de ces
particules de pain & de vin, si ce n'est qu'elles fussent assemblées avec plusieurs autres qui
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
169
La structure du monde intelligible
Les substances
"le corps du Christ" ne désigne donc pas une substance corporelle déterminée, mais
une substance corporelle quelconque unie à l'âme du Christ.
La compréhension cartésienne du mystère de la Transsubstantiation vient donc
compléter l'expérience du morceau de cire : dans celle-ci, une même substance peut
revêtir des qualités qui sont toutes changées ; tandis que dans celle-là il faut conclure
du maintien de toutes les qualités que la substance reste la même. Il n'y a pas là
contradiction. Car cela veut simplement dire que la substance est bien une chose qui
appartient au monde donné, et non pas seulement une vue de l'esprit qui se
construirait à partir des seules qualités perçues. La connaissance d'une substance
nécessite la connaissance d'au moins une de ses qualités, mais elle ne se réduit pas à
celle-ci.
Le tout, l'union
Un tout est une chose composée de plusieurs substances
de même essence, la relation entre ces substances
participant elle-même de cette essence – Un tout est une
substance de même essence que ses parties – Une union
est une relation de fonctionnement entre des substances
qui peuvent être de même essence ou d'essences
différentes – Une union est une chose du monde donné
mais n'est pas une substance – Le corps humain comme
tout composé d'organes, le corps humain comme union
d'organes fonctionnant ensemble, le corps humain
comme faisant partie de l'union de l'âme et du corps
Nous avons vu (cf. page 160) que les substances s'excluent mutuellement et qu'une
chose qui appartient à l'une n'appartient pas à l'autre. Mais cette exclusion est à
comprendre au sens des relations d'accident, et seulement en ce sens. Deux
substances (comme les autres choses du monde) peuvent parfaitement entrer dans
une relation d'un autre type, comme une relation d'ordre, de similitude, de causalité,
composassent tous les organes du corps humain nécessaires à la vie, elle demeure jointe
surnaturellement à chacune d'elles, encore qu'on les sépare. » Lettre au Père Mesland du 9 février
1645. Adam et Tannery, Vol. IV – page 168
170
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
d'inégalité etc. Nous allons ici évoquer deux relations particulières qui concernent
tout spécialement les substances. Elles peuvent toutes deux être qualifiées de
"composition". Mais l'une met en relation des substances qui ont nécessairement la
même essence, et elle a pour effet de constituer une substance, que l'on appelle un
"tout", tandis que l'autre peut concerner des substances de même essence ou
d'essences différentes, mais elle ne constitue pas une substance, car elle en reste à la
relation, que l'on appellera une "union".
Le tout, l'union
Un "tout" est donc une chose constituée de deux ou plusieurs substances de même
essence. De plus, la composition en question, c'est-à-dire la relation qui associe ces
différentes substances, participe elle-même de cette essence. En pratique, Descartes
n'évoque qu'un seul exemple de "tout", qui concerne les seules substances
corporelles. La composition de substances corporelles pour former un tout s'appuie
soit sur leur contiguïté (elles forment ensemble une seule figure), soit sur l'identité de
leur mouvement (transport local de direction et de vitesse égales pour toutes les
substances concernées*143) : dans les deux cas il s'agit de modes de l'étendue, essence
des substances corporelles pour Descartes. Des substances corporelles qui sont
contiguës forment donc un tout qui est lui-même une substance corporelle.
Réciproquement, toute substance corporelle peut être considérée comme un tout
constitué de parties contiguës qui sont des substances corporelles. C'est cette
propriété qui autorise Descartes à concevoir les différents corps comme un
assemblage de « petites parties » (comme celles de la « matière subtile ») qui sont
elles-mêmes des substances corporelles144. Mais il faut insister sur la nécessité que la
relation de composition entre ces substances soit un mode de leur essence (ici,
l'étendue), car, sinon, l'ensemble ainsi constitué ne serait pas un tout, c'est-à-dire une
substance, et donc une chose donnée, mais seulement une vue de l'esprit (un peu
comme un universel). Par exemple, un ensemble de corps qui présentent une
apparence semblable (couleur, ou dureté etc.) ne constitue pas lui-même un corps : il
n'est que l'objet d'une idée produite par l'esprit, il n'est pas une chose du monde
donné. Le tout est une substance de même essence que ses parties, et comporte donc
tous les attributs correspondants. Par contre, le tout peut avoir des qualités (hors
celles qui relèvent des attributs) qui ne se trouvent pas dans ses parties, ou au
contraire ne pas comporter certaines qualités qui se trouvent dans ses parties : par
*
« Par UN CORPS, ou bien par UNE PARTIE DE LA MATIÈRE, j'entends tout ce qui est transporté
ensemble, quoi qu'il soit peut-être composé de plusieurs parties […]. » Les Principes de la
Philosophie – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 76
L'éthique cartésienne de la pensée
171
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
exemple, les parties peuvent être en mouvement alors que le tout est immobile, ou
elles peuvent être impénétrables, alors que le tout se laisse pénétrer (comme dans le
cas d'un tas de sable dont les grains sont parfaitement durs).
Selon le point de vue que l'on adopte au regard d'un tout, on peut considérer que la
chose qui "compte", c'est soit le tout lui-même, soit l'une des parties. Dans le premier
cas on pourra dire que les substances qui interviennent dans la composition du tout
sont « incomplètes »*, ce mot n'ayant ici évidemment aucun rapport avec le concept
de « choses complètes » vu précédemment (cf. page 168). Dans le second cas, on ira
même jusqu'à qualifier de « mode » les autres parties que celle qui nous intéresse† !
Ces expressions sont évidemment très impropres, et ne traduisent en rien quelque
chose qui serait dans le monde donné. Elles utilisent les types de relations qui
existent dans le monde donné pour exprimer une relation qui ne se fonde que sur nos
intérêts ou nos préoccupations, et qui n'existe donc qu'entre nos idées, et non pas
entre les choses représentées par ces idées.
Le cas du corps humain est particulièrement intéressant. Descartes, dans ses
Réponses aux Quatrièmes Objections, prend l'exemple de la main pour illustrer
justement ce que l'on peut appeler une « substance incomplète » :
« Ainsi la main est une substance incomplète, si vous la rapportez à tout le
corps dont elle est partie ; mais si vous la considérez toute seule, elle est
une substance complète. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Quatrièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 173
Dans une telle approche, le corps humain et chacun de ses membres (ou organes, ou
parties) sont des substances. Il s'agit bien sûr de substances corporelles, dont
l'essence, dans la philosophie cartésienne, est l'étendue. Et la main joue ici par
rapport au corps humain le même rôle qu'une branche par rapport à un arbre, ou une
pierre par rapport à un édifice. Le corps humain n'est donc considéré que comme
*
†
172
« […] on les [certaines substances] peut appeler incomplètes, non qu'elles aient rien d'incomplet en
tant qu'elles sont des substances, mais seulement en tant qu'elles se rapportent à quelqu'autre
substance avec laquelle elles composent un tout par soi & distinct de tout autre. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Quatrièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 173
« Enfin il faut remarquer ici que dans les sujets qui sont composés de plusieurs substances,
souvent il y en a une qui est la principale, et qui est tellement considérée que tout ce que nous lui
ajoutons de la part des autres n'est à son égard autre chose qu'un mode, ou une façon de la
considérer ; ainsi un homme habillé peut être considéré comme un certain tout composé de cet
homme, et de ses habits ; mais être habillé, au regard de cet homme, est seulement un mode, ou
une façon d'être sous laquelle nous le considérons, quoique ses habits soient des substances. »
Notæ in programma. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 800
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
n'importe quel corps matériel. Cette vision est évidemment très éloignée de celle
d'Aristote, pour qui seule compte la capacité qu'a la main de « remplir sa fonction »,
c'est-à-dire d'être « animée »* : une main détachée d'un corps ou la main d'un corps
mort n'ont plus de commun avec la main d'un corps vivant que le mot qui les désigne,
par équivoque, exactement comme la main en pierre d'une statue. Mais Descartes
reconnaît aussi bien sûr que le corps humain (comme n'importe quel corps vivant,
d'ailleurs) « périt », et en cela « il diffère des autres corps » et n'est pas seulement un
« corps pris en général », c'est-à-dire qu'il n'est pas seulement une substance (car si
une chose qui est une substance périt, elle ne « périt point » en tant qu'elle est une
substance, ou dans sa dimension de substance) :
« Et ensuite, afin que l'on remarque que le corps, pris en général, est une
substance, c'est pourquoi aussi il ne périt point ; mais que le corps
humain, en tant qu'il diffère des autres corps, n'est formé & composé que
d'une certaine configuration de membres, & d'autres semblables
accidents ; & l'âme humaine, au contraire, n'est point ainsi composée
d'aucuns accidents, mais est une pure substance. » Méditations
Métaphysiques – Abrégé des six Méditations suivantes. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 10
Le texte ci-dessus pourrait laisser entendre que le corps humain périt parce qu'il est
composé de parties, alors que l'âme, elle, est sans parties et que ce serait là la raison
de son immortalité (ou du moins de la possibilité de son immortalité). On ne
comprend plus très bien alors si un tout composé de substances reste bien une
substance, ou alors quelles seraient les caractéristiques qu'il perdrait par rapport à
une « pure substance »… Mais le terme important est celui de « configuration » (de
membres). Un corps vivant « diffère des autres corps » en ce qu'il présente une
« configuration », et que cette configuration est en soi une chose particulière et
originale dans le monde. Cette configuration de membres fonctionne — du moins tant
que le corps est vivant. Et lorsque Descartes dit que le corps vivant n'est pas une
« pure substance », cela ne veut pas dire qu'il lui manquerait quelque chose en tant
*
« Pourtant, le mort aussi présente le même aspect extérieur, et avec cela il n'est pas un homme ;
impossible aussi, qu'existe une main qui soit composée en bois, sinon au prix d'une équivoque, de
même que pour le médecin en peinture. Cette main ne pourra pas en effet remplir sa fonction, pas
plus que des flûtes de pierre ne pourront remplir la leur, ou le médecin dessiné. » ARISTOTE. Les
Parties des Animaux – Livre premier. Aubier, Paris : 1945 - page 42
Et aussi : « […] l'âme disparue il n'y a plus d'animal et aucune des parties ne demeure la même,
sinon seulement par la configuration extérieure, comme ceux qui, dans la légende, ont été changés
en pierres), […]. » ARISTOTE. Ibid. page 43
Et aussi : « Ce n'est pas, en effet, la main, absolument parlant, qui est une partie de l'homme, mais
seulement la main capable d'accomplir son travail, donc la main animée ; inanimée, elle n'est pas
une partie de l'homme. » ARISTOTE. Métaphysique – Livre Z. Vrin, Paris : 1991 – page 283
L'éthique cartésienne de la pensée
173
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
que substance, mais au contraire qu'il n'est pas seulement une substance : il est aussi
une relation d'un type nouveau entre ses parties, relation de fonctionnement. Cette
relation de fonctionnement est une chose donnée, mais elle n'est pas elle-même une
substance. Elle est ce que nous appellerons une "union", en reprenant un terme de
Descartes, mais en généralisant le concept correspondant (car Descartes ne l'utilise
que dans le seul cas de "l'union de l'âme et du corps" ; il ne l'utilise notamment pas ici
pour évoquer le fonctionnement des parties du corps). Dans le cas du corps vivant,
l'union est une relation entre les substances corporelles dont la composition forme
par ailleurs, en tant que tout, la substance qu'est le corps global. Mais quand le corps
meurt, l'union cesse, car les différentes parties du corps ne fonctionnent plus
ensemble ; tandis que le tout du corps demeure. Il en est exactement de même pour
une machine comme une horloge ou un automate : une telle machine est à la fois une
union (tant qu'elle fonctionne) et un tout, et n'est plus qu'un tout quand elle tombe en
panne145. A contrario, lorsque l'on change une pièce défectueuse d'une horloge et que
celle-ci se remet à fonctionner, on considèrera que l'horloge en tant qu'union est
inchangée, alors que l'horloge en tant que tout n'est plus la même. Il suffit en effet
qu'une seule partie d'un tout change pour que le tout ne soit plus le même. Et ceci est
tout aussi vrai pour le corps vivant, qui ne cesse de renouveler ses parties (ses
cellules) : le corps vivant, en tant que tout, est une substance qui ne "dure" guère, et
on a sans cesse affaire à une nouvelle substance146 — ce qui se voit d'ailleurs à son
apparence physique : croissance, vieillissement, maladies etc.
Mais il peut aussi se faire qu'un tout et une union changent tous deux. On peut
ajouter (ou retirer) une pièce d'un automate de telle sorte que son fonctionnement
s'en trouve amélioré (ou diminué). Dans un tel cas, l'union n'est plus la même car le
fonctionnement n'est plus le même. Et bien sûr le tout n'est plus le même non plus
puisque l'automate ne comporte plus les mêmes parties. Les corps d'un enfant, d'un
adulte et d'un vieillard ne fonctionnent pas non plus de la même manière et l'on peut
dire qu'à ces différentes étapes de sa vie on n'a plus le même corps, dans les deux sens
que nous avons vus : en tant que tout et en tant qu'union. Il en est évidemment de
même en cas d'amputation d'un membre. Un membre est une substance (donc
distincte du corps entier). Mais l'union qu'est le corps entier, en tant qu'il est vivant,
a, comme toutes les choses du monde donné, une essence et cette essence comporte la
présence de ce membre147. Si ce membre est absent, l'union qui en résulte (en
supposant que le corps ainsi amputé continue à vivre) est donc différente.
Mais pourtant Descartes affirme que « nous ne pensons pas que celui qui a un bras
ou une jambe coupée, soit moins homme qu'un autre » (Lettre au Père Mesland du 9
174
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
février 1645. Adam et Tannery, Vol. IV – page 167). C'est que l'homme est encore une
autre union, distincte de celle qui résulte du fonctionnement de son corps en tant que
corps vivant. Et cette union-là ne concerne que l'homme, à l'exclusion des animaux :
il s'agit de l'union de l'âme et du corps. Nous rappelons que Descartes lui-même
n'utilise ce terme d'« union » que pour ce seul cas et non pas pour celui que nous
venons d'examiner. Cette fois, l'« union » en question concerne deux substances de
natures différentes (une nature spirituelle et une nature corporelle). Il ne saurait
donc y avoir en parallèle un tout correspondant à cette « union », comme dans les cas
de l'automate ou du corps vivant. L'union de substances de même essence n'était déjà
pas une substance, même si la présence en parallèle d'une substance tout pouvait
prêter à confusion : cette fois, il ne peut plus y avoir d'ambiguïté, et l'« union » de
l'âme et du corps ne saurait être une substance.
Le terme de « corps humain » peut donc désigner trois choses différentes, ou plutôt
une chose sous trois points de vue différents :
− le corps en tant qu'il est une substance dont l'essence est, selon Descartes,
l'étendue, c'est-à-dire un tout constitué d'autres substances corporelles (ses
membres, ses organes etc.) ;
− s'il est vivant, le corps en tant qu'il est une union de membres et d'organes qui
concourent à un certain fonctionnement ;
− s'il est vivant (car, bien sûr, Descartes croit que l'âme cesse d'être unie au
corps lorsque celui-ci meurt), le corps en tant qu'il est la substance corporelle
qui est unie à l'âme.
C'est lorsqu'on entend le "corps humain" dans cette dernière acception que l'on peut
dire qu'il demeure le même tout au long de la vie d'un homme, bien que ses parties et
son apparence changent, et bien que son fonctionnement mécanique change lui
aussi : il reste toujours le corps qui est uni avec une âme qui, elle, en tant que
substance, ne change pas. Nous avons vu que c'est en considérant ainsi le corps
humain que Descartes explique comment il faut comprendre le mystère de la
transsubstantiation dans l'Eucharistie. L'identité de l'homme vient de l'unité et de la
permanence de l'âme et elle se transmet à son corps, bien que celui-ci ne se conserve
aucunement sous les deux autres points de vue, qui sont ceux qui relèvent de
l'essence des corps. Autrement dit, en tant que substance corporelle, et en tant
qu'ensemble mécanique, le corps change et n'est plus le même ; mais en tant qu'il est
uni à la même âme, il reste "le même" corps :
« Premièrement, je considère ce que c'est que le corps d'un homme, & je
trouve que ce mot de corps est fort équivoque ; car, quand nous parlons
d'un corps en général, nous entendons une partie déterminée de la
L'éthique cartésienne de la pensée
175
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
matière, & ensemble de la quantité dont l'univers est composé, en sorte
qu'on ne saurait ôter tant soit peu de cette quantité, que nous ne jugions
incontinent que le corps est moindre, & qu'il n'est plus entier ; ni changer
aucune particule de cette matière, que nous ne pensions, par après, que le
corps n'est plus totalement le même, ou idem numero. Mais, quand nous
parlons du corps d'un homme, nous n'entendons pas une partie
déterminée de matière, ni qui ait une grandeur déterminée, mais
seulement nous entendons toute la matière qui est ensemble unie avec
l'âme de cet homme ; en sorte que, bien que cette matière change, & que sa
quantité augmente ou diminue, nous croyons toujours que c'est le même
corps, idem numero, pendant qu'il demeure joint & uni substantiellement
à la même âme ; & nous croyons que ce corps est tout entier, pendant qu'il
a en soi toutes les dispositions requises pour conserver cette union. »
Lettre au Père Mesland du 9 février 1645. Adam et Tannery, Vol. IV –
page 166*
Nous avons cru pouvoir réutiliser le terme d'"union" pour le fonctionnement d'un
automate ou d'un corps vivant, alors que Descartes ne l'emploie que pour l'union de
l'âme et du corps, car nous comprenons cette dernière justement comme une relation
de fonctionnement. L'union de l'âme et du corps peut être considérée comme un
ensemble d'interactions entre ces deux substances que sont l'âme et le corps : l'une
est tantôt active et agit sur l'autre, tantôt passive et pâtit de l'action de l'autre. Et cet
ensemble d'interactions entre l'âme et le corps est proprement une chose donnée, du
type "relations" (et non pas du type "substances"). C'est ce qu'écrit Descartes à la
Princesse Élisabeth :
« D'où vient que ceux qui ne philosophent jamais, & qui ne se servent que
de leurs sens, ne doutent point que l'âme ne meuve le corps, & que le corps
n'agisse sur l'âme ; mais ils considèrent l'un & l'autre comme une seule
chose, c'est-à-dire, ils conçoivent leur union ; car concevoir l'union qui est
entre deux choses, c'est les concevoir comme une seule. » Lettre à la
Princesse Élisabeth du 28 juin 1643. Adam et Tannery, Vol. III – page 692
Il est d'ailleurs remarquable que c'est dans sa correspondance avec la Princesse
Élisabeth que Descartes a été conduit à développer sa vision de l'union de l'âme et du
*
176
Et aussi : « […] en sorte qu'ils [nos corps depuis l'enfance jusqu'à maintenant] ne sont eadem
numero, qu'à cause qu'ils sont informés de la même âme. » Lettre au Père Mesland du 9 février
1645. Adam et Tannery, Vol. IV – page 167
Et aussi : « Enfin, quelque matière que ce soit, & de quelque quantité ou figure qu'elle puisse être,
pourvu qu'elle soit unie avec la même âme raisonnable, nous la prenons toujours pour le corps du
même homme, & pour le corps tout entier, si elle n'a pas besoin d'être accompagnée d'autre
matière pour demeurer jointe à cette âme. » Lettre au Père Mesland du 9 février 1645. Adam et
Tannery, Vol. IV – page 167
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
corps. La Princesse Élisabeth, en effet, n'arrivait pas à concevoir que deux substances
de natures différentes pussent agir l'une sur l'autre. Autrement dit, elle n'arrivait pas
à concevoir une union qui ne fût qu'une chose-relation, sans être simultanément un
tout (c'est-à-dire une substance de même nature que les substances qui la
composent). C'est dans ce cadre que Descartes la « supplie d'attribuer de la matière et
de l'extension à l'âme »148. Il s'agit d'une méthode de pensée qui, en imaginant —
faussement, mais consciemment — que l'âme est une substance de même nature que
le corps, doit lui permettre de concevoir l'interaction entre ces deux substances,
puisqu'elle admettait la possibilité d'une interaction dans une telle configuration. Et
cette conception est alors justement celle d'une union (comme celle du corps
machine, par exemple, ou encore celle d'une horloge). Dans un second temps, et en
partant de l'idée qu'elle aura ainsi acquise de l'union de l'âme et du corps, la
Princesse Élisabeth pourra observer que cette union n'est qu'une chose-relation et
non pas une substance. Sa conception de l'union sera alors dégagée de celle d'un tout.
Dans un autre texte, Descartes utilise l'expression d'« être composé » (par opposition
à celle d'« être simple ») pour désigner une union entre deux substances de natures
différentes — mais le terme est moins précis que celui d'union car il pourrait tout
aussi bien s'appliquer à un tout. En tout cas, il s'agit bien d'un Fait, chose donnée qui
n'est pas une essence. Et c'est son caractère de composition d'attributs ou de choses
qui peuvent subsister les uns sans les autres qui indique qu'il ne s'agit pas d'une
substance, mais d'une union de substances :
« La seconde chose que je désire que l'on remarque ici est la différence
qu'il y a entre les êtres simples et les êtres composés ; car cet être-là est
composé dans lequel se rencontrent deux ou plusieurs attributs, chacun
desquels peut être conçu distinctement sans l'autre, car de cela même que
l'un est ainsi conçu distinctement sans l'autre, on connaît qu'il n'en est pas
le mode, mais qu'il est une chose, ou l'attribut d'une chose qui peut
subsister sans lui. L'être simple au contraire est celui dans lequel on ne
remarque point de semblables attributs. » Notæ in programma.
Ferdinand Alquié, Vol. 1 – page 799
L'union de l'âme et du corps est un Fait qui n'est pas une substance, mais qu'il
faudrait tout de même qualifier d'« être par soi », et non pas d'« être par accident »,
si l'on veut absolument utiliser les distinctions introduites par Aristote dans sa
Métaphysique (Livre ∆). C'est en tout cas ce que prescrit Descartes à Regius*, qui
*
« […] ainsi, toutes les fois que l'occasion s'en présentera, vous devez avouer, soit en particulier,
soit en public, que vous croyez que l'homme est un véritable être par soi et non par accident ; et que
l'âme est réellement et substantiellement unie au corps, non par sa situation et sa disposition
(comme vous dites dans votre dernier écrit, ce qui est encore faux et sujet à être repris selon moi),
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
177
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
publiait des textes dans ce langage tout en se recommandant de la philosophie
cartésienne. Ce qui importe ici, c'est de ne pas comprendre que l'union de l'âme et du
corps pourrait être autre qu'elle n'est, c'est-à-dire qu'elle pourrait unir d'autres
substances que l'âme et le corps, ou alors qu'elle pourrait les unir autrement qu'elle
ne le fait. C'est en cela que cette union peut être qualifiée, comme le fait Descartes,
d'« union substantielle ». L'expression, qui ne saurait être comprise comme
traduisant une union qui serait une substance, est là pour bien marquer que cette
union n'a rien d'accidentel (l'adjectif "substantiel" étant à comprendre comme
l'opposé d'"accidentel", justement), contrairement aux unions que nous avons
évoquées précédemment, comme celles qui sont relatives à une horloge ou à un corps
vivant. Nous avons vu en effet que de telles unions peuvent parfaitement être autres,
par exemple, dans le cas d'un corps vivant, lorsque celui-ci ne fonctionne plus aussi
bien (cas d'une maladie, ou de la vieillesse, ou de l'amputation d'un membre). L'union
de l'âme et du corps, par opposition, est, en tant qu'union, c'est-à-dire en tant
qu'ensemble d'interactions possibles, toujours la même, ou du moins a toujours la
même essence (car l'union elle-même évolue, par apprentissage notamment, comme
nous l'avons vu), même si le corps, lui, n'est plus le même, que ce soit en tant que
substance ou en tant que corps vivant. La capacité qu'a l'âme, par exemple, de
mouvoir les membres du corps, appartient à cette union ; l'amputation d'un membre
du corps n'affecte pas la puissance qu'a l'âme d'agir ainsi sur le corps. Autrement dit,
l'essence de l'union de l'âme et du corps est toujours la même, quel que soit l'état du
corps. Mais il ne faudrait pas, ici, se tromper. Il est de l'essence de l'union de l'âme et
du corps d'unir une substance spirituelle, l'esprit, à une substance corporelle, le corps
propre. Mais cela n'implique pas que l'essence de l'esprit comporte son union avec un
corps149, de même qu'il n'est pas de l'essence d'un corps d'être uni avec un esprit.
L'enjeu ici est bien sûr d'autoriser le maintien de l'esprit après que son union avec le
corps aura cessé (à la mort de ce dernier). Il n'y a que dans le cas du "corps humain"
que l'on pourrait dire que son essence est d'être uni avec un esprit, puisque, comme
nous l'avons vu, c'est précisément cette union qui en fait un "corps humain" et non
pas seulement un corps vivant, ou un corps en général (ce qu'il redevient à la mort du
corps).
Un autre caractère propre à l'union de l'âme et du corps est qu'elle est très « étroite »,
au point que l'une et l'autre paraissent ne « composer que comme une même
mais qu'elle est unie au corps par une véritable union, telle que tous l'admettent, quoique personne
n'explique quelle est cette union, ce que vous n'êtes pas tenu non plus de faire. » Lettre à Regius de
janvier 1642. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - pages 914-915
178
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
Le tout, l'union
chose »150. Dans cette expression, le mot "chose" est utilisé par Descartes au sens de
"substance", mais il ajoute que l'union est « comme » une substance, car elle n'en est
pas une en réalité. L'étroitesse de cette union veut dire qu'il s'agit d'une relation d'une
grande richesse, comportant de très nombreux aspects, et que de très nombreuses
qualités de l'une ou de l'autre substance sont en fait déterminées par l'action de
l'autre. Un des traits de cette union est sa réciprocité. L'esprit, en particulier, ne
bénéficie pas, dans cette union, d'une position privilégiée, comme si le corps était "à
sa disposition"*.
La cause et l'effet
La relation de causalité ne concerne que les Faits qui ne
sont pas des relations – À toute chose dont l'essence est
l'essence de la cause correspond nécessairement une
chose dont l'essence est l'essence de l'effet – La relation
"cause / effet" n'est pas un acte "action / passion" – Il
n'y a acte que si l'esprit est impliqué (comme agent ou
comme patient) – Toute substance ou qualité a
nécessairement une cause – Dire que la cause doit avoir
au moins autant de perfection ou réalité que son effet
signifie seulement qu'une qualité ne peut être cause
d'une substance finie, qui elle-même ne peut être cause
de la substance infinie
Le dernier type de relations que nous allons étudier plus particulièrement est la
relation de causalité. Cette relation ne concerne que les Faits, et non pas les Notions,
et uniquement les substances et les qualités, à l'exclusion donc des vérités
contingentes. Dans une relation de causalité l'un des deux termes est dit la cause et
l'autre l'effet. L'essence de cette relation est qu'à toute chose qui a pour essence
l'essence de la cause (ou d'un élément de la cause) correspond nécessairement une
chose qui a pour essence l'essence de l'effet (ou d'un élément de l'effet). Autrement
dit, la relation de causalité, si elle concerne bien des Faits, repose sur la nature de ces
Faits. C'est pourquoi on la décrit généralement en faisant intervenir, improprement,
*
« […] il m'a semblé que j'avais pris garde assez soigneusement à ce que personne ne pût pour cela
penser que l'homme n'est rien qu'un esprit usant ou se servant du corps. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Quatrièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 176
L'éthique cartésienne de la pensée
179
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
le temps : une même cause provoque "toujours" le même effet, ou une "variation" de
la cause provoque une "variation" de l'effet. Même si c'est impropre, car le temps n'a
pas à intervenir ici*, ce n'est pourtant pas faux, puisqu'on peut considérer qu'une
même chose à deux instants différents est en réalité deux choses de même essence.
Nous avons parlé de "termes" pour la relation de causalité, plutôt que de "choses", car
la cause et l'effet sont le plus souvent des ensembles de choses, et non pas des choses.
Ce peut être par exemple un ensemble de qualités d'une même substance qui est la
cause de tel autre ensemble de qualités d'une autre substance. La relation de causalité
est l'exemple type de ce que l'on peut appeler une loi : étant donné tel Fait, alors tel
autre Fait est nécessairement, et l'ensemble des "Faits-effets" est fonction de
l'ensemble des "Faits-cause".
La cause et l'effet
Il nous paraît important de ne pas confondre les concepts de "cause / effet" avec ceux
d'"action / passion". L'action et la passion sont un seul et même objet, mais considéré
dans deux sujets distincts, celui qui agit et celui qui pâtit†. Certes, l'« agent » et le
« patient », c'est-à-dire la chose qui agit et la chose qui pâtit, peuvent être différents‡
(il n'y a que l'esprit qui puisse agir sur lui-même), mais ce qui est essentiel c'est ce
troisième terme qu'est cette "action-passion", et que l'on appellera un acte. Mais un
acte n'est pas une chose donnée : il n'agit pas lui-même sur mon esprit. Ce qui agit
sur mon esprit, et est donc une chose du monde donné, c'est l'agent — par définition.
Un acte n'est donc pas connaissable. L'acte n'est pas une relation (chose donnée)
entre deux choses données qui seraient l'agent et le patient. Contrairement à la
causalité, il ne ressortit pas à une loi : il est unique. Telle chose peut être, ou non,
agent ou patient vis-à-vis de telle autre chose et selon des modalités "toujours"
*
†
‡
180
« Car, qu'il ne soit pas nécessaire qu'elle [la cause efficiente] précède en temps son effet, il est
évident, puisqu'elle n'a le nom & la nature de cause efficiente que lorsqu'elle produit son effet,
comme il a déjà été dit. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Quatrièmes Objections.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 185
« Pour moi j'ai toujours cru que l'action et la passion ne sont qu'une seule et même chose à qui on
a donné deux noms différents, selon qu'elle peut être rapportée, tantôt au terme d'où part l'action,
et tantôt à celui où elle se termine, ou en qui elle est reçue ; en sorte qu'il répugne qu'il y ait durant
le moindre moment une passion sans action. » Lettre à l'Hyperaspistes d'août 1641. Ferdinand
Alquié, Vol. 2 - page 366
Et aussi : « Que ce qui est Passion au regard d'un sujet, est toujours Action à quelque autre
égard. » Les Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI – page 327
« […] bien que l'agent & le patient soient souvent fort différents, l'Action & la Passion ne laissent
pas d'être toujours une même chose, qui a ces deux noms, à raison des deux divers sujets auxquels
on la peut rapporter. » Les Passions de l'Âme – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page
328
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
originales. Il n'y aurait pas de sens à considérer que, étant donné tel agent, alors tel
patient serait nécessairement. Mais il n'y a pas de sens non plus à considérer que,
étant donné telle action, alors telle passion serait nécessairement. En effet, "action" et
"passion" ne sont pas des choses données qui entreraient, par ailleurs en quelque
sorte, dans une relation "action / passion". Ce qui est premier, c'est l'acte, et l'action
et la passion ne sont que deux points de vue distincts sur cet acte. C'est toute la
différence avec la relation de causalité : la cause et l'effet sont deux choses données
qui préexistent à la relation dans laquelle elles entrent, et d'où elles tirent ces
qualificatifs de "cause" et d'"effet". La "cause" est donc d'abord une chose donnée
(une substance ou une qualité), tandis que l'"action" n'est qu'un point de vue sur un
acte qui n'est même pas lui-même une chose donnée. Il en est évidemment de même
pour l'"effet", qui n'a rien à voir avec une "passion".
Nous avons vu ce qu'est une passion pour l'esprit : c'est la conscience. Et lorsqu'il y a
conscience, il y a aussi un agent, et cet agent est soit l'esprit lui-même, soit autre
chose, c'est-à-dire une chose du monde donné. L'esprit peut aussi agir sur une chose
donnée. Mais deux choses données autres que l'esprit n'agissent pas l'une sur l'autre :
le cas échéant, elles entrent dans une relation de causalité. C'est cela, la structure du
monde donné : il y a en lui une relation de causalité, et non pas une "relation action /
passion" — qui n'est justement pas une relation. Il faut donc comprendre que
lorsqu'il y a acte, alors nécessairement l'esprit est soit l'agent, soit le patient, soit les
deux, c'est-à-dire qu'il est toujours impliqué dans un acte. C'est du reste cette absence
d'action d'un corps sur un autre, au profit de la seule causalité, qui caractérise le
mieux la science moderne. La question réciproque, concernant la possibilité pour
l'esprit d'entrer dans une relation de causalité, que ce soit en tant que cause ou en
tant qu'effet, sera examinée dans le chapitre suivant.
Malheureusement, les langages de la causalité et de l'action sont bien trop mélangés,
ce qui fait que l'on est inévitablement enclin à confondre ces deux concepts. C'est
ainsi que l'on dit que la cause "agit" ou "produit" son effet, ou qu'une action a pour
"effet"… Il faut faire un véritable effort d'attention pour, en particulier, ne pas penser
qu'une cause est un agent, et donc pour ne pas concevoir sa relation à l'effet sous la
forme d'une action, au même sens que l'esprit agit sur le corps lorsque par exemple il
veut lever le bras. Descartes explique ainsi à la Princesse Élisabeth (puis plus tard à
Arnauld) que si nous n'avons pas de peine à concevoir qu'un corps soit attiré à
distance par la terre (pesanteur), c'est parce que nous pensons ce phénomène comme
s'il s'agissait d'une action (soit de lui-même, avec le concept de "qualité réelle", soit
de la terre) ; et nous utilisons pour cela les idées que nous avons en nous pour
représenter l'action de l'esprit sur le corps151. En réalité, pour Descartes, la terre
L'éthique cartésienne de la pensée
181
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
n'agit pas sur les corps qui tombent, pas plus que les corps eux-mêmes n'agissent en
tombant. Mais, s'ils tombent, c'est qu'il y a une cause (et cette cause sera pour lui la
présence dans l'espace d'une matière subtile animée d'un mouvement de rotation
autour de la terre : théorie des tourbillons). Il n'empêche que Descartes lui-même,
dans ses écrits, utilise très souvent des expressions qui relèvent du champ lexical de
l'action pour décrire ou expliquer des phénomènes relevant de la causalité. Et on peut
même penser qu'il confond lui aussi ces concepts. Dans le cas de la pesanteur, par
exemple, bien que sa critique de la vision commune repose sur le fait que celle-ci
confond "cause" et "action", lui-même n'échappe pas à cette confusion. En effet, s'il a
raison de penser que la terre n'agit pas sur le corps qui tombe, il rejette cependant
l'idée que ce soit la seule présence de la terre qui soit la cause de la chute des corps,
car en fait il veut tout de même que quelque chose agisse sur le corps pour le faire
tomber. Or, comme l'"action" d'un corps sur un autre suppose un contact (de même
que l'action de l'esprit sur le corps propre, ou celle du corps propre sur l'esprit,
s'effectue grâce à leur union, qui comporte même selon Descartes un lieu de contact
privilégié, la glande pinéale) et que des corps qui ne sont qu'étendus ne peuvent être
en contact que s'ils sont contigus, Descartes est conduit à imaginer cette matière
subtile qui entoure de toutes parts le corps qui tombe et agit sur lui par contact
justement (du fait de son mouvement de rotation autour de la terre). Et il en sera
encore de même pour Newton, quelques décennies plus tard, qui restera très
insatisfait de n'avoir pas trouvé comment les planètes agissent les unes sur les autres,
alors même qu'il aura pourtant découvert la loi de causalité qui relie leurs positions et
mouvements : les lois de la gravitation disent que le mouvement de telle planète a
pour cause la position de telle autre planète (ou ensemble de planètes), mais Newton
aurait aimé qu'elles expliquassent comment cette autre planète agit sur la première
pour lui donner telle trajectoire, comme l'esprit agit sur le corps pour que la main
effectue tel geste… Depuis Aristote (avec sa "cause finale", qui est un concept qui
ressortit en fait à l'action et non à la causalité), le modèle explicatif utilisé en
physique était celui de l'action bien plus que celui de la causalité. C'est avec Galilée et
Descartes que la physique bascule dans le modèle causal. Mais ce basculement est
progressif. Si la "cause finale" est clairement disqualifiée par Descartes*152, sa
représentation de la causalité n'est pas encore totalement dégagée de celle de l'action.
Il faut observer que, par contre, deux siècles plus tard, les choses se seront totalement
*
182
« Et cette seule raison est suffisante pour me persuader que tout ce genre de causes, qu'on a
coutume de tirer de la fin, n'est d'aucun usage dans les choses Physiques, ou naturelles ; car il ne
me semble pas que je puisse sans témérité rechercher & entreprendre de découvrir les fins
impénétrables de Dieu. » Méditations Métaphysiques – Quatrième Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 44
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
inversées, et le modèle causal se sera imposé au point que l'on ne reconnaîtra plus
une action qui ne soit pas en réalité une cause : la neurobiologie, par exemple,
prétend expliquer la pensée par des causes. Mais il en est plus ou moins de même de
toutes les sciences dites "humaines", dont l'émergence traduit la disparition du
concept d'action, qui implique la reconnaissance d'un esprit qui ne soit pas un corps,
au profit du seul concept de cause. Le dualisme cartésien, ce n'est pas seulement la
distinction entre deux substances de natures différentes, l'âme et le corps, c'est aussi,
car cela va avec, la distinction entre ces deux couples de concepts que sont "action /
passion" et "cause / effet".
Mais revenons à la relation de causalité. Sa propriété la plus remarquable est de
structurer le monde de telle sorte que toute chose (tout Fait, en fait, et même plus
précisément toute substance et toute qualité) a nécessairement une cause :
« Mais il me semble que c'est une chose de soi évidente & qui n'a pas
besoin de preuve, que tout ce qui existe, est ou par une cause, ou par soi
comme par une cause ; […]. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Premières Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 89*
Cette propriété est même le premier « axiome », ou la première « notion commune »
que cite Descartes dans la partie de ses Réponses aux Secondes Objections qui est
présentée more geometrico. On aura peut-être remarqué la manière détournée
qu'emprunte Descartes pour exprimer ce principe dans les deux autres extraits cités
en note de bas de page : « Il n'y a aucune chose existante de laquelle on ne puisse
demander quelle est la cause pourquoi elle existe ». L'explication en est à rechercher
dans la question métaphysique par excellence qui porte sur Dieu, et que Descartes
sait pertinemment qu'on lui posera, voire qu'on lui opposera : Dieu est « par soi »,
certes, mais cela veut-il dire qu'il n'a pas de cause, ou qu'il a une cause, mais que cette
cause est lui-même ? Nous n'entrerons pas dans ce débat.
Tout a une cause, oui, mais pourtant Descartes doit faire une exception à ce premier
« axiome » :
« Il faut donc entièrement rejeter l'opinion vulgaire, qu'il y a hors de nous
une Fortune, qui fait que les choses arrivent ou n'arrivent pas, selon son
*
Et aussi : « Mais certes la lumière naturelle nous dicte qu'il n'y a aucune chose de laquelle il ne soit
loisible de demander pourquoi elle existe, ou dont on ne puisse rechercher la cause efficiente, ou
bien, si elle n'en a point, demander pourquoi elle n'en a pas besoin ; […]. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Premières Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 86
Et aussi : « Il n'y a aucune chose existante de laquelle on ne puisse demander quelle est la cause
pourquoi elle existe. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 127
L'éthique cartésienne de la pensée
183
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
plaisir ; & savoir que tout est conduit par la Providence divine, dont le
décret éternel est tellement infaillible & immuable, qu'excepté les choses
que ce même décret a voulu dépendre de notre libre arbitre, nous devons
penser qu'à notre égard il n'arrive rien qui ne soit nécessaire & comme
fatal, […]. » Les Passions de l'Âme – Seconde Partie. Adam et Tannery,
Vol. XI - page 439
Ce qui « dépend de notre libre arbitre » n'a pas de cause. Où l'on voit bien à nouveau
que la cause et l'action ne sont pas la même chose : car s'il y a libre arbitre, c'est que
l'esprit est impliqué, et l'esprit agit, et cette action, y compris parmi les choses
corporelles, ne peut s'expliquer par une relation de causalité. Si l'on considère qu'un
effet est déterminé par sa cause, on ne doit pas en dire autant d'une passion : la
passion et l'action sont en effet un seul et même objet, et dans le cas où l'action
procède du libre arbitre de l'esprit, il ne saurait y avoir détermination. Dans cette
perspective, la liberté ne s'oppose pas à la nécessité : elle n'est pas son contraire car
elle n'est pas de même nature. Une action n'est pas une cause ni le contraire d'un
effet (c'est-à-dire quelque chose qui n'aurait pas de cause), c'est autre chose, et c'est
autre chose parce que l'esprit est concerné (soit comme agent, soit comme patient).
Si l'on considère les choses dans le temps (nous examinerons plus tard la question du
temps dans la philosophie cartésienne), le principe de causalité implique que tout
changement (un changement étant considéré comme un Fait) a une cause, et donc
que si cette cause n'est pas présente rien ne change153.
Mais la propriété la plus remarquable, et sans doute la plus discutable, que Descartes
voit dans la relation de causalité est qu'« un effet ne peut avoir aucune perfection qui
n'ait été auparavant dans sa cause. » (Lettre à l'Hyperaspistes d'août 1641.
Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 366). Cela pose deux problèmes : quel est le
fondement de cette propriété, et que signifie exactement ici le terme « perfection » ?
Dans ses Réponses aux Secondes Objections, Descartes présente curieusement cette
propriété à la fois comme une « première notion »*, et comme une conséquence de
*
184
Présentation que l'on retrouve également dans la Troisième Méditation : cf. l'extrait cité page 185
note † : « c'est une chose manifeste par la lumière naturelle ». Et aussi : « Et cette vérité n'est pas
seulement claire & évidente dans les effets qui ont cette réalité que les Philosophes appellent
actuelle ou formelle, mais aussi dans les idées où l'on considère seulement la réalité qu'ils
nomment objective : […]. » (Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 32). Ainsi que dans les Principes : « […] il est non seulement manifeste par
la lumière naturelle que le néant ne peut être auteur de quoi que ce soit, & que le plus parfait ne
saurait être une suite & une dépendance du moins parfait, […]. » (Les Principes de la Philosophie –
Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 33)
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
cette autre « commune notion », qui est que « de rien rien ne se fait »* — et qui est le
principe de causalité lui-même. Le raisonnement, dans ce dernier cas, semble être le
suivant : si quelque « perfection » se rencontre dans la chose-effet qui n'est pas dans
la cause de cette chose-effet, toute chose ayant une cause, cette « perfection » doit
elle-même avoir une cause ; or la cause est l'ensemble des choses qui est en relation
de causalité avec la chose-effet ; donc la cause de la « perfection » en question
appartient bien à cet ensemble que l'on appelle la cause de la chose-effet ; mais la
cause de la chose-effet ne comportant pas, par hypothèse, la « perfection » dont il
s'agit, il y a contradiction avec le fait qu'elle comporte sa cause. Mais si le
raisonnement est bien celui-ci, alors force est de reconnaître qu'il est circulaire. En
effet, il n'y a pas contradiction en soi à ce qu'un ensemble donné de choses (la cause
de la chose-effet) ne comprenne pas une certaine chose (la « perfection »), mais
comprenne une autre chose (la cause de la « perfection ») qui est la cause de celle qui
est absente. Il ne peut y avoir contradiction que si la « perfection » et la cause de la
« perfection » sont une seule et même chose, ou alors si la première est incluse dans
la seconde. Mais cette condition, à savoir que la cause d'une « perfection » comporte
ou est égale à cette « perfection », revient justement à la propriété qu'il s'agit de
démontrer.
Cela nous conduit à l'autre question que nous avions posée : qu'est-ce au juste qu'une
« perfection » ? Dans le texte des Réponses aux Secondes Objections que nous venons
d'examiner, Descartes parle d'« être d'une semblable ou plus excellente façon ». Cela
signifie qu'une « perfection » est quelque chose qui est susceptible de plus et de
moins, c'est-à-dire qui est doté d'une relation d'ordre. Ailleurs, il dit que la cause doit
avoir « au moins autant de réalité » que l'effet†, et même il semble bien qu'il entende
par « perfection », justement quelque chose comme une "quantité de réalité" :
« Et de là il suit, non seulement que le néant ne saurait produire aucune
chose, mais aussi que ce qui est plus parfait, c'est-à-dire qui contient en
soi plus de réalité, ne peut être une suite & une dépendance du moins
*
†
« Car, qu'il n'y ait rien dans un effet qui n'ait été d'une semblable ou plus excellente façon dans sa
cause, c'est une première notion, & si évidente qu'il n'y en a point de plus claire ; & cette autre
commune notion, que de rien rien ne se fait, la comprend en soi, parce que, si on accorde qu'il y ait
quelque chose dans l'effet, qui n'ait point été dans sa cause, il faut aussi demeurer d'accord que
cela procède du néant ; […] » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 106
« Maintenant c'est une chose manifeste par la lumière naturelle qu'il doit y avoir pour le moins
autant de réalité dans la cause efficiente et totale que dans son effet : car d'où est-ce que l'effet
peut tirer sa réalité, sinon de sa cause ? » Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 32
L'éthique cartésienne de la pensée
185
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
parfait. » Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 32154
Maintenant, qu'est-ce qu'une « quantité de réalité » ? Descartes répond à Hobbes,
dans ses Réponses aux Troisièmes Objections qu'il a « suffisamment expliqué » de
quoi il s'agit en donnant cette relation d'ordre pour trois types de choses (plus deux
autres, mais qui n'existent pas aux yeux de Descartes) :
« Et j'ai suffisamment expliqué comment la réalité reçoit le plus & le
moins, en disant que la substance est quelque chose de plus que le mode,
& que, s'il y a des qualités réelles ou des substances incomplètes, elles sont
aussi quelque chose de plus que les modes, mais quelque chose de moins
que les substances complètes ; & enfin que, s'il y a une substance infinie &
indépendante, cette substance est plus chose, ou a plus de réalité, c'est-àdire participe plus de l'être ou de la chose, que la substance finie &
dépendante. Ce qui est de soi si manifeste, qu'il n'est pas besoin d'y
apporter une plus ample explication. » Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Troisièmes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page
144
Si nous nous en tenons à cette explication de Descartes, il ne s'agit pas vraiment
d'une quantité de réalité, car le concept de "quantité" comporte autre chose que
seulement une relation d'ordre (une quantité peut notamment faire l'objet d'une
mesure, et subséquemment de différentes opérations sur cette mesure). Plus même,
cette relation d'ordre "mode < substance finie < substance infinie" ne semble pas
avoir d'autre signification, dans la philosophie cartésienne, que dans sa seule
application au principe de causalité, sous la forme de la propriété que nous sommes
en train de discuter : « un effet ne peut avoir aucune perfection qui n'ait été
auparavant dans sa cause ». Autrement dit, "A a plus de réalité que B" ne signifie rien
autre chose que "B ne peut être cause de A". Ce point est important. En effet, nous
pensons — au rebours de Descartes —, et pour pasticher Spinoza, que ce n'est pas
parce qu'une chose a moins de réalité qu'une autre qu'elle ne peut en être la cause,
mais qu'au contraire c'est parce qu'elle ne peut en être la cause que nous disons
qu'elle a moins de réalité. La première relation d'ordre, entre mode et substance, est
bien « manifeste par la lumière naturelle » : en effet, si une substance a pour cause un
mode, alors dans cette cause figure nécessairement aussi une substance, puisqu'un
mode n'existe pas sans la substance dont il est le mode. Et donc la cause d'une
substance ne saurait être un mode seul. Quant à la seconde relation d'ordre, nous ne
pouvons rien en dire, puisque nous n'avons pas étudié la notion de l'infini. Nous
pouvons cependant nous interroger sur la pertinence d'une telle relation d'ordre entre
deux concepts — substance finie et substance infinie — qui ne semblent pas, en
première approche, relever de la question de la causalité, mais plutôt de celle de
l'action. En effet, nous savons bien déjà que la substance infinie sera Dieu, et que
186
L'éthique cartésienne de la pensée
La structure du monde intelligible
La cause et l'effet
Dieu est un esprit. Et cette relation d'ordre pourrait bien exprimer que le pouvoir
(d'agir) de Dieu est supérieur au pouvoir de la substance finie (l'homme), plutôt que
l'homme ne peut être cause de Dieu. Ce qui nous autorise, déjà à ce stade, à au moins
envisager la possibilité d'une telle interprétation, est l'emploi du mot « pouvoir », qui
appartient au champ lexical de l'action, et non pas de la causalité*, dans l'extrait
suivant des Principes :
« Et c'est ce qu'on doit soigneusement observer en philosophant, que de
n'attribuer jamais à une cause aucun effet qui surpasse son pouvoir. » Les
Principes de la Philosophie – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX page 99
En conclusion, il ne nous semble pas, au contraire de ce que dit Descartes, qu'il y
aurait d'une part quelque chose comme une "quantité de réalité" dans les choses, et
d'autre part une propriété de la relation de causalité en liaison avec cette quantité de
réalité, qui serait que la cause a au moins autant de réalité que l'effet. Au lieu de cela,
il nous paraît que la théorie cartésienne relative à la "quantité de réalité" se réduit,
après analyse, aux deux seules affirmations suivantes : d'une part qu'un mode ne peut
être la seule cause d'une substance — ce qui est évident — ; et d'autre part que le
pouvoir d'agir de Dieu est supérieur au pouvoir d'agir de l'esprit humain — ce qui va
tout autant de soi. La présentation qui fait intervenir la "quantité de réalité" et une
propriété de la relation de causalité paraît bien inutile (voire est quelque peu
trompeuse).
*
Une cause, il faut insister, n'a pas de pouvoir, car pouvoir, c'est pouvoir agir, et une cause n'"agit"
pas ; l'effet correspondant à cette cause ne résulte pas de l'"action" de cette cause. On rappelle que
c'est lorsque la seule présence (ou existence) d'une certaine chose rend nécessaire la présence de
telle autre chose que l'on qualifie celle-ci d'"effet" et celle-là de "cause" (la nécessité elle-même
résultant d'une relation déterminée entre les essences de ces deux choses).
L'éthique cartésienne de la pensée
187
La pensée
La pensée
188
L'éthique cartésienne de la pensée
La pensée
La pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
Une idée est un Fait, une qualité de la substance esprit –
Discussion de la propriété qui voudrait que la cause
d'une idée ait au moins autant de perfection ou réalité
que l'objet de cette idée –Discussion du concept de
"réalité objective" – La causalité s'applique aux choses
du monde donné, et non aux objets des idées –
Discussion des exemples cartésiens relatifs aux causes
de l'idée d'une machine complexe, ou d'une peinture
ressemblante – Le talent, la science ou la subtilité d'un
esprit ne sont pas des choses du monde donné, et ne
peuvent donc pas être des causes – Une idée, en tant
qu'elle a tel objet, ne résulte pas d'une cause mais d'une
action – L'esprit commence ou termine les chaînes de
causalité, à travers l'union de l'âme et du corps
Dans le chapitre précédent nous avons cherché à décrire l'idée cartésienne du monde
donné, le monde donné étant entendu comme l'ensemble des choses susceptibles
d'agir sur mon esprit. Mon esprit est lui aussi l'une de ces choses, car il a la puissance
d'agir sur lui-même. Et dans l'idée cartésienne du monde donné, l'esprit, en tant que
chose donnée, est une substance. Son essence étant de penser, il a pour attributs les
différents modes de la pensée, comme sentir, vouloir, prendre position etc., et aussi
concevoir. Une idée est ainsi une "qualité" de la substance esprit, correspondant à cet
attribut, ou mode de la pensée, qu'est la conception*. Une idée est donc aussi une
*
« […] on doit savoir que toute idée étant un ouvrage de l'esprit, sa nature est telle qu'elle ne
demande de soi aucune autre réalité formelle, que celle qu'elle reçoit et emprunte de la pensée ou
de l'esprit, dont elle est seulement un mode, c'est-à-dire une manière ou façon de penser. »
Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 32
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
189
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
chose du monde donné, mais du genre "accidents". Elle est un Fait et non pas une
Notion (même l'idée d'une Notion est un Fait, bien sûr), au sens où nous avons défini
ces concepts : on voit combien il est important d'être très rigoureux dans l'usage de
ces termes… Par contre, nous l'avons déjà dit, l'objet (ou la signification) d'une idée
n'est pas une chose du monde donné. Il n'agit pas sur mon esprit. Au passage, c'est
parce que, la signification d'une idée n'étant pas une chose donnée, elle n'agit pas sur
mon esprit, qu'elle n'agit pas non plus sur l'esprit des autres hommes : autrement dit,
la signification d'une de mes idées (à ne pas confondre avec la signification d'une des
paroles que je prononce) ne peut pas être perçue par autrui, et donc connue d'autrui
(par une idée) ; elle m'est totalement intime. La signification d'une idée n'est
signification que pour le sujet qui a cette idée. Et cependant, nous croyons devoir
insister, je ne connais pas moi non plus la signification d'une de mes idées, car
connaître, c'est avoir l'idée de quelque chose, et je n'ai pas l'idée de l'objet d'une idée :
j'ai cette idée, qui a tel objet, tout simplement. Dans ces conditions, il est légitime de
se demander si les mots "objet" ou "signification" ont eux-mêmes un sens, et donc si
parler de l'objet d'une idée n'est pas parler pour « ne rien dire », selon l'expression de
Descartes (cf. extrait cité page 103 note * d'une lettre au Père Mersenne de juillet
1641 : « ce ne serait rien dire, puisque cela ne porterait aucune signification à notre
esprit ») ? L'objet ou la signification n'étant pas une chose donnée, les mots "objet" ou
"signification" expriment une idée qui elle-même ne saurait représenter une chose du
monde donné. Il s'agit en fait d'une idée du type des universaux, ou idée-outil, que je
fabrique pour penser (ou viser) l'objet (ou la signification) de n'importe laquelle de
mes idées. On pourrait dire qu'il s'agit du concept d'objet (ou de signification), mais
d'un concept qui ne serait jamais rempli, au sens où aucun objet déterminé (c'est-àdire l'objet de telle idée) n'est subsumé sous ce concept. J'ai donc bien l'idée de la
signification en général, mais je n'ai pas l'idée de telle signification particulière. On
peut exprimer cela encore de la manière suivante : la signification en général a une
signification, mais une signification particulière n'a pas de signification (car elle est
une signification, justement).
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
Mais revenons à l'idée elle-même, et non pas à son objet. Elle est donc un Fait, du
type "qualité". Le principe de causalité est donc susceptible de s'appliquer aux idées,
et il se peut que toute idée ait alors une cause. Dans le chapitre relatif à La structure
Et aussi l'extrait déjà cité page 63 d'une lettre au Père Mesland : « Je ne mets autre différence entre
l'âme & ses idées, que comme entre un morceau de cire & les diverses figures qu'il peut recevoir. »
Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644. Adam et Tannery, Vol. IV – page 113.
190
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
du monde intelligible, nous avons laissé en suspens la question de l'application du
principe de causalité lorsque l'une des choses concernées est relative à l'esprit,
question que nous nous proposons de traiter à présent. Les textes de Descartes qui
évoquent cette question sont nombreux et importants, car derrière celle-ci se joue la
validité de la preuve qu'apporte Descartes de l'existence de Dieu, et aussi, plus
subtilement, celle de l'existence des corps (ou substances matérielles). Mais c'est sur
la preuve de l'existence de Dieu, qui a paru comme l'un des plus remarquables
apports de la métaphysique cartésienne, que les interlocuteurs de Descartes ont avant
tout porté leur attention. Pour notre part, nous en resterons dans ce chapitre à la
question générale de la causalité des idées, et nous reportons l'examen particulier de
la preuve de l'existence de Dieu à un chapitre ultérieur. En tout cas, si l'on accepte de
suivre ce que nous dit Descartes, l'affaire est entendue, car nombre de ses textes
traduisent une position définitive et sans ambiguïté de sa part : une idée a bien une
cause. Nous allons cependant chercher à défendre ici la position contraire, en
soulevant un certain nombre d'objections à la thèse développée par Descartes.
Reprenons tout d'abord l'extrait déjà cité de la Lettre au Père Mesland et
complétons-le par les phrases qui suivent :
« Je ne mets autre différence entre l'âme & ses idées, que comme entre un
morceau de cire & les diverses figures qu'il peut recevoir. Et comme ce
n'est pas proprement une action, mais une passion en la cire, de recevoir
diverses figures, il me semble que c'est aussi une passion en l'âme de
recevoir telle ou telle idée, & qu'il n'y a que ses volontés qui soient des
actions ; & que ses idées sont mises en elle, partie par les objets qui
touchent les sens, partie par les impressions qui sont dans le cerveau, &
partie aussi par les dispositions qui ont précédé en l'âme même, & par les
mouvements de sa volonté ; ainsi que la cire reçoit ses figures, partie des
autres corps qui la pressent, partie des figures ou autres qualités qui sont
déjà en elle, comme de ce qu'elle est plus ou moins pesante ou molle &c., &
partie aussi de son mouvement, lorsqu'ayant été agitée, elle a en soi la
force de continuer à se mouvoir. » Lettre au Père Mesland du 2 mai 1644.
Adam et Tannery, Vol. IV – pages 113-114
Bien sûr, Descartes procède ici comme il le fait très souvent, c'est-à-dire par analogie
avec l'expérience commune et banale que nous avons du monde matériel, pour nous
faire comprendre quelque chose qui peut être d'un tout autre ordre. La cire n'est donc
là qu'à titre d'illustration, et ce n'est pas la cire qui est le propos de Descartes. Mais
on voit déjà que Descartes n'est pas très précis dans le choix des mots, car il serait
plus juste de dire, en tout cas à nos yeux, que la figure d'une cire est, non pas une
passion, mais l'effet de la cause qu'est la présence de tel corps qui la presse ; il n'y a
qu'un cas où il pourrait être légitime de dire de cette figure de la cire qu'elle est une
L'éthique cartésienne de la pensée
191
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
passion, c'est lorsqu'elle provient de l'action du cachet, c'est-à-dire en réalité de
l'action de mon esprit qui déclenche la frappe du cachet par l'intermédiaire de mon
bras et de ma main. Mais même en ce cas, il est plus exact de dire que la figure de la
cire est l'effet du mouvement du cachet, que ce mouvement du cachet est lui-même
l'effet de celui de ma main, et que ce n'est finalement que mon corps propre qui subit
une passion de la part de mon esprit. Le problème est que si Descartes utilise le terme
de "passion" pour la cire, au contraire l'expression qu'il utilise pour les idées, à savoir
qu'elles « sont mises en [l'âme] », est plutôt évocatrice de quelque chose qui ressortit
à la causalité. On pourrait d'ailleurs entendre là qu'une idée serait quelque chose un
peu comme une "substance" qui "entrerait" dans l'âme (relation d'inclusion entre des
substances) et qui proviendrait des différentes sources mentionnées (« les objets qui
touchent les sens », « les impressions qui sont dans le cerveau », etc.), plutôt qu'un
mode de la pensée (relation d'accident). Ce passage en tout cas semble bien indiquer
que Descartes ne fait pas la distinction qui nous semble, pour notre part, essentielle
entre "action / passion" et "cause / effet".
Dans une lettre à la Princesse Élisabeth, Descartes écrit :
« […] la seule Philosophie suffit pour connaître qu'il ne saurait entrer la
moindre pensée en l'esprit d'un homme, que Dieu ne veuille & ait voulu de
toute éternité qu'elle y entrât. Et la distinction de l'École, entre les causes
universelles & particulières, n'a point ici de lieu : car […] Dieu est
tellement la cause universelle de tout, qu'il en est en même façon la cause
totale ; & ainsi rien ne peut arriver sans sa volonté. » Lettre à la Princesse
Élisabeth du 6 octobre 1645. Adam et Tannery, Vol. IV – page 314
Ici encore Descartes utilise l'expression tout de même impropre d'une pensée qui
« entre en l'esprit de l'homme », alors qu'il ne s'agit que d'un mode de l'esprit. En
tout cas son affirmation semble bien assurée : il n'y a pas « la moindre pensée » dont
Dieu ne soit la cause. Et pourtant, trois phrases avant, dans la même lettre, il
écrivait : « […] toutes les raisons qui prouvent l'existence de Dieu, & qu'il est la cause
première & immuable de tous les effets qui ne dépendent point du libre arbitre des
hommes, […] ». Or, parmi les « effets qui dépendent du libre arbitre des hommes » il
faut bien sûr compter les volontés elles-mêmes, qui sont des pensées, et les idées de
ces volitions, qui elles aussi sont des pensées. Il y a donc des pensées dont Dieu ne
serait pas la cause…
Les textes précédents, en fait, parlent de la causalité des idées en des termes trop
vagues, qui ne nous permettent pas de comprendre ce que Descartes entend
exactement par là. Mais il y en a bien d'autres dans lesquels il est beaucoup plus
explicite. Et ces textes montrent que Descartes poursuit là un objectif bien précis : il
veut pouvoir appliquer la propriété de la causalité, qui est qu'« un effet ne peut avoir
192
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
aucune perfection qui n'ait été auparavant dans sa cause », à l'objet d'une idée. Il faut
d'ailleurs observer que tous les passages dans lesquels Descartes traite de cette
propriété au plan général, et que nous avons cités dans le chapitre précédent, ont
systématiquement pour fonction, et pour unique fonction, de justifier l'application,
qui suit immédiatement, de cette propriété au cas particulier des idées. En voici deux
exemples :
« Car, qu'il n'y ait rien dans un effet qui n'ait été d'une semblable ou plus
excellente façon dans sa cause, c'est une première notion, […]
C'est aussi une première notion que toute la réalité, ou toute la
perfection, qui n'est qu'objectivement dans les idées, doit être
formellement ou éminemment dans leurs causes ; […]. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX – pages 106-107. C'est nous qui soulignons.
« IV. Toute la réalité ou perfection qui est dans une chose se rencontre
formellement, ou éminemment, dans sa cause première & totale.
V. D'où il suit aussi que la réalité objective de nos idées requiert une
cause, dans laquelle cette même réalité soit contenue, non seulement
objectivement, mais même formellement, ou éminemment. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 128. C'est nous qui soulignons.
Mais cette vision soulève bien des difficultés.
Tout d'abord, il y a là un nouveau concept qui est la « réalité objective » d'une idée,
qu'il s'agit de bien comprendre. Le terme de "réalité" semble bien correspondre à
celui que nous avons rencontré dans le chapitre précédent relatif à la causalité, d'une
part parce qu'il semble être aussi un synonyme de "perfection" (cf. la première des
deux citations ci-dessus), même lorsqu'il s'agit d'une réalité objective, et d'autre part
parce que l'usage qu'en fait Descartes est le même, à savoir l'application du principe
qui veut que la cause a au moins autant de réalité que son effet. La "réalité", dans ce
contexte, signifie donc seulement, comme nous l'avons vu, un classement entre
modes, substances finies et substance infinie. Et ceci est confirmé par un passage de
la Troisième Méditation dans lequel Descartes explique que les idées qui
représentent des substances sont « quelque chose de plus » que celles qui
représentent des modes, et que celle par laquelle on conçoit un être infini a « en soi
plus de réalité objective », c'est-à-dire est supérieure aux idées qui représentent des
substances finies155. Reste à comprendre la signification de ce mot "réalité" lorsqu'il
lui est adjoint le qualificatif d'"objectif" : qu'est-ce qu'une « réalité objective » ?
Ce n'est certainement pas "la réalité de l'idée", car celle-ci est bien connue, et est
toujours la même : elle correspond au niveau le plus bas de la relation d'ordre des
réalités, puisqu'une idée n'est qu'un mode (de l'esprit). Il ne pourrait donc y avoir de
L'éthique cartésienne de la pensée
193
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
hiérarchie entre les idées si on entendait ainsi l'expression « réalité objective ».
Descartes le sait bien, et il a pris soin d'attirer l'attention du lecteur, dans sa Préface
aux Méditations, sur le risque d'« équivoque » qu'il pourrait y avoir ici :
« […] je réponds que dans ce mot d'idée il y a ici de l'équivoque : car, ou il
peut être pris matériellement pour une opération de mon entendement, et
en ce sens on ne peut pas dire qu'elle soit plus parfaite que moi ; ou il peut
être pris objectivement pour la chose qui est représentée par cette
opération, laquelle, quoiqu'on ne suppose point qu'elle existe hors de mon
entendement, peut néanmoins être plus parfaite que moi, à raison de son
essence. » Méditations Métaphysiques – Préface de l'auteur au lecteur.
Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 391
Ce texte est sans ambiguïté : ce n'est pas l'idée en tant que mode de l'esprit qui est
considérée par Descartes lorsqu'il examine sa « quantité de réalité objective », ou ses
« perfections », mais l'objet de l'idée, c'est-à-dire « la chose qui est représentée ». Et
le texte précédemment cité extrait de la Troisième Méditation ne dit pas autre chose :
la « réalité objective » d'une idée est la quantité de réalité (ou perfection) de la chose
représentée, c'est-à-dire de l'objet de l'idée. Nous trouvons encore une confirmation
de cela dans une lettre à Regius de juin 1642*, ainsi que dans les Principes de la
Philosophie†. Autrement dit, la relation d'ordre entre les idées — qui est proprement
ce que signifie l'expression « réalité objective » — est une relation obtenue par
"projection" de la relation d'ordre entre les choses représentées. Autrement dit
encore : il ne s'agit que d'une convention : on dit que la réalité objective d'une idée est
plus grande que celle d'une autre idée si et seulement si l'objet de la première a plus
de réalité que l'objet de la seconde.
Mais la question devient alors : qu'est-ce que la "réalité d'un objet" ? Car l'objet d'une
idée n'est pas une chose du monde donné, nous le rappelons. Certes, il peut se faire
que l'objet d'une idée soit conforme à une chose donnée, mais il n'est pas pour cela
*
†
194
« Quant à la solution que vous demandez sur l'idée de Dieu, il faut remarquer qu'il ne s'agit point
de l'essence de l'idée selon laquelle elle est seulement un mode existant dans l'âme (ce mode n'étant
pas plus parfait que l'homme), mais qu'il s'agit de la perfection objective, que les principes de
métaphysique enseignent devoir être contenus formellement ou éminemment dans sa cause. »
Lettre à Regius de juin 1642. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - pages 933-934. On est d'ailleurs en droit de
s'étonner que Descartes fasse appel aux « principes de métaphysique qui enseignent » que « la
perfection objective » d'une idée doit être contenue formellement dans sa cause. Se recommander
ainsi de principes de métaphysique, comme d'une autorité établie, n'est vraiment pas dans ses
habitudes, bien au contraire.
« […] il est impossible que nous ayons l'idée ou l'image de quoi que ce soit, s'il n'y a, en nous ou
ailleurs, un original qui comprenne en effet toutes les perfections qui nous sont ainsi
représentées. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page
33
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
totalement conforme à cette chose, et de toute façon, même s'il l'était, il ne serait pas
pour autant lui-même une chose du monde donné. D'autre part, Descartes utilisera
ces considérations pour démontrer justement qu'il y a bien une chose donnée qui
correspond à l'idée que j'ai, en particulier d'un être infini. Plus généralement, nous
savons bien que l'objet d'une idée peut parfaitement être totalement fictif, et on ne
peut présumer de sa conformité éventuelle à une chose du monde donné pour évaluer
sa « réalité objective ». Il semble pourtant que ce soit ce que fait Descartes, par
exemple dans le passage suivant :
« […] pour imparfaite que soit cette façon d'être, par laquelle une chose
est objectivement ou par représentation dans l'entendement par son idée,
certes on ne peut pas néanmoins dire que cette façon & manière-là ne soit
rien, ni par conséquent que cette idée tire son origine du néant. »
Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 33
« Être par représentation dans l'entendement » est, pour une « chose », une « façon
d'être » qui n'est pas « rien »*. Cela n'a de sens que si la « chose » en question n'est
pas « rien » elle-même : car comment la « façon d'être » d'une chose qui n'est rien
pourrait-elle ne pas être rien elle-même ? En d'autres termes, ce que dit là Descartes
n'a de sens que si la « chose » représentée est bien une chose donnée. Ce que l'on
ignore, en fait.
Pour résoudre cette difficulté, on pourrait peut-être considérer que la "réalité de
l'objet" d'une idée est déterminée par le type de Fait (mode, substance finie ou
substance infinie) que je juge être celui de l'objet de mon idée. Par exemple, pendant
l'expérience du morceau de cire, j'ai l'idée d'une couleur, l'idée d'une odeur etc., et
aussi l'idée d'un morceau de cire. J'ignore s'il existe réellement des couleurs, des
odeurs et des morceaux de cire. Mais dans mon idée du monde, comme nous l'avons
vu, j'ai l'idée que les Faits peuvent être des substances ou des modes. Je peux donc
appliquer ces idées de substances et de modes aux idées de couleur, d'odeur et de
morceau de cire que j'ai pendant l'expérience du morceau de cire. J'ai alors l'idée que
les objets couleur et odeur sont des modes et que l'objet morceau de cire est une
substance. Il faut remarquer que je pourrais faire exactement la même chose si j'avais
*
Ce passage, d'ailleurs, offre la possibilité d'une interprétation qui pourrait faire disparaître la
question de la « réalité objective ». En effet, Descartes dit que l'idée correspond pour la chose
représentée à une « façon d'être » qui est « imparfaite », même si elle n'est pourtant pas « rien ».
On pourrait comprendre alors que cela veut dire que la quantité de « réalité objective » est en tout
état de cause toujours faible, voire est toujours plus faible que la quantité de réalité de toute chose
du monde donné, en particulier de l'esprit humain lui-même, qui pourrait donc être la cause
éminente de toutes ses idées, y compris de celle de Dieu...
L'éthique cartésienne de la pensée
195
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
l'idée d'une montagne d'or : j'aurais l'idée que la montagne d'or est une substance et
que sa couleur jaune est un mode. Il semble bien que ce soit ainsi qu'il faille
comprendre l'adjectif « objectif ». En effet, Descartes en donne une définition dans
les Réponses aux Secondes Objections, que nous avons déjà citée page 107, et qui est
que « tout ce que nous concevons comme étant dans les objets des idées, tout cela est
objectivement, ou par représentation, dans les idées mêmes » (Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX –
page 124). Et il cite, en plus du cas de la « réalité objective » ou de la « perfection
objective », celui d'un « artifice objectif », ce qui prouve (puisqu'un « artifice » n'est
pas un synonyme de « réalité ») qu'il ne s'agit pas ici d'une application de la propriété
de la causalité qui veut que la perfection d'un effet doit être dans sa cause. Pourrionsnous alors, avec cette conception de la « réalité objective », en conclure la relation
d'ordre entre modes, substances finies et substance infinie ? C'est-à-dire, pourrionsnous affirmer que l'idée qui a pour objet la substance infinie a plus de réalité
objective qu'une idée qui a pour objet une substance finie, qui elle-même a plus de
réalité objective qu'une idée qui a pour objet un mode ? Mais une telle relation
d'ordre n'a de sens, nous le rappelons, qu'en conjonction avec la propriété de la
causalité qui veut que la cause a au moins autant de réalité que l'effet : "A a plus de
réalité que B" ne signifie rien autre chose que "B ne peut être cause de A". Or nous
savons bien que la causalité ne s'applique pas aux objets des idées, mais seulement
aux choses du monde donné. En effet, je peux parfaitement avoir l'idée de la fumée
sans avoir l'idée du feu, même si je sais qu'il n'y a pas de fumée sans feu. Peut-être
contestera-t-on, d'ailleurs, ce qui vient d'être dit là, et fera-t-on remarquer que c'est
justement tout le contraire : je ne peux pas avoir à l'esprit l'idée de la fumée sans
qu'aussitôt surgisse également l'idée du feu. La théorie de l'association des idées
affirme cela, en tout cas, et Hume ira même jusqu'à ramener la causalité entre les
choses à cette association des idées correspondantes, association qui elle-même se
fonde sur l'habitude (ce qu'il appellera la « coutume »). Mais précisément, nous
sommes, avec le cartésianisme, à l'opposé de cette théorie : la relation de causalité est
bien une chose du monde donné. Et ce que l'on appelle "association des idées" n'est
en réalité qu'une association d'images cérébrales : l'image de la fumée est associée
dans le cerveau à l'image du feu. Mais, par un effort d'attention de mon esprit, je
peux parfaitement, nous le répétons, concevoir la fumée sans concevoir le feu, bien
que les images cérébrales correspondantes soient toutes deux présentes dans mon
cerveau. Cela veut dire que l'idée que j'ai de la relation de causalité entre choses
données n'est pas transposable aux objets de mes idées. C'est d'ailleurs là le propre de
toutes les représentations, y compris des images matérielles : la causalité n'y a pas de
pertinence. Il peut y avoir une fumée peinte dans un tableau, sans qu'il y ait de feu
196
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
représenté*. Mais ici encore la position de Descartes est étrange. En effet, il semble
admettre qu'il puisse y avoir une relation de causalité entre deux idées :
« […] car, tout ainsi que cette manière d'être objectivement appartient aux
idées de leur propre nature, de même aussi la manière ou la façon d'être
formellement appartient aux causes de ces idées (à tout le moins aux
premières & principales) de leur propre nature. Et encore qu'il puisse
arriver qu'une idée donne la naissance à une autre idée, cela ne peut pas
toutefois être à l'infini, mais il faut à la fin parvenir à une première idée,
dont la cause soit comme un patron ou un original, dans lequel toute la
réalité ou perfection soit contenue formellement & en effet, qui se
rencontre seulement objectivement ou par représentation dans ces
idées. » Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 33
Lorsque Descartes évoque ici qu'une idée puisse « donner naissance à une autre
idée », l'expression signifie sans ambiguïté "être cause d'une autre idée", compte tenu
de la phrase précédente dans laquelle il parle des « causes des idées ». Mais cette
causalité ne saurait ici concerner les idées en tant que modes de l'esprit, car Descartes
se réfère ensuite à un « patron ou un original » qui serait une chose représentée par
une idée : il a donc bien en tête la causalité des objets des idées. Ou alors, c'est qu'il
passe de l'une des deux causalités (causalité des idées en tant que modes de l'esprit,
un peu comme Hume en fera la théorie plus tard sous la forme de la « connexion ou
l'association des idées ») à l'autre (causalité des objets des idées) : mais en ce cas son
argumentation ne tient pas. De plus, il est étrange qu'il invoque ici la nécessité d'une
première cause à une série qui ne saurait se poursuivre à l'infini, alors même qu'il
explique dans les Réponses aux Premières Objections que si je ne comprends pas
qu'une suite infinie de causes puisse ne pas commencer par une première cause, cela
ne prouve pas qu'il y en ait bien une première, mais seulement que mon esprit est fini
et ne peut comprendre l'infini156. Une telle contradiction, extrêmement rare dans
l'œuvre de Descartes, surtout entre deux textes très proches, puisqu'ils furent publiés
ensemble, est le signe que la vision de Descartes sur cette question de la causalité des
idées n'est pas parfaitement claire et distincte…
Pour ce qui nous concerne, en tout cas, le concept de « réalité objective » d'une idée
n'apparaît pas très clair. Une lettre de 1638, écrite donc juste avant la rédaction des
Méditations, montre que Descartes avait conscience de cette difficulté et qu'il
reconnaissait que ce point pouvait paraître « obscur » à ceux qui n'avaient pas autant
*
« 297. Évidemment, quand l'eau bout dans la marmite, la vapeur s'échappe de la marmite, et de
même l'image de la vapeur s'échappe de l'image de la marmite. Mais qu'en serait-il si l'on voulait
dire qu'il faut aussi que quelque chose soit en train de bouillir dans l'image de la marmite ? »
WITTGENSTEIN Ludwig - Recherches philosophiques. Gallimard, Paris : 2004 – page 151.
L'éthique cartésienne de la pensée
197
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
l'habitude de penser que lui157. Dans l'Abrégé des six Méditations, il réaffirme qu'il y
a une difficulté à entendre pourquoi l'idée de Dieu, qui « participe par
représentation à tant de degrés d'être & de perfection […] doive nécessairement
venir d'une cause souverainement parfaite » (Méditations Métaphysiques – Abrégé
des six Méditations suivantes. Adam et Tannery, Vol. IX – page 11). Mais ce n'est pas
sur le cas particulier de l'idée de Dieu, ou de la « souveraine perfection », que réside
la difficulté, mais bien sur le fait général qu'une idée puisse « participer par
représentation à des degrés d'être et de perfection » (et qu'on en déduise ensuite que
la cause de cette idée doit avoir au moins autant de perfection). Descartes poursuit en
affirmant qu'il a « éclairci » ce point « par la comparaison d'une machine fort
artificielle, dont l'idée se rencontre dans l'esprit de quelque ouvrier ». Cette
comparaison est développée dans les Réponses aux Premières Objections. Bien qu'un
peu long, ce texte doit être cité intégralement :
« Ainsi, si quelqu'un a dans l'esprit l'idée de quelque machine fort
artificielle, on peut avec raison demander quelle est la cause de cette idée ;
& celui-là ne satisferait pas, qui dirait que cette idée hors de
l'entendement n'est rien, & partant qu'elle ne peut être causée, mais
seulement conçue ; car on ne demande pas ici rien autre chose, sinon
quelle est la cause pourquoi elle est conçue. Celui-là ne satisfera pas aussi,
qui dira que l'entendement même en est la cause, en tant que c'est une de
ses opérations ; car on ne doute point de cela, mais seulement on demande
quelle est la cause de l'artifice objectif qui est en elle. Car que cette idée
contienne un tel artifice objectif plutôt qu'un autre, elle doit sans doute
avoir cela de quelque cause, & l'artifice objectif est la même chose au
respect de cette idée, qu'au respect de l'idée de Dieu la réalité objective. Et
de vrai on peut assigner diverses causes de cet artifice ; car ou c'est une
réelle & semblable machine qu'on aura vue auparavant, à la ressemblance
de laquelle cette idée a été formée, ou une grande connaissance de la
mécanique qui est dans l'entendement, ou peut-être une grande subtilité
d'esprit, par le moyen de laquelle il a pu l'inventer sans aucune autre
connaissance précédente. Et il faut remarquer que tout l'artifice, qui n'est
qu'objectivement dans cette idée, doit être formellement ou éminemment
dans sa cause, quelle que cette cause puisse être. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Premières Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 83
Le début de ce texte confirme une fois de plus que la causalité dont parle Descartes ne
porte pas sur l'idée en tant que mode de l'esprit, mais bien sur son objet (ici : une
machine complexe). Descartes identifie trois causes possibles pour cette idée d'une
machine complexe : le souvenir d'une machine semblable que l'on a vue dans le
monde ; « une grande connaissance de la mécanique » ; ou « une grande subtilité
d'esprit ». Les deux dernières causes ne se différencient guère : dans les deux cas,
c'est l'esprit lui-même qui forme cette idée, en s'appuyant ou non sur des
198
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
connaissances préalables. Le cas du souvenir d'une machine semblable peut paraître
évident : l'« artifice » qui est « objectivement » dans l'idée se trouve bien
« formellement » dans sa cause, car « formellement » signifie qu'il se retrouve « tel
qu'il est conçu ». Pour les deux autres cas, Descartes dit que cet artifice se trouve
« éminemment » dans la cause, c'est-à-dire dans l'esprit lui-même, car
« éminemment » signifie qu'il n'y a pas véritablement identité, mais que « ce défaut »
d'identité est compensé par un surplus de « grandeur » ou d'« excellence »*. Mais
qu'est-ce au juste que cette grandeur des artifices ? Quand peut-on dire qu'un artifice
est "plus grand" (ou "plus excellent") qu'un autre ? Dans le cas de la « quantité de
réalité », Descartes avait donné une définition de la relation d'ordre, qui portait sur
les modes, les substances finies et la substance infinie. Mais en matière d'artifices, on
n'en trouve pas. Mais quand bien même on admettrait l'existence d'une relation
d'ordre entre les artifices, comment peut-on comprendre qu'un esprit qui a « une
grande connaissance de la mécanique » ou « une grande subtilité » comporte "plus
d'artifice" que la machine en question ? L'esprit n'est pas lui-même une machine, et il
ne semble pas qu'on puisse lui attribuer ce concept d'artifice, quelles que soient sa
grandeur ou son excellence, d'ailleurs. Mais même le cas du souvenir d'une machine
semblable est problématique. En effet, l'artifice de la machine qui est l'objet de l'idée
est-il vraiment de "même grandeur" que celui de la machine que l'on a vue dans le
monde ? Pour l'affirmer, il faudrait déjà être sûr que l'idée de cette machine complexe
est vraie, c'est-à-dire qu'elle est bien conforme à une machine du monde donné.
Enfin, il nous semble que l'exemple de la machine complexe, ou de l'artifice,
n'« éclaircit » pas le concept de « réalité objective », contrairement à ce qu'annonce
Descartes dans l'Abrégé des six Méditations, et contrairement à ce qu'il répète ici en
disant que « l'artifice objectif est la même chose au respect de cette idée, qu'au
respect de l'idée de Dieu la réalité objective ». Descartes explique que la réalité
objective d'une idée doit au moins se retrouver (formellement ou éminemment) dans
la cause de l'idée, en utilisant pour cela la propriété générale de la causalité qui veut
qu'il y ait au moins autant de réalité dans la cause que dans l'effet. Or, il n'y a pas une
*
« Les mêmes choses [réalité, perfection, artifice…] sont dites être formellement dans les objets des
idées, quand elles sont en eux telles que nous les concevons ; & elles sont dites y être éminemment,
quand elles n'y sont pas à la vérité telles, mais qu'elles sont si grandes, qu'elles peuvent suppléer à
ce défaut par leur excellence. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 125. Lorsque Descartes dit qu'une réalité ou un artifice est
formellement dans « l'objet d'une idée », il veut en réalité dire qu'ils sont formellement dans la
chose représentée par l'objet d'une idée. Il faut noter en outre que dans la seule définition que
donne Descartes des expressions « être formellement » et « être éminemment », qu'il utilise pour la
cause des idées, il suppose comme allant de soi que la cause de l'idée est la chose représentée par
cette idée.
L'éthique cartésienne de la pensée
199
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
autre propriété générale de la causalité, analogue à la précédente, qui voudrait qu'il y
ait au moins autant d'artifice dans la cause que dans l'effet. Encore une fois, nous ne
savons pas trop ce que signifient le plus et le moins en matière d'artifice, mais si c'est
quelque chose comme la complexité, on rencontre des choses très complexes dont la
cause l'est bien moins : toute l'œuvre scientifique de Descartes consiste d'ailleurs
pour l'essentiel à expliquer des mécanismes complexes par des causes très simples, et
même tout le fonctionnement de l'univers par le seul jeu de trois types d'éléments de
matière dotés d'un mouvement initial. Donc, même si l'exemple de l'idée d'une
machine « fort artificielle » était probant, au sens où l'on retrouverait bien dans la
cause de cette idée au moins autant d'artifice que dans la machine conçue, cela ne
viendrait pas d'une propriété générale de la causalité. Or il s'agit justement de
montrer qu'il est légitime d'appliquer une propriété générale de la causalité (en
l'occurrence, celle qui porte sur la quantité de réalité) aux objets des idées.
Dans la Lettre à Regius de juin 1642, Descartes propose encore une autre
comparaison pour expliquer ce qu'il faut entendre par « perfection objective » : il
s'agit cette fois d'un tableau dont le mélange des couleurs présente une ressemblance
avec le motif de la peinture, ressemblance qui est ici la « perfection » qui a "pour
cause" l'art d'un grand peintre (le fameux peintre Apelles de la Grèce antique, en
l'espèce)*. L'exemple est intéressant car Descartes ne mentionne pas ici comme cause
possible la chose qui est représentée par cette peinture, car la perfection dont il s'agit
est la ressemblance en tant que propriété du tableau, et il serait absurde de dire que
le modèle a lui-même pour perfection de se ressembler... Et c'est pourquoi la "cause"
de cette ressemblance est l'art du peintre — Descartes rappelle d'ailleurs que
n'importe qui n'est pas capable de créer une ressemblance par un mélange de
couleurs, même si n'importe qui est bien sûr capable de mélanger des couleurs. Mais
d'un autre côté, si la ressemblance en tant que telle nécessite tout l'art d'un grand
peintre lorsqu'il s'agit d'un tableau, elle est obtenue, et à un degré encore supérieur à
celui, pourtant réputé indépassable, atteint par Apelles, avec un simple miroir (ou un
appareil photographique d'aujourd'hui). On pourrait encore citer par exemple la
ressemblance parfaite qui existe entre deux gouttes d'eau, ressemblance qui, en tant
que ressemblance, ne nécessite aucune « perfection » particulière dans sa cause. Mais
comprenons bien : il ne s'agit pas de faire une analyse de ce qu'est l'art de la peinture
et de découvrir qu'il ne saurait reposer sur la seule ressemblance. Notre propos est de
*
200
« […] lorsque nous parlons de la peinture d'Apelles, nous ne considérons pas seulement en elle un
certain mélange de couleurs, mais ce mélange qui est produit par l'art du peintre pour représenter
certaines ressemblances des choses, mélange par conséquent qui ne peut être exécuté que par les
plus habiles de l'art. » Lettre à Regius de juin 1642. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 934
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
montrer que ce qui explique le tableau n'est pas du tout la même chose — ou n'est pas
du tout de même nature — que ce qui explique l'image réfléchie (dans un miroir ou
sur une plaque photographique). Autant nous pensons que la ressemblance d'une
image dans un miroir a une cause, autant nous pensons que parler de "la cause" de la
ressemblance d'un tableau est impropre. En tout cas il ne nous semble pas possible de
pouvoir appliquer ici la propriété de la causalité qui veut que la cause contienne au
moins autant de perfections que l'effet : comment en effet accepter qu'une perfection
comme la ressemblance nécessite une cause de grande perfection lorsqu'il s'agit d'une
peinture, et bien moins de perfection lorsqu'il s'agit d'un miroir, alors même que la
ressemblance est plus parfaite dans ce dernier cas ?
Cet exemple d'une peinture éclaire en outre d'un jour nouveau l'exemple précédent,
relatif à l'idée d'une machine complexe. On voit bien que l'art du peintre est
l'équivalent de la connaissance de la mécanique ou de la subtilité d'esprit de l'ouvrier
qui a cette idée. L'idée elle-même de la machine est l'analogue du tableau, même si
bien sûr une idée n'est en rien une image qui ressemblerait à la chose représentée.
Mais dans l'économie des deux exemples, l'idée de la machine joue le même rôle que
le tableau, c'est-à-dire celui de l'"effet", par rapport à "la cause" qui serait, dans les
deux cas, l'esprit (soit de l'ouvrier, soit du peintre). Quant à la « perfection » de l'effet
qui doit se retrouver, selon Descartes, dans sa cause, soit formellement, soit
éminemment, il s'agit dans le cas de la machine de sa complexité de fonctionnement,
et de la ressemblance dans le cas du tableau. Mais alors, qu'en est-il au juste de la
première cause possible de l'idée de la machine qu'évoquait Descartes, à savoir la
ressemblance justement avec une machine réelle vue précédemment ? Pourquoi
Descartes n'a-t-il pas envisagé l'équivalent de cette cause dans le cas de la peinture ?
On peut d'autant plus s'en étonner que l'on trouve dans les Méditations un texte dans
lequel Descartes compare les idées justement à des tableaux dont la perfection ne
saurait être plus grande que celle des choses « dont elles ont été tirées »158, c'est-àdire auxquelles ils ressemblent. Nous pensons que c'est parce que le cas de la peinture
est justement celui qui met en lumière qu'il y a deux choses de natures complètement
différentes. La ressemblance (avec une chose du monde donné) peut passer, dans
l'exemple de la machine, comme un mode possible de la causalité au même titre que
l'invention par l'esprit. Mais dans le cas d'un tableau la ressemblance est elle-même
la perfection de l'"effet" : ce n'est plus elle qui explique, mais c'est elle qui doit être
expliquée. Il serait absurde de dire que deux causes sont envisageables pour le
tableau : soit l'art du peintre, soit une chose qu'aurait vue précédemment le peintre et
à la ressemblance de laquelle il aurait peint sa toile. On voit bien qu'il ne s'agit pas
d'une alternative, et que le fait d'avoir vu une chose du monde ne saurait être une
cause du tableau, si le peintre n'a pas l'art nécessaire pour mélanger des couleurs de
la manière requise pour aboutir à une ressemblance. Du coup, on peut se demander
L'éthique cartésienne de la pensée
201
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
si, dans l'exemple de la machine complexe, la première "cause" de l'idée, qui était le
souvenir d'une machine semblable vue précédemment, est aussi évident qu'il nous
apparaissait tout à l'heure. En effet, quelqu'un qui ne connaîtrait rien en mécanique,
ou qui ne disposerait pas d'une particulière subtilité d'esprit, pourrait-il vraiment
avoir l'idée d'une machine très complexe, même s'il en avait vu une précédemment
dont il aurait gardé le souvenir ? Il pourrait certes en avoir l'idée-souvenir, mais
seulement sous la forme du tout (au sens où nous l'avons défini dans le chapitre
précédent) que constitue aussi la machine en tant que chose du monde donné, mais
certainement pas en tant qu'union (toujours au sens de la définition donnée dans le
chapitre précédent), c'est-à-dire en tant que fonctionnement. Or, la « perfection
objective » d'une machine complexe n'est-elle pas justement ce fonctionnement ?
Mais si je n'ai pas de connaissances en mécanique (ou si je n'ai pas un esprit très
subtil), je ne peux pas avoir l'idée d'un fonctionnement mécanique complexe, car
pour avoir une telle idée (et non pas seulement l'idée d'un tout constitué de pièces) il
me faut être capable de "comprendre", en quelque sorte, un fonctionnement
mécanique. Certes, si j'ai déjà vu fonctionner une telle machine je n'ai pas besoin
d'autant de connaissances ou de subtilité d'esprit pour en avoir à nouveau l'idée, un
peu comme un peintre aujourd'hui s'aide de la photographie d'un modèle pour
réaliser son tableau. Il n'empêche que la photographie du modèle ne suffit pas à elle
seule à expliquer la ressemblance du tableau, sans l'art du peintre, et nous pensons
que le souvenir de la vue d'une machine complexe ne suffit pas à lui seul à avoir l'idée
de son fonctionnement. Nous pensons que la vue d'une machine complexe ne
provoque pas du tout la même idée chez quelqu'un qui a des connaissances en
mécanique ou l'esprit subtil, et chez quelqu'un qui n'a pas ces qualités. Et il en est de
même de la vue d'un paysage ou d'un visage qui provoque une tout autre idée chez un
peintre que chez quelqu'un qui ne l'est pas. Et on peut étendre cela à des idées de
Notions et non pas seulement à des idées de Faits : l'essence du triangle, par exemple,
ou encore telle propriété du triangle provoquent des idées bien différentes chez un
mathématicien et chez un non mathématicien, même dans le cas où ce dernier entend
bien, c'est-à-dire est capable de concevoir, ce qu'est un triangle ou ce que signifie
cette propriété. Cette conclusion est essentielle : l'objet d'une idée, même lorsqu'il
représente une chose donnée, n'est pas entièrement déterminé par cette chose
donnée ; il dépend tout autant de l'esprit lui-même dans lequel se forme cette idée.
On ne peut donc pas dire que la cause de l'idée soit la chose représentée, même dans
le cas où l'idée représente bien une chose donnée.
On dira peut-être que tout cela est évident et que lorsqu'on parle d'une relation de
causalité c'est toujours ainsi qu'on l'entend : l'effet dépend à la fois de la cause et de
202
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
la chose qui subit l'effet. C'est ce que dit Descartes dans sa Lettre au Père Mesland du
2 mai 1644, citée page 191, lorsqu'il fait dépendre la figure de la cire, non seulement
de celle de l'objet qui la presse, mais aussi « des figures ou autres qualités qui sont
déjà en elle, comme de ce qu'elle est plus ou moins pesante ou molle &c. ». Mais
rappelons-nous que nous avons défini la cause comme l'ensemble des choses dont la
présence conduit nécessairement à tel effet. La cause de la figure qui se forme dans la
cire est donc constituée à la fois de la chose qui la presse et des qualités propres au
morceau de cire en question. Mais dans le cas d'une idée c'est autre chose. Dans le
passage cité de la Lettre au Père Mesland, dans lequel Descartes effectue une
analogie entre les idées de l'esprit et les figures de la cire, Descartes met en regard
« des figures ou autres qualités qui sont déjà » dans la cire « les dispositions qui ont
précédé en l'âme même ». Mais ce n'est pas du tout comparable ! Les « dispositions
qui ont précédé », ont précédé, justement : c'est-à-dire qu'elles ont disparu, qu'elles
ne sont plus actuelles, contrairement aux « figures ou autres qualités qui sont déjà »
dans la cire. Elles ne peuvent pas entrer dans la cause de l'idée actuelle, qui est ellemême un ensemble de choses actuelles (on rappelle que la cause est cause justement
quand elle produit son effet : cf. chapitre précédent, page 180). On répondra qu'il faut
en réalité entendre par l'expression « dispositions qui ont précédé » l'état actuel de
l'esprit tel qu'il résulte des « dispositions qui ont précédé », un peu comme les figures
« qui sont déjà » dans la cire résultent de ce que d'autres objets l'ont pressée dans le
passé. Mais alors, qu'est-ce que cet "état actuel" de l'esprit, quelles sont les qualités
d'un esprit ? L'esprit est une substance pensante, et ses qualités principales (ses
attributs) sont ses pensées. Mais l'art ou le talent d'un peintre, la science de la
mécanique ou la subtilité d'esprit d'un ouvrier, ne sont pas des pensées. Bien sûr,
communément, on qualifie tout cela de "qualités", et on peut dire, par exemple, que
si, selon Pline l'Ancien, les chevaux hennirent devant le cheval peint sur un tableau
d'Apelles, la cause en était l'ensemble constitué du cheval qu'Apelles avait eu sous les
yeux comme modèle, et de ses qualités de peintre. Dans le cas d'une peinture, cette
façon de voir les choses est en partie correcte, car la peinture est aussi matérielle, et
l'artiste ne peint pas avec son seul esprit, mais aussi avec son corps. Et les mains d'un
peintre ont effectivement certaines qualités qui sont cause (ou partie de la cause
totale) de la ressemblance du tableau. Ces qualités corporelles résultent
essentiellement d'un apprentissage, et on peut faire l'analogie avec les figures qui
sont déjà dans la cire, et qui résultent, elles, de ce que des objets l'ont déjà pressée
dans le passé. Mais le talent d'un peintre ne se limite pas à l'habileté de ses mains. Et
en tout état de cause, dans le cas de l'idée d'une machine fort artificielle, son
explication par le modèle causal conduit à faire de la science ou de la subtilité d'esprit
des "qualités" de l'esprit qui interviennent dans la cause de cette idée.
L'éthique cartésienne de la pensée
203
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
L'esprit, dont l'essence est d'être une chose qui pense, peut-il avoir d'autres qualités
que ses seules pensées (qui sont ses attributs) ? Rien ne l'interdit dans la vision
cartésienne du monde donné : une substance peut avoir des qualités contingentes, qui
n'appartiennent pas à son essence. Mais dans le cas de l'esprit, de telles qualités
seraient-elles des choses du monde donné ? Autrement dit, agiraient-elles sur mon
esprit ? Non, car l'esprit n'a pas conscience de ces qualités — contrairement à ses
autres qualités, qui sont ses pensées, dont il a conscience. Je n'ai pas conscience de
mon talent, je n'ai pas conscience de ma science, je n'ai pas conscience de ma subtilité
d'esprit. Nous parlons bien sûr de la conscience au sens de la perception immédiate
de l'esprit, et non pas de la connaissance (par une idée) : le peintre peut connaître
(avoir l'idée de) son talent, le savant peut connaître sa science et le subtil peut
connaître la subtilité de son esprit, mais exactement comme n'importe quel homme
peut connaître le talent d'Apelles, la science de Galilée ou la subtilité d'esprit de
Descartes, c'est-à-dire à travers leurs œuvres, et non pas immédiatement*. Mais cela
veut donc dire que ces "qualités" ne peuvent jamais être connues autrement qu'en
tant qu'elles jouent le rôle de "cause" dans une relation de causalité que l'on pose a
priori. Les "qualités" de l'esprit qui ne sont pas des pensées, comme le talent, la
science ou la subtilité, relèvent donc du même genre de concepts que l'objet ou la
signification d'une idée, qui n'ont un sens que dans leur usage général et ne désignent
pas une chose singulière et déterminée. Il faut bien comprendre qu'il s'agit là d'un
schéma très différent de celui de la démarche scientifique consistant à formuler
l'hypothèse de l'existence d'une chose pour expliquer un phénomène dont on ne
connaît pas la cause. L'exemple typique en est l'hypothèse qui fut formulée a priori
par Le Verrier d'une planète occupant tel emplacement du système solaire pour
expliquer quelques irrégularités d'orbites d'Uranus, et qui permit la découverte de
Neptune. Certes, c'est le principe de causalité qui conduit à la formulation de
l'hypothèse : tel effet, constaté, nécessite une cause, et on pourrait penser qu'il s'agit
exactement de la même démarche, consistant à remonter d'un effet à sa cause. Mais,
par rapport à la situation décrite ici concernant l'objet d'une idée, il faut noter trois
différences fondamentales : premièrement l'effet lui-même est une chose du monde
donné (irrégularités d'orbites d'Uranus), c'est-à-dire qu'il est perçu par l'esprit,
contrairement à l'objet d'une idée, qui n'est pas perçu ; deuxièmement l'hypothèse
porte sur l'existence d'une chose du monde donné, c'est-à-dire d'une chose
susceptible d'être perçue par l'esprit (et le savant cherchera justement la confirmation
*
204
Il va de soi que nous n'abordons pas ici le cas, qui relève de la psychologie, de ces hommes qui
prétendent "avoir conscience" de leur génie, alors même qu'ils n'ont rien réalisé qui pourrait en
attester…
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
de son hypothèse par la perception de la chose supposée, par exemple en pointant son
télescope dans la direction où Neptune devrait se trouver), contrairement aux
"qualités" de l'esprit qui ne sont pas des pensées, et qui ne peuvent être perçues par
l'esprit ; troisièmement enfin, la relation entre la cause et l'effet est déjà connue en
tant que loi (même si une loi scientifique n'est toujours au fond qu'une hypothèse),
tandis que la relation entre un talent, une science ou une subtilité d'esprit et leur effet
éventuel dans un tableau ou l'idée d'une machine complexe n'apparaît pas susceptible
de ressortir à une loi ou à une règle…
Au total, on en arrive ainsi à une relation de causalité entre un "effet" constitué de
l'objet d'une idée, qui, n'étant pas une chose du monde donné, n'est pas perçu par
mon esprit, et une "cause" constituée certes pour une part d'une chose donnée (la
chose représentée), mais aussi pour une autre part d'une "qualité" de l'esprit qui n'est
pas une chose du monde donné et donc n'est pas perçue non plus. Et il faut ajouter
que le seul élément de cette relation de causalité qui soit une chose du monde donné
n'existe peut-être pas, car l'idée en question peut parfaitement provenir de ma
fantaisie. Ce constat nous conduit à considérer qu'une telle "relation de causalité" n'a
pas grand-chose à voir avec la relation de causalité qui structure le monde donné, ou
en tout cas qu'elle ne saurait passer pour un cas particulier d'application de la
relation de causalité du monde donné. En particulier, il ne nous paraît pas légitime de
déduire de la propriété de la causalité du monde donné, qui est que la cause
comprend au moins autant de réalité que l'effet, la propriété qui voudrait que la chose
représentée par une idée comporte au moins autant de perfection, formellement ou
éminemment, que l'idée en comporte objectivement.
Nous arrivons donc à la conclusion qu'il est impropre de dire qu'une idée, en tant
qu'elle a telle signification (ou qu'elle a tel objet), a une cause. Et cependant, la
question posée par Descartes dans ses Réponses aux Premières Objections, qui est de
savoir pourquoi telle idée a justement tel objet (par exemple une machine fort
artificielle) plutôt qu'un autre, est évidemment pertinente. Mais la réponse, à nos
yeux, ne relève pas de la causalité, telle qu'elle opère entre les choses du monde. De
manière symétrique, il en est de même pour les choses du monde pour lesquelles la
chaîne de la causalité passe par l'esprit d'un homme : si ma main fait tel geste, la
cause en est que les muscles de la main se remplissent d'une certaine manière par des
esprits animaux ; les esprits animaux arrivent en telle quantité et avec telle vitesse
dans ces muscles, parce qu'ils ont emprunté tels pores du cerveau ; et là, deux voies
sont possibles : soit l'ouverture de ces pores a pour cause telle disposition de mon
corps, et la chaîne de la causalité se poursuit, et ce, sans fin, ou alors jusqu'à la
première cause qui est Dieu — soit l'ouverture de ces pores résulte d'une volonté de
L'éthique cartésienne de la pensée
205
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
mon esprit, et là, la chaîne de la causalité s'arrête : cette volonté n'a pas elle-même de
cause. Autrement dit, il nous apparaît que l'esprit rompt dans tous les cas les chaînes
de causalité qui l'impliquent. Soit l'esprit est acteur, et à partir de son action
commence une nouvelle chaîne de causalité ; soit l'esprit est patient, et une chaîne de
causalité se termine en lui. L'hétérogénéité de l'esprit à la causalité, qui est tant
affirmée par Descartes lorsque l'esprit est agent (liberté de la volonté), nous paraît
devoir être étendue au cas où il est patient. Nous pensons même que l'une ne saurait
aller sans l'autre : c'est parce que l'esprit, en tant que chose du monde donné,
échappe à la causalité, que ses actions et ses passions ne sont pas déterminées.
L'action et la passion impliquent obligatoirement un esprit, et si une chose corporelle
est aussi impliquée (ce qui n'est pas obligatoire, car l'action et la passion peuvent ne
concerner que le seul esprit, lorsque celui-ci agit sur lui-même), alors cette chose
corporelle commence ou termine une chaîne de causalité. En pratique, la seule chose
corporelle qui peut être directement impliquée dans une relation de type "action /
passion" est le corps propre qui est uni à l'esprit. L'union de l'âme et du corps est
justement ce qui permet au corps propre d'agir sur l'esprit, et à l'esprit d'agir sur le
corps propre. Mais cette union permet aussi l'action ou la passion de l'esprit avec les
autres corps, mais de manière indirecte, en passant par la médiation de toutes les
chaînes de causalité qu'a étudiées Descartes notamment dans son traité de
L'Homme : mouvements de la glande pinéale, composition des vapeurs du sang,
pores dans le cerveau, flux d'esprits animaux, tension des petits filets, réfraction de la
lumière dans la lentille oculaire, etc., etc. Un corps autre que le corps propre ne peut
agir sur l'esprit que par l'intermédiaire du corps propre, exactement comme l'esprit
ne peut agir sur un tel corps extérieur que par l'intermédiaire du corps propre. Bien
sûr, la chaîne de causalité qui relie tel corps extérieur, via le sens qu'il excite, à la
glande pinéale, n'est pas fidèle ; par exemple, telle tour carrée éloignée fera bouger la
glande pinéale comme si elle était ronde. Mais cette déformation est complètement
causale, et, en droit sinon en fait, il est possible de connaître totalement la chaîne
causale, et donc de "corriger" en conséquence ce qu'elle indique en son extrémité. Et
bien des études scientifiques de Descartes, notamment en optique, visent à cela. Par
contre, la passion, ou perception, qu'en a l'esprit est, elle, non déterminée, et surtout :
non déterminable, même en droit. Il n'empêche que si l'idée que j'ai de cette tour a
pour objet quelque chose comme une tour ronde, ou quelque chose comme une tour
carrée (dans le cas où j'aurais lu le traité de L'Homme de Descartes), cela vient bien
de ce qu'il y a une tour dans le monde (carrée en l'espèce). Mon esprit perçoit donc
cette tour, c'est-à-dire qu'il en subit une passion. Aussi peut-on dire que c'est la tour,
qui est une chose donnée, qui agit sur l'esprit, même si c'est au travers de la chaîne
causale du corps propre. Le monde donné, qui est l'ensemble des choses qui sont
susceptibles d'agir sur mon esprit englobe donc d'autres corps que le seul corps
206
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
propre. Et il s'agit bien d'action de la part de ces choses (mais uniquement vis-à-vis
de l'esprit, et non pas entre elles) et non de cause. Du reste, l'action d'une chose sur
mon esprit ne se limite pas à la seule conception, dans celui-ci, d'une idée
correspondante : j'ai aussi toujours conscience, de la sensation que j'en ai, du
souvenir que j'en ai gardé, de la douleur qu'elle me provoque etc. Or on ne dit jamais,
et c'est avec raison, que "la cause de la conscience que j'ai de quelque chose est cette
chose" : j'ai conscience d'elle, c'est tout.
L'esprit humain est donc dans le monde donné, car il peut agir sur lui-même (et c'est
ce qui fait qu'il peut se connaître), mais il est la seule chose donnée qui ne relève pas
de la causalité*, bien qu'il soit un Fait (une substance en l'occurrence). Mais bien qu'il
ne soit la cause de rien au monde, et que rien au monde ne soit la cause de ses
pensées, l'union de l'âme et du corps fait qu'il peut agir sur le monde des Faits et que
ce monde peut agir sur lui. L'action du monde sur l'esprit est l'aboutissement d'une
chaîne de causalité mondaine, et l'action de l'esprit sur le monde est le
commencement d'une chaîne de causalité mondaine. Du moins, lorsque les choses du
monde donné qui agissent ou qui pâtissent sont des choses corporelles. Car il
conviendrait d'examiner la nature de la relation qu'il pourrait y avoir entre deux
esprits humains. On voit bien qu'une possibilité pour une telle relation est la
combinaison d'une action, d'une chaîne causale, et d'une passion (action de l'esprit A
sur le monde matériel, par exemple en faisant émettre des sons articulés à son corps
propre ; transmission de ces sons dans l'air ; perception ou passion que fait subir à
l'esprit B le second corps propre du fait de son audition de ces sons). Mais peut-être y
a-t-il une voie plus directe, une "action / passion" entre esprits distincts ? Nous
n'irons pas plus loin ici sur cette question, car nous nous éloignerions trop de la
philosophie cartésienne, ou du moins de ce qu'a écrit Descartes.
En conclusion de cette discussion sur la causalité des idées, nous voudrions faire
observer que Descartes, qui l'affirme avec résolution, ne peut pourtant pas cacher que
le rôle que tient l'esprit dans une chaîne de causalité n'est pas complètement
banalisé : il lui faut bien aménager quelque peu la propriété générale de la causalité
afin de pouvoir y faire entrer ce qui relève de l'esprit, justement. C'est ainsi que le
concept d'« éminence », que Descartes est conduit à introduire, témoigne que
Descartes reconnaît à l'esprit une position quelque peu différente de celle des autres
*
Sans doute aussi avec Dieu, car la création du monde semble bien plus relever d'une action de sa
part que d'une première cause, qui serait plutôt quelque chose comme le "big bang" des théories
physiques contemporaines.
L'éthique cartésienne de la pensée
207
Les idées et les choses
Les idées dans le monde donné
Faits dans la relation de causalité, et correspond à une tentative de maintien du
concept de causalité, là où en réalité il n'est plus pertinent, c'est-à-dire lorsque
l'esprit est impliqué. Il semble bien en effet que l'« éminence » ne puisse concerner
que l'esprit (ou Dieu, qui est un esprit) : si dans une chaîne de causalité
n'interviennent que des corps, la quantité de réalité de l'effet se retrouve toujours
« formellement », et jamais « éminemment », dans sa cause. L'artifice de la machine
complexe, ou la ressemblance du tableau, sont des perfections qui se retrouvent
« éminemment » dans leur cause, parce que cette "cause" est l'esprit, justement. Mais
surtout, de fait, Descartes reconnaît bien que l'objet d'une idée n'est pas déterminé, et
donc, selon nous, qu'il n'est pas l'effet d'une cause : car si c'était le cas, la question de
la vérité d'une idée ne se poserait plus. C'est ce qui est exprimé par exemple dans ce
passage : « […] nos idées ou notions, étant des choses réelles, & qui viennent de Dieu,
en tout ce en quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être que vraies. »
(Discours de la Méthode – Quatrième Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 38).
« En tout ce en quoi elles sont claires et distinctes » : cela ne veut-il pas dire qu'elles
ne sont pas totalement « réelles » ou qu'elles ne « viennent de Dieu » qu'en partie ?
C'est-à-dire que la causalité ne s'applique pas entièrement aux idées ? En effet, si une
idée était complètement « réelle », au sens où il faut l'entendre ici, ou si elle était
entièrement déterminée par la causalité (ce que signifie proprement le fait de « venir
de Dieu »), alors elle serait totalement claire et distincte et en tout cas
nécessairement vraie. Certes, Descartes explique, dans le même passage du Discours
de la Méthode, que si nos idées peuvent contenir de la « fausseté », c'est « à cause
que nous ne sommes pas tous parfaits ». Mais sommes-nous vraiment plus
imparfaits que n'importe quelle chose corporelle qui résulte parfaitement de sa
cause ? Il nous semble, au contraire, que la non application de la causalité est plutôt
une perfection qu'une imperfection, car elle témoigne justement de la présence d'un
esprit, cet esprit qui fait que l'homme n'est pas qu'une machine, ensemble causal par
excellence. Ceci est généralement admis d'un côté, c'est-à-dire lorsque l'esprit est
agent (cf. sa liberté) ; pourquoi ne serait-ce pas également le cas de l'autre côté, c'està-dire lorsque l'esprit est patient ? Et la vérité d'une idée, justement parce qu'elle
n'est pas causale, présente plus de perfection, à nos yeux, que la ressemblance de
l'image qui se forme dans un miroir, si grande que soit cette dernière, et si
approximative ou incomplète que soit la première.
208
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
Discussion de la vérité en tant qu'elle correspondrait à
une détermination causale de l'idée par la chose
représentée – Connaître une chose, c'est avoir une idée
dont cette chose est l'agent – L'identification de la chose
qui est l'agent d'une idée s'effectue par l'objet de cette
idée, qui, en conséquence, la représente – Une idée est
vraie si son agent n'est pas (ou pourrait ne pas être)
l'esprit lui-même – Pour savoir si son idée est vraie
l'esprit doit être actif : s'il ne peut pas la modifier, c'est
qu'il n'en est pas l'agent – La vérité d'une idée est une
chose du monde donné – Les idées des Notions simples,
essences et vérités nécessaires, sont vraies – Les idées
réflexives sont vraies – Une idée composée (qu'elle soit
perçue ou construite par raisonnement), dont l'analyse
conduit à une relation nécessaire associant des idées
vraies (de Notions simples) est vraie – Pour une idée
dont l'objet est corporel seule une vérité possible (qui
n'est pas une chose donnée) est accessible à l'esprit –
Elle consiste en la compatibilité de l'objet de cette idée
avec ma vision actuelle du monde (ma créance)
Dans l'esprit de Descartes, la causalité des idées, et le principe qui en dépend, à savoir
que toute perfection objective doit se retrouver formellement (ou éminemment) dans
sa cause, qui se trouve être la chose représentée, sont les conditions même de la
connaissance. Sans cela, nous ne pourrions rien connaître*. Cela veut dire que l'on
peut remonter de l'effet à la cause : si j'ai telle idée d'une chose, c'est que la chose
représentée est telle. Et cette inférence est légitime. Mais elle n'est pas simple et
directe pour autant, car l'homme est entaché d'imperfections, qui introduisent
comme des perturbations dans cette causalité entre la chose et l'idée de la chose. Et
*
« Et il faut remarquer que cet Axiome doit si nécessairement être admis, que de lui seul dépend la
connaissance de toutes les choses, tant sensibles qu'insensibles. Car d'où savons-nous, par
exemple, que le Ciel existe ? Est-ce parce que nous le voyons ? Mais cette vision ne touche point
l'esprit, sinon en tant qu'elle est une idée : une idée, dis-je, inhérente en l'esprit même, & non pas
une image dépeinte en la fantaisie ; &, à l'occasion de cette idée, nous ne pouvons pas juger que le
ciel existe, si ce n'est que nous supposions que toute idée doit avoir une cause de sa réalité
objective, qui soit réellement existante ; laquelle cause nous jugeons que c'est le ciel même, & ainsi
des autres. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 128
L'éthique cartésienne de la pensée
209
Les idées et les choses
La vérité des idées
toute la science va consister à développer et assurer cette inférence. C'est ainsi que
l'on connaîtra de mieux en mieux et de plus en plus le monde, ce monde qui est la
cause des idées que j'en ai.
Avec ce modèle, une idée est dite vraie lorsque son objet est entièrement déterminé
par la chose représentée, c'est-à-dire lorsque la relation causale entre la chose et
l'objet ne souffre plus des imperfections de l'homme. Mais alors, pour savoir si telle
de mes idées est vraie, il me faut adopter une position en surplomb par rapport à
cette idée, de telle sorte que je puisse analyser sa formation, et distinguer
d'éventuelles distorsions entre la chose représentée et l'objet de l'idée
correspondante. On peut comprendre ainsi le critère qu'avance Descartes pour
reconnaître la vérité d'une idée, à savoir son caractère clair et distinct : l'esprit évalue
la "qualité" d'une de ses idées. Il se fait une idée de la qualité de son idée. Mais tout
cela supposerait que l'on puisse connaître l'objet d'une idée, car dans un tel schéma,
la qualité de l'idée devrait être en réalité la qualité de son objet, et non pas la qualité
de l'idée en tant que mode de l'esprit. Et nous retrouvons la difficulté qui fait qu'à nos
yeux le modèle causal n'est pas applicable, à savoir que l'on ne peut connaître l'objet
d'une idée, car l'objet d'une idée n'est pas une chose donnée.
La vérité des idées
Nous allons donc, pour traiter de la question de la vérité des idées, plutôt que suivre
Descartes sur cette voie de la causalité (que nous avons, de toute façon, cru pouvoir
réfuter), poursuivre notre approche qui se fonde sur le concept d'"action" d'une chose
sur l'esprit. Nous verrons que, finalement, les conclusions auxquelles nous
aboutissons ainsi ne sont pas très éloignées de celles de Descartes, et qu'elles peuvent
peut-être même être considérées comme une certaine interprétation de la pensée
cartésienne.
Pour notre part, nous pensons donc que la connaissance d'une chose, c'est-à-dire le
fait d'en avoir l'idée, consiste, pour l'esprit, à subir la passion correspondant à l'action
de cette chose sur lui. Mais l'action et la passion forment une unité (un acte), et la
passion subie par l'esprit (c'est-à-dire sa perception) est la même chose que l'action
de la chose, mais du point de vue de l'esprit. Cette unité de l'action et de la passion
dans un acte fait que l'on ne peut pas considérer que la passion est totalement
déterminée par l'agent : la passion dépend autant du patient que de l'agent — et il en
est de même de l'action, qui dépend autant du patient que de l'agent. Lorsqu'une
chose agit sur mon esprit, je connais alors cette chose, tout simplement. C'est une
tautologie, puisque "connaître" n'est rien autre chose que "avoir l'idée de", et "avoir
l'idée de" est l'équivalent de "subir la passion de". On peut dire cela autrement : la
chose donnée est l'agent de mon idée… et elle n'est rien d'autre. C'est d'ailleurs ainsi
210
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
que nous avons défini le monde donné. Il n'y a pas ici d'"imperfections", et il n'y a pas
lieu de chercher à "mieux" connaître cette chose. Mieux connaître une chose
signifierait en avoir une autre idée, et si l'agent de cette autre idée n'est pas l'esprit
lui-même, pas plus que l'agent de la première idée, alors c'est que ces deux idées
représentent deux choses différentes, et non pas la même chose autrement*. Mais il
ne faudrait pas comprendre que la chose donnée serait, par définition en quelque
sorte, l'objet de mon idée (ou encore, que c'est mon esprit qui crée le monde†) : elle
est l'agent de mon idée, et non pas l'objet de mon idée. Mais la seule connaissance
que j'ai de cette chose, c'est qu'elle est l'agent de telle de mes idées. De telle de mes
idées, et non pas d'une autre. Or, qu'est-ce qui différencie mes idées les unes des
autres ? Leurs objets (ou significations), et rien d'autre. C'est pourquoi l'agent de telle
de mes idées peut être associé de manière univoque à l'objet de cette idée. Et on dira
que la chose qui est l'agent de telle de mes idées est représentée par l'objet de cette
idée. Je connais cette chose par l'idée que j'en ai, sous la forme de l'objet de l'idée. Il
faut bien comprendre que tout ce que je connais de la chose m'est donné,
exclusivement et intégralement, par l'idée dont elle est l'agent. Il est donc normal que
cette chose, pour moi, n'est pas seulement représentée par l'objet de l'idée que j'en ai,
mais qu'elle est en quelque sorte — mais en quelque sorte seulement — l'objet de mon
idée. En quelque sorte seulement, car si je suis philosophe cartésien, je sais par
ailleurs que cette chose appartient à un monde donné, créé par Dieu et non par mon
esprit, qu'elle est donc transcendante à mon esprit, mais, qu'en tant qu'elle est une
chose déterminée, tout ce que j'en connais — et il se trouve que Dieu a créé mon
esprit de telle sorte que je puisse effectivement en connaître quelque chose — est
contenu dans l'idée que j'ai d'elle, c'est-à-dire est l'objet de mon idée. Mais on voit
alors surgir une difficulté majeure : si tout ce que je connais et que je connaîtrai
jamais d'une chose du monde donné est ce qui est dans l'idée que j'en ai, comment
puis-je savoir si cette idée représente fidèlement ou non cette chose ? La vérité d'une
idée deviendrait-elle inaccessible ? Ou faudrait-il conclure que toute idée est toujours
vraie ? Ou que le concept de vérité d'une idée est vide de sens ?
Le concept de vérité d'une idée a toujours un sens. Nous dirons en effet qu'une idée
est vraie si son agent n'est pas l'esprit lui-même, ou alors, si elle pouvait avoir pour
*
†
C'est parce que, très souvent, nous continuons à donner la même expression langagière (le même
mot, par exemple) à ces deux idées, que nous pensons qu'il s'agit toujours de "la même chose".
Il crée un monde, oui, car il en a la puissance (grâce à cette faculté qu'est la fantaisie) ; mais c'est un
monde imaginaire (ou fantaisiste) : ce n'est pas le monde, le monde donné, celui que Dieu a créé. Et
toute la question de la vérité des idées consiste à savoir reconnaître les idées dont l'objet représente
une chose du monde donné, et non pas une chose du monde fictif, fruit de la fantaisie de l'esprit.
L'éthique cartésienne de la pensée
211
Les idées et les choses
La vérité des idées
agent autre chose que l'esprit (car, et nous allons l'étudier, bien sûr, l'esprit peut
provoquer une idée comme si c'était une chose donnée qui la provoquait). Autrement
dit, la question de la vérité des idées est celle de la discrimination entre les idées dont
l'esprit est lui-même l'agent (les idées « factices », dans la terminologie cartésienne)
et celles dont il n'est pas l'agent (idées « innées » ou « adventices », toujours dans
cette terminologie). Avec cette approche, l'idée d'une volonté n'est jamais vraie (mais
elle n'est jamais fausse non plus) : la question de la vérité d'une idée correspondant à
une action de l'esprit ne se pose tout simplement pas. Quant à la fausseté d'une idée,
elle n'existe pas : seul peut être faux le jugement (ou la prise de position) consistant à
affirmer d'une idée qu'elle est vraie, alors que son agent est l'esprit lui-même (et
qu'elle ne pourrait pas avoir pour agent autre chose que l'esprit).
Nous allons montrer que tout ce que dit Descartes sur la vérité des idées, et quoi qu'il
en dise lui-même, procède en réalité bien plus de cette vision qui s'appuie sur les
concepts "action / passion", que sur celle qui utilise le principe de causalité (qui, in
fine, ne lui est utile que pour démontrer l'existence de Dieu).
Et déjà, qu'est-ce exactement que la vérité pour Descartes ? Comme toujours pour ce
genre de notions, Descartes ne donne pas de définition, et affirme que tout un chacun
« connaît de nature » « ce que c'est que la vérité »*. Mais ce qui est intéressant, c'est
qu'il ajoute : « Car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous
l'apprendrait, si nous ne savions qu'il fût vrai, c'est-à-dire, si nous ne connaissions
la vérité ? » Le raisonnement est surprenant : car si nous ne savions pas ce qu'est la
vérité, on devrait pouvoir nous l'apprendre, et nous ne nous poserions pas la question
de savoir si ce que l'on nous apprend là est vrai, justement. C'est-à-dire que nous
prendrions cela comme nous prenons la définition d'un terme d'une langue étrangère,
ou celle d'un nouvel axiome mathématique. Autrement dit, nous n'aurions pas à
« consentir » à ce que l'on nous apprendrait là, mais simplement à l'entendre comme
une convention. Sauf dans un cas : si la définition qu'on nous donnait de la vérité
devait s'appliquer à cette définition elle-même. « Consentir » à une telle définition
consisterait alors à vérifier, d'une part qu'elle n'est pas contradictoire, et d'autre part
qu'elle n'est pas circulaire. Le raisonnement de Descartes n'a donc de sens que parce
*
212
« Il [Herbert de Cherbury auteur de De la Vérité] examine ce que c'est que la Vérité ; & pour moi, je
n'en ai jamais douté, me semblant que c'est une notion si transcendentalement claire, qu'il est
impossible de l'ignorer : en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant de s'en
servir, mais on n'en aurait point pour apprendre ce que c'est que la vérité, si on ne la connaissait
de nature. » Lettre au Père Mersenne du 16 octobre 1639. Adam et Tannery, Vol. II – pages 596597
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
qu'il présuppose que ce que l'on pourrait nous apprendre de la vérité devrait
s'appliquer à cela même. Or, sur quoi se fonde une telle présupposition ? C'est que la
vérité des idées est une essence (l'essence de la qualité "vraie" d'une idée), et non pas
l'objet d'une idée-outil du type des universaux, qui, comme nous l'avons vu, relève
bien d'une définition. Autrement dit, c'est une chose donnée (et non pas une création
de l'esprit humain, comme un nouvel axiome mathématique par exemple), et en tant
qu'essence d'une qualité des idées (leur véracité), l'idée que nous avons de la vérité
des idées est susceptible d'avoir une qualité dont l'essence est cette essence
précisément. En d'autres termes encore, la question de la vérité de l'idée que nous
avons de la vérité des idées est effectivement pertinente, parce que la vérité des idées
est une chose du monde donné. Mais le caractère de véracité d'une idée ne peut être
une chose donnée — ce qui signifie tout de même, rappelons-le, car c'est évidemment
fondamental, qu'il peut être connu : je peux savoir si telle de mes idées est vraie ou
non — que s'il s'agit d'une qualité de l'idée en tant qu'elle est elle-même une chose
donnée, c'est-à-dire en tant que mode de l'esprit, et non pas en tant qu'elle a tel objet
ou telle signification, qui ne sont pas des choses du monde donné. Or, l'idée en tant
que mode de l'esprit est une passion de l'esprit, à laquelle on peut attribuer (en plus
de sa qualité de conception) la qualité d'avoir tel agent. La propriété pour cette
qualité que l'agent soit autre que l'esprit lui-même est une essence, qui est bien une
chose donnée puisque tout ce qui intervient ici, ce sont des choses données : l'idée en
tant que mode de l'esprit, et les différents agents possibles (l'esprit lui-même, qui est
une chose du monde donné, et les autres choses du monde donné). Toute cette
analyse ne fonctionnerait pas avec une vision de la vérité des idées qui se fonderait
sur la causalité. Car la vérité des idées ne pourrait être alors une chose donnée (une
essence en l'occurrence), puisqu'il s'agirait d'une qualité de leurs objets, qui ne sont
pas eux-mêmes des choses données. Et l'on serait conduit à conclure que le
raisonnement de Descartes dans sa lettre au Père Mersenne est circulaire : c'est parce
que Descartes suppose que l'on sait déjà ce qu'est la vérité qu'il peut affirmer que si
on nous l'apprenait on serait enclin à vérifier que ce que l'on nous en dirait est bien
conforme à ce que nous en savons, c'est-à-dire est vrai, et donc que l'on n'apprendrait
rien.
La question de la vérité d'une idée revient donc à celle de l'identification de l'agent
qui provoque cette idée en moi, ou plus exactement à discerner si cet agent est mon
esprit lui-même ou non. Car si ce n'est pas mon esprit, cela suffit : l'idée est vraie, et
l'agent qui la provoque est identifié par l'objet de l'idée en question. Mais toute la
difficulté provient de ce que mon esprit est le principal agent de mes idées, au sens où
il a la faculté, non seulement de provoquer lui-même des idées, mais aussi de
L'éthique cartésienne de la pensée
213
Les idées et les choses
La vérité des idées
modifier (abstraire, par exemple) et de combiner (raisonner) des idées provoquées
par d'autres agents. Les idées résultant de cette dernière activité de l'esprit, bien que
non produites directement par des agents autres que l'esprit, peuvent cependant
représenter de tels agents, c'est-à-dire être les mêmes que si des agents autres que
l'esprit les avaient provoquées directement. Repérer les idées qui sont vraies doit
donc s'effectuer selon deux approches : reconnaissance directe des idées qui sont
provoquées par un agent autre que l'esprit lui-même ; et pour les idées dont l'agent
est peut-être l'esprit, examen de leur éventuelle conformité à l'idée qu'aurait pu
provoquer un agent autre que l'esprit. Pour la première approche, il n'y a pas lieu de
distinguer la nature ou le genre des choses concernées. Par contre, pour la seconde, il
conviendra d'examiner séparément les Notions et les Faits.
Les idées ne sont pas affectées d'une marque qui permettrait à l'esprit de reconnaître
immédiatement celles qui sont provoquées par d'autres agents que lui-même, ou
celles qu'il a provoquées lui-même. Ce n'est pas en les "regardant", en quelque sorte,
qu'il peut les distinguer. Elles ne comportent pas une telle qualité, que l'esprit
pourrait percevoir. Mais l'esprit peut cependant connaître l'agent d'une de ses idées,
du moins dans certains cas. En dehors du cas où c'est l'"intuition" qui le lui indique
(cas que nous examinons dans le chapitre suivant), c'est la conscience qu'il a de son
pouvoir de modifier ou non cette idée qui lui donne cette connaissance. En effet,
l'esprit peut toujours modifier une idée dont il est l'agent. Donc, si une de ses idées
est telle qu'il ne peut pas la modifier, c'est qu'il n'en est pas l'agent (mais la
réciproque n'est pas vraie : il y a des idées dont il n'est pas l'agent qu'il peut
cependant modifier). Il faut donc que l'esprit soit actif pour qu'il ait la connaissance
de l'agent d'une de ses idées. Ceci est évidemment capital, car cela signifie que la
vérité d'une idée ne se "donne" pas, mais s'acquiert. Elle suppose un effort, une
volonté, en tout cas une action de la part de l'esprit. L'esprit doit vouloir modifier son
idée, la "travailler", et si cette idée lui offre une résistance, résistance qu'il éprouve, il
en déduit que cette idée est vraie (c'est-à-dire qu'elle a un autre agent que lui-même).
Mais il faut prendre garde, ici, à ne pas confondre ces actions (ou tentatives d'actions)
de l'esprit sur une idée avec la prise de position sur cette idée. Il ne s'agit pas d'être
certain (ou de nier, ou de douter) de la vérité de l'idée, mais de simplement pouvoir la
transformer, c'est-à-dire obtenir une nouvelle idée — qui a donc bien un objet ou une
signification, c'est-à-dire qui est entendue — à partir de l'idée originale, en lui
appliquant une opération de l'esprit (comme l'abstraction ou la négation, par
exemple). Le test est irréfutable dans le cas où l'esprit peut effectivement modifier
une idée. En effet, il ne peut pas y avoir erreur ici, et l'esprit est toujours "sincère", si
l'on peut dire : soit il entend la nouvelle idée résultant de l'opération qu'il a fait subir
214
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
à l'idée originelle, soit il n'a pas réussi à avoir une nouvelle idée par cette opération ;
car avoir une idée, c'est l'entendre (puisque une idée est toujours une signification,
contrairement à un mot ou une phrase, qui peuvent ne pas en avoir). L'erreur ne peut
résider que dans le jugement (ou la prise de position), par exemple si je crois que telle
idée est vraie alors que je peux la modifier, ou que je n'ai même pas essayé de la
modifier… Mais si par une opération de l'esprit je modifie une idée, alors je ne me
trompe pas : je peux effectivement modifier cette idée. Et donc, cette idée n'est pas
directement vraie (mais elle l'est peut-être "indirectement", c'est-à-dire qu'elle aurait
pu être provoquée par un autre agent que mon esprit : cf. la seconde approche, ciaprès). Je peux commettre une erreur en jugeant cependant qu'elle est vraie : il
n'empêche que, quoi que j'en pense (c'est-à-dire quelle que soit ma croyance en la
matière), elle n'est pas vraie directement, puisque c'est moi-même qui en suis peutêtre l'agent, même si je l'ignore, ou même si je crois le contraire. On retrouve que la
vérité d'une idée est bien une chose donnée, et non pas un jugement subjectif. Et
comme il s'agit d'une chose donnée, je peux la percevoir, la connaître. Mais cette
connaissance n'est pas immédiate (sauf dans le cas de l'intuition), à partir de la seule
idée que j'ai actuellement à l'esprit. Il me faut être actif, et c'est la perception (ou la
passion) qui résulte de l'action (ou de la tentative d'action) de mon esprit sur l'idée en
question (c'est-à-dire sur lui-même en tant qu'il est affecté par cette idée) qui me
donne l'idée de la véracité de l'idée initiale.
Maintenant, qu'est-ce au juste que "modifier une idée" ? Descartes parle
essentiellement de « diviser », « par une abstraction ou restriction de la pensée » ou
encore « par une claire & distincte opération »*. Il évoque aussi la possibilité de
« nier » quelque propriété de l'objet de l'idée†. En tous les cas il s'agit de diminuer
l'extension de l'idée, et non pas de l'accroître, c'est-à-dire d'obtenir une nouvelle idée
dont l'objet est inclus dans l'objet de l'idée initiale. Et lorsque nous parlons
d'"inclusion" entre deux objets d'idées, il faut entendre par là la relation d'inclusion
qui existe dans le monde donné, et que l'on transpose aux objets des idées (même si
*
†
« […] il faut prendre garde que les idées qui ne contiennent pas de vraies & immuables natures,
mais seulement de feintes & composées par l'entendement, peuvent être divisées par le même
entendement, non seulement par une abstraction ou restriction de la pensée, mais par une claire &
distincte opération ; en sorte que les choses que l'entendement ne peut pas ainsi diviser, n'ont point
sans doute été faites ou composées par lui. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Premières
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 92
« […] encore que je puisse concevoir un triangle, en restreignant tellement ma pensée, que je ne
conçoive en aucune façon que ses trois angles sont égaux à deux droits, je ne puis pas néanmoins
nier cela de lui par une claire & distincte opération, c'est-à-dire entendant nettement ce que je
dis. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Premières Objections. Adam et Tannery, Vol. IX
– page 93
L'éthique cartésienne de la pensée
215
Les idées et les choses
La vérité des idées
ces objets ne représentent pas des choses du monde donné). En d'autres termes,
lorsque l'objet d'une idée est simple, alors l'agent de cette idée n'est pas l'esprit luimême (encore une fois, la réciproque n'est pas vraie : une chose du monde donné tout
autant que l'esprit lui-même peuvent être l'agent d'une idée dont l'objet est composé).
Quelles sont ces idées dont l'objet est simple ? Dans le cadre de la typologie des idées
qu'envisage Descartes en fonction de leur origine, à savoir idées innées, adventices et
factices159, il ne peut s'agir bien sûr que d'idées innées ou adventices (puisque les
idées factices ont justement pour agent l'esprit lui-même). La différence entre idées
innées et idées adventices ne semble pas fondamentale, puisque dans les deux cas il
s'agit d'idées dont l'agent n'est pas l'esprit lui-même. Du reste, dire qu'une idée est
innée ne signifie pas pour autant qu'elle est en permanence actuelle, ou que
l'attention de l'esprit se porte en permanence sur elle160. Descartes précise qu'il s'agit
en fait d'une faculté ou disposition « naturelle » de l'esprit à avoir cette idée* (il dit
même à « produire » cette idée, mais le terme est impropre au regard en tout cas de la
question de l'agent de l'idée : c'est l'esprit qui fait que l'idée innée est actuelle, en tant
que l'un de ses modes, mais l'objet ou la signification de l'idée résulte de l'action d'un
autre agent sur lui)161. Or il nous semble que l'on pourrait dire la même chose des
idées adventices : une idée ne peut apparaître en mon esprit en « venant de dehors »
que si mon esprit a la faculté ou la disposition de réagir ainsi à l'agent extérieur. Mais
peu importe : encore une fois la distinction entre idées innées et adventices ne paraît
pas très importante et même si Descartes n'évoque comme idées dont l'objet est
simple que des idées innées† (à l'exception notable, peut-être, de la chose qui pense),
les conséquences en seraient les mêmes s'il s'agissait d'idées adventices. L'important
est que l'agent ne soit pas l'esprit lui-même.
Parmi les idées innées dont l'objet correspond à une substance, Descartes n'en
mentionne que deux, mais qui sont bien sûr au cœur même de sa métaphysique : il
s'agit de l'idée de moi (en tant qu'esprit) et de l'idée de Dieu‡. Nous y reviendrons.
*
†
‡
216
Dans les Notæ in programma, Descartes fait la comparaison avec la générosité, ou des maladies
comme la goutte ou la gravelle, qui sont « naturelles » à certaines familles, au sens où ces familles
présentent la « disposition ou la faculté de les contracter » (Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 807
« […] nous ne pouvons chercher ces notions simples ailleurs qu'en notre âme, qui les a toutes en
soi par sa nature, […]. » Lettre à la Princesse Élisabeth du 21 mai 1643. Adam et Tannery, Vol. III
– page 666
« Elle [l'idée de Dieu] n'est pas aussi une pure production ou fiction de mon esprit ; car il n'est pas
en mon pouvoir d'y diminuer ni d'y ajouter aucune chose. Et par conséquent il ne reste plus autre
chose à dire, sinon que, comme l'idée de moi-même, elle est née & produite avec moi dès lors que
j'ai été créé. » Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX –
page 41
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
Toutes les autres idées innées sont relatives à des Notions, et non à des Faits.
Descartes ne cessera de répéter que nous avons les idées relatives à un certain
nombre de Notions, sans qu'il soit nécessaire de les apprendre, ou qu'on nous les
explique par une définition — ce qui veut dire que l'agent de ces idées est une chose
donnée, car nous ne pouvons modifier ces idées que nous "trouvons" toujours déjà en
nous. Dans une lettre à la Princesse Élisabeth, Descartes regroupe ces idées relatives
à ce qu'il appelle des « notions primitives » en quatre genres : celles qui ont un
caractère général ; celles qui concernent les corps ; celles qui concernent l'esprit ; et
celles qui portent sur l'union de l'âme et du corps.
« Et il n'y a que fort peu de telles notions [primitives] ; car, après les plus
générales, de l'être, du nombre, de la durée, &c., qui conviennent à tout ce
que nous pouvons concevoir, nous n'avons, pour le corps en particulier,
que la notion de l'extension, de laquelle suivent celles de la figure & du
mouvement ; & pour l'âme seule, nous n'avons que celle de la pensée, en
laquelle sont comprises les perceptions de l'entendement & les
inclinations de la volonté ; enfin, pour l'âme & le corps ensemble, nous
n'avons que celle de leur union, de laquelle dépend celle de la force qu'a
l'âme de mouvoir le corps, & le corps d'agir sur l'âme, en causant ses
sentiments & ses passions. » Lettre à la Princesse Élisabeth du 21 mai
1643. Adam et Tannery, Vol. III – page 665*
On notera que Descartes estime qu'il y a peu de telles « notions primitives » (ou
« natures simples »)162. Et en effet, on en trouve somme toute assez peu mentionnées
dans ses autres écrits. On peut citer, en plus de celles qui figurent dans l'extrait cidessus, dans la catégorie des Notions générales, les Notions de « chose »163 et
d'« existence »164 ; pour les corps, on trouve encore les Notions de « couleurs »,
« sons », « douleur »165 ou de « lieu »166 ; et enfin, pour l'âme, Descartes mentionne
aussi le « doute »167. Mais en fait les Notions primitives sont bien plus nombreuses
qu'il n'apparaît ici, car les termes utilisés ont un caractère très général (voire
dénotent des universaux, comme le « nombre » et la « durée »). Les « figures », par
exemple, comportent le triangle†, la sphère et toutes les autres figures géométriques
simples168.
*
†
Dans la lettre suivante, en date du 28 juin 1643, toujours à la Princesse Élisabeth, Descartes
rappelle les trois derniers genres, relatifs à « la notion que nous avons de l'âme, celle du corps, &
celle de l'union qui est entre l'âme & le corps » (Lettre à la Princesse Élisabeth du 28 juin 1643.
Adam et Tannery, Vol. III – page 691)
« […] lorsque nous avons la première fois aperçu en notre enfance une figure triangulaire tracée
sur le papier, […] l'idée véritable du triangle était déjà en nous […]. » Méditations Métaphysiques
– Réponses aux Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 829
L'éthique cartésienne de la pensée
217
Les idées et les choses
La vérité des idées
Il vaut la peine de s'arrêter un instant sur le cas de la « pensée ». Il s'agit donc d'une
« notion primitive », c'est-à-dire d'une chose donnée dont nous avons l'idée (innée,
en l'occurrence). Dans La Recherche de la Vérité, Descartes dit qu'il est inutile de
définir « le doute et la pensée », tout autant qu'« il serait inutile de définir ce que
c'est que le blanc pour le faire comprendre à un aveugle » : « il suffit de douter et de
penser. Cela nous apprend tout ce que nous pouvons savoir à cet égard » (La
Recherche de la Vérité. Ferdinand Alquié, Vol. 2 – page 1137). En effet, lorsque je
pense (ou que je doute, mais douter est aussi penser) mon esprit est affecté d'une
certaine "qualité", qui est la pensée que j'ai actuellement. Cette qualité de la
substance qu'est mon esprit (ou ce mode de la pensée) est une chose du monde
donné. Mais la conscience est toujours potentiellement réflexive : je peux avoir
conscience de cette chose donnée, cette qualité ou pensée. Et donc je peux aussi avoir
une conception en accompagnement de cette conscience réflexive, c'est-à-dire en
avoir l'idée (réflexive). Il faut comprendre que l'agent de cette idée réflexive est bien
une chose du monde donné (la pensée en tant que qualité de mon esprit), et non pas
mon esprit lui-même (en tant qu'il peut être l'agent de telle de ses pensées). L'objet
d'une idée réflexive n'est pas le fruit de la fantaisie de l'esprit, ni de son pouvoir
d'agencement (comme dans le raisonnement). Même dans le cas où la pensée
considérée résulte d'une action de l'esprit, une volonté par exemple, l'idée réflexive
qui porte sur cette volonté ne résulte pas, elle, directement d'une action de l'esprit,
mais bien d'une action d'une autre chose du monde donné que l'esprit, à savoir cette
pensée singulière qu'est la volonté en question, et qui est ici une qualité de l'esprit, et
non pas l'esprit lui-même. Une idée réflexive est donc toujours vraie (mais ici encore,
cela ne veut pas dire que l'on ne peut pas se tromper dans le jugement que l'on porte
sur une idée, par exemple si l'on croit à tort qu'elle est réflexive, alors qu'elle est
factice). Ce résultat est évidemment d'une importance extrême. Mais cela nous
donne-t-il, pour autant, une idée de la Notion primitive qu'est « la pensée » ? Cette
Notion primitive est en fait l'essence des pensées, ou qualités de la substance esprit.
Et la question est alors de savoir comment on peut avoir l'idée de cette essence.
Et cette question est générale, et ne porte pas seulement sur le cas de la pensée.
Descartes, par exemple, affirme que « celui qui se promène dans une salle, sait bien
mieux entendre ce que c'est que le mouvement, que ne fait celui qui dit : est actus
entis in potentia prout in potentia » (Lettre au Père Mersenne du 16 octobre 1639.
Adam et Tannery, Vol. II – page 597) : ici encore, celui qui se promène entend peutêtre ce que c'est que "se promener dans une salle", mais comment fait-il pour
entendre, à partir de cette connaissance d'une chose singulière, le « mouvement »,
qui est l'essence de ce mouvement singulier ? Nous pensons que l'esprit a en fait une
idée (innée) de la relation d'essence qui structure le monde donné. Et lorsqu'il a l'idée
d'une chose singulière, il lui "applique" en quelque sorte l'idée de la relation
218
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
d'essence : autrement dit, il élabore une nouvelle idée dont l'objet est dans la position
d'une essence par rapport à l'objet de l'idée initiale. C'est cette manière d'opérer qu'a
bien identifiée Descartes pour ce qui est des Notions particulières que sont les
propriétés, en disant que « c'est le propre de notre esprit, de former les propositions
générales de la connaissance des particulières » (Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 111)169. Et, pour
ce faire, dans le cas d'une essence, l'esprit utilise le fait que l'essence est le noyau
commun (ou minimal) des propriétés des choses singulières dont elle est l'essence (cf.
page 146). Mais si, en opérant ainsi, l'esprit aboutit à une idée dont l'objet est simple,
alors c'est que cet objet représente bien une chose donnée, et cette chose est une
essence, et plus précisément l'essence de la chose dont nous avions initialement
l'idée. Autrement dit, la chose donnée qu'est une essence agit sur mon esprit, non pas
directement, mais par l'intermédiaire de deux autres agents : une (ou plusieurs)
chose singulière qui agit directement, puis mon esprit lui-même qui agit en cherchant
à identifier l'essence de cette chose singulière. Mais cette action de l'esprit ne consiste
pas à produire l'idée de l'essence, comme la fantaisie peut le faire, ou la volonté ; il
s'agit plutôt d'une action qui s'apparente à l'attention : il faut porter son attention sur
l'essence d'une chose singulière pour percevoir cette essence. On pourrait dire qu'une
chose singulière, lorsqu'elle est perçue par l'esprit, comporte la relation d'essence
dans laquelle elle est impliquée, mais cette relation nécessite, pour être perçue ellemême, une attention particulière de l'esprit. C'est ce que l'on pourrait appeler "avoir
une pensée éidétique", qui consiste donc à avoir l'idée de l'essence d'une chose
singulière dont on a l'idée.
Nous venons de voir, dans le cas de l'essence, que l'esprit peut avoir l'idée d'une
relation qui structure le monde donnée. En fait, ceci est général : les relations qui
structurent le monde donné étant des choses données, elles peuvent agir sur l'esprit,
et lorsqu'elles sont simples, alors l'idée correspondante est directement vraie*. C'est le
cas, par exemple, des « vérités éternelles » comme « on ne saurait faire quelque chose
de rien », ou « il est impossible qu'une même chose en même temps soit & ne soit
pas » et « quantité d'autres semblables » (cf. extrait des Principes de la Philosophie
cité page 149). Et, de même que précédemment, si ces vérités sont des Notions (c'est-
*
« […] j'ai remarqué certaines lois, que Dieu a tellement établies en la nature, & dont il a imprimé
de telles notions en nos âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions douter
qu'elles ne soient exactement observées, en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. » Discours
de la Méthode – Cinquième Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 41
L'éthique cartésienne de la pensée
219
Les idées et les choses
La vérité des idées
à-dire des vérités nécessaires), l'esprit en a l'idée en portant son attention sur
l'essence d'une vérité contingente dont il a l'idée.
L'esprit a donc les idées (qui sont vraies) des relations simples. Or, il dispose de la
faculté d'appliquer (ce qui est une action de sa part, action que l'on appelle
"raisonner") ces idées de relations aux objets de ses propres idées, quelles qu'elles
soient (c'est-à-dire qu'elles proviennent de sa propre action ou de celle d'une chose
donnée). Raisonner consiste à "remplacer" les termes qui sont liés dans l'idée que j'ai
d'une relation (Notion qui est une chose donnée), par les objets de certaines de mes
autres idées (c'est ce que l'on appelle communément "raisonner sur ses idées"), que
ces objets représentent ou non des choses données (ou que je sache ou non qu'elles
représentent de telles choses données), ou que ces objets soient ou non du type exigé
par la relation en question (c'est-à-dire du type des choses qui sont effectivement
dans cette relation dans le monde donné, et dont j'ai les idées). Raisonner "juste" ou
"correctement" n'est rien d'autre qu'appliquer mon idée d'une relation à des objets
d'idées qui sont bien du type des choses qui sont dans cette relation dans le monde
donné. Par exemple, si je dis que le rire étant le propre de l'homme tous les hommes
rient, je raisonne faussement car j'applique la relation (qui se trouve dans le monde
donné) qui veut qu'une propriété de l'essence vaut pour toutes les choses qui ont pour
essence cette essence, à l'objet d'une idée (le rire) qui n'appartient pas à l'essence de
l'homme (je confonds le type "propre" avec le type "essence"). Mais, qu'il raisonne
juste ou faux, l'esprit peut ainsi, en raisonnant, produire de nouvelles idées, dont il
est en conséquence clairement l'agent, soit de relations complexes (en combinant
plusieurs idées de relations simples), soit de relations contingentes (en appliquant ses
idées de relations à des objets du type "chose singulière"). Une telle de ces nouvelles
idées, dont l'esprit est l'agent, et qui sont donc des idées « factices », obtenues par
« déduction », peut pourtant être vraie, si son objet est le même que celui qu'aurait
produit une chose du monde donné en agissant directement sur l'esprit. D'autre part,
je peux avoir des idées dont l'agent est une chose donnée autre que mon esprit (c'està-dire des idées innées ou adventices), mais dont l'objet n'est pas simple. C'est-à-dire
que je peux le diviser, et donc je ne peux pas savoir par ce moyen que je n'en suis pas
l'agent, justement (puisque je sais seulement que les idées dont l'objet est simple
n'ont pas été produites par mon esprit). Dans les deux cas*, que je ne sais d'ailleurs
*
220
« […] nous parvenons par une double voie à la connaissance des choses, à savoir, par l'expérience
ou par la déduction. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle II. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page
83
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
pas discriminer, je me retrouve face à une idée dont l'objet est composé*. Il s'agit de la
seconde approche (après l'identification des idées dont l'agent est directement une
chose donnée) qu'il est nécessaire d'examiner pour recenser l'ensemble des idées
vraies. Comme précédemment, la vérité d'une telle idée ne peut être établie qu'après
une action de l'esprit, et non pas par un "simple regard de l'esprit". Et cette action
consiste à nouveau à diviser l'objet de l'idée en question, mais il ne s'agit plus
seulement de s'intéresser au fait qu'il est possible ou non d'effectuer cette division
(puisque cette fois cette action est, par hypothèse, possible), mais d'analyser l'objet,
c'est-à-dire de s'intéresser aux objets élémentaires qui le composent. Mais cette
analyse n'est pas la même, selon que l'objet composé est du type Notion ou du type
Fait. Nous disons que l'objet est "du type" Notion ou Fait et non pas qu'il est une
Notion ou un Fait car l'objet d'une idée n'est pas une chose du monde donné. Mais,
comme nous l'avons vu, l'esprit a l'idée des relations qui structurent le monde donné,
et en particulier celle de la relation d'essence. Il peut alors appliquer cette idée de la
relation d'essence aux objets de ses idées, et reconnaître ainsi ceux qui occupent dans
cette relation (factice) la position d'une Notion ou celle d'un Fait.
Si l'objet de mon idée est du type Notion, son analyse conduit à des objets
élémentaires qui appartiennent eux aussi à ce type. La manière dont ces objets
élémentaires sont composés, c'est-à-dire la relation qui existe entre eux, est ellemême l'objet d'une idée, objet du type Notion. Il peut donc se faire que tous ces objets
élémentaires, y compris la relation qui les associe dans l'objet composé initial, soient
des objets simples, c'est-à-dire qu'ils représentent tous des Notions. En ce cas, et si
j'ai raisonné juste (c'est-à-dire si je vérifie bien que les objets élémentaires qui
entrent dans la relation sont du type requis pour cette relation), l'idée initiale est
vraie†. En effet, chaque idée élémentaire est directement vraie, et représente donc une
chose donnée (une Notion) ; en outre, l'idée de la relation entre les objets
élémentaires représente elle aussi une chose donnée (une vérité nécessaire) ; donc la
chose du monde donné qui résulte de l'application de cette vérité nécessaire aux
Notions représentées par les objets élémentaires, si elle agissait sur mon esprit,
provoquerait en celui-ci une idée dont l'objet serait le même que celui dont on est
parti (et d'ailleurs, peut-être est-ce ce qui s'est passé). L'exemple type qui peut être
*
†
cf. extrait déjà mentionné page 55 note 42 : « Nous disons, sixièmement, que pour ces natures que
nous appelons composées, nous pouvons les connaître parce que nous faisons l'expérience de ce
qu'elles sont, ou bien parce que nous les composons nous-mêmes. » Règles pour la direction de
l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 149
« [les connaissances] ne consistent qu'en la composition de choses qui sont connues par ellesmêmes. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 155
L'éthique cartésienne de la pensée
221
Les idées et les choses
La vérité des idées
donné est celui de la propriété du triangle d'avoir ses angles égaux à deux droits :
l'analyse de cette idée conduit à une essence simple, celle du triangle, et à des vérités
nécessaires, simples elles aussi, dont la combinaison (qui est elle-même une vérité
nécessaire) produit cette propriété. La propriété du triangle d'avoir ses angles égaux à
deux droits est donc vraie, c'est-à-dire que l'idée que j'en ai représente bien une chose
donnée. Mais toutes les autres propriétés du triangle que je connais ainsi, par des
idées vraies, au sens où la vérité d'une idée est ici définie, sont elles aussi des choses
données. Et c'est toute la logique et toute la mathématique qui relèvent de cette
approche.
Deux remarques sont à formuler ici. Si je découvre demain une nouvelle propriété
mathématique, dont je n'ai encore jamais eu l'idée (et donc dont personne non plus
n'a jamais eu l'idée, à ma connaissance), cette propriété sera elle aussi une chose
donnée, c'est-à-dire qu'elle "aura toujours été vraie" (cf. l'expression de Descartes :
« vérité éternelle »). Mais il faut comprendre pourquoi, ou comment cette idée est
vraie. Le raisonnement de mon esprit, en combinant des essences et des vérités
nécessaires (ou plutôt : leurs idées), produit de nouvelles idées. Ces nouvelles idées, à
ce stade, ne sont pas vraies, puisque c'est mon esprit qui en est l'agent. Elles ne
peuvent "devenir vraies" qu'après vérification, que ce soit par moi-même ou par
autrui. Lorsque j'analyse une telle de ces idées et que j'aboutis à des objets
élémentaires simples, je perçois alors, grâce à mon action d'analyse, la vérité de cette
idée. Cette idée représente une chose donnée, et la manière dont elle a été
effectivement produite (par mon raisonnement, ou par le raisonnement du
mathématicien qui l'a "découverte" avant moi, ou par action directe, c'est-à-dire par
"intuition") n'a aucune importance. L'universalité des mathématiques s'explique
ainsi. Une vérité mathématique appartient à tout le monde, car elle est une chose
donnée, mais cependant elle n'est vraie pour chacun que si chacun est à même de la
comprendre, c'est-à-dire de l'analyser en objets élémentaires simples.
La deuxième remarque porte sur l'extension du monde donné. Dans l'idée cartésienne
du monde donné il y a des vérités nécessaires qui sont des relations générales entre
choses données. Ces vérités nécessaires semblent avoir une vertu "productive", en
quelque sorte, au sens où leur application à des choses données conduit à de
"nouvelles" choses données. Mais il ne faut pas se tromper : ces "nouvelles" choses
données sont des choses du monde donné, tout simplement. Elles ne sont en rien
"nouvelles". C'est pour l'esprit qui les découvre qu'elles apparaissent "nouvelles", que
cette découverte s'effectue par une action directe de ces choses sur l'esprit ou par leur
construction par l'esprit lui-même. En particulier, il ne faudrait pas croire que l'esprit
"crée" de telles choses par sa puissance de raisonnement. Les mathématiciens ne s'y
trompent d'ailleurs généralement pas : même à l'issue d'une très longue chaîne de
raisonnements, lorsqu'ils arrivent à une "nouvelle" vérité, leur expérience intime
222
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
relève bien plus du sentiment de la découverte que de celui de l'invention. C'est pour
exprimer cela que, parfois, on dit que les propriétés du triangle, par exemple, sont "en
puissance" dans le triangle. Mais ce ne sont pas ces propriétés qui, à proprement
parler, sont "en puissance" ; c'est bien plutôt l'esprit qui est "en puissance" d'en avoir
les idées, puisque ce sont des choses données, et que les choses données sont
justement tout ce qui est susceptible d'agir sur l'esprit en provoquant en lui une idée
correspondante.
Mais tout ce que nous venons de voir (y compris toutes les mathématiques) n'est pas
le plus important pour Descartes : l'essentiel est de connaître les Faits*, c'est-à-dire
d'en avoir des idées vraies. Cinq types de Faits sont ici à examiner.
1) Tout d'abord, les Faits spirituels que sont mon esprit et ses qualités (mes pensées,
qu'elles soient simples ou complexes). Les idées que j'en ai (idées réfléchies) sont
directement vraies, comme nous l'avons vu.
2) Il y a ensuite l'idée d'un autre être spirituel, qui est Dieu, mais que nous
examinerons ultérieurement.
3) Le troisième type de Faits concerne les autres esprits humains (et leurs pensées) :
dans quel cas l'idée que j'ai que tel être devant moi est un homme, c'est-à-dire est
une chose qui pense, et qu'il a précisément telle pensée, dans quel cas, donc, une
telle idée est-elle vraie ? Descartes ne donne qu'une piste de réponse, à partir du
langage, que nous avons évoquée au début de cette étude (cf. page 37). Mais on ne
peut pas dire qu'il ait véritablement étudié cette question pour elle-même, et de
toute façon sa piste de réponse utilise la médiation des corps, ce qui la ramène aux
deux derniers types de Faits ci-après.
4) J'ai aussi une idée de l'union de l'âme et du corps — qui est en fait une idée de
l'union de mon âme et de mon corps. Il s'agit d'une idée composée, et on peut
considérer, d'un certain point de vue, qu'un traité comme Les Passions de l'Âme
consiste à en faire l'analyse au sens où nous en avons parlé ci-dessus. Cette analyse
conduit à des objets élémentaires qui sont « la force qu'a l'âme de mouvoir le
corps, & le corps d'agir sur l'âme, en causant ses sentiments & ses passions » (cf.
l'extrait de la lettre à la Princesse Élisabeth du 21 mai 1643, cité page 217). Or ces
*
« […] lors j'ai dit que cette proposition : JE PENSE, DONC JE SUIS, est la première & la plus certaine
qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre, je n'ai pas pour cela nié qu'il ne fallût
savoir auparavant ce que c'est que pensée, certitude, existence, & que pour penser il faut être, &
autres choses semblables ; mais, à cause que ce sont là des notions si simples que d'elles-mêmes
elles ne nous font avoir la connaissance d'aucune chose qui existe, je n'ai pas jugé qu'elles dussent
être mises ici en compte. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery,
Vol. IX - page 29
L'éthique cartésienne de la pensée
223
Les idées et les choses
La vérité des idées
objets représentent des « notions primitives », et l'idée que j'ai de l'union de mon
âme et de mon corps est donc vraie, sous réserve que l'analyse qui en est faite est
correcte (c'est-à-dire que les autres objets élémentaires, du type relations, qui la
composent, représentent bien des vérités nécessaires). Mais il n'y a pas que l'idée
de l'union de mon âme et de mon corps : il y a aussi l'idée ou les idées qui portent
sur l'union des autres esprits et des autres corps. Nous voulons dire par là les idées
que j'ai des actions des autres hommes (en tant qu'esprits) sur le monde matériel
et des actions du monde matériel sur les autres hommes (toujours en tant
qu'esprits). Et ces idées sont aussi celles des actions des hommes les uns sur les
autres, car les hommes, en tant qu'esprits, interagissent grâce à la médiation de la
matière (à l'exception peut-être d'une éventuelle action directe d'un esprit sur un
autre). La question de la vérité de toutes ces idées fait l'objet de ce que nous
appelons aujourd'hui "les sciences humaines" — écologie, économie, psychologie,
sociologie, anthropologie, histoire, politique… Descartes n'évoque pas cette
question.
5) Reste le dernier type de Faits, qui concerne les corps. Nous lui consacrerons un
chapitre entier. Mais disons tout de suite que la méthode analytique que nous
avons vue précédemment ne fonctionne pas ici. C'est que jamais dans l'analyse
d'un objet corporel on n'arrive à des objets élémentaires qui soient tous simples.
Ceci est dû au fait que l'essence des corps présente comme propriété d'être
indéfiniment divisible. La conséquence en est que jamais l'analyse de l'idée que j'ai
d'un corps (que ce soit d'une substance, d'une qualité ou d'une propriété
corporelles, car même dans ces deux derniers cas je dois aussi avoir l'idée d'une
substance corporelle, et c'est celle-ci qui est divisible à l'infini) ne me permet de
percevoir que les éléments qui composent l'objet de cette idée n'ont pas pour agent
mon esprit lui-même. On peut considérer que l'échec ici de la méthode analytique
est exprimé de la manière suivante par Descartes :
« […] remarquer que l'existence possible est contenue dans le concept ou
l'idée de toutes les choses que nous concevons clairement & distinctement,
mais que l'existence nécessaire n'est contenue que dans la seule idée de
Dieu. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Premières
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 92*
*
224
Et aussi : « Dans l'idée ou le concept de chaque chose, l'existence y est contenue, parce que nous ne
pouvons rien concevoir que sous la forme d'une chose qui existe ; mais avec cette différence que,
dans le concept d'une chose limitée, l'existence possible ou contingente est seulement contenue, &
dans le concept d'un être souverainement parfait, la parfaite & nécessaire y est comprise. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page
128
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
Nous reviendrons sur ce qu'il faut entendre exactement par « concevoir clairement et
distinctement », mais nous savons déjà qu'il s'agit là, pour Descartes, de la meilleure
conception possible. Or, même en ce cas, seule « l'existence possible » pour l'objet
d'une telle idée nous est donnée, alors qu'il faudrait avoir « l'existence nécessaire ».
En effet, si la méthode analytique conduisait à des objets élémentaires qui soient tous
simples on pourrait dire que l'idée initiale est vraie, ce qui, pour l'idée d'une
substance, signifie que son objet représente une substance qui est une chose du
monde donné, c'est-à-dire une chose qui "existe". Et cette « existence » pourrait bien
être qualifiée de « nécessaire », puisqu'elle serait donnée à la perception de mon
esprit. Et elle serait « contenue dans le concept ou l'idée », puisqu'elle apparaîtrait à
l'issue d'une opération d'analyse de cette idée. Mais nous n'avons que l'« existence
possible »…
Mais qu'est-ce qu'une « existence possible » ? Descartes ne le dit pas explicitement.
Mais l'examen de son œuvre scientifique permet de répondre à cette question : il
s'agit d'une existence qui est compatible avec le reste du monde. Nous ne sommes pas
loin du concept de "compossibilité" tel que Leibniz l'introduira. Le monde donné est
structuré. Chaque chose du monde donné, et c'est vrai en particulier pour chaque
chose corporelle, est prise dans tout un ensemble de relations avec un grand nombre
d'autres choses données. L'objet d'une idée a alors une « existence possible » s'il
respecte toutes les relations dans lesquelles il entrerait s'il représentait effectivement
une chose du monde donné. Si tel est le cas, ce qui est possible, en fait, c'est que mon
idée ait pour agent une chose donnée (celle-là justement), c'est-à-dire qu'elle soit
vraie. On introduit ici un nouveau concept, qui est la "vérité possible" d'une idée.
Illustrons cela par quelques exemples.
Toute chose donnée singulière a une essence. Eh bien, pour que l'idée d'un objet
corporel puisse être vraie, il faut déjà que j'aie l'idée vraie d'une Notion qui serait
l'essence de la chose éventuellement représentée :
« […] selon les lois de la vraie Logique, on ne doit jamais demander
d'aucune chose, si elle est, qu'on ne sache premièrement ce qu'elle est. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Premières Objections. Adam
et Tannery, Vol. IX – pages 85-86 (Passage déjà cité page 166)
Tout Fait du type substance ou qualité a nécessairement une cause (cf. page 183).
C'est pourquoi l'objet corporel d'une idée ne peut représenter une chose du monde
donné que si j'ai l'idée vraie — ou au moins "possiblement" vraie — de la cause de
cette chose donnée. Cette règle est évidemment de la plus grande importance dans les
sciences, et toute l'œuvre scientifique de Descartes peut être vue comme un immense
effort d'identification des causes des objets qui, dans nos idées, nous paraissent
L'éthique cartésienne de la pensée
225
Les idées et les choses
La vérité des idées
devoir représenter les choses corporelles du monde donné. Mais il faut ici souligner
l'originalité de la démarche cartésienne par rapport à l'approche communément
adoptée en matière de recherche scientifique. Le savant, habituellement, constate un
fait et cherche la cause qui a provoqué ce fait. Ce qui prouvera la cause, c'est l'effet
dont il est parti. Descartes, lui, ne part pas de l'effet comme d'une vérité. C'est la
cause qui prouvera l'effet, ce dernier ne devenant vrai (ou possiblement vrai) que du
fait justement qu'il a une cause : « […] j'ai dessein d'expliquer les effets par leurs
causes, & non les causes par leurs effets ; […]. » (Les Principes de la Philosophie –
Troisième Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 105). Le résultat du travail
scientifique consiste généralement en la découverte de nouvelles choses, qui étaient
jusqu'alors cachées, mais dont l'existence rend compte de phénomènes connus, qui
deviennent alors les effets de ces causes. Descartes, au contraire, ne prétend pas
découvrir, dans sa physique, l'existence des « éléments » de matière des trois types
qu'il a identifiés (cf. notamment les « éléments de matière subtile ») ; ces
« éléments » de matière restent à l'état d'hypothèses. Mais ces hypothèses lui
permettent de déduire tous les phénomènes observés dans la nature. Le monde
matériel tel qu'il en a l'idée, c'est-à-dire constitué de corps dont l'essence est
l'étendue, est alors possiblement vrai, car il est entièrement expliqué par les causes
que sont ces « éléments » de matière et leurs mouvements. Ce qui montre bien
l'originalité (et l'étrangeté pour les hommes d'aujourd'hui) de la démarche
cartésienne, c'est que Descartes affirme même qu'à partir des « principes » qu'il a
proposés il est possible de déduire bien plus d'effets qu'il n'y en a dans le monde
donné, et que le rôle de l'expérience (non pas l'expérience conçue et montée par le
savant, mais l'expérience au sens de ce qui nous arrive normalement par les sens) est
alors de sélectionner les effets qu'il convient de retenir*, ces derniers n'étant
cependant éligibles au statut de réalité que parce qu'il a déjà été vérifié qu'ils entrent
bien dans une relation de causalité : l'expérience seule, en effet, ne nous autoriserait
pas à considérer comme réel ce qu'elle nous montre. Tout cela confirme bien que le
but est de valider les effets, et non pas les causes.
L'existence (possible) d'une substance, c'est-à-dire la vérité (possible) d'une idée dont
l'objet est du type substance, "se transmet" en quelque sorte, par la relation
*
226
« Or les principes que j'ai ci-dessus expliqués, sont si amples, qu'on en peut déduire beaucoup plus
de choses que nous n'en voyons dans le monde, […]. » Les Principes de la Philosophie – Troisième
Partie. Adam et Tannery, Vol. IX – pages 104-105. Et le titre de l'article dans lequel figure ce
passage est le suivant : « Des Phénomènes ou expériences, & à quoi elles peuvent ici servir ».
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
d'accident, aux qualités de cette substance*. Nous voulons dire que si j'ai une idée
dont l'objet est du type "qualité", c'est-à-dire que cet objet est dans une relation
d'accident avec l'objet d'une autre idée, qui est, lui, de type substance, et que cette
autre idée est vraie ou possiblement vraie (la substance qui est représentée bénéficie
d'une existence, éventuellement seulement possible), alors l'idée que j'ai de cette
qualité est elle aussi vraie, ou possiblement vraie.
Nous venons de voir trois exemples de relations qui interviennent dans la "vérité
possible" d'une idée dont l'objet est corporel : la relation d'essence, la relation de
causalité et la relation d'accident. Mais toutes les relations qui structurent le monde
donné (comme la relation du tout, les relations de similitude ou d'inégalité, les
relations d'ordre etc.) interviennent, ou peuvent intervenir. Une idée dont l'objet est
corporel n'est possiblement vraie que si cet objet respecte toutes les relations dans
lesquelles entrerait la chose du monde donné qui serait représentée par lui. Une fois
de plus cette qualité de "possiblement vraie" ne se donne pas en lecture directe sur
l'idée elle-même. L'esprit doit à nouveau se montrer actif, et plus encore que dans le
cas des idées des Notions complexes par exemple. Tout d'abord, il lui faut
généralement commencer également par une analyse de l'objet dont il a l'idée, afin de
réduire sa complexité éventuelle à un ensemble d'objets élémentaires. Et, pour ceux
de ces objets élémentaires qui sont du type corporel, il lui faut chercher les relations
dans lesquelles ils devraient entrer avec les choses données déjà connues. Mais on
voit tout de suite que cette recherche dépend essentiellement de l'idée que j'ai du
monde, c'est-à-dire de l'ensemble actuel de mes idées vraies ou possiblement vraies.
La compatibilité d'un objet avec le monde ne peut signifier en fait que la
compatibilité de cet objet avec ma vision du monde. Cette vision actuelle que j'ai du
monde est ce que nous appellerons, en reprenant le terme utilisé par Descartes, ma
créance actuelle. Nous l'étudierons dans un chapitre suivant.
Pour une idée dont l'objet est corporel, nous arrivons ainsi à une notion de "vérité
possible", qui, comme toute vérité d'une idée, ne peut être perçue qu'après une action
de l'esprit, mais qui paraît bien, en plus, dépendre du sujet qui a cette idée. En effet,
une telle idée est possiblement vraie si elle est compatible avec la créance du sujet,
c'est-à-dire avec sa vision du monde. Or la vision que j'ai du monde n'est pas la même
que celle d'un autre homme, car, par exemple, je n'ai pas eu les mêmes expériences
que lui ; et de plus ma propre vision évolue dans le temps, par exemple en y intégrant
*
« […] de cela même que l'on conçoit une chose comme appartenant à une chose existante, on
conçoit nécessairement en même temps que cette chose existe. » Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Septièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 1020
L'éthique cartésienne de la pensée
227
Les idées et les choses
La vérité des idées
cette chose dont je viens de constater qu'il est possible qu'elle existe. Mais ne nous
méprenons pas : cela ne veut pas dire que le monde donné serait subjectif. Ce qui est
subjectif, c'est la connaissance que l'on en a. Telle idée que j'ai m'apparaît
"possiblement vraie", alors que ce ne sera pas le cas pour autrui, ou pour moi-même
demain. Il n'empêche que cette idée est effectivement possiblement vraie, c'est-à-dire
qu'elle est bien compatible avec ma créance actuelle (si je suppose que je ne me suis
pas trompé dans mon analyse de l'objet de cette idée). Cela veut dire qu'elle a pu être
provoquée en moi par un agent autre que mon esprit lui-même, et non pas qu'elle a
été provoquée par un tel agent. Peut-être que demain l'analyse que je ferai à nouveau
de cette idée me montrera qu'elle n'est pas vraie, au sens non pas que je verrais
directement que j'en suis en réalité l'agent (car cela, j'aurais pu le voir déjà la
première fois, si je pouvais vraiment le savoir) mais qu'il y aurait incohérence à ce
que le monde donné, tel que j'en ai la vision à présent, comprenne une chose qui
serait représentée par l'objet de cette idée. Et cette nouvelle incompatibilité
proviendra de ce que ma créance, ou ma vision du monde, aura évolué entre-temps.
Le monde donné, lui, n'aura pas changé pour autant (même s'il change aussi, mais ce
n'est pas la question ici). Seule aura changé ma connaissance du monde. La vérité
possible d'une idée est fonction, non seulement de l'idée elle-même, mais aussi de ma
créance. L'idée elle-même, en tant que mode de l'esprit, est une chose du monde
donné. Mais nous verrons que ce n'est pas le cas de la créance, qui n'est pas une
pensée. En conséquence, et contrairement à la vérité d'une idée, la vérité possible
d'une idée n'est pas une chose donnée : c'est mon esprit qui en est l'agent.
Cette dernière conclusion est évidemment très importante. Mais Descartes veut que
la vérité d'une idée puisse être accessible à l'esprit humain. Autrement dit, il veut que
la vérité possible soit la vérité. C'est Dieu qui lui servira à effectuer ce passage,
comme nous le verrons dans le chapitre intitulé Dieu, garant de la cohérence (page
279).
Nous venons de voir, non seulement ce qu'est la vérité d'une idée, mais aussi
comment, et dans quelle mesure, l'esprit peut savoir qu'une de ses idées est vraie. En
conséquence, lorsque je sais que telle de mes idées est vraie, et que l'objet de cette
idée est du type propriété, je sais aussi, bien sûr, que cette propriété est vraie aussi
dans le monde donné. C'est ce qui est exprimé par la maxime : « du connaître à l'être
la conséquence est bonne »170, qui peut paraître paradoxale si l'on considère que la
connaissance consiste à traduire l'être, qu'en conséquence elle est ce qu'elle est parce
que l'être est ce qu'il est, et donc que c'est elle la conséquence de l'être (et non
l'inverse). Mais il faut prendre garde à ce que l'adjectif "vrai" n'a pas le même sens
lorsqu'on dit qu'une idée est "vraie" et qu'une propriété est "vraie" dans le monde.
228
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
La vérité des idées
Dire qu'une propriété est "vraie" dans le monde donné, signifie qu'elle est une chose
donnée, tout simplement (une vérité contingente ou nécessaire). Dire qu'une idée est
"vraie", signifie qu'elle représente une chose donnée, et si cette chose représentée est
du type propriété, il va de soi que la propriété en question est "vraie" dans le monde
donné, puisqu'elle est une chose de ce monde donné. Ce qui est "premier", si l'on
veut, c'est toujours la chose donnée. Je n'ai une idée vraie que si une chose donnée a
agi sur mon esprit et provoqué cette idée. Dans le cas de Dieu, par exemple, Descartes
ne dit pas qu'il existe parce que son existence est comprise dans l'idée qu'il a de Dieu,
mais au contraire que l'existence est comprise dans l'idée qu'il a de Dieu parce que
Dieu existe "réellement" (pour ne pas dire ici "dans le monde")171. Du moins si son
idée de Dieu est vraie, bien sûr — et toute sa démonstration de la Troisième
Méditation consiste justement à établir que cette idée n'a pas pour agent son propre
esprit.
Lorsqu'on lit l'œuvre de Descartes on peut avoir l'impression qu'il ne parle finalement
que des idées qu'il a sur le monde, et non pas du monde donné lui-même. C'est ce qui
conduira l'Hyperaspistes, l'une des personnes qui lui firent des objections sur ses
Méditations Métaphysiques, à lui reprocher que sa « métaphysique n'établit rien du
tout, que ce qui appartient à [la] connaissance » (Lettre à l'Hyperaspistes d'août
1641. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 363). Mais ce serait se méprendre totalement.
En réalité, il parle du monde donné, des choses du monde donné. Mais il sait que tout
ce qu'il peut en connaître lui est donné à travers les idées qu'il en a, justement. C'est
pourquoi, pour découvrir des propriétés dans le monde donné, il les cherche dans les
idées qu'il a sur le monde. Et il sait que s'il ne travaille qu'à partir d'idées qui sont
vraies, alors ce qu'il aura découvert en elles représentera des propriétés du monde
donné. C'est ce qu'il écrit au Père Gibieuf :
« Car, étant assuré que je ne puis avoir aucune connaissance de ce qui est
hors de moi, que par l'entremise des idées que j'en ai eu en moi, je me
garde bien de rapporter mes jugements immédiatement aux choses & de
leur rien attribuer de positif, que je ne l'aperçoive auparavant en leurs
idées ; mais je crois aussi que tout ce qui se trouve en ces idées, est
nécessairement dans les choses. » Lettre au Père Gibieuf du 19 janvier
1642. Adam et Tannery, Vol. III – page 474
L'éthique cartésienne de la pensée
229
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
La clarté et distinction n'est pas la qualité d'une idée,
mais traduit une action de l'esprit sur cette idée, à
savoir l'analyse qui permet de s'assurer que l'agent de
cette idée n'est pas l'esprit lui-même – La vérité d'une
idée conçue clairement et distinctement n'a pas à être
démontrée, car elle résulte des définitions de la
conception claire et distincte et de la vérité – Je ne me
trompe jamais sur le fait que je conçois clairement et
distinctement une idée, mais je peux décider de croire
en la vérité d'une idée indépendamment de ce fait – Une
intuition est une conception accompagnée de la
conscience de l'absence d'action de l'esprit – L'idée que
l'on a par intuition est toujours vraie, mais peut être
obscure et confuse – Lorsqu'une intuition est
incompatible avec ma créance, je peux soit changer
cette idée, soit remettre en cause ma créance
Une idée est donc vraie, lorsque :
a) soit son objet est simple (c'est-à-dire qu'il ne peut être divisé par l'esprit) ;
b) soit l'analyse de son objet conduit à des objets élémentaires simples, la
composition de ces objets élémentaires étant elle-même un objet simple (c'est-àdire qu'elle représente une relation qui structure le monde donné) ;
c) soit son objet lui-même, ou les objets élémentaires obtenus par l'analyse de son
objet, respectent toutes les relations dans lesquelles entrerait la chose du monde
donné, qui serait ainsi représentée, avec le monde tel que j'en ai l'idée
actuellement ; mais en ce dernier cas la vérité de l'idée n'est que possible.
Ressortissent au premier cas ci-dessus, les idées des natures simples, des vérités
nécessaires et des substances spirituelles que sont le moi et Dieu. Dans le deuxième
cas, on trouve essentiellement les idées des objets et des propriétés logiques et
mathématiques. Enfin, la vérité possible, qui correspond au troisième cas, concerne
les idées dont les objets sont corporels, c'est-à-dire les idées qui relèvent de la
physique (et sans doute aussi celles dont les objets sont relatifs à ce que l'on appelle
aujourd'hui les "sciences humaines", mais dont ne parle pas Descartes).
230
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
Nous pensons que c'est ainsi qu'il faut comprendre le concept cartésien de « clarté et
distinction » d'une idée, c'est-à-dire comme l'analyse, par l'esprit, de l'objet de son
idée*, selon les trois points ci-dessus.
Clarté et distinction, intuition
Certes, Descartes donne une définition de ce qu'il entend par une idée claire et une
idée distincte, et cette définition paraît tout autre :
« J'appelle claire celle [la connaissance] qui est présente & manifeste à un
esprit attentif […]. Et distincte, celle qui est tellement précise & différente
de toutes les autres, qu'elle ne comprend en soi que ce qui paraît
manifestement à celui qui la considère comme il faut. » Les Principes de
la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 44
Il faut remarquer que cette définition n'apparaît que tardivement dans l'œuvre de
Descartes, puisqu'on ne la trouve que dans les Principes de la Philosophie, alors qu'il
utilise déjà abondamment ce concept bien plus tôt, et notamment dans les
Méditations. Il faut surtout remarquer que cette définition ne décrit pas quelque
chose qui serait comme une "qualité" d'une idée (sa clarté et sa distinction), car l'idée
elle-même n'est pas la seule à être impliquée dans cette définition : l'attitude de
l'esprit qui a cette idée intervient également. Pour qu'une idée soit claire et distincte,
il ne faut pas seulement que l'idée soit telle ou telle, mais aussi que l'esprit soit
« attentif » et qu'il « la considère comme il faut ». Et il ne faudrait pas comprendre
que cette attitude de l'esprit (qui est en fait une action de l'esprit) serait la condition
pour qu'il reconnaisse que son idée est claire et distincte, c'est-à-dire pour qu'il
perçoive cette éventuelle qualité dans son idée, mais qu'elle est bien la condition pour
que son idée soit effectivement claire et distincte. C'est pourquoi il nous paraît que
parler d'une idée "claire et distincte" est quelque peu dangereux, car on risque de
comprendre que la clarté et la distinction sont des qualités, "objectives" en quelque
sorte, d'une idée. Par contre, il n'y a pas ce risque lorsqu'on parle de concevoir
clairement et distinctement. "Concevoir clairement et distinctement" signifie, à nos
yeux, d'une part concevoir, c'est-à-dire avoir une idée — ce qui est une passion —, et
d'autre part se livrer à l'analyse décrite ci-dessus de l'objet de son idée† — ce qui est
une action.
*
†
Remarque : lorsque nous disons "l'analyse de l'objet de l'idée" il ne faut pas comprendre que "l'objet
de l'idée" ferait lui-même l'objet d'une idée (l'idée de l'objet-de-l'idée) ; ce qui n'est pas possible
puisque "l'objet d'une idée" n'est pas une chose du monde donné. "L'analyse de l'objet de l'idée"
signifie en fait l'analyse de l'idée en tant qu'elle a tel objet.
On retrouve cette idée d'"analyse" par l'esprit du contenu de son idée dans le passage suivant : « Et
notre conception n'est pas plus distincte, pource qu'elle comprend peu de choses, mais pource que
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
231
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
Nous prendrons ici trois exemples qui illustrent ce qu'entend Descartes par ce
concept de "clarté et distinction" d'une idée, et qui montrent qu'il correspond bien à
ce que nous en avons dit. Le premier exemple concerne la relation qui existe entre les
objets élémentaires qui composent l'objet complexe d'une idée. Pour que l'idée puisse
être considérée comme claire et distincte, l'analyse qu'opère l'esprit sur cet objet
complexe doit conduire à une relation qui peut représenter une relation du monde
donné. Donc si ces objets élémentaires sont contradictoires entre eux, l'objet initial
ne saurait représenter une chose donnée, et la conception en question est obscure et
confuse. Descartes pense qu'il en est justement ainsi de l'idée d'atome : « pour un
atome, il ne peut jamais être conçu distinctement, à cause que la seule signification
du mot implique contradiction, à savoir d'être corps & d'être indivisible. » (Lettre au
Père Mersenne du 30 septembre 1640. Adam et Tannery, Vol. III – page 191).
Le second exemple concerne la nature de l'objet dont j'ai l'idée. L'idée du froid172,
quand elle est obscure et confuse, a pour objet un corps, ou plus exactement une
qualité d'un corps. Mais l'analyse de cet objet conduit à considérer que le froid n'est
qu'une privation (de chaleur), et donc qu'il ne représente pas une chose du monde
donné. Si je modifie cette idée et que je la pense avec un objet dont la nature est cette
fois une sensation perçue par mon âme et provoquée par mon corps (via le sens du
toucher), alors cette nouvelle idée peut être claire et distincte.
Le troisième exemple illustre que la clarté et la distinction d'une idée dépendent de la
vision du monde qui est actuellement la mienne. Un aveugle-né « peut bien avoir une
idée claire et distincte du soleil comme d'une chose qui échauffe, quoiqu'il n'en ait
pas l'idée comme d'une chose qui éclaire et illumine. » (Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 835).
Autrement dit, l'idée claire et distincte du soleil qu'a un tel aveugle n'est pas la même
que l'idée claire et distincte qu'a du même soleil une personne qui jouit de la vue. Et
pourtant ces idées sont toutes deux claires et distinctes ; et elles sont donc toutes deux
vraies. Cet exemple montre aussi qu'une idée claire et distincte n'est pas une idée
"complète" de la chose qu'elle représente. Une idée peut être vraie sans être
complète*. Une idée qui représente une chose du monde donné ne la représente peut-
*
232
nous discernons soigneusement ce qu'elle comprend, & que nous prenons garde à ne le point
confondre avec d'autres notions qui la rendraient plus obscure. » Les Principes de la Philosophie –
Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 54
« […] nous disons que celui qui n'est pas versé dans la géométrie ne laisse pas d'avoir l'idée de tout
le triangle lorsqu'il le conçoit comme une figure composée de trois lignes, quoique les géomètres
puissent connaître plusieurs autres propriétés du triangle, et remarquer quantité de choses dans
son idée que celui-là n'y observe pas. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes
Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 – page 812
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
être pas totalement. Mais de toute façon on n'en sait jamais rien, puisque tout ce
qu'on connaît d'une chose donnée est contenu dans l'idée qu'on en a, justement.
On le sait, pour Descartes une conception claire et distincte est vraie :
« […] rien ne peut être clairement et distinctement conçu par qui que ce
soit qu'il ne soit tel qu'il le conçoit, c'est-à-dire qu'il ne soit vrai. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Septièmes Objections.
Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 960
Et aussi : « […] ce que l'on conçoit clairement et distinctement, par qui
que ce puisse être qu'il soit ainsi conçu, est vrai, et ne le semble ou ne le
paraît pas seulement ; […]. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Septièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 1016
Il affirme avoir "démontré" cela : « Dans la quatrième [Méditation], il est prouvé que
les choses que nous concevons fort clairement & fort distinctement sont toutes
vraies ; […]. » (Méditations Métaphysiques – Abrégé des six Méditations suivantes.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 11)173. La "démonstration" dont parle Descartes
consiste à s'appuyer sur la preuve qu'il a apportée dans la Troisième Méditation de
l'existence de Dieu qui, étant tout parfait, ne saurait nous tromper174. Mais cette
"démonstration" porte-t-elle vraiment sur le fait qu'une conception claire et distincte
est vraie ? Il nous semble qu'en réalité il s'agit pour Descartes de démontrer le bienfondé de la certitude que l'on peut avoir à l'égard d'une idée conçue clairement et
distinctement. Nous établirons ce point plus précisément dans le chapitre intitulé Le
choix de la cohérence (page 273). En quelques mots, disons cependant déjà que le
problème pour lequel Descartes croit devoir faire appel à la perfection de Dieu est
celui de la certitude relative à une idée que l'on sait avoir conçue clairement et
distinctement mais que l'on ne conçoit pas actuellement clairement et distinctement*.
Car le texte suivant (déjà cité page 71), qui fait immédiatement suite au passage
extrait de la Cinquième Méditation dans lequel Descartes rappelle qu'il a « déjà
amplement démontré que toutes les choses que je connais clairement et
distinctement sont vraies » est sans ambiguïté :
« Et quoique je ne l'eusse pas démontré, toutefois la nature de mon esprit
est telle, que je ne me saurais empêcher de les [les choses que je connais
clairement et distinctement] estimer vraies, pendant que je les conçois
*
« […] c'est autre chose de concevoir clairement, et autre chose de savoir certainement ; vu que
nous pouvons savoir certainement plusieurs choses, soit pour nous avoir été révélées de Dieu, soit
pour les avoir autrefois clairement conçues, lesquelles néanmoins nous ne concevons pas alors
clairement ; […]. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Septièmes Objections. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 1025
L'éthique cartésienne de la pensée
233
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
clairement & distinctement. » Méditations Métaphysiques – Cinquième
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 52
L'expression capitale est bien sûr : « pendant que je les conçois clairement et
distinctement ». Nous retrouverons cela pour le cogito lui-même : « cette
proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la
prononce, ou que je la conçois en mon esprit. » (Méditations Métaphysiques –
Seconde Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 19) (c'est nous qui
soulignons). Et cette vérité du cogito, on le rappelle, est découverte avant que
Descartes ne démontre l'existence de Dieu, dans la Troisième Méditation. Tout cela
confirme que la clarté et la distinction ne sont pas des "qualités" qui seraient
attachées à une idée, mais correspondent à une certaine attitude active de l'esprit visà-vis de son idée. En conséquence, la vérité d'une idée pendant que je la conçois
clairement et distinctement résulte en fait tout simplement de ce que signifie
justement "concevoir clairement et distinctement", c'est-à-dire analyser l'objet de son
idée afin de vérifier qu'elle a eu ou qu'elle aurait pu avoir pour agent une chose du
monde donné autre que l'esprit lui-même, ce qui est proprement, pour une idée, être
vraie. Une idée actuellement conçue clairement et distinctement est donc vraie, par
définition en somme (définitions d'une part de la vérité d'une idée, et d'autre part de
la conception claire et distincte).
Certains textes de Descartes laissent entendre qu'il est difficile de savoir si l'on
conçoit clairement et distinctement, et que l'on peut en conséquence se tromper sur
ce point :
« […] je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale, que les choses
que nous concevons fort clairement & fort distinctement sont toutes
vraies ; mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer
quelles sont celles que nous concevons distinctement. » Discours de la
Méthode – Quatrième Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 33*175
Ici encore on pourrait avoir l'impression que la clarté et la distinction sont des
qualités qu'il faudrait remarquer éventuellement sur ses idées. Mais ce n'est pas cela.
La conception claire et distincte étant à la fois une passion et une action de l'esprit,
l'esprit en a bien conscience. Ce qui signifie que lorsque je conçois une idée
clairement et distinctement j'en ai conscience et donc j'en ai également l'idée (que je
la conçois ainsi). Autrement dit, je le sais. Mais je ne sais peut-être pas que cela
s'appelle "concevoir clairement et distinctement", ni que cela implique que mon idée
*
234
Et aussi : « […] il n'appartient qu'aux personnes sages de distinguer entre ce qui est clairement
conçu et ce qui semble et paraît seulement l'être, […]. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Septièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - page 960
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
est vraie (si je n'ai pas lu Descartes). A contrario, je peux penser que je "conçois
clairement et distinctement" au sens où Descartes en parle, et donc que mon idée est
vraie, alors qu'en réalité ma conception actuelle n'est pas claire et distincte. Mon
erreur est donc dans le jugement que je porte sur ma conception, mais non pas dans
la perception que j'en ai. En pratique, cela signifie que si je veux avoir des idées
vraies, et c'est une posture éthique, il me faut d'une part comprendre ce qu'est la
vérité d'une idée, et d'autre part me livrer à l'analyse de mes idées, telle que nous
l'avons vue, et qui est proprement concevoir clairement et distinctement. On peut
donc dire que l'on ne conçoit clairement et distinctement que si l'on veut concevoir
ainsi, et si l'on sait ce que c'est que concevoir clairement et distinctement*. Mais si ces
deux conditions sont remplies, et elles ne le sont que chez les « personnes sages »,
pour reprendre les termes de Descartes dans le passage de ses Réponses aux
Septièmes Objections cité ci-dessus, alors on sait bien quand on conçoit clairement et
distinctement.
Nous avons dit qu'une idée ne porte pas une marque qui indiquerait à l'esprit que
l'agent qui l'a provoquée n'est pas lui-même, mais une chose du monde donné. Il n'y a
pas de marque, en effet, qui pourrait être perçue et faire l'objet d'une nouvelle idée.
Mais l'esprit est conscience, et il a conscience de ses actions comme de ses passions.
Nous avons vu (cf. page 61) que sa conscience d'une action est en fait la passion
correspondante. Mais il y a encore une autre conscience, qui est celle du fait que c'est
lui qui est agent, ou au contraire qu'il n'est pas l'agent de cette passion. Cette
conscience est un peu comme l'épreuve de sa force d'action, ou celle de son absence.
Nous appellerons cette conscience une intuition. L'intuition est la conscience qu'une
chose donnée autre que mon esprit agit sur moi pour provoquer en moi telle
conception, ou alors que c'est mon esprit qui agit sur lui-même. Nous conviendrons
que, sauf mention expresse contraire, le terme "intuition" indique que ce n'est pas
mon esprit qui agit sur lui-même, mais une autre chose du monde donné. L'intuition,
entendue ainsi, est donc la conscience que je subis une conception, que cette
conception s'impose à moi. En conséquence, il n'est pas question que je puisse
vouloir une intuition, ou que je sois l'agent d'une intuition.
Mais nous avons dit "nous appellerons" cela une intuition : il s'agit de la définition
d'une idée-outil, du type des universaux. L'"intuition" est l'idée que nous utilisons
*
Il peut arriver qu'une de mes idées soit vraie sans que je le sache, ou que je l'aie voulu (puisque la
vérité d'une idée est une chose du monde donné, mais que je n'en ai pas nécessairement l'idée, ni
même la conscience) ; par contre, il ne peut pas arriver que je conçoive clairement et distinctement
"par hasard".
L'éthique cartésienne de la pensée
235
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
pour signifier la manière dont on a conscience lorsqu'on conçoit une chose donnée
lorsqu'une chose donnée nous impose une conception. Mais ce que nous venons de
qualifier de "manière dont on a conscience" n'est pas un mode de pensée. La pensée,
c'est la conception — et ce serait aussi l'action de l'esprit si l'agent de cette conception
était l'esprit lui-même. L'intuition, elle, c'est, en quelque sorte, cette même
conception, mais accompagnée de la conscience de l'absence d'action de l'esprit. En
tant que mode de la pensée, elle ne se différencie pas de la conception. C'est pourquoi
on ne peut pas avoir une idée d'une intuition qui soit autre que l'idée de cette même
intuition en tant qu'elle est aussi une conception. Autrement dit, on ne connaît pas
une intuition de manière distincte d'une conception. On a une intuition, on éprouve
que l'on a une intuition, mais on ne connaît pas que l'on a une intuition plutôt qu'une
conception. On pourrait également dire que l'intuition est toujours pure actualité, et
que l'idée qui fait l'objet d'une intuition ne se distingue en rien de la même idée
produite autrement, à la suite d'un raisonnement par exemple.
L'idée d'une intuition, c'est-à-dire l'idée que l'on a par intuition, est donc toujours
vraie, puisque son agent est une chose du monde donné autre que l'esprit lui-même,
selon la définition que nous avons donnée du concept d'"intuition". Mais une telle
idée peut pourtant être obscure et confuse. Ce point est évidemment très important
pour bien comprendre ce qu'est la vérité d'une idée et ce qu'est une conception claire
et distincte (et aussi ce qu'est une intuition, bien sûr). Mais il est aussi très important
pour comprendre le projet de Descartes, qui est de construire une créance, une vision
du monde, c'est-à-dire une science : or ceci ne peut se faire qu'à partir d'idées claires
et distinctes et non pas seulement d'idées résultant d'intuitions. Les idées provenant
d'intuitions sont vraies, certes, mais ces vérités ne sont qu'actuelles et surtout elles ne
font pas système : elles sont éclatées et instantanées, comme des étincelles que l'on
tire du silex, pour reprendre une image de Descartes (cf. extrait cité ci-après page 238
note *). Les intuitions orientent la science, mais celle-ci ne se construit que si les
idées issues d'intuitions deviennent claires et distinctes.
Commençons par le cas où l'idée d'une intuition est claire et distincte. Ce cas est
notamment celui des idées des Notions (et aussi celui des idées des Faits spirituels
comme le moi, Dieu et peut-être les autres esprits humains…). C'est ce cas pour lequel
Descartes, quant à lui, parle justement d'« intuition », essentiellement dans les
Regulæ. Mais la définition qu'il en donne dans ce texte (déjà citée page 56 note †)
n'est pas entièrement satisfaisante, car il ne distingue pas encore assez nettement, à
cette époque, d'une part la conception et la vérité de cette conception, et d'autre part
la certitude (ou l'absence de doute), qui est une prise de position du sujet
relativement à cette conception :
236
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
« Par intuition j'entends […] une représentation qui est le fait de
l'intelligence pure et attentive, représentation si facile et si distincte qu'il
ne subsiste aucun doute sur ce que l'on y comprend ; ou bien, ce qui
revient au même, une représentation inaccessible au doute, représentation
qui est le fait de l'intelligence pure et attentive, qui naît de la seule lumière
de la raison, et qui, parce qu'elle est plus simple, est plus certaine encore
que la déduction ; […]. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle III.
Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 87
Ce qui ressort en tout cas clairement de cette définition, c'est que l'« intuition » ainsi
entendue est aussi une conception claire et distincte : il y a à la fois l'idée que l'esprit
doit être « attentif », ce qui correspond à la « clarté » (cf. la définition du concept de
"clair et distinct" dans les Principes de la Philosophie), et l'idée de la « distinction »
(cf. le même terme « comprendre » qui figure dans le passage des Principes cité page
231 note † dans lequel Descartes explique que « distinct » signifie « discerner
soigneusement ce qui est compris » dans l'objet de l'idée). Mais la définition (déjà
citée page 56 note *) qui apparaît dans une lettre de 1648, c'est-à-dire vers la fin de la
vie de Descartes, nous paraît bien plus juste :
« La connaissance intuitive est une illustration de l'esprit, par laquelle il
voit en la lumière de Dieu les choses qu'il lui plait lui découvrir par une
impression directe de la clarté divine sur notre entendement, qui en cela
n'est point considéré comme agent, mais seulement comme recevant les
rayons de la Divinité. » Lettre au Marquis de Newcastle de mars ou avril
1648. Adam et Tannery, Vol. V – page 136
On retrouve bien ici l'idée à la fois de l'actualité de l'intuition, et de la conscience que
l'agent de la conception n'est pas l'esprit lui-même (peu importe, pour notre propos,
que cet agent soit Dieu ou directement une chose donnée). Pour illustrer ce concept
d'intuition, Descartes, dans la même lettre, prend l'exemple du cogito (« je pense,
donc je suis »), qui « n'est point un ouvrage de [mon] raisonnement »176. Mais il s'agit
là d'un cas très particulier. Car l'intuition telle que Descartes l'entendait dans les
Regulæ, c'est-à-dire qui est aussi une conception claire et distincte, s'applique avant
tout aux Notions, que ce soit des essences ou des vérités nécessaires177. En effet,
lorsque j'ai l'intuition d'une nature simple ou d'une vérité éternelle ma conception est
claire et distincte puisque je ne peux pas la modifier (la diviser). Et si j'ai l'intuition
d'une nature composée, l'analyse que j'en effectue conduit à des objets élémentaires
qui sont des natures simples et des vérités éternelles qui les relient entre elles. Mais il
faut bien comprendre la relation qu'il y a entre l'intuition et la conception claire et
distincte : j'ai l'intuition d'une Notion ; l'idée de cette Notion est donc vraie, par
définition de ce qu'est une intuition ; mais la conception qu'est aussi cette intuition
n'est pas encore claire et distincte ; mais elle le devient nécessairement dès que je me
livre à l'analyse de l'objet de mon idée, analyse en quoi consiste justement une
L'éthique cartésienne de la pensée
237
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
conception claire et distincte. L'intuition est, pour l'esprit, purement passive ; l'idée
correspondante devient claire et distincte aussitôt que l'esprit agit sur elle, par
l'analyse. C'est le processus de pensée que connaissent les mathématiciens lorsqu'ils
"aperçoivent soudainement" la solution d'un problème — intuition de cette chose
donnée qu'est la solution —, puis la démontrent — analyse en natures simples et en
vérités éternelles qui les relient.
Mais lorsque l'objet dont on a l'intuition n'est pas du type Notions (ou n'est pas un
Fait spirituel comme le moi, ou Dieu…), alors on ne peut pas préjuger ce que donnera
son analyse. Elle conduira soit à une conception claire et distincte, soit à une
incompatibilité avec ma créance, c'est-à-dire avec ma vision actuelle du monde. En ce
cas, l'idée est malgré tout vraie, puisque son agent est une chose du monde donné
autre que mon esprit. Mais elle est obscure et confuse, puisqu'elle n'est pas
compatible avec ma créance.
Il faut ici distinguer plusieurs attitudes possibles. Lorsque j'ai l'intuition d'un Fait, je
peux ne pas chercher à analyser l'idée correspondante, c'est-à-dire à en avoir une
conception claire et distincte. C'est typiquement l'attitude de l'artiste, du poète en
particulier, qui fait « briller » les « semences de science » qui sont en nous « comme
en un silex », au contraire du philosophe ou du savant qui cherchent à les rendre
claires et distinctes, c'est-à-dire à montrer leur cohérence avec un système (une vision
du monde), c'est-à-dire encore à les "expliquer"*. C'est aussi l'attitude du mystique
qui "accepte" les vérités dont il a l'intuition bien qu'elles soient obscures. Descartes
explique ainsi que, même si les raisons qui nous font croire sont très claires (puisqu'il
s'agit de la grâce divine), les « objets de la foi », eux, sont obscurs†178.
Si au contraire j'essaie d'analyser l'objet dont j'ai l'intuition, deux cas peuvent se
présenter : je constate soit qu'il y a compatibilité avec ma créance, soit qu'il y a
incompatibilité, et dans ce dernier cas je peux soit chercher à modifier l'objet de mon
idée, soit modifier ma créance (ma vision du monde). On pourrait penser que le
premier cas ne mérite pas de commentaires particuliers. En réalité il est extrêmement
important, car c'est ainsi que l'on est conforté, en pratique, dans la justesse de sa
vision du monde. Et ceci est particulièrement marqué lorsqu'on vient juste d'en
changer. Constater alors que des intuitions qui nous "viennent" entrent parfaitement
*
†
238
« Il y a en nous des semences de science, comme en un silex (des semences de feu) ; les philosophes
les extraient par raison ; les poètes les arrachent par imagination : elles brillent alors
davantage. » Olympiques. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 61
« Car, encore qu'on dise que la foi a pour objet des choses obscures, néanmoins ce pourquoi nous
les croyons n'est pas obscur, […]. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes
Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 115
L'éthique cartésienne de la pensée
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
en cohérence avec notre nouvelle créance est une des plus grandes satisfactions
intellectuelles que l'on puisse connaître. Car on ne se trompe pas : la compatibilité,
c'est-à-dire ici la clarté et la distinction de l'idée, n'est pas ce qui rend vraie l'idée en
question, car elle l'est déjà du fait qu'elle est l'objet d'une intuition, mais ce qui
confirme la pertinence de notre vision du monde. Pour une idée conçue sans intuition
la compatibilité avec ma vision du monde est ce qui m'autorise à la considérer comme
vraie (vérité possible) ; mais pour une idée faisant l'objet d'une intuition, cette même
compatibilité accroît la valeur que j'attache à ma vision du monde.
Par contre, s'il y a incompatibilité entre l'objet de l'idée dont j'ai l'intuition et ma
vision du monde, l'attitude habituelle consiste à chercher à modifier l'objet de mon
idée. Ceci est possible, bien que je n'en sois pas l'agent, car il s'agit d'un objet
complexe (s'il était simple, l'idée serait nécessairement claire et distincte). Cette
attitude est, d'une manière générale, celle que l'on rencontre chez les savants (qu'il
s'agisse de physique ou de sciences humaines) qui travaillent dans le cadre de ce que
Kuhn appelle un « paradigme »*. Mais c'est aussi l'attitude de tout un chacun au
quotidien, lorsqu'on "n'écoute pas ses intuitions", ce qui revient en réalité à forcer ses
idées à entrer dans son système de cohérence. Modifier son idée revient cependant à
changer d'idée. On échange une idée vraie, mais incompatible avec sa vision du
monde, contre une idée qui n'est pas vraie (sans être nécessairement fausse pour
autant), ou qui n'est vraie que possiblement, mais qui est cohérente avec sa créance.
Il y a, dans cette attitude, quelque chose comme un renoncement qui semble bien être
à l'opposé de la première des passions de l'âme, selon Descartes, à savoir
l'« Admiration ».
La dernière attitude possible, enfin, est de modifier sa vision du monde, afin de la
rendre compatible avec l'objet de l'idée dont on a l'intuition. C'est évidemment
l'action la plus lourde que l'on puisse envisager. Dans le domaine d'une science, cela
correspond à ce que Kuhn, toujours lui, appelle une « révolution ». Et ce terme de
« révolution » peut tout aussi bien être repris pour une personne qui changerait sa
vision du monde à la suite d'une intuition. Une telle attitude relève de la volonté, et
donc d'une éthique. Mais bien sûr on n'est pas conduit à une telle décision à partir de
l'intuition d'une seule "petite" chose, si l'on peut dire, qui ne rentrerait pas dans sa
vision du monde. Ce sera plutôt la répétition de telles intuitions, ou plus
probablement encore l'intuition "qu'il y a quelque chose d'important" qui ne rentre
pas dans sa vision du monde, ce qui revient à dire qu'on a l'intuition que sa vision du
monde est tronquée, insatisfaisante, qu'elle comporte un "manque". Ce n'est qu'en
*
Thomas KUHN. La structure des révolutions scientifiques. Flammarion, Paris : 1983
L'éthique cartésienne de la pensée
239
Les idées et les choses
Clarté et distinction, intuition
modifiant sa vision du monde qu'on est alors capable d'analyser ce "quelque chose
d'important" et, parce qu'il est devenu cohérent, de tenir un discours sur lui.
240
L'éthique cartésienne de la pensée
L'éthique de la
pensée
L'éthique cartésienne de la pensée
241
L'éthique de la pensée
L'éthique de la pensée
242
L'éthique cartésienne de la pensée
L'éthique de la pensée
Le temps et la
persistance
Le temps cartésien
Les idées de durée et de temps sont des idées-outils qui
ne représentent pas des choses du monde donné – Le
mouvement est une chose du monde donné, mais c'est
un mouvement instantané – La trajectoire d'un mobile
n'est pas une chose du monde donné, c'est une
construction de l'esprit – Le monde est "dans l'instant"
– Théorie cartésienne de la création continuée – Les
Notions ne sont pas dans le temps – La question de la
persistance d'une substance
Nous avons vu, dans le chapitre relatif aux essences, qu'« il y a des attributs qui
appartiennent aux choses auxquelles ils sont attribués, & d'autres qui dépendent de
notre pensée » (cf. extrait des Principes de la Philosophie cité page 150) et que la
durée, comme le nombre, est un attribut de la seconde catégorie : « la durée de
chaque chose est un mode ou une façon dont nous considérons cette chose en tant
qu'elle continue d'être » (Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et
Tannery, Vol. IX - page 49, passage déjà mentionné page 150 note 130). Cela signifie
clairement que la durée n'est pas une chose du monde donné. Nous avons l'idée de la
durée d'une chose, mais cette idée est une sorte d'idée-outil, dont l'objet en tout cas
ne représente pas une chose donnée. Et il en est de même du temps : le temps luimême n'est « qu'une certaine façon dont nous pensons à [la] durée » « prise en
général » :
« Ainsi le temps, par exemple, que nous distinguons de la durée prise en
général, & que nous disons être le nombre du mouvement, n'est rien
qu'une certaine façon dont nous pensons à cette durée, […]. » Les
Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX page 49
L'éthique cartésienne de la pensée
243
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
Le temps est donc encore moins, si l'on peut dire, une chose donnée que la durée ellemême*. Ainsi, pour Descartes, le temps n'est pas « le nombre du mouvement »,
comme l'avait défini Aristote (Physique – Livre IV –Chapitre 11). Il explique en effet
que la durée des choses n'est pas différente selon qu'elles sont mues ou non et qu'elle
ne dépend pas non plus de leur vitesse, si elles sont mues :
« […] nous ne concevons point que la durée des choses qui sont mues soit
autre que celle des choses qui ne le sont point : comme il est évident de ce
que, si deux corps sont mus pendant une heure, l'un vite & l'autre
lentement, nous ne comptons pas plus de temps en l'un qu'en l'autre,
encore que nous supposions plus de mouvement en l'un de ces deux
corps. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et
Tannery, Vol. IX - pages 49-50
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
Mais il faut reconnaître qu'il y a quelque chose d'étrange dans cette explication.
Descartes prend l'exemple de deux corps qui « sont mus pendant une heure », mais
avec des vitesses différentes. Et il observe que « nous ne comptons pas plus de temps
en l'un qu'en l'autre ». Il n'y a évidemment rien là d'étonnant puisqu'il les considère
tous deux pendant une heure justement, c'est-à-dire pendant la même durée. Ce qu'il
aurait dû faire, c'était de les considérer sur la même distance, et en ce cas il aurait
obtenu des temps différents, bien sûr. Tout le monde sait en effet que le temps, la
distance et la vitesse sont liés par la formule : "vitesse = distance / temps". Et c'est
cette formule qui permet de dire, avec Aristote, que le temps est « ce par quoi le
mouvement a un nombre ». Descartes sait parfaitement tout cela, évidemment. Mais
c'est ce qu'il conteste. Mais que conteste-t-il exactement ? Pour Aristote, le
mouvement est premier par rapport au temps. Descartes pourrait être d'accord avec
cela, car pour lui le mouvement est un mode des corps, et donc une chose donnée,
alors que le temps n'est qu'une façon de penser. Mais le mouvement aristotélicien
s'inscrit de fait dans une durée alors que le mouvement cartésien est instantané. Plus
précisément : le mouvement, chez Aristote, est un tout, qui est premier, et qui
englobe (mais seulement après analyse) des points que l'on appellera le point de
départ, le point d'arrivée et tous les points "de passage". Ce caractère de totalité du
mouvement est un peu ce que l'on retrouvera chez Bergson, qui insiste sur l'absence
de parties d'un mouvement, considéré comme un acte unique. Pour Descartes, au
*
244
« […] afin de comprendre la durée de toutes les choses sous une même mesure, nous nous servons
ordinairement de la durée de certains mouvements réguliers qui font les jours & les années, & la
nommons temps, après l'avoir ainsi comparée ; bien qu'en effet ce que nous nommons ainsi ne soit
rien, hors de la véritable durée des choses, qu'une façon de penser. » Les Principes de la
Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX – page 50
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
contraire, le mouvement global est en fait le résultat d'une "intégration" (au sens
mathématique, pratiquement) de mouvements élémentaires, instantanés. Ce qui est
premier, pour lui, ce n'est pas le mouvement qui embrasse le passage d'un état à un
autre, mais le mouvement instantané dans un état donné. Nous parlerions
aujourd'hui de la "dérivée en un point", ou de la "courbure instantanée". Du coup, le
mouvement global n'est pas plus une chose donnée que le temps ne l'est : il n'est lui
aussi qu'une façon de penser les choses, et il ne saurait en conséquence donner au
temps une quelconque "réalité", qu'il n'a pas lui-même.
Nous devons confesser que Descartes n'a pas été aussi explicite. Dans ses écrits sur le
mouvement il a surtout mis l'accent sur la dimension spatiale. On peut du reste
observer qu'il en est généralement ainsi dans toute son œuvre : la dimension
temporelle a peu retenu son attention, au contraire de la dimension spatiale. Ce qui
s'explique fort bien puisque le temps n'est pas une chose du monde donné, à ses yeux.
Dans Les Principes de la Philosophie Descartes définit avec grand soin le
mouvement*, après avoir tout d'abord rappelé la vision que l'on en a « selon l'usage
commun »† — vision qui était, d'ailleurs, celle de Descartes à l'époque de la rédaction
de son traité sur Le Monde‡. Mais sa préoccupation première est manifestement de ne
pas devoir s'appuyer, pour définir le mouvement, sur un fond spatial qui serait
distinct des corps qui occuperaient, à son avant-plan, des emplacements (ou des
lieux) variables. L'espace ne se distingue pas de la matière, pour Descartes, et c'est
pourquoi il est conduit à définir le mouvement d'un corps à partir de sa position
*
†
‡
« Mais si, […] nous désirons savoir ce que c'est que le mouvement selon la vérité, nous dirons, afin
de lui attribuer une nature qui soit déterminée, qu'il est LE TRANSPORT D'UNE PARTIE DE LA MATIÈRE,
OU D'UN CORPS, DU VOISINAGE DE CEUX QUI LE TOUCHENT IMMÉDIATEMENT, ET QUE NOUS CONSIDÉRONS
COMME EN REPOS, DANS LE VOISINAGE DE QUELQUES AUTRES. Par UN CORPS, ou bien par UNE PARTIE DE
LA MATIÈRE, j'entends tout ce qui est transporté ensemble, quoi qu'il soit peut-être composé de
plusieurs parties qui emploient cependant leur agitation à faire d'autres mouvements. Et je dis
qu'il est le TRANSPORT & non pas la force ou l'action qui transporte, afin de montrer que le
mouvement est toujours dans le mobile, & non pas en celui qui meut ; […] De plus, j'entends qu'il
est une propriété du mobile, & non pas une substance : […]. » Les Principes de la Philosophie –
Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 76
« Or le mouvement (à savoir celui qui se fait d'un lieu en un autre, car je ne conçois que celui-là, &
ne pense pas aussi qu'il en faille supposer d'autre en la nature), le mouvement donc, selon qu'on le
prend d'ordinaire, n'est autre chose que l'ACTION PAR LAQUELLE UN CORPS PASSE D'UN LIEU EN UN
AUTRE. » Les Principes de la Philosophie – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 75
« Les Philosophes supposent aussi plusieurs mouvements, qu'ils pensent pouvoir être faits sans
qu'aucun corps change de place […] Et moi, je n'en connais aucun, que celui qui est plus aisé à
concevoir que les lignes des Géomètres : qui fait que les corps passent d'un lieu en un autre, &
occupent successivement tous les espaces qui sont entre-deux. » Le Monde – Chapitre VII. Adam et
Tannery, Vol. XI - pages 39-40
L'éthique cartésienne de la pensée
245
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
relativement à d'autres corps. Mais l'autre point sur lequel Descartes insiste, et qui
nous intéresse ici beaucoup plus, est que le mouvement est une « propriété du
mobile » — car il n'est pas une « action », et n'est donc absolument pas dans le
"moteur" (concept central chez Aristote). Il s'agit d'un « mode »
« par lequel un corps s'éloigne de quelques autres, & il n'y a en lui que
deux variétés à considérer ; l'une, qu'il peut être plus ou moins vite ; &
l'autre, qu'il peut être déterminé vers divers côtés. » Lettre au Père
Mersenne du 26 avril 1643. Adam et Tannery, Vol. III – page 650
Le verbe « s'éloigner » exprime plutôt la notion de mouvement instantané que celle
d'un mouvement global qui ferait passer d'un point à un autre. Et les deux
« variétés » mentionnées ici, à savoir la vitesse et la direction du mouvement,
correspondent bien à la notion de "courbure" ou de "dérivée en un point". De plus,
l'expression « vers divers côtés » ne peut être utilisée que parce que l'on est placé au
point à partir duquel "commence" le mouvement, et certainement pas en recul, en
appréhendant le mouvement global, dans lequel le point de départ n'est pas privilégié
par rapport au point d'arrivée, ni aux autres points intermédiaires. Mais l'argument
principal en faveur de notre interprétation de ce qu'est le mouvement chez Descartes,
à savoir un mouvement instantané, est l'usage qu'il fait de la notion d'« inclination au
mouvement ».
Descartes dit qu'un corps « tend vers quelque côté », ce qui signifie « qu'il est disposé
à se mouvoir vers là : soit que véritablement il s'y meuve, soit plutôt que
quelqu'autre corps l'en empêche ; […] » (Le Monde – Chapitre XIII. Adam et
Tannery, Vol. XI - page 84). On retrouve le fait que l'on examine la question à partir
du point occupé à un instant donné par le corps. Mais cette fois il n'est même pas
nécessaire que le mouvement ait effectivement lieu. Certes, cette « inclination au
mouvement » représente quelque chose comme une "force", par exemple la force
centrifuge qui fait que les « petites boules » du second élément qui compose toute la
matière « ont de l'inclination à s'éloigner des centres autour desquels elles
tournent » (Les Principes de la Philosophie – Troisième Partie. Adam et Tannery,
Vol. IX - page 131), ou encore la force d'inertie qui fait que chaque partie d'un corps
« tend toujours à continuer le sien [son mouvement] en ligne droite. » (Le Monde –
Chapitre VII. Adam et Tannery, Vol. XI - page 44). Mais la force est justement
quelque chose d'éminemment instantané et qui ne nécessite absolument pas de
durée. Or, pour Descartes, les lois qui régissent l'inclination au mouvement et celles
qui régissent le mouvement sont les mêmes :
« Comme en effet on ne peut douter avec raison, que les lois que suit le
mouvement, qui est l'acte, comme il dit lui-même, ne s'observent aussi par
l'inclination à se mouvoir, qui est la puissance de cet acte : car bien qu'il
ne soit pas toujours vrai que ce qui a été en la puissance soit en l'acte, il
246
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
est néanmoins du tout impossible, qu'il y ait quelque chose en l'acte, qui
n'ait pas été en la puissance. » Lettre au Père Mersenne du 5 octobre 1637.
Adam et Tannery, Vol. I – page 451179
On n'attachera pas une importance particulière aux concepts de « puissance » et
d'« acte », qui, dans ce contexte, sont bien plus aristotéliciens que cartésiens, et que
Descartes ne fait que reprendre ici d'une objection qu'avait formulée Fermat à
l'encontre du modèle cartésien de la lumière. Mais le fait que le mouvement et
l'inclination au mouvement suivent les mêmes lois confirme que le mouvement est
considéré par Descartes dans son instantanéité, ou encore que la nature du
mouvement est d'être instantané. Un autre argument qui peut être avancé en ce sens
est que, pour Descartes, il n'y a pas de mouvement de mouvement (nous dirions
aujourd'hui qu'il n'y a pas d'accélération) : le mouvement à un instant donné est
indépendant du mouvement du même corps à un autre instant, y compris à l'instant
"juste précédent". C'est en tout cas ce que l'on peut déduire de ses considérations sur
les chocs de corps durs : pour lui, la vitesse d'un petit corps au repos, heurté par un
grand corps en mouvement, devient instantanément égale à celle de ce dernier (du
moins si les corps sont parfaitement durs)180. Car « les Lois de la Nature ne
requièrent point que les corps qui commencent à se mouvoir passent par tous les
degrés de vitesse » (Lettre au Père Mersenne du 7 décembre 1642. Adam et Tannery,
Vol. III – page 601). Enfin, lorsque Descartes dit que le mouvement est une notion
« si facile à connaître » que les « Géomètres mêmes […] ont expliqué la ligne par le
mouvement d'un point, & la superficie par celui d'une ligne » (Le Monde – Chapitre
VII. Adam et Tannery, Vol. XI - page 39), ne vise-t-il pas un mouvement instantané
qui dépose en quelque sorte un point en chaque point parcouru ? Cette vision du
mouvement n'est certainement pas celle qu'en aura Bergson, mais il faut bien voir
qu'elle n'est pas non plus celle que critiquera Bergson : un mobile, pour Descartes,
n'effectue certes pas son mouvement global dans l'unité d'un acte, mais il ne parcourt
pas non plus sa trajectoire en "passant" (voire en "s'arrêtant", comme se moquera
Bergson) à chaque point intermédiaire. La trajectoire n'est pas première pour
Descartes. Elle est un résultat, elle est la trace que laisse le mobile. Trace, au
demeurant, qui n'est pas une chose du monde donné, mais seulement une vue de
l'esprit. En effet, la localisation du mobile dans le passé ou dans le futur de l'instant
n'a tout simplement pas de sens, puisque le mobile lui-même n'existe plus ou pas
encore dans ce passé ou ce futur. La trajectoire est ainsi nécessairement une
construction de l'esprit, et non pas une chose perçue*. C'est l'esprit en réalité qui
*
Certaines expériences permettent toutefois de visualiser dans le monde physique la trajectoire d'un
mobile : par exemple grâce à l'utilisation de « scintillateurs » qui sont des matériaux dont la
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
247
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
trace la trajectoire du mobile (ce qui annonce déjà le schématisme kantien). La seule
chose que perçoit l'esprit, la seule qui soit une chose donnée, c'est le mouvement
instantané (et bien sûr la localisation instantanée). Et la trajectoire du mobile est le
résultat de l'"intégration" (au sens mathématique), par l'esprit, de la courbure perçue
aux différents instants successifs. Au passage, on peut d'ailleurs considérer que l'idée
d'un espace "vide", c'est-à-dire d'un espace considéré comme un ensemble de "lieux"
indépendants des corps, provient de cette idée de "trajectoire" pour un mobile :
l'espace, dans cette vision, est l'ensemble des points par où est passé ou pourrait
passer un corps en mouvement. C'est l'ensemble ouvert à la mobilité (là où je peux
aller), l'ensemble dans lequel viennent s'inscrire les différentes trajectoires. Et tous
les arguments de Descartes contre la réalité d'un espace vide sont aussi des
arguments contre la réalité de la trajectoire d'un mobile.
Le mouvement est donc, contrairement au temps ou à la durée, une chose du monde
donné (un mode des corps, plus précisément), mais cette chose ne dure pas. Ou du
moins il n'est pas nécessaire qu'elle dure pour qu'elle existe. Et en fait il en est ainsi
de toutes les choses du monde donné. Les choses du monde donné existent dans
l'instant. Le monde lui-même est dans l'instant. Ce point est évidemment
fondamental. Le temps n'est pas dans le monde, puisqu'il n'est pas une chose du
monde donné ; mais on pourrait dire, au contraire, que le monde est dans le temps —
mais il n'est pas certain qu'une telle proposition ait véritablement un sens, car elle
fait appel à une relation ("être dans") qui est une chose donnée, alors que le temps,
lui, n'est pas une chose du monde donné. Si l'on veut continuer à imaginer la relation
entre le monde et le temps — même si aucune image ne pourra jamais en être
adéquate —, il faut considérer qu'à chaque instant existe un "nouveau" monde donné.
Il y a autant de mondes donnés que d'instants. Mais attention ! on pourrait être tenté
ici d'"imaginer" ces mondes instantanés comme une succession de clichés pris sur
une sorte de flux, une sorte de monde plus global qui se transformerait dans la durée.
Une telle image serait erronée. Pour deux raisons. Tout d'abord, les choses du monde
donné correspondant à un instant ne sont pas "immobiles", comme le sont les choses
figées d'une photographie : le mouvement (instantané) est dans le monde, il est une
chose du monde donné. Et d'autre part tous ces mondes instantanés sont
propriété est d'émettre un photon lors du passage d'une particule ; la trajectoire d'une particule à
travers ce matériau apparaît alors sous la forme d'une courbe luminescente. Mais il ne faudrait pas
déduire de telles expériences que la trajectoire est perçue : ici, c'est un raisonnement scientifique
qui permet de rapprocher (par la relation de causalité) ce qui est perçu — une courbe luminescente
dans l'espace — et la trajectoire — conçue — de la particule.
248
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
indépendants les uns des autres. Descartes, lui, dit que ce sont les instants qui sont
indépendants les uns des autres : « Le temps présent ne dépend point de celui qui l'a
immédiatement précédé ; […]. » (Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 127)181. Mais cela revient au
même, car il déduit de l'indépendance des instants qu'il n'y a aucune raison pour
qu'une chose qui existe à un instant donné existe encore à l'instant d'après : « il n'est
pas besoin d'une moindre cause pour conserver une chose, que pour la produire la
première fois. » (Méditations Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 127)182. La « conservation » d'une chose, c'est-àdire le maintien de l'existence d'une même chose sur deux instants successifs,
suppose donc la même « cause » que celle qui l'a produite "la première fois". On
retrouve le fait que la cause et l'effet sont simultanés, et si l'effet se répète, c'est donc
que la cause se répète elle aussi. Mais pour que la cause elle-même se conserve, il faut
bien que sa propre cause à elle se conserve également. Et on en arrive ainsi,
classiquement, à la "cause première", qui est Dieu en tant que créateur du monde.
Dieu recrée donc en permanence le monde donné : cette théorie cartésienne est
connue sous l'appellation de "création continuée", mais qu'il serait plus exact de
qualifier de "répétée", car rien n'oblige la nouvelle création de s'inscrire dans une
quelconque continuité avec la précédente. Dans un tel schéma on pourrait craindre
que le monde que crée Dieu l'instant suivant soit complètement différent du
précédent, puisque Dieu crée le monde sans raison. Mais "sans raison" n'est pas à
comprendre au sens de "arbitraire", tout au contraire : "sans raison" signifie très
précisément que Dieu n'était pas contraint par une raison qui s'imposait à lui pour
créer le monde tel qu'il l'a créé. Sa toute puissance est infinie liberté, mais elle est
aussi immuabilité. C'est le fait que « Dieu n'est point sujet à changer, & qu'il agit
toujours de même sorte » qui conduit à ce que tous ces mondes successifs se
ressemblent tout de même beaucoup et que « nous pouvons parvenir à la
connaissance de certaines règles, que je nomme les lois de la nature » (Les Principes
de la Philosophie – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 84). Vu du
monde, qui est dans le temps, il y a création libre à chaque instant ; vu de Dieu, qui
est hors du temps, il y a création libre, mais "en une seule fois" en quelque sorte, de
tous les mondes qui existeront à tous les instants du temps. La "création continuée"
est un peu comme la création à la fois du temps, c'est-à-dire de la suite de tous les
instants qui vont se succéder, et de la suite des mondes correspondant à tous ces
instants. Le monde donné est dans le temps, alors que dans la conception
traditionnelle de la création c'est le temps qui est dans le monde. Nous pouvons alors
supposer (car Descartes ne dit pas cela expressément) que le fait qu'il y a de la
permanence dans les mondes donnés, c'est-à-dire qu'il y a des choses (mais certaines
choses seulement) qui sont identiques à elles-mêmes d'un instant à l'autre, procède
L'éthique cartésienne de la pensée
249
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
de Dieu, qui, en créant tous les mondes de tous les instants décide de répéter
certaines choses dans ces mondes qui se suivent dans le temps. Les Notions, c'est-àdire les vérités nécessaires et les essences sont de telles choses que Dieu a décidé de
perpétuer d'un monde recréé à un autre. Mais il serait sans doute plus juste de dire
que les Notions sont en fait placées hors du temps, et non pas qu'elles sont vraies "de
tout temps" (comme le dit Descartes qui les qualifie d'« éternelles »), et que ce n'est
donc pas tout le monde donné qui est placé dans le temps. Nous avons envie de dire
que le temps n'a pas de prise sur les Notions, et qu'il ne peut pas en avoir. Et, pour
reprendre la présentation qu'utilise Descartes, nous dirions que Dieu ne conserve pas,
en les recréant à chaque instant, la propriété du triangle d'avoir ses angles égaux à
deux droits, ou celle de l'égalité à cinq de trois augmenté de deux : Dieu crée (on ne
peut pas dire "a créé", car on est hors du temps) "une fois pour toutes" ces propriétés.
Les seules choses du monde donné pour lesquelles il y a un sens à dire qu'elles
"durent", ou qu'elles sont "dans le temps", sont les Faits : substances, qualités et
vérités contingentes. Chacun des Faits ne se retrouve que dans un certain bloc de
mondes donnés correspondant à un certain intervalle de temps. Dans cette
perspective, nous pourrions même dire que ce qui caractérise les Faits par rapport
aux Notions, c'est justement qu'ils ne se retrouvent pas dans tous les mondes donnés
correspondant à tous les instants du temps. Mais il faut encore poursuivre l'analyse :
en fait, les qualités et les vérités contingentes ne "durent" pas ; elles sont à chaque fois
particulières, et ne valent, si l'on peut dire, qu'à l'instant considéré. Dans l'expérience
du morceau de cire, par exemple, les qualités changent à chaque instant. Et même si
une qualité d'un corps ne change pas, on peut considérer qu'il s'agit d'un cas limite du
changement, comme le repos est la limite du mouvement, et non pas son contraire.
D'ailleurs l'absence de changement d'une qualité est en réalité due à la grossièreté de
nos sens ou de nos instruments d'observation : la physique contemporaine nous
apprend qu'en réalité toutes les qualités changent toujours (cf. la mécanique
quantique), si on les examine à un niveau suffisamment fin. Les seules choses qui
"durent", finalement, sont les substances. Du reste, lorsque Descartes explique, dans
la Troisième Méditation, que « la conservation & la création ne diffèrent qu'au
regard de notre façon de penser, & non point en effet », il ne parle justement que des
substances :
« En effet, c'est une chose bien claire & bien évidente (à tous ceux qui
considéreront avec attention la nature du temps), qu'une substance, pour
être conservée dans tous les moments qu'elle dure, a besoin du même
pouvoir & de la même action qui serait nécessaire pour la produire & la
créer tout de nouveau, si elle n'était point encore. » Méditations
Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
39
250
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
Le temps cartésien
Dans Les Principes de la Philosophie, Descartes va même jusqu'à assimiler durée et
substance : « […] à cause qu'il n'y a point de substance qui ne cesse d'exister,
lorsqu'elle cesse de durer, la durée n'est distincte de la substance que par la pensée ;
[…] » (Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX page 53). On pourrait alors penser que l'on retrouve la vision classique de la
substance, qui est de « demeurer identique et une numériquement » (Aristote.
Catégories – 5), et « selon laquelle il n'y a pas de mouvement » (Aristote. Physique –
Livre V – Chapitre 2). Mais on en arrive alors à ne plus voir du tout ce que peut être
le temps : en effet, si la durée et le temps n'ont de sens que pour les seules
substances, et que les substances sont des choses qui précisément ne changent pas, il
semble bien que le temps, même en tant qu'idée, s'évanouisse totalement… Il nous
faut pourtant poursuivre sur cette voie, et examiner plus en profondeur ce que c'est
que « demeurer identique », ou « persister ».
La persistance
L'identité d'une "même" chose à deux instants distincts
n'est pas une chose donnée : elle est construite par
l'esprit – L'esprit, qui connaît la détermination et la
courbure d'une qualité à chaque instant d'un intervalle
de temps, peut reconnaître qu'il y a continuité de cette
qualité durant cette durée – Une substance demeure "la
même" si, au cours du temps, ses qualités changent de
manière continue – La durée d'un mouvement n'est pas
donnée : elle est construite à partir de la distance
parcourue et de la vitesse moyenne, qui, elles, sont
données – Le temps des horloges, bien que non
subjectif, n'est pas une chose donnée
L'identité est une relation, et, à ce titre elle est une chose donnée. Deux choses du
monde donné peuvent être identiques. Mais qu'est-ce que l'identité de deux choses
qui appartiendraient à deux mondes distincts ? Car examiner l'identité d'une chose à
deux instants différents revient en fait à cette question de l'identité de deux choses
appartenant à des mondes distincts. C'est le concept même d'"identité" qui est à
redéfinir. Comment en effet, plus généralement (car il n'y a pas que l'identité qui pose
problème : il est aussi difficile de parler de la "différence" de deux choses à deux
instants distincts que de leur "identité"), comparer une chose avec une chose qui n'est
L'éthique cartésienne de la pensée
251
Le temps et la persistance
La persistance
plus (ou qui n'est pas encore) ? Cette comparaison n'étant pas une chose du monde
donné, elle ne peut être perçue par l'esprit. Elle est donc à construire par l'esprit.
Posons donc le problème, vu de l'esprit, du maintien (ou de l'identité) d'une chose
entre deux instants.
Supposons que je connaisse à présent l'existence d'une chose et son essence. À cet
instant, je connais aussi les déterminations de cette essence correspondant à cette
chose, c'est-à-dire ses qualités. Appelons A cette chose existant à l'instant initial ; elle
est constituée d'une substance SA et d'un ensemble de qualités QA. Supposons
toujours qu'au même instant je connaisse aussi une autre chose qui a la même
essence, mais des qualités différentes. Appelons B cette deuxième chose, également
aperçue à l'instant initial ; elle est constituée d'une substance SB et d'un ensemble de
qualités QB. Projetons-nous à un instant ultérieur (qui n'est pas forcément l'instant
juste ultérieur, si tant est que ceci aurait même un sens, puisqu'il existe toujours une
infinité d'instants entre deux instants quelconques si proches qu'ils soient). Je
connais à présent deux choses qui ont toujours la même essence, et qui est l'essence
aperçue précédemment. Ces deux choses ont des qualités différentes entre elles et
différentes de celles constatées à l'instant initial : soit Q' et Q''. La question qui se
pose alors est la suivante : comment mon esprit va-t-il reconnaître les deux
substances SA et SB ? Plus précisément, même : s'agit-il à présent de deux choses, C et
D, qui n'ont rien à voir avec A et B ? Ou bien C a-t-elle la même substance SA que A,
les qualités Q' étant alors un changement des qualités QA, tandis que D n'a rien à voir
avec B, c'est-à-dire qu'il y a une substance SD distincte de SB et un ensemble de
qualités QD qui ne sauraient être considérées comme des variations des qualités QB ?
Et il y a, bien sûr, d'autres combinaisons possibles. Nous avons illustré le problème
par un cas comportant deux perceptions (au sens, ici, de connaissances, bien
entendu) de choses existantes à deux instants distincts, pour bien montrer où se situe
la difficulté, qui est que l'on ne peut pas utiliser la seule chose que l'on connaisse
d'une substance, c'est-à-dire les qualités qui l'accompagnent. Ou, pour être plus
exact, si nous pouvons bien utiliser les qualités pour distinguer à un instant donné
deux substances (s'il y a au moins une qualité différente, c'est qu'il y a deux
substances distinctes), nous ne pouvons plus le faire entre deux instants distincts.
Descartes, malheureusement, n'a pas posé explicitement ce problème.
Pour aller plus loin, il nous faut distinguer selon le type de substances. Et nous
commencerons par les substances corporelles.
Le temps et la persistance
La persistance
Reprenons l'expérience du morceau de cire, qui a introduit, sinon le mot, du moins le
concept de substance. Mais rappelons-nous qu'au stade de cette expérience nous ne
252
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
La persistance
savons même pas encore s'il existe des corps matériels ; et encore moins s'il y a des
substances corporelles qui "durent". C'est bien le fonctionnement de l'esprit qu'il
s'agit toujours d'étudier, et uniquement lui, avec cette expérience. Et c'est bien là
notre propos : examiner comment l'esprit procède pour construire la durée d'une
substance. Imaginons que Descartes se fût absenté pendant qu'un de ses serviteurs
approchait le morceau de cire du feu. À son retour, Descartes aurait observé que le tas
de matière qu'il avait vu précédemment sur sa table, qui se présentait comme un cube
de couleur jaune, dur, rendant un son lorsqu'on le frappe, odorant, etc., et qu'il avait
identifié comme étant un morceau de cire, a disparu : il a existé, mais il n'existe plus.
Il verrait à sa place, à un emplacement proche, mais cependant différent, un tas de
matière se présentant cette fois sans forme définie, incolore, ne rendant aucun son,
sans odeur, etc. Descartes étant savant, et connaissant les propriétés de la cire,
identifierait ce nouveau tas de matière comme étant également un morceau de cire,
qui n'existait pas avant qu'il s'absentât, mais qui existe à présent. Mais comment
pourrait-il affirmer qu'il s'agit toujours du même morceau de cire ? Il ne le pourrait
évidemment pas, car rien n'empêche que le serviteur ait changé de morceau de cire.
Or, quelle est la différence entre les deux expériences, celle relatée par Descartes, et
celle que nous venons d'imaginer ? C'est que dans l'expérience originale Descartes n'a
pas perçu seulement deux ensembles de qualités, celles du morceau de cire avant
qu'on l'approchât du feu, puis celles après qu'on l'eut approché du feu : ça, c'est ce
qu'il aurait fait dans l'expérience que nous avons imaginée. Dans la réalité, nous
pensons que Descartes a également perçu, à chaque instant de l'intervalle séparant le
début et la fin de l'expérience, le devenir instantané de chacune* des qualités en
question, c'est-à-dire sa courbure à chaque instant. Et c'est parce que l'esprit connaît,
non seulement la détermination instantanée d'un attribut d'une chose, mais aussi, au
même instant, la "courbure" de cette détermination, qu'il peut reconnaître qu'entre
deux déterminations d'un même attribut, prises à deux instants distincts, mais très
proches (aussi proches que l'on voudra), il y a continuité, et c'est cette continuité qui
lui fait dire qu'il s'agit de la même substance, et non pas de deux substances
*
Ce n'est pas tout à fait exact : il n'est pas nécessaire qu'il perçoive à chaque instant le devenir
instantané de la sonorité ou de l'odeur, par exemple, car il s'agit de qualités secondaires. Ce sont les
qualités qui sont données par la vue (emplacement, figure, couleur) qui sont les plus importantes
(pour une personne qui n'est pas aveugle…) et donc qui sont déterminantes pour ce type de
problème. D'ailleurs, plutôt que l'absence momentanée de Descartes pendant que l'on approchait le
morceau de cire du feu, nous aurions pu imaginer qu'il fût aveugle et la conclusion eût été la même :
l'aveugle Descartes, qui aurait tâté, tapé et mis son nez sur le morceau de cire une première fois,
puis une seconde après qu'on l'eut approché du feu, n'aurait pu reconnaître qu'il s'agissait toujours
du même morceau de cire.
L'éthique cartésienne de la pensée
253
Le temps et la persistance
La persistance
distinctes qui partageraient la même essence. À partir de là, l'esprit peut concevoir
pendant tout un intervalle de temps, même très long, qu'il s'agit toujours de la même
substance dont les qualités peuvent changer du tout au tout, pourvu qu'elles
changent de manière continue. De nombreux exemples pourraient être cités à l'appui
de cette thèse, dans le domaine de la perception sensible, où on sait bien que l'esprit
va jusqu'à reconstituer la continuité là où pourtant il n'y a que suite discrète
d'impressions, mais suffisamment rapprochées pour qu'il se laisse abuser : l'existence
même du cinéma dépend de cette faculté de l'esprit. À l'opposé, lorsque les
impressions sont très rapprochées mais complètement disparates, comme lorsqu'on
est soumis à ces flashs de lumière laser de couleur aléatoire, qui accompagnent
certaines manifestations musicales destinées essentiellement aux jeunes, l'esprit est
perturbé et ne sait retrouver quoi que ce soit de constant. On dira peut-être que ce
sont nos organes sensoriels qui ont cette fonction d'"intégration". C'est exact. Mais
c'est l'esprit qui conçoit la substance (le morceau de cire) sous les qualités que lui
donnent les sens, et l'esprit a besoin de ce lissage, de cette continuité, pour
"reconnaître" une même substance qui se maintient dans la durée. Nous disons
"reconnaître", mais le terme n'est pas approprié : l'esprit ne reconnaît pas une même
substance à des instants différents, il construit l'identité d'une substance dans la
durée. Et cette construction s'effectue, dans le cas d'une substance corporelle, sur la
continuité des qualités attachées à cette substance. La substance est dite se maintenir
bien que ses qualités, qui sont pourtant les seules choses que l'on connaisse d'une
substance, changent, mais à la condition qu'elles changent continûment. Quant aux
qualités, elles sont dites changer, parce qu'elles restent les qualités d'une même
substance. Si l'esprit ne reconnaissait pas le maintien d'une même substance alors,
pour lui, les qualités ne changeraient pas : ce seraient d'autres qualités, distinctes et
non pas seulement différentes. Le changement d'une qualité suppose donc sa
continuité : pour l'esprit, il n'y a pas de "saut quantique". Parmi les qualités d'un
corps, il y a notamment sa position par rapport aux autres corps. Le changement de
cette qualité est ce que Descartes appelle le « mouvement local », ou le « transport »,
de ce corps. Le transport d'un corps du voisinage de certains corps au voisinage
d'autres corps s'analyse donc comme l'intégration, par l'esprit, des mouvements
instantanés de ce corps.
Prenons l'exemple le plus simple qui soit du mouvement d'un corps : celui d'une bille
qui roule sur un tapis de billard. Les sensations qui m'arrivent par les organes des
sens (la vue, ici) sont analysées par l'entendement, qui identifie deux « choses » : un
billard et une bille. Mais l'image globale constituée par ces deux choses n'est pas
stable ; d'un instant à l'autre la position relative de ces deux choses n'est plus la
254
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
La persistance
même : je dis qu'elles sont en mouvement l'une par rapport à l'autre. Comme d'autre
part la perception de la chose billard est stable, elle, par rapport à la perception que
j'ai de mon corps (muscles oculaires, muscles du cou etc.), j'en déduis que ce n'est pas
lui qui est en mouvement, mais la bille. Tout cela paraît très simple. Mais il faut bien
comprendre que je ne vois pas la bille rouler, je ne vois pas la bille à des positions
différentes. La bille n'existe en effet qu'à chaque instant de ma perception. La bille
qui était tout à l'heure près de la bande du bas du billard a disparu lorsque je vois une
bille maintenant arriver près de la bande du haut. Il n'y a jamais qu'une seule bille sur
le tapis du billard. Je ne vois jamais ensemble la bille du début du mouvement et la
bille de la fin du mouvement. Bien sûr, je dis qu'il s'agit de la même bille. Mais
précisément, c'est là que tout se joue. Si je plaçais deux billes identiques côte à côte,
je verrais immédiatement qu'elles sont identiques, mais je verrais aussi qu'elles sont
deux car elles occupent des emplacements différents. Et quand nous disons que « je
verrais immédiatement », cela signifie que c'est une seule et même perception qui me
ferait voir cela : je n'aurais pas besoin de me livrer à une analyse approfondie dans
laquelle je noterais successivement les caractéristiques de chacune des deux billes*.
Mais dans le cas qui nous occupe, la bille en mouvement, je ne perçois jamais, à tout
instant, qu'une seule bille. On pourra certes dire que c'est la mémoire qui m'apporte
le point de comparaison. Mais justement : la mémoire m'offrirait la vue d'une bille
peut-être identique, mais à un autre emplacement (celui d'avant). Je devrais donc en
déduire, comme dans le cas précédent, qu'il s'agit de deux billes différentes. Mais en
réalité cela ne fonctionne pas ainsi, de manière discontinue. La mémoire ne pourrait
que ramener à l'esprit un fait instantané enregistré comme une photographie. La
fonction qui est à l'œuvre ici est celle qui permet de constituer la durée. Cette
fonction fait partie de la perception. Et ce que je perçois dans la durée, c'est à la fois
une permanence structurelle — la possibilité de distinguer dans le flux de mes
sensations deux choses : un billard et une bille — et d'autre part une déformation
continue : la position relative du billard et de la bille. C'est d'un même geste que je
distingue une bille sur un billard et le mouvement de cette bille sur ce billard†. C'est
*
†
C'est ce qui fait que cette perception immédiate de l'identité de deux choses peut être trompeuse :
elles peuvent ne se ressembler par exemple que par leur face avant, alors qu'elles seraient très
dissemblables sous un autre angle de vue. On se persuade encore plus facilement que la
ressemblance peut être l'objet d'une perception directe, et n'implique pas nécessairement une
opération d'analyse effectuée dans la durée, en prenant le cas de l'audition : nous entendons
immédiatement si deux notes jouées ensemble sur deux instruments sont ou non de même hauteur.
La perception du mouvement participe d'ailleurs directement à l'identification des choses : les
animaux le savent bien, puisque, parmi les nombreuses stratégies qu'ils adoptent pour échapper à la
vue de leur prédateur, figure l'immobilisation absolue. Nous-mêmes, nous ne remarquons bien
souvent un insecte sur un mur qu'à partir du moment où il bouge, ou encore tel point lumineux
------------
L'éthique cartésienne de la pensée
255
Le temps et la persistance
La persistance
une seule et même perception qui est à l'œuvre, perception qui nous donne deux
informations à la fois, la position et le mouvement instantané (ou encore : la vitesse
instantanée). C'est en cela essentiellement que la photographie se distingue
radicalement de la perception visuelle. Sur une photographie on ne retrouve que la
position dans l'espace*, mais pas le mouvement instantané que nous percevons par la
vue réelle. Et c'est ce qui explique que la photographie nous fait découvrir par
exemple des expressions du visage humain, ou des gestes du corps humain, que nous
ne voyons jamais dans la réalité : en effet, dans la réalité, nous ne voyons ces
expressions ou ces gestes qu'entourés à la fois de leur passé et de leur avenir
immédiats et c'est leur mouvement, dans sa continuité et sa plasticité, qui est vu, et
non pas ces immobilités improbables, telles qu'un assemblage disgracieux ou bizarre
d'une bouche entrouverte et de paupières mi-closes, ou encore un pied qui se tient
curieusement, contre toutes les lois de l'équilibre, en avant du corps d'un marcheur et
à quelques centimètres du sol.
La reconnaissance de l'identité d'une chose à deux instants distincts n'est donc pas le
fait de la mémoire. La mémoire peut intervenir, il est vrai, mais elle n'est alors qu'un
auxiliaire. Par exemple, si pendant quelques instants je détourne la tête et que je ne
vois donc plus la bille en train de rouler. Lorsque je la regarde à nouveau je la
reconnaîtrai, et ne penserai pas qu'il s'agit d'une autre bille, en m'appuyant sur la
mémoire que j'ai gardée de sa dernière position et de son dernier mouvement
instantané : mon entendement est en effet à même, à partir de ce souvenir,
d'"extrapoler", par une sorte de « géométrie naturelle »183 comme dirait Descartes, ce
que devrait être la position de la bille aux instants suivants. Constatant alors qu'elle
est bien là où elle "doit être", j'en déduis qu'il s'agit bien de la même bille qui a
continué son mouvement. C'est cette faculté d'"extrapolation naturelle" qui explique,
selon Bergson, ce qu'est le sentiment de la grâce, qui provient de ce que « nous
finissons par trouver une aisance supérieure aux mouvements qui se faisaient
prévoir » (Essai sur les données immédiates de la conscience. Paris : Presses
Universitaires de France, 1927. 8ème édition Quadrige, 2005 — page 9). Lorsque l'on
retrouve une personne qu'on avait perdue de vue depuis plusieurs années et qu'on la
reconnaît, on utilise aussi sa mémoire, bien sûr. Mais là encore, le souvenir de son
visage peut être assez différent de l'image qu'on en a à présent, et ce qui nous autorise
à juger malgré tout qu'il s'agit de la même personne (nous ne parlons ici que de la
*
256
parmi les myriades d'autres points lumineux d'un ciel étoilé que parce que celui-ci est en
mouvement. Encore une fois, c'est une seule et même perception qui donne à la fois les choses dans
l'espace et leur mouvement instantané.
Étant entendu que nous ne parlons pas ici des autres qualités, comme la couleur par exemple…
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
La persistance
seule apparence physique, ce qui est très restrictif, cela va de soi) c'est que nous
imaginons possible une déformation continue de ses traits qui les feraient passer de
ce qu'ils étaient dans notre souvenir à ce qu'ils sont à présent. On peut noter à ce
propos la fascination, ou même le trouble, que nous ressentons devant ces images
animées de synthèse qui déforment continûment un visage ou une chose pour aboutir
à un tout autre visage ou à une chose toute différente : cette fascination et ce trouble
tiennent à ce que la déformation continue à laquelle nous assistons devrait nous
conduire à juger que la chose (la substance) s'est maintenue, ce que nous savons par
ailleurs être faux.
Nous venons de voir comment l'esprit "reconnaît" que la bille qui "est en train"
d'arriver près de la bande du haut est la même bille qui tout à l'heure était près de la
bande du bas et sur laquelle j'ai donné un coup de queue. Nous supposerons que le
tapis du billard est parfaitement lisse (qu'il n'y a donc pas de forces de frottement) et
que la résistance de l'air est négligeable. Ces hypothèses reviennent à dire que la
vitesse de la bille demeure constante, c'est-à-dire que sa vitesse instantanée est la
même pour chacun des instants correspondant à son mouvement du bas vers le haut
du billard. De même que l'esprit a construit le maintien de l'identité de la bille,
l'esprit peut alors construire également le "mouvement global" de la bille, c'est-à-dire
à la fois sa trajectoire et surtout la durée de ce mouvement global. Il connaît en effet,
par perception, la vitesse moyenne de ce mouvement, puisque selon nos hypothèses
elle est égale à la vitesse instantanée*. La longueur de la table du billard étant connue
par ailleurs, on voit que l'esprit obtient ainsi une idée du temps (au sens de la durée)
que met la bille pour accomplir son mouvement. Il faut bien voir qu'il s'agit d'un
renversement total de la manière dont on considère habituellement la relation entre
le temps, la distance et la vitesse. Nous avons l'habitude de considérer le mouvement
comme résultant de la conjonction d'une trajectoire et d'un intervalle de temps. La
vitesse est définie en physique ou en mathématiques comme le rapport d'une
longueur à un intervalle de temps ; et la vitesse instantanée est la limite de cette
vitesse ainsi calculée lorsqu'on fait tendre l'intervalle de temps vers zéro. Dans cette
présentation traditionnelle, le temps et l'espace sont supposés déjà donnés, et c'est le
mouvement qui est construit à partir d'eux. Mais cette présentation ne correspond
pas à la manière dont l'esprit opère "naturellement". Si l'on veut utiliser une
expression mathématique pour traduire la démarche de l'esprit, nous dirions que :
*
Mais ces hypothèses, en réalité, ne sont pas indispensables : ici encore, par une sorte d'"algèbre
naturelle", l'esprit est capable d'évaluer une vitesse moyenne à partir de vitesses instantanées
variables.
L'éthique cartésienne de la pensée
257
Le temps et la persistance
La persistance
∆l
∆l
et non plus que : v =
, avec v la vitesse, et ∆l et ∆t respectivement
v
∆t
les intervalles de longueur et de temps*.
On aboutit ainsi à un temps objectif (le "temps des horloges"), qui n'est pas une chose
du monde donné, mais qui n'est pas non plus un temps subjectif, ou psychologique,
au sens où Bergson parlera de la « durée ». Ce temps objectif mesure bien la durée du
mouvement de la bille et non pas celle de tel flux de mes états de conscience. Mais il
n'est qu'une mesure justement, et non pas une réalité. Exactement comme l'est le
nombre, pour Descartes. Mais il faut ici faire une remarque importante : c'est que ce
temps objectif ne saurait porter que sur le passé. Nous aurions envie de dire que le
futur n'existe pas, mais cela laisserait entendre que le passé existe. Or le temps
n'existe pas, il n'est pas une chose du monde donné, et il en est bien sûr de même
autant pour le passé que pour le futur. Ce que nous voulons dire, c'est que le temps
objectif tel que le construit l'esprit n'a de sens que pour ce que nous appelons le
passé. En effet, cette construction s'appuie sur la perception du mouvement
instantané, qui est une chose donnée à chaque instant. Du moins lorsqu'il s'agit
d'instants "du passé". Pour les instants "du futur" il ne saurait y avoir perception du
mouvement instantané ; il y a donc construction par l'esprit de ces mouvements
instantanés futurs. Et cette construction se fait généralement par extrapolation du
présent et du passé (par l'intermédiaire de ce que l'on appelle les lois, de la nature
notamment). Le "futur objectif" est donc le résultat d'une double construction par
l'esprit (et non pas seulement d'une simple construction, comme pour le "passé
objectif"), et il ne peut être, en fin de compte, qu'une sorte de reflet du "passé
objectif", pour ne pas dire sa répétition. C'est en droit que nous ne pouvons pas
"prévoir" le futur, et non pas seulement en fait. C'est pourquoi on peut dire que le
futur a "moins de réalité" que le passé. C'est par une sorte d'"illusion d'optique" que
nous croyons communément à la "réalité" du futur, ou du moins que nous la
considérons comme possible : en effet, si nous nous replaçons dans le passé — ce qui
n'est qu'un pur jeu de l'esprit —, le présent nous apparaît alors comme le futur du
∆t =
*
258
Sans en faire un véritable argument au soutien de cette thèse, nous ne pouvons nous empêcher de
faire remarquer que la théorie de la Relativité fait d'une vitesse, celle de la lumière, et qui est une
vitesse instantanée, le seul véritable absolu, ce qui la conduit à considérer les distances et les durées
comme des variables qui évoluent en sens contraire : les distances raccourcissent lorsque le temps
s'allonge. Mais il n'est pas besoin de solliciter la théorie de la relativité : dans la vie courante, si on
nous demande par exemple à quelle distance se trouve la boulangerie, il nous arrive de répondre
qu'elle est à « trois minutes », réponse parfaitement claire, justement parce qu'elle prend comme
donnée première la vitesse de déplacement de notre interlocuteur : s'il est en voiture, cela ne veut
pas dire la même chose que s'il est à pied.
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
La persistance
passé, et sa réalité, cette fois bien "consistante", si l'on peut dire, semble alors
accréditer l'idée que le futur n'est pas en soi uniquement irréel.
Le temps objectif n'est, certes, qu'une idée, construite par l'esprit, mais il n'est pas
arbitraire pour autant, car il s'appuie sur la perception de la position relative des
choses et de leur mouvement relatif instantané, qui sont bien, eux, des choses
données. Ce qui n'est pas une chose donnée, c'est le "mode de construction" du temps
(ainsi que de la trajectoire) qu'emploie l'esprit. Et cela nous conduit à examiner à
présent la relation entre l'esprit et le temps.
L'esprit et le temps
L'esprit n'est que pure actualité, il ne dure pas – Une
pensée ne devient pas, elle est – Les pensées sont
ordonnées – L'ordre des pensées donne l'avant et
l'après et est lui-même porteur d'une signification
(l'esprit connaît l'ordre de ses pensées) – Le temps
banal résulte du croisement de la durée des substances
corporelles et de l'ordre des pensées – C'est la mémoire
intellectuelle qui ordonne les pensées – La créance est
l'ensemble actuel de mes croyances anciennes –
Originalité de la question de l'identité de l'ego au cours
du temps – L'identité d'un esprit se fonde sur sa
créance, et il est le seul à pouvoir être certain du
maintien de son identité au cours du temps
La durée d'une substance corporelle est construite par l'esprit. Mais qu'en est-il de la
durée de la substance spirituelle ? Cette question revient en fait à celle de la durée de
l'esprit humain, car elle ne se pose évidemment pas pour ce qui est de Dieu (qui est
"éternel", ou plus exactement hors du temps, de toute évidence). Et même, plus
précisément, si l'on veut rester dans le cadre de la philosophie cartésienne, à la durée
de mon propre esprit. Descartes, en effet, n'a pas posé explicitement cette question
pour ce qui est de l'esprit d'autrui.
Il n'y a que deux textes, assez tardifs, dans lesquels Descartes évoque la durée de
l'esprit : il s'agit de deux lettres à Arnauld datant de l'été 1648, qui servent de réponse
à des objections qui lui furent retransmises par ce dernier. Il faut les citer :
« […] quoiqu'il n'y eût point du tout de corps au monde, toutefois on ne
pourrait pas dire que la durée de l'esprit humain fût tout à la fois tout
L'éthique cartésienne de la pensée
259
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
entière, ainsi qu'on le peut dire de la durée de Dieu, parce que nous
connaissons manifestement de la succession dans nos pensées, ce que l'on
ne peut admettre dans les pensées de Dieu : et l'on conçoit clairement qu'il
se peut faire que j'existe au moment auquel je pense à une certaine chose,
et toutefois que je cesse d'exister au moment qui le suit immédiatement,
auquel je pourrai penser à quelque autre chose, s'il arrive que j'existe. »
Lettre à Arnauld du 4 juin 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - pages 855-856
« […] le devant et l'après de toutes les durées, quelles qu'elles soient, me
paraît par le devant et par l'après de la durée successive que je découvre
en ma pensée, avec laquelle les autres choses sont coexistantes. » Lettre à
Arnauld du 29 juillet 1648. Ferdinand Alquié, Vol. 3 - page 865
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
La durée de l'esprit humain est, d'après le premier texte, indépendante de celle des
corps, et donc aussi du mouvement, puisque le mouvement qui, pour Descartes, est
toujours le mouvement local, ne peut concerner que les corps. Cette durée est attestée
par le fait que nous éprouvons de la « succession dans nos pensées ». S'il n'y avait pas
une telle succession alors nous pourrions dire que la durée de l'esprit humain serait
« tout à la fois tout entière ». Il semble donc que la "durée" de l'esprit soit quelque
chose comme une totalité, mais qui se donne successivement dans le cas de l'homme
(au contraire du cas de Dieu). La fin de ce premier texte rappelle d'une part que les
instants sont indépendants et que ce n'est pas parce que j'existe à présent que
j'existerai l'instant d'après, et d'autre part que l'existence, pour l'esprit, implique la
pensée actuelle (car penser est l'essence même de l'esprit, et donc il comporte
toujours cet attribut qu'est une pensée). Mais la formulation utilisée ici par Descartes
semble présenter une inversion par rapport à celle du cogito : ce n'est plus « Je
pense, donc je suis », mais "Je suis, donc je pense" (« s'il arrive que j'existe », alors
« je pourrai penser »). Cela confirme que la durée de l'esprit humain est une totalité,
qui se découvre ou se donne successivement, et non pas quelque chose comme le
résultat d'une accumulation d'instants. Autrement dit, ce n'est pas la succession des
pensées qui fait la durée de l'esprit, mais la durée de l'esprit qui fait qu'à chaque
instant il y a des pensées — même si c'est grâce à la succession de mes pensées que je
connais que mon esprit dure. Les pensées ne sont donc pas animées par l'équivalent,
sur le plan spirituel, du mouvement instantané des corps. La durée de mon esprit ne
résulte pas d'une opération d'"intégration" de mes pensées instantanées. Et d'ailleurs,
quand bien même il y aurait une sorte de "vitesse instantanée" pour une pensée, il ne
serait pas possible de les intégrer pour aboutir à une durée. En effet, ce qui manque
aussi pour une telle opération dans le cas des pensées, c'est la mesure d'une
"distance" entre deux pensées, l'équivalent de la distance spatiale qui sépare les
positions d'un corps mobile à deux instants distincts. Plus fondamentalement : mon
esprit n'est pas qu'un flux de pensées (comme le considérera Hume, et peut-être aussi
260
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
Bergson), même s'il est de son essence d'avoir toujours des pensées actuelles : il est
en effet une substance, et la chose qu'est une substance est distincte de l'ensemble de
ses attributs, même si ces attributs sont nécessairement présents et si nous ne
pouvons connaître une substance que par ses attributs.
Le second texte cité ci-dessus semble signifier que la "flèche du temps" (au sens du
temps objectif), c'est-à-dire son caractère orienté et irréversible, est donnée par
l'ordre que « je découvre en ma pensée ». Le temps objectif tel que nous l'avons vu
précédemment n'est pas orienté, en effet ; tel qu'il est construit, il est, en droit,
réversible. Si l'on considère par exemple le mouvement de rotation de la terre sur
elle-même, qui nous permet de compter les jours, rien ne nous permet de distinguer
un instant J de l'instant J + 1 séparé du précédent d'une durée correspondant à une
révolution complète : il y a bien eu un mouvement d'une durée d'un jour, mais on ne
peut savoir quel est l'instant qui se trouve avant l'autre, car les choses du monde ici
observées (la terre elle-même et toutes ses qualités) se retrouvent exactement
identiques. L'instant que nous avons appelé J + 1 pourrait très bien être antérieur à
celui que nous avons appelé J. Mais l'esprit perçoit la « coexistence » d'un corps avec
une de ses pensées (l'idée actuelle dont l'objet représente ce corps, justement), et il
perçoit également l'ordre de succession de ses pensées. Il applique alors cet ordre, par
projection en quelque sorte, à la durée des corps. Il faut comprendre qu'il ne s'agit ici
que de l'ordre de succession des pensées (« le devant et l'après ») et non de leur
durée. L'ordre de succession n'a rien à voir avec la durée, et il peut y avoir un ordre de
succession sans qu'il y ait durée (par exemple une suite d'événements ponctuels qui
se succèdent de manière discontinue), ni même sans qu'il y ait possibilité de mesure
d'un intervalle. Une relation d'ordre entre un ensemble d'objets n'implique pas
l'existence d'une distance entre ces objets : si ces objets sont numérotés 1, 2, 3, …, je
peux dire que l'objet "numéro 1" est avant l'objet "numéro 2", qui lui-même est avant
l'objet "numéro 3", etc. mais je ne peux pas forcément dire avec sens que l'objet
"numéro 1" est "deux fois plus distant" de l'objet "numéro 3" que de l'objet "numéro
2" (autrement dit les nombres ordinaux ne sont pas les nombres cardinaux, et les
opérations qui ont un sens sur ces derniers n'ont pas forcément un sens sur les
premiers). Ce qui est donc projeté sur la durée des corps, c'est l'avant et l'après des
pensées, c'est-à-dire leur ordre de succession, et non pas leur durée*. En tout état de
*
C'est ce qui est exprimé dans le passage suivant, même si Descartes parle, mais sans doute par abus
de langage, de « durée » : « De même, quand je pense que je suis maintenant, & que je me
ressouviens outre cela d'avoir été autrefois, & que je conçois plusieurs diverses pensées dont je
connais le nombre, alors j'acquiers en moi les idées de la durée & du nombre, lesquelles, par après,
je puis transférer à toutes les autres choses que je voudrai. » Méditations Métaphysiques –
Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 35
L'éthique cartésienne de la pensée
261
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
cause, on retrouve ce qui était déjà mentionné dans la première lettre à Arnauld, à
savoir que l'esprit perçoit — et non pas construit — la succession de ses pensées.
Il semble donc (les textes de Descartes sont trop peu nombreux et trop succincts pour
que nous puissions être certains d'interpréter fidèlement sa pensée) que la durée de
l'esprit humain, pour Descartes, soit une totalité, et que l'esprit perçoive que ses
pensées se succèdent (c'est-à-dire sont ordonnées). Mais il nous faut aller plus loin.
La durée de l'esprit humain est une totalité, mais cette totalité n'est pas une chose
donnée. Elle n'est donc ni perçue (puisqu'elle n'est pas une chose donnée) ni
construite par l'esprit (puisqu'elle est une totalité). On ne peut qu'en conclure qu'en
fait on n'en a pas l'idée. Contrairement aux choses corporelles, l'esprit humain "ne
dure pas", même pour lui. L'esprit n'est que pure actualité, il n'est que dans l'instant.
Cette vision est évidemment totalement opposée à celle que développera Bergson :
contrairement à ce qu'en dira ce dernier, la pensée n'est pas un flux, elle ne présente
pas de continuité. Chaque pensée est une pensée, et il n'y a pas de "devenir
instantané" de cette pensée, comme il y a un mouvement instantané pour les corps.
On pourrait dire qu'une pensée ne devient pas : elle est tout entière d'un seul coup.
Les pensées sont éminemment discontinues, et l'esprit "passe" d'une pensée à une
autre comme par des sauts quantiques. Mais pas de manière désordonnée pour
autant. Tout au contraire, les pensées sont ordonnées (selon l'avant et l'après). C'est
ainsi qu'un raisonnement repose avant tout sur l'ordonnancement et l'enchaînement
de ses différentes propositions. Non seulement l'ordre de ses pensées est perçu par
l'esprit, mais cet ordre est producteur en lui-même à la fois de nouvelles idées, et de
certitudes. Les trois propositions du syllogisme de la première figure, par exemple,
n'apportent une certitude que parce que la conclusion suit la majeure et la mineure.
Exprimée en premier, ou même simultanément avec les deux autres, elle ne serait pas
certaine.
Il semble bien que cette vision traduise assez justement l'expérience la plus commune
de notre relation au temps. Les jeunes enfants n'ont aucune conscience de la durée,
mais ils peuvent dire que tel événement a eu lieu "avant", ou "hier", car tout
événement d'"avant" est toujours "hier", pour eux. Ils apprennent assez vite à classer
certains événements les uns après les autres : "ça s'est passé après la récréation", par
exemple. Ou encore, sur une échelle de temps plus longue, "c'était avant, quand je
croyais encore au Père Noël" : mais ils ne sauraient dire depuis combien de temps ils
ne croient plus au Père Noël. C'est que l'évaluation de la durée est une des choses
qu'ils apprennent avec le plus de difficultés. Nous-mêmes, nous perdons toute notion
de durée dès que notre esprit n'est plus attentif aux choses extérieures, qui durent,
justement (comme le cours du soleil dans le ciel). Nous sommes habitués à dire que
"le temps passe vite" ou au contraire qu'"il n'en finit pas", selon que notre esprit est
très occupé ou oisif.
262
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
À ce stade, il est donc légitime de considérer que le temps, tel que nous le pensons,
est le résultat du croisement de deux approches : la durée des corps, que l'esprit
construit à partir de la perception de leur mouvement instantané, et l'ordre des
pensées. Je peux dire par exemple que tel événement (qu'il s'inscrive dans l'ordre
matériel ou dans l'ordre spirituel) a eu lieu trois jours avant tel autre parce que je
perçois que j'en ai eu la perception avant celle de l'autre événement, d'une part, et
que d'autre part j'ai mesuré trois rotations de la (même) terre entre les deux instants
correspondant à ces deux événements.
Mais il nous faut examiner plus attentivement comment s'effectue la perception de
l'ordre des pensées.
Nous avons déjà rencontré dans cette étude la faculté de l'esprit humain qui est en jeu
ici : il s'agit de la « mémoire intellectuelle » (cf. page 130). La mémoire intellectuelle
tient la chronique de mes événements de pensée : comme nous l'avons vu, c'est elle
qui me permet de savoir que telle pensée que j'ai actuellement est un souvenir, c'està-dire qu'elle n'est pas une nouvelle pensée, ce que j'exprime en disant que "je l'ai
déjà eue par le passé". Nous rappelons que, selon notre analyse, la mémoire
intellectuelle ne mémorise pas la pensée elle-même, mais seulement le fait que telle
pensée actuelle (qui me vient de mon corps propre, par exemple, sans que je puisse
savoir plus précisément s'il s'agit de ma mémoire corporelle ou d'un de mes sens) est
une pensée nouvelle ou non. Si cette pensée est une idée, et qu'elle n'est pas nouvelle,
l'objet de cette idée, qui pourtant est toute actuelle (un souvenir est pensé
actuellement, bien sûr, puisque toutes les pensées sont toujours actuelles), est
considéré comme antérieur aux objets de toutes les autres idées actuelles pour
lesquelles la mémoire intellectuelle me dit qu'elles sont nouvelles (en particulier
toutes celles qui proviennent de mes sens). Et c'est ainsi que s'établit une relation
d'ordre entre les idées, et donc aussi entre les objets des idées, relation d'ordre que
l'on exprime dans le langage de la temporalité : l'objet d'un souvenir est dit
"antérieur" à un objet perçu ; et deux objets perçus sont dits "simultanés". On voit
aisément que l'on peut ainsi classer également entre eux les objets des souvenirs, du
fait de la réflexivité de la pensée : si, actuellement, A est l'objet d'un souvenir et B
l'objet d'une perception, A est antérieur à B, et je pense effectivement cette
antériorité ; la mémoire intellectuelle, en conséquence, mémorise aussi que j'ai pensé
l'antériorité de A par rapport à B ; si maintenant je perçois un objet C, tout en ayant
simultanément les souvenirs de A et de B, ma mémoire intellectuelle me fera
connaître que A et B sont antérieurs à C, bien sûr, mais aussi que A est antérieur à B,
car cette dernière propriété est l'objet d'une idée qui n'est pas nouvelle, c'est-à-dire
que j'ai bien le souvenir que A était antérieur à B (autrement dit : je "ne l'invente
L'éthique cartésienne de la pensée
263
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
pas"). C'est cette relation d'ordre qui nous conduit alors au concept d'instant : un
instant est l'idée (idée-outil, et non pas représentation d'une chose donnée) qui nous
permet de penser à l'ensemble des objets simultanés, qu'ils soient actuels ou qu'ils
correspondent à des souvenirs (de choses qui ont eu lieu simultanément "dans le
passé"). On retrouve bien sûr que le monde donné*, qui est l'ensemble des choses qui
sont susceptibles d'agir (ce qui veut dire "agir actuellement") sur mon esprit est dans
un instant. Le temps, considéré ainsi comme une suite d'instants, sans durée, est
donc l'objet d'une idée conçue (et construite) par l'esprit en s'appuyant sur sa
mémoire intellectuelle, faculté qui lui permet de reconnaître le caractère de
nouveauté, ou au contraire de répétition, que présente chacune de ses idées.
Bien entendu, le caractère de nouveauté ou de répétition d'une idée n'est pas une
qualité qui serait attachée, dans l'absolu en quelque sorte, à l'idée. La nouveauté ou la
répétition s'apprécie au regard du sujet qui pense cette idée : "cette idée est nouvelle"
ne saurait signifier autre chose que : "cette idée est nouvelle pour moi". De ce point
de vue, la mémoire intellectuelle s'apparente à l'intuition, dont nous avons vu (cf.
page 235) qu'elle est la conscience que c'est une autre chose du monde donné que
moi-même qui agit sur mon esprit. Dans les deux cas, l'esprit a conscience d'une
certaine position relative entre lui-même et sa pensée : pour la mémoire
intellectuelle, il s'agit de la nouveauté pour lui de son idée ; pour l'intuition, il s'agit
du fait qu'il n'est pas lui-même l'agent de son idée. Or nous savons qu'il y a encore
une troisième faculté de l'esprit qui porte aussi sur une position relative entre luimême et sa pensée, c'est la prise de position, que nous avons examinée page 64. Mais
contrairement aux deux précédentes, qui sont des passions, la prise de position est
une action de l'esprit. Mais, nous le savons, toute action de l'esprit s'accompagne
toujours, dans ce même esprit, d'une passion — la conscience de cette action. De cette
passion, qui est une pensée que l'on peut appeler une croyance (entendue au sens
large, c'est-à-dire comprenant tout aussi bien le doute que la certitude), l'intuition me
dit que j'en suis l'agent, c'est-à-dire qu'elle est ma croyance, et la mémoire
*
264
Du moins le sous-ensemble du monde donné constitué de l'ensemble des Faits. Il faut en effet
préciser que la mémoire intellectuelle ne me dit jamais, pour l'idée d'une Notion (essence ou vérité
éternelle), si cette idée est "nouvelle" ou "répétée". C'est comme si la mémoire intellectuelle
reconnaissait, en quelque sorte, que l'objet de telle idée est du type "Notion", et, en ce cas,
s'abstenait. Autrement dit, cette segmentation fondamentale du monde donné en deux grands
ensembles, les Notions et les Faits, est reconnaissable (et éventuellement même : connaissable, par
des idées claires et distinctes) d'emblée par l'esprit : une chose donnée dont j'ai l'idée m'apparaît
immédiatement (grâce à ma mémoire intellectuelle) comme appartenant soit au genre Notion soit
au genre Fait ; et ce n'est donc qu'en ce dernier cas que la mémoire intellectuelle m'indique si cette
idée est nouvelle ou répétée.
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
intellectuelle me dit si je l'ai déjà eue, c'est-à-dire s'il s'agit d'une croyance ancienne.
Nous appellerons ma créance l'ensemble de ces croyances, qui me sont propres, et
qui sont anciennes. Une prise de position, en tant qu'action de l'esprit, peut alors être
considérée comme la décision de "faire entrer dans sa créance", pour reprendre une
formulation de Descartes, telle idée actuelle avec telle qualification (comme "faux",
"vrai", "certain", "possible", "probable", "douteux" etc.) Or, c'est sur cette créance que
se bâtit l'identité de la personne.
Car il nous faut aussi examiner la question de l'identité dans le temps de l'esprit. En
effet, l'esprit est, comme les corps, une substance et nous avons vu ce que signifie
l'identité dans le temps d'une substance corporelle : il est donc légitime de se poser
cette même question pour ce qui est de la substance spirituelle. Mais cette question
est double, en fait : il faut en effet distinguer celle de l'identité de mon esprit et celle
de l'identité d'un autre homme. Nous n'examinerons ici que la première question.
Mais nous pouvons cependant dire, à propos de la deuxième, que la question de
l'identité d'un "autre" (esprit, ou homme) dans le temps se pose a priori dans des
termes analogues à ceux de l'identité dans le temps d'une chose corporelle : en effet, il
y a plusieurs "autres" esprits dans le monde, et savoir si un "autre" esprit qui
appartient au monde d'un instant ultérieur est le même "autre" esprit que celui qui
appartenait au monde de l'instant précédent revient, comme pour les choses
corporelles, à transposer la relation d'identité (avec son contraire : la relation de
différenciation), qui est une chose donnée, au cas de deux mondes distincts. Mais il
n'en est pas du tout de même pour moi. Je suis un esprit, certes, et mon essence n'est
que de penser ; et il existe dans le monde d'autres esprits, qui pensent eux aussi. Mais
je suis aussi la chose qui pense qui agit sur elle-même, c'est-à-dire qui a conscience
de sa pensée. Pour mon esprit, je se distingue donc radicalement des autres choses
qui pensent. Il a l'intuition de soi, au sens où nous avons défini l'intuition (cf. page
235), c'est-à-dire qu'il a l'intuition que la chose du monde qu'il conçoit en tant
qu'esprit est ici lui-même, et non pas une "autre"*. Je est donc absolument unique
(pour mon esprit). C'est d'ailleurs ce qui explique que l'existence de l'ego puisse être
avérée, dans les Méditations, avant même que soit connue son essence (cas tout à fait
singulier : car, selon Descartes, pour toutes les autres choses, y compris Dieu,
l'existence ne peut être établie qu'après connaissance de l'essence). Il y a là une très
*
Nous avons défini l'intuition comme la conscience que la chose du monde qui agit sur mon esprit de
telle sorte que je la conçoive n'est pas moi-même. Il aurait fallu bien sûr, pour être tout à fait précis,
dire que l'intuition consiste à avoir conscience de la nature de la chose qui agit sur mon esprit, c'està-dire soit qu'elle est autre que moi-même, soit, comme ici, qu'elle est moi-même.
L'éthique cartésienne de la pensée
265
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
grande différence avec toutes les autres substances. Une substance ne nous est
connue, normalement, que par ses qualités. Sauf la substance ego, que je connais par
intuition, c'est-à-dire par la conscience qu'elle agit sur elle-même. On dira que cette
action sur elle-même est une pensée, et que les pensées sont justement les qualités de
la substance esprit. C'est vrai, mais ce n'est pas la présence, en tant que telle, de
pensées, qualités des choses qui pensent, qui me conduit à concevoir mon ego (alors
que c'est bien comme cela que je suis amené à concevoir les autres esprits, du fait de
l'existence de leurs pensées : "il pense, donc il est", qui a une tout autre signification
que le "je pense, donc je suis"), mais la conscience que mon esprit agit sur lui-même
(même s'il se trouve que cette auto-affection s'effectue par des pensées, justement).
Avoir l'idée de soi procède donc d'une pensée réflexive, comme le montre d'ailleurs
clairement l'expression même "je pense, donc je suis", mais d'une pensée qui est aussi
une action (on peut dire, dans cette perspective, que la proposition « Je pense, donc
je suis » remplit une fonction "performative réflexive"). On retrouve ici que la pensée
(humaine) comporte, au moins potentiellement, la réflexivité, et donc en particulier
que les animaux n'ont pas d'ego. En tout cas, si mon esprit conçoit bien qu'il puisse y
avoir d'autres esprits, il ne saurait exister pour lui qu'un seul ego. Mais s'il n'y a pas
d'autres ego dans le monde, peut-on seulement poser la question de l'identité ou de la
distinction de l'ego appréhendé comme appartenant à deux mondes distincts (à des
instants différents) ? À chaque instant, l'ego est l'ego, unique, et il semble qu'il n'y ait
pas de sens à dire soit qu'il s'agit "du même" ego, soit qu'il s'agit "d'un autre" ego.
Dans cette perspective, qui est de fait celle d'un ego transcendantal (l'ego est la
condition de possibilité de la pensée, et donc du monde, puisqu'on ne saurait
s'intéresser au monde qu'en tant qu'il est intelligible), il n'y a alors pas de sens non
plus à dire que l'ego est dans le temps : il appartient au monde, mais, comme les
Notions et comme Dieu, il est hors du temps.
En tant que chose qui pense, l'ego est pure actualité (comme ses pensées ellesmêmes). En tant qu'ego transcendantal il est hors du temps. Alors : faut-il conclure
que le temps n'aurait pas de sens pour l'esprit ? Non, car l'ego comporte encore une
troisième dimension, ou caractéristique, qui est qu'il est le porteur, ou le titulaire,
d'une créance. Or, cette créance est dans le temps, elle : en effet, l'ensemble des
croyances qui me sont propres et qui sont anciennes dépend de l'instant considéré (à
un instant ultérieur, si j'ai pris une nouvelle position entre-temps, alors cet ensemble
a évolué). On peut donc considérer que, en tant qu'il est titulaire d'une créance, l'ego
n'est plus tout à fait dans le même état après qu'il a pris une nouvelle position. Et, de
ce point de vue, on peut dire en conséquence que l'ego est dans l'instant. La question
du maintien de l'identité de l'ego d'un instant à l'autre est alors pertinente. Mais il
266
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
faut la poser correctement. Actuellement l'ego est unique, nous le rappelons, et il n'y
a donc pas lieu de chercher à le distinguer d'autres ego. Mais j'ai, actuellement, l'idée
d'une créance correspondant à un instant passé, différente de ma créance actuelle ; et
en conséquence j'ai aussi l'idée d'un ego titulaire de cette créance du passé, ego que je
considère donc lui-même comme "passé". Cet "ego passé" n'est pas une chose qui
pense, ni un ego transcendantal : il n'est que le titulaire d'une créance passée. La
question semble donc être la suivante : peut-on dire que le titulaire d'une créance se
maintient alors que la créance elle-même change (ou peut changer) d'un instant à
l'autre ? Formulé ainsi, le problème est analogue à celui du maintien dans le temps
d'une substance (le titulaire d'une créance) tandis que ses qualités changent (les
croyances qui sont dans la créance). Sauf qu'il ne s'agit pas ici d'une substance
corporelle et que nous n'avons pas de perception de la vitesse instantanée de
changement de la créance. C'est pourquoi la réponse à la question ainsi posée doit
être négative : on ne peut pas dire que le titulaire d'une créance se maintient alors
que la créance change. Par contre, je peux dire qu'en tant que titulaire de ma créance,
je me maintiens quand ma créance change. Car je le crois, et je l'ai toujours cru !
Expliquons-nous :
La phrase-clef de la Seconde Méditation : « il faut conclure, et tenir pour constant
que cette proposition : Je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je
la prononce, ou que je la conçois en mon esprit » (Méditations Métaphysiques –
Seconde Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 19) signifie que même si je
suis dans le doute général et si j'ai décidé de ne plus croire en aucune de mes
croyances précédentes (ce qui est ma situation après la Première Méditation), il me
faut pourtant être certain de mon existence « toutes les fois que je la conçois ». Il ne
faudrait pas comprendre que seul celui qui entre dans la démarche, ô combien
exigeante, des Méditations, peut acquérir cette certitude : c'est tout le contraire !
Chaque homme est certain de son existence chaque fois qu'il la conçoit, puisque
même celui qui a la plus grande exigence que l'on puisse imaginer pour accorder son
crédit (Descartes, ou l'homme des Méditations) en est convaincu. Lorsque,
actuellement, je pense à mon existence, je crois donc en elle. Et, bien entendu, ma
mémoire intellectuelle m'indique que cette croyance n'est pas nouvelle. Plus, même :
elle m'indique que chacune de mes croyances anciennes est accompagnée de la
croyance concomitante en mon existence, puisque une croyance est une pensée (c'est
le cogito : Je pense, donc Je suis). Autrement dit, je ne peux penser mon existence
actuelle sans y croire et sans croire simultanément à mon existence dans chaque
instant où j'ai pris une position. C'est sur l'indissociabilité de ces deux croyances, qui
en font en quelque sorte comme une seule croyance, que se fonde justement la
croyance (qui est en l'espèce une certitude) au maintien dans le temps de mon
identité. La créance étant l'ensemble actuel de mes croyances anciennes, il y a aussi
L'éthique cartésienne de la pensée
267
Le temps et la persistance
L'esprit et le temps
une créance pour chaque instant : c'est l'ensemble de mes croyances antérieures à
l'instant considéré. Je peux donc concevoir un titulaire de cette créance pour chacun
des instants. Or, c'est comme si c'était par une seule et même prise de position que je
suis certain à la fois de mon existence actuelle, en tant que titulaire de ma créance
actuelle, et de l'existence du titulaire de chacune de ces créances du passé. L'acte de
prise de position étant un, son objet (le titulaire de la créance) est alors conçu
également comme un. Le maintien dans le temps de l'identité du sujet ne peut avoir
que ce seul sens. Il n'y a pas d'objectivité en la matière. Seul le sujet lui-même a
conscience du maintien de son identité dans le temps, puisque celui-ci est fondé sur
la créance et la mémoire intellectuelle, qui ne sont accessibles qu'au seul sujet luimême.
L'ego et sa créance
La créance n'est pas une qualité de l'esprit, elle n'est pas
une chose du monde donné – Elle n'est pas la mémoire
de mes croyances, mais elle me dit si une prise de
position actuelle est nouvelle ou non – Une prise de
position actuelle est libre, mais je suis incliné d'une
certaine manière par ma créance – Par mes prises de
position successives je bâtis ma créance, c'est-à-dire ma
personnalité – Dans le cas de l'esprit, contrairement à
celui des corps, ce qui change est aussi ce qui demeure –
L'éthique de la pensée consiste à choisir une finalité et
une maxime adaptée pour la créance et les prises de
position
Nous en arrivons à considérer que l'identité de l'homme, ce qui fait de lui une
personne, ou telle personne, c'est sa créance. L'essence de l'ego, qui est d'être une
chose qui pense, en fait un être universel (tous les hommes sont des choses qui
pensent) ; son caractère transcendantal (il est la chose du monde qui agit sur luimême) en fait un être unique ; la créance enfin fait de l'ego un être singulier. Ma
personnalité, mon identité, est donnée par l'ensemble de mes croyances et ce,
d'autant plus que ces croyances, c'est mon libre arbitre qui, à chaque fois, en a décidé.
Dis-moi ce que tu crois et je saurai qui tu es.
268
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
L'ego et sa créance
Le temps et la persistance
L'ego et sa créance
Mais il ne faudrait pas pour autant imaginer que la créance serait quelque chose
comme une qualité attachée à la chose qui pense, qui permettrait de distinguer une
chose qui pense d'une autre chose qui pense. La créance n'est pas une qualité de
l'esprit, car elle n'est pas une chose du monde donné. En effet, je n'ai pas l'idée de ma
créance, c'est-à-dire de l'ensemble de mes croyances anciennes. Je ne peux avoir que
l'idée de ma, ou de mes croyances actuelles. C'est que la créance n'est pas comme une
"mémoire" qui enregistrerait et accumulerait chacune de mes prises de position, dans
une sorte de stock dont je pourrais faire à tout moment l'inventaire. La créance est de
même nature que la « mémoire intellectuelle », c'est-à-dire tout autre chose qu'une
mémoire corporelle. Elle ne stocke rien. Simplement, elle est la faculté qui me donne
la conscience, actuelle, que "j'ai déjà eu" telle prise de position sur telle pensée
actuelle. Or ceci conduit (ou peut conduire, car l'esprit reste en dernier ressort libre)
à une certaine prise de position actuelle qui ne serait pas nécessairement la même si
la créance était autre. Pour illustrer cela, prenons à nouveau l'exemple du syllogisme :
si ma créance me dit que j'ai douté que tous les hommes fussent mortels, ou que
Socrate fût un homme, je serai moins enclin à croire que Socrate est mortel que si j'ai
conscience que j'ai eu la certitude que les hommes sont mortels et que Socrate est un
homme. Le syllogisme lui-même, dans sa forme (tous les A sont p, a est un A, donc a
est p), est une vérité éternelle, c'est-à-dire une chose donnée. À ce titre, il est vrai, en
tant que relation ; et l'idée que j'en ai est vraie aussi, toujours en tant qu'idée d'une
relation. Mais lorsque je l'applique, je l'applique justement, c'est-à-dire que c'est mon
esprit qui construit alors une conclusion qui représentera peut-être, mais peut-être
seulement, une vérité contingente. Or, ce qui entre dans cette construction, ce sont
des idées (les prémisses) qui représentent plus ou moins des choses données ("tous
les hommes sont mortels" et "Socrate est un homme" sont deux propositions dont je
peux être certain qu'elles sont vraies, ou que je peux considérer comme probables, ou
dont je peux douter, etc.). Le crédit que j'attache à la conclusion ainsi construite
dépend donc, non seulement de la vérité de la forme syllogistique, mais aussi du
crédit que j'attache aux prémisses. Et au moment de conclure, c'est-à-dire de prendre
position sur la conclusion, l'attention de mon esprit porte essentiellement sur cette
prise de position éclairée par le syllogisme, et non pas sur la prise de position relative
à chacune des prémisses. Je prends certes position actuellement sur le fait que tous
les hommes sont bien mortels ou que Socrate est bien un homme, mais j'en appelle à
ma créance qui "me confirme" en quelque sorte que cette position actuelle sur ces
deux faits est la même que celle que j'avais déjà prise auparavant, lorsque j'avais
porté toute mon attention sur chacune d'elles successivement. Et s'il y a divergence,
c'est comme une alerte qui va m'inciter à ne pas conclure sans un nouvel examen de
l'ensemble. Autrement dit, le raisonnement en plusieurs étapes n'est possible que
L'éthique cartésienne de la pensée
269
Le temps et la persistance
L'ego et sa créance
parce que « j'admets en ma créance » les conclusions des étapes intermédiaires. Ces
conclusions sont certes mémorisées (dans la mémoire corporelle, ou dans des
mémoires matérielles annexes comme des prises de notes sur une feuille de papier…).
Mais ce qui n'est pas mémorisable, et qui pourtant est indispensable pour poursuivre
un raisonnement, c'est le crédit que j'attache à ces conclusions intermédiaires. Les
mathématiciens le savent bien : ils ont beau lire (et entendre) toutes les articulations
d'une démonstration extrêmement détaillée et complète, et avoir la plus grande
confiance dans l'auteur de cette démonstration, ils ne seront certains du résultat final
de la démonstration que s'ils ont été certains, tout au long de leur lecture, de chacun
des résultats intermédiaires. Il en est ainsi pour les mathématiciens parce qu'ils ont
cette éthique de n'accorder leur crédit à une propriété mathématique que s'ils ont
compris sa démonstration, et que "comprendre un raisonnement" signifie ni plus ni
moins que produire soi-même ce raisonnement, c'est-à-dire décider de n'accorder son
crédit qu'à des propositions résultant de l'articulation, par l'intermédiaire de vérités
éternelles, de propositions élémentaires auxquelles on a déjà accordé son crédit. Bien
entendu, si l'on n'est pas mathématicien, on est parfaitement en droit d'accorder son
crédit à une propriété mathématique dont on ne comprend pas la démonstration, car
la prise de position est toujours libre.
L'exemple du syllogisme montre que la prise de position que je prends sur la
proposition "Socrate est mortel" peut dépendre (bien qu'elle reste toujours libre) de
ce que, dans ma créance, figure déjà ma certitude, ma croyance ou mon doute que
"tous les hommes sont mortels" et que "Socrate est un homme". Il en est ainsi de
manière très générale : mes prises de positions actuelles, bien que libres, peuvent
dépendre de ma créance, qui, elle-même, traduit ou récapitule en quelque sorte toute
l'histoire de ma pensée, c'est-à-dire aussi ma culture (ou la culture de la communauté
dans laquelle j'ai été élevé et dans laquelle je vis). C'est le point capital :
L'ego procède librement à ses prises de position, mais il y est incliné d'une certaine
manière par sa créance, c'est-à-dire par l'ensemble de ses croyances anciennes,
créance qui, elle-même, peut être modifiée, voire bouleversée, par de nouvelles
prises de position.
C'est ainsi, et uniquement ainsi, qu'il faut comprendre la singularité de l'ego. Nous
avons envie de dire, bien qu'il ne puisse s'agir là que d'une expression très impropre,
que l'ego ne serait pas "le même" s'il avait une "autre" créance, et que ne pas "être le
même", pour un ego, signifie ne pas prendre les mêmes positions, ou du moins ne pas
être incliné de la même manière à prendre certaines positions. L'ego "change" donc,
en quelque sorte, chaque fois qu'une nouvelle position entre dans sa créance. C'est ce
270
L'éthique cartésienne de la pensée
Le temps et la persistance
L'ego et sa créance
qui fait que l'on peut dire que "je change au cours de ma vie". Une des grandes
évolutions qui marquent le passage de l'enfance à l'âge adulte n'est-elle pas le
basculement de la naïveté à l'incrédulité ? Nous l'avons déjà dit, la perte de la
croyance au Père Noël représente une étape importante dans le développement d'un
enfant. Descartes, quant à lui, préconise qu'à l'entrée dans l'âge adulte chacun se
débarrasse des préjugés qu'il a acquis dans son enfance, et refonde sa créance184. Mais
ce "changement" de l'ego au cours de la vie ne consiste pas en un changement de son
être (il est et demeure une chose qui pense et qui agit sur elle-même), mais en un
changement de sa manière d'agir (de prendre des positions, en l'occurrence). C'est
dans cette mesure que l'on peut dire que l'esprit demeure le même tout au long de la
vie (un peu comme il en est d'une substance corporelle), au sens où il s'agit toujours
"du même" esprit, qui garde son identité, alors même cependant qu'il change — et
cette fois l'analogie avec les substances corporelles ne fonctionne plus, car ce qui
change "en elles", ce sont leurs qualités, et non pas "elles-mêmes". Les qualités de
l'esprit sont ses pensées, et on peut être tenté de dire que les pensées "changent" au
cours du temps, comme la couleur, l'odeur etc. du morceau de cire changent tout au
long de l'expérience relatée par Descartes. Mais il n'en est rien : les pensées sont
purement actuelles ; elles ne sont donc pas dans le temps et ne changent pas. Elles ne
comportent pas de "vitesse instantanée". Elles ne parcourent pas non plus une
trajectoire (car si elles ne sont pas dans le temps, elles ne sont pas non plus dans un
espace, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de mesure de distance entre deux pensées). Ce
n'est donc pas le "changement" des pensées qui fait le changement, au cours du
temps, de l'ego. L'esprit est une substance avec des qualités, comme un corps, mais
l'inscription dans le temps de la structure "substance-qualités" n'est pas du tout la
même dans le cas de l'ego que dans le cas des corps. Pour les corps, on peut dire que
la substance est ce qui demeure tandis que les qualités sont ce qui change (tout cela
au cours du temps). Pour l'ego, ce qui demeure (ce qui fait son identité) ne se
distingue pas de ce qui change, car il s'agit toujours en fin de compte de la créance.
Mais la créance n'est pas une chose du monde donné, elle n'est ni une substance ni
une qualité.
Un autre point remarquable est que c'est l'ego lui-même qui est l'acteur de sa propre
évolution : on peut dire que l'ego se fait lui-même. En effet, ce qui fait qu'il change,
c'est que sa créance change ; et la créance change chaque fois que l'ego prend une
nouvelle position. Bien sûr, ces prises de position sont toujours des prises de position
sur des objets, et un très grand nombre des idées correspondantes sont provoquées
par des choses du monde donné. Ce sur quoi il y a prise de position dépend donc des
circonstances de la vie (environnements matériel et culturel, éducation, rencontres
L'éthique cartésienne de la pensée
271
Le temps et la persistance
L'ego et sa créance
etc.) et donc les croyances elles-mêmes sont fonction de ces circonstances. La créance
d'un individu est, en conséquence, elle aussi dépendante des circonstances. Il
n'empêche que la prise de position elle-même sur chacun de ces objets reste libre, et
si l'on pouvait imaginer deux individus ayant vécu exactement la même histoire, ils
auraient certainement deux créances différentes. L'individu est donc bien acteur, et
même auteur de sa créance, c'est-à-dire de sa personnalité, au moins en partie.
Mais si l'ego a la possibilité de se faire, ce n'est pas à la manière d'un acte de
création : l'ego se fait progressivement, dans le temps (et non pas dans la durée,
puisqu'il n'y a pas de durée pour l'esprit), par touches successives. Chacune de mes
prises de position contribue à façonner ma personnalité, cette personnalité qui
récapitule toute l'histoire de mes prises de position ; et bien que ma personnalité
m'incline à prendre des positions d'une certaine manière, je reste cependant toujours
libre de prendre telle ou telle position ; en conséquence, je garde à tout moment la
possibilité de redéfinir ma personnalité, ou du moins de la faire évoluer dans une
nouvelle direction. Tout ceci est de la plus haute importance. Car c'est ce qui donne,
d'une part la possibilité même d'une maxime de pensée, et d'autre part une finalité à
une telle maxime. Autrement dit, c'est ce qui permet une éthique de la pensée, et
donc, finalement, toute éthique, car une éthique de l'action présuppose une éthique
de la pensée.
Le grand œuvre d'une vie, qui reste cependant toujours en devenir, est soi-même, ou
plus précisément sa créance. Cette créance se fera, de toutes façons, mais ce sera soit
au hasard de prises de position successives ne s'inscrivant dans aucun ensemble, soit
comme le résultat d'une suite de prises de position effectuées avec méthode et
finalisées. L'éthique de la pensée consiste précisément à choisir une finalité et une
maxime adaptée, pour la créance comme pour chaque prise de position.
272
L'éthique cartésienne de la pensée
L'éthique de la pensée
L'éthique de la pensée
Le choix de la
cohérence
L'éthique cartésienne de la pensée
L'éthique cartésienne de la pensée a pour finalité de
bâtir une vision du monde riche et cohérente – Une
créance est cohérente si une prise de position actuelle
n'est pas contradictoire avec une prise de position
ancienne – La mémoire intellectuelle me donne la
conscience de la cohérence de ma créance – La maxime
cartésienne de la pensée est un ensemble de trois règles
à appliquer lors de chaque prise de position, et vise à
garantir qu'une créance ainsi construite sera toujours
cohérente – Ne faire entrer dans ma créance que des
certitudes ou des doutes – Pratiquer le doute radical –
Accorder ma certitude à une idée conçue clairement et
distinctement
Il nous paraît que l'éthique cartésienne de la pensée tient en un mot : la cohérence. Il
s'agit d'avoir une vision du monde à la fois riche et cohérente. Il faut donc bâtir un
édifice cohérent de pensée, c'est-à-dire une créance, ou ensemble de certitudes, telles
que jamais l'une d'entre elles ne devienne douteuse. Reprenons la métaphore que file
Descartes lui-même dans ses Réponses aux septièmes Objections : celle de l'architecte
(Descartes lui-même) qui veut bâtir une solide chapelle (une créance cohérente).
Après la deuxième Méditation, nous avons l'architecte (l'ego), dont nous sommes
sûrs. Il a rejeté, par le doute radical de la première Méditation, tout le sable et le
gravier, et même les pierres qu'il a trouvées dans le trou qu'il a fait creuser en vue de
trouver la roche sur laquelle il appuiera son édifice. Cette roche, qui va lui servir de
soubassement, c'est la proposition Je pense, donc je suis. L'architecte, c'est celui qui a
un plan d'ensemble, celui qui "voit loin", celui qui veut bâtir (et non pas seulement
construire), dans la durée, et que son œuvre dure. La chapelle dont l'architecte a les
L'éthique cartésienne de la pensée
273
Le choix de la cohérence
L'éthique cartésienne de la pensée
plans en tête, c'est la créance que Descartes veut ériger, cette créance qui est aussi
son identité, qui est sa vie, en tant qu'elle est l'œuvre qu'il aura réalisée. Mais
Descartes est aussi le tailleur de pierres : il connaît l'art de choisir et de façonner une
pierre de telle sorte qu'elle présente la plus extrême solidité. C'est-à-dire qu'il sait
concevoir clairement et distinctement, et il ne retient pour son édifice que ses seules
conceptions claires et distinctes. Il lui reste à jouer le rôle du maçon*, qui empile et
assemble les pierres. Ce rôle, à vrai dire, il l'a déjà joué dans la première Méditation,
car c'est le maçon qui a creusé le trou du doute radical, à la demande de l'architecte,
sans trop bien comprendre d'ailleurs à quoi ce travail allait bien pouvoir conduire. Le
maçon empile à présent les pierres, la chapelle prend forme, la créance s'édifie. Les
pierres sont d'une résistance à toute épreuve, aucune n'éclate ou ne s'effrite, quelle
que soit la manière dont le maçon la manipule, ou la heurte à d'autres parties de
l'édifice. Mais un édifice n'est pas un amas de pierres : il lui faut tenir debout. Les
pierres doivent être agencées d'une certaine manière, en respectant les règles de l'art.
Faute de quoi, à tout moment, il suffirait d'une pierre supplémentaire pour que tout
l'édifice en cours de construction s'effondre, comme ces empilements de cubes qu'un
petit enfant cherche à faire monter le plus haut possible et qui finissent toujours bien
vite par s'écrouler. Et le maçon devrait recommencer à évacuer toutes les pierres
effondrées les unes sur les autres, comme il l'avait déjà fait lors de la première
Méditation, pour retrouver le roc, puis chercher à nouveau à empiler les pierres. Et,
bien sûr, il se retrouverait comme le petit enfant qui recommence à construire sa tour
de cubes. La destinée de l'homme serait de subir le châtiment de Sisyphe… L'ordre
d'agencement des pierres, c'est la maxime, dont le respect rigoureux doit garantir
que, toujours, le maçon pourra ajouter une pierre, car l'édifice non seulement sera
suffisamment solide pour la supporter, mais même en sera renforcé.
L'éthique cartésienne de la pensée est un art de l'édification. L'œuvre visée (la
créance) est en devenir permanent, mais ce devenir doit être cumulatif : l'œuvre doit
s'enrichir sans cesse, sans jamais pouvoir s'effondrer. Au moyen de cette finalité,
Descartes a conçu une maxime, qui est de n'admettre dans sa créance que des idées
qui soient vraies et dont je ne puisse pas douter, dont il escompte que le respect lui
garantira le succès de son entreprise.
Le
choix de
la cohérence
L'éthique
cartésienne
de la pensée
Mais tout cela est bien plus compliqué qu'il n'y paraît dans cette formulation, et il
nous faut nous livrer à un examen très méticuleux de cette éthique et de ses
implications.
*
274
Dans les Réponses aux septièmes Objections, c'est le Père Bourdin, l'adversaire de Descartes, à qui
ce dernier fait jouer le rôle du maçon, mais peu importe ici.
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'éthique cartésienne de la pensée
Et tout d'abord : qu'est-ce exactement qu'une "vision du monde" ? Le monde donné
est transcendant à l'esprit, mais l'esprit peut le connaître, c'est-à-dire en avoir des
idées. Le problème est que les objets des idées peuvent tout aussi bien représenter
des choses du monde donné qu'être purement fictifs. Mais l'esprit peut prendre une
position sur l'objet d'une de ses idées. En particulier, il peut être certain que son idée
est vraie, ce qui signifie qu'il est certain que l'objet de son idée représente une chose
du monde donné. "Ma vision du monde" est en conséquence l'ensemble des objets
dont je suis certain qu'ils représentent des choses données. Il s'agit là d'une
définition, ce qui nous indique déjà que "ma vision du monde" n'est pas elle-même
une chose donnée. Et en effet, je ne peux pas avoir l'idée de "ma vision du monde",
car la capacité de mon esprit est très limitée et je ne peux pas penser actuellement, et
donc simultanément, tous les objets dont je suis certain qu'ils représentent des
choses du monde donné. On l'aura compris, "ma vision du monde" n'est pas autre
chose que ma créance, ou du moins l'ensemble des certitudes de ma créance (car,
nous le rappelons, la créance comporte aussi les doutes, au sens de véritables prises
de position sur le caractère incertain d'un objet, et non pas au sens de l'ignorance ou
de l'hésitation).
Il nous faut ensuite préciser le concept de "cohérence", lorsqu'il est appliqué à la
créance. Qu'est-ce exactement qu'une créance cohérente ? Nous rappelons que la
créance n'est pas une chose du monde donné, et donc "sa cohérence" ne saurait être
une qualité qui elle-même serait une chose donnée, donc perceptible. La cohérence
d'une créance ne peut donc être appréhendée que par le sujet lui-même, à l'occasion
de l'une de ses actions. C'est évidemment au moment où je prends une position que je
peux apprécier si ma créance est cohérente ou non : elle est cohérente si cette prise de
position actuelle n'est pas contradictoire avec une prise de position ancienne. Plus
précisément : si ma prise de position actuelle porte sur un objet pour lequel ma
créance ne reconnaît pas que j'ai déjà pris (dans le passé) une position sur l'objet en
question, il n'y a bien sûr pas contradiction ; si ma prise de position actuelle est une
certitude ou une croyance alors que ma créance comportait jusqu'à présent un doute
sur cet objet, il n'y a pas non plus contradiction ; il en est de même si je suis à présent
certain d'un objet pour lequel ma croyance n'était que probable ou possible ; par
contre, il y a contradiction chaque fois que ma prise de position actuelle est en retrait
par rapport à ma croyance précédente : probabilité ou possibilité après certitude,
doute après croyance, ou encore croyance au contraire. C'est bien sûr la créance ellemême (en tant que mémoire intellectuelle) qui me donne donc la conscience de sa
cohérence (ou de son incohérence). Cette conscience de la cohérence de sa créance
provoque d'ailleurs une passion intellectuelle très intense : joie en cas de cohérence,
L'éthique cartésienne de la pensée
275
Le choix de la cohérence
L'éthique cartésienne de la pensée
tristesse (ou profond malaise) en cas d'incohérence. C'est ainsi que l'une des plus
grandes joies intellectuelles que l'on puisse éprouver survient lorsqu'on a découvert
une nouvelle vision (que ce soit du monde dans son entier, ou de telle de ses parties,
si modeste soit-elle) — ce qui signifie que l'on vient d'adopter une nouvelle croyance
(ou système de croyances) —, et que l'on constate ensuite que toute une série de
nouvelles croyances "entrent avec facilité" dans sa créance, c'est-à-dire que celle-ci se
révèle cohérente à l'occasion de toute une série de prises de positions*.
La cohérence d'une créance est donc purement actuelle. Et, a-t-on envie d'ajouter,
elle n'est "jamais définitivement acquise". Il peut y avoir toute une suite de prises de
positions qui expose la cohérence de ma créance, et puis, il va se présenter une idée
pour laquelle je vais décider une position (doute par exemple) différente de celle que
j'avais prise précédemment. À cet instant, ma créance m'apparaît incohérente ("je
change d'avis", en quelque sorte). Mais bien sûr, il est tout à fait possible que cette
prise de position, qui prend acte de l'incohérence de ma créance, ait justement pour
effet de la rendre à nouveau cohérente. C'est-à-dire que les prises de position
ultérieures seront dorénavant, soit nouvelles, soit les mêmes que précédemment. Et
ce, jusqu'à ce qu'apparaisse à nouveau une idée qui me conduira à prendre une
position différente de celle du passé. Si la prise de position qui révèle l'incohérence de
ma créance concerne un objet qui entre dans de nombreuses relations avec de
nombreux autres objets, alors c'est peut-être à tout un ensemble de prises de
positions incohérentes avec ma créance que je serai conduit à procéder pour, en
quelque sorte, reconstituer une nouvelle créance qui pourra redevenir cohérente.
Dans un tel cas, nous l'avons déjà dit, on pourrait parler de "révolution" de sa
créance, comme Kuhn parle de « révolution scientifique ». Et entre deux telles
"révolutions", les prises de position successives s'effectuent en restant dans le cadre,
pour continuer l'analogie avec la théorie de Kuhn, du "paradigme" qui avait été ouvert
lors de la dernière révolution : la créance s'enrichit, ou se corrige légèrement.
Se fixer comme finalité d'avoir une créance cohérente implique en conséquence, pour
les objets qui ne sont pas nouveaux, de reprendre ou de renforcer ses croyances
anciennes. Mais reprendre une croyance ancienne peut s'effectuer de deux manières
différentes : soit parce qu'on s'est fixé comme maxime justement de reprendre cette
même position, soit parce qu'il se trouve que la prise de position à laquelle on
procède actuellement est la même ou est plus forte que la position prise
*
276
On peut également observer, au passage, que ceci se produit généralement lorsque sa vision du
monde se simplifie : la cohérence d'une créance est en effet d'autant plus grande et plus large que la
vision du monde est plus simple. Simplicité et facilité procurent alors le sentiment d'évidence…
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'éthique cartésienne de la pensée
précédemment. Dans le premier cas, il y a bien cohérence, c'est sûr, mais cette
cohérence est celle de l'entêtement ou de l'aveuglement. Et surtout, cette cohérence là
est purement subjective. Certes, une créance est toujours subjective, puisque seul le
sujet y accède. Mais une prise de position actuelle étant une pensée, j'en ai aussi
l'idée, et donc je peux la communiquer (par le langage essentiellement) à autrui.
Seulement, si une personne me dit qu'elle a telle croyance parce qu'elle a toujours eu
cette croyance, je sais ce qu'elle croit, certes, mais je n'ai aucune raison d'adopter
moi-même cette croyance. Nous reviendrons sur cette question de la communication
entre les hommes de leurs créances. Ce n'est en tout cas pas ainsi que Descartes
envisage la cohérence de sa créance. Ce qu'il veut, lui, c'est que chaque fois qu'il
prend une position, il se trouve que sa créance est cohérente. Or, cela ne peut se faire
que si, en prenant une position, il envisage les conséquences futures sur la cohérence
de sa créance de cette décision actuelle. Pour cela il faut une maxime qui aura pour
effet, si elle est appliquée à chaque prise de position, de constituer une suite de
positions cohérentes. Opter à chaque fois pour le doute peut ainsi être une solution.
En effet, on ne risque pas, dans ces conditions, de prendre plus tard, sur le même
objet, une position plus en retrait que le doute. Mais on tombe alors dans le
scepticisme général : on doute de tout, toujours (et non pas seulement, comme dans
la Première Méditation, « une fois en sa vie »). Descartes vise une créance qui soit à
la fois cohérente et non vide, et même la plus riche possible. Nous savons déjà quelle
est la ligne de conduite qu'il choisit pour admettre quelque chose dans sa créance, car
nous l'avons vue dans le chapitre relatif aux Prises de position (cf. page 86). Nous
l'appellerons "la maxime cartésienne de la pensée". Elle comporte trois règles :
1) ne faire entrer dans ma créance que des certitudes ou des doutes (à l'exclusion,
donc, des probabilités, vraisemblances etc.)* ;
*
Il faut préciser. Nous avons vu que dans la vie pratique j'ai d'autres croyances que des certitudes
(comme le dit Descartes, j'ai aussi des « certitudes morales »). Ma créance me l'indique, bien sûr, et
il ne saurait donc se faire qu'elle ne comporte que des certitudes (au sens cartésien). Il faut donc
comprendre cette règle de la manière suivante : la maxime ne s'applique que s'il s'agit d'accorder
éventuellement sa certitude ; et si ma position n'est pas la certitude, alors c'est qu'elle est le doute
(est donc considérée comme douteuse une idée à laquelle j'accorde également, par exemple, une
« certitude morale » : la position du doute englobe donc tout un ensemble de positions, à
l'exception de la certitude) ; en conséquence, toute croyance ancienne qui n'est pas une certitude est
considérée, au moment où j'apprécie la cohérence de ma créance, c'est-à-dire au moment où je
m'apprête à prendre une position éventuellement de certitude, comme un doute. La maxime
cartésienne de la pensée est donc à appliquer en vue de la science et de la philosophie, et non dans
la vie pratique. Mais la vie pratique est (ou doit être) régie par une morale ; or la détermination de
cette morale relève de la philosophie, et donc, indirectement, de l'application de la maxime
cartésienne de la pensée.
L'éthique cartésienne de la pensée
277
Le choix de la cohérence
L'éthique cartésienne de la pensée
2) ne prendre position qu'en pratiquant le doute radical, c'est-à-dire en examinant
s'il existe au moins une raison pour douter de l'objet en question — et s'il en existe
une, alors la position prise est le doute ;
3) accorder ma certitude aux idées que je conçois clairement et distinctement (nous
rappelons que, selon notre analyse, être certain d'une idée vraie n'est pas une
nécessité liée à la nature de l'esprit humain, mais relève bien d'une décision de
méthode : cf. page 73).
La question que nous nous proposons d'examiner à présent est alors de savoir dans
quelle mesure cette maxime cartésienne est bien adaptée à la finalité visée, c'est-àdire dans quelle mesure son application conduit à une créance cohérente. Nous
étudierons dans un premier temps comment Descartes croit pouvoir établir, en
s'appuyant sur l'existence de Dieu, qu'elle y conduit nécessairement. Puis, après avoir
critiqué cette solution (que nous qualifierons, dans la suite, de "solution cartésienne",
bien qu'en réalité il ne s'agisse que de notre interprétation de la démarche de
Descartes), nous conclurons, en faisant l'économie de l'existence de Dieu, que la
maxime cartésienne tend à la cohérence de la créance, mais ne la garantit pas
définitivement, et qu'il ne faut d'ailleurs pas qu'elle le fasse. Nous serons même
conduits à proposer un aménagement à la maxime cartésienne.
278
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
Le cogito (ou toute autre conception actuelle claire et
distincte) me donne la certitude que l'essence d'une
conception claire et distincte est d'être vraie – Mais
Descartes veut pouvoir s'appuyer sur une règle, qui
dirait que toutes les conceptions claires et distinctes
sont vraies, à une idée dont il n'a pas actuellement une
conception claire et distincte, mais dont il en a eu une
telle par le passé – Or toute règle peut être trompeuse
dans l'hypothèse d'un mauvais génie – La certitude
actuelle de l'existence de Dieu est alors nécessaire pour
rendre impossible cette hypothèse – La preuve de la
Troisième Méditation mobilise trop l'esprit pour
pouvoir donner la certitude actuelle de l'existence de
Dieu chaque fois que je veux appliquer la règle de la
vérité – D'où la preuve de la Cinquième Méditation,
mais qui n'est probante que si celle de la Troisième
Méditation a déjà été apportée au moins une fois
La question de Dieu est une des plus délicates et peut-être même paradoxales de la
philosophie cartésienne. On a pu dire que l'homme cartésien, qui se caractérise par sa
liberté, liberté qui nous « rend en quelque façon semblables à Dieu » (Les Passions
de l'Âme – Troisième Partie. Adam et Tannery, Vol. XI - page 445), et même qui
« semble nous exempter de lui être sujets » (Lettre à Christine de Suède du 20
novembre 1647. Adam et Tannery, Vol. V – page 85), n'a pas besoin de Dieu.
L'homme cartésien est αὐτὰρχης. Sauf que… Dieu occupe une place centrale dans la
métaphysique de Descartes. Deux Méditations sont presque entièrement consacrées à
la question de son existence. Descartes a affirmé qu'en rédigeant les Méditations il
poursuivait deux buts : démontrer l'existence de Dieu et la distinction réelle de l'âme
et du corps*. Mais au regard du problème qui nous occupe dans la présente étude, on
peut faire une autre lecture des Méditations, et considérer qu'elles ont pour finalité
*
cf. notamment le début de l'épître À messieurs les doyen & docteurs de la sacrée faculté de
théologie de Paris qui accompagne la publication des Méditations : « La raison qui me porte à vous
présenter cet ouvrage est si juste, &, quand vous en connaîtrez le dessein, […] que je pense ne
pouvoir mieux faire, pour vous le rendre en quelque sorte recommandable, qu'en vous disant en
peu de mots ce que je m'y suis proposé. J'ai toujours estimé que ces deux questions, de Dieu & de
l'âme, étaient les principales de celles qui doivent plutôt être démontrées par les raisons de la
Philosophie que de la Théologie : […] » Adam et Tannery, Vol. IX – page 4
L'éthique cartésienne de la pensée
279
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
d'établir (en plus de la distinction réelle de l'âme et du corps) que la maxime
cartésienne de la pensée conduit à une créance cohérente, et, pour cela, elles doivent
tout d'abord démontrer l'existence de Dieu. La démonstration de l'existence de Dieu
ne serait alors qu'un moyen en vue de valider l'éthique cartésienne de la pensée. Ce
qui est certain, c'est que Descartes lui-même n'a cessé de répéter que c'est l'existence
de Dieu qui, seule, peut garantir la possibilité d'une connaissance de la vérité. Quant
à d'autres affirmations de Descartes relativement au rôle que joue Dieu, on peut
observer qu'elles ne sont pas, en réalité, sur le chemin critique de sa métaphysique.
C'est-à-dire que cette métaphysique pourrait très bien se passer de ces différents
rôles de Dieu sans perdre de sa pertinence. C'est ainsi, par exemple, que Descartes, à
partir du moment où il a démontré l'existence d'un Dieu tout puissant, est conduit à
en faire le créateur de toutes choses, y compris de moi, et aussi de ma capacité à
concevoir clairement et distinctement. Dans cette mesure, le cogito procède de Dieu,
puisque toute vérité, de toute façon, a été créée par Dieu. C'est vrai des vérités
mathématiques comme de celle du cogito. C'est ainsi qu'il faut comprendre une
phrase comme celle-ci :
« […] l'existence de Dieu est la première et la plus éternelle de toutes les
vérités qui peuvent être, et la seule d'où procèdent toutes les autres. »
Lettre au Père Mersenne du 6 mai 1630. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page
265
Dieu, garant de la cohérence
Mais cela n'apporte rien à sa métaphysique, en réalité. Car l'important, bien sûr, est
que la vérité et la certitude de mon existence me sont accessibles avant même que je
connaisse que Dieu existe. Une fois que je sais que Dieu existe, me dire que ces vérités
que je connaissais déjà avant, ont été créées par Dieu, ne signifie pas grand-chose,
puisque cela ne change rien ni à la valeur de ces vérités, ni à la certitude que j'en avais
déjà. Il n'en est pas de même, par contre, de la place qu'occupe Dieu dans
l'établissement, par Descartes, de la règle de la vérité. Nous parlons de "règle de la
vérité" à propos de la proposition qui dit que toute conception claire et distincte est
vraie, car c'est ainsi que l'on peut comprendre ce qu'écrit Descartes, à savoir qu'il y a
là une « règle » (et non pas une définition). Or, c'est justement parce que cette
proposition serait une règle que ma créance sera nécessairement cohérente si
j'applique la maxime cartésienne de la pensée. Et la validité et le rôle exact d'une telle
règle font partie des questions les plus délicates des Méditations métaphysiques, et
ils ont posé problème à de nombreux contemporains de Descartes (notamment
Arnauld, Gassendi, Regius, le Père Mersenne, le Père Bourdin, l'Hyperaspistes,
Burman).
280
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
Dans ce chapitre, nous essaierons de comprendre la solution à cette question que
présente Descartes dans les Méditations. En conséquence, nous nous tiendrons au
plus près de son texte, sans reprendre nécessairement un certain nombre d'acquis de
nos analyses précédentes (comme, par exemple, ce qu'est effectivement « une
conception claire et distincte », ou encore ce qu'est « la créance »…).
On connaît bien sûr le cheminement des Méditations, cheminement qui fait lui-même
partie, en tant que cheminement précisément, de la métaphysique cartésienne* :
doute radical, découverte du cogito, démonstration de l'existence de Dieu,
établissement de la règle de la vérité (toute conception claire et distincte est vraie), et
enfin examen de l'existence des choses corporelles. Dieu apparaît ainsi, déjà à travers
l'ordre des Méditations, comme nécessaire à la validité de la règle de la vérité. Par
contre, il ne fait pas de doute que l'existence de Dieu n'est pas la toute première
certitude qu'acquiert Descartes dans les Méditations. Il est bien connu que la
première vérité est celle de sa propre existence, à travers la découverte du cogito. Il
faut donc comprendre que lorsque Descartes affirme, par exemple dans la Troisième
Méditation :
« […] je dois examiner s'il y a un Dieu, sitôt que l'occasion s'en
présentera ; & si je trouve qu'il y en ait un, je dois aussi examiner s'il peut
être trompeur : car sans la connaissance de ces deux vérités, je ne vois pas
que je puisse jamais être certain d'aucune chose. » Méditations
Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX –
pages 28-29 ;
ou encore, dans la Cinquième :
« […] je remarque que la certitude de toutes les autres choses en dépend si
absolument, que sans cette connaissance [de l'existence de Dieu] il est
impossible de pouvoir jamais rien savoir parfaitement. » Méditations
Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
55,
il met à part la connaissance qu'il a de sa propre existence, qui est "hors catégorie", en
quelque sorte. En tout cas, la connaissance de l'existence de Dieu suit,
indubitablement au regard du cheminement des Méditations, la connaissance de ma
propre existence. L'ordre du savoir (je me connais avant de connaître Dieu) n'est pas
l'ordre de l'être (Dieu est mon créateur). Le cheminement des Méditations est sans
*
Ce qui constitue le meilleur exemple que l'on puisse trouver pour illustrer notre thèse que le propre
de la pensée est d'être ordonnée, c'est-à-dire de comporter une succession de pensées, dont l'ordre
est porteur d'une signification et donc producteur lui-même d'une pensée (cf. page 262)…
L'éthique cartésienne de la pensée
281
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
ambiguïté sur ce point. Et si besoin était on pourrait citer cette phrase de Descartes,
extraite d'une de ses lettres :
« […] c'est avec très grande utilité qu'on commence à s'assurer de
l'existence de Dieu, & ensuite de celle de toutes les créatures, par la
considération de sa propre existence. » Lettre à Clerselier de juin ou
juillet 1646. Adam et Tannery, Vol. IV – page 445
L'événement qu'est la découverte du cogito s'effectue donc en l'absence de Dieu — au
sens où je n'ai pas encore une certitude, fondée sur la lumière naturelle, que Dieu
existe, car, bien sûr, Descartes ne doute pas, « moralement », selon son expression,
ou par la lumière surnaturelle (la foi), de l'existence de Dieu. Mieux, même, Descartes
est allé jusqu'à envisager qu'au lieu de Dieu il existe en réalité un mauvais génie. Mais
un point très important est qu'à l'occasion de l'événement du cogito, Descartes
n'acquiert pas seulement la certitude de son existence : il acquiert aussi celle qu'une
conception claire et distincte est vraie (pour mémoire la découverte du cogito établit
également un troisième point, à savoir que je suis une chose qui pense, ou plus
exactement que je suis au moins une chose qui pense). Il faut comprendre qu'il s'agit
bien là d'une véritable découverte, concomitante à celle de mon existence, et non pas
d'une vérité préexistante (vérité éternelle, ou règle de logique etc.), qui serait, à ce
stade, rien de plus qu'un préjugé. Descartes, rappelons-le, a, dans la Première
Méditation, écarté comme douteuses, et même comme réputées fausses, toutes les
"vérités" : sa créance ne comporte plus aucune certitude. Avec le cogito, il découvre
que l'essence d'une conception claire et distincte est d'être vraie.
Il faut citer le passage, essentiel, du début de la Troisième Méditation :
« Je suis certain que je suis une chose qui pense ; mais ne sais-je donc pas
aussi ce qui est requis pour me rendre certain de quelque chose ? Dans
cette première connaissance, il ne se rencontre rien qu'une claire &
distincte perception de ce que je connais ; laquelle de vrai ne serait pas
suffisante pour m'assurer qu'elle est vraie, s'il pouvait jamais arriver
qu'une chose que je concevrais ainsi clairement & distinctement se trouvât
fausse. Et partant il me semble que déjà je puis établir pour règle générale,
que toutes les choses que nous concevons fort clairement & fort
distinctement, sont toutes vraies. » Méditations Métaphysiques –
Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 27
On a exactement la même présentation dans le Discours de la Méthode :
« Après cela, je considérai en général ce qui est requis à une proposition
pour être vraie & certaine ; car, puisque je venais d'en trouver une que je
savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette
certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci : je pense donc
je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement
que, pour penser, il faut être : je jugeai que je pouvais prendre pour règle
282
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
générale, que les choses que nous concevons fort clairement & fort
distinctement sont toutes vraies » Discours de la Méthode – Quatrième
Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 33
Il pourrait sembler qu'il s'agit là d'un pur sophisme. Je connais un cas particulier, et
je fais alors de ce cas particulier une règle générale (syllogisme à l'envers) :
− Socrate est mortel
− Socrate est un homme
− Donc tous les hommes sont mortels.
Mais il n'en est rien. Le raisonnement de Descartes peut être considéré comme
apagogique : si la marque d'une vérité n'était pas que sa conception est claire et
distincte, alors je ne pourrais pas être certain de la vérité du je pense donc je suis, car
la seule caractéristique de cette proposition est justement qu'elle est claire et
distincte. Or il se trouve que je suis certain du cogito…
Descartes a donc découvert, à travers le cogito, la marque à laquelle se reconnaît une
vérité : c'est qu'elle est claire et distincte (ou plus exactement que la conception que
j'en ai est, elle, claire et distincte). Et il aurait très bien pu se trouver que Descartes fît
cette découverte à partir d'une autre conception claire et distincte que celle du cogito.
Car à chaque fois que j'ai une conception claire et distincte, je redécouvre que
l'essence d'une telle conception est d'être vraie. C'est un peu, du reste, ce qui est
implicitement le cas dans les Regulæ….
Mais une difficulté surgit ici à la lecture de Descartes. C'est qu'il dit encore autre
chose : il affirme, on ne peut plus explicitement, que la « règle » (terme qu'il ne faut
pas prendre dans ce contexte au sens d'une maxime qu'il s'agirait d'appliquer pour
conduire ses actions, mais bien comme une propriété qui se répète avec régularité
chaque fois qu'un cas se présente) qui dit qu'une conception claire et distincte est
vraie n'est assurée que parce qu'il connaît l'existence de Dieu et que celui-ci n'est pas
trompeur :
« […] cela même que j'ai tantôt pris pour une règle, à savoir que les choses
que nous concevons très clairement & très distinctement, sont toutes
vraies, n'est assuré qu'à cause que Dieu est ou existe, & qu'il est un être
parfait, & que tout ce qui est en nous vient de lui » Discours de la Méthode
– Quatrième Partie. Adam et Tannery, Vol. VI – page 38
Et aussi : « […] toute conception claire & distincte est sans doute quelque
chose de réel et de positif, & partant ne peut tirer son origine du néant,
mais doit nécessairement avoir Dieu pour son auteur, Dieu, dis-je, qui,
étant souverainement parfait, ne peut être cause d'aucune erreur ; & par
conséquent il faut conclure qu'une telle conception ou un tel jugement est
véritable » Méditations Métaphysiques – Quatrième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX – pages 49-50185
L'éthique cartésienne de la pensée
283
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
En réalité il y a même un double problème : d'une part il semble bien, donc, qu'il y ait
contradiction entre l'énonciation de l'essence d'une conception claire et distincte, qui
s'effectue avant que l'existence d'un Dieu non trompeur ne soit établie par la
Troisième Méditation, et cette nouvelle affirmation selon laquelle la vérité d'une
conception claire et distincte n'est assurée que grâce à la connaissance de l'existence
de Dieu ; et d'autre part comment ne pas voir un cercle dans le fait de démontrer
l'existence de Dieu par un raisonnement qui se veut clair et distinct, alors même que
la vérité d'un tel raisonnement est suspendue précisément à cette existence de Dieu
qu'elle prétend établir ? Cercle qu'on ne semble vraiment pas pouvoir éviter, lorsqu'on
lit ce passage extrait des Réponses aux premières objections :
« […] ce que nous concevons clairement & distinctement appartenir à la
nature, ou à l'essence, ou à la forme immuable & vraie de quelque chose,
cela peut être dit ou affirmé avec vérité de cette chose ; mais après que
nous avons assez soigneusement recherché ce que c'est que Dieu, nous
concevons clairement & distinctement qu'il appartient à sa vraie &
immuable nature qu'il existe ; donc alors nous pouvons affirmer avec
vérité qu'il existe. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Premières Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – page 91
On ne peut pas croire que Descartes n'ait pas vu ce problème. Son attention aux
questions de logique ne saurait être mise en doute, d'autant que dans l'adresse "À
messieurs les doyen et docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris", qui
accompagne Les Méditations, il mentionne justement « la faute que les Logiciens
nomment un Cercle » (Adam et Tannery, Vol. IX – page 5), et que les « infidèles » ne
manquent pas d'objecter aux arguments que les croyants leur proposent
habituellement ! De plus, encore une fois, ses objecteurs ou correspondants l'ont
interpellé plusieurs fois sur ce point. Et il y a répondu. Plusieurs fois également. Mais
il ne semble pas qu'il ait convaincu*. Et pourtant il a persisté dans ses affirmations,
comme on le voit encore dans Les Principes de la philosophie. Alors ? Eh bien ! c'est
qu'il n'y a pas contradiction, et qu'il n'y a pas cercle non plus. On peut faire confiance
à Descartes sur des questions de cet ordre. Il reste à comprendre, bien sûr…
*
284
Ce que mentionne d'ailleurs Spinoza, qui, dans son introduction aux Principes de la Philsophie de
Descartes, après avoir rappelé la réponse de Descartes, croit devoir présenter sa propre solution :
« Comme cette réponse toutefois ne satisfait pas tout le monde, j'en donnerai une autre »
(SPINOZA Baruch. Les Principes de la Philosophie de Descartes - GF Flammarion, Paris : 1964 –
page 243)
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
La difficulté vient, pour une part, d'une certaine confusion dans les mots choisis par
Descartes. Il parle, à propos de sa découverte du cogito, de « règle » (et même de
« règle générale ») qui veut que toute conception claire et distincte soit vraie ; or cette
expression est malheureuse, car, à ce stade il ne s'agit encore que d'une question
d'essence. En fait, il s'agit là d'une pensée "éidétique", comme nous l'avons déjà vu
(cf. page 218), même si Descartes ne découvrira la faculté générale qu'a l'esprit
humain d'avoir une pensée éidétique qu'au début de la Cinquième Méditation, avec
les propriétés des objets mathématiques — ce qui, au passage, lui donnera l'idée, en
quelque sorte, de chercher une preuve « démonstrative » de l'existence de Dieu, en
partant justement de son essence. La découverte effectuée lors du cogito n'est pas, en
réalité, que "toutes les conceptions claires et distinctes sont vraies", mais que
l'essence d'une conception claire et distincte est d'être vraie. La proposition "toutes
les conceptions claires et distinctes sont vraies" est une « règle » parce qu'on peut
l'utiliser typiquement dans un syllogisme : toutes les conceptions claires et distinctes
sont vraies, or j'ai affaire à une conception claire et distincte, donc elle est vraie. Mais
un tel syllogisme est encore, au stade de la découverte du cogito, susceptible d'être
faux (dans l'hypothèse d'un mauvais génie, par exemple). Mais à ce stade, il n'est
justement pas encore question de raisonner ainsi, en vertu d'une règle : au contraire,
la vérité d'une conception claire et distincte est directement perçue.
Qu'il faille faire une distinction entre règle et essence est bien montré par l'extrait
suivant de la Cinquième Méditation :
« […] j'ai déjà amplement démontré ci-dessus que toutes les choses que je
connais clairement & distinctement sont vraies. Et quoique je ne l'eusse
pas démontré, toutefois la nature de mon esprit est telle, que je ne me
saurais empêcher de les estimer vraies, pendant que je les conçois
clairement & distinctement. » Méditations Métaphysiques – Cinquième
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – pages 51-52
Ce que dit là Descartes peut paraître paradoxal : pourquoi diable s'est-il fatigué (cf. la
pénibilité du doute radical, notamment) à démontrer une chose que tout un chacun
sait "naturellement" ? Ce n'est pourtant pas le genre de Descartes, qui, généralement,
ne se donne pas la peine d'expliquer ce qu'il considère être connu de soi, attitude qu'il
assume et revendique du reste très explicitement. Mais c'est qu'en réalité il a
démontré autre chose dans la Quatrième Méditation que ce qu'il a découvert dans la
Seconde Méditation, à savoir la validité d'une règle (qui est que "toutes les choses que
je connais clairement et distinctement sont vraies"), et non pas que l'essence d'une
conception claire et distincte est d'être vraie.
Il faut bien comprendre la différence qu'il y a entre une pensée éidétique et la pensée
d'une règle. Une pensée éidétique est toujours actuelle : penser une essence, c'est
L'éthique cartésienne de la pensée
285
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
penser simultanément une chose, l'essence de cette chose et le fait que cette chose a
bien pour essence cette essence. La pensée d'une règle, au contraire, est en fait une
succession (cf. les Regulæ) : je pense quelque chose, puis je pense que cette chose
ressortit à cette règle, et enfin j'applique cette règle à la chose en question. La vertu
d'une règle, c'est qu'elle soulage extrêmement l'esprit. Elle peut même être
"automatisée", en quelque sorte. C'est ainsi qu'après qu'il aura acquis la certitude que
cette règle est valide il acceptera pour vraies et indubitables, d'un seul coup d'un seul,
c'est-à-dire sans devoir les réexaminer une par une, toutes les propriétés dont il se
souviendra qu'il les avait conçues clairement et distinctement par le passé, comme
notamment toutes les propriétés mathématiques — ce qui lui évitera de devoir
réécrire sa Géométrie… Une science n'est vraiment envisageable que si une telle règle
est opératoire. Elle est en effet la condition de possibilité d'une accumulation de
connaissances, et de la réutilisation de connaissances établies par le passé, sans qu'il
soit nécessaire à chaque fois de les repenser à nouveau ex nihilo — ce qui n'est de
toute façon pas possible compte tenu de la finitude de l'esprit humain (un esprit infini
pourrait, lui, se passer de toute règle : il serait capable de concevoir clairement et
distinctement, chaque fois qu'il en aurait l'usage, l'ensemble de toutes les vérités
simultanément). Cette règle est donc d'une grande utilité. Mais la règle elle-même
est-elle bien certaine ? C'est pour pouvoir répondre positivement à cette
question que, selon notre analyse, Descartes estime avoir besoin de
l'existence de Dieu.
Mais il faut illustrer cela par un exemple. Prenons un triangle. Traçons (dans mon
imagination) la droite parallèle à la base de ce triangle et qui passe par le sommet de
ce dernier. Prolongeons enfin les deux côtés du triangle : je fais apparaître de l'autre
côté de cette droite trois angles qui sont évidemment égaux aux trois angles du
triangle, et il m'apparaît ainsi clairement et distinctement que la somme des angles
d'un triangle est égale à deux droits. Et je n'en peux douter. Ceci est vrai, et j'en suis
certain. Et je n'ai pas besoin de Dieu pour cela. Maintenant, je détourne "les yeux de
mon esprit" de cette figure géométrique, et je fixe mon attention sur autre chose. Je
peux tout de même dire, dans ces nouvelles conditions, que la somme des angles d'un
triangle est égale à deux droits, c'est-à-dire que cette propriété du triangle est tout ce
qu'il y a de plus vraie, et que j'en suis certain. Oui, mais pour pouvoir le dire ainsi,
étant en réalité attentif à autre chose, et en tout cas en n'ayant plus présents à l'esprit
la droite parallèle à la base, et les prolongements des deux côtés, avec les trois angles
semblables ainsi formés, j'applique la règle qui veut que "toute conception claire et
distincte est vraie" ; et je l'applique légitimement car je me rappelle que cette
propriété du triangle, je l'ai conçue clairement et distinctement, et donc je sais qu'elle
286
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
ressortit bien à cette règle. On voit bien la différence des deux situations. Dans le
premier cas, je conçois clairement et distinctement le fait même que la somme des
angles d'un triangle fait 180° ; ma pensée est la pensée du triangle et de ses trois
angles, et de leur égalité à deux droits. Dans le deuxième cas, je ne pense plus (ou je
ne vise plus) le triangle lui-même et ses angles, mais je pense la propriété en tant que
propriété ("la-somme-des-angles-d'un-triangle-est-égale-à-deux-droits" — mais il
s'agit bien cependant d'entendre la propriété, et non pas seulement de penser les
mots correspondants, ce qui ne serait que psittacisme), je pense ensuite sa qualité
d'avoir fait l'objet d'une conception claire et distincte, et j'en déduis donc sa vérité.
Dans le premier cas, l'esprit déduit la propriété et c'est parce qu'il la déduit ainsi
qu'elle lui apparaît vraie ; dans le second cas, ce qui est déduit, ce n'est pas la
propriété elle-même (puisque au contraire on part d'elle), mais c'est sa vérité.
Mais pourquoi Descartes estime-t-il nécessaire que Dieu existe, ou plus exactement,
que je sois déjà certain que Dieu existe, pour garantir la validité de la règle (et donc
de son application), alors que je n'ai pas besoin de cette connaissance de l'existence
de Dieu lorsque je conçois directement ce qu'exprime la propriété ?
On a pu comprendre, des explications de Descartes, que Dieu était là pour garantir la
fiabilité de la mémoire. Autrement dit, c'est l'existence d'un Dieu non trompeur qui
ferait que le souvenir que j'ai d'avoir naguère conçu clairement et distinctement que
la somme des angles d'un triangle fait deux droits, n'est pas erroné : j'ai effectivement
eu dans le passé une telle conception. Cette interprétation semble découler
logiquement d'extraits tels que :
« Il y a d'autres choses que notre entendement conçoit aussi fort
clairement, lorsque nous prenons garde de près aux raisons d'où dépend
leur connaissance ; & pour ce, nous ne pouvons pas alors en douter. Mais,
parce nous pouvons oublier les raisons, & cependant nous ressouvenir des
conclusions qui en ont été tirées, on demande si on peut avoir une ferme &
immuable persuasion de ces conclusions, tandis que nous nous
ressouvenons qu'elles ont été déduites de principes très évidents ; car ce
souvenir doit être supposé pour pouvoir être appelées conclusions. Et je
réponds que ceux-là en peuvent avoir, qui connaissent tellement Dieu,
qu'ils savent qu'il ne se peut pas faire que la faculté d'entendre, qui leur a
été donnée par lui, ait autre chose que la vérité pour objet ; mais que les
autres n'en ont point. » (Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Secondes Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – pages 114-115)186
Mais cette interprétation est totalement contraire à la philosophie de Descartes. En
effet, il suffit, pour Descartes, qu'une source de connaissance se soit révélée au moins
une fois trompeuse pour que je ne puisse plus m'y fier, c'est-à-dire pour que je puisse
L'éthique cartésienne de la pensée
287
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
toujours douter de ce qu'elle m'apprend (car le fait qu'elle m'a trompé une fois est
évidemment dorénavant une raison de douter, et, si la plausibilité d'une raison de
douter devait compter, mais ce n'est pas le cas, cette raison là serait bien au-dessus de
l'hypothèse qu'il existe un mauvais génie…). Or, bien sûr, la mémoire est loin d'être
totalement fidèle, tout le monde le sait, et Descartes ne saurait prétendre que c'est le
Dieu tout parfait qui cautionnerait une telle faculté si peu fiable. De plus, cette
interprétation conduirait à un nouveau cercle : en effet, il me faudrait également me
souvenir que j'ai bien démontré l'existence de Dieu ; or ce souvenir que j'ai démontré
l'existence de Dieu ne serait lui aussi garanti que par l'existence de Dieu… En fait, la
question de la fiabilité de la mémoire n'est pas centrale, pour Descartes. Dans
l'entretien avec Burman, il a répondu à une question sur ce point, en disant que celui
qui doutait de sa mémoire n'avait qu'à prendre des notes ! (cf. extrait cité page 132).
Considérons donc comme non susceptible de doute, ici, le fait que j'ai conçu dans le
passé clairement et distinctement la propriété relative aux angles d'un triangle.
Alors ? Pourquoi ne pas conclure à sa vérité, dans ces conditions ? C'est que cette
conclusion ne procède pas, elle, d'une conception claire et distincte. Car je ne vois pas
clairement et distinctement, là, actuellement, que la règle de la vérité est vraie.
L'intérêt d'une règle consiste justement à l'appliquer en tant que règle, sans avoir à la
redémontrer à chaque fois, ce qui veut dire que lorsqu'on l'applique on n'a pas une
conception claire et distincte de sa validité — on n'en a que le souvenir. Or, en
l'absence d'une conception claire et distincte il suffit d'une raison de douter pour que
je ne puisse plus être certain. Et il y a bien une raison de douter, lorsqu'on applique
une règle, c'est qu'il existerait un mauvais génie qui mettrait toute sa puissance à me
tromper. En particulier, toute règle qui me conduirait à reconnaître la vérité est peutêtre une de ses tromperies. Il faut bien comprendre : cette hypothèse du mauvais
génie m'empêche d'appliquer la règle de la vérité, ou plus exactement d'être
totalement assuré de la conclusion que je tirerais de son application. Là, à l'instant,
l'hypothèse d'un mauvais génie qui me traverse l'esprit m'interdit d'appliquer la règle
que toute conception claire et distincte est vraie. Il faut bien voir que pendant le
cogito cette hypothèse du mauvais génie, qui est pourtant bien présente à ce momentlà, puisqu'elle a été formulée au cours de la Première Méditation, est inopérante.
Justement parce que le cogito est une conception claire et distincte, "en acte"
pourrait-on dire. La certitude et la vérité du cogito ne relèvent pas de l'application
d'une règle : elles sont évidentes, c'est-à-dire qu'elles font l'objet d'une perception ou
d'une intuition directe de l'esprit (ce que Descartes appelle une "inspection de
l'esprit"). Pendant le cogito (comme d'ailleurs pendant toute autre conception claire
et distincte), je peux bien penser l'hypothèse du mauvais génie, je vois que, tout
288
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
puissant qu'il soit, il ne pourrait pas faire que ce qui m'apparaît vrai actuellement ne
le soit effectivement, c'est-à-dire en l'espèce que j'existe, en tant que chose qui pense.
Or, lorsque j'applique la règle de la vérité, je ne suis pas du tout dans la situation du
cogito. Je n'ai pas une intuition directe de la validité de la règle de la vérité, qui veut
que toute conception claire et distincte est vraie. Il a d'ailleurs fallu que Descartes
démontre la vérité de cette propriété. Et pour la démontrer, il lui a fallu quatre (et
peut-être même cinq, on le verra) Méditations, ô combien difficiles pour l'esprit. Ces
quatre Méditations sont l'équivalent, en quelque sorte, de la figure du triangle avec la
droite parallèle à la base et les prolongements des deux côtés. On peut en avoir une
conception claire et distincte, oui. Mais alors tout l'esprit est mobilisé pour atteindre
à cette qualité de conception. Or, justement, une règle n'a d'intérêt que si elle peut
être appliquée tout en laissant l'esprit disponible pour penser d'autres choses, ces
choses auxquelles on veut appliquer la règle, justement. Mais alors, quand elle est
seulement considérée ainsi, comme règle pratique en somme, la conception que j'en
ai n'est pas claire et distincte, et l'hypothèse du mauvais génie a suffisamment de
force pour venir ruiner la certitude que je pourrais avoir de sa validité.
Tout cela est parfaitement confirmé par cet extrait du début de la Troisième
Méditation :
« Mais toutes les fois que cette opinion ci-devant conçue de la souveraine
puissance d'un Dieu se présente à ma pensée, je suis contraint d'avouer
qu'il lui est facile, s'il le veut, de faire en sorte que je m'abuse, même dans
les choses que je crois connaître avec une évidence très grande. Et au
contraire toutes les fois que je me tourne vers les choses que je pense
concevoir fort clairement, je suis tellement persuadé par elles, que de moimême je me laisse emporter à ces paroles : Me trompe qui pourra, si est-ce
qu'il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tandis que je penserai être
quelque chose ; ou que quelque jour il soit vrai que je n'aie jamais été,
étant vrai maintenant que je suis ; ou bien que deux & trois joints
ensemble fassent plus ni moins que cinq, ou choses semblables, que je vois
clairement ne pouvoir être d'autre façon que je les conçois. » Méditations
Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
28
Au passage, on voit bien dans cet extrait que, pour ce qui est de la vérité d'une
conception claire et distincte actuelle, Descartes met sur le même plan le cogito, un
principe de logique et une propriété mathématique.
Et c'est là que l'existence d'un Dieu non trompeur rend un fier service ! Car elle
interdit l'hypothèse du mauvais génie (car l'Être tout puissant est nécessairement
unique). Bien sûr, pour affirmer que le mauvais génie est impossible, il ne faut pas
L'éthique cartésienne de la pensée
289
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
seulement que Dieu soit possible, il faut que Dieu existe*, et qu'il soit tout puissant et
tout parfait. Le moyen qu'il faut mobiliser afin de démontrer une impossibilité est
toujours extrêmement lourd, car l'impossibilité d'une chose est sans doute ce qu'il y a
de plus difficile à démontrer (il est presque impossible de démontrer une
impossibilité, en tout cas une impossibilité ontologique, et non pas seulement
logique, ou grammaticale). Il est déjà très ardu de démontrer une existence, et, au
stade de la Troisième Méditation, Descartes ne l'a encore fait que pour sa seule
existence ; mais démontrer qu'une chose n'existe pas exige deux points : d'une part
que son existence serait contradictoire avec celle d'une autre chose, et d'autre part
que cette autre chose existe effectivement. Or, cette autre chose dont l'existence
exclurait celle d'un mauvais génie ne peut être qu'un être infini, qui "prend toute la
place" en quelque sorte†. Un bon génie ne suffirait pas, par exemple, car il ne serait
pas contradictoire qu'existassent à la fois un bon et un mauvais génie. Mais l'être
parfait, lui, parce qu'il est tout puissant, est le créateur de toutes choses, et, parce
qu'il est infiniment bon, il n'a pu créer de mauvais génie. Pour qu'il y ait
contradiction, et donc impossibilité de l'existence d'un mauvais génie, il faut bien
introduire l'être parfait, dont il reste cependant, bien sûr, à démontrer l'existence.
*
†
290
C'est, semble-t-il, ce que n'a pas vu Spinoza. Pour ce dernier, en effet, il suffit que j'aie une idée
claire et distincte de Dieu, et non pas nécessairement la certitude de son existence — c'est là le
principe de la solution qu'il propose au problème du "cercle cartésien" : « […] je réponds à
l'objection qu'on élève : nous ne pouvons être certains d'aucune chose, non du tout aussi
longtemps que nous ignorons l'existence de Dieu (car je n'ai point parlé de cela), mais aussi
longtemps que nous n'avons pas de lui une idée claire et distincte. » (SPINOZA Baruch. Les
Principes de la Philosophie de Descartes - GF Flammarion, Paris : 1964 – page 245). Pour Spinoza,
cette idée claire et distincte de Dieu nous conduit nécessairement à sa véracité et nous empêche en
conséquence d'envisager qu'il puisse être trompeur : « […] le point central autour duquel tourne
toute la question consiste en ceci seulement : que nous puissions former une conception de Dieu ne
nous permettant plus de penser avec une égale facilité qu'il est trompeur et qu'il n'est pas
trompeur, mais nous contraignant d'affirmer qu'il est souverainement véridique. » (Ibid. Page
244) Mais rien n'empêche — du moins dans la philosophie cartésienne, car il n'en est justement pas
tout à fait de même dans celle de Spinoza… — que je forme l'hypothèse d'un mauvais génie, ce qui
veut dire : l'hypothèse de l'existence d'un mauvais génie, même si j'ai par ailleurs une telle idée
claire et distincte de la nature (ou de l'essence) de Dieu, comme être parfaitement véridique. Il ne
saurait y avoir incompatibilité entre une essence et une existence : il ne peut y avoir incompatibilité
qu'entre deux existences. De fait, l'hypothèse du mauvais génie ne pourra plus être retenue comme
raison (valide) de douter, seulement lorsque j'aurai acquis la certitude de l'existence du Dieu
parfait, car je ne peux pas croire en même temps (ni même faire semblant de croire) à cette
existence et à celle d'un mauvais génie.
« Puis aussi, pource qu'il ne m'est pas possible de concevoir deux ou plusieurs Dieux de même
façon. Et, posé qu'il y en ait un maintenant qui existe, je vois clairement qu'il est nécessaire qu'il
ait été auparavant de toute éternité, & qu'il soit éternellement à l'avenir. » Méditations
Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 54
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
Dans cette perspective, plutôt que de dire que Dieu est le garant de la vérité, il faut
considérer que Dieu est là avant tout pour empêcher, non pas tant qu'un mauvais
génie existe vraiment, mais seulement que je puisse envisager l'hypothèse d'un
mauvais génie qui voudrait me tromper. Cette hypothèse a beau paraître bien peu
probable, et n'être envisagée que dans le cadre d'une sorte de jeu de l'esprit, assez
gratuit d'ailleurs, nous savons qu'elle suffit, pour Descartes, à ruiner la possibilité de
toute certitude définitive, et donc de toute science. Et c'est pour éviter cette simple
possibilité, purement théorique, que, selon nous, Descartes est contraint de devoir
démontrer rien moins que l'existence de Dieu !
On aura compris que, non seulement il n'y a pas contradiction dans les propos de
Descartes à propos de la règle de la vérité, mais qu'il n'y a pas non plus de cercle. En
effet, la démonstration de l'existence de Dieu à laquelle se livre Descartes dans la
Troisième Méditation se veut, bien sûr, claire et distincte. La vérité de l'existence de
Dieu ne résulte pas de l'application de la règle qui dit que toute conception claire et
distincte est vraie, mais directement de la conception même de cette existence (avec
les raisons qui la prouvent), qui est claire et distincte, et donc vraie selon son essence.
Nous citons ci-après tout le passage de la Cinquième Méditation qui répond à cette
problématique. Nous ne le donnons qu'à présent, car l'expérience a montré (cf. les
incompréhensions des objecteurs de Descartes) qu'il restait dans une certaine mesure
ambigu, et qu'il semble qu'on ne le comprend bien qu'après avoir déjà à l'esprit
l'économie générale de la solution :
« Car encore que je sois d'une telle nature, que, dès aussitôt que je
comprends quelque chose fort clairement & fort distinctement, je suis
naturellement porté à la croire vraie ; néanmoins, parce que je suis aussi
d'une telle nature, que je ne puis pas avoir l'esprit toujours attaché à une
même chose, & que souvent je me ressouviens d'avoir jugé une chose être
vraie ; lorsque je cesse de considérer les raisons qui m'ont obligé à la juger
telle, il peut arriver pendant ce temps-là que d'autres raisons se
présentent à moi, lesquelles me feraient aisément changer d'opinion, si
j'ignorais qu'il y eût un Dieu. Et ainsi je n'aurais jamais une vraie &
certaine science d'aucune chose que ce soit, mais seulement de vagues &
inconstantes opinions.
Comme, par exemple, lorsque je considère la nature du triangle, je connais
évidemment, moi qui suis un peu versé dans la Géométrie, que ses trois
angles sont égaux à deux droits, & il ne m'est pas possible de ne le point
croire, pendant que j'applique ma pensée à sa démonstration ; mais
aussitôt que je l'en détourne, encore que je me ressouvienne de l'avoir
clairement comprise, toutefois il se peut faire aisément que je doute de sa
vérité, si j'ignore qu'il y ait un Dieu. Car je puis me persuader d'avoir été
L'éthique cartésienne de la pensée
291
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
fait tel par la Nature, que je me puisse aisément tromper, même dans les
choses que je crois comprendre avec le plus d'évidence & de certitude ; vu
principalement que je me ressouviens d'avoir souvent estimé beaucoup de
choses pour vraies & certaines, lesquelles par après d'autres raisons m'ont
porté à juger absolument fausses.
Mais après que j'ai reconnu qu'il y a un Dieu, pource qu'en même temps
j'ai reconnu aussi que toutes choses dépendent de lui, & qu'il n'est point
trompeur, & qu'en suite de cela j'ai jugé que tout ce que je conçois
clairement & distinctement ne peut manquer d'être vrai : encore que je ne
pense plus aux raisons pour lesquelles j'ai jugé cela être véritable, pourvu
que je me ressouvienne de l'avoir clairement & distinctement compris, on
ne me peut apporter aucune raison contraire, qui me le fasse jamais
révoquer en doute ; & ainsi j'en ai une vraie & certaine science. »
Méditations Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX – pages 55-56
Les réponses que fera par la suite Descartes aux objections formulées par ses
interlocuteurs sur cette question, ainsi que sa reprise dans Les Principes de la
Philosophie, ne feront que répéter ce qui est dit dans ce passage de la Cinquième
Méditation. Et, pour elles aussi, il faut déjà avoir à l'esprit l'économie générale de la
pensée de Descartes pour bien les comprendre187.
Il reste cependant un problème. J'ai à l'esprit une proposition dont je sais que j'ai eu
une conception claire et distincte. Je veux lui appliquer la règle de la vérité. Qu'est-ce
qui m'empêche de former à ce moment-là l'hypothèse du mauvais génie ? Nous avons
vu que c'est la connaissance que j'ai de l'existence de Dieu, dont j'ai le souvenir que je
l'ai démontrée de manière claire et distincte. Mais n'y aurait-il pas à nouveau un
cercle ici ? Comment puis-je être sûr, là, à l'instant, de la vérité de l'existence de Dieu,
alors que je n'ai pas actuellement une conception claire et distincte de la preuve de
son existence, telle que développée dans la Troisième Méditation ? Ne dois-je pas,
pour cela, utiliser la règle de la vérité, ce que je ne peux pourtant faire que lorsque je
suis certain de l'existence de Dieu ? Le nouveau cercle qui apparaît ici est le suivant :
pour appliquer la règle de la vérité il me faut être certain, actuellement, de l'existence
de Dieu, et pour en être certain actuellement, il me faut appliquer la règle de la
vérité… Le cercle précédent portait sur la vérité de la règle, celui-ci porte cette fois sur
la certitude de sa vérité, lorsque je n'en ai que le souvenir.
Une solution à ce problème peut être proposée. Mais il faut reconnaître qu'elle n'est
pas formellement étayée par un texte de Descartes ; on peut cependant trouver dans
ses textes quelques indices qui rendent au moins plausible cette solution. Cette
solution fait intervenir la "preuve" de la Cinquième Méditation.
292
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
La découverte qu'il y a une seconde preuve de l'existence de Dieu ne manque pas de
surprendre le lecteur des Méditations : pourquoi donc Descartes a-t-il ressenti le
besoin d'exposer ainsi une seconde preuve ? La première ne suffisait-elle donc pas ? Et
puis, cette "preuve" de la Cinquième Méditation était déjà connue depuis longtemps
(elle remonte au XIIème siècle et est due à St Anselme : cf. son Proslogion), et elle est
moins probante, il faut le reconnaître, que celle de la Troisième Méditation. Ce que
nous proposons ici, c'est de considérer que cette deuxième "preuve" joue justement
un rôle dans la question du souvenir que l'on a d'avoir démontré l'existence de Dieu.
Cette seconde "preuve" consiste à considérer l'essence de Dieu, et de constater que
celle-ci comporte nécessairement l'existence. C'est à nouveau une pensée "éidétique".
Or cette preuve, on pourrait la qualifier de "légère", en quelque sorte, au sens où elle
mobilise peu l'esprit. Il suffit de considérer la nature de Dieu, qui est d'avoir toutes
les perfections, donc aussi l'existence. Il n'en est pas du tout de même, au contraire,
de la preuve développée dans la Troisième Méditation, comme le dit lui-même
Descartes à son propos :
« Et certes je ne vois rien en tout ce que je viens de dire, qui ne soit très
aisé à connaître par la lumière naturelle à tous ceux qui voudront y penser
soigneusement ; mais lorsque je relâche quelque chose de mon attention,
mon esprit se trouvant obscurci & comme aveuglé par les images des
choses sensibles, ne se ressouvient pas facilement de la raison pourquoi
l'idée que j'ai d'un être plus parfait que le mien, doit nécessairement avoir
été mise en moi par un être qui soit en effet plus parfait. » Méditations
Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
38
Or la "preuve" ontologique, en dépit de sa légèreté, suffit bien pour interdire
l'hypothèse du mauvais génie. En effet, j'ai le souvenir d'avoir démontré l'existence de
Dieu, et je vois clairement et distinctement que je ne peux pas avoir l'idée de Dieu
sans avoir simultanément l'idée de son existence : il n'y a donc plus, dans ces
conditions, de place pour l'hypothèse d'un mauvais génie. Et je n'ai pas eu besoin,
pour cela, d'appliquer la règle de la vérité.
Mais on demandera peut-être alors pourquoi Descartes ne s'est pas contenté de cette
seule preuve de la Cinquième Méditation. Pourquoi a-t-il ressenti le besoin d'en
développer une autre dans la Troisième Méditation ? C'est que, toute seule, la preuve
dite "ontologique" aurait une grande faiblesse. En effet, s'il n'est pas déjà établi que
l'idée de Dieu que je trouve en moi m'a été donnée par Dieu justement, rien ne dit que
cette idée n'est pas factice, ou, pire encore, qu'elle ne procède pas d'une très grande
ruse du mauvais génie, qui me l'aurait donnée afin que je découvre à travers elle
l'existence de Dieu, et donc m'interdirait de jamais le débusquer, lui, le mauvais
L'éthique cartésienne de la pensée
293
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
génie. La "preuve" de la Cinquième Méditation, qui s'appuie sur le contenu de l'idée
de Dieu, ne fonctionne donc qu'à condition que j'aie déjà démontré, par la preuve de
la Troisième Méditation, que cette idée de Dieu m'est venue du vrai Dieu, existant.
C'est pourquoi ce mot "preuve" est à mettre entre guillemets pour la démonstration
qui figure dans la Cinquième Méditation. Elle ne démontre pas, dans l'absolu,
l'"existence réelle" de Dieu, si on peut s'exprimer ainsi, mais seulement que l'on ne
peut pas penser Dieu sans le penser existant. Descartes lui-même affirme bien, dans
la Cinquième Méditation, que cette démonstration « doit passer en mon esprit au
moins pour aussi certaine, que j'ai estimé jusques ici toutes les vérités des
Mathématiques, qui ne regardent que les nombres & les figures ; », et ce, « encore
que tout ce que j'ai conclu dans les Méditations précédentes, ne se trouvât point
véritable » (Méditations Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 52). Mais justement, en ce cas, on l'a bien vu dans la Première
Méditation avec les vérités mathématiques, ce type de certitude ne résiste pas à
l'épreuve du doute radical… D'ailleurs, la phrase introductive à ce qui paraît être une
digression de pensée conduisant à la preuve ontologique, dans la Cinquième
Méditation, montre bien que cette preuve a besoin de l'acquis des Méditations
précédentes, pour être véritablement à l'abri de tout doute possible :
« Or maintenant, si de cela seul que je puis tirer de ma pensée l'idée de
quelque chose, il s'ensuit que tout ce que je reconnais clairement &
distinctement appartenir à cette chose, lui appartient en effet, ne puis-je
pas tirer de ceci un argument & une preuve démonstrative de l'existence
de Dieu ? » Méditations Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 52
Dans cette formulation, il faut cependant reconnaître que Descartes semble bien faire
référence à la règle de la vérité (établie dans la Quatrième Méditation) plutôt qu'au
fait que l'idée de Dieu me vient de Dieu lui-même (Troisième Méditation). Mais cela
peut passer pour une simple approximation… Approximation que l'on retrouve
également dans les Réponses aux premières objections, lorsque Descartes explique
que la preuve ontologique qu'il présente n'est pas exactement celle de St Anselme et
qu'elle n'est, du coup, pas concernée par la critique qu'en avait faite St Thomas, car,
en son cas « on est déjà tombé d'accord ci-devant, que tout ce que nous entendons ou
concevons clairement & distinctement est vrai. » (Méditations Métaphysiques –
Réponses aux Premières Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – pages 91-92). Quoi
qu'il en soit, Descartes montre bien là que la preuve ontologique n'est pas autonome ;
et qu'elle a besoin, en fait, déjà de l'existence de Dieu (soit pour garantir la règle de la
vérité, comme il le dit ici, soit, comme on peut le penser, pour exclure la possibilité
que l'idée de Dieu puisse venir d'un mauvais génie).
294
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
D'un autre côté, dans cette perspective, Descartes n'aurait pas eu vraiment besoin,
dans la Troisième Méditation, de démontrer l'existence de Dieu, en tant que telle : il
aurait pu se contenter de démontrer que l'idée qu'il a de Dieu n'est pas factice (c'està-dire le fruit de sa propre fantaisie) ni qu'elle provient d'un éventuel mauvais génie.
Mais pour démontrer cela (qui est à nouveau une impossibilité), il n'avait d'autre
solution que de démontrer qu'elle lui a en fait été donnée justement par Dieu, dont
l'existence ne "sert", si l'on peut dire, qu'à rendre impossible que son idée vienne
d'ailleurs. La Cinquième Méditation n'apporte donc la preuve de l'"existence réelle"
de Dieu que lorsqu'elle s'appuie sur l'acquis de la Troisième.
L'interprétation que nous proposons ici de la solution cartésienne à la question de la
validité de la règle de la vérité est donc que je n'utilise pas, pour être certain à présent
de l'existence de Dieu, alors que j'ai seulement le souvenir d'en avoir eu une
conception claire et distincte, la règle de la vérité, mais à la fois le souvenir que j'ai
démontré l'existence de Dieu, et d'autre part la conception claire et distincte actuelle
que l'existence fait partie de l'essence de Dieu. En effet, je ne pourrais douter de
l'existence de Dieu que si je pouvais douter que la démonstration que j'en avais faite
(dans la Troisième Méditation), toute claire et distincte qu'elle fût, ne fût pas vraie
pour autant. Et ceci ne se pourrait que si j'étais capable de former l'hypothèse du
mauvais génie. Or je ne le peux pas, du fait que j'ai à l'esprit l'idée de Dieu, telle
qu'elle m'est donnée par le souvenir que j'ai de la Troisième Méditation, et que je vois
clairement et distinctement qu'elle implique son existence, et donc l'impossibilité
d'un mauvais génie. Mais il faut bien voir que si je ne le peux pas, c'est bien parce que
j'ai le souvenir d'avoir démontré que l'idée que j'ai de Dieu vient de Dieu, et non pas,
donc, d'un mauvais génie. Car sinon, cette hypothèse du mauvais génie serait
recevable, car, en disqualifiant l'idée que j'ai de Dieu, elle m'empêcherait de conclure
à son existence par la preuve dite ontologique. Et ce souvenir, je suis contraint de lui
faire confiance, non pas parce que je lui applique la règle de la vérité (ce qui
constituerait un cercle), mais parce qu'il y aurait contradiction entre, d'une part ce
souvenir associé à la considération de l'existence nécessaire dans l'essence de Dieu, et
d'autre part l'hypothèse d'un mauvais génie. Autrement dit, le souvenir de la
démonstration de l'existence de Dieu est une idée qui, en venant s'ajouter à l'idée
(innée) de Dieu que j'ai toujours déjà en moi, me donne la certitude actuelle de cette
existence, non pas en application de la règle de la vérité, ni parce que je conçois
actuellement clairement et distinctement l'existence de Dieu, mais selon une
troisième voie, tout à fait originale, et qui ne peut fonctionner que pour la seule
question de l'existence de Dieu : à savoir la conception claire et distincte de l'essence
de Dieu (seule essence à laquelle appartient l'existence). Mais, encore une fois, cette
L'éthique cartésienne de la pensée
295
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
dernière ne suffirait pas, à elle toute seule, à me préserver de tout doute possible
concernant l'existence de Dieu, si elle n'était accompagnée, même seulement à titre
de souvenir, de la preuve que l'idée que j'ai de Dieu me vient de Dieu.
C'est ainsi, donc, que le souvenir que j'ai démontré l'existence de Dieu, et la
considération actuelle de son essence, m'autorisent à appliquer la règle de la vérité,
par exemple à la propriété relative aux angles d'un triangle, dont j'ai le souvenir que
je l'ai conçue naguère clairement et distinctement. Et ce, sans qu'il n'y ait plus aucun
cercle logique…
Comme nous avons procédé précédemment, nous ne mentionnons qu'à présent les
textes de Descartes qui peuvent être convoqués au soutien de cette interprétation,
afin qu'on puisse les comprendre en ayant déjà à l'esprit la complétude de cette
solution.
Le passage suivant est cohérent avec la thèse selon laquelle Descartes considérait que
sa preuve par la présence en moi de l'idée de Dieu (Troisième Méditation) est trop
"consommatrice de ressources" pour l'esprit, et qu'il lui fallait une preuve plus
"légère" :
Extrait déjà cité page 293 : « Et certes je ne vois rien en tout ce que je
viens de dire, qui ne soit très aisé à connaître par la lumière naturelle à
tous ceux qui voudront y penser soigneusement ; mais lorsque je relâche
quelque chose de mon attention, mon esprit se trouvant obscurci &
comme aveuglé par les images des choses sensibles, ne se ressouvient pas
facilement de la raison […].
C'est pourquoi je veux ici passer outre […]. » Méditations
Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
38 (c'est nous qui soulignons)
Et Descartes se met à chercher une autre façon d'arriver à l'existence de Dieu (ce sera
en fait, dans un premier temps, une variante de la précédente, qui part de mon
existence, moi qui ai en moi cette idée de Dieu). Et quand, enfin, il aura celle de la
Cinquième Méditation, il dira :
« Au reste, de quelque preuve & argument que je me serve, il en faut
toujours revenir là, qu'il n'y a que les choses que je connais clairement &
distinctement, qui aient la force de me persuader entièrement. »
Méditations Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 54
Ce qui semble bien signifier que, peu importe laquelle des deux (ou trois, si l'on veut)
preuves de l'existence de Dieu il utilise, ce qui compte est qu'il puisse la concevoir
clairement et distinctement quand il en a besoin, c'est-à-dire quand il veut appliquer
296
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
la règle de la vérité à une chose quelconque, dont il a le souvenir qu'il l'a conçue
clairement et distinctement dans le passé. Et il poursuit en indiquant en effet que
cette dernière preuve, par l'essence, est justement très facile à concevoir clairement et
distinctement :
« Et pour ce qui est de Dieu, certes, si mon esprit n'était prévenu d'aucuns
préjugés, & que ma pensée ne se trouvât point divertie par la présence
continuelle des images des choses sensibles, il n'y aurait aucune chose que
je connusse plutôt ni plus facilement que lui. Car y a-t-il rien de soi plus
clair & plus manifeste, que de penser qu'il y a un Dieu, c'est-à-dire un être
souverain & parfait, en l'idée duquel seul l'existence nécessaire ou
éternelle est comprise, & par conséquent qui existe ? » Méditations
Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
54
Par ailleurs, dans la fin de l'extrait déjà mentionné (page 292 note 187) des Réponses
aux quatrièmes objections on peut comprendre que le « après cela » n'a pas un sens
strictement temporel, et qu'en fait il s'agit d'une quasi-simultanéité :
« Car, premièrement, nous sommes assurés que Dieu existe, pource que
nous prêtons notre attention aux raisons qui nous prouvent son existence ;
mais après cela, il suffit que nous nous ressouvenions d'avoir conçu une
chose clairement, pour être assurés qu'elle est vraie : ce qui ne suffirait
pas, si nous ne savions que Dieu existe & qu'il ne peut être trompeur. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Quatrièmes Objections.
Adam et Tannery, Vol. IX – pages 189-190
Il faut noter aussi au passage que Descartes ne dit pas « ce qui ne suffirait pas si Dieu
n'existait pas », mais « ce qui ne suffirait pas si nous ne savions que Dieu existe », ce
qui montre que Dieu n'est pas vraiment la garantie de la vérité, mais que la
connaissance que nous avons de l'existence de Dieu est la condition de notre
certitude quant à la vérité des choses.
Enfin, il faut relever que Descartes ne procède à la réintégration "automatique" dans
sa créance de toutes les vérités dont il a gardé le souvenir qu'il les avait conçues
clairement et distinctement, qu'à la fin de la Cinquième Méditation, et non pas juste
après la Troisième, ni au cours de la Quatrième. D'ailleurs, à y regarder de près, et
contrairement à ce que dit Descartes lui-même dans son Abrégé des six Méditations,
à savoir que c'est dans la Quatrième qu'« il est prouvé que les choses que nous
concevons fort clairement & fort distinctement sont toutes vraies » (Méditations
Métaphysiques – Abrégé des six Méditations suivantes. Adam et Tannery, Vol. IX –
page 11 ; extrait déjà cité page 233), cette Quatrième Méditation est bien plutôt
consacrée à la recherche des causes d'erreur, qu'à l'établissement d'une règle de la
vérité. Et sa conclusion relève plus d'une maxime que d'une telle règle : Descartes
L'éthique cartésienne de la pensée
297
Le choix de la cohérence
Dieu, garant de la cohérence
décide de ne plus admettre dans sa créance que ce qu'il conçoit clairement et
distinctement, parce qu'au moment où il conçoit ainsi quelque chose il sait que ceci
est vrai — alors que dans les autres cas il sait qu'il peut se faire qu'il se trompe. Mais
ce n'est que plus tard (à la fin de la Cinquième Méditation), lorsqu'il examinera avec
du recul le contenu de sa créance ainsi constituée, qu'il constatera qu'il lui est à
présent impossible d'en douter, contrairement à ce qu'il avait pu faire lors de la
Première Méditation, parce qu'il a à l'esprit une conception claire et distincte de
l'existence de Dieu : la preuve ontologique est présente à son esprit (et non pas
seulement son souvenir), tandis qu'il examine la question de la validité de sa créance
et qu'il se souvient avoir démontré l'existence de Dieu.
Examen critique de la solution de Descartes
La preuve cartésienne de l'existence de Dieu repose sur
le principe qui veut qu'une cause ait au moins autant de
perfection ou réalité que son effet – Mais l'application
de ce principe aux idées, et donc à l'idée de Dieu, n'est
pas légitime – L'essence (sans parler de la règle de la
vérité) d'une conception claire et distincte n'est la vérité
que si on entend par là également une vérité possible –
Il ne peut pas y avoir de règle de la vérité, car certaines
vérités ne sont que possibles – Une conception claire et
distincte est toujours actuelle et ne peut être
mémorisée, en tant qu'elle est claire et distincte (car il
s'agit là d'une action et non de la qualité d'une idée) –
L'éthique de la pensée doit autoriser une éventuelle
remise en cause de ma créance, même bâtie
scrupuleusement
Nous n'avons pas analysé, dans l'exposé ci-dessus, la démonstration elle-même que
présente Descartes de l'existence de Dieu. Nous avons seulement vu que la "preuve"
qu'il développe dans la Cinquième Méditation présuppose en fait que la
démonstration de la Troisième Méditation a déjà été effectuée. C'est donc à l'examen
de celle-ci que nous allons nous livrer.
Cette démonstration part de la considération générale sur les degrés de « réalité
objective » que comporteraient les idées que j'ai en moi. Nous avons examiné cette
théorie (cf. page 193) et il nous a paru qu'il n'était pas légitime de déduire du principe
298
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Examen critique de la solution de Descartes
qui veut que, dans le monde donné, une cause comporte au moins autant de réalité
que son effet, que la chose représentée par une idée comporte au moins autant de
perfection, formellement ou éminemment, que l'idée en comporte objectivement (cf.
page 205). Or, Descartes, après avoir examiné toutes les idées qui sont en lui, et
cherché pour chacune d'elles s'il est possible qu'il en soit lui-même l'auteur, constate
que rien ne s'y oppose sauf en ce qui concerne l'idée de Dieu188. En effet, selon lui, je
ne peux pas, moi qui suis une substance finie, être l'auteur d'une idée dont l'objet
représente une substance infinie :
« Et par conséquent il faut nécessairement conclure de tout ce que j'ai dit
auparavant, que Dieu existe ; car, encore que l'idée de la substance soit en
moi, de cela même que je suis une substance, je n'aurais pas néanmoins
l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été
mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. »
Méditations Métaphysiques – Troisième Méditation. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 36
Examen critique de la solution de Descartes
Nous pourrions discuter ici ces notions de « fini » et d'« infini », ou de « perfection »,
ou encore celle d'un être qui comporte « toutes les perfections ». Mais ce n'est pas
nécessaire. Fondamentalement, la démonstration de Descartes repose sur
l'application aux objets des idées, application qui ne nous paraît pas ici légitime, du
principe qui veut qu'une cause ait au moins autant de perfection que son effet. C'est
pourquoi cette preuve de l'existence de Dieu ne nous convainc pas. En effet, il s'agit
de conclure à l'existence de la substance infinie, dont j'ai l'idée. Cela signifie que je ne
sais pas encore que cette idée est vraie, c'est-à-dire qu'elle représente bien une chose
du monde donné (autre que moi-même) qui l'a provoquée en moi. La substance
infinie n'est donc pour l'instant qu'un objet d'une idée. Or la relation d'ordre entre les
quantités de réalité (ou de perfection) n'a de sens que pour les seules choses du
monde donné, ce que ne sont pas les objets des idées. Je ne peux donc pas dire que
l'objet substance infinie a plus de réalité (ou de perfection), même "objective", que
l'objet substance finie qui me représente, moi qui suis une chose du monde donné, ou
qui représente toute autre substance finie. Je ne peux donc pas non plus en conclure
que l'agent qui est à l'origine de cet objet substance infinie (qui de toute façon n'est
pas non plus sa cause), doive nécessairement comporter plus de réalité (ou de
perfection) que les choses représentées par des objets substances finies, que ce soit
moi-même, si j'en suis l'auteur, ou toute autre chose du monde.
De plus, et plus grave encore, d'où Descartes tient-il qu'une substance infinie a plus
de réalité (ou de perfection) qu'une substance finie (cf. la relation d'ordre qu'il
mentionne dans sa réponse aux objections de Hobbes : page 186) ? Et nous posons
cette fois cette question pour les substances en tant que choses du monde donné et
non plus pour les objets de mes idées. Affirmer, comme il le fait, que ceci « est de soi
L'éthique cartésienne de la pensée
299
Le choix de la cohérence
Examen critique de la solution de Descartes
si manifeste, qu'il n'est pas besoin d'y apporter une plus ample explication » (cf.
extrait des Réponses aux Troisièmes Objections cité page 186), ne pourrait se justifier
que si cette relation était une propriété du monde donné et qu'il en avait donc une
idée vraie (dont il saurait qu'elle est vraie par intuition par exemple). Mais une telle
relation ne peut être une chose du monde donné que si dans le monde donné existe
bien une "substance infinie". Or, il s'agit justement de démontrer qu'il en existe une…
En conséquence, l'idée de cette propriété n'a aucune raison a priori de représenter
une chose donnée, et il me faut donc douter d'elle (soit j'en suis l'auteur, soit c'est le
mauvais génie qui me l'a donnée…). Compte tenu de ce que cherche à démontrer
Descartes, à savoir l'existence de la substance infinie, il aurait dû s'abstenir de
s'appuyer sur cette relation, sauf à commettre un cercle logique.
Mais il y a plus important. En tout cas au regard du problème qui nous occupe, qui,
nous le rappelons, est de voir si le respect de la maxime cartésienne de la pensée
conduit bien nécessairement à une créance cohérente.
Il nous semble que Descartes, dans sa solution, ne distingue pas suffisamment la
vérité d'une idée, de la certitude que j'ai que cette idée est vraie. On le constate dans
le raisonnement apagogique qui le conduit à conclure que l'essence d'une conception
claire et distincte est d'être vraie (cf. ci-dessus, page 283). En effet, ce raisonnement
consiste à dire que si l'essence d'une conception claire et distincte n'était pas d'être
vraie, alors je ne pourrais pas être certain de la vérité de l'idée que j'ai du cogito, car
cette idée n'a ceci de particulier que le seul fait que je la conçois clairement et
distinctement justement ; or il se trouve que je suis certain de cette vérité. À nos yeux,
en tout cas, et nous avons développé cela précédemment en nous appuyant sur des
textes de Descartes (cf. page 70), la prise de position, ici la certitude, est toujours une
action libre de l'esprit. L'esprit n'est jamais déterminé à prendre telle ou telle
position, même en présence d'une idée vraie (ce qui, pour nous, a un sens objectif, et
non pas subjectif : cf. page 213). Je peux parfaitement douter d'une idée vraie, ou être
certain d'une idée qui n'est pas vraie. La prise de position relève de la volonté, même
si elle peut être éclairée par l'entendement. Une conception claire et distincte
m'incline à être certain d'elle, mais m'incline seulement. Et nous pensons même, nous
l'avons déjà dit, qu'accorder systématiquement sa certitude à une conception claire et
distincte relève d'une maxime, la maxime cartésienne de la pensée, justement. C'est
donc la prémisse du raisonnement apagogique qu'utilise Descartes qui ne nous paraît
pas correcte : même si l'essence d'une conception claire et distincte n'était pas d'être
vraie, je pourrais tout de même être certain de la vérité du cogito. Et à supposer que
Descartes ne le soit pas, lui, ce serait uniquement parce qu'il a décidé de respecter sa
300
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Examen critique de la solution de Descartes
maxime de pensée. En l'occurrence, cela ne prête pas à conséquences, selon notre
vision de ce qu'est une "conception claire et distincte", d'une part, et une "idée vraie"
d'autre part (cf. page 234), car nous pensons qu'il n'y a pas besoin de ce raisonnement
apagogique pour savoir que l'essence d'une conception claire et distincte est d'être
vraie. Mais il n'en est pas de même si l'on s'en tient strictement à la philosophie de
Descartes : car on n'y trouve pas le concept de "vérité possible" (cf. page 227), et dire
que l'essence d'une conception claire et distincte est d'être vraie, sans entendre que
cette vérité comprend aussi ce que nous avons appelé "vérité possible" ne nous paraît
pas alors justifié. Or, le raisonnement apagogique tenu par Descartes lui permet de
conclure (à nos yeux à tort) que l'essence d'une conception claire et distincte est
d'être vraie, sans avoir à préciser ce qu'il faut entendre exactement par "la vérité
d'une idée".
L'absence du concept de "vérité possible" rend également très problématique la
question de la validité de la "règle de la vérité" dans la solution de Descartes.
Certes, cette solution consiste, selon notre analyse, à rendre impossible l'hypothèse
du mauvais génie, et donc à ne pas pouvoir douter d'une idée que j'ai conçue
clairement et distinctement, et qui donc se trouve dans ma créance en tant que
certaine. Si je ne peux pas en douter, je lui accorde donc à nouveau ma certitude et je
constate que ma créance est cohérente. Ceci est satisfaisant. Mais la maxime
cartésienne de la pensée comporte aussi une autre règle, qui est que j'accorde ma
certitude à une idée que je conçois clairement et distinctement. Et si j'accorde ainsi
ma certitude à une idée qui est incompatible, ou contradictoire, avec une autre idée
que j'ai conçue clairement et distinctement dans le passé, que se passe-t-il ? N'est-ce
pas là une raison suffisante (bien plus forte du reste que l'hypothèse du mauvais
génie) pour que je doute à présent de cette autre idée dont j'étais certain
précédemment, ce qui veut dire que je vais constater l'incohérence de ma créance ?
On dira que ce cas n'arrive peut-être jamais, et même qu'il ne peut pas arriver. Et
c'est en effet ce sur quoi compte Descartes. La force de sa métaphysique est qu'il y a
bien un monde donné, transcendant à mon esprit. Et ce monde est non contradictoire
— puisque le principe de non contradiction est lui-même une chose donnée, c'est-àdire qui appartient à ce monde donné. En conséquence, si je n'accorde ma certitude
qu'à des idées qui sont vraies, c'est-à-dire qui représentent des choses du monde
donné, alors l'ensemble de ces certitudes est nécessairement lui-même non
contradictoire. Oui, mais… le monde donné est actuel. La non contradiction est donc
de règle pour toutes les choses du monde actuel, et aussi, du coup, pour les idées
vraies actuelles. Mais une certitude ancienne a beau avoir résulté d'une idée qui était
vraie au moment où j'ai pris cette position, rien ne dit que la même idée est encore
L'éthique cartésienne de la pensée
301
Le choix de la cohérence
Examen critique de la solution de Descartes
vraie actuellement. Non pas parce que je serais trompé par un éventuel mauvais
génie, non pas parce que j'aurais eu tort d'accorder ma certitude à cette idée, lorsque
je la lui ai accordée, mais tout simplement parce que le monde actuel n'est plus "le
même" que celui d'avant. Du moins pour ce qui est des choses données qui ne sont
pas des « vérités éternelles », ou des essences, c'est-à-dire pour les choses qui sont
des Faits et qui, à ce titre, sont dans le temps. Nous avons vu, en effet, que pour les
Faits (à l'exception de l'ego) la vérité d'une idée ne peut être qu'une vérité possible.
Or, la vérité possible d'une idée n'est telle que dans l'instant où je pense cette idée,
parce qu'elle dépend à la fois du monde donné tel qu'il est actuellement, et aussi de
ma créance telle qu'elle est à cet instant. Il ne saurait donc y avoir de "règle de la
vérité" pour les vérités possibles. Non pas qu'elle serait fausse pour ce type de vérités,
mais le concept même de "vérité possible" exclut qu'il puisse y avoir une telle règle.
Il y a du reste encore une autre difficulté dans la solution cartésienne. C'est qu'elle
fait, nous l'avons vu, le postulat que je peux me souvenir d'avoir conçu dans le passé
telle idée clairement et distinctement. Nous ne voulons pas mettre en cause, ici, la
fiabilité de la mémoire. Mais, plus fondamentalement, nous pensons qu'il n'y a pas de
souvenir d'une conception claire et distincte. En effet, une conception claire et
distincte est une action de l'esprit (cf. page 230), et donc une pensée, et il n'y a pas de
mémoire des pensées (cf. l'extrait cité page 125 de la lettre de Descartes à
l'Hyperaspistes : « pour ce qui est des choses purement intellectuelles, à proprement
parler on n'en a aucun ressouvenir »). Comme toute action de l'esprit, la conception
claire et distincte s'accompagne d'une passion, ou perception, et donc aussi de l'idée
"que je conçois clairement et distinctement". Je sais que je conçois clairement et
distinctement. Cette connaissance actuelle que je conçois clairement et distinctement
peut alors me conduire, si je respecte la maxime cartésienne de la pensée, à une
nouvelle action de mon esprit, qui consiste à accorder ma certitude à cette idée. Je
peux aussi mémoriser (dans ma mémoire corporelle, ou sur un autre support
matériel, comme une feuille de papier), la proposition langagière "je conçois
clairement et distinctement telle idée (A par exemple)", qui exprime l'idée (B) que j'ai
"de concevoir clairement et distinctement l'idée A". Plus tard, mes deux mémoires,
corporelle et intellectuelle, me diront d'une part que j'ai eu l'idée B "que je concevais
clairement et distinctement l'idée A", et d'autre part que j'ai accordé ma certitude à
cette idée A. Accepter l'hypothèse d'une fiabilité sans faille de la mémoire revient à
dire qu'il est bien vrai que j'ai eu l'idée B "que je concevais clairement et
distinctement l'idée A". Ce qui est d'ailleurs confirmé par ma créance, qui me dit que
j'ai accordé ma certitude à cette idée A, et comme je respecte scrupuleusement ma
maxime de pensée, c'est donc que je savais que je l'avais bien conçue clairement et
302
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Examen critique de la solution de Descartes
distinctement. Mais en avoir eu l'idée n'implique pas que je l'ai effectivement fait !
Comprenons bien : je peux être certain, actuellement, que j'ai eu dans le passé l'idée B
"que je concevais l'idée A clairement et distinctement", mais je ne peux pas être
certain que l'idée A en question a bien été conçue clairement et distinctement.
D'ailleurs, que pourrait bien signifier le concept d'une idée "qui-a-été-conçueclairement-et-distinctement" ? La conception claire et distincte est une action de
l'esprit, et à ce titre est purement actuelle. Et cette action agit sur l'esprit (qui subit
une perception), et non pas sur l'idée elle-même qui fait l'objet de la conception claire
et distincte. Elle ne laisse pas de "marque" sur l'idée, car l'idée, qui est elle-même une
qualité de l'esprit, n'a pas de qualités. Même le caractère de nouveauté ou non d'une
idée, que me donne la mémoire intellectuelle, n'est pas à proprement parler une
qualité d'une idée : c'est bien plus, en vérité, une qualité de l'esprit, qui est que, lui, a
déjà pensé ou non cette idée. En conséquence, c'est le concept même de "règle de
vérité", qui voudrait qu'une idée "qui-a-été-conçue-clairement-et-distinctement" soit
actuellement vraie, qui perd toute pertinence.
À bien la considérer, la solution cartésienne conduit à ajouter une quatrième règle à
la maxime cartésienne de la pensée : j'accorde ma certitude à toute idée qui a été
précédemment conçue clairement et distinctement. C'est en application d'une telle
règle que Descartes, à la fin de la Cinquième Méditation, décide de réintégrer dans sa
créance toutes les idées dont il se rappelle qu'il les avait conçues clairement et
distinctement. Mais cette règle n'est pas bonne, au sens où son application peut
conduire en réalité à l'opposé de la finalité à laquelle elle est censée concourir, à
savoir l'établissement d'une créance cohérente. En effet, nous venons de le voir, il se
peut que, demain, je conçoive clairement et distinctement une nouvelle idée qui se
révélera incompatible ou contradictoire avec l'une de ces idées que j'avais naguère
conçues également clairement et distinctement. On dira peut-être qu'à la fin de la
Cinquième Méditation, Descartes ne réintègre dans sa créance que les Notions qu'il a
clairement et distinctement conçues, comme les vérités géométriques189 ; et, pour ce
qui est des corps, à ce stade, il affirme bien qu'ils ne sont concernés qu'en tant qu'« ils
peuvent servir d'objets aux démonstrations des Géomètres »*. Or les objets de la
géométrie sont des Notions, et non pas des Faits. Cela pourrait laisser entendre que la
*
« Et à présent que je le [Dieu] connais, j'ai le moyen d'acquérir une science parfaite touchant une
infinité de choses, non seulement de celles qui sont en lui, mais aussi de celles qui appartiennent à
la nature corporelle, en tant qu'elle peut servir d'objet aux démonstrations des Géomètres, lesquels
n'ont point d'égard à son existence. Méditations Métaphysiques – Cinquième Méditation. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 56
L'éthique cartésienne de la pensée
303
Le choix de la cohérence
Examen critique de la solution de Descartes
conception claire et distincte ne concerne donc que les seules Notions (à l'exception
de l'ego, et de Dieu, pour Descartes, qui sont des Faits conçus clairement et
distinctement), c'est-à-dire donc des choses du monde donné qui sont hors du temps.
Oui, sauf que toute la Sixième Méditation a pour objet d'établir, c'est-à-dire de
concevoir clairement et distinctement, l'existence du corps propre et des corps
matériels en général, qui, eux, sont des Faits qui s'inscrivent indubitablement dans le
temps. En conséquence, l'application de cette quatrième règle fondée sur la "règle de
la vérité", après que j'aurai pratiqué la Sixième Méditation, pourra bien me conduire
à une incohérence de ma créance, au moins en ce qui concerne les Faits corporels.
On peut analyser globalement la solution de Descartes de la manière suivante :
Ce qu'il veut exclure, on l'a vu, c'est la possibilité même de l'hypothèse du mauvais
génie. Or le mauvais génie représente la possibilité de l'erreur. Au moment où je vois
la vérité (c'est-à-dire quand je conçois clairement et distinctement), je ne peux pas
me tromper, ou plus exactement je ne peux pas envisager que je me trompe
(l'hypothèse du mauvais génie est inopérante). L'idée de l'erreur possible est en effet
incompatible avec l'idée de la vérité : je ne peux pas penser en même temps "je ne
suis pas l'auteur de cette idée" et "je suis peut-être l'auteur de cette idée". Par contre,
je peux parfaitement envisager que je me sois trompé dans le passé : c'est cela,
l'hypothèse du mauvais génie. Et c'est ce que veut exclure Descartes. Ce qu'il veut,
c'est pouvoir se faire totalement confiance, non pas seulement actuellement, mais
aussi et surtout en tout ce qu'il a décidé (de croire, en l'espèce) dans le passé. Du
moins à partir du moment où il a, « une fois en sa vie », rejeté tous ses préjugés et
reconstruit avec rigueur et méthode sa créance. Dieu lui "sert" à cela. Dieu n'est pas le
garant de la vérité, il est le garant de ma perfection en tant que je prends une suite de
positions qui constitue une créance parfaitement cohérente — et donc aussi de ma
perfection en tant que personne, puisque ma personne est ma créance.
Cette ambition nous paraît excessive. Surhumaine, certainement. La possibilité de
l'erreur nous paraît devoir toujours être gardée à l'esprit ; et puis, le monde change, et
moi-même (ma créance) je change également. Je dois pouvoir remettre en cause ma
créance (ce qui veut dire "me remettre en cause") à tout moment — ce qui ne veut
certainement pas dire qu'il faut le faire à tout moment, ni même fréquemment. Mais
cette possibilité de remise en cause doit demeurer. L'éthique de ma pensée doit être
telle qu'elle n'exclut pas cette possibilité. D'ailleurs, si la solution de Descartes
"fonctionnait" (c'est-à-dire si la règle de la vérité était effectivement établie), on
arriverait au paradoxe que la maxime cartésienne, complétée par la quatrième règle
évoquée ci-dessus, s'apparenterait à de l'entêtement (ou à de l'aveuglement) : je suis
certain aujourd'hui de telle idée parce que j'en ai été certain autrefois. La confiance
304
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
Examen critique de la solution de Descartes
en moi, c'est-à-dire dans ma capacité à construire une créance cohérente, ne doit pas
résulter d'une réflexion conduite « une fois en sa vie » ; elle doit se fortifier
progressivement, lorsque je constate, chaque fois que j'entre une nouvelle certitude
dans ma créance, qu'elle est effectivement cohérente. Plus longue sera la série de mes
prises de position qui exposeront la cohérence de ma créance, plus j'aurai confiance
en moi — et plus cette confiance croissante sera légitime. Mais elle ne sera jamais
totale. À tout moment je peux constater une incohérence, qui ne signera pas pour
autant l'échec de ma vie, mais sera bien plutôt l'opportunité d'une nouvelle
construction.
Il est évidemment bien dommage que Descartes n'ait pas connu les résultats des
expériences provoquées par Pascal sur le vide : il aurait été intéressant de voir si ces
preuves de l'existence du vide l'auraient conduit à remettre en cause le principe
même qui est au fondement de sa physique, à savoir que les corps matériels sont
purement étendus, principe qu'il avait autrefois conçu clairement et distinctement,
mais qui est incompatible avec l'existence du vide…
L'éthique cartésienne de la pensée
305
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
La question est de savoir si, lorsque j'ai conçu
clairement et distinctement une idée, il se peut que plus
tard je trouve une raison d'en douter – Ceci peut arriver
pour les idées des Faits corporels car leur vérité n'est
que possible, c'est-à-dire relative à la vision du monde
qui était la mienne à l'instant où je les ai ainsi conçues –
L'application stricte de la maxime cartésienne conduit à
faire dépendre ma créance, de manière définitive, de
l'ordre d'apparition de mes idées, y compris lorsqu'il est
purement fortuit – Il est donc nécessaire de garder la
possibilité de remettre en cause ma créance – La
solution de Descartes est trop ambitieuse, car elle vise à
ce que ma certitude actuelle conduise non seulement à
ma certitude de demain, mais aussi à la vérité de
demain – La certitude de l'existence de Dieu, qui résulte
de la présence en moi de son idée, peut être remplacée
par celle de l'existence d'un monde hors de moi
Reprenons la question que nous nous étions proposé d'examiner, à savoir l'évaluation
de la pertinence de la maxime cartésienne au regard de la finalité poursuivie, qui est
de construire une créance cohérente. Mais, à présent, nous utiliserons les résultats de
tous les chapitres précédents, en particulier ceux intitulés Prises de position (cf. page
64) et Les idées et les choses (cf. page 188).
Commençons par bien regarder comment "fonctionne" la maxime cartésienne. On
voit qu'elle comporte deux règles qui pourraient éventuellement entrer en conflit :
accorder sa certitude en cas de conception claire et distincte ; et douter si l'on trouve
une raison de douter. En fait, ces deux règles ne se placent pas tout à fait sur le même
plan. La seconde règle, celle du doute radical, porte sur la certitude, c'est-à-dire sur la
position que je prends, moi sujet, devant tel objet. La règle de la conception claire et
distincte, quant à elle, définit le périmètre des objets éligibles à ma certitude
éventuelle. Je ne peux être éventuellement certain que des seules idées vraies (nous
rappelons que la vérité d'une idée est bien une chose donnée, du moins pour les
Notions, et n'est donc pas subjective, comme l'est au contraire ma certitude). Lorsque
j'ai une idée et que je cherche à définir ma position relativement à elle, il me faut
donc examiner tout d'abord si cette idée est vraie. Or, trois possibilités se présentent
ici :
306
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
− soit je conçois actuellement cette idée clairement et distinctement, et alors cette
idée est vraie ;
− soit je n'ai pas actuellement une telle conception claire et distincte, mais j'ai dans
ma créance la certitude de cette idée, ce qui veut dire que j'en ai eu une conception
claire et distincte à un instant précédent, puisque j'applique (depuis que j'ai
reconstitué ma créance à partir de la lecture des Méditations) la règle qui veut que
seules des idées vraies peuvent entrer dans ma créance : cette idée a donc été vraie ;
− soit enfin je n'ai pas actuellement de conception claire et distincte ni de certitude
ancienne dans ma créance relativement à cette idée : cette idée peut donc ne pas
être vraie et n'a pas non plus été vraie précédemment.
On voit que la règle du doute radical n'est opératoire que dans le second cas. Dans le
premier, c'est la règle de la conception claire et distincte qui me conduit à accorder
ma certitude, et dans le troisième cette même règle rend inéligible à mon éventuelle
certitude l'idée en question. En d'autres termes, ce n'est que dans le cas où une idée a
été vraie, et que je ne vois pas actuellement qu'elle est encore vraie, que je dois, si je
respecte la maxime cartésienne, chercher s'il existe une raison d'en douter, et, au cas
où je n'en trouverais pas, adopter à son égard la position de certitude.
L'efficacité de la maxime cartésienne
Examinons à présent les différentes configurations qui peuvent se présenter lorsque
j'applique la maxime cartésienne (et que je l'ai appliquée depuis que j'ai commencé à
reconstituer ma créance après l'avoir, « une fois en ma vie », vidée entièrement).
Ma créance ne comporte, en dehors des doutes, que des certitudes pour lesquelles, au
moment où j'ai acquis cette certitude, soit je concevais clairement et distinctement
l'idée en question, soit je n'avais pas trouvé de raison de douter de cette idée tandis
que ma créance de l'époque me disait qu'en j'en avais eu la certitude précédemment.
En réalité, ces deux cas ne se différencient pas : toute certitude qui se trouve dans ma
créance provient nécessairement d'une conception claire et distincte que j'ai eue au
moins une fois dans le passé. En effet, l'application de la règle du doute radical ne
saurait faire entrer dans ma créance une idée qui n'a pas déjà, au moins une fois dans
le passé, fait l'objet d'une conception claire et distincte. Il suffit de remonter la série
(qui est finie, puisqu'elle commence à ce « une fois en ma vie » à l'occasion duquel j'ai
vidé toute ma créance) des positions de certitude que j'ai prises sur l'idée en
question : elle comporte peut-être un très grand nombre d'applications de la règle du
doute radical, mais, nécessairement, elle doit commencer par une conception claire et
distincte de cette idée, tandis que je n'avais pris encore aucune position de certitude à
son sujet (lorsque je commençais à sortir du doute général de la Première
Méditation, par exemple).
L'éthique cartésienne de la pensée
307
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
Maintenant, lorsque je m'apprête actuellement à prendre position sur une idée pour
laquelle ma créance comporte déjà la certitude (seule configuration qui est
susceptible, comme nous l'avons vu, de conduire à une incohérence de ma créance),
en appliquant la maxime cartésienne, les cas suivants peuvent se présenter :
1) j'ai actuellement une conception claire et distincte de cette idée : je lui accorde ma
certitude, et ma créance se trouve être cohérente ;
2) je n'ai pas actuellement de conception claire et distincte de cette idée, et je ne
trouve pas de raison d'en douter : je lui accorde ma certitude, et ma créance se
trouve être cohérente ;
3) je n'ai pas actuellement de conception claire et distincte de cette idée et je trouve
une raison d'en douter : je décide de douter de cette idée, et ma créance m'apparaît
incohérente.
L'incohérence de ma créance ne peut donc m'apparaître que dans le cas où je trouve
actuellement une raison de douter d'une idée pour laquelle je n'ai pas actuellement de
conception claire et distincte, alors que j'en ai eu dans le passé. Le problème de
l'efficacité de la maxime cartésienne au regard de l'objectif de cohérence de la créance
peut donc être reformulé ainsi : se peut-il que, lorsque j'ai conçu clairement et
distinctement une idée, je puisse trouver ultérieurement une raison d'en douter ?
Il faut rappeler ce que c'est que "trouver une raison de douter" d'une idée considérée
(cf. page 86) : il s'agit de voir si ma certitude actuelle éventuelle à propos de cette idée
est compatible avec ma créance, celle-ci étant imaginée complétée par n'importe
quelle hypothèse elle-même compatible avec ma créance (peu importe que je croie
effectivement ou non à cette hypothèse). La compatibilité dont il s'agit ici ne doit pas
être confondue avec la cohérence (de la créance). Dire qu'une idée est compatible
avec ma créance signifie qu'elle n'est contradictoire — au sens de la relation de non
contradiction, qui est une chose donnée, mais que j'applique aux objets de mes idées
— avec aucune idée dont j'ai été certain (dernière position que j'ai prise à son
propos). On voit bien qu'il s'agit d'un véritable travail de la part de l'esprit, puisque
ma créance ne m'est pas donnée directement : il me faut passer en revue, les unes
après les autres, toutes les idées sur lesquelles il m'est arrivé d'être certain (et pour
cela je m'appuie à la fois sur ma mémoire corporelle — pour l'idée elle-même, ou plus
exactement pour son expression langagière — et sur ma mémoire intellectuelle —
pour la position que j'avais prise), et vérifier qu'elles ne présentent pas de
contradiction avec l'idée dont j'examine la compatibilité avec ma créance. Quant aux
hypothèses qu'il me faut imaginer, elles correspondent aux conséquences que mon
esprit pourrait tirer, par raisonnement et combinaison, de toutes ces idées dont j'ai
été certain. En pratique, ce n'est évidemment pas réalisable. En dehors des
308
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
hypothèses générales qu'a envisagées Descartes dans le cadre de ses Méditations
Métaphysiques, et qui reviennent essentiellement à celle du mauvais génie (cf. page
88), on ne fera que quelques hypothèses qui paraissent a priori susceptibles d'avoir
quelque rapport avec l'idée examinée. Mais ce point a son importance : la maxime de
Descartes n'est pas, en pratique, totalement applicable ; et cela explique peut-être que
la vision du monde à laquelle Descartes est arrivé ne soit pas… totalement cohérente,
justement.
Se peut-il alors que je trouve une hypothèse, compatible avec ma créance, qui, si elle
était intégrée à ma créance, rendrait ma certitude relative à l'idée en question
incompatible avec cette créance ainsi simulée ? On voit tout de suite que la réponse
est négative si ma créance était déjà non contradictoire. En effet, en ce cas, puisque
ma certitude sur l'idée en question est déjà dans ma créance, elle est compatible avec
le reste de la créance, et toute hypothèse formulée de manière compatible avec cette
créance qui comporte déjà ma certitude relative à l'idée en question est forcément
compatible avec cette dernière. Mais si ma créance était contradictoire, alors cela
n'est pas à exclure*. La question devient donc la suivante : est-il possible que ma
créance présente une contradiction, alors que je l'ai constituée en appliquant toujours
la maxime cartésienne ? On pourrait, en conséquence, penser que la question de la
"cohérence" de la créance revient en fait à celle de sa "non contradiction". C'est vrai,
mais ce n'est vrai que dans le cadre de l'application de la maxime cartésienne. C'est
parce que j'applique la maxime cartésienne, et que je l'applique depuis que j'ai
refondé ma créance, que ma créance est cohérente si et seulement si elle est non
contradictoire†. La finalité poursuivie par Descartes (ou du moins que nous lui
prêtons) n'en reste pas moins la cohérence de sa créance, dans son caractère
dynamique, et non pas sa non contradiction, en tant que telle. Mais la maxime qu'il a
retenue pour cela conduit à n'avoir une créance cohérente qu'à la condition qu'elle
soit non contradictoire. La non contradiction de la créance n'est donc qu'un moyen, et
non la fin de l'éthique cartésienne.
En tout cas, on doit répondre par l'affirmative à la question de la possibilité d'une
contradiction dans une créance constituée par application de la maxime cartésienne.
*
†
Ce n'est pas pour autant inéluctable, car il est possible que la contradiction qui existe dans ma
créance ne concerne pas la région dans laquelle se trouve la certitude en question.
En effet, si j'avais par exemple pour maxime d'accorder ma certitude à toute idée dont j'ai déjà été
certain (maxime d'"entêtement", en quelque sorte), ma créance serait toujours cohérente, même si
elle était contradictoire : cf. ce qu'il faut entendre par "cohérence" d'une créance (page 275).
L'éthique cartésienne de la pensée
309
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
Une telle contradiction ne peut certes pas venir des certitudes que j'ai acquises
relativement à des Notions. En effet, j'ai conçu clairement et distinctement les idées
qui représentent ces Notions, et celles-ci étaient donc vraies. Le monde donné étant
non contradictoire, les idées vraies, qui représentaient des choses du monde donné —
et qui les représentent toujours, puisque les Notions sont hors du temps —, ne
sauraient donc non plus présenter des contradictions. Mais ce n'est pas la même
chose pour mes certitudes relatives à des Faits. En effet, nous avons vu que la
conception claire et distincte d'une idée dont l'objet est du type "Fait" (du moins du
type "Fait corporel") signifie que cette idée est "possiblement vraie", et non pas vraie
de manière absolue. Cela veut dire, en fait, qu'elle est compatible avec ma créance
telle qu'elle est au moment où j'en ai cette conception claire et distincte (cf. page
227). Une certitude ancienne portant sur un corps (ou une qualité d'un corps, ou une
vérité contingente) a donc bien été compatible avec ma créance. Mais l'est-elle
encore ? Pas nécessairement, car entre le moment où j'en avais effectué la conception
claire et distincte et l'instant actuel dans lequel ma créance me dit que j'en ai eu la
certitude, ma créance a évolué. Elle a évolué, car j'ai continué à l'enrichir par de
nouvelles certitudes obtenues grâce à des conceptions claires et distinctes de
nouvelles idées. Or l'adoption de nouvelles certitudes a pu introduire des
contradictions avec cette certitude ancienne.
Cela peut provenir d'une nouvelle Notion dont j'ai acquis la certitude : nouvelle
essence, ou nouvelle vérité éternelle, comme par exemple un développement des
connaissances mathématiques, que j'ignorais au moment où j'avais accordé ma
certitude à l'existence de tel corps (une planète très lointaine par exemple), et qui me
fait voir à présent que cette existence est incompatible avec telles autres existences
dont j'ai également par ailleurs la certitude. Exprimé ainsi, ce cas semble tout de
même devoir être assez rare, du moins à l'échelle de la vie d'un individu (les
nouveautés mathématiques qui conduisent à des révisions de notre vision du monde
s'inscrivent dans une échelle de temps qui recouvre généralement plusieurs
générations).
Mais ce qui peut arriver bien plus fréquemment, c'est la découverte d'un nouveau Fait
(corps ou qualité d'un corps) qui se révèle incompatible avec une (ou plusieurs)
certitude ancienne. Et il faut comprendre que cette "découverte" peut très bien
résulter tout simplement de l'application de « vérités éternelles » bien connues à des
Faits dont l'existence a déjà été accréditée. Il ne s'agit plus ici de nouveaux
développements de la mathématique, mais de développements de la physique
théorique par exemple : on tire de nouvelles conséquences de la science établie. On
dira qu'en ce cas il n'y a pas de difficulté, puisque, si l'existence de ce Fait est
incompatible avec ma créance, c'est que je ne conçois pas clairement et distinctement
cette existence (conformément à la définition d'une conception claire et distincte d'un
310
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
Fait corporel), et qu'elle n'est donc pas vraie (ou plus exactement qu'elle n'est pas
"possiblement vraie") : en conséquence, je ne lui accorde pas ma certitude, et il n'y a
pas de problème d'incohérence avec ma créance. C'est juste. Mais ce nouveau Fait,
qui est en réalité un Fait dont j'ai pour la première fois l'idée, va dorénavant pouvoir
me servir d'hypothèse dans l'application de la règle du doute radical. Alors, certes,
cette hypothèse n'est pas recevable puisqu'elle est incompatible avec ma créance, telle
qu'elle est. Mais si je décide de remettre en cause ma créance, c'est-à-dire de
réexaminer une (ou plusieurs) certitude ancienne, en lui appliquant la règle du doute
radical après que je l'aurai retirée de ma créance, il se peut que, justement parce que
ce nouveau Fait aura alors valablement pu me servir d'hypothèse, je conclue qu'il y a
bien une raison de douter de cette certitude ancienne. Quelle est alors la situation ? Je
viens de découvrir un nouveau Fait (ou je viens d'avoir pour la première fois l'idée
d'un certain Fait). L'existence de ce Fait, que nous appellerons A, est incompatible
avec telle de mes certitudes anciennes, que nous appellerons B (c'est l'idée
correspondant à cette certitude que nous désignons ainsi). L'application stricte de la
maxime cartésienne me conduit à douter de cette existence, c'est-à-dire de A. Très
bien. Mais si je me livre à l'exercice de pensée qui consiste à simuler ma créance
amputée de cette certitude ancienne (une créance qui ne comporte plus la certitude
sur B), et à appliquer à cette dernière le test du doute radical en essayant de formuler
l'hypothèse de l'existence de ce Fait dont je viens d'avoir l'idée (l'hypothèse que A est
vraie), il se peut que je conclue que j'ai bien une raison de douter de B. Cela suppose,
bien sûr, que l'hypothèse A est compatible avec ma créance amputée de B. Mais, si tel
est le cas, cela veut dire aussi que, si j'avais eu l'idée A avant l'idée B, alors j'aurais
pu, au moment où j'en aurais eu l'idée, concevoir clairement et distinctement A, et
donc lui accorder ma certitude, ce qui m'aurait empêché par la suite d'accorder ma
certitude à l'idée B quand elle me serait venue à l'esprit. On retrouve ici que l'histoire
de mes pensées, et plus précisément l'ordre d'apparition de mes idées, joue un rôle
essentiel dans la constitution de ma créance. En tout cas, rien ne m'empêche de
décider de passer de cet "exercice de pensée" à sa réalisation effective. C'est-à-dire de
douter effectivement de B, puis de concevoir clairement et distinctement A. Si je fais
cela, je prends acte de l'incohérence de ma créance, et je refonde ma créance. Rien ne
m'en empêche…, sauf le respect strict de la maxime cartésienne.
Récapitulons : l'application de la maxime cartésienne conduit bien à une créance
cohérente, sauf cas de découverte d'une nouvelle « vérité éternelle », relativement
L'éthique cartésienne de la pensée
311
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
peu probable, surtout chez quelqu'un qui est « un peu versé dans la Géométrie »*
comme le dit Descartes de lui-même (Méditations Métaphysiques – Cinquième
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 55). Mais cette cohérence est fortement
dépendante de l'ordre dans lequel j'ai constitué progressivement mes certitudes. Or
cet ordre est en grande partie fortuit, car il est lié aux circonstances de la vie :
enseignements reçus par exemple, ou encore observation de tel phénomène naturel,
comme ce verglas qui tomba le soir sur Amsterdam, où résidait Descartes, « le
quatrième de février » de « l'hiver 1635 » (Les Météores. Adam et Tannery, Vol. VI –
page 298). En particulier, il peut arriver que l'application stricte de la maxime
cartésienne impose le rejet des conséquences résultant de nouveaux développements
de la science qui, s'ils avaient été connus plus tôt, auraient conduit à une autre
créance, tout aussi cohérente.
C'est pourquoi il nous semble que la maxime cartésienne devrait être aménagée et
comporter une quatrième règle, ou plutôt possibilité, consistant à remettre en cause
certaines certitudes acquises dans le passé — et nous ne parlons pas, bien sûr, de
préjugés, mais bien de certitudes résultant de l'application de la maxime elle-même —
. Cette possibilité doit être laissée à la libre appréciation subjective de son
opportunité. Je décide de revenir sur certaines de mes certitudes, et pas d'autres, à
l'occasion de telles nouvelles idées, et pas d'autres, selon que la nouvelle créance qui
résulterait de cette éventuelle remise en cause serait ou non plus riche (ou plus belle)
que la précédente. Cette quatrième règle revient, en quelque sorte, à autoriser — voire
à encourager — plus souvent « qu'une fois en sa vie » de nouvelles "méditations",
même s'il ne s'agit peut-être pas, pour autant, de remises en cause aussi
fondamentales, radicales et générales que les Méditations métaphysiques.
On s'étonnera peut-être que nous n'ayons pas évoqué ici la question de l'hypothèse du
« mauvais génie ». C'est que l'hypothèse du mauvais génie, selon notre analyse de la
solution cartésienne, est celle qui me fait douter de la "règle de la vérité", qui veut,
nous le rappelons, qu'une idée qui a été vraie soit encore vraie. Mais l'application de
la maxime cartésienne ne conduit en réalité jamais à utiliser cette "règle". Ici à
nouveau il faut bien distinguer entre la vérité et la certitude de la vérité. Lorsque
j'applique la règle du doute radical à propos d'une certitude ancienne, je peux
toujours envisager l'hypothèse du mauvais génie, elle sera sans effet. Car si ma
*
312
Nous voulons dire qu'un non mathématicien a beaucoup plus de chances qu'un mathématicien de
"découvrir" de "nouvelles" vérités mathématiques, car il lui suffit d'apprendre les mathématiques.
Pour lui (et c'est ce point de vue qu'il faut adopter ici, puisqu'il s'agit de la créance individuelle), en
effet, toutes les propriétés qu'on lui enseignera seront des "découvertes" de "nouvelles" vérités.
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
certitude ancienne était compatible avec l'hypothèse du mauvais génie, alors ma
certitude actuelle (qui porte sur la même idée) l'est aussi, bien sûr. Mais cela ne veut
pas dire que mon idée est encore vraie. J'en suis encore certain (sauf au cas où
j'aurais décidé de remettre en cause ma créance : cf. la quatrième règle que nous
proposons), mais peut-être que cette idée n'est plus vraie (objectivement vraie). J'en
suis certain, non pas parce qu'elle est vraie, ni même parce que je vois qu'elle est
vraie (par une conception claire et distincte), mais par application de la deuxième
règle de la maxime cartésienne : je n'ai pas de raison d'en douter. Tandis que dans la
solution cartésienne, ma certitude actuelle doit être fondée sur sa vérité actuelle ; et
cette vérité actuelle, puisque je ne la vois pas actuellement (car si j'en avais
actuellement une conception claire et distincte, l'hypothèse du mauvais génie serait
inopérante), ne peut qu'être déduite de la "règle de la vérité". Et c'est la validité de
cette règle qui est rendue douteuse par l'hypothèse du mauvais génie. On voit bien
que la solution cartésienne est ambitieuse : elle veut démontrer que la certitude
actuelle, qui procède pourtant d'une certitude ancienne et de l'application d'une
maxime, s'appuie toujours sur une vérité actuelle. L'application rigoureuse et
systématique d'une maxime garantirait donc que la vérité que je vois aujourd'hui sera
encore une vérité demain. Je serais donc capable de maîtriser l'avenir, au-delà même
de mes propres volontés (ce que je cherche effectivement à faire, mais là,
légitimement, en choisissant de suivre une maxime), puisque la vérité d'une idée est
une chose du monde donné. Si la solution de Descartes était valide, cela signifierait
que la vérité (objective) d'une idée serait une conséquence nécessaire de la certitude
que j'ai en elle (même si cette dernière n'est tout de même pas arbitraire, bien sûr,
mais élaborée en application d'une certaine maxime). Il n'empêche : la formule « du
connaître à l'être la conséquence est bonne » (cf. page 228) ne saurait s'appliquer ici,
car il ne s'agit pas de connaissances, mais de croyances — même si ces croyances sont
des certitudes établies par l'application, la plus rigoureuse qui soit, d'une maxime qui,
elle-même, a été conçue avec la plus grande rigueur. Une certitude est une prise de
position, qui en dit autant sur le sujet que sur l'objet, et n'est pas une chose du monde
donné, contrairement à une idée (ou connaissance), qui est une qualité de l'esprit et
qui, à ce titre, a pu avoir pour agent une chose donnée autre que l'esprit lui-même.
Une idée peut être vraie, en somme, ce que ne peut pas être une certitude. Une
certitude ne représente jamais rien. On ne peut jamais conclure aucune vérité d'une
certitude. Bien évidemment, Descartes est totalement éloigné de l'idée que c'est la
certitude qui fonde la vérité. Toute sa philosophie repose au contraire sur le postulat
fondamental qu'il y a un monde donné, et que la certitude ne doit porter que sur des
idées vraies, c'est-à-dire des idées qui représentent effectivement des choses du
monde donné. Mais si on tire toutes les conséquences de ses Méditations, du moins
telles que nous les avons comprises — et nous ne prétendons certainement pas que
L'éthique cartésienne de la pensée
313
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
c'est ainsi que Descartes voulait qu'on les comprît —, on pourrait alors être conduit, à
la limite, au renversement même de ce qui est pourtant au fondement de la
philosophie cartésienne.
Pour autant, il va de soi que l'existence de Dieu, que, certes, Descartes a voulu établir
comme une fin en soi (il l'affirme en tous cas, et il n'y a pas de raison d'en douter…),
mais à laquelle il a donné tant d'importance dans sa métaphysique, ne saurait être
une pièce en quelque sorte inutile de sa philosophie. Mais à quelle fonction, dans la
métaphysique cartésienne, répond vraiment cette question de l'existence de Dieu ? Il
faut se rappeler que, pour Descartes, l'hypothèse du mauvais génie est impuissante
contre le cogito, au moment du cogito. Le cogito ne nécessite pas l'existence de Dieu,
ni la certitude en l'existence de Dieu. Or, quelle est la conclusion du cogito ? Que
j'existe, et que je peux donc être certain de mon existence. Mais Descartes observe
qu'il lui sera ensuite extrêmement difficile d'acquérir la certitude « de l'existence
d'aucune autre chose que de moi-même ». Il affirme même que la seule manière d'y
arriver est de démontrer l'existence de Dieu (en réalité il ne dit pas cela ainsi, mais la
manière qu'il évoque est celle qui conduit justement à l'existence de Dieu) : cf. extrait
de la Troisième Méditation cité page 141. Et si notre interprétation de ce que nous
avons appelé "la solution cartésienne" est correcte, alors l'existence de Dieu est
nécessaire pour rendre impossible l'hypothèse du mauvais génie, cette hypothèse qui
a justement toute son efficace destructrice lorsqu'il s'agit d'acquérir la certitude de
l'existence d'un monde hors de moi, donné. L'existence de Dieu, donc, revient à
l'existence d'un monde hors de moi. Plus exactement (car il n'est pas question
d'assimiler Dieu au monde donné, à la manière de Spinoza) : être certain de
l'existence de Dieu revient à pouvoir être certain de l'existence d'un monde hors de
moi. Or, comment procède Descartes pour acquérir la certitude de l'existence de
Dieu ? Il part de l'idée de Dieu qu'il trouve en lui. Mais il nous semble que l'on
pourrait tout aussi bien partir directement de l'idée de monde que l'on trouve en
nous. Pour Descartes, nous l'avons vu (cf. l'extrait de la Troisième Méditation cité
page 141), je ne peux acquérir la certitude d'une existence autre que la mienne qui si
j'ai en moi une idée dont je suis certain qu'elle n'a pas été produite par moi-même,
qu'elle n'est pas factice en somme. Or, cette idée de monde, que j'ai en moi, et que
nous avons analysée dans le chapitre intitulé La structure du monde intelligible, je
suis certain, après le cogito et ses conséquences immédiates, qu'elle ne saurait être
totalement factice. J'ai en effet acquis la certitude de l'existence d'un Fait (moi, ou
mon esprit, chose qui appartient au monde donné, puisqu'elle peut, étant réflexive,
agir sur mon esprit) ; mais aussi celle d'une essence (la "chose qui pense"), et d'une
relation d'essence (je suis une chose qui pense). Plus même : je connais également
314
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
avec certitude une relation d'accident, c'est-à-dire une substance et son mode (ma
pensée du doute, ou ma pensée du cogito, sont deux modes de la substance qu'est
mon esprit). Je connais aussi avec certitude une vérité contingente, à savoir que telle
de mes idées (le cogito, en l'occurrence) est vraie (chaque fois que je la prononce ou
la conçois). Je connais enfin, toujours avec certitude, une autre relation d'essence, qui
est qu'une idée claire et distincte est vraie. C'est très peu au regard de toutes les
choses qui sont dans mon idée de monde donné, et pourtant c'est énorme, car je ne
peux pas douter que ces idées ne viennent pas de moi : elles s'imposent à moi, je ne
peux pas les modifier, elles sont donc vraies. Elles représentent donc des choses
données, et leur ensemble, qui est déjà structuré, est l'embryon du monde donné.
Mais la taille n'y fait rien : il s'agit déjà d'un monde donné, d'un ensemble de choses
dont j'ai les idées, idées dont je suis certain qu'elles n'ont pas été produites par mon
esprit. Le noyau central de toute la philosophie cartésienne est déjà là, dans le cogito
et ses conséquences immédiates. Non seulement parce que, comme chacun sait,
Descartes lui-même affirme que c'est sur le cogito qu'il va fonder, comme sur un roc,
toute sa philosophie. Mais bien parce qu'on trouve dès le moment du cogito les deux
points centraux qui déterminent la force de sa philosophie, à savoir d'une part qu'il y
a bien un monde de choses données, un monde donné qui m'est transcendant, et
d'autre part que mon esprit est capable de (voire à vocation à) connaître, avec
certitude, certaines de ces choses données. On dira peut-être que cet embryon de
monde ne contient qu'une seule substance, mon esprit, et que la véritable question,
en tout cas celle que se pose Descartes, est celle de l'existence d'autres substances.
Nous pensons que le problème de l'existence d'un monde donné ne se limite pas, chez
Descartes, à la seule question de l'existence d'autres substances, puisqu'il révoque en
doute également, au cours de la Première Méditation, les vérités éternelles, qu'il
réhabilitera, ou replacera dans le monde donné, si l'on peut dire (compte tenu de la
définition que nous avons donnée du "monde donné"), très explicitement au cours de
la Cinquième Méditation. Cependant, pour ce qui est des substances, il faut observer,
premièrement que dans mon idée du monde, toutes les substances font partie de ce
monde, et donc aussi mon propre esprit : mon esprit est une chose donnée, il agit sur
mon esprit, je peux le connaître, et je le connais effectivement au moment du cogito.
Il aurait pu se faire que le concept de "substance" ne fût qu'une idée factice, et qu'il
n'y eût donc aucune substance "réelle", c'est-à-dire donnée. Or le cogito (et ses
conséquences immédiates, dont le fait que mes pensées sont des modes de mon
esprit) atteste qu'il existe bien "des" substances (c'est-à-dire au moins une) qui me
sont données, c'est-à-dire qui appartiennent au monde donné. On voit combien la
faculté de réflexion de l'esprit est centrale : c'est parce que l'esprit peut agir sur lui
qu'il est, pour lui, une chose du monde donné (puisque c'est justement cette
possibilité d'action sur mon esprit qui définit le concept de "chose donnée"), et qu'il
L'éthique cartésienne de la pensée
315
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
peut se connaître. Une seconde observation est que la substance suivante dont
Descartes acquiert la certitude de l'existence, Dieu, est au moins aussi unique et
originale que l'ego. Son existence n'augure donc en rien l'existence des autres
substances que sont les corps (ou les autres esprits humains). Le passage de
l'existence de la substance spirituelle qu'est l'ego à l'existence de ces autres
substances que sont les corps n'est pas moins facile que le passage de l'existence de
deux substances spirituelles (l'ego et Dieu) à l'existence des substances matérielles.
Car il ne faut pas se méprendre sur le sens qu'il faut donner à ce que l'on qualifie
communément de "véracité divine" dans le système de Descartes. Dieu ne nous fait
aucune révélation, aucune de nos connaissances n'est d'origine divine, origine qui
serait évidemment une raison suffisante pour lui accorder notre créance. La "véracité
divine" ne signifie pas que Dieu ne nous ment pas, puisque, dans le cartésianisme, il
ne nous dit rien. L'existence de Dieu n'intervient, nous l'avons vu, que dans le cadre
de la maxime cartésienne de la pensée, et nous avons soutenu qu'il était possible — et
même préférable — d'adopter une maxime de la pensée tout aussi efficace (au regard
de la finalité retenue pour cette éthique) sans faire appel à l'existence de Dieu. La
dernière observation que nous voudrions formuler est que, de fait, Descartes est bien
obligé, pour démontrer l'existence de Dieu, de faire appel à des choses du monde
donné. Il y a tout d'abord celles que nous avons déjà mentionnées, comme les Notions
de substance et de mode (il y ajoute d'ailleurs la notion de "substance infinie"). Mais
il y en a une autre, qui joue un rôle primordial dans sa démonstration : c'est la
relation de causalité, qui est une Notion. Et aussi la "vérité éternelle" qui dit que "tout
effet a une cause". Et même celle qui, selon Descartes en tout cas, veut que toute
cause comporte au moins autant de réalité, formellement ou éminemment, que son
effet. Ces vérités-là, il dit, certes, qu'il les conçoit clairement et distinctement, et donc
que ce sont bien des vérités (éternelles en l'occurrence) et qu'il en est certain (bien
qu'il n'ait évidemment pas encore acquis la certitude de l'existence de Dieu,
puisqu'elles vont précisément lui servir à démontrer cette existence) ; mais justement,
ce qu'il dit là, qu'elles sont vraies, ne signifie rien d'autre que : ces vérités sont des
choses données, et je suis certain que ce n'est pas moi qui les ai inventées. De fait,
donc, Descartes utilise l'idée qu'il a d'un monde donné pour démontrer l'existence de
Dieu, existence dont ma certitude ne saurait donc être le préalable à ma certitude de
l'existence d'un monde donné.
Ce qui nous paraît clair, en tous les cas, et nous l'avons déjà dit, c'est que toute la
philosophie cartésienne repose sur le postulat fondamental qu'il y a un monde qui
nous est transcendant. Et faire de ce postulat la deuxième certitude (après celle de ma
propre existence) que j'entre dans ma créance, nous semble bien avoir le même effet,
dans l'économie générale de la philosophie cartésienne, du moins abordée sous
l'angle des préoccupations qui sont les nôtres dans la présente étude, que la certitude
316
L'éthique cartésienne de la pensée
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
qu'acquiert Descartes de l'existence de Dieu dans le parcours des Méditations. Il reste
ensuite à "remplir" ce monde — avec certitude —des choses déterminées que sont les
différentes essences, les différentes relations nécessaires, les différentes substances,
les différents modes et les différentes relations contingentes… Dans une telle
approche le monde n'est pas donné comme infini, mais comme indéterminé ; il
s'avérera qu'il est indéfini, car je ne cesserai jamais d'enrichir ma créance de
certitudes relatives à des choses données que je découvrirai toujours comme
nouvelles…
Mais si l'on peut considérer que le cogito me donne la certitude de mon existence,
puis me conduit à celle d'un monde donné, comment puis-je acquérir les certitudes
suivantes ? Il nous semble que la structure du monde donné, en tant qu'elle est
générale (comme par exemple le fait que chaque chose a une essence) et la nature du
temps (comme notamment le principe cartésien de la "création continuée", ou, dit
autrement, que le monde est dans le temps, et non pas le temps dans le monde), telles
que nous les avons examinées dans les chapitres précédents, doivent être, en tout état
de cause, postulées. L'éthique cartésienne de la pensée s'inscrit — et ne peut s'inscrire
que — dans un monde et dans un temps déjà structurés d'une certaine manière.
Descartes, du reste, dans les Méditations — et, bien sûr aussi dans toutes ses autres
œuvres —, les présuppose implicitement et ne cherche formellement à établir ni leur
vérité, ni sa certitude en leur vérité. Le problème est que cette présupposition n'est
qu'implicite. C'est la raison qui, à nos yeux, explique un certain manque de clarté
dans la Sixième Méditation, au cours de laquelle Descartes s'efforce d'acquérir la
certitude de l'existence des corps. Et c'est aussi la raison qui explique l'erreur qu'il a
faite*, en jugeant que les corps ont pour essence l'étendue. La science a très vite
abandonné cette idée, sur laquelle est construite toute la physique cartésienne. Mais
ce n'est pas parce que la science, dans son développement historique, n'a pas fait
sienne la théorie cartésienne de la matière, que nous disons qu'il s'est trompé. Il s'est
trompé au regard du postulat implicite qui soutient toute sa philosophie
(relativement à la structure du monde et du temps), ce qui l'a conduit à croire qu'il
concevait clairement et distinctement que les corps ont pour essence l'étendue. Mais,
en réalité, sa conception de la nature des corps n'était pas claire et distincte. C'est ce
point que nous allons nous efforcer d'établir dans le chapitre suivant.
*
Cette façon de s'exprimer, qui est commune, n'est cependant pas conforme aux idées mêmes que
nous développons ici : en toute rigueur nous ne saurions en effet affirmer qu'il y a erreur de la part
de Descartes, mais seulement que nous n'arrivons pas à faire entrer ce point dans notre propre
cohérence. C'est si nous le faisions nôtre qu'il y aurait erreur, de notre part…
L'éthique cartésienne de la pensée
317
Le choix de la cohérence
L'efficacité de la maxime cartésienne
La créance de Descartes, telle qu'elle peut nous apparaître au travers de son œuvre
philosophique et scientifique, comporte donc, selon notre analyse, une certitude qui
ne porte pas sur une vérité (la nature des corps). Cette certitude, il l'a acquise très tôt
dans l'histoire de sa pensée (on trouve déjà dans les Regulæ l'affirmation que la
matière n'est qu'étendue190). Et les très nombreux et très impressionnants travaux
qu'il a conduits pendant toute sa vie, en physique, en médecine, en optique, en
météorologie, en astronomie, en physiologie etc., non seulement se fondent sur cette
vision de ce qu'est la matière, mais même, d'un certain point de vue, semblent n'avoir
eu pour finalité que de prouver a posteriori la justesse de cette vision. Ici encore, on
peut voir tout l'effort scientifique de Descartes comme une sorte d'immense
démonstration apagogique : si la matière n'était pas qu'étendue, alors une créance
construite sur cette vision ne serait pas cohérente ; or j'ai construit ma créance sur
cette vision, et ma créance est cohérente ; donc la matière n'est qu'étendue. Bien
entendu, la conclusion de ce raisonnement est erronée, car Descartes n'a jamais établi
qu'une créance ne peut être cohérente que si ses certitudes portent uniquement sur
des vérités. N'accorder sa certitude qu'à des vérités est le moyen qu'il a choisi dans
son éthique. Mais l'application des règles d'une éthique ne saurait, nous l'avons déjà
dit, donner, en tant que telle, une connaissance quelconque sur le monde — d'autant
que, comme nous le pensons, même dans le cas de Descartes, une telle application
peut être entachée d'erreurs. Et, en effet, la créance de Descartes est
extraordinairement cohérente (mais pas parfaitement cohérente, cependant). C'est le
génie de Descartes (génie de "romancier", peut-être, dirait Pascal) qui lui a permis de
bâtir ainsi un immense et superbe édifice scientifique. Édifice malheureusement
miné, dans ses fondations mêmes, par une incohérence. La vie intellectuelle de
Descartes témoigne ainsi avec force, à la fois en faveur de l'éthique de la pensée qu'il
a suivie, et simultanément pour la nécessité qu'il y a de la compléter par la possibilité
de remises en cause.
318
L'éthique cartésienne de la pensée
Relativité de la
cohérence
L'éthique cartésienne de la pensée
319
Relativité de la cohérence
Relativité de la cohérence
320
L'éthique cartésienne de la pensée
Relativité de la cohérence
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
Pour Descartes, un corps est un objet géométrique, un
corps a pour essence l'étendue, un corps tombe sous
l'imagination – L'équivalence entre ces trois concepts
est postulée par Descartes – La nature des corps lui
paraît évidente, contrairement à leur existence, qui est
problématique – Les attributs d'un corps sont
l'extension, la figure, la situation et le mouvement local
La théorie cartésienne sur la nature des corps est tout à fait centrale dans sa
philosophie, elle apparaît très tôt dans son œuvre, et elle sous-tend quantité de ses
travaux tant philosophiques que scientifiques (on peut même affirmer que ces
derniers ne consistent qu'en un long développement des conséquences de cette seule
théorie). Cette théorie est bien connue et peut se résumer en une seule proposition :
les corps sont pure étendue. Mais en réalité cette idée est loin d'être claire et distincte
pour le lecteur de Descartes, même s'il n'en a pas forcément conscience, du fait de son
accoutumance, voire de sa familiarité, avec cette théorie. En effet, la vision
cartésienne relative à la nature des corps repose sur plusieurs concepts entremêlés,
bien qu'ils se situent sur des plans différents : un corps est un objet géométrique ; un
corps a pour essence l'étendue ; un corps est ce qui tombe sous l'imagination. Or, le
rapport entre ces trois concepts : géométrie, étendue et imagination est tout sauf
évident, et nécessite en tout état de cause une étude extrêmement approfondie.
Dans ce premier chapitre nous allons chercher à montrer que Descartes postule
implicitement que ce rapport est celui de l'équivalence. En droit, pour Descartes, un
objet géométrique est étendu et imaginable ; une chose étendue est imaginable et
ressortit à la géométrie ; l'objet d'une image est étendu et objet de la géométrie. Et un
corps, pour Descartes, est un tel objet existant. Pour lui, la nature des corps est une
évidence, même s'il rencontre bien des difficultés pour en convaincre ses
L'éthique cartésienne de la pensée
321
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
interlocuteurs. Et la question qui lui paraît vraiment délicate — en tout cas au plan
métaphysique — n'est pas celle de leur nature, mais de leur existence.
La
matièrecartésienne
et l'étendue
L'étendue
Dans les Méditations, Descartes introduit la question de l'existence des corps,
question à laquelle est consacrée la dernière et sixième Méditation, par l'observation
suivante :
« Il ne me reste plus maintenant qu'à examiner s'il y a des choses
matérielles : & certes au moins sais-je déjà qu'il y en peut avoir, en tant
qu'on les considère comme l'objet des démonstrations de Géométrie, vu
que de cette façon je les conçois fort clairement & fort distinctement. »
Méditations Métaphysiques – Sixième Méditation. Adam et Tannery, Vol.
IX – page 57
Cette phrase signifie d'entrée qu'une « chose matérielle » peut être considérée
« comme l'objet des démonstrations de géométrie », c'est-à-dire comme un objet
géométrique. Mais pourquoi cela ? Et que veut dire au juste "être considéré comme" ?
La suite rappelle que les objets géométriques sont conçus clairement et
distinctement. Les idées que j'en ai sont donc vraies. Les objets géométriques sont, en
conséquence, des choses données. Il n'y a donc pas lieu de se demander s'« il y en
a » : il y en a effectivement. Mais bien sûr, Descartes pose la question pour les
« choses matérielles », et il vise par là des substances, et non pas des Notions. On en
conclut que "être considéré comme" ne peut vouloir dire que : "avoir pour essence".
Et la question soulevée par Descartes est donc de savoir s'il existe dans le monde des
substances qui ont pour essence des objets géométriques. Cette interprétation est
confirmée par d'autres extraits de textes de Descartes191. En tout cas, c'est parce que
Descartes considère que l'essence des corps est géométrique qu'il peut affirmer que
toutes les connaissances que nous pouvons avoir des corps doivent pouvoir être
démontrées mathématiquement, ou du moins que tout ce que nous pouvons
démontrer mathématiquement à partir de leur essence (c'est-à-dire à partir de la
géométrie) est nécessairement vrai lorsqu'il est appliqué aux corps — c'est en effet le
propre de la relation d'essence :
« Car j'avoue franchement ici que je ne connais point d'autre matière des
choses corporelles, que celle qui peut être divisée, figurée & mue en toutes
sortes de façons, c'est-à-dire celle que les Géomètres nomment la quantité,
& qu'ils prennent pour l'objet de leurs démonstrations ; & que je ne
considère, en cette matière, que ses divisions, ses figures & ses
mouvements ; & enfin que, touchant cela, je ne veux rien recevoir pour
vrai, sinon ce qui en sera déduit avec tant d'évidence, qu'il pourra tenir
lieu d'une démonstration Mathématique. » Les Principes de la Philosophie
– Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 102192
322
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
Descartes parle ici de la « quantité » des géomètres, qui est pour lui la seule « matière
des choses corporelles », et qui « peut être divisée ». On trouvait déjà cela dans le
Discours de la Méthode :
« Je voulus chercher, après cela, d'autres vérités, & m'étant proposé l'objet
des Géomètres, que je concevais comme un corps continu, ou un espace
indéfiniment étendu en longueur, largeur, & hauteur ou profondeur,
divisible en diverses parties, qui pouvaient avoir diverses figures &
grandeurs, & être mues ou transposées en toutes sortes, car les Géomètres
supposent tout cela en leur objet, je parcourus quelques-unes de leurs plus
simples démonstrations. » Discours de la Méthode – Quatrième Partie.
Adam et Tannery, Vol. VI – page 36
On comprend donc que pour Descartes « l'objet » de la géométrie est un espace
continu et indéfiniment étendu, dans lequel on peut découper des parties de
« diverses figures & grandeurs » qui se meuvent éventuellement. Et ces parties
découpées dans l'espace sont en fait les corps*. Il n'y a pas de différence entre un
corps et l'espace qu'il "occupe" (expression impropre au regard même de la théorie
cartésienne, puisqu'un corps n'"occupe" pas un certain espace : il est cette partie
d'espace même). Il nous faudra examiner ce qu'il en est exactement, car il n'est pas du
tout évident qu'un tel espace divisible en parties soit ce que l'on appelle l'espace
géométrique justement : des triangles, des cercles, des droites etc., qui sont des
Notions (des essences), peuvent-ils être des parties d'un espace ?
Cet espace, qui est l'objet de la géométrie, pour Descartes, et aussi la seule "matière"
des corps, semble bien être ce qu'il appelle généralement l'étendue. Car il ne cesse de
répéter que l'essence des corps est l'étendue. Dans les Principes de la Philosophie,
Descartes pose le problème des corps de manière différente des Méditations, car il ne
part pas cette fois des objets mathématiques, dont il a les idées, pour se demander s'il
existe des substances qui les ont pour essence, mais il analyse les idées qu'il a des
choses matérielles, c'est-à-dire de substances corporelles (sans d'ailleurs préjuger
leur existence), pour connaître leur essence. Et il conclut de cette analyse que
l'essence des corps est l'étendue :
*
« L'espace, ou le lieu intérieur, & le corps qui est compris en cet espace, ne sont différents aussi
que par notre pensée. Car, en effet, la même étendue en longueur, largeur & profondeur, qui
constitue l'espace, constitue le corps ; & la différence qui est entre eux ne consiste qu'en ce que nous
attribuons au corps une étendue particulière, que nous concevons changer de place avec lui toutes
fois & quantes qu'il est transporté, & que nous en attribuons à l'espace une si générale & si vague,
qu'après avoir ôté d'un certain espace le corps qui l'occupait, nous ne pensons pas avoir aussi
transporté l'étendue de cet espace, […] » Les Principes de la Philosophie – Seconde Partie. Adam et
Tannery, Vol. IX – page 68
L'éthique cartésienne de la pensée
323
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
« […] si, pour mieux discerner quelle est la véritable idée que nous avons
du corps, nous prenons pour exemple une pierre & en ôtons tout ce que
nous saurons ne point appartenir à la nature du corps. Ôtons en donc
premièrement la dureté, pource que, si on réduisait cette pierre en poudre,
elle n'aurait plus de dureté, & ne laisserait pas pour cela d'être un corps ;
ôtons en aussi la couleur, pource que nous avons pu voir quelque fois des
pierres si transparentes qu'elles n'avaient point de couleur ; ôtons en la
pesanteur, pource que nous voyons que le feu, quoi qu'il soit très léger, ne
laisse pas d'être un corps ; ôtons en le froid, la chaleur, & toutes les autres
qualités de ce genre, pource que nous ne pensons point qu'elles soient
dans la pierre, ou bien que cette pierre change de nature parce qu'elle
nous semble tantôt chaude & tantôt froide. Après avoir ainsi examiné cette
pierre, nous trouverons que la véritable idée que nous en avons consiste
en cela seul que nous apercevons distinctement qu'elle est une substance
étendue en longueur, largeur & profondeur : or cela même est compris en
l'idée que nous avons de l'espace, non seulement de celui qui est plein de
corps, mais encore de celui qu'on appelle vide. » Les Principes de la
Philosophie – Seconde Partie. Adam et Tannery, Vol. IX - page 69
Autrement dit, Descartes observe que les qualités que sont la dureté, la couleur, la
pesanteur etc. ne sont pas des attributs, c'est-à-dire ne sont pas des qualités de
l'essence des corps. Les seules qualités qui soient des attributs, c'est-à-dire qui ne
peuvent pas ne pas appartenir à la substance en question, parce qu'il est dans sa
nature (dans son essence) d'avoir justement ces qualités, sont donc « longueur,
largeur & profondeur », ce qu'il appelle ici l'étendue, et ailleurs parfois aussi
l'extension193. Dans d'autres textes, Descartes parle aussi de la figure, de la situation
et du mouvement local comme étant des modes de l'étendue, essence des corps ou
choses matérielles194.
Une autre caractéristique des choses étendues est qu'elles sont toujours divisibles en
parties qui elles-mêmes sont étendues :
« […] la grandeur, ou l'étendue en longueur, largeur & profondeur, la
figure, le mouvement, la situation des parties & la disposition qu'elles ont
à être divisées, & telles autres propriétés, se rapportent au corps. » Les
Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX page 45195
Mais la figure, la position, le mouvement et la divisibilité semblent, selon certains
textes, avoir un "statut" quelque peu différent de celui de la longueur, largeur et
profondeur, ensemble de trois qualités que nous conviendrons dorénavant d'appeler
"extension", réservant le terme d'"étendue" à l'essence elle-même (l'adjectif "étendu"
est cependant à entendre au sens de "qui a de l'extension", et non pas au sens de
"dont l'essence est l'étendue"). C'est en particulier le cas dans la définition qu'il donne
des corps dans ses Réponses aux Secondes Objections :
324
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
« VII. La substance, qui est le sujet immédiat de l'extension & des
accidents qui présupposent l'extension, comme de la figure, de la
situation, du mouvement local, &c., s'appelle Corps. » Méditations
Métaphysiques – Réponses aux Secondes Objections. Adam et Tannery,
Vol. IX – page 125
On pourrait comprendre que si la figure et le mouvement « présupposent
l'extension », cela signifie qu'ils ne sont pas nécessairement présents, mais que s'ils le
sont, c'est alors que la chose qui a ces qualités a aussi nécessairement de l'extension.
Une chose figurée (ou une chose en mouvement, ou encore une chose située) est
nécessairement une chose étendue. Avec cette interprétation, qui paraît confortée par
d'autres textes de Descartes*, la figure et le mouvement ne seraient pas alors, à
proprement parler, des modes de l'étendue, cette dernière n'ayant qu'un seul mode :
l'extension, car on pourrait considérer qu'ils pourraient ne pas être présents dans une
chose dont l'essence est l'étendue. On comprendrait aussi pourquoi Descartes utilise
indifféremment les termes "étendue" et "extension". Mais en ce cas, si la figure a pour
propriété de ne pouvoir être la qualité d'une chose que si cette chose a de l'extension,
qu'est-ce qui la différencie encore de la couleur par exemple, qui, elle non plus, ne
peut être la qualité d'une chose que si celle-ci a de l'extension ?
« Supposez par exemple que la couleur soit tout ce qu'il vous plaira : vous
ne nierez point cependant qu'elle soit étendue, ni par conséquent qu'elle
soit figurée. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand
Alquié, Vol. 1 - page 137
Mais le texte ci-dessus laisse entendre qu'une chose étendue est nécessairement
figurée (cf. la consécution entre l'étendue et la figuration). S'il en est bien ainsi, c'està-dire si une chose qui a de l'extension a aussi une figure, un mouvement et une
position, alors toutes ces qualités sont bien des modes de l'étendue.
*
« […] il est impossible de se représenter une figure dépourvue de toute étendue, […]. » Règles pour
la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 147
Et aussi : « Mais il est en notre pouvoir d'éviter cette erreur : il suffit que nous nous gardions
toujours d'établir une liaison entre deux choses, à moins de voir par intuition que la connexion de
l'une avec l'autre est absolument nécessaire : ainsi lorsque nous déduisons que rien ne peut être
figuré s'il n'est étendu, de ce fait que la figure possède avec l'étendue une connexion nécessaire,
etc. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XII. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - page 152
Et aussi : « Car je vois clairement que l'idée de la figure est ainsi jointe à l'idée de l'extension & de
la substance, vu qu'il est impossible que je conçoive une figure, en niant qu'elle soit l'extension
d'une substance. » Lettre au Père Gibieuf du 19 janvier 1642. Adam et Tannery, Vol. III – page 475
Et aussi : « […] nous n'avons, pour le corps en particulier, que la notion de l'extension, de laquelle
suivent celles de la figure & du mouvement ; […]. » Lettre à la Princesse Élisabeth du 21 mai 1643.
Adam et Tannery, Vol. III – page 665
L'éthique cartésienne de la pensée
325
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
Nous avons voulu discuter cette question, même s'il ne fait guère de doute que pour
Descartes la figure et le mouvement sont bien des modes de l'étendue. Mais, on vient
de le voir, ce qu'il en dit peut prêter à confusion. Or, cette question n'est pas
seulement formelle, car elle ne porte pas tant sur le statut ontologique des qualités
liées à l'extension, que sur la nature exacte des concepts d'"étendue" et d'"extension" :
ces concepts recouvrent-ils des choses différentes (comme peut-être un "espace" et
une qualité), ou une seule et même chose (une "pure" essence, en quelque sorte) ?
D'autre part, s'il ne fait guère de doute non plus que pour Descartes l'extension, la
figure et le mouvement sont des Notions, et donc des choses données, on relève
cependant un texte dans lequel il les présente exactement comme il le fera plus tard
pour de simples universaux (ou idées-outils produites par l'esprit lui-même), comme
par exemple les nombres ou la durée (cf. page 152, extrait déjà cité) :
« Il est vrai aussi que chacun de ces êtres déjà connus, comme l'étendue, la
figure, le mouvement et autres semblables, que ce n'est pas ici le lieu
d'énumérer, se fait connaître par une seule et même idée dans des sujets
différents, et ce n'est pas autrement que nous imaginons la figure d'une
couronne, qu'elle soit en argent ou qu'elle soit en or ; cette idée commune
ne se transpose d'un sujet à l'autre que par une comparaison simple, par
laquelle nous affirmons que la chose cherchée est, sous tel rapport ou sous
tel autre, semblable, identique ou égale à l'une de celles qui sont données :
[…]. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle XIV. Ferdinand Alquié,
Vol. 1 - page 168
Descartes, par ailleurs, associe l'imagination et l'étendue. Il observe tout d'abord
qu'imaginer quelque chose revient à former une figure de cette chose*. De ce point de
vue, l'imagination est donc une faculté en relation avec l'étendue, dont la figure est un
mode. Plus précisément, il dit aussi qu'« imaginer n'est autre chose que contempler
la figure ou l'image d'une chose corporelle. » (Méditations Métaphysiques – Seconde
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 22), ce qui signifie que l'on ne peut
imaginer que des choses étendues†. Mais, dans une lettre, il va encore plus loin en
affirmant également la réciproque : non seulement on ne peut imaginer que des
choses étendues, mais il n'y a d'étendue que dans les choses imaginables :
*
†
326
« En ce qui concerne les figures, on l'a déjà montré ci-dessus, c'est par leur seul secours qu'on peut
forger des idées < corporelles > de toutes choses ; […]. » Règles pour la direction de l'esprit – Règle
XIV. Ferdinand Alquié, Vol. 1 - pages 180-181
« Car on ne prend pas garde ordinairement qu'il n'y a que les choses qui consistent en étendue, en
mouvement & en figure, qui soient imaginables, & qu'il y en a quantité d'autres que celles-là, qui
sont intelligibles. » Les Principes de la Philosophie – Première Partie. Adam et Tannery, Vol. IX page 60
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
« […] car par un être étendu on entend communément quelque chose qui
tombe sous l'imagination ; que ce soit un être de raison ou un être réel,
cela n'importe. […]
En effet, rien ne tombe sous l'imagination qui ne soit en quelque manière
étendu. […] ainsi, je dis qu'il n'y a d'étendue que dans les choses qui
tombent sous l'imagination, comme ayant des parties extérieures les unes
aux autres, et qui sont d'une grandeur et d'une figure déterminées,
quoiqu'on nomme aussi d'autres choses étendues, mais seulement par
analogie. » Lettre à Morus du 5 février 1649. Ferdinand Alquié, Vol. 3 pages 877-878196
Cette fois, il y a équivalence entre les faits, pour une chose, d'être étendue et d'être
imaginable. Mais quelle en est la raison ? La question est d'autant plus légitime qu'il
semble bien que cette équivalence entraîne quelques contradictions. En effet, il y a
des objets qui, selon Descartes, ont la propriété d'être étendus, et qui, cependant, ne
peuvent être imaginés. C'est le cas du chiliogone, par exemple :
« Que si je veux penser à un Chiliogone, je conçois bien à la vérité que
c'est une figure composée de mille côtés, aussi facilement que je conçois
qu'un triangle est une figure composée de trois côtés seulement ; mais je
ne puis pas imaginer les mille côtés d'un Chiliogone, comme je fais les
trois d'un triangle, ni, pour ainsi dire, les regarder comme présents avec
les yeux de mon esprit. » Méditations Métaphysiques – Sixième
Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page 57197
Descartes va même jusqu'à considérer que l'imagination, du moins lorsqu'elle est
activée par les sens, ne nous présente jamais des objets géométriques*. Certes, il
réaffirme qu'il peut y avoir de tels objets géométriques dans le monde, mais le fait est
que nos sens n'en rencontrent pas. Il est alors légitime de se demander si l'esprit luimême (par la fantaisie) est à même de produire des images cérébrales pour de tels
objets auxquels le corps propre n'a jamais été confronté. Mais il y a plus : le passage
des Réponses aux Cinquièmes Objections qui vient d'être cité se poursuit de la
manière suivante :
*
« Cependant, je ne demeure pas d'accord que les idées de ces figures [géométriques] nous soient
jamais tombées sous les sens, comme chacun se le persuade ordinairement ; car, encore qu'il n'y
ait point de doute qu'il y en puisse avoir dans le monde de telles que les géomètres les considèrent,
je nie pourtant qu'il y en ait aucune autour de nous, sinon peut-être de si petites qu'elles ne font
aucune impression sur nos sens : car elles sont pour l'ordinaire composées de lignes droites, et je
ne pense pas que jamais aucune partie d'une ligne ait touché nos sens qui fût véritablement droite.
Aussi, quand nous venons à regarder au travers d'une lunette celles qui nous avaient semblé les
plus droites, nous les voyons toutes irrégulières et courbées de toutes parts comme des ondes. »
Méditations Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 page 829
L'éthique cartésienne de la pensée
327
La matière et l'étendue
L'étendue cartésienne
« Et partant, lorsque nous avons la première fois aperçu en notre enfance
une figure triangulaire tracée sur le papier, cette figure n'a pu nous
apprendre comme il fallait concevoir le triangle géométrique, parce qu'elle
ne le représentait pas mieux qu'un mauvais crayon une image parfaite.
Mais, d'autant que l'idée véritable du triangle était déjà en nous, et que
notre esprit la pouvait plus aisément concevoir que la figure moins simple
ou plus composée d'un triangle peint, de là vient qu'ayant vu cette figure
composée nous ne l'avons pas conçue elle-même, mais plutôt le véritable
triangle. » Méditations Métaphysiques – Réponses aux Cinquièmes
Objections. Ferdinand Alquié, Vol. 2 - pages 829-830
Nous comprenons deux choses : d'une part que les idées des objets géométriques ne
nous viennent pas de l'imagination, et donc que la géométrie est une science qui
relève de l'entendement et non pas de l'imagination, et d'autre part que l'idée que
nous concevons à partir d'une image n'est pas nécessairement celle qui correspond à
la chose figurée sur cette image. C'est le rapport entre imagination et conception, et
donc entre image et chose du monde (dont j'ai éventuellement l'idée) qui est à
examiner ici.
En conclusion, si les thèses défendues par Descartes sur la nature des corps matériels,
sur la relation de celle-ci avec la géométrie et sur le rôle que joue ici l'imagination
sont bien connues, leur cohérence d'ensemble n'est pas si évidente que la force et la
netteté des affirmations cartésiennes pourraient le laisser penser. Il nous faut en
réalité examiner ces différentes questions très méticuleusement, et avec d'autant plus
d'attention que les concepts qui interviennent ici sont sans doute les tout premiers
concepts que le petit enfant apprend à former, et qu'il nous est en conséquence bien
difficile, d'une part de nous libérer de préjugés particulièrement bien ancrés parce
que très anciens, et d'autre part de donner un nouveau sens, plus précis et plus
rigoureux, à ces concepts sur lesquels nous nous trompons d'autant qu'ils nous sont
les plus familiers (voir par exemple le concept d'"espace", parmi bien d'autres).
328
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
Les objets géométriques ne sont pas des Faits, mais des
Notions – L'analyse d'un objet géométrique montre qu'il
n'est pas indéfiniment divisible mais composé d'objets
simples – Les objets géométriques ne connaissent pas le
mouvement, ils ne sont pas dans le temps – Il est dans la
nature d'un objet géométrique d'être une essence, mais
pour d'autres objets géométriques – La figure et
l'extension d'un corps sont des idées-outils, et non des
essences : elles ne sont pas des objets géométriques –
Mais on peut les assimiler à des objets géométriques, ce
qui constitue une approximation
Nous l'avons dit, Descartes a acquis très tôt la conviction que l'essence de la matière
est l'étendue, et que l'étendue est l'objet même de la géométrie. Nous allons examiner
ici ce que sont réellement des objets géométriques. Par là, nous procédons dans
l'esprit même de la démarche cartésienne — mais seulement dans son esprit, car nous
ne suivrons pas les conclusions de Descartes —, qui consiste à partir des idées que
l'on trouve en nous. Or, il est bien certain que nous avons les idées d'objets
géométriques. Du reste, dans les Méditations, Descartes s'assure de la vérité des
objets géométriques (au sens de leurs propriétés) dès la Cinquième Méditation, avant
de consacrer la Méditation suivante à la question de leur éventuelle existence en tant
que corps. Dans l'extrait cité du début de la Sixième Méditation (cf. page 322),
Descartes observe que les géomètres « n'ont point d'égard » à l'existence de la
« nature corporelle », et donc non plus à celle de leurs objets. Certes. Dans l'esprit,
Descartes veut dire que les géomètres ne s'intéressent pas à l'éventuelle existence des
objets géométriques, parce qu'ils sont seulement géomètres, et que la science
géométrique n'a pas besoin de prendre position sur cette question pour se
développer. Le métaphysicien, lui, (et aussi le physicien) s'intéresse tout au contraire
à cette question. Or, pour notre part, nous pensons que la question même de
l'existence éventuelle des objets géométriques n'a pas de sens : car les objets
géométriques ne sauraient exister. Les objets géométriques ne sont pas des Faits, ce
sont des Notions.
La manière dont on peut s'assurer de la vérité des idées que l'on a des objets
géométriques, c'est-à-dire la manière dont on les conçoit clairement et distinctement,
le montre déjà. En effet, l'analyse de l'idée d'un objet géométrique conduit à des
L'éthique cartésienne de la pensée
329
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
objets simples et la relation qui les compose est elle-même une relation simple. Or,
nous avons vu (cf. page 224) que cette manière de concevoir clairement et
distinctement, qui conduit à la vérité d'une idée, et non pas seulement à sa vérité
possible, ne "fonctionne", en quelque sorte, que pour les Notions. Car les corps, eux,
sont indéfiniment divisibles*. Or, un objet géométrique n'est pas indéfiniment
divisible. Un triangle est composé de trois segments de droites, un rectangle en
comporte quatre, et un chiliogone mille. Un segment de droite, quant à lui, n'est pas
un ensemble (infini) de points "alignés", il est "le plus court chemin entre deux
points", ou encore la courbe représentant la fonction affine. Bien sûr, on dit que le
cercle est l'"ensemble des points équidistants d'un centre", mais le cercle est tout
entier donné par cette définition ; on ne construit pas le cercle à partir de ses points,
et un point d'un cercle n'est qu'une abstraction effectuée sur le cercle "déjà là". Plutôt
que de dire que le cercle est l'ensemble des points qui présentent telle particularité,
on devrait dire qu'il est la figure qui a pour propriété que chacun de ses points
(abstraction effectuée sur cette figure) est à une distance donnée d'un centre. Car le
cercle est d'abord une figure dans un espace à deux dimensions, et, à ce titre, il n'est
pas constitué d'un ensemble de points (qui sont des objets sans dimension). Il en est
de même d'un rectangle, en tant que surface, qui est d'abord une figure plane et qui
ne saurait être considéré comme une sorte d'empilement de segments de droite de
même longueur : on ne saurait obtenir une figure à deux dimensions par assemblage
de figures à une dimension. Plus généralement, il faut bien comprendre que si l'on
peut découper par exemple un rectangle en rectangles inclus, comme dans la figure
suivante, dans laquelle les rectangles B et C sont "sortis" du rectangle A de départ :
La
et l'étendue
Lesmatière
objets géométriques
*
330
On dira que la divisibilité à l'infini des corps vient justement de ce qu'ils ont pour essence l'étendue,
et que c'est l'étendue qui est indéfiniment divisible. Certes. Nous reviendrons sur la question de la
divisibilité des corps. Mais pour l'instant nous nous préoccupons des objets géométriques.
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
le rectangle n'est pourtant pas un tout constitué de parties. En effet, si l'on part
maintenant des deux rectangles B et C, et que l'on considère le tout constitué de ces
deux rectangles, ce tout est un tout, justement, et seulement un tout. Il n'est, en
particulier, pas un rectangle : c'est le cas de la figure F, ci-dessous, dont, par exemple,
la surface n'est pas égale au produit de sa longueur (qui est bien la somme des
longueurs de B et de C) par sa hauteur (qui, elle, est égale à environ une fois et demie
la somme des hauteurs de B et de C). Il peut se trouver cependant que ce tout soit un
rectangle, comme dans le cas E ci-dessous, mais il faut constater (ou démontrer) que
le tout de B et de C a les propriétés d'un rectangle (par exemple que sa surface est
égale au produit de sa longueur par sa hauteur), pour pouvoir le considérer comme
un rectangle. Mais alors, il n'est plus considéré comme le tout constitué de B et de C,
mais bien comme un rectangle E. Et toutes les propriétés que l'on en déduira seront
celles de l'objet simple qu'est le rectangle, et ne devront rien aux rectangles B et C.
On aurait d'ailleurs pu découper le rectangle initial en figures quelconques (comme
dans le schéma suivant),
et, cette fois, en partant de ces figures élémentaires et en concevant le tout constitué
de ces parties, on aurait été incapable de savoir que ce tout est identique à un
rectangle (c'est-à-dire que les cinq morceaux s'emboîtent parfaitement) et en
conséquence on aurait été bien en peine de calculer sa superficie. Cela montre bien
que les propriétés du rectangle initial ne résultent pas de l'assemblage de parties qui
le constitueraient, mais bien de ce qu'il est simplement un rectangle. En tout état de
cause, c'est bien parce que, lorsqu'on conçoit les objets mathématiques clairement et
L'éthique cartésienne de la pensée
331
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
distinctement, on les conçoit comme, soit des objets simples, soit une composition
d'objets simples, que leurs propriétés nous apparaissent alors comme des « vérités
éternelles », et non pas comme des vérités contingentes. On peut même dire d'un
objet (d'une idée) qu'il n'est un objet mathématique que s'il peut être conçu soit
comme un objet simple, soit comme une composition d'objets simples*. Du reste, le
premier des objets géométriques, le point, est évidemment un objet simple : il est
tellement simple, a-t-on envie de dire, qu'il n'y a même pas de sens à se demander s'il
est composé, et de quoi il pourrait être composé… Aussi, quand bien même on
voudrait qu'une droite soit composée de points, et une surface de lignes (ce qui n'est
pas notre position), on devrait bien reconnaître qu'une figure géométrique résulte
donc d'une composition d'objets simples. Cette composition serait certes infinie, mais
elle ressortirait cependant à une règle (comme par exemple d'être une série de telle
raison), et, en tant que règle, il s'agirait bien d'une relation, chose donnée. La
conception claire et distincte d'un objet mathématique ainsi considéré comme
résultant d'une relation entre éléments simples (les points, en l'occurrence) permet
donc d'être certain de la vérité de son idée, et non pas seulement de sa vérité possible.
Dans le cas des corps, ce qui rend inaccessible la vérité au sens absolu, ce n'est pas
tant l'infini des possibilités de division, que l'absence d'éléments simples, qui en est la
conséquence. Il n'y a pas d'atomes, pour Descartes, c'est-à-dire d'éléments de matière
qui ne soient pas divisibles, car la matière est étendue et toute chose étendue est
toujours divisible. Or, si le point était de la matière, ou s'il était étendu, il serait un
atome puisqu'il n'est pas divisible (au sens où il n'y a pas de sens à concevoir une
division d'un point, et non pas au sens où une telle division serait impossible).
Il y a encore une autre raison, plus essentielle, qui fait qu'un objet géométrique n'est
pas un Fait : c'est qu'il est hors du temps. Le temps n'intervient pas dans la
géométrie : il n'affecte pas les objets géométriques. Il n'y a tout simplement pas de
sens à parler de temps en géométrie. Et nous ne voulons pas seulement dire par là
que les vérités mathématiques sont « éternelles », mais aussi que les objets
géométriques ne connaissent pas le mouvement.
Nous croyons devoir insister sur ce point, car nous ne suivons pas ici Descartes, qui a
mis le mouvement des petites parties qui composent la matière subtile, et qui ne sont
*
332
On peut trouver en mathématiques des objets construits à partir d'une infinité d'objets simples,
mais alors cette composition obéit à une règle (il s'agit par exemple d'une série géométrique de telle
raison…), et, en tant que ressortissant à une règle, cette infinité n'empêche pas que l'on puisse être
certain de la vérité de l'idée correspondante, et non pas seulement de sa vérité possible
(contrairement à la divisibilité à l'infini des corps qui signifie, elle, que l'on ne trouve jamais
d'objets simples).
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
que des objets géométriques (comme notamment les sphères du « deuxième
élément »), au centre de toute sa physique.
Certes, on peut étudier les mouvements des corps abstraction faite de leur masse,
c'est-à-dire en ne considérant que leurs propriétés géométriques. Mais il s'agit
clairement, alors, d'une démarche de modélisation : un corps se meut, une roue d'un
charriot par exemple, et l'on exprime son mouvement sous une forme géométrique.
Mais l'objet géométrique lui-même, un cercle par exemple, y a-t-il un sens à dire qu'il
se meut, autrement que par métaphore ? Examinons cela à travers le célèbre
"problème de la roulette", auquel Descartes lui-même s'est attaqué, en compétition
avec d'autres grands mathématiciens de son époque, comme Fermat et Roberval. Il
s'agit de l'étude de la courbe (appelée cycloïde) que trace un point de la circonférence
d'un cercle qui "roule" sans glisser sur une ligne droite. Voilà un cercle qui roule,
donc ; du moins, je peux concevoir le mouvement, en l'espèce une combinaison de
translation et de rotation, d'un cercle. Mais est-ce vraiment un mouvement ?
Personne ne niera qu'une détermination essentielle d'un mouvement est sa vitesse.
Or, ici, non seulement la vitesse peut rester parfaitement indéterminée, mais elle est
un concept qui n'intervient absolument pas. Le temps lui-même est absent du
problème de la roulette. Non pas au sens où le problème serait indifférent à la durée
que met le cercle à effectuer un tour complet, mais bien au sens où ce problème peut
s'exprimer sans qu'intervienne quelque durée que ce soit.
En fait la cycloïde peut être définie comme le lieu (c'est-à-dire l'ensemble) des points
Yi appartenant à tous les cercles tangents au segment AB, points tels que la longueur
de l'arc de circonférence qui les sépare (dans le sens antitrigonométrique) du point Xi
de tangence est égale à la distance AXi entre ce point de tangence et le point A. Avec
cette formulation, non seulement le temps et la vitesse disparaissent, mais également
la notion de mouvement. C'est d'ailleurs en reformulant ainsi le problème de la
roulette qu'on peut le résoudre. On retrouve ici la différence qu'il y a entre une
conception et une image cérébrale : la formulation que nous venons de donner est la
L'éthique cartésienne de la pensée
333
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
formulation conceptuelle du problème de la roulette ; mais si nous voulons nous en
former une image, alors ce sera celle d'un cercle (ou plutôt d'un cerceau, ou d'une
roue de charriot) qui "roule" sur une surface plane. D'une manière générale, les
problèmes de géométrie qui mettent en scène des objets "en mouvement" sont
exprimés sous la forme d'images, et non pas sous une forme conceptuelle. Et la
première tâche, qui n'est d'ailleurs pas la moins difficile, pour les résoudre, est
justement de réussir à former les bons concepts à partir de ces images. Et une fois
que le problème est ainsi formulé conceptuellement à partir de purs objets
géométriques, le temps et le mouvement disparaissent. Ou alors, si le temps demeure,
ce n'est qu'une variable qui n'a en réalité rien de temporel, et qui pourrait être
appelée "x" tout aussi bien que "t". Et cela se voit on ne peut plus clairement au fait
que le "temps" auquel on a affaire, en géométrie, est toujours réversible : jamais on ne
rencontre la "flèche du temps", qui pourtant est le caractère le plus remarquable du
"vrai" temps. Le "temps" de la géométrie est au "vrai" temps ce qu'une figure
géométrique est à la figure d'un corps : une signification (ou une modélisation si l'on
préfère). Le "temps" de la géométrie n'a pas d'histoire, il est hors du (vrai) temps, au
même titre que les objets géométriques sont hors du temps. Le cercle qui forme la
cycloïde roule "éternellement" sur sa ligne droite…
Le temps mathématique est une dimension, et n'est qu'une dimension, exactement
comme le sont les autres dimensions, dites "spatiales" (axes des x, des y et des z,
plutôt que "longueur", "largeur" et "profondeur", car il y a symétrie totale entre ces
différentes dimensions). Et de même qu'un objet géométrique est linéaire, plan ou
volumétrique selon que l'on décide a priori de travailler dans un espace à une, à deux
ou à trois dimensions, il est "temporel" si l'on décide d'ajouter une dimension
supplémentaire, que l'on convient d'appeler "l'axe du temps". Mais il faut observer
que l'étude d'un point qui "se déplace" sur une droite revient exactement à un
problème plan, ou celle d'une courbe en mouvement dans un plan à un problème
dans l'espace ; ce qui montre bien que le temps, ici, est parfaitement substituable à
l'une des autres dimensions. Le temps mathématique n'a donc rien à voir avec le
temps des corps. Le premier est défini a priori, tandis que le second se construit à
partir des mouvements instantanés. Ces mouvements instantanés, qui sont perçus,
peuvent eux aussi être modélisés sous une forme géométrique, depuis Leibniz en tout
cas, mais le fait même qu'il a fallu attendre si longtemps dans l'histoire de l'humanité
pour trouver une manière adéquate de rendre compte sous forme mathématique de
ces mouvements instantanés témoigne qu'il y a une différence de nature radicale
entre le temps des corps et le temps géométrique.
334
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
Les objets géométriques ne sont pas des Faits, mais des Notions. Ce sont des
essences. "La droite", "le cercle", "le triangle" sont des essences. Mais un segment de
droite de telle longueur déterminée, ou un cercle de tel rayon déterminé, ou encore
un triangle ayant tel angle, ou tels angles déterminés, sont aussi des essences. Certes,
ils jouent le rôle de choses singulières* dans les relations qui leur donnent pour
essence, respectivement la droite, le cercle ou le triangle. Mais eux-mêmes sont les
essences de ces autres choses singulières que sont tels segments de droite, tels cercles
ou tels triangles "positionnés" en tels et tels lieux de l'espace. En fait, il est dans la
nature de tout objet géométrique d'être une essence (ou d'entrer, en tant qu'essence,
dans une relation d'essence) : toutes ses propriétés s'appliquent toujours à des choses
singulières (dont ils sont les essences, du coup). En effet, quel que soit l'objet
géométrique considéré, nous pouvons toujours concevoir de nouveaux objets en lui
ajoutant des déterminations supplémentaires variables (comme par exemple
différents positionnements par rapport à un nouveau référentiel comportant une
dimension supplémentaire), et ces nouveaux objets ont alors pour essence l'objet
géométrique de départ (toutes les propriétés de celui-ci s'appliquent à eux). Par
exemple : un cercle de rayon donné est l'essence de tous les cercles qui ont ce rayon et
qui se trouvent sur des plans variables dans l'espace à trois dimensions ; un cube de
côté donné est l'essence de tous les cubes qui ont ce côté dans un espace à quatre
dimensions ; etc.
Les objets géométriques sont des essences. Ils n'"existent" donc pas, au sens où seuls
des Faits peuvent exister. Très bien. Mais ne peut-on pas envisager que des Faits, les
corps en l'occurrence, soient des choses singulières ayant pour essences ces objets
géométriques ? Une balle de golf, une boule de pétanque et un ballon de football ne
sont-ils pas des corps ayant pour essence la sphère ? ou une sphère de telle rayon,
différent selon chacune de ces trois choses ?
Ces trois choses ont un bien un « rapport » entre elles, qui est leur figure. Mais cette
figure, ici la figure sphérique, joue exactement le même rôle que le "nombre deux",
par exemple, qui permet de penser avec une seule idée à la fois deux pierres, deux
oiseaux ou deux arbres (cf. page 150), c'est-à-dire des groupes de deux éléments. Il
s'agit d'idées-outils, ou universaux. Deux pierres, deux oiseaux, deux arbres : je pense
des pierres, ou je pense des oiseaux, ou des arbres, qui sont à chaque fois des
substances, et j'abstrais de ces idées que je forme pour penser ces substances, le
*
Nous avons vu (cf. page 148 note *) qu'une chose singulière dans une certaine relation d'essence
peut aussi être essence dans une autre relation, et qu'un Fait est une chose singulière qui n'est
essence dans aucune autre relation.
L'éthique cartésienne de la pensée
335
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
nombre deux, idée-outil (ou universel). Si maintenant je perçois une balle de golf, une
boule de pétanque ou un ballon de football, je peux de la même façon abstraire des
idées que je forme pour penser ces corps la figure sphérique. Enfin, devant un corps
matériel quelconque, je peux penser le parallélépipède dans lequel ce corps pourrait
être inscrit, et donc abstraire de l'idée que j'ai du corps en question sa longueur, sa
largeur et sa profondeur, c'est-à-dire son extension. La figure et l'extension sont ainsi
des idées-outils que je forme pour penser tous les corps qui présentent telle figure ou
telle extension. Figure et extension sont donc des idées de même nature que les
nombres. Elles me permettent de viser par une seule et même idée des objets
différents, qui ont en commun, soit la même figure, soit la même extension. Il
n'empêche que, de même que deux pierres ne sont certainement pas la même chose
que deux oiseaux, une balle de golf n'est pas non plus un ballon de football, et un
stère de bois n'est pas du tout la même chose que mille litres d'eau. De plus, ce n'est
pas parce que les pierres, les oiseaux et les arbres sont dénombrables que l'on dit
qu'ils ont pour essence d'être dénombrables ; pourquoi serait-il alors plus légitime de
dire que les balles de golf, les ballons de football, les tas de bois ou les citernes d'eau
ont pour essence l'étendue, au motif que l'on peut abstraire de leurs idées une figure
et une extension ?
Maintenant, quel rapport y a-t-il entre ces idées-outils, comme le nombre deux, la
figure sphérique ou une longueur, une largeur et une profondeur égales à un mètre, et
les objets géométriques (ou mathématiques, plus généralement) ? Ces idées-outils ne
représentent pas des choses données. Mais je peux les assimiler aux idées qui
représentent le deuxième nombre dans la suite des entiers naturels, ou l'ensemble des
points de l'espace à trois dimensions équidistants d'un centre, ou un cube de côté un
mètre, qui sont des objets géométriques ou mathématiques, et donc des choses
données. Les assimiler revient à considérer que les propriétés, ou vérités éternelles,
qui sont celles des objets mathématiques, sont aussi vraies pour les universaux, et
donc pour chacun des corps qui sont en fait visés par ces universaux. Mais, on le sait,
cette vérité n'est pas alors absolue. Une balle de golf n'est pas lisse, une boule de
pétanque est striée et un ballon de football comporte des coutures : leur surface n'est
pas exactement égale à 4πr2. Si ces trois choses avaient pour essence la sphère, alors
leur surface serait exactement égale à ce que donne cette formule. Il ne faudrait pas
croire qu'il ne s'agit là que d'un détail, d'un point tout à fait secondaire. On peut voir
les choses ainsi d'un point de vue pratique, c'est certain, et c'est ce qui rend si utiles
les mathématiques appliquées. Mais sur un plan théorique, il faut bien comprendre
que si l'on n'a jamais affaire à un corps dont la figure soit parfaitement un objet
géométrique, ce n'est pas dû à une quelconque imperfection de nos sens ou de nos
instruments (comme l'a cru Descartes), mais au fait, tout à fait fondamental, qu'une
figure n'est pas un objet géométrique. On pourrait en dire autant de la longueur (ou
336
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les objets géométriques
d'une largeur ou d'une profondeur) d'un corps, qui n'est jamais parfaitement
déterminée. Figure et extension sont des universaux, et non des objets géométriques
— qui seraient en l'espèce des modes d'une essence, l'étendue géométrique. Mais ils
peuvent être "assimilés" à des objets géométriques. Et pour comprendre comment
s'opère cette assimilation, il nous faut examiner en détail ce que sont les images
cérébrales, car c'est l'imagination qui est à l'œuvre ici, et, plus généralement, c'est la
connaissance même des corps qui passe avant tout par l'imagination.
Les images cérébrales
La conscience d'une image cérébrale est appelée image
mentale – L'idée que l'on conçoit à partir d'une image
mentale n'est pas cette image mentale elle-même – Une
image mentale s'inscrit dans un espace à une ou
plusieurs dimensions – Une image mentale comporte
des éléments pour lesquels une qualité varie
continûment – Les discontinuités entre éléments de
continuité découpent des objets dans l'image mentale –
Une image mentale peut être en mouvement – L'objet
conçu à partir d'une image mentale n'est pas un objet
géométrique ; il ne le devient qu'après abstraction de la
qualité, puis assimilation – La conception d'un objet
géométrique déclenche la formation d'une image
cérébrale – La figure d'une image mentale est assimilée
à l'objet géométrique dont l'image qui résulte (via le
corps propre) de sa conception a cette même figure –
L'objet d'une idée est dit corporel si cette idée
s'accompagne d'une image cérébrale, et si l'idée conçue
à partir de cette image est la même que l'idée de départ
– Tout objet conçu à partir d'une image cérébrale est
corporel – Les objets géométriques ne sont pas
corporels
Nous avons vu, dans le chapitre relatif à l'imagination (cf. page 113), qu'une image
cérébrale est un corps, ou une qualité d'un corps (les mouvements de la glande
pinéale, pour Descartes). L'esprit a conscience de cette image cérébrale, c'est-à-dire
qu'il la pense, et, de ce fait, il conçoit une idée correspondant à cette image.
Symétriquement, lorsque l'esprit conçoit une idée — mais pas n'importe quel type
d'idée : nous y reviendrons —, il se forme une image cérébrale, qui, elle-même, va être
L'éthique cartésienne de la pensée
337
La matière et l'étendue
Les images cérébrales
perçue par l'esprit. On a là un schéma analogue à celui que Descartes a longuement
décrit dans Les Passions de l'âme : le corps agit sur l'esprit ; l'esprit agit sur le corps ;
et donc l'esprit peut agir sur lui-même par l'intermédiaire du corps. Cette interaction
entre l'esprit et l'imagination relève de l'union de l'âme et du corps, et ne peut être
pensée (ou "expliquée") autrement que par cette « notion primitive » de l'union de
l'âme et du corps.
Nous allons chercher, dans ce chapitre, à cerner ce qu'est la pensée (ou la conscience)
d'une image cérébrale. Il va de soi qu'il ne s'agit pas de chercher quelle est la nature
corporelle des images cérébrales (mouvements de la glande pinéale, ou excitations
nerveuses de certaines zones du cortex cérébral…). Mais il ne s'agit pas non plus de
s'intéresser, et nous insistons sur ce point, à l'idée conçue à l'occasion de la pensée
d'une image cérébrale. Pour illustrer la différence — essentielle — qu'il y a entre la
pensée d'une image cérébrale et l'idée conçue à partir de cette pensée (car, nous le
rappelons, une idée est la « forme » d'une pensée, selon Descartes : cf. page 100),
prenons le célèbre exemple du "canard-lapin". Le dessin ci-après impressionne ma
vue et une image cérébrale se forme. Je perçois, ou je pense, cette image cérébrale.
Les images cérébrales
Ma conscience de cette image cérébrale est celle d'un fond sombre sur lequel se
découpe un motif blanc, aux formes arrondies. Il se trouve qu'à partir de cette pensée
je peux concevoir trois idées différentes : celle d'un lapin, celle d'un canard, ou celle
d'un dessin, alternativement. Mais l'image cérébrale correspondant au dessin cidessus, lorsqu'elle est pensée pour elle-même, n'est ni l'image d'un lapin, ni l'image
d'un canard, ni un dessin (ce dessin, imprimé sur cette feuille) : elle est un certain
assemblage de zones sombres et de zones claires. On aurait envie de dire, même si
nous n'en savons rien, et même si cela n'a peut-être guère de sens, que tout le monde
a "la même image cérébrale", mais lui "donne une signification" différente, ou "n'y
voit pas la même chose".
338
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les images cérébrales
La pensée d'une image cérébrale est une pensée d'image, comme peut l'être la
perception d'un tableau ou d'un schéma. Même si une image cérébrale n'est
certainement pas un tableau, c'est-à-dire un assemblage de matières qui est
ressemblant au motif représenté. Peu importe ici comment "fonctionne" l'image, par
ressemblance, ou codage…, en tous les cas une pensée d'image se caractérise par le
fait qu'elle représente un objet. Il faut prendre garde que les mots "représentation" et
"objet", que nous avons déjà employés dans le cas de la conception, ne désignent pas
ici la même chose. Une idée a toujours un objet, qu'elle vise, et cet objet peut, le cas
échéant, représenter une chose (du monde donné). Ici, nous disons qu'une pensée
d'image représente un objet, et non pas qu'elle a un objet, et la question de sa
conformité à une chose donnée ne se pose pas. En fait, on pourrait dire, plus
justement, qu'une pensée d'image présente… quelque chose, mais sans signification
(c'est l'idée conçue à partir de cette image qui donnera une signification). En tous les
cas, pour éviter par la suite toute ambiguïté due à l'usage du mot "objet", nous
conviendrons d'appeler "image mentale" l'objet représenté dans la pensée d'une
image cérébrale. Dans l'exemple du "canard-lapin", l'image mentale est donc un fond
sombre sur lequel se découpent des formes claires et arrondies.
L'image mentale, et c'est sa caractéristique principale, comporte une ou plusieurs
dimensions. C'est-à-dire qu'elle s'inscrit dans un espace* à une ou plusieurs
dimensions. En outre, et c'est la deuxième caractéristique essentielle des images
mentales, elle est continue, ou du moins comporte des éléments de continuité. Il nous
faut préciser ce que cela signifie. Un élément de continuité d'une image mentale est
une partie de l'espace dans laquelle une qualité varie de manière continue (ou est
constante, ce qui est une forme limite de la variation continue). La qualité en
question peut être une couleur, dans le cas des images cérébrales visuelles, un timbre
ou une hauteur de note, dans le cas des images cérébrales sonores, ou encore la
dureté ou la chaleur, dans le cas des images cérébrales tactiles… En tout état de cause
il s'agit des qualités auxquelles nous font accéder nos sens, qui sont la source
principale, et de loin, des images cérébrales. Mais même lorsque l'image cérébrale
n'est pas provoquée par l'excitation d'un sens, mais par la mémoire corporelle, ou
encore par l'action de l'esprit sur le corps (la fantaisie) à l'occasion de la conception
d'une idée susceptible d'être "imagée", la qualité dont la variation continue forme en
quelque sorte l'image cérébrale, est l'une de ces qualités sensitives. C'est comme si
*
L'espace est ici à entendre au sens de l'espace "mental", en quelque sorte, c'est-à-dire aux
dimensions sur lesquelles s'inscrit l'image mentale. Il ne s'agit pas d'un éventuel "espace
géométrique", ni d'un "espace physique" qui serait une sorte de contenant dans lequel on trouverait
des corps matériels.
L'éthique cartésienne de la pensée
339
La matière et l'étendue
Les images cérébrales
l'imagination ne disposait, comme seuls matériaux de base, que de ce que lui ont
fourni les sens. Une image mentale est généralement composée de plusieurs éléments
de continuité, ce qui signifie qu'elle comporte à la fois des continuités, et des
discontinuités. Ce sont ces discontinuités de la qualité (celle qui fonde le type d'image
cérébrale, comme la couleur, la hauteur de note etc.) qui permettent de "découper"
des objets dans l'image globale. Si j'imagine une bille de billard, par exemple, mon
image mentale comportera un fond uniformément vert (le tapis du billard), sur lequel
se détache une boule de couleur unie, rouge par exemple. La discontinuité est le
passage du rouge au vert. Si ma bille est cerclée d'une bande blanche, l'image
comporte quatre parties continues : le fond vert, une bande blanche encadrée de deux
calottes rouges. Mais il y a encore une autre continuité : celle que forme la ligne de
discontinuité entre le vert du tapis et les deux autres couleurs. En effet, cette ligne est
circulaire et est donc, en tant que telle, continue. C'est à cette continuité que je dois
de pouvoir considérer que les deux calottes rouges et la bande blanche forment un
objet, une bille en l'espèce. En tout état de cause, il nous est impossible d'imaginer,
c'est-à-dire de penser une image cérébrale, qui ne comporterait aucune continuité.
Une image mentale peut être en mouvement. Autrement dit, je peux penser une
image cérébrale dans laquelle la qualité qui forme l'objet, non seulement varie de
manière continue dans l'espace comportant le nombre de dimensions requis par
l'image considérée (typiquement trois s'il s'agit d'une image spatiale, ou deux s'il
s'agit d'une image plane), mais varie également de manière continue selon une
dimension supplémentaire, celle que l'on qualifie de "temps". On retrouve bien sûr le
mouvement et le temps objectif, tels que nous les avons étudiés dans le chapitre
intitulé Le temps et la persistance (cf. page 243).
La question qu'il nous faut examiner à présent est celle de la relation entre les objets
géométriques et les images cérébrales, d'une part, et entre les corps et les images
cérébrales, d'autre part.
Une image mentale n'est pas un objet géométrique. Ceci est évident, puisque l'image
mentale est la pensée d'une image cérébrale, et non pas une conception, alors qu'un
objet géométrique est l'objet d'une conception. Mais il y a plus. L'objet que je conçois
(par une idée, donc) à partir d'une image mentale n'est jamais directement un objet
géométrique. Il ne peut le devenir que par deux actions de l'esprit sur cet objet, qui
sont tout d'abord l'action d'abstraction, puis l'action d'assimilation. En effet, l'objet
dont je conçois l'idée à partir d'une image mentale est toujours affecté d'une (ou de
plusieurs) qualité, la qualité dont la variation continue forme justement l'image
mentale considérée, alors qu'un objet géométrique ne comporte jamais ce type de
340
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les images cérébrales
qualités. Un objet géométrique n'a pas de couleur, n'a pas de timbre ou de hauteur de
note, il n'est ni dur ni mou, ni chaud ni froid… L'idée qui me vient à l'esprit lorsque
j'ai l'image cérébrale (puis mentale) d'une bille de billard, soit parce que je la vois,
soit parce que j'en ai le souvenir, soit encore parce que je la produis par ma fantaisie,
a pour objet justement une bille de billard, et non pas une sphère, ni même une
sphère de tel diamètre déterminé. L'objet que je vise à partir d'une telle image
cérébrale est certes sphérique, mais il présente également une très grande dureté, il
brille et est coloré uniformément (éventuellement avec une bande blanche). L'idée
que j'ai d'une sphère est toute différente : c'est une partie de l'espace à trois
dimensions dont tous les points sont équidistants d'un centre. La première étape
pour arriver à cette idée de la sphère géométrique à partir de l'idée de la bille de
billard, consiste à faire abstraction en cette dernière de ses qualités que sont la
couleur, la dureté, sa brillance… Et aussi, de ses éventuelles irrégularités de surface,
si j'en ai perçu (ce qui serait malencontreux pour une bille de billard…). Dans le cas
d'une balle de golf, il me faut bien "faire abstraction" de ses méplats de surface pour
avoir l'idée d'une sphère. L'idée que j'obtiens alors est celle d'une figure sphérique,
objet de type "universel", produit par mon esprit. Ce n'est pas encore celle de la
sphère géométrique, Notion qui est une chose donnée. Mais il se trouve que l'idée
d'une figure sphérique et l'idée d'une sphère géométrique ont les mêmes images
cérébrales, comme nous allons le voir. C'est pourquoi je vais passer, par assimilation,
de l'idée de la figure sphérique à celle de sphère géométrique. On voit bien que l'idée
de la sphère géométrique est en fait une tout autre idée que celle qui se forme aussitôt
que je pense l'image cérébrale d'une bille de billard. Lorsque je pense la chose donnée
qu'est la sphère géométrique (et qui est une Notion), je la pense peut-être à l'occasion
(et non pas à partir) de l'image cérébrale d'une bille de billard, mais, ce faisant, je ne
pense plus cette bille de billard.
Nous venons de voir comment je passe de l'image cérébrale à la conception d'un objet
géométrique (dans le cas d'une image qui se prête particulièrement bien à ce type
d'opération, c'est-à-dire d'une image présentant une figure sphérique). Mais il nous
faut examiner l'opération symétrique, qui est en fait partie intégrante du processus,
car les deux opérations interagissent en permanence. Lorsque je conçois un cercle
(exemple plus simple que celui de la sphère), il se forme aussitôt, par l'union de l'âme
et du corps, une image cérébrale. Mon esprit a conscience de cette image cérébrale, il
a donc une pensée nouvelle qui est l'image mentale correspondante. Or, cette image
mentale, comme toute image mentale, comporte une qualité qui varie continûment et
présente également des discontinuités. En l'espèce, il s'agit de la couleur : l'image
mentale est constituée d'une couronne (ou d'un cerceau, comme on voudra) de très
L'éthique cartésienne de la pensée
341
La matière et l'étendue
Les images cérébrales
faible épaisseur, mais non nulle cependant, de couleur noire ou grise, sur un fond
blanc ou incolore. Les couleurs peuvent être autres, et plutôt qu'une couronne ce sera
peut-être un disque de couleur uniforme qui se détache sur un fond. Mais peu
importe. L'important est que l'image mentale que je pense à l'occasion de la
conception d'un cercle comporte une qualité non géométrique (la couleur ici*). Et
donc l'objet que je conçois à partir de cette image n'est pas un cercle, mais une
couronne. Bien sûr, je peux ensuite abstraire de l'idée de cette couronne sa couleur et
son épaisseur et former ainsi l'idée d'une figure sphérique. L'ensemble du processus
conduit donc à la conception de la figure sphérique à partir de l'idée du cercle, en
passant par l'image d'une couronne. On peut dire que le cercle a une figure circulaire,
au même titre que la bille de billard a une figure sphérique. Le cercle géométrique est
rond, en somme…
C'est sur ce processus qu'est bâtie l'opération d'assimilation : la figure sphérique est
assimilée à la sphère (géométrique) du fait qu'ils sont l'un et l'autre en relation avec
la même image mentale. Autrement dit, le rapport qu'il y a entre la sphère
géométrique et la figure sphérique est que l'image (mentale ou cérébrale, la
distinction n'importe pas ici) qui leur correspond est la même. Mais il n'en reste pas
moins que la sphère et la figure sphérique sont de natures radicalement différentes :
la première est une Notion, une chose donnée, tandis que l'autre est un universel, une
idée-outil qui ne représente pas une chose du monde donné, mais est produite par
mon esprit.
Nous venons de voir que la conception d'un objet géométrique, comme un cercle,
déclenche dans le corps la formation d'une image cérébrale. Mais ce ne sont pas
toutes les idées qui provoquent ainsi l'apparition d'images cérébrales. Les idées de
"liberté", ou d'"âme", par exemple, ne s'accompagnent pas d'une image. Ou alors, ce
n'est que par métaphore. C'est-à-dire en fait à la suite de la conception d'une autre
idée, qui, elle, peut donner lieu à production d'une image. L'idée de "liberté", par
exemple, peut être suivie de celle de la toile de Delacroix intitulée "La liberté guidant
le peuple", et ainsi se forme l'image cérébrale correspondant au souvenir que j'ai
gardé de cette peinture. Mais bien sûr, l'image en question est celle qui correspond à
l'idée de la toile de Delacroix, et non à l'idée de liberté. Et j'en prends immédiatement
conscience, car l'idée qui me vient à partir de cette image a bien pour objet la
peinture de Delacroix, et non pas le concept de liberté. Il en est de même, comme
nous l'avons vu, des objets géométriques : l'image mentale que je perçois à l'occasion
*
342
Quant à l'aveugle de naissance, si familier aux philosophes, il aura sans doute une image mentale
dont la qualité sera la dureté, ou la rugosité, ou la chaleur…
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Les images cérébrales
de la conception d'un cercle me conduit à une autre idée que celle du cercle, celle de
la couronne. Ces idées-là ont des objets que l'on qualifiera de spirituels, car soit il n'y
a pas d'image qui leur corresponde, soit l'idée provoquée par l'image cérébrale
qu'elles ont déclenchée est différente de l'idée initiale. Les objets géométriques, en
particulier, sont donc spirituels*. Les idées des Notions ont toutes des objets
spirituels. Mais il en est de même pour nombre de Faits, comme l'esprit, Dieu, une
pensée en tant que mode de l'esprit, mais aussi par exemple la loi du 9 décembre
1905, la république française, etc. Par contre il y a des idées qui provoquent toujours
la formation d'une image cérébrale dont l'idée qui en est induite en retour est
exactement la même que celle dont on est parti. C'est le cas par exemple de l'idée
d'une bille de billard, ou d'un ballon de football, ou bien sûr de toute autre chose que
l'on qualifie habituellement de "matérielle". Nous conviendrons alors de qualifier de
corporels les objets de ces idées, et ce, que ces objets représentent ou non une chose
du monde donné (une « montagne d'or » est tout autant corporelle que l'objet de mon
idée du Mont Ventoux). Avec cette définition, on peut comprendre que le qualificatif
de "corporel" vient du mot "corps propre", puisqu'un objet (d'une idée) est "corporel"
lorsqu'il y a une image qui lui correspond exactement dans le "corps propre". Le mot
"exactement" ne signifie pas ici que l'image cérébrale "ressemblerait" parfaitement à
l'objet de l'idée, ce qui n'aurait proprement aucun sens, mais seulement, comme nous
l'avons dit, que l'idée conçue à partir de l'image cérébrale est identique à l'idée qui a
provoqué l'image. On voit ainsi qu'en particulier tout objet conçu directement à partir
d'une image cérébrale, que celle-ci résulte des sens ou de la mémoire, est bien
entendu corporel (puisque sa conception ne donne pas lieu à une autre image
cérébrale que celle qui a provoqué cette conception, justement). Seul un objet qui
n'est pas conçu à partir d'une image cérébrale peut ne pas être corporel, c'est-à-dire
être spirituel.
*
L'idée d'un rectangle, ou celle d'un hexagone, provoque bien l'apparition d'une image, mais, comme
nous l'avons vu dans le cas du cercle, l'idée correspondant à cette image n'est pas vraiment celle
d'un rectangle ou d'un hexagone (leurs bords ont une certaine "épaisseur" colorée). Il n'y a alors
plus de différence théorique avec le cas de la conception d'un chiliogone : soit cette idée ne
provoque aucune image, soit l'image qu'elle provoque ne correspond pas à l'objet conçu, notamment
en ne présentant qu'un nombre de côtés bien inférieur à mille.
L'éthique cartésienne de la pensée
343
La matière et l'étendue
L'existence des corps
L'existence du corps propre résulte nécessairement de
l'existence de l'esprit et de la Notion primitive de
l'union de l'âme et du corps – L'existence du corps
propre, c'est-à-dire en tant qu'il est uni à l'esprit, est
établie avant que l'on connaisse son essence, ses
parties, ou son fonctionnement – Si j'ai une image
cérébrale non provoquée par mon esprit, c'est qu'il
existe une chose du monde donné qui en est la cause –
J'ai tendance, banalement, à assimiler cette cause à
l'objet de l'idée que je conçois à partir de cette image –
Mais je sais par expérience que cette assimilation peut
être trompeuse – Un corps est un Fait qui est cause
d'une image cérébrale – L'objet de l'idée d'un corps est
corporel – Un objet corporel, du fait des éléments de
continuité de l'image mentale, est toujours divisible en
parties qui sont aussi corporelles – L'idée d'un corps ne
peut donc être au mieux que possiblement vraie –
L'existence d'un corps n'a de sens que relativement à
mon corps propre
Dans un premier temps, nous ne nous intéresserons qu'au seul corps propre. Et nous
allons voir qu'il est possible d'acquérir la certitude de l'existence de mon corps propre
en partant simplement d'une pensée de type image mentale (quelle qu'elle soit,
d'ailleurs). Une image mentale est une pensée. Elle provoque la conception d'une idée
(qui est sa « forme », selon Descartes). L'objet de cette idée est de nature corporelle,
au sens où nous venons de le définir. Mais en tant qu'elle est une pensée, l'image
mentale est donc aussi un mode de l'esprit, c'est-à-dire une chose du monde donné
que je peux concevoir, ou dont je peux avoir l'idée. Il ne faut pas confondre l'idée
d'une image mentale avec l'idée que je conçois à partir d'une image mentale. Par
exemple, si j'ai l'image d'une bille de billard, cette image me fait concevoir l'objet
"bille de billard", et par ailleurs je sais (c'est-à-dire que j'ai l'idée) que j'ai telle image,
composée d'un fond vert sur lequel se détache une boule rouge (éventuellement
cerclée de blanc) etc. Or, cette idée que j'ai telle image mentale est vraie,
nécessairement vraie puisqu'il s'agit d'une idée réflexive (cf. page 218). Cela ne veut
évidemment pas dire que l'idée que je conçois à partir de cette image est vraie, elle : il
est bien vrai que j'ai une image mentale composée d'un fond vert sur lequel se
détache une boule rouge, mais il n'existe peut-être pas de bille de billard là, devant
moi. Mais si j'analyse l'idée réflexive que j'ai d'une image mentale, je trouve qu'elle
344
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'existence des corps
résulte de la combinaison de trois éléments : d'une part l'idée de mon esprit, en tant
que substrat de cette pensée (ou substance dont cette pensée est un mode) ; d'autre
part l'idée d'une image cérébrale ; et enfin l'idée de l'union de l'âme et du corps qui
effectue le passage de l'image cérébrale à l'image mentale, c'est-à-dire qui rend
possible la conscience par mon esprit de cette image cérébrale*. L'union de l'âme et
du corps est une Notion primitive : elle est donc vraie. L'idée que j'ai de mon esprit
est elle aussi vraie depuis le cogito : j'existe, en tant que chose qui pense. On en
déduit que le dernier terme qui entre dans la combinaison qui conduit à l'idée
réflexive vraie de l'image mentale est lui aussi nécessairement vrai. Autrement dit,
l'image cérébrale est vraie. Attention ! la vérité n'a de sens que pour les idées : c'est
l'idée d'image cérébrale qui est vraie. Cela veut dire que lorsque j'ai une image
mentale il existe bien une image cérébrale, dont mon image mentale est la conscience.
Bien entendu cela ne donne aucune information sur la nature de cette image
cérébrale : elle n'est d'ailleurs peut-être pas du tout dans le cerveau, et encore moins
dans la glande pinéale… Mais, et c'est le point important, elle est extérieure à mon
esprit (puisque, selon la définition même de ce qu'est une idée vraie, elle est une
chose du monde donné autre que mon propre esprit).
L'existence des corps
D'une manière plus générale, l'existence du corps propre résulte nécessairement de
l'existence de l'esprit et de la Notion primitive de l'union de l'âme et du corps. En
effet, l'analyse que nous venons d'effectuer à partir des images mentales peut être
transposée par exemple à la douleur : lorsque j'ai mal à mon bras, il est bien vrai que
je ressens cette douleur, et cette douleur me vient bien de mon corps propre, même si
peut-être j'ai été amputé de ce bras il y a déjà fort longtemps. Tout ce qui, dans le
corps, interagit avec l'esprit, existe donc de manière certaine (j'en suis certain à partir
du moment où j'ai acquis la certitude du cogito), mais sans qu'on puisse en dire plus
que : "c'est mon corps propre" (et non pas : c'est telle partie de mon corps, le bras, qui
me fait souffrir). Mon "corps propre" correspond donc ainsi à l'ensemble des choses
qui interagissent directement par l'union-de-l'âme-et-du corps (qu'il faut prendre ici
comme Notion primitive, et non pas comme l'union de deux choses qui
*
Il faut préciser que l'idée de l'union de l'âme et du corps doit comporter le fait que les images sont
toujours des images cérébrales. Autrement dit que si l'esprit a une pensée d'image c'est que
nécessairement il pense une image cérébrale qui est dans le corps, ce qui est un postulat implicite
de Descartes (cf. page 119).
L'éthique cartésienne de la pensée
345
La matière et l'étendue
L'existence des corps
préexisteraient, puisque "le corps" en question est justement ce qu'il faut définir)
avec mon esprit*.
On se rappelle que le corps humain peut être appréhendé de trois manières
différentes (cf. page 175) : soit en tant que substance, un tout constitué d'autres
substances (les membres, les organes…) ; soit en tant qu'union de différents membres
et organes qui remplissent chacun une fonction ; soit enfin en tant que participant,
avec l'esprit, à l'union de l'âme et du corps. C'est évidemment dans ce troisième sens
qu'il faut comprendre l'expression "corps propre" : le corps propre est le corps
humain en tant qu'il est uni avec l'esprit. Son existence peut donc être établie, comme
celle de l'esprit, avant même que l'on connaisse son essence, c'est-à-dire, plus
précisément, sans que l'on connaisse de quelles parties ce tout est constitué et quel
est le fonctionnement de cette union de membres et d'organes. Nous ne voulons pas
dire qu'il est impossible de douter de l'existence de son corps, comme le fait Descartes
dans la Première Méditation, mais que l'on peut acquérir la certitude de cette
existence directement (c'est-à-dire sans passer par un Dieu vérace) à partir du cogito,
exactement comme il nous a semblé que du cogito procédait également ensuite la
certitude de l'existence d'un monde extérieur à moi (cf. page 314). Nous ne voulons
pas dire non plus qu'il serait dans la nature de l'esprit d'être uni à un corps propre,
c'est-à-dire que l'esprit ne peut exister qu'uni à un corps. Au contraire : le cogito, qui
suit le doute général pratiqué lors de la Première Méditation, montre bien, et
Descartes a beaucoup insisté sur ce point, que l'esprit est une substance, et donc qu'il
est réellement distinct de toute autre substance. Mais c'est la certitude du cogito qui
conduit à celle de l'existence de mon corps propre, par l'intermédiaire de la Notion
primitive de l'union de l'âme et du corps, et aussi de la conscience d'une interaction
entre le corps et l'esprit (comme une image mentale, par exemple, ou encore une
douleur). Si un ange, c'est-à-dire un pur esprit, existait, il pourrait certainement
acquérir la certitude de son existence par le cogito ; mais, même s'il avait l'idée de
l'union de l'âme et du corps, il ne pourrait pas être certain de l'existence de son corps
(corps qui n'existerait effectivement pas, puisqu'il s'agit d'un ange), car il
n'éprouverait aucune interaction entre lui et un corps. Même si cet ange « logeait »
*
346
Nous ne voulons pas dire que le corps propre n'aurait pas d'existence autonome. Il est bien une
substance, et n'a besoin de rien pour exister (il n'a pas besoin, notamment, de l'âme, ce qui serait en
fait la vision aristotélicienne de l'âme). L'union de l'âme et du corps est bien l'union de deux
substances. Nous ne définissons donc pas ce qu'est le corps propre ontologiquement, ou ce qu'est sa
nature, mais ce que j'en sais : je sais que mon corps propre est tout ce qui interagit avec mon esprit
par l'union de l'âme et du corps. Ce savoir ne me fait pas connaître la nature du corps propre, mais
m'assure cependant de son existence.
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'existence des corps
dans un corps, sans lui être uni, il serait alors, selon la célèbre expression de
Descartes, « ainsi qu'un pilote en son navire »198 :
« Car, si cela n'était, lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour
cela de la douleur, moi qui ne suis qu'une chose qui pense, mais
j'apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote
aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; […] »
Méditations Métaphysiques – Sixième Méditation. Adam et Tannery, Vol.
IX – page 64
Un ange qui « logerait » dans un corps blessé et un homme dont le corps est blessé
auraient tous les deux l'idée de la blessure dont souffre le corps en question. Mais
l'ange aurait besoin encore de l'idée de Dieu pour être certain qu'il loge bien dans un
corps (blessé en l'occurrence) et que tout cela n'est pas qu'une tromperie d'un
éventuel mauvais génie. Tandis que l'homme, lui, parce qu'il éprouve sa douleur,
c'est-à-dire qu'il la pense (au sens cartésien de la pensée, bien sûr), est certain qu'il
est uni à un corps. L'ange en saura peut-être beaucoup plus sur la nature exacte de la
blessure (il ne pensera pas, par exemple, que c'est le bras du corps qu'il habite qui est
blessé alors même que ce corps aurait été amputé de ce bras), mais il ne pourra pas
être certain, sans Dieu, de l'existence même de ce corps.
Il nous paraît, ainsi, que la certitude de l'existence du corps propre suit aussitôt celles
du cogito et d'un monde différent de moi. Mais, de même que la certitude du cogito —
Je suis, J'existe — n'est, originairement, acquise qu'au moment même où « je la
conçois », la certitude de l'existence de mon corps propre n'est établie que « toutes les
fois que » j'éprouve une interaction entre l'esprit et le corps, c'est-à-dire que je pense
une image cérébrale, ou une douleur, ou la faim, ou le mouvement que je veux
provoquer dans un de mes membres… Cette certitude, qui entre ainsi dans ma
créance, se maintient ensuite par la vertu même de l'éthique de la pensée que l'on a
adoptée.
Qu'en est-il à présent des autres "corps", ou des corps en général ? Ici, nous suivrons
un cheminement tout à fait différent de celui de Descartes, c'est-à-dire que nous ne
chercherons pas tout d'abord quelle est l'essence des corps, pour nous demander
ensuite s'il existe des Faits qui ont cette essence. Au contraire, nous essaierons dans
un premier temps de savoir s'il peut y avoir des Faits que l'on pourrait qualifier de
"corps", puis nous reconnaîtrons l'essence de ces corps.
L'existence du corps propre est le pivot sur lequel s'articule la question de l'existence
des corps. Nous avons dit que l'objet d'une idée conçue à partir d'une image cérébrale
est corporel. Si cette image cérébrale résulte de ma fantaisie (c'est-à-dire de l'action
L'éthique cartésienne de la pensée
347
La matière et l'étendue
L'existence des corps
de mon esprit sur mon imagination), alors je ne peux rien dire de plus. Par contre, si
tel n'est pas le cas, alors je sais, et je suis certain, qu'elle a une cause*. En effet,
l'image cérébrale est un Fait, et s'inscrit donc dans une chaîne de causalité (puisqu'on
exclut ici qu'elle résulte d'une action de l'esprit). Autrement dit, il existe un Fait,
différent de mon esprit, qui est la cause de cette image cérébrale. Cette existence est à
son tour certaine, bien qu'on ne sache encore rien du Fait en question. En particulier,
on ne connaît toujours pas l'essence de ces choses du monde qui donnent lieu à image
cérébrale.
Rappelons-nous que dans le cas où j'ai une idée vraie, ce qui signifie que cette idée a
pour agent une chose du monde donné, je conviens d'assimiler celui-ci à l'objet de
mon idée : je dis que l'objet de mon idée représente cette chose donnée qui en est
l'agent (cf. page 211), chose que je désigne ainsi par l'objet de mon idée. Eh bien !
dans le cas des images cérébrales, on a tendance à procéder de la même façon : la
cause de telle image cérébrale — dont je suis certain qu'elle existe — est assimilée à
l'objet de l'idée que je conçois à partir de cette image cérébrale. C'est ainsi que si j'ai
l'image cérébrale de tel arbre défini, je pense que la cause en est l'existence d'un
arbre, là devant moi, comme je le conçois à partir de son image. C'est ainsi également
que si j'ai l'image cérébrale d'un bâton rompu trempé dans l'eau, j'ai tendance à
penser que la cause en est la présence d'un bâton effectivement rompu. Ou encore, si,
dans le désert, ou dans un rêve, j'ai l'image d'une oasis bordée de palmiers, je suis
enclin à penser qu'il y a là, un peu plus loin, de vrais palmiers, et donc de l'eau. Ce
dernier exemple montre qu'on est en fait toujours dans une chaîne de causalité,
même implicitement : je déduis de l'existence de palmiers la présence d'une eau, qui
est la cause de ces arbres. Si j'ai l'image cérébrale d'une image matérielle (comme un
tableau ou une photographie), l'idée que je conçois peut alternativement être le motif
représenté par cette image matérielle (la personne dont elle est le portrait, par
exemple), ou le tableau ou la photographie en tant que choses matérielles. Mais dans
tous les cas, je considérerai que la cause de mon image cérébrale est la présence
devant moi du tableau ou de la photographie, et non celle de la personne représentée
(qui peut d'ailleurs être un personnage de fiction). Devant le dessin du canard-lapin,
je peux concevoir un canard, un lapin, et aussi la chose "dessin du canard-lapin" :
bien évidemment, je ne penserai pas que mon image cérébrale a pour cause un vrai
*
348
On remarquera que cette fois il nous paraît tout à fait légitime de convoquer le principe de
causalité, alors que nous avions contesté l'usage qu'en fait Descartes à propos des objets des idées,
car ici nous avons affaire aux images cérébrales, qui, à la différence des objets des idées, sont bien
des Faits.
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'existence des corps
canard ou un vrai lapin, mais bien le dessin lui-même. Ou le souvenir que j'ai de ce
dessin. C'est-à-dire, en ce dernier cas, que la cause de mon image cérébrale est mon
propre corps (cf. le mécanisme de la mémoire corporelle). Tel est le cas également
lorsque mes images proviennent de rêveries, d'illusions, ou de rêves. D'une manière
générale, donc, nous pouvons dire que je suis certain de l'existence d'une chaîne
causale de Faits à l'origine d'une image cérébrale que mon esprit n'a pas provoquée
lui-même (par la fantaisie ou la conception d'un objet corporel), et que, si banalement
j'ai tendance à juger que l'objet que je conçois à partir de cette image cérébrale, en
représente la cause (prochaine), de nombreuses expériences me font connaître que
cette assimilation peut être erronée. La science développée par Descartes peut du
reste être considérée comme l'analyse de la chaîne causale qui conduit aux images
cérébrales : mouvements de la glande pinéale, esprits animaux et petits filets excités
par les organes des sens, formation d'une image (matérielle) dans le fond de l'œil,
réfraction de la lumière dans le cristallin du globe oculaire, propagation de la lumière
par les mouvements des parties les plus petites de la matière subtile…
Car, autant je ne peux connaître de la chose donnée qui est l'agent de mon idée, que
cette idée justement (puisque le concept même de "chose donnée" signifie une action
possible sur mon esprit), autant l'idée que je conçois à partir d'une image cérébrale
est loin, très loin même, de constituer la seule connaissance que je peux avoir de la
cause de cette image cérébrale. Du reste, il n'y a pas univocité entre image cérébrale
et idée conçue à partir d'elle. C'est que l'action d'une image cérébrale sur mon esprit
est le fait de l'union de l'âme et du corps, et que cette union de l'âme et du corps se
déforme tout au long de la vie, par l'apprentissage, les habitudes, les expériences
passées, l'entraînement etc. Celui qui n'aurait jamais vu un canard de sa vie ne
concevra jamais qu'un lapin à l'occasion de l'image du canard-lapin. Au contraire de
l'objet géométrique "triangle", que je conçois toujours à l'aide de la même idée, et que
tout le monde conçoit de la même manière. Mais surtout, ce qu'il faut comprendre,
c'est que "connaître la cause d'une image cérébrale" consiste à avoir l'idée de cette
chose du monde donné (dont je sais qu'elle existe) qui est la cause de cette autre
chose du monde donné qu'est l'image cérébrale. Et cette relation de causalité se situe
en amont de l'action de l'image cérébrale sur mon esprit, qui me fait concevoir une
idée à l'occasion de cette image cérébrale (et qui passe par l'union de l'âme et du
corps). Il n'y a aucune raison a priori pour que l'idée que je conçois à partir d'une
image cérébrale représente effectivement la cause de cette image cérébrale. Et si la
cause de cette image cérébrale peut être connue, alors elle peut l'être par n'importe
qui (et en particulier par les savants, anatomistes, physiologistes, physiciens,
psychologues…), et pas seulement par moi : la relation de causalité en question est
une chose donnée, en effet, et mon esprit n'y est en rien impliqué. Tandis que l'action
d'une chose du monde donné sur mon esprit ne peut être connue que de mon seul
L'éthique cartésienne de la pensée
349
La matière et l'étendue
L'existence des corps
esprit, qui pâtit de cette action. L'action / passion n'est pas la relation de causalité,
nous le rappelons.
Lorsque je pense une image cérébrale qui ne s'est pas formée par l'action de mon
esprit je sais donc qu'il y a toute une série de Faits, organisés dans une chaîne de
causalité, qui concourent à la présence dans mon corps de cette image cérébrale.
L'union de mon âme et de mon corps, telle qu'elle s'est façonnée au cours de ma vie,
mes connaissances et ma créance actuelles, ainsi que l'attention que je décide de
porter à la pensée de cette image cérébrale*, vont me faire concevoir tel objet que je
jugerai être la cause de cette image. Si l'idée correspondante est vraie, c'est-à-dire que
l'objet ainsi conçu représente bien une chose donnée, cette chose est nécessairement
un Fait, puisqu'elle est cause d'un autre Fait (l'image cérébrale). Elle sera dite un
corps, s'il s'agit d'une substance. Un corps est donc une substance qui est cause d'une
image cérébrale. Et je peux être certain de son existence, c'est-à-dire que l'idée que
j'en ai est vraie, si, d'une part l'image cérébrale en question ne s'est pas formée à la
suite d'une action de mon esprit, et si d'autre part le corps que j'ai ainsi conçu est
bien effectivement cause de la présence en mon corps de cette image cérébrale. Mais
si la seconde condition est remplie, bien évidemment la première l'est aussi. Il me
faut donc acquérir la certitude que l'objet que je conçois est la cause de mon image
cérébrale.
Or, quelle est ma connaissance relative à cette image cérébrale ? La connaissance
originaire que j'en ai m'est donnée par l'idée (ou les idées, car il peut y en avoir
plusieurs, comme dans le cas du "canard-lapin" : un canard, un lapin, ou un dessin
représentant telles formes) que je forme sur la conscience de cette image cérébrale,
c'est-à-dire sur l'image mentale correspondante. L'objet de cette idée est, par
définition, corporel. Mais ce n'est pas la cause de cet objet corporel qui est ici en
question (l'objet d'une idée n'a d'ailleurs pas de cause, selon nous), mais celle de
l'image cérébrale qui en a été à l'origine. J'ai également l'idée réflexive que je forme
sur la pensée qu'est mon image mentale. Et cette idée réflexive est composée de deux
éléments : l'existence d'une chose qui est cause de mon image cérébrale, et l'union de
l'âme et du corps qui fait que je pense cette image cérébrale. Je n'ai pas d'autres
connaissances. Mais cela suffit déjà pour que nous puissions affirmer que l'objet que
*
350
Par exemple, lorsque j'ai l'image d'un arc en ciel, je ne conçois pas nécessairement des gouttes d'eau
dans lesquelles se réfracte la lumière : si je "pense à autre chose", comme l'on dit, couramment, je
concevrai simplement un très beau phénomène naturel, sans chercher à remonter sa chaîne de
causalité.
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'existence des corps
je conçois comme étant la cause de mon image cérébrale est nécessairement un objet
corporel (toujours au sens où nous avons défini un objet "corporel"). En effet, il s'agit
d'un Fait qui n'est ni l'esprit, ni un mode de l'esprit (une pensée), puisqu'il entre dans
une relation de causalité (il ne s'agit pas d'une action / passion). Il n'est donc pas
spirituel. Or, je n'ai aucune possibilité de connaître de tels Faits autrement qu'en les
concevant à partir d'images cérébrales justement (cf. page 343). Si je conçois un objet
qui doit représenter une telle chose du monde, c'est donc que je le conçois à partir
d'une image, et, en conséquence, il est corporel.
Or, et c'est le point capital, un objet (d'une idée) qui est corporel est toujours divisible
en parties qui, elles-mêmes, sont corporelles. Cela veut dire qu'il ne peut pas être
décomposé en éléments simples. En effet, une image mentale comporte des éléments
de continuité (pour une certaine qualité). Et un élément de continuité peut toujours
être divisé — c'est le propre de la continuité —, suivant chacune des dimensions de
l'espace dans lequel il s'inscrit, par exemple en deux autres éléments de continuité, de
telle sorte que le tout constitué par juxtaposition de ces deux nouveaux éléments soit
exactement identique à celui dont on est parti. L'identité ici signifie que c'est le même
nombre de dimensions et la même continuité (de la même qualité) que l'on retrouve
dans le tout que dans l'élément initial. Or, l'image mentale est définie par un nombre
de dimensions et par un (ou plusieurs) élément de continuité d'une certaine qualité,
et c'est tout. L'image mentale comportant l'élément de continuité divisé en deux souséléments de continuité est donc inchangée. Mais si je porte mon attention sur les
deux sous-éléments, je conçois deux autres objets, corporels bien sûr (puisqu'ils
proviennent d'une image) et je conçois également que l'objet initial est identique au
tout composé de ces deux objets. Il faut bien comprendre la différence avec ce que
nous avons présenté concernant les objets géométriques : le tout constitué par les
deux parties découpées dans un rectangle est bien un objet corporel, mais pas un
rectangle. C'est qu'en fait ces parties n'ont pas été découpées dans le rectangle, objet
géométrique défini, mais dans l'image correspondant à l'idée du rectangle. Ici, par
contre, la seule idée dont nous partons est celle que Descartes dit être « la forme » de
la pensée qu'est l'image mentale, puisque l'objet n'est considéré qu'en tant qu'il est
corporel. Il faut comprendre également que si la conception du tout formé par les
deux objets correspondant aux deux sous-éléments de continuité m'apparaît
identique à l'objet initial, c'est parce que nous n'avons affaire ici qu'à des objets
corporels : la relation qui associe les deux objets en un tout est elle-même un objet
corporel, au sens où je la conçois à partir de la continuité résultant de la juxtaposition
continue de deux continuités.
L'éthique cartésienne de la pensée
351
La matière et l'étendue
L'existence des corps
La conséquence que l'on peut tirer de cette divisibilité à l'infini (ou plutôt de
l'inexistence d'éléments simples) est que je ne peux pas être certain de la vérité
absolue de l'idée que j'ai d'un objet corporel, mais seulement, au mieux, de sa vérité
possible. La certitude que je peux acquérir de l'existence d'un corps (à l'exception de
celle relative à mon corps propre), doit donc, selon l'éthique cartésienne de la pensée,
résulter de sa cohérence avec l'ensemble de ma créance. Au passage, la vérification de
cette cohérence portera, entre autres, sur le respect de toutes les relations de
causalité, et il sera donc également vérifié que le corps en question peut être la cause
de mon image cérébrale. En cas de mirage, par exemple, l'oasis que j'aperçois, dans le
désert, à quelque distance de moi, disparaît lorsque j'arrive sur place : son existence
n'est pas compatible avec celle du sable que je vois à présent au même endroit. L'idée
de l'oasis porte bien sur un objet corporel (je peux en former une image, et l'objet que
je conçois à partir de cette image est le même), mais elle n'est pas vraie, c'est-à-dire
pour l'idée d'un Fait : il n'existe pas une chose représentée par cette idée.
On voit, par ce dernier exemple, que l'existence d'un corps n'a de sens, pour moi, que
relativement à mon corps propre. Lorsque je conclus qu'il n'existe pas d'oasis, je veux
bien entendu seulement dire qu'il n'y a pas d'oasis là, devant moi, qui aurait
provoqué, par l'intermédiaire de mes sens, la formation de l'image cérébrale à partir
de laquelle j'ai conçu l'objet oasis. Mais cette image cérébrale, je l'ai bien eue. Elle a
pu provenir de ma mémoire, ou alors d'une illusion provoquée par mon corps (effet
d'optique, soif…). Ou bien c'est mon esprit qui a conçu l'objet oasis, et, ce faisant, a
fait se former cette image dans mon corps. La vérité de l'idée de l'oasis peut alors
avoir plusieurs sens, selon que je la considère comme cause ou non de la présence
actuelle en moi de l'image correspondante, et dans le cas où elle serait une cause,
selon la place que je lui fais occuper dans la série causale de mon image cérébrale.
L'oasis n'existe pas si j'entends par son existence le fait qu'elle est la cause immédiate
de mon image cérébrale. Par contre, je peux dire qu'elle existe si je la considère
comme une cause lointaine : j'ai vu autrefois une oasis (peut-être même "à ce même
endroit" ?), et c'est ma mémoire corporelle, elle-même déterminée par l'existence
réelle de cette oasis, qui a provoqué la formation actuelle de l'image d'une oasis. Ces
séries causales peuvent être extrêmement longues. Je peux croire qu'il existe un
sommet de montagne qui culmine à 8448 m, bien que je n'aie jamais vu de près (ni
même de loin), le mont Éverest. La chaîne causale comporte toute une série de
causes, dont certaines sont les textes ou les paroles d'autres hommes. Mais, in fine,
pour pouvoir conclure que cette montagne existe bien, et que son idée n'est pas le fait
de ma fantaisie, ou du délire de mon corps, il me faut bien, au moins implicitement,
pouvoir placer son existence dans une série causale, cohérente avec ma créance, qui
352
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
L'existence des corps
aboutit à mon corps propre. Si je n'ai jamais vu le mont Éverest, l'image que j'en ai
est celle d'une vague montagne, présentant peut-être quelques particularités dont j'ai
gardé le souvenir de mes lectures. Mais, en tout état de cause, puisqu'il s'agit d'un
objet corporel, sa conception s'accompagne nécessairement de la formation d'une
image.
La nature des corps
Un corps est inscrit dans un espace à plusieurs
dimensions – Un corps est continu, ce qui signifie qu'il a
une matière qui varie continûment – Dimensions et
matière ne sont pas nécessairement celles de l'image
mentale que nous en avons, ni nécessairement les
mêmes pour tous les corps – Un tout constitué de corps
est un corps s'il présente une figure continue – La figure
est ce qui délimite un corps dans l'espace, lieu de
pertinence de la matière – Le vide est une idée-outil
dont l'objet n'est pas corporel, mais il a une matière –
La position relative de deux objets corporels dans
l'espace est une idée-outil construite par l'esprit – Les
positions dans l'espace matériel peuvent être assimilées
à l'espace géométrique – L'extension n'est pas un
attribut des corps – La continuité d'un corps s'apprécie
compte tenu de l'échelle de l'image mentale
correspondante
Que connaissons-nous de l'essence des corps ? Comme toujours, nous ne pouvons
répondre à cette question qu'en examinant les idées que nous avons des corps, c'està-dire les idées dont les objets sont corporels. Nous allons donc chercher à repérer les
propriétés qui se trouvent nécessairement dans tous les objets qui sont corporels,
puisque l'essence est le noyau commun des propriétés des choses dont elle est
l'essence. Or, ce qui fait la corporéité de l'objet d'une idée, c'est qu'il est conçu à partir
d'une image. Toute notre réflexion s'appuiera donc là-dessus, mais il faut prendre
garde que l'objet de notre attention est à présent l'objet corporel, qui est conçu, et
non plus l'image mentale à partir duquel il est conçu, et qui nous avait préoccupé
dans un chapitre précédent (cf. page 337).
L'éthique cartésienne de la pensée
353
La matière et l'étendue
La nature des corps
La nature des corps
La première propriété que l'on retrouve dans tous les objets corporels, c'est, nous
l'avons dit, sa divisibilité à l'infini. Et cette divisibilité s'effectue de manière
"spatiale", c'est-à-dire selon les dimensions de l'espace dans lequel s'inscrit l'image
qui correspond à cet objet. C'est pourquoi nous pouvons dire que l'objet corporel luimême comporte des dimensions, ou encore que lui-même s'inscrit dans un espace à
plusieurs dimensions. Nous voulons dire qu'il est dans la nature des corps d'être
inscrits dans un espace à plusieurs dimensions, mais le nombre de ces dimensions
n'est pas nécessairement celui de l'image que nous en avons, et rien ne dit non plus
que tous les corps sont dans le même espace, doté du même nombre de dimensions.
La divisibilité à l'infini d'un objet corporel nous conduit également à considérer qu'il
est continu. Cela veut dire qu'il y a "quelque chose" qui varie continûment (ou est
constant) selon chaque dimension de l'espace, et qui "fait" la corporéité de l'objet en
question. C'est ce que l'on appelle une matière*. Il faut comprendre que le concept de
continuité implique que "quelque chose" soit continu. La continuité, en effet, est la
qualité de quelque chose qui varie d'une certaine manière (continue en l'occurrence)
sur une ou plusieurs dimensions. C'est cette matière qui fait qu'il est possible de
considérer que le tout constitué de plusieurs parties est lui-même un objet corporel,
c'est-à-dire continu : c'est par leur matière que les parties "fusionnent" dans un tout,
en quelque sorte. Mais, de même qu'il n'est pas possible de préjuger le nombre de
dimensions d'un espace de corps, il n'est pas non plus possible de déterminer a
priori, et de manière générale, la matière des corps. On peut seulement dire qu'un
corps a une matière, c'est-à-dire qu'il est dans la nature des corps d'avoir une matière
(ou qu'avoir une matière est un attribut des corps), mais tous les corps n'ont pas
nécessairement la même matière (aujourd'hui, nous dirions qu'il peut s'agir soit de
masse, soit d'énergie, soit de charge électrique…), et cette matière n'est pas
nécessairement non plus celle qui figure dans l'image que l'on en a (la matière n'est
pas nécessairement la couleur, ou la hauteur d'un son, ou la dureté etc., c'est-à-dire
d'une manière générale une des qualités que nous font percevoir nos sens). Il faut
noter également que c'est parce qu'un corps a une matière qu'il peut se mouvoir : le
mouvement instantané, on le rappelle (cf. page 245), est la dérivée ou la courbure
d'une qualité de la substance ; lorsque cette qualité n'est pas la matière du corps, on
dira plutôt que le corps change (sa couleur change, par exemple) ; mais lorsque cette
*
354
La "matière" est ici à entendre dans un sens très général, et non pas seulement dans le sens de la
physique. La matière peut être une couleur, ou une hauteur de son, ou une masse, ou une charge
électrique etc. La "matière" est le concept qui s'applique aux objets corporels, tandis que la "qualité"
est le concept qui s'applique aux images mentales. La "matière" de l'objet corporel peut
correspondre à la "qualité" qui fait l'image mentale, mais elle peut être tout autre.
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
La nature des corps
qualité est la matière du corps, alors on parlera proprement de mouvement du corps.
La continuité de la matière dans l'espace fait le corps, et sa continuité dans le temps
(si l'on peut s'exprimer ainsi) fait son mouvement. On peut concevoir l'"espacetemps" constitué de l'espace en question augmenté d'une dimension — celle "du
temps" — et un corps en mouvement est une partie de matière qui est continue dans
cet espace-temps.
Parce qu'un objet corporel est toujours divisible il peut être toujours considéré
comme un tout composé de parties elles-mêmes corporelles. Il faut alors se poser la
question réciproque : dans quel cas la composition d'objets corporels conduit-elle à
un tout qui est un objet corporel ? Et la réponse est : lorsque l'ensemble constitué des
objets élémentaires présente une figure (ou encore une superficie) continue*.
L'exemple que nous avions pris précédemment de deux calottes rouges et d'une
tranche blanche dont le tout constitue une bille de billard rouge cerclée de blanc
permet d'illustrer cela. Autrement dit, même si chaque objet élémentaire est continu,
il peut se faire qu'il n'y ait pas continuité (de la matière en question) entre eux. Mais
si, par un exercice de pensée, je conçois qu'ils ont tous la même matière et que je
constate que, avec cette hypothèse, leur ensemble est continu, alors cela signifie que
cet ensemble a une figure continue. Dans le cas de la bille de billard, ce cas se
présente si les trois objets élémentaires se touchent ; mais si l'un au moins est séparé
des autres, alors leur ensemble ne présente pas une figure continue. Or, je ne peux
pas me former une image d'un ensemble de deux objets corporels qui ne se touchent
pas (ou ne s'interpénètrent pas), telle que l'objet que je conçois à partir de cette image
soit bien cet ensemble des deux objets élémentaires. En effet, ce que je conçois en
présence d'une telle image, c'est deux objets, et non pas un seul objet. Ce n'est
qu'ensuite que je peux construire, par l'entendement, l'idée qui appréhende ces deux
objets sous la forme d'un ensemble (ou d'un tout). Tandis que si l'image présente une
figure continue, alors je peux directement concevoir à partir d'elle un objet qui
correspondra bien à l'ensemble constitué par les deux objets élémentaires qui se
touchent. Il est donc possible de conclure de cette analyse qu'une des propriétés des
corps est qu'ils présentent une figure continue. Et la propriété d'un corps d'être
*
Le terme de "figure" est ici utilisé au sens de "frontière", "délimitation", "enveloppe" ou encore
"superficie". Il est donc tout différent du sens que nous lui avions donné dans le chapitre relatif aux
objets géométriques (cf. page 335), lorsque nous en faisions une abstraction de l'esprit, comme par
exemple lorsqu'on parle de la "figure sphérique" d'un ballon de football. Ici, la figure du ballon de
football n'est pas une sphère, mais ce qui le sépare du milieu dans lequel il se trouve (l'air,
généralement).
L'éthique cartésienne de la pensée
355
La matière et l'étendue
La nature des corps
continu est à comprendre au sens où il est composé de parties contiguës à l'intérieur
desquelles la matière varie de manière continue.
Le concept de "figure" est directement lié à celui d'"espace". La figure est ce qui
délimite un corps dans l'espace. L'espace est le milieu pour lequel la matière en
question a un sens : c'est le lieu de pertinence de la matière. C'est ainsi que l'on peut
parler de l'espace visuel, ou l'espace sonore, ou l'espace électrique…, selon que la
matière considérée est la couleur, la hauteur du son, la charge électrique etc. L'espace
lui-même n'est pas un corps, car il ne saurait avoir une figure. La figure, en effet,
suppose un "dedans" et un "dehors", ce qui n'a évidemment aucun sens pour l'espace
lui-même : ce qui serait "en dehors", et qui a toujours une matière (puisque le
"dehors" d'un corps est dans l'espace, lieu de la matière), serait donc aussi "en
dedans", puisqu'il appartiendrait aussi à l'espace, en tant qu'il a de la matière.
L'espace n'a pas de figure, ce qui veut dire qu'il n'a pas de limites : il est indéfini (au
sens où Descartes utilise ce terme, pour le différencier de l'"infini", qui est une notion
positive). Lorsque je conçois un objet corporel, ou un ensemble d'objets corporels, je
les conçois nécessairement dans l'espace correspondant au nombre de leurs
dimensions et à la matière qui est la leur. C'est pourquoi je peux aussi concevoir
l'objet constitué du complément de cet (ou de ces) objet corporel dans l'espace. En
d'autres termes, je construis un nouvel objet, en considérant l'espace comme un tout
dont une partie est l'objet (ou les objets) corporel dont je suis parti. Ce nouvel objet,
qui est l'autre partie du tout qu'est l'espace, est ce que l'on appelle le vide. Il s'agit là
d'une définition, et l'idée correspondante est une idée-outil, ou universel, et ne
représente donc pas une chose donnée*. Ce n'est pas un objet corporel, tout
simplement parce qu'il n'a pas de figure : je ne peux pas en avoir une image. On ne
peut pas dire, par contre, qu'il "n'a pas de matière". Au contraire, il a de la matière,
par définition, puisque l'espace est le lieu de la matière. Mais une des "valeurs"
possibles pour une matière est la valeur nulle : l'absence de matière n'est qu'un cas
limite de la présence de la matière, comme le repos n'est qu'un cas limite du
mouvement. Mais on peut aussi très bien avoir un espace dans lequel le vide a une
matière dont la valeur est non nulle (par exemple si l'espace est coloré). Pour
Descartes, il n'y a pas de vide parce qu'il n'y a pas de matière, et donc il ne peut pas y
*
356
Ici encore, il faut bien comprendre qu'un tel "vide" n'a de sens que relativement à l'espace de
"matière" dans lequel on se place. Il n'a pas un sens absolu, sauf peut-être si l'on pouvait expliquer
tous les corps par une seule "matière" (ce que cherche à faire la théorie contemporaine dite "des
cordes") : dans l'espace correspondant à cette matière primordiale, le vide pourrait alors être
qualifié de vide absolu…
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
La nature des corps
avoir d'absence de matière ; nous pourrions dire aussi qu'il n'y a pas de vide, mais ce
serait pour la raison que tout est matière dans un espace. En tout cas, le vide n'étant
pas un objet corporel, il ne saurait représenter un corps : et c'est dans ce sens là qu'il
nous paraîtrait légitime de dire qu'il n'y a pas de vide. C'est ce qu'affirme Descartes.
Mais nous donnons à cette affirmation un tout autre sens, et peut-être même un sens
opposé au sien. Pour Descartes, il n'y a pas de vide parce que l'espace est rempli de
corps, ou que tout est corps dans un espace. Pour nous, il n'y a pas de vide parce que
le vide n'est pas un corps. Je peux concevoir le vide, je le conçois même
nécessairement dès que je conçois un objet corporel (puisque c'est le complément de
celui-ci dans l'espace), mais je ne peux pas être certain que l'objet "vide" que je
conçois ainsi représente une chose du monde donné. Car le vide ne saurait être la
cause d'une de mes images cérébrales. Et, en disant cela, nous rejoignons à nouveau
Descartes lorsqu'il dit, du moins dans ce passage de son traité du Monde — mais
partout ailleurs il développe une autre vision du vide, ou plutôt de son impossibilité
—, ce qu'il faut entendre par "vide" :
« En sorte que, si tout l'espace qui est au-delà du cercle ABCD était vide,
c'est-à-dire, n'était rempli que d'une matière qui ne pût résister aux
actions des autres corps, ni produire aucun effet considérable (car c'est
ainsi qu'il faut prendre le nom de vide), […] » Le Monde – Chapitre XI.
Adam et Tannery, Vol. XI – page 75
Mais il nous faut poursuivre l'analyse du concept d'"espace". Je peux concevoir deux
objets corporels qui ne forment pas un tout qui soit lui-même un objet corporel, c'està-dire qui ait une figure continue. Ces deux objets corporels ne sont donc pas
contigus. Mais je peux concevoir un troisième objet, que je construis par mon
entendement, qui viendrait "s'insérer" en quelque sorte "entre" ces deux objets et qui
donnerait à l'ensemble des trois objets une figure continue. Ce troisième objet,
indéniablement fictif (au sens où je n'essaie même pas de savoir s'il peut représenter
un corps, car je sais que je l'ai construit moi-même), est cependant un objet corporel.
Bien sûr, il y a une infinité de tels objets possibles, avec par exemple des figures
toutes différentes les unes des autres. Mais je peux construire une idée-outil, ou
universel, pour penser tous ces objets corporels, ainsi construits. Cette idée est ce que
l'on appelle la position relative des deux objets corporels initiaux. Étant un universel,
elle ne représente donc pas une chose donnée. Et je peux aller encore plus loin dans
la construction d'idées-outils. Je pense un objet corporel. Je peux alors concevoir un
autre objet corporel fictif, non contigu au précédent, et, du coup, concevoir la position
relative de cet objet fictif par rapport à l'objet corporel initial. Si je conçois cet objet
corporel fictif de taille très réduite, je finirai par parler de la position de tel point de
l'espace par rapport à l'objet corporel initial. Si cet objet corporel initial est lui-même
L'éthique cartésienne de la pensée
357
La matière et l'étendue
La nature des corps
fictif, je peux le concevoir également de taille réduite, et j'en arrive à des positions
relatives de points de l'espace par rapport à un point de référence dans cet espace. Du
coup, je conçois un nouvel objet, qui est un ensemble de points référencés. Ce nouvel
objet est l'espace géométrique*. Il est une Notion, et à ce titre il représente une chose
donnée, mais cette chose donnée n'est pas un Fait. Mais je vais assimiler l'espace
"dans" lequel se trouve l'objet corporel que je conçois, et que nous appellerons
dorénavant "l'espace matériel" (car il est le lieu de la matière en question), à cet
espace géométrique. Et c'est ainsi que je suis conduit à voir l'espace comme une sorte
de maillage très fin sur les nœuds duquel viendraient "se placer" des corps. Les corps
occupent ainsi des positions, ils sont situés. D'un certain point de vue, cette idée que
l'espace est comme un arrière-fond devant lequel se positionnent les corps n'est pas
erronée, car cet espace-là est effectivement d'une nature totalement hétérogène à
celle des corps, puisqu'il s'agit de l'espace géométrique. Il est aussi correct de dire que
cet espace est "vide", au sens où il ne saurait avoir de la matière, car un espace
géométrique est sans matière et sans qualité. Mais si tout cela peut être dit, ce n'est
qu'à la condition de ne pas confondre cet espace géométrique avec l'espace matériel,
dans lequel se trouvent les corps, et d'avoir conscience que c'est mon esprit qui
superpose ces deux espaces, en quelque sorte (ou plus précisément, qui les assimile),
par une opération qui pourrait être qualifiée de "géométrisation" de l'espace matériel.
En tout état de cause, le fait d'être situé ne nous paraît pas être une propriété relevant
de la nature des corps. Ce n'est en fait qu'une faculté de l'esprit humain que de
pouvoir situer les corps, ou plutôt les objets corporels qui représentent, le cas
échéant, les corps.
L'assimilation de l'espace matériel à l'espace géométrique conduit à attribuer, à nos
yeux de manière abusive, ou du moins impropre, d'autres propriétés aux corps. Dire
par exemple que deux corps ne peuvent occuper simultanément le même endroit, est,
au mieux, une évidence, et au pire n'a tout simplement pas de sens. C'est que le corps,
on le rappelle, est dans son espace, et non pas "au-dessus" (il n'est "au-dessus" que de
l'espace géométrique, qui est "glissé" sous lui après coup, en quelque sorte, par
l'esprit). Par allusion avec les théories de la physique contemporaine, on pourrait dire
qu'un corps est une "déformation" (locale) de l'espace. Il est tissé dans la matière
même de l'espace. On ne peut donc pas concevoir deux corps "au même endroit".
Mais la formulation exacte devrait d'ailleurs être plutôt : je ne peux pas concevoir un
espace géométrique dans lequel le même point serait "sous" deux corps différents. La
*
358
Nous disons "l"'espace géométrique en sachant bien qu'il n'y a pas qu'un seul espace géométrique,
d'un point de vue mathématique.
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
La nature des corps
propriété d'impénétrabilité des corps est donc plutôt liée à l'esprit qu'aux corps euxmêmes. Et l'histoire moderne de la physique nous apprend que des propriétés qui
nous paraissaient être dans les corps ne relevaient en fait que de l'emploi, par l'esprit,
d'une géométrie bien particulière, la géométrie euclidienne, et que ces propriétés ne
sont plus vraies si l'on "glisse" sous les corps un espace courbe du type de ceux
étudiés par Riemann ou Lobatchevsky.
Les "qualités" de longueur, largeur et profondeur, c'est-à-dire l'extension, sont, elles
aussi, liées à la position, et donc à l'espace géométrique. On le voit immédiatement au
fait que le propre d'une image (qu'elle soit mentale ou matérielle, au sens d'une
peinture ou d'une photographie) est de représenter son objet à une certaine échelle,
mais que cette échelle ne fait pas partie de l'image elle-même. Autrement dit, une
image peut être agrandie ou rétrécie tout en représentant toujours exactement le
même objet. La conséquence que l'on en tire pour ce qui est des images mentales,
c'est que l'objet corporel que l'on conçoit à partir d'une telle image n'a pas d'extension
(ou pas de taille, si l'on veut). Je ne peux lui attribuer une longueur, une largeur et
une profondeur qu'en comparant les positions de ses extrémités, c'est-à-dire en
plaçant cet objet "sur" l'espace géométrique. Il faut remarquer que lorsque nous
parlons de "longueur, largeur et profondeur", cela pourrait être tout aussi bien la
hauteur et le timbre d'une note, par exemple, si nous étions dans un espace sonore,
ou la luminosité, la teinte et la saturation si nous étions dans l'espace des couleurs, ou
toute autre distance selon la nature de l'espace considéré. Mais l'extension, il est vrai,
bénéficie d'un privilège du fait qu'elle représente la taille des objets corporels conçus
à partir des images cérébrales produites par le sens de la vue, qui est, et de loin, le
sens qui fournit le plus d'images cérébrales. De plus, les sens du toucher et de l'ouïe
nous fournissent des sensations en partie compatibles avec celles qui proviennent de
la vue (cette compatibilité étant justement la localisation). Mais l'objet que l'on
conçoit à partir de l'image d'une mélodie, par exemple, ou d'une odeur, ou d'un goût,
c'est-à-dire telle mélodie, ou telle odeur ou tel goût, n'a pas d'extension en longueur,
largeur et profondeur. Maintenant, il est vrai, je peux concevoir la cause de cette
mélodie, de cette odeur ou de ce goût ; et généralement, je vais la concevoir comme un
objet corporel "visible", c'est-à-dire inscrit dans l'espace étendu. Par exemple, pour
une mélodie, je dirai que sa cause est tel piano qui en égrène les notes : et l'image qui
me viendra du piano sera visuelle.
Affirmer que l'extension est une propriété des corps, ou que l'étendue est l'essence
des corps, consiste donc à faire un choix qui revient à imposer a priori que les corps
soient visibles, ce qui signifie, non pas que l'on puisse les voir effectivement, mais
qu'ils aient une matière, ou qualité, susceptible, au moins en droit, d'avoir un effet
sur le sens de la vue. Mais l'existence même d'objets corporels pour lesquels l'image
correspondante ne fait pas appel à une qualité qui ressortit au sens de la vue, comme
L'éthique cartésienne de la pensée
359
La matière et l'étendue
La nature des corps
les objets sonores, si elle ne garantit pas qu'il existe des corps qui n'auraient aucune
qualité visuelle, devrait, nous semble-t-il, nous inciter à ne pas faire ce postulat. Il est
vrai que Descartes a cru pouvoir tout expliquer, y compris les qualités non visuelles
des corps, à partir de causes qui sont toutes des corps placés dans l'étendue (cf. sa
théorie des trois éléments).
Car il ne faut pas oublier qu'un corps est la cause d'une de mes images cérébrales, et
que la série des causes est indéfinie. Et, selon que je suis plus ou moins savant, ou
plus ou moins attentif actuellement à cette question, je peux concevoir cette cause à
différents niveaux de profondeur dans la chaîne de la causalité. Et rien n'interdit a
priori de concevoir une cause, lointaine, placée dans un espace différent de celui dans
lequel se trouve l'objet immédiatement conçu à partir de l'image en question. À deux
conditions cependant. Tout d'abord que je puisse bien concevoir une relation de
causalité entre cet objet et mon image cérébrale, et d'autre part que cet objet soit
corporel. C'est ainsi que je peux expliquer une image sonore, comme une mélodie, par
un objet corporel étendu, comme un piano par exemple. Ou réciproquement une
image visuelle, comme la vibration d'une corde, par un objet sonore, un son qui fait
entrer en résonance la corde, par exemple. L'espace de la cause peut avoir une
matière toute différente, et comporter un tout autre nombre de dimensions que celui
qui correspond à l'image qui en est l'effet. Et ici, il nous faut préciser notre définition
d'un objet corporel. Nous avons dit qu'il s'agit d'un objet tel que sa conception donne
lieu à la formation d'une image cérébrale, et que l'objet conçu à partir de cette image
cérébrale soit identique à l'objet initial. Cela passe par l'union de l'âme et du corps et
par le corps propre. Or, le corps propre et l'union de l'âme et du corps ont des
caractéristiques définies et limitées, et leurs capacités sont en tout état de cause bien
inférieures, pour la question qui nous occupe, à celles de l'esprit. Descartes, qui
pourtant s'appuie le plus possible sur l'imagination, ne manque pas de reconnaître les
limites de celle-ci :
« Et comme les bornes de notre imagination sont fort courtes & fort
étroites, au lieu que notre esprit n'en a presque point, il y a peu de choses,
même corporelles, que nous puissions imaginer, bien que nous soyons
capables de les concevoir. » Lettre au Père Mersenne de juillet 1641. Adam
et Tannery, Vol. III – page 395
C'est pourquoi il faut comprendre, dans la définition d'un objet corporel, que c'est en
droit que la formation d'une image cérébrale doit avoir lieu, et non pas
nécessairement en fait. En d'autres termes, il ne s'agit pas de se livrer à un exercice de
pensée réel, psychologique, mais de concevoir que l'objet de mon idée est tel que, si
mon corps propre et l'union de mon âme et de mon corps avaient des capacités
illimitées, tout en étant cependant de même nature que celles qui sont effectivement
360
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
La nature des corps
les leurs, alors une image cérébrale se formerait et l'objet que je concevrais à partir de
cette image serait identique à celui dont je suis parti. L'union de notre âme et de
notre corps est, par exemple, très fortement déterminée par l'importance majeure
qu'occupe, pour l'espèce humaine, le sens de la vue. C'est pourquoi les images
mentales que nous sommes capables de former comportent typiquement trois
dimensions ou moins, c'est-à-dire les dimensions de l'espace étendu. Et nous sommes
quasiment incapables d'avoir une image mentale qui comporterait quatre dimensions
ou plus. De même, la matière des images mentales est nécessairement une de celles
que nous font connaître nos sens. Mais on est en droit de concevoir d'autres types de
matière que les seules couleur, son, odeur, dureté etc., comme si, en quelque sorte,
nous avions des sens supplémentaires.
C'est grâce à cette extension de la définition d'un objet corporel qu'il est envisageable
qu'une charge électrique, par exemple, ou encore une énergie, puissent être
considérées comme des corps. C'est aussi ce qui autorise, si l'on peut dire, la physique
contemporaine à chercher les causes de la "matière" (au sens classique) dans des
espaces à quatre ou cinq dimensions.
Mais, plus banalement, c'est aussi grâce à cette extension de la définition d'un objet
corporel, que je peux considérer qu'il existe un corps que je nomme "la grande
muraille de Chine", bien que je ne puisse pas en former une image exacte. Dans cette
perspective, le chiliogone et le triangle occupent exactement la même position au
regard de leur caractère non corporel : je peux former une image pour chacun de ces
deux objets géométriques, en droit pour le premier, en fait pour le second, mais
l'objet que je conçois à partir de cette image n'est pas un chiliogone dans le premier
cas, ni un triangle dans le second (mais un objet corporel, justement, et non pas un
objet géométrique).
Il nous faut faire une dernière observation concernant la nature des corps. Elle porte
sur la continuité : continuité de la matière dans une partie d'un corps, ou continuité
de la figure d'un corps. L'objet corporel est continu. Mais l'objet corporel est en
relation avec une image. Or, nous l'avons vu, le propre d'une image est d'être à une
certaine échelle. Le corps, représenté par cet objet corporel, est donc continu compte
tenu de l'échelle de l'image correspondante. Si j'avais une image mentale à une
échelle beaucoup plus grande, peut-être concevrais-je, non plus un objet corporel,
mais plusieurs objets corporels non contigus : par exemple, là où j'avais l'image d'un
morceau de cire, j'aurais l'image d'une multitude de cristaux, de molécules ou
d'atomes (au sens de la physique contemporaine, et non pas au sens philosophique).
Peut-être même que la matière de la première image ne serait plus celle de la
seconde : par exemple, la couleur ferait place à l'énergie. On voit, en conséquence,
L'éthique cartésienne de la pensée
361
La matière et l'étendue
La nature des corps
que la vérité de l'idée d'un corps, c'est-à-dire l'existence d'un Fait représenté par cette
idée, est relative à l'échelle à laquelle je conviens de me placer. Ce surprenant résultat
ne doit pas être mal compris : l'existence d'un (ou plusieurs) corps est certaine
lorsque j'ai une image cérébrale qui n'est pas provoquée par mon esprit ; mais
l'existence de ce corps, tel que je le conçois précisément, elle, n'est certaine (et
encore : uniquement au sens de la vérité possible) que relativement à l'échelle à
laquelle je me place. On retrouve ici encore que la certitude de l'existence d'un corps
précède la connaissance de ce qu'est ce corps.
En résumé, il nous paraît que la nature des corps est d'avoir une figure continue
dans un espace à une ou plusieurs dimensions, figure qui délimite un ensemble d'une
ou plusieurs parties dans chacune desquelles la matière de cet espace varie
continûment.
Divergences par rapport à la vision cartésienne
Contrairement à ce que fait Descartes, il faut d'abord
établir l'existence des corps, puis rechercher leur
essence – Descartes n'établit pas l'existence du corps
propre, autrement que comme un corps en général,
alors pourtant qu'il dispose de la Notion d'union de
l'âme et du corps – L'existence des corps est une vérité,
mais l'existence de tel corps (autre que le corps propre)
ne peut être qu'une vérité possible – Les éléments de
matière subtile, qui sont des objets géométriques, ne
peuvent avoir aucun effet – Un corps ne peut avoir une
figure que s'il a une matière – La continuité suppose elle
aussi qu'il y ait une matière – Descartes refuse l'idée de
matière, car elle ne peut pas conduire à une vérité
absolue (mais seulement possible)
La sixième et dernière des Méditations, qui est consacrée à la question de l'existence
des corps, est de loin la plus longue des six, et n'est certainement pas la plus claire. Sa
conclusion est d'ailleurs bien moins assurée que celles qu'il a pu tirées des
Méditations précédentes, comme mon existence en tant que chose qui pense,
l'existence de Dieu, la distinction réelle de l'âme et du corps, ou encore la vérité des
idées claires et distinctes. Descartes l'assume d'ailleurs pleinement :
362
L'éthique cartésienne de la pensée
La matière et l'étendue
Divergences par rapport à la vision cartésienne
« Et enfin, j'y apporte toutes les raisons desquelles on peut conclure
l'existence des choses matérielles : non que je les juge fort utiles pour
prouver ce qu'elles prouvent, à savoir, qu'il y a un Monde, que les hommes
ont des corps, & autres choses semblables, qui n'ont jamais été mises en
doute par aucun homme de bon sens ; mais parce qu'en les considérant de
près, l'on vient à connaître qu'elles ne sont pas si fermes ni si évidentes,
que celles qui nous conduisent à la connaissance de Dieu & de notre âme ;
[…] » Méditations Métaphysiques – Abrégé des six méditations suivantes.
Adam et Tannery, Vol. IX – page 12
Divergences par rapport à la vision cartésienne
Nous pensons que cela vient d'une question de méthode. Le problème est résumé
dans la phrase suivante (déjà citée page 166 note * et page 225) : « selon les lois de la
vraie Logique, on ne doit jamais demander d'aucune chose, si elle est, qu'on ne sache
premièrement ce qu'elle est. » (Méditations Métaphysiques – Réponses aux
Premières Objections. Adam et Tannery, Vol. IX – pages 85-86). On peut déjà
observer que cette posture est plus celle d'un ingénieur que d'un savant : l'ingénieur
conçoit d'abord, puis fait passer l'objet de sa conception à l'existence ; tandis que le
savant, en tout cas tel qu'on l'imagine traditionnellement, découvre une existence,
puis cherche à en déterminer la nature (c'est-à-dire à la comprendre). La relation
d'essence, qui associe un Fait à une Notion, est une relation, justement : elle n'existe
(elle n'est une chose donnée) que si le Fait et la Notion sont eux aussi des choses
données. Il faut déjà s'assurer que telle Notion et tel Fait sont des choses du monde
donné pour juger ensuite, le cas échéant, que ce Fait a pour essence cette Notion.
C'est exactement ce qu'a fait Descartes dans le cas de l'esprit : il a tout d'abord acquis
la certitude de son existence en tant que Fait, au moment du cogito, puis celle de la
Notion de chose qui pense, et ce n'est qu'ensuite qu'il conclut que sa nature est d'être
une chose qui pense. Bien qu'il présente les choses différemment, nous pensons que
c'est aussi ce qu'il fait pour Dieu, du moins avec la preuve de la Troisième
Méditation : il acquiert la certitude de la vérité de l'idée qu'il a de la notion d'être
parfait (idée qui ne peut être le fait de sa fantaisie), et donc aussi la certitude de
l'existence d'un Fait autre que lui (par un raisonnement causal que, pour notre part,
nous avons cru pouvoir critiquer), pour finir par conclure que ce Fait a pour nature
d'être parfait. Dans le cas des corps, pourtant, il ne le fait pas. Il part de Notions dont
il a les idées, les objets géométriques, et cherche ensuite à conclure à leur existence en
tant que Faits. C'est-à-dire qu'il veut s'assurer simultanément (non pas dans un sens
chronologique, mais logique) de l'existence des corps et du fait qu'ils ont bien pour
essence les Notions dont il part. Or l'existence d'un Fait ne peut résulter de son
essence (sauf peut-être, en tout cas aux yeux de Descartes, pour Dieu : cf. la preuve de
la Cinquième Méditation). Et, on aura beau faire, se demander s'il existe des choses
qui ont pour essence telle Notion revient tout de même bien à rechercher la nécessité
L'éthique cartésienne de la pensée
363
La matière et l'étendue
Divergences par rapport à la vision cartésienne
de l'existence de telles choses dans cette Notion. Sauf si l'on part également, par
ailleurs, de l'existence de choses et que l'on examine ensuite si ces choses ont ou non
cette Notion pour essence.
Pour notre part, nous avons recherché l'essence des corps en partant de l'idée que j'ai
de leur existence, c'est-à-dire qu'il en existe. Il se trouve en effet que je peux être
certain de l'existence de mon corps, nous l'avons vu. Et cette certitude de l'existence
de mon corps me donne la certitude de l'existence des corps (en tant que causes de
mes images cérébrales). La seule connaissance, ou la seule idée, que j'ai sur les corps
est qu'il en existe. C'est par l'examen de cette idée de leur existence que nous avons
pu découvrir leur essence : puisqu'il en existe, voilà ce qu'ils sont. Descartes, quant à
lui, pose a priori que l'essence des corps, s'il en existe, est l'étendue. Et pourtant, il
nous semble qu'il était bien près d'emprunter la voie que nous avons cru pouvoir
esquisser, comme en témoigne le passage suivant de la Sixième Méditation, mais il
est aussitôt revenu à l'idée qu'il avait a priori de la nature des corps :
« […] en imaginant il [l'esprit] se tourne vers le corps [propre], & y
considère quelque chose de conforme à l'idée qu'il a formée de soi-même
ou qu'il a reçue par le sens. Je conçois, dis-je, aisément que l'imagination
se peut faire de cette sorte, s'il est vrai qu'il y ait des corps ; […] mais ce
n'est que probablement, & quoique j'examine soigneusement toutes
choses, je ne trouve pas néanmoins que de cette idée distincte de la nature
corporelle, que j'ai en mon imagination, je puisse tirer aucun argument
qui conclue avec nécessité l'existence de quelque corps. » Méditations
Métaphysiques – Sixième Méditation. Adam et Tannery, Vol. IX – page
58
Lorsque Descartes, dans les Principes de la Philosophie, retire progressivement
toutes les qualités d'une pierre, de l'existence de laquelle, à ce stade, il n'est pas
encore sûr, pour ne conserver finalement que la longueur, la largeur et la profondeur,
qu'il ne peut pas enlever sans que la pierre elle-même disparaisse, quelle conclusion
peut-il tirer ? Seulement que l'idée qu'il a d'une pierre est qu'elle est étendue. Et en
effet, puisqu'il pense (pour ne pas dire qu'il croit) qu'une pierre est étendue, s'il
Téléchargement