Cahiers de recherche sociologique
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Cahiers de recherche sociologique
L’islam a-t-il besoin de la démocratie?
Noomane Raboudi
L’islam, l’Empire et la modernité Numéro 46,
Septembre 2008
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Éditeur(s)
Athéna éditions
ISSN 0831-1048 (imprimé)
1923-5771 (numérique)
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Citer cet article
Noomane Raboudi "L’islam a-t-il besoin de la démocratie?."
Cahiers de recherche sociologique 46 (2008): 29–43.
Résumé de l'article
Au cours des dernières années l’islamisme a commencé à faire
sentir sa présence en situation d’immigration. Derrière les
revendications islamistes, il y a une idéologie qui véhicule un
projet de société qui n’est pas prometteur du point de vue de la
démocratie et des droits humains. Cet article propose d’analyser
les fondements de la conception islamiste de la démocratie, en
se référant aux textes fondateurs sur lesquels la conception
islamiste a été construite. Il montre que deux postures de base
ont été présentes : celle qui consiste à rejeter la démocratie et
celle qui essaye de se l’approprier, c’est-à-dire en modifier le
sens profond pour le faire coller aux conceptions du pouvoir
traditionnelles. Il examine aussi l’impact du rejet de l’idéal
démocratique sur l’évolution des sociétés arabo-musulmanes en
général et sur leur transition démocratique.
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Noomane Raboudi
Eislam
a-t-il
besoin de la démocratie?
De Paris à Montréal, en passant par Copenhague et Londres, la présence de
l'islam et celle des musulmans en Occident sont, depuis le 11 septembre
2001,
de plus en plus source de tension sociale, de débats politiques et de
polémiques médiatiques. Il y a plusieurs façons d'examiner les divers aspects
de ce rapport difficile. La marginalisation économique et politique des
communautés musulmanes ainsi que la méfiance dont elles font l'objet sont
certainement parmi les principaux éléments explicatifs de ces tensions.
Extrêmement diversifiées du point de vue ethnique, politique et
idéologique, les communautés musulmanes ont des attitudes très variées à
l'endroit des sociétés occidentales non musulmanes dans lesquelles elles
vivent. Elles ont un rapport tout aussi diversifié à la culture politique
dominante dans leurs sociétés d'origine respectives. Certaines parties de ces
communautés adhèrent à l'une ou l'autre des tendances de l'islam politique
ou même de l'islam
salafiste,
d'autres ont une vision plus libérale de l'islam
et de leur place dans une société non musulmane.
L'islam comme cadre civilisationnel et idéologique est-il alors per-
tinent pour comprendre l'attitude des musulmans vivant dans une société
occidentale
?
La question est délicate, car elle ouvre la voie à une vision
orientaliste des musulmans, qui expliquerait l'essentiel de leurs compor-
tements par ce qu'«est» l'islam. Comme les textes fondateurs de l'islam
n'ont pas été altérés depuis leur apparition, prétendre expliquer les
musulmans par l'islam mène tout droit vers des réponses stéréotypées sur le
caractère permanent et immuable des sociétés islamiques, ce qu'on
reproche avec raison aux orientalistes.
Est-ce à dire que les conceptions de la société et de la politique qui
sont dominantes dans l'islam contemporain n'ont rien à voir avec l'attitude
des musulmans à l'égard des sociétés occidentales? Le croire reviendrait à
dire que les musulmans ne sont aucunement influencés par les divers
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systèmes idéologiques qui constituent l'islam contemporain. Mais alors que
voudrait dire être musulman?
Nous croyons que les conceptions dominantes dans l'islam politique
contemporain affectent d'une façon ou d'une autre les musulmans dans les
sociétés occidentales, qui peuvent soit les endosser, soit au contraire les
contester, ou les modifier, ou enfin les négliger. Mais il est difficile de les
ignorer totalement. L'islam constitue un cadre religieux et culturel ouvert à
de multiples interprétations dont chacune fournit une matrice pour inter-
préter le monde et s'y orienter. Cette matrice devient une ressource qu'on
peut utiliser de diverses façons et modifier.
Dans ce texte, nous voulons aborder la position du discours islamiste à
l'égard de la démocratie. Il nous semble qu'une partie des problèmes
engendrés par la présence de l'islam en Occident provient de la position et
de la compréhension islamiste de la démocratie et donc de la place des
musulmans dans celle-ci. Nous allons essayer de comprendre comment le
fondamentalisme islamiste moderne a appréhendé et compris l'idée de la
démocratie de manière à voir la raison pour laquelle l'islamisme, s'il ne
rejette pas l'idéal démocratique, essaie de se l'approprier. Nous comptons
ainsi remonter non seulement aux sources fondatrices de l'idéologie
islamiste contemporaine, mais aussi aux sources fondatrices de l'imaginaire
politique arabo-musulman et des théories politiques en islam pour
déconstruire une prémisse islamiste qui s'obstine à prétendre que l'islam est
incompatible avec la démocratie et les valeurs républicaines qu'elle véhi-
cule.
Cette croyance est à notre avis une source importante des problèmes
qui touchent la présence musulmane en Occident.
Précisons cependant que nous parlons de l'islam comme cadre culturel
et idéologique et non pas des musulmans. Nous souhaitons analyser la
façon dont les tendances dominantes dans l'islam politique conçoivent
la démocratie. Ces conceptions ne dictent pas automatiquement les
conduites des musulmans. Cependant, si certains musulmans prennent
leurs distances avec ces conceptions, d'autres y adhèrent de façon rigide.
Plusieurs éléments de cette réflexion peuvent aider à comprendre les
origines idéologiques de demandes d'accommodement. D'autres peuvent
permettre de mieux saisir
les
raisons de la crise qui secoue les sociétés arabo-
musulmanes et se répercute d'une manière ou d'une autre sur la vie des
musulmans en Occident.
La démocratie dans le discours islamiste:
entre réappropriation et rejet
Depuis Jamal Eddine Al-Afghani et Muhammad Abdou, les deux
principaux réformateurs de la pensée musulmane de la fin du dix-
neuvième siècle et fondateurs de l'islamisme moderne, jusqu'à la
génération islamiste actuelle, la position de l'islamisme à l'endroit de la
culture et des valeurs démocratiques occidentales est très ambiguë. Le rejet
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a-t-il
besoin
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du modèle démocratique occidental ainsi que de l'idée même que
l'Occident soit à l'origine de la démocratie constitue une constante dans le
discours des orthodoxies islamistes contemporaines. En d'autres termes, on
conteste l'idée que la démocratie représentative libérale soit une véritable
démocratie. L'argument avancé est invariable: l'islam n'a pas besoin de
la démocratie occidentale, puisqu'il a construit son propre modèle démo-
cratique depuis quatorze siècles, avant même que l'Occident ne découvre
l'idée de démocratie. Cette affirmation est souvent accompagnée d'une
surenchère idéologique qui vante le mérite et l'avant-gardisme de la pensée
musulmane en matière de théorisation politique et qui dénigre la philo-
sophie rationnelle et positiviste qui fonde la démocratie libérale. Certains
islamistes considèrent l'islam lui-même comme une forme de démocratie.
Mohammed Al-Ghazali, un des piliers de l'islamisme égyptien de la
deuxième moitié du vingtième siècle, écrivait dans son livre Our
Beginning
in Wisdom: «Dans la sphère politique, l'islam est une démocratie libre,
dans la sphère économique l'islam est un socialisme tempéré1.» Abbas
Mahmoud Al-Aqqad, un marxiste reconverti à l'islamisme et une des plus
grandes figures de la vie intellectuelle du monde arabe au vingtième siècle,
va plus loin
: «
On peut affirmer que la doctrine de l'islam a précédé toutes
les autres doctrines dans la reconnaissance de la démocratie humaine. Cette
démocratie que l'homme acquiert est un droit qui lui revient et qui lui
permet de choisir son gouvernement. Elle n'est pas une manigance
politique pour éviter les guerres civiles ni un procédé pratique pour faire
en sorte que les gouvernants soient obéis afin de profiter des services des
travailleurs.
»
Pour lui, l'idée de la démocratie est apparue avec la naissance
de l'islam. Il soutient que «le mérite de l'islam dans la reconnaissance de
l'idéal démocratique est sans précédent2». Ce type d'affirmation est
fréquent dans la littérature islamiste.
Pour se réapproprier l'idéal démocratique, la stratégie de l'argu-
mentation islamiste suit un double mouvement. D'une part, elle tend à
reproduire, dans une terminologie politique moderne, le discours des
fondateurs des théories politiques en islam sunnite. D'où l'aspect passéiste
de l'islamisme en général et de l'islamisme arabe en particulier. De l'autre,
elle tente de reformuler en termes traditionnels les principes sociaux et
économiques de la démocratie représentative occidentale moderne en les
transposant dans un vocabulaire propre à la pensée islamique ancienne. Ce
jeu sémantique vise à établir l'idée que les sociétés islamiques n'ont pas
besoin du modèle démocratique occidental contemporain: c'est par un
retour aux fondements de l'islam originel que le problème de la culture
politique autoritaire se résoudra. De cette invitation à un retour aux sour-
ces,
aux fondements, découle l'expression «fondamentalisme islamiste».
1.
Muhammad
Al-Ghazali,
Our Beginning in
Wisdom,
Washington, American
Council of Learned Societies,
1953,
p.
13.
2.
Abbas Mahmoud Al-Aqqad,
Al-dimuqratiyyafi ai-Islam
(La démocratie en
Islam),
Beyrouth, Manchourat al-maktaba al-asriya,
s.
d.,
p.
69 et 65.
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Les pionniers de la première génération islamiste avaient reconnu les
mérites de la démocratie représentative moderne et avaient tenté de se la
réapproprier. La radicalisation du discours chez la deuxième et la troisième
génération se traduit par un rejet pur et simple des systèmes démocratiques
et quelquefois de l'idéal démocratique. Les wahhabites de la génération
actuelle affirment simplement que
l'«
islam ne reconnaît pas la démocratie.
[...] La gouvernance en islam est individuelle et non collective. [...] Le
souverain musulman consulte les dignitaires de sa société, mais il lui revient
à lui seul d'adopter les interprétations religieusement légitimes pour les
transformer ensuite en lois générales3.
»
Ali Benhadj, le second du Front
islamique du salut algérien (FIS) et l'un des principaux acteurs de la crise
algérienne, reprend ce discours, s'éloignant ainsi de la tradition malékite
maghrébine connue pour son rationalisme et sa tolérance. Il met en doute
la pertinence de la gouvernance collective, rejette le principe majoritaire et
dirige ses attaques contre ce qu'il appelle le «poison démocratique»: «Parmi
toutes les raisons pour lesquelles nous refusons le dogme démocratique, il y
a le fait que la démocratie repose sur
l'avis
de la majorité: le critère de ce
qui est juste et raisonnable est compris comme étant
l'avis
de la majorité.
Partant de ce principe, on voit des chefs de partis démocratiques tenter de
concilier le plus grand nombre possible de gens, fût-ce au détriment de la
foi,
de la dignité, de la religion et de l'honneur, dans le seul but de gagner
leurs voix dans les batailles électorales
;
quant à nous, gens de la
Sunna,
nous
croyons que le juste ne ressort que des preuves décisives de la
charïa
et non
de la multitude des acteurs et des voix démagogiques
;
ceux qui ont suivi le
Prophète étaient un tout petit nombre alors que ceux qui ont suivi les
idoles étaient une multitude4.
»
Dans la réappropriation ou le rejet, le constat est le même. Dans le
premier
cas,
l'idéologie politique islamiste a extrait des textes sacrés, par une
construction sémantique, un système politique semblable à la démocratie
moderne. Dans le second cas, elle a carrément produit un autre modèle
complètement autonome qui permet à l'islam non seulement de se passer
de la démocratie moderne, mais aussi lui évite de se comparer à elle.
Eislam et la politique
:
les sources d'un malentendu historique
La réflexion politique dans l'histoire de l'islam
s'est
faite dans des contextes
de luttes qui ont pris la forme de rivalités religieuses ou idéologiques5. Les
3.
Muhani Mounir Muhammad Taher
Al-Shawaf,
Tahafut al-quirâa
al-
mu'âsira
(Le déclin de la lecture moderne), Chypre, Al-Shawaf li-al-nachr wa al-
dirassat,
1993,
p.
610.
4.
Cité par
F.
Burgat,
L'islamisme
en
face,
Paris,
La
Découverte,
2002,
p.
189.
5.
E. Rosenthal,
Political Thought in Medieval
Islam,
Cambridge, Cambridge
University
Press,
1958,
p. 122-142.
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