La Direction marketing stratégique comme dispositif d’intégration du marketing à la stratégie : Le cas LaSer-Cofinoga Valentina Kirova Enseignant – Chercheur ESC La Rochelle – Erm IRGO Groupe Sup de Co La Rochelle 102 rue de Coureilles - Les Minimes, 17024 La Rochelle Cedex 1 e-mail : [email protected] Tél. 05 46 51 77 00 / 06 24 74 54 63 La Direction marketing stratégique comme dispositif d’intégration du marketing à la stratégie : Le cas LaSer-Cofinoga Résumé : Cette recherche a pour objectif de clarifier les apports de la fonction marketing à la stratégie générale de l’entreprise. Il s’agit de comprendre comment se réalise le lien entre les deux fonctions dans le contexte spécifique d’une entreprise ayant créé une Direction de marketing stratégique. D’un point de vue méthodologique, une démarche de recherche qualitative a été privilégiée. Les résultats de l’étude de cas révèlent trois leviers d’intégration organisationnelle réussie du marketing à la stratégie : la cohérence entre l’orientation stratégique et la structure des activités marketing, la délimitation du périmètre d’activités et le rôle du dirigeant du marketing stratégique. Mots-clés : Marketing, Stratégie, Organisation Strategic Marketing Department as an integration tool of marketing and strategy: The LaSer-Cofinoga case study Abstract : This study aims to clarify the contribution of the marketing function to corporate strategy. We want to uncover the link between these two fields in the specific context of a company having a Strategic marketing department. From a methodological point of view, a qualitative research approach was adopted. The results of the case study reveal three control levers of successful integration of marketing in the strategy: the consistency between strategic orientation and structure of the marketing activities, the delineation of the scope of marketing activity and the role of the strategic marketing manager. Key-words: Marketing, Strategy, Organization La Direction marketing stratégique comme dispositif d’intégration du marketing à la stratégie : Le cas LaSer-Cofinoga Introduction « Les directeurs marketing en quête de dimension stratégique »1, « La fonction marketing en pleine mutation »2 ou « Les directions marketing reprennent de la hauteur »3 constituent de façon récurrente les titres d’accroche de la presse économique et managériale. Cette volonté de cerner la place de la fonction marketing dans les entreprises est visible aussi dans les enquêtes périodiques publiées par les grands instituts de recherche français ou internationaux. Dans une étude publiée en 2004 par la TNS Sofres 4 à la question : « Pourquoi faire du marketing aujourd’hui ? », presque 80% des managers interrogés répondent : « Pour prendre part à la réflexion stratégique ». Dans le même temps, il semble que les responsables marketing se sentent « dessaisis » de leur rôle stratégique dans l'entreprise : 81% déclarent avoir une vision claire des priorités de l'entreprise seulement à court terme. Une enquête plus récente du cabinet Forester Research5 révèle que la plupart des cadres marketing interrogés ne contrôlent plus que la promotion des produits et des services. Enfin, l’Observatoire Cegos confirme l’intérêt pour le sujet, en lançant en 2007 un baromètre destiné à clarifier les priorités des directeurs marketing dans les entreprises françaises. Périodiquement ce baromètre fait état : « d’une dimension stratégique qui prend le pas sur le marketing strictement opérationnel »6 dans les prérogatives des dirigeants exerçant cette fonction. Le paradoxe entre une faiblesse fonctionnelle du marketing et en même temps un désir d’exercer un rôle privilégié dans la stratégie n’est pas nouveau. À la fin des années 1990, on 1 Enquête de l’Observatoire Cegos, 7/01/2008 Stratégies.fr, 24/11/2006 3 Les Échos, 17/02/2010 4 État des lieux de la fonction marketing dans l’entreprise, TNS Sofres, Décembre 2004 5 Reinventing the Marketing organization, Forrester Research, Juillet 2006 6 Enquête de l’Observatoire Cegos, 7/01/2008 2 1 assiste à la création d’un certain nombre de Directions marketing stratégique dans les entreprises françaises. Ces nouvelles structures ont pour but d’accomplir le rapprochement entre marketing et stratégie. Le phénomène s’estompe quelque peu les années qui suivent, avant de gagner en ampleur à partir du milieu des années 2000. Plusieurs grandes entreprises françaises, Crédit Agricole, Accor et très récemment l’Oréal se dotent d’une Direction marketing stratégique. Le communiqué de presse 7 du groupe de cosmétiques annonce : « La création d’une Direction du marketing stratégique répond à la volonté du groupe L’Oréal, dans un monde en pleine mutation, d’anticiper et d’appréhender ces évolutions afin d’accompagner les transformations du Groupe en matière de veille stratégique, de compréhension des consommateurs, de créativité marketing, de création publicitaire, de communication digitale et de mode de distribution. » L’objectif de cet article est d’examiner le bien-fondé du choix d’une intégration organisationnelle du marketing à la stratégie d’entreprise à travers l’exemple concret de l’entreprise LaSer-Cofinoga (encadré 1). Est-ce que la création d’un département de marketing stratégique permet de développer des synergies entre la fonction marketing et la stratégie générale de l’organisation et à quelle condition ? À la fin des années 1990, l’entreprise a choisi de créer une Direction marketing stratégique. Conçue comme une entité de coordination transversale, elle a pour but de concilier les objectifs stratégiques avec la politique marketing poursuivie. L’analyse de ce cas repose sur un dispositif de recherche longitudinal dont la démarche principale est l’observation participante. Sur le plan conceptuel, l’étude va s’appuyer sur le fructueux débat théorique traitant du lien entre marketing et stratégie. Après un bref éclairage de la nature des liens entre les deux champs, on va illustrer, au travers de l’exemple LaSerCofinoga, trois leviers qui jouent un rôle essentiel dans l’intégration organisationnelle réussie 7 Communiqué de presse L’Oréal - 21 Septembre 2010 2 du marketing à la stratégie : la cohérence entre l’orientation stratégique et la structure des activités marketing, la délimitation du périmètre d’activités et le rôle du dirigeant du marketing stratégique. Encadré 1 : Présentation de la société LaSer-Cofinoga LaSer - Cofinoga est un groupe français spécialisé dans les domaines du crédit à la consommation, l’intermédiation et la relation client. Cofinoga (Compagnie Financière des Nouvelles Galeries) a été créée en 1968 par les Nouvelles Galeries avec l’objectif de gérer les activités financières du distributeur. Entre 1968 et 1985 Cofinoga peine à trouver un positionnement adéquat et à générer une rentabilité suffisante. L’entreprise se stabilise à partir du milieu des années 1980 en combinant son métier historique d’offre de crédit renouvelable avec une politique de croissance à travers des partenariats. En 1992 Cofinoga et son enseigne mère les Nouvelles Galeries sont acquises par les Galeries Lafayette. La période qui s’étale entre 1995 et 2008 est caractérisée par une expansion rapide en France et en Europe, menée de front avec une diversification de l’offre. Le métier principal de l’entreprise a été consolidé pour permettre le développement des services d’intermédiation et de relation client, des centres d’appels ou encore du rachat de crédits. Aujourd’hui LaSerCofinoga est détenu à parité par deux actionnaires : Les Galeries Lafayette (50%) et BNP Personal Finance (50%). Le groupe possède des filiales dans neuf pays européens et emploie environ 10 000 personnes en 2010. 1. Cadre conceptuel : le lien marketing - stratégie Le questionnement sur les apports du marketing à la stratégie générale émerge dans les années 1980 (Biggadike, 1981)8. Avant même de devenir une préoccupation managériale 8 On constate que la majorité des travaux traitant du lien entre le marketing et la stratégie date des années 1980 et 3 explicitement formulée, les travaux de recherche abordent le sujet en se penchant successivement sur la contribution du marketing à la théorie d’entreprise et sa contribution pour la pratique au sein des organisations. D’un point de vue théorique la discipline a su engendrer un grand nombre d’apports conceptuels et techniques, comme la segmentation, le positionnement et le ciblage. On regrette toutefois une orientation majoritairement opérationnelle qui laisse peu de place aux défis stratégiques. Sur le plan managérial la contribution du marketing au sein de l’organisation est généralement établie sur la base de la grille hiérarchique définie en management stratégique. On admet que le rôle du marketing varie en fonction du niveau organisationnel : corporate, domaine d’activité, ou fonctionnel (Piercy et al. 1997). De façon corollaire, l’architecture des activités marketing (en termes de structure, coordination interfonctionnelle et pouvoir) est susceptible d’exercer une influence directe sur la performance de la fonction marketing et par prolongement sur la performance de l’entreprise (Moorman et Rust, 1999). La conjonction de ces deux approches du lien marketing-stratégie aboutit à la genèse d’un cadre de compréhension intégratif. La vision d’un double niveau de rapprochement entre les deux fonctions – à travers la stratégie marketing et le marketing stratégique – s’impose à partir du milieu des années 1990. D’un point de vue théorique les chercheurs différencient la stratégie marketing, faisant part du marketing management et le marketing stratégique entendu comme la contribution du marketing à la stratégie générale de l’entreprise (Antoine, 1995 ; Trinquecoste, 1999). D’un point de vue managérial, les atouts principaux du marketing stratégique sont la connaissance des besoins des consommateurs et la capacité à appréhender les comportements concurrentiels. Il permet de conjuguer les ressources internes de la firme avec les opportunités de l’environnement dans la recherche d’une position concurrentielle 1990. Ce sujet a été progressivement écarté au début des années 2000 au profit de deux autres aspects apparentés, ayant une implication terrain plus tangible. Le premier est relatif à la contribution du marketing à la performance de l’entreprise et le second se développe autour de la théorie sur l’orientation-marché, solidement ancrée sur des bases empiriques. 4 optimale à long terme (Sharma, 1999). Par complémentarité, le concept de stratégie marketing est généralement associé d’une part aux stratégies de segmentation et positionnement sur des marchés cibles, et de façon parallèle, à l’allocation des ressources de manière optimale entre ces différents marchés. La différenciation du marketing stratégique et de la stratégie marketing trouve encore une démonstration dans la représentation de l’avantage concurrentiel à double visage - l’avantage concurrentiel commercial et son soubassement - l’avantage concurrentiel stratégique (Trinquecoste, 2004). La stratégie marketing a pour fonction de produire un avantage concurrentiel commercial par le fait de positionner l’offre de manière optimale. Par extension, le marketing stratégique vise à créer les conditions favorables pour qu’une telle offre puisse réellement procurer de la valeur à l’entreprise. 2. Méthodologie de recherche Les choix méthodologiques ont été dictés par deux facteurs. En premier lieu, le programme de recherche ne pourra aboutir à des résultats concluants, que si l’approche et les données sont en adéquation avec la question de recherche (Baumard et Ibert, 1999). En second lieu, les finalités de cette étude sont de nature exploratoire, compte tenu du caractère novateur du questionnement soulevé. Dans ce cadre, Huberman et Miles (2003) préconisent le recours aux recherches et aux données qualitatives en affirmant qu’elles constituent la meilleure stratégie de découverte et d’exploration d’un nouveau domaine. Au sein des méthodologies qualitatives on a choisi l’étude de cas comme méthode de collecte des données, car elle permet de développer une description détaillée et profonde du sujet étudié (Girod-Séville, 1995). Dans la mesure où l’objet de recherche principal est de faible visibilité, très dépendant du contexte et du type d’organisation, on a mobilisé un cas unique qui présente un intérêt en soi, en raison de sa particularité, mais aussi de sa capacité à répondre aux interrogations soulevées (Yin, 1989). 5 2.1. Démarche d’accès au terrain La procédure d’accès au terrain s’articule autour de deux phases complémentaires. La première phase consiste en l’immersion sur le terrain à travers la démarche d’observation participante entre 2005 et 2006. Cette méthode fait du chercheur un observateur – acteur à part entière de la vie de l’entreprise. L’objectif est de fournir une nouvelle compréhension de l’objet étudié, ou le cas échéant, d'affirmer celle qui émerge de la littérature (David, 2000). L’observation participante implique une imprégnation forte du chercheur avec le terrain et une compréhension empathique des individus qu’il observe (Bootz, 2005). Sur la base des observations extrapolées et confrontées avec la théorie, dans une seconde phase entre 2007 et 2009, une série d’entretiens semi-directifs ont été menés avec différents interlocuteurs faisant partie ou ayant contribué à la création de la Direction marketing stratégique. 2.2. Collecte et typologie des données Les données collectées sont très riches et diversifiées. Pour respecter le caractère longitudinal des investigations, un enregistrement chronologique a été effectué dans le journal de recherche. Suivant les recommandations de Wacheux (1996) on a collecté des informations issues d’entretiens semi-directifs, d’entretiens informels, d’observation, de documents produits à usage interne (comptes rendus, reportings, e-mails) ou encore de documents externes (plaquettes commerciales, documents de presse) etc. Grâce à l’accès à ces différentes sources de données, la validité de la recherche par triangulation a été renforcée. 2.3. Traitement et analyse des données Le traitement des données a été mené en deux étapes successives. L’analyse transversale de l’ensemble des documents a permis de consolider et enrichir le dictionnaire des thèmes 6 provisoire, qui a émergé de la revue de la littérature. Puis, l’analyse de contenu thématique a permis de repérer et de coder l’ensemble des verbatim recouvrant un thème commun. Afin d’augmenter la fiabilité et rendre plus transparent ce processus on a choisi d’effectuer le codage à l’aide du logiciel NVivo. L’intégration du logiciel de traitement des données qualitatives s’inscrit dans une logique d’adéquation avec le corpus de données traitées, assure le gain de temps et la pertinence des résultats9 (Fallery et Rodhain, 2007). 3. Résultats de la recherche Dans une perspective de clarification des domaines de recoupements concrets du marketing et de la stratégie, le cas de l’entreprise LaSer-Cofinoga s’est avéré particulièrement pertinent. Il a permis de mettre en exergue les possibilités d’intégration organisationnelle des deux champs, en illustrant les principaux leviers de réussite ou les raisons de défaillance. 3.1. La cohérence entre orientation stratégique et structure des activités marketing de l’entreprise La cohérence entre orientation stratégique et structure des activités marketing apparaît comme étant le premier levier d’une intégration réussie du marketing à la stratégie. Dans les travaux de Walker et Ruekert (1987) et Vorhies et Morgan (2003) on trouve un appui à l’idée qu’organiser les activités marketing en correspondance avec l’orientation stratégique de l’entreprise est essentiel pour stimuler la performance sur les marchés. Au sein de LaSer on observe deux grandes périodes de transformation de l’orientation stratégique, accompagnées par une adaptation des structures organisationnelles. Chaque transformation d’orientation stratégique conduit l’entreprise à reconsidérer non seulement son architecture globale, mais également celle de ses activités marketing (annexe 1). 9 Les données recueillies étant volumineuses, il est difficile d’intégrer dans le corps du texte des verbatim. Par souci de synthèse seulement les résultats ont été restitués. 7 Période 1 : Passage de l’orientation-produit à l’orientation-client Jusqu’à la fin des années 1990 les efforts de LaSer sont principalement concentrés sur le produit et les forces de vente avec une préoccupation constante pour le gain financier à très court terme. D’un point de vue organisationnel le groupe est structuré par fonction, avec une Direction marketing centralisée. Elle a pour mission de suivre les relations avec les clients finaux recrutés par chacune des enseignes de distribution de la maison-mère. La gamme de l’entreprise est centrée sur le crédit, même si elle commence à déployer progressivement une série de produits et services fidélisants. Les équipes marketing sont organisées en petites unités chargées chacune du développement d’un produit. Une diversification et une croissance effrénées de la société jusqu’à la rupture économique des années 2000 précipitent la réorientation stratégique. Les dirigeants estiment dorénavant que le client doit être le point focal de leurs stratégies. Le projet de réorganisation de LaSer émerge lentement sous l’influence de cette nouvelle vision. La restructuration se traduit dans les faits par le passage d’une structure centralisée à une organisation de la firme en business units (BU) et en second lieu par l’éclatement de la Direction marketing jusqu’alors unique pour toutes les activités. Trois nouveaux domaines d’activités stratégiques sont créés sous l’égide du groupe LaSer. LaSer-Cofinoga gère les activités historiques de distribution de services financiers. Les activités de fidélisation, centres de contact, relation client et les services de point de vente sont du ressort de la filiale LaSer-Loyalty. Enfin, l’ensemble des activités internationales du groupe sont gérées par LaSer-International. À la tête de ces trois BU, LaSer se dote d’une direction centralisée commune, appelée Direction Corporate. Elle comporte l’ensemble des fonctions transversales – comptabilité, ressources humaines, contrôle de gestion, ainsi qu’une Direction marketing stratégique. L’apparition du pôle marketing stratégique est censée matérialiser le lien entre les unités marketing opérationnelles au sein des BU, les cadres corporate et la Direction générale. Avant la mise en place de la 8 nouvelle structure organisationnelle les grandes orientations stratégiques sont dictées de façon informelle par le Comité de direction. L’organisation en business units de LaSer donne place à une nouvelle vision du marketing, essentiellement de coordination interfonctionnelle et transversale et de nature à valoriser le client. Période 2 : Le passage d’une orientation-client à une orientation-client-partenaire Dans la période comprise entre 1998 et 2002, la scission en business units et la création d’une unité marketing de pilotage transversal intervient dans la mouvance d’une transformation de l’orientation stratégique. D’un marketing orienté produit, LaSer se recentre sur la problématique de la création de valeur pour le client. À partir de 2002 l’apparition d’un nouveau vecteur de croissance - les partenaires, est également le point de départ d’une suite d’actions managériales. Cette vision plus large du client, qui inclut l’orientation vers le consommateur final (B to C), mais aussi vers les « grands comptes » (B to B), remet en cause le modèle organisationnel traditionnel. Une vision partagée du passage d’un marketing orienté – client vers un marketing combinant « orientation – client » et « orientation – partenaire » se dégage de façon explicite. L’orientation vers le partenaire prend une importance pour LaSer, car la volonté des dirigeants est de proposer une offre globale relative à la relation client et non plus d’être majoritairement orienté vers la distribution de crédit. Dans ces conditions la société dispose de deux publics cibles - les clients finaux, mais aussi les entreprises désireuses de développer une démarche de relation clientèle. Cette orientation est explicitement annoncée à partir du milieu des années 2000 et résumée dans les documents officiels sous le sigle « B to B to C ». D’un point de vue global l’organisation en trois business units autonomes avec à leur sommet une Direction corporate s’avère performante et ne subit pas de mutation majeure jusqu’en 2008. Toutefois, la nouvelle orientation mixte B to B to C, donne lieu à une restructuration des équipes marketing. Au sein de la Direction du marketing stratégique un second pôle 9 corporate est créé avec le but de coordonner l’ensemble des grands partenaires de LaSer : « La coordination commerciale et grands comptes ». Concrètement, la mission de la nouvelle entité corporate est complémentaire à celle des pôles de réflexion sur le consommateur, car elle doit contribuer à la valorisation et à la connaissance des enseignes partenaires. La structure de LaSer ainsi composée est préservée jusqu’en 2008, où les bouleversements liés à la crise des subprimes rendent encore une fois indispensable une redéfinition de l’architecture organisationnelle. Les trois business units qui composent la société doivent être restructurées au profit d’une nouvelle organisation plus équilibrée et répondant mieux au souhait d’intégrer les deux dimensions – client final et partenaire, dans la construction d’une chaîne de l’offre basée sur la relation client. La nouvelle organisation mise en place est formée de deux pôles opérationnels correspondants, découpés en business units et disposant d’une autonomie totale. La transformation de l’architecture des activités marketing au sein de LaSer au gré des changements d’orientation stratégique illustre les efforts d’intégration de la fonction marketing à la stratégie. Mais cette architecture apparaît comme étant un sujet particulièrement sensible à de multiples égards. Tout d’abord, parce qu’elle invoque la question des allocations financières accordées. Ensuite, parce qu’elle met en parallèle les relations déjà controversées entre marketing-managers stratégiques et opérationnels, et témoigne ainsi de la nécessité d’une définition précise du périmètre d’activités marketing. 3.2. La délimitation du périmètre d’activités de la Direction marketing stratégique La création de la Direction du marketing stratégique chez LaSer répond au souhait de diriger l’entreprise vers une prise en considération des clients au sens large. Elle intervient dans un contexte de mutation ayant pour objectif, entre autres, la valorisation organisationnelle du marketing au sein de l’entreprise. Le choix de scinder les deux pans du marketing – 10 opérationnel et stratégique, est en cohérence avec le désir de renforcer son rôle au sein de l’entreprise. Cette dualité dans l’organisation du marketing se traduit par une délimitation plus précise du rôle du marketing stratégique au niveau corporate et celui du marketing management au niveau des BU. Au sein de LaSer, trois facteurs clés permettent de distinguer ces deux pans du marketing. Le premier facteur est l’impact temporel des décisions (Greenley, 1993). Les activités opérationnelles sont considérées comme ayant une portée exclusivement à court terme, alors que les questions stratégiques sont systématiquement orientées vers des problématiques de long terme. Le rôle du marketing dans chaque BU est majoritairement perçu par les cadres comme ayant une portée opérationnelle. Par complémentarité le marketing stratégique comporte une optique de prospection, de réflexion et d’analyse des marchés. À court terme ces priorités sont généralement d’ordre financier. Toutes les actions des équipes marketing, finance ou administration sont tournées vers une gestion optimale du couple marges / coûts et une optimisation de la rentabilité. À long terme les prérogatives sont relatives à l’innovation et à la connaissance des marchés. Le second facteur sous-jacent permettant de distinguer les deux niveaux d’apports du marketing à la stratégie a trait à l’orientation des décisions et des pratiques managériales. Les activités des équipes du marketing stratégique sont tournées vers l’environnement. Les cadres surveillent les tendances sur les marchés et observent les comportements des consommateurs ainsi que ceux des concurrents, pour relayer ensuite les informations recueillies auprès des parties prenantes internes. Leurs interlocuteurs au sein de l’entreprise sont les cadres opérationnels, mais aussi les cadres dirigeants. La Direction marketing stratégique joue le rôle d’une plate-forme d’échange par laquelle transite l’information externe et interne, de même que l’information qui provient des équipes dirigeantes et des équipes opérationnelles. On lui confère un pouvoir consultatif et d’accompagnement, à la différence des équipes marketing au 11 sein de chaque BU, qui sont dotées d’un pouvoir décisionnel étendu, relatif aux stratégies de positionnement, de définition de l’offre et du développement commercial. Orientées exclusivement vers le marché, ces équipes ont pour objectif de porter des projets qui génèrent une rentabilité à court terme pour l’entreprise. Enfin, la séparation des deux pans du marketing est intervenue dans un contexte de scission des trois métiers de LaSer en trois business units indépendantes. La création d’un pôle marketing stratégique vise une meilleure définition des facteurs clés de succès stratégiques de l’entreprise. L’objectif de l’entité est de développer des instruments de veille et d’analyse pour mieux cerner les forces et les faiblesses de LaSer face aux opportunités offertes par le marché. Par ailleurs, elle développe progressivement un marketing stratégique proactif (Lambin et Caceras, 2006). Par complémentarité au marketing stratégique de réponse, qui vise à satisfaire les attentes des clients, le marketing stratégique proactif stimule la performance de l’entreprise à travers les innovations technologiques, même si elles reposent sur des besoins non articulés par les clients. L’innovation, la technologie et une stratégie de croissance fondée sur les partenariats, constituent un socle solide sur lequel l’entreprise est supposée bâtir son avantage concurrentiel stratégique. En parallèle, les équipes marketing au sein des BU ont pour objectif de positionner l’offre de façon à assurer le succès commercial et financier de l’entreprise. 3.3. Le rôle des dirigeants du marketing stratégique Il convient enfin d’évoquer le rôle des dirigeants, et plus spécifiquement des dirigeants du marketing, dans le processus d’intégration du marketing à la stratégie. L’actualité récente démontre que les caractéristiques de l’équipe dirigeante peuvent influencer de façon déterminante la place octroyée au marketing dans les décisions stratégiques. On atteste notamment d’un déclin du pouvoir des directeurs marketing, au profit des directeurs 12 financiers ou des responsables comptables (Nath et Mahajan, 2008). À titre d’exemple Hyde, Landry et Tipping (2004) font état d’une très grande précarité des directeurs marketing au sein des sociétés américaines. Une étude dans 18 secteurs de l’industrie et des services révèle que la longévité moyenne pour un poste de directeur marketing est de 23 mois contre presque le double pour d’autres fonctions. Par ailleurs, le plus souvent le directeur du marketing est écarté des Comités de direction, dans lesquels avec le PDG et le DG, les directeurs financiers et des ressources humaines ont une place de premier plan. Le cas de LaSer illustre à juste titre le rôle controversé du directeur du marketing stratégique. Dans les deux périodes étudiées, deux responsables se succèdent à la tête de la Direction du marketing stratégique. Toutefois, les deux dirigeants consécutifs n’ont pas su fédérer leurs équipes et au-delà associer l’ensemble des salariés autour de l’objectif de création de valeur pour les clients. En dépit d’une prise de participation dans le Comité de direction, les deux responsables successifs n’arrivent pas à endosser le rôle de porte-parole des valeurs et des compétences maîtrisées pas les cadres. Trois constats relatifs à l’incapacité des dirigeants du marketing stratégique à affirmer et garantir la pérennité de ce département peuvent être formulés. D’abord leur expérience opérationnelle et le fort attachement aux valeurs du « terrain » ont pour conséquence une perception biaisée et opaque de la nature du marketing stratégique. Les tensions manifestes entre vision stratégique et vision opérationnelle, aboutissent à une survaleur accordée au marketing opérationnel, dont les enjeux et les résultats sont mieux perceptibles. Ces biais cognitifs (Laroche et Nioche, 1994) conduisent les cadres du marketing stratégique à refuser d’être cantonnés à un pôle stratégique et d’être différenciés des opérationnels. Le second constat est celui d’une défaillance dans les échanges d’information. Le responsable du marketing stratégique est supposé être un relais d’information, fusse-t-elle descendante ou 13 ascendante. Sa participation au Comité de direction lui permet d’avoir un regard direct sur les décisions stratégiques. Toutefois, très peu d’informations précieuses pour les acteurs du pôle traversent ce filtre. Il en est de même des informations ascendantes. Le directeur du marketing stratégique valorise peu le travail effectué par ses équipes. Par ce manque de support hiérarchique l’existence du pôle est remise en cause. Enfin, le management autoritaire des responsables marketing est souligné, mais contrebalancé par un faible pouvoir de décision. La puissance de la vision financière au sein de l’entreprise est accompagnée par une situation paradoxale des responsables marketing. Ils détiennent en général peu de latitude dans la décision, qu’ils essayent de compenser par un management directif de leurs équipes. Au sein même de la Direction marketing stratégique l’ambiguïté – poste hiérarchique élevé mais faible poids dans la décision, est souvent raison de mutation des cadres marketing. Le turnover des responsables d’équipe et des responsables d’unité est assez élevé. Conclusion et perspectives de recherche D’un point de vue managérial la réflexion sur les rapports entre marketing et stratégie appelle certaines interrogations. La création d’une Direction du marketing stratégique est-elle une condition suffisante pour intégrer la fonction marketing aux objectifs stratégiques ? La fonction marketing est-elle un centre de coût ou un centre de création de valeur pour l’entreprise ? Est-ce que l’organisation des activités marketing correspond à l’orientation stratégique de l’entreprise ? Ces questions soulèvent des problématiques prégnantes pour les cadres de la fonction compte tenu d’un contexte incertain. Les réflexions organisationnelles sont habituellement occultées dans les départements marketing, plus préoccupés par des enjeux immédiats. Elles sont néanmoins nécessaires à la pérennisation de la société, de ses constituantes et de ses marchés. 14 Ce travail a ainsi le mérite de proposer une meilleure compréhension du rôle que le marketing peur jouer dans l’entreprise à travers la mise en exergue de trois leviers de réussite. En premier lieu, il faut que la structure des activités marketing soit bien adaptée à l’orientation stratégique de l’entreprise. Parallèlement, le périmètre d’activité et les tâches de chaque acteur de la fonction marketing doivent être suffisamment formalisés pour éviter les tensions internes. De façon corollaire, les efforts de formalisation doivent nécessairement s’accompagner par des échanges d’information plus dynamiques. Une des figures centrales dans la dissémination de l’information et dans la promotion de l’équipe marketing stratégique est le dirigeant de la fonction. La réussite de l’entité est conditionnelle à sa capacité de valoriser le collectif qu’il gère. La limite principale de cette recherche est le recours à un seul cas d’analyse. Cette démarche affecte fortement la généralisabilité des résultats. Toutefois, le choix de mener l’observation dans une seule organisation a l’avantage de permettre une compréhension profonde et longitudinale des processus d’intégration du marketing à la stratégie. Par ailleurs, la démarche d’observation participante ne permet pas le détachement émotionnel du terrain. Le chercheur peut faire preuve d’un manque d’objectivité lorsqu’il est impliqué entièrement dans la vie de l’entreprise. C’est la raison pour laquelle une seconde phase d’accès au terrain a été initiée. La problématique proposée pourrait être explorée en répliquant la grille d’analyse dans le cas d’une autre entreprise ou de plusieurs entreprises dotées d’une direction du marketing stratégique. Cela permettrait d’affirmer les résultats et d’affiner les construits théoriques. L’analyse de plusieurs entreprises, comparables en termes d’architecture des activités marketing, pourrait aussi faciliter les comparaisons et l’extraction de préconisations sous forme de « meilleures pratiques ». 15 Bibliographie Antoine J. (1995), La stratégie vue par les hommes du marketing, Revue Française du Marketing, 155, 7-12. Baumard P. et Ibert J. (1999), Quelles approches avec quelles données ?, in R.A. Thiétart (coord.), Méthodes de Recherche en Management, Paris, Dunod. Biggadike E.R. (1981), The contributions of marketing to strategic management, Academy of Management Review, 6, 4, 621-632. Bootz J-F. 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