UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES – SAINT-DENIS - E

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UNIVERSITÉ PARIS 8 VINCENNES – SAINT-DENIS
ÉCOLE DOCTORALE PRATIQUES ET THEORIES DU SENS
UFR Arts philosophie Esthétique
Département de Philosophie
PATIMALE José Blaunde
LA PHILOSOPHIE DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE SELON
GASTON BACHELARD : UNE URGENCE POUR L’EPISTEMOLOGIE
AFRICAINE ?
Sous la direction de M. le Professeur PRADO Plínio Walder
THESE de doctorat soutenue le 28 Juin 2013
Membres du jury :
DE CARVALHO Adalberto Dias Ŕ Professeur Université (Universités de PortoPortugal).
MATANGILA Léon Professeur Université (Université de Kinshasa, République
Démocratique du Congo).
DOUAILLER Stéphane Ŕ Professeur Université (Université de Paris VIII, France)
1
RÉSUMÉ ET MOTS CLÉS
Cette thèse présente l’analyse de l’épistémologie africaine à partir de la philosophie de la
connaissance de Gaston Bachelard. La question est posée dans la perspective de l’utilisation
de la philosophie ouverte de Bachelard, afin de proposer une critique constructive de la
problématique du développement de la philosophie des sciences en Afrique. Les concepts de
Bachelard (connaissance comme description, philosophie du détail, discontinuité continue,
rupture, obstacles, etc.) et les idées des philosophes africains (philosophie comme existence
humaine, être, force, force vitale, philosophie de la diversité, philosophie comme vérité,
comme sagesse, sensation, affectivité…) sont confrontées à l’édification non d’une seule
philosophie mais de philosophies plurielles. Nous défendons l’idée d’introduire une
philosophie des sciences comme condition fondamentale du développement de la philosophie
de la connaissance scientifique en Afrique. Nous défendons aussi l’idée de la continuité
discontinue. Dans une première partie, nous nous intéresserons l’évolution académique de
Gaston Bachelard dans le domaine de l’épistémologie, et de sa compréhension de la Nature.
Nous considérerons la relation de l’Homme et de la Nature comme point départ de tout type
de savoir humain. Dans la seconde partie, nous nous demanderons comment la science estelle comprise par les philosophes. Nous définirons également ce qu’est la connaissance, ainsi
que la connaissance scientifique pour Bachelard. Enfin, dans la dernière partie, nous
commencerons par analyser la philosophie africaine, ainsi que sa position et la relation entre
science et idéologie. Nous défendrons la thèse qu’une philosophie ouverte, considérant toutes
les réalités, permettra au continent africain de sortir de sa situation actuelle en suivant la
continuité discontinue, et non la discontinuité continue. Nous en appellerons à la nécessité de
stimuler l’esprit critique de ce continent…
Nos concepts-clés : philosophie, force vitale, connaissance, connaissance scientifique,
science, épistémologie, continuité, discontinuité.
Laboratoire de Recherches sur les Logiques Contemporaines de la Philosophie (LLCP)
EA nº 4008 Université Paris 8
- Département de Philosophie - 2 rue de liberté 93526 Saint Denis
2
Abstract
This thesis presents an analysis of African epistemology based on Gaston Bachelard’s
philosophy of knowledge. Bachelard’s open philosophy offers an alternative perspective for
proposing a constructive critique of the development of the philosophy of science in Africa.
Some of Bachelard’s ideas (knowledge as description, the philosophy of detail, continuous
discontinuity, rupture, obstacles, etc.) and African philosophical ideas (culture, philosophy as
human existence, being as strength, vitality, the philosophy of diversity, philosophy as truth,
as wisdom, sensitivity to affect, etc.) are compared to build philosophies, not just a
philosophy. We defend the idea of introducing of a philosophy of science as a fundamental
condition for the development of the philosophy of scientific knowledge in Africa. We also
support the concept of discontinuous continuity. The first part of this thesis concerns
conceptualization. The academic evolution of Bachelard in the domain of epistemology and
contact between Man and Nature are treated as the starting points for all types of human
knowledge. In the second part, I explore how science is understood by philosophies and what
they and knowledge are for Bachelard. The last part analyses African philosophy, its task,
position and the relation between science and ideology in addition to an examination of the
level of research in African universities. We support the thesis that an open philosophy that
considers all realities, exploring discontinuous continuity and non-continuous continuity, can
allow the continent to emerge from its current situation. We recommend the need for critical
thinking on the continent.
Key concepts: philosophy, vitality, knowledge, scientific knowledge, science, epistemology,
continuity, discontinuity.
3
Remerciements :
À Mr. Professeur Walter Plinio PRADO qui m’a aidé et accompagné avec beaucoup
d’affection intellectuelle d’encouragement et confiance dans la construction de ma
Thèse.
Au Professeur Stéphane Douailler pour sa rigueur scientifique qui m’a permis de
réorienter parfois mon travail.
J’adresse mes sincères remerciements aux membres de jury qui m’ont fait l’honneur
de lire, critiquer et évaluer mon travail.
Au Gouvernent Français par la Bouse de coopération avec le Gouvernement
Mozambicain.
À Université Eduardo Mondlane de Mozambique par aide et encouragement.
À Ma famille: Hortense Nora Ubisse, Blaundicia, Nstay, Evans et Blaunde josé
Blaunde, pour sa patience et sa compréhension.
Au mon père et ma mère par tous qui ont fait pour mes études.
À tous mes amis, proches ou lointains mon sincère remerciements.
Auteur : José Blaunde Patimale
4
TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION................................................................................................................................. 7
PARTIE 1 BACHELARD ET LA NATURE COMME SOURCE DE LA PRODUCTION
DE LA CONNAISSANCE. ..................................................................................................... 20
CHAPITRE 1- QUI EST GASTON BACHELARD ? .......................................................... 21
GASTON BACHELARD L’HOMME QUI EVOLUE ........................................... 23
I.I. INFLUENCES REÇUES. .............................................................................. 26
I.II. LES OUVRAGES ......................................................................................... 32
CONCLUSION ................................................................................................................................... 35
I.
CHAPITRE 2 - LA NATURE COMME SOURCE DE LA CONNAISSANCE HUMAINE
.................................................................................................................................................. 37
L’HOMME DANS LA NATURE .............................................................................. 39
LA CONCEPTION BACHELARDIENNE DE LA NATURE. .......................... …59
II.I. LA CONCEPTIONS BACHELARDIENNE DE LA DURÉE ........................................... 59
II.II. LES ÉLÉLEMENT FONNDAMENTAUX CHEZ BACHELARD.................................. 71
CONCLUSION ................................................................................................................................... 81
I.
II.
PARTE 2 – PHILOSOPHIE ET CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE ............................... 83
CHAPITRE 3 - PHILOSOPHIE ET SCIENCE CHEZ GASTON BACHELARD ............. 84
VISION GENERALE SUR LA SCIENCE ............................................................... 85
I.I. LA SCIENCE CHEZ LES GRECS ............................................................... 98
I.II. LA SCIENCE DU XVIIe SIÈCLE A LA PERIODE CONTEMPORAINE 108
II.
COMPRÉHENSION BACHELARDIENNE DE LA PHILOSOPHIE ET
PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE ........................................................................................ 124
II.I. PHILOSOPHIE CHEZ GASTON BACHELARD ...................................... 125
II.II. PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE CHEZ BACHELARD ....................... 140
CONCLUSION ................................................................................................................................. 153
I.
CHAPITRE 4 : CONNAISSANCE ET CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE CHEZ
BACHELARD ....................................................................................................................... 155
I.
VISION GÉNÉRALE DE LA CONNAISSANCE ................................................. 155
II.
LA CONNAISSANCE CHEZ BACHELARD ....................................................... 165
III.
CONNAISSANCE COMMUNE ET CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE :
CONTINUITÉ OU DISCONTINUITÉ ? ............................................................................... 188
IV.
VÉRIFICATION PROGRESSIVE DE LA CONNAISSANCE CHEZ
BACHELARD .......................................................................................................................... 211
V.
OBSTACLES ÉPISTÉMOLOGIQUES CHEZ GASTON BACHELARD ......... 218
CONCLUSION ................................................................................................................................. 229
5
PARTIE 3 L’ÉPISTÉMOLOGIE AFRICAINE ................................................................ 231
CHAPITRE 5 - LA PHILOSOPHIE AFRICAINE AUJOURD’HUI ................................ 232
LES PHILOSOPHES ET LA PHILOSOPHIE AFRICAINE .............................. 232
I.I. ANTOINE-GUILLAUME AMO (1703- ?) .................................................. 237
I.II. TEMPELS ET LA PHILOSOPHIE AFRICAINE ..................................... 239
I.IV. ALEXIS KAGAME .................................................................................. 244
II.
POUR UNE PHILOSOPHIE AFRICAINE ........................................................... 248
III.
LA POSITION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE ......................................... 266
IV. LE RÔLE, LA TÂCHE DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE ................................... 274
CONCLUSION ................................................................................................................................. 284
I.
CHAPITRE 6 - LA PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE DE BACHELARD : IMPACT ET
DÉFI POUR LA PRODUCTION DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE EN
AFRIQUE.............................................................................................................................. 286
I.
THEORIE DE LA CONNAISSANCE SELON LES AFRICAINS ...................... 287
II.
LA CULTURE ET LA PRODUCTION DE LA CONNAISSANCE
SCIENTIFIQUE EN AFRIQUE ............................................................................................. 294
III.
RELATION ENTRE SCIENCE, IDEOLOGIE ET PHILOSOPHIE EN
AFRIQUE ................................................................................................................................. 310
IV.
PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE EN AFRIQUE ............................................... 341
V.
LES UNIVERSITÉS AFRICAINES ET LA RECHERCHE................................ 352
VI.
LES OBSTACLES EPISTEMOLOGIQUES EN AFRIQUE ............................... 370
CONCLUSION ......................................................................................................................... 379
CONCLUSION GÉNÉRALE ......................................................................................................... 381
INDEX GENERALE .......................................................................................................................... 391
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................. 400
6
INTRODUCTION
Le problème de la connaissance se pose à l’Homme depuis son origine. De
tous temps, il a cherché à connaître et à comprendre les phénomènes naturels aussi
bien qu’humains. Connaître et interpréter le réel sont des activités constitutives de la
nature humaine...
La connaissance et le savoir ont toujours été d’une extrême importance à la
survie des hommes. Le sujet de la présente recherche est le suivant : La Philosophie
de la Connaissance Scientifique de Gaston Bachelard : une Urgence pour
l‟Épistémologie Africaine ? À travers cette problématique, nous essaierons d’analyser
l’épistémologie africaine à partir de la philosophie de la connaissance scientifique
bachelardienne. Cette recherche découle de notre conviction sur l’importance de la
connaissance, en particulier dans la perspective de la philosophie des sciences.
Nous tenterons également de comprendre les manifestations de l’Homme dans
la Nature, et de montrer que c'est à partir de ces manifestations que l’Homme
entreprend sa vraie relation avec la Nature. C’est à partir de cette relation aussi que
surgit le problème de la connaissance. À travers ce point, nous analyserons
l’épistémologie africaine grâce à la philosophie de la connaissance scientifique
bachelardienne.
L’Homme est un être pensant, capable de choisir, de philosopher, d’exprimer
des sentiments de toutes natures, et surtout capable de revenir sur lui-même et de
s’interroger sur la place qu’il occupe dans le monde, ainsi que sur son devoir envers
la Nature.
Cette capacité à s’interroger et ce désir de connaître ont permis à l’Homme de
sortir de la « caverne » de l’ignorance dans laquelle il siégeait. Avec la capacité de
connaître, comme le souligne Kant, l’homme est sorti de sa « minorité ». Mais
comment l’Homme est-il donc capable de se développer ? Cela vient avant tout de
7
son désir, de sa volonté, de sa capacité à connaître, en somme de sa capacité à décrire
et à comprendre la réalité. Face à l’impossibilité de satisfaire ses désirs, l’homme ne
s’arrête jamais : il se trouve dans une situation où il doit toujours choisir.
La connaissance rend l’Homme digne et lui permet de faire un passage de sa
« vie d’animal » à la « vie rationnelle », avec au-delà, la possibilité de sortir de « la
caverne vers la lumière ». Grâce à cette sortie, l’Homme a commencé à « respirer
l’air pur », à profiter du soleil et à admirer la Nature toute entière, cette nature
resplendissant par-delà les limites de sa « spécificité ». Son admiration et son désir
font de l’Homme un être différent de tous les autres êtres existants dans la Nature.
L’Homme use de sa liberté pour satisfaire son désir, par sa capacité de choisir.
Dans ce sens, on peut comprendre la liberté comme « la capacité de choisir sur une
gamme de possibilités, sans que le choix puisse être rapporté comme effet à une
cause interne ou externe au sujet »1. Dans cette logique de pensée, la « non-liberté »
est le «non-choix », ou inversement. Cette absence de liberté ou de choix peut
résulter de deux circonstances distinctes, chacune d’entre elles pouvant être
considérée comme «liberticide ». La première de ces circonstances « est celle où le
choix est l’effet inévitable et prévisible d’une cause interne ou externe, mais
échappant au contrôle du sujet. La seconde est celle qui s’imposerait s’il n’y avait
pas pluralité de choix, si les humains n’avaient pas le choix »2.
Ce pouvoir de choix témoigne du fait que la liberté de la nature humaine peut
se comprendre selon deux sens différents : « D’abord au sens où cette nature est
composée de virtualités multiples, entre lesquelles les représentants de l’espèce ont à
choisir pour la finalité d’accomplir leur propre humanité ; ensuite en celui où les
choix effectués sont le fait des acteurs eux-mêmes : directement ou indirectement les
humains font leurs histoires »3.
1
Jean BAECHLER, Agir, faire, connaitre, Paris, Hermann Editeurs, 2008, p. 6.
. Jean BAECHLER, Ibidem.
3
Jean BAECHLER, Ibidem.
2
8
Cette liberté de l’Homme lui donne aussi la capacité de choisir entre « le bien
et le mal, le vrai et le faux, l’utile et le nuisible ou le nocif, pour ne prendre que ces
couples centraux et contradictoires »4.
Dans cette liberté et cette capacité de choisir, l’homme est en quête
perpétuelle pour comprendre la réalité. Dans ce sens, Bachelard nous apprend que :
« Connaître, c’est décrire pour retrouver »5. Également, connaître c’est « l’effort
humain pour trouver les réponses vraies aux questions que les humains se posent à
propos du réel. Le faire ou l’ouvrer ou le créer est défini par le mouvement de fusion
d’une forme et d’une matière, résultat qui peut être atteint soit en matérialisant une
forme soit en informant une matière »6. Dans le même sens, Jean Baechler a défini
l’agir humain comme « l’effort développé pour atteindre un objectif, en mobilisant
des moyens et en surmontant les obstacles rencontrés ».7
L’acte d’agir ou de connaître est réalisable dans la Nature, mais jamais en
dehors d’elle. Nous ne pouvons parler d'aucun domaine du savoir humain sans
prendre en compte cette relation existant entre la Nature et l’Homme, parce que c’est
précisément là que l'on y trouve la source des actes humains. C’est à ce niveau que
nous pouvons parler du problème de la connaissance. La relation entre l’Homme et la
Nature est le centre de tout type de connaissance humaine. À partir de cet
entendement, Bachelard, Bacon et bien d’autres voient la nécessiter de contempler la
Nature. Et c’est à partir de cette même réflexion que, chez les africains, la Nature est
considérée comme le premier « Être vivant ».
La connaissance désigne un rapport de la pensée à la réalité intérieure et
extérieure. Elle engage la notion de vérité comme adéquation de l’esprit et de la
matière, de l’invisible et du visible. Les théories de la connaissance accompagnent «
naturellement l’ambition de retrouver le sens de la présence de l’Homme dans le
monde. »
4
Jean BAECHLER, Ibidem.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, sixième édition, Paris, VRIN, 1987, p. 9.
6
Jean BAECHLER, Agir, faire, connaitre, op.cit., p. 31.
7
Jean BAECHLER, ibidem.
5
9
Selon les africains, l’unité du réel (c’est-à-dire l’idée d’une totalité matérielle
animée par des « forces démiurgiques ») est à l'origine de notre univers et de notre
temps.
Pour les grecs également, toute connaissance est intimement liée à la Nature,
qui est par essence l’être compréhensible. La connaissance humaine est une imitation
de la Nature et l’esprit humain a toujours voulu la décrire, même si l’Homme ne peut
jamais la décrire parfaitement.
À partir de son intérêt constant pour la Nature, l’Homme va développer un
esprit scientifique. Les savants et les philosophes ont cherché des fondements sur
lesquels ils pouvaient développer une pensée scientifique. Ainsi arrivent de grandes
découvertes : les lois de Kepler, la mécanique de Galilée, le système circulatoire de
Harvey, la géométrie de Descartes [...]. On peut dire que la science nouvelle s’est
instaurée en marge de la science officielle, qui se pensait fondée uniquement sur le
religieux, et considère souvent la philosophie comme un commencement. Bachelard
avait dit : « (i)l faut avoir conscience de ce droit de commencement avant de pouvoir
développer une connaissance scientifique ». À partir de là, Bachelard comprend la
philosophie comme « la science des origines voulues ». Dans sa réflexion, la
philosophie cesse d’être descriptive pour devenir un acte intime.
Chez Bachelard, la méditation est un caractère fondamental pour construire
une pensée philosophique. Il considère la méditation comme l’acte philosophique
par excellence. Si les africains souhaitent vraiment concevoir une philosophie des
sciences, ils doivent méditer et réfléchir sur toute la réalité. Cette faculté de
méditation n’est pas réservée à un peuple spécifique : tous les peuples, toutes les
pensées, « graves et fines, passionnées et froides, rationnelles et imaginaires »,
doivent méditer, chacun dans son contexte, chacun dans sa réalité.
Gaston Bachelard est une figure majeure dans le domaine de l’épistémologie.
Son œuvre éclaire la spécificité de la connaissance scientifique par « rapport à tous
les autres domaines de la connaissance ».
10
L’homme sans connaissances n’est rien. Il est le seul être doué d’une curiosité
suffisante pour se plonger dans la quête du savoir. Bachelard « appartient à ce
moment de la modernité du XXe siècle où, en France particulièrement, des
philosophes tels que Henri Bergson, Léon Brunschvicg et E. Meyerson réinventent le
savoir scientifique qui est en train de bouleverser »8 le monde. De notre point de
vue, ces penseurs, et notamment Gaston Bachelard auquel notre travail se limite, ont
su utiliser la philosophie pour établir une critique de la pensée de leur temps.
En tant qu’épistémologue, philosophe et critique des sciences, Bachelard
interroge les méthodes et les fondements de ces penseurs : il « avance toujours dans
la pensée et dans sa langue vers des formulations rectifiées ». Il se penche sur tous
les grands thèmes de « l’histoire des sciences et de l’épistémologie critique qui vont
marquer les débats de la rationalité des sciences »9 dans tout le XXe siècle, c’est-àdire les frontières entre « le savoir non scientifique et le savoir scientifique, la
dialectique théorie-expérience, phénoménotechnique, construction sociale de la
science, mais déclinée à sa façon particulière, maintenue dans les limites d’une
confiance en la raison qui n’est pas infidèle aux Lumières »10. Il a également été
attentif au domaine de la poétique et de l’imaginaire, du rêve et de l’imagination,
mais nous ne parlerons pas ici de sa pensée dans le domaine poétique.
Il propose notamment une épistémologie de la mobilité entre « l’abstrait et le
concret », la « théorie et la pratique », mais n’en a pas moins le souci d’inscrire la
science dans une histoire qui la contraint à des ruptures permanentes. Il souhaite une
philosophie ouverte qui considère toutes les expériences. Il en montre la possibilité,
dans une société qui a en « charge d’éduquer l’esprit à la science et de lui fournir une
éthique de la discussion et de l’intersubjectivité ».
Selon lui, la fameuse vérité objective de la science, qui était la valeur
incontestable dans la philosophie positiviste du XIXe siècle, résulte en fait d’un
équilibre complexe de conditions et de facteurs multiples. La vérité scientifique est
8
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, Paris, l’Harmattan, 2010, p. 12.
Teresa CATELAÃO, Ibidem.
10
Teresa CATELAÃO, Ibidem.
9
11
une dynamique interne à la raison, une construction de concepts pouvant toujours
s’auto-rectifier ou être rectifiés. C’est ce dynamisme qui permet de produire une
connaissance
de
type
scientifique
et
d’arriver
à
une « vérité » jamais définitive.
Bachelard démontre la tendance à la systématisation propre à toute pensée
rationnelle. Il affirme que devant la richesse infinie de l'expérience et de la
nouveauté, tous les systèmes fermés sont voués à l'échec. Il propose d'introduire la
relativité dans la « vérité scientifique ». Il propose aussi d’établir des relations entre
pratique scientifique et philosophie, ou pour une pratique et une théorie vers une
« nouvelle éducation scientifique ».
Dans cette optique, il soutient qu’en physique comme en mathématiques, il
n'existe pas de connaissances définitivement exactes. La connaissance scientifique
est une suite d'approximations et d’erreurs rectifiées, car les erreurs ont toujours fait
partie de l’histoire de la connaissance scientifique. C’est dans ce sens qu’on peut
comprendre le principe poppérienne de « falsifiabilité ».
Notre thèse explore donc la philosophie africaine, en considérant la
philosophie comme une activité humaine indispensable. L’Homme y demeure le
centre d’intérêt majeur, la philosophie existant là où l’Homme existe. C’est ainsi que
nous devons accepter une multiplicité de philosophies, parmi lesquelles la
philosophie africaine. Chaque peuple a sa philosophie, qui correspond à la
multiplicité des sociétés humaines. Et chaque peuple peut produire et développer la
connaissance scientifique.
À l’époque actuelle, l’Afrique doit cesser d’être perçue comme toujours liée à des
idéologies « dogmatiques », à des traditions lourdes, comme ont parfois pu le faire
certains philosophes. Dans cette ligne directrice, les philosophes africains doivent
considérer leur passé de façon critique mais non dogmatique. Ils doivent considérer
leur passé comme un point de source d’une philosophie spécifique. À partir de cette
légitimation du passé comme source épistémologique, nous allons tenter de présenter
12
« la discontinuité continue » dont parle Bachelard, pour défendre plutôt ensuite la
continuité discontinue.
Le penseur africain Cheik Anta Diop souhaite une nouvelle philosophie. Pour
lui, la philosophie classique est morte et l’humanité doit inventer une « philosophie
de découverte », c’est-dire une philosophie de la science capable d’intégrer dans son
passé toutes les prémices à peine visibles à l’horizon scientifique. Selon lui, seule
une telle nouvelle philosophie peut aider l’homme à se réconcilier avec lui-même.
D’autres philosophes africains considèrent la philosophie comme moyen de
conciliation chez les peuples noirs. Ainsi, chez Towa, la tâche de la philosophie est
« de relever les nègres de leur indignité. La philosophie est donc une puissance que
l’esprit doit exploiter »11. En Afrique, cette philosophie doit rapidement rechercher
les moyens de conscientiser les peuples dominés et de les éclairer dans leur lutte pour
la libération de leur condition de dépendance. C’est pourquoi Towa, ainsi que le
philosophe Ngoma-Binda, attribuent à la philosophie un pouvoir politique, la
considérant comme capable d’orienter la politique en Afrique. Quant à nous, nous ne
souhaitons pas réduire la philosophie à une pratique politique. Elle doit la guider,
mais elle doit aussi être capable de faire davantage.
La philosophie africaine montre qu’il n’existe aucune connaissance sinon par
des sensations répétées ou réactivées en chacun de nous. Ainsi, Amo considère que
l’esprit humain est seulement capable de comprendre à partir de représentations,
d’images ou de choses, et ainsi d’être capable de produire de la connaissance.
À partir de cette théorisation africaine, notre recherche souhaite effectuer son
analyse critique, depuis la philosophie de la connaissance scientifique de Gaston
Bachelard, en montrant combien ce dernier est vraiment un support incontournable
pour l’élaboration d’une philosophie de la science en Afrique.
11
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, Paris, l’Harmattan, 2010, p. 155.
13
L’Afrique doit prendre conscience de la nécessité de construire elle-même un
type de philosophie scientifique spécifique. Sa vraie « sortie de la minorité» va
dépendre de ses décisions et du courage des africains à développer leur esprit
d’initiative et leurs efforts pour faire évoluer certaines de leurs mentalités. L’Africain
doit être capable, à partir de ses réalités concrètes, de construire sa propre
interprétation sur celles-ci. En Afrique, on éprouve beaucoup de difficultés, ou
d’obstacles épistémologiques, pour reprendre le langage bachelardien. Est obstacle
« ce qui obstat, c’est-à-dire se tient (stat) devant (ob), empêchant d’avancer. Ce qui
empêche de penser ou d’agir »12. « La notion d’obstacle épistémologique peut être
étudiée dans le développement historique de la pensée scientifique et dans la pratique
de l’éducation […] l’adolescent arrive dans la classe de physique avec des
connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une
culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser
les obstacles épistémologiques insurmontables »13.
Dans notre travail,
Bachelard,
nous n’abordons pas tous les obstacles évoqués par
parce qu’à notre avis, en Afrique, il existe des obstacles que nous
considérons comme spécifiques à ce continent, et que la réflexion de Bachelard n’a
pas abordés. Nous nous limitons à montrer d’autres obstacles, que nous considérons
comme majeurs.
Il ne pourrait s’agir non plus d’introduire un travail sur la philosophie des
sciences. Nous considérons que la philosophie bachelardienne des sciences est plus
que jamais nécessaire à notre époque, particulièrement pour le développement d’une
épistémologie africaine, car il place la philosophie au même niveau que les sciences
expérimentales. En effet, il propose une rupture entre la connaissance scientifique et
la connaissance commune et il montre comment chaque système de pensée comporte
une intentionnalité différente.
12
Paul FOULQUIÉ et Raymond SAINT-JEAN, Dictionnaire de la langue philosophique, 3e édition, Paris,
1978, p. 494
13
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, Paris, J. VRIN, 1938, p. 17-18.
14
Depuis des millénaires, malgré les connaissances scientifiques et les
expériences techniques réalisées dans l’Égypte ancienne, en géométrie, en
métaphysique, dans les arts, en médecine, en mathématiques, pourquoi les
compétences scientifiques et technologiques n’ont-elles pas été diffusées sur tout le
continent africain ? C’est autour de cette question que notre recherche se focalisera…
Notre thèse a pour fil conducteur la problématique suivante : à quel point la
philosophie scientifique ouverte de Bachelard peut-elle aider au développement
d’une épistémologie africaine ? Comment l’Afrique (et plus particulièrement le
Mozambique) peut-elle recevoir à la fois cette philosophie ouverte, basée à la fois sur
le savoir scientifique et la « connaissance approchée » ? Quel type de philosophie
scientifique se développe-t-il en Afrique ? Et quel est son rôle ou son impact pour
l’avenir de ce continent ? Quel type d’éducation scientifique se voit proposé aux
étudiants africains, et plus spécifiquement aux mozambicains ? Faut-il la penser de
façon différente ?
La pertinence de notre recherche repose sur la démonstration des insuffisances
et des progrès encore trop limités de la connaissance scientifique africaine. Nous
tenterons donc de prouver que si nous n’arrivons pas à étudier la philosophie
scientifique bachelardienne, à savoir la discontinuité continue et la connaissance
comme approximation, nous risquons de perdre l’occasion d’étudier la mission
incombant à la philosophie et le progrès de la connaissance scientifique. La
connaissance approchée et la philosophie ouverte nous permettent d’identifier
l’insuffisance de notre vision de la réalité, et de la vérité du monde dans lequel nous
nous trouvons. Cette philosophie sera un chemin pour édifier la philosophie de la
connaissance scientifique en Afrique…
Pour finir, nous soutiendrons la thèse que, chez Bachelard, la philosophie est
une quête incessante du savoir. Il s’est effectivement battu pour trouver la réalité et la
vérité, dans le but de donner à ses concepts un sens nouveau et de concevoir une
philosophie de l’inexact, soit une philosophie ouverte. Ici, la question est de savoir
dans quel sens les universités africaines et mozambicaines sont-elles prêtes à
15
rechercher la « vérité », ou à quel point sont-elles prêtes à reconsidérer les réalités et
les vérités de leur environnement. Dans quelle mesure sont-elles prêtes aussi à
rectifier leurs conceptions, leurs habitudes, leurs croyances, et à être s’ouvrir à une
philosophie des sciences ?
À travers cette recherche, notre tâche fondamentale sera de mettre en lumière
la conception bachelardienne d’une philosophie ouverte, et celle de rectification de
concepts, pouvant permettre le développement de l’épistémologie africaine.
Avant de nous engager dans le développement de ce travail, quelques
remarques demeurent cependant importantes afin de justifier la méthode que nous
avons choisie. Notre but est de considérer la philosophie de la connaissance
bachelardienne comme épistémologie bien située dans son contexte propre, ceci en
étant conscients qu’autour de cette philosophie il en existe beaucoup d’autres. Pour
cette raison, avant de traiter chacun de nos chapitres, nous essayerons toujours de
démontrer comment les autres philosophes, avant Bachelard, avaient compris cette
problématique, ou bien de montrer la diversité du problème de la connaissance. C’est
selon ce principe que se justifie la présence de nos sous-divisions : 3.1.1. (La science
chez les grecs) et 3.1.2. (La science du XVIIe siècle à la période contemporaine).
L’intention n’est pas d’amener à un autre débat, ni de faire l’histoire de la science,
mais bien d’exposer comment avant Bachelard, c’est-à-dire avant nous, le sujet était
considéré. Cette procédure montre comment les idées nouvelles surviennent toujours
de quelque part, tout en restant le fruit d’idées anciennes. Nous souhaitons donc
souligner l’idée que les nouvelles théories dépendent toujours d’autres existants
déjà...
Pour approfondir notre compréhension de la situation concrète de la
philosophie en Afrique, et comme une forme de méthodologie, nous avons eu
l’occasion de faire des recherches dans des universités africaines. Parmi elles, les
universités du Caire et d’Alexandrie, en Égypte durant deux semaines ; les
universités de Kinshasa, de Lubumbashi, ainsi que l’Université Catholique en
16
République démocratique du Congo, durant un mois ; et enfin l’Université Cheikh
Anta Diop, au Sénégal.
Dans cette perspective, nous avons analysé plusieurs ouvrages de Bachelard,
plusieurs ouvrages sur la philosophie africaine, ainsi que d’autres écrits importants
traitant, entre autres, de philosophie et d’histoire des sciences, de philosophie des
sciences ou d’épistémologie.
Pour faciliter l’articulation de notre travail, nous avons constitué pour trois
parties. Notre première partie s’intitule Bachelard et la Nature comme source de la
production de la connaissance et se compose de deux chapitres. Le chapitre premier,
intitulé Qui est Gaston Bachelard ? porte sur la présentation du contexte dans lequel
s’est inscrite la réflexion du penseur. Dans ce chapitre, nous étudierons l’évolution de
sa vie sociale et académique, ses ambitions sur la philosophie, ainsi que son esprit et
son style marquant une vraie différence avec tous les autres philosophes et les
philosophies existant avant (et pendant) son époque. Son travail fut une lutte contre
ces différentes pensées, pour sauver les vérités qu’il jugeait utilisables. Enfin, nous
exposerons également sa pensée scientifique.
Dans le deuxième chapitre, la Nature comme source de la connaissance
humaine, nous aborderons l’Homme dans la Nature. Notre intérêt est d’essayer d’y
montrer la relation entre eux, pour montrer également où commence la
problématique de la connaissance. Cette relation est l’Origine de tout type du savoir
humain, elle est donc pertinente pour toute discussion philosophique, en tant
qu’origine de tout type de recherche sur le savoir humain. La relation entre l’Homme
et la Nature est bien le point de départ de toute la problématique de la connaissance.
Dans ce même chapitre, nous parlerons aussi de la compréhension bachelardienne de
la Nature, et particulièrement de ses réflexions sur la durée et sur les éléments
fondamentaux. Nous sommes conscients qu’autour de cette problématique, existe un
débat intéressant que nous ne pourrons malheureusement approfondir. Nous
montrerons simplement les manifestations de l’Homme dans la Nature, et poserons
pour postulat le problème du savoir se posant depuis le questionnement de leur
17
relation. Dans ce même chapitre, enfin, nous tenterons de montrer que la Nature est
le « premier être vivant », le premier être intelligent, et que l’intelligence humaine
dépend entièrement d’elle.
En relation avec notre deuxième partie, philosophie et la connaissance
scientifique se compose de deux chapitres. Et notre troisième chapitre, philosophie et
science chez Bachelard portera deux sous-chapitres : la vision générale de la
science et la compréhension bachelardienne de la philosophie et de la science. Nous
avons essayé d’aborder une vision historique de la science, depuis celle des grecs
jusqu’à la période contemporaine. Nous présenterons ensuite la compréhension
bachelardienne de la philosophie et de la science. Il ne s’agit pas pour nous de faire
une histoire de la philosophie ou de la science, mais d’observer de manière résumée
comment les autres penseurs ont traité de ce sujet comme nous avons déjà dit.
Dans le quatrième chapitre, connaissance et connaissance scientifique chez
Bachelard, la procédure demeure la même : avant de nous mettre en dialogue avec
Bachelard, nous présenterons une vision générale de la connaissance. Nous parlerons
ensuite de la compréhension bachelardienne de la connaissance scientifique et de la
connaissance commune. Nous essaierons de montrer les continuités et discontinuités
de ces deux formes de connaissance. Nous exposerons aussi les réflexions
bachelardiennes sur la vérification progressive de la connaissance et sur les obstacles
épistémologiques.
La troisième partie Ŕ L‟Épistémologie Africaine - comporte deux chapitres : le
cinquième chapitre, la philosophie africaine aujourd‟hui, porte sur les philosophes et
sur la Philosophie Africaine. Il nous servira à introduire l’épistémologie africaine.
Dans ce sous-chapitre, quelques philosophes (africains ou non) seront cités ou
présentés afin d’approfondir les réflexions qu’ils portent sur la philosophie africaine.
Après avoir traité de la position de la philosophie africaine, nous tenterons de
montrer le rôle et la tâche de la philosophie sur ce continent.
18
Enfin, dans le sixième chapitre, la philosophie scientifique de Bachelard :
impact et défis pour la production de la connaissance scientifique en Afrique, nous
aborderons l’épistémologie africaine en commençant par examiner la théorie de la
connaissance chez les africains, à savoir la culture et la production de la connaissance
scientifique en Afrique ; la relation entre science, idéologie et philosophie en
Afrique ; les universités africaines ainsi que la recherche. Nous avons tenté de
comprendre quels sont les obstacles à la production de la connaissance scientifique
sur ce territoire. Enfin, nous présenterons la conclusion finale de ce travail, qui ne
doit pas être considérée comme une fin en soi mais bien comme une ouverture, un
nouveau commencement.
19
PARTIE 1
BACHELARD ET LA NATURE COMME SOURCE DE LA
PRODUCTION DE LA CONNAISSANCE.
20
CHAPITRE 1- QUI EST GASTON BACHELARD ?
« Je sais que je ne suis pas l‟observateur/concepteur situé sur Sirius
Je suis emporté avec six milliards d‟êtres humains dans une aventure
Je suis happé par le local, le contingent
Je ne peux ignorer mes ignorances ».
(Edgar Morin, La Voie, p. 24)
Parler de la pesanteur comme le fait Bachelard permet d’entrer de plain-pied
dans le plaisir de traiter non seulement de l’épistémologie française mais aussi de
toute l’épistémologie du XXe siècle. Bachelard est considéré par plusieurs auteurs
comme « l’homme aux livres »14. Avec lui les mythes cessent enfin d'être la base de
la pensée humaine, c’est l’imagination qui a pour rôle de former des images qui
« dépassent la réalité, qui la chantent ».
Pour lui, l’imagination est capable d’inventer la vie nouvelle, l’esprit nouveau,
la connaissance nouvelle. Cette manière de réfléchir ne montre pas seulement la
« poésie première » mais élève aussi la capacité de l’homme, et montre ce que
l’homme est capable de faire, de réaliser dans la Nature. Non seulement il légitime la
supériorité de la Nature, mais il indique aussi que notre imagination dépend du
monde matériel où elle s’enracine. « Pour le philosophe réaliste comme pour le
commun des psychologues, c’est la perception des images qui détermine les
processus de l’imagination. Pour eux, on voit les choses d’abord, on les imagine
ensuite »15.
Dans notre recherche, ce n’est pas son investissement dans le champ de la
poésie qui nous intéressera, mais peut-être pourrons-nous donner certaines
indications sur celle-ci et ce sera simplement pour mettre en lumière la façon dont il
14
15
Jean-Claude MARGOLIN, Bachelard, Paris, France, 1974, p. 5.
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, Librairie José Corti, 1948, p. 3.
21
a accordé de l’importance à la capacité de l’homme, en l’élevant, quant à la
description de la Nature, à sa faculté d’invention (transformer le réel) et quant à la
possibilité de « travailler sur l’inconnu ». Sans cette qualité de curiosité et sans cette
capacité à se confronter à l’inconnu il n’est pas possible d'aborder l’activité unique
qui augmente la dignité de l’homme dans le monde et donne du sens à son existence.
La question que nous pouvons poser d'emblée serait : quel est le seul être au
monde qui soit capable de réinventer ? La réponse est claire, comme nous l’avons dit
antérieurement: c’est l’Homme, le seul être capable de réinventer, de se questionner
sur ses actes; autrement dit, il est le seul à pouvoir réfléchir, à se livrer à
l’introspection, doué de cette capacité d'invention, pouvant « inventer le réel ».
Chaque fois que l’Homme réinvente le réel, il donne un nouveau sens à sa vie, il
donne une « nouvelle dynamique de la réalité vitale » pour lui-même et donne un
nouveau sens à sa connaissance; c’est-à-dire que l’existence humaine a une
signification seulement quand elle réinvente, quand elle cherche à connaître. Tel est
le point de vue que nous chercherons à défendre tout au long de notre recherche.
22
I. GASTON BACHELARD L’HOMME QUI EVOLUE
Gaston Bachelard philosophe français, épistémologue, « l’homme de livres »
est né à Bar-Sur -Aube le 27 juin 1884 et mort à Paris le 16 octobre 1962. Il fut non
seulement l’homme capable de critique quant aux idées mais également un homme
qui en produit.
Bachelard, c’est l’homme qui a évolué, cherchant et faisant « évoluer sa
propre vie ». Sa carrière universitaire démarre assez tard, et c’est encore plus tard que
l’on peut parler de celle-ci comme de « la gloire de ce petit campagnard »16. C’est lui
qui assume le poste de « professeur de sciences au collège de Bar-sur-Aube »17
depuis la Première Guerre mondiale. Après celle-ci, il « se lance dans la philosophie
pour obtenir successivement à trente-huit ans l’agrégation, à quarante-trois un
doctorat, à quarante-six son premier poste de faculté à Dijon, attirant l’attention des
grands établissements philosophiques, et montrant « la même attitude déférente que
beaucoup de ses collègues, nourris dans le sérail et à la courbe de vie et de pensée
moins discontinue que la sienne »18.
Il intègre le monde des penseurs français avec le nouveau principe de
s’intéresser Ŕ en dehors de la philosophie Ŕ aux « bouleversements qu’a connus
l’histoire des sciences au début de ce siècle : développement des géométries non
euclidiennes, théorie de la relativité, débuts de la microphysique »19 autrement dit,
c’est le « scientifique que fut et demeura » notre auteur, «qui vint à la philosophie par
une réflexion prolongée sur les problèmes proposés par l’histoire des sciences Ŕ
mathématiques, physique et chimie Ŕ et qui n’a jamais pu supporter l’indifférence
affichée par certains philosophes à l’égard des sciences, s’est heurté à des systèmes
16
Jean-Claude MARGOLIN, Bachelard, op.cit., p. 20
Jean-Claude MARGOLIN, Ibidem.
18
Jean-Claude MARGOLIN, Ibidem.
19
Jean-Claude MARGOLIN, Bachelard, op.cit., p. 24
17
23
de pensée authentiques, à des théories de la connaissance élaborées en dehors de la
science en marche, de la science vivante »20.
Il montre clairement son esprit et son style qui marquent une différence avec
tous les philosophes et toutes les « philosophies existantes » n’hésitant pas à se battre
contre celles-ci pour sauver les vérités dont il veut faire usage. Son principal intérêt
était la pensée scientifique, comblant le fossé entre « la théorie et la pratique »,
dissolvant peu à peu les « idéologies parasitaires » pour donner à cette «créature de
désir » qu’est l’homme sa place entière.
Il existe une vérité pour tout lecteur de Bachelard. Il est nécessaire qu’on fasse
attention à séparer ses travaux de philosophie de ceux relevant des sciences, mais
sans doute peut-on remarquer qu’il se dessine chez lui le prototype d'un « véritable
historien des sciences, c'est-à-dire un dialecticien »21. D’une manière savante, il nous
met en état de comprendre que « les concepts produits par la connaissance
scientifique doivent être retravaillés » et dit ensuite que « l’histoire sanctionnée ne
liquide pas définitivement le passé ». « Quand tout change dans la culture, et les
méthodes et les objets, on peut s’étonner qu’on donne l’immobilité philosophique
comme un mérite ».22
Bachelard a tout d'un philosophe ouvert d'esprit quand il dit : «Nous
demanderons aussi aux philosophes de rompre avec l’ambition de trouver un seul
point de vue et un point de vue fixe pour juger l’ensemble d’une science aussi vaste
et aussi changeante que la physique ».23 C’est cette partie que nous appelons le
milieu philosophico-scientifique de Bachelard. En effet, sa posture se caractérisait
par la recherche d’une position médiane entre philosophie et science.
Il n’existe pas de débats entre Bachelard et d'autres philosophes de son temps,
comme Bergson. Même aux yeux de son collègue Brunschvicg, il se révèle vraiment
20
Jean-Claude MARGOLIN, Ibidem.
Jean-Claude MARGOLIN, Bachelard, op.cit., p. 26
22
Gaston BACHELARD, Rationalisme applique, 3e édition, Paris, Quadrige/ PUF, 1998, p. 43.
23
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, 8e édition, Paris, Quadrige/PUF, 1981, p. 12.
21
24
très habile et va poser une question à ses interlocuteurs concernant leur humeur, leur
état d’esprit, leurs hésitations disons-le, leur humanité :
«Aux savants, nous réclamerons le droit de détourner un instant
la science de son travail positif, de sa volonté d’objectivité pour
découvrir ce qui reste de subjectif dans les méthodes les plus
rigoureuses… Comment pensez-vous, quels sont vos tâtonnements, vos
essais, vos erreurs ? Sous quelle impulsion changez-vous d’avis ?
Pourquoi restez-vous si succincts quand vous partez de conditions
psychologiques d’une nouvelle recherche, donnez-nous surtout vos idées
vagues, vos contradictions vos idées fixes, vos convictions sans
preuve… Est-il bien sûr que cette philosophie massive, sans
articulations, sans dualité, sans hiérarchie, corresponde à la vérité de vos
pensées, à la liberté de vos hypothèses? Dites-nous ce que vous pensez,
non pas en sortant du laboratoire, mais aux heures où vous quittez la vie
commune pour entrer dans la vie scientifique du soir, mais votre
vigoureux rationalisme du matin ».24
On voit que Bachelard « appartient à un moment crucial de la modernité du
XXe siècle où les grands philosophes comme H. Bergson, L. Brunschvicg et E.
Meyerson parient sur le savoir scientifique »25.
Tout lecteur attentif peut ne pas voir qu’il avance toujours dans sa pensée au
travers de formations rectifiées. Toutes les problématiques de l’histoire des sciences
et de l’épistémologie critique vont marquer les « débats de la rationalité de
connaissance des sciences de son siècle ». Bachelard commence par faire « les
démarcations entre savoir non scientifique et savoir scientifique, dialectique théorieexpérience, phénoménotechnique, construction sociale de la science, mais déclinée à
sa façon particulière, maintenue dans les limites d’une confiance en la raison qui
n’est pas infidèle aux lumières »26. Dans cette tendance de pensée nous pouvons dire
sans doute qu’il peut être considéré aussi comme philosophe des sciences.
Bachelard a souhaité une philosophie ouverte, amenant un rationalisme
dialectique, selon la compréhension de Teresa Castelao, il s’est essayé à une
« épistémologie de la mobilité entre abstrait et concret, entre théorie et pratique » qui
24
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., pp. 12-13.
Teresa CASTELAO, Bachelard et les études critiques de la science, Paris, l’Harmattan, 2010, p12
26
Teresa CASTELAO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., 2010, p. 12-13.
25
25
nous enseigne constamment qu’entre théorie et pratique il « n’en a pas moins le souci
d’inscrire la science dans une histoire qui la contraint à des ruptures permanentes (et
il souhaite), dans une société, qui a la charge d’éduquer l’esprit à la science et de lui
fournir une éthique de la discussion et de l’intersubjectivité »27.
Nous croyons sans aucun doute que sa contribution a dépassé les « contextes
français ou européen » et qu'elle va au-delà. Elle se révèle donc ambitieuse, globale,
à la hauteur des grandes philosophies renouvelant la compréhension du logos. Voilà
pourquoi nous tablons sur la pensée de Bachelard comme point de départ pour
analyser la connaissance scientifique africaine, autrement dit l’épistémologie
africaine.
I.I. INFLUENCES REÇUES.
Nous avons dit que Bachelard est un homme de livres, on comprend en quoi
ce titre est justifié par les influences qu’il a reçues. Bachelard est imprégné
d’idéalisme allemand, de l’idée
kantienne que la théorie est antérieure à
l’expérience, « la connaissance objective est ainsi un processus de rationalisation de
l’expérience » sensible. Mais notre philosophe français n’accepte pas l’idée a priori
que le philosophe allemand, Kant, défend. Notre épistémologue montre que les
théories sont, dans leur ensemble, erroné et, de fait, la science se développe en se
corrigeant continuellement.
Bachelard reprend encore dans l’idéalisme allemand la dialectique de la
rationalité, c’est-à-dire qu’elle est en mouvement, l’idée défendue par Hegel. La
connaissance est perçue comme « un aller et retour » continu entre la « raison et
l’expérience », et dans cette perspective « la raison se corrige elle-même », elle ne
produit pas des théories figées, mais des théories qui se développent. Bachelard, à ce
propos, critique le caractère « clos » de la dialectique de Hegel et il conçoit une
27
Teresa CATELÃO, Ibidem.
26
« raison ouverte » qui donne la possibilité d’avancer l’idée d’un savoir humain sans
limite ou sans fin. Lors de la lecture de ses libres, par exemple la Psychanalyse de
feu, ou dans sa Psychologie de l‟air, on trouvera les concepts de « désir » et de
« puissance », qu’il a puisés dans la pensée de Nietzsche.
Dans l’épistémologie française, Bachelard s’inspire du positivisme de Comte.
Il a substitué la loi de trois états de Comte aux états fondamentaux que sont pour lui
« réalisme naïf, rationalisme et surrationalisme ». Il combat Henri Bergson en
refusent sa conception du temps et du réel. Nous pensons que c’est à partir de là qu’il
développe sa théorie de la poésie.
On voit qu’il s’ancre au cœur du XXe siècle, là où les grands penseurs « ont
participé à la formulation d’un nouveau rationalisme ». Dans ce cadre, pour lui, « les
nouvelles sciences représentent une structure de connaissance globalisante »28, une
philosophie qui considère toute réalité, ou bien une philosophie ouverte, différente de
la physique classique considérée par lui comme un cas particulier.
Bachelard, à la différence de la conception d'Einstein, pense que « la totalité
de la science » n’est pas plus qu’un « raffinement de la pensée quotidienne ». Elle est
issue d’une rupture (nous aborderons la rupture plus tard) entre « la connaissance
scientifique et la connaissance empirique ». Selon la conception de Teresa Castelão,
pour Bachelard, les nouvelles sciences n’ont pas grand-chose à voir avec les
descriptions
classiques
de
la
réalité
physique.
« Les
nouveaux
aspects
méthodologiques, ontologiques et épistémologiques offerts par la science
entraînaient le rejet des structures de pensée kantiennes liées à la physique
classique »29. Dans ce combat il y a certaines des implications que Teresa Castelao a
résumées en deux points : «(1) les difficultés que la science française, d’orientation
pragmatique, a éprouvées à l’égard de ces implications; (2) l’impact des nouvelles
sciences dans le remodelage de l’histoire et de la philosophie des sciences, et les
28
29
Teresa CATELÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit.p. 23.
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, ibid., p. 23.
27
défauts liés à la dichotomie historique entre les spéculations des savants et celles des
philosophies »30.
En Europe, dit Castelao, nous avons l’exemple de Dirac qui a essayé de faire
« une conciliation entre la relativité avec la mécanique quantique » qui était évidente
dans sa « théorie de l’électron magnétique », et c’est ainsi qu’Einstein n’a jamais
accepté la discontinuité entre la physique classique et la relativité. Einstein a soutenu
que la relativité n’était pas différente de la pensée scientifique traditionnelle parce
que, selon lui, elle ne « défiait pas le déterminisme ». On voit clairement ici la
manifestation d’une réflexion continue dans la théorie d’Einstein. Telle était la
guerre académique qui s'était installée entre les savants. Quelles allaient être les
implications ou les conséquences philosophiques de cette guerre ?
Bachelard était dans une époque où toute la pensée française était « dominée
par l’aristotélisme, le cartésianisme et le kantisme », où toute la production
scientifique dans toute sa diversité était réduite à une unité mythique. De plus, le sens
de « l’histoire des sciences apparaissait comme continu ».
Henri Bergson est l'autre auteur ayant influencé la pensée scientifique
française. Abel Rey cité par Teresa écrit : « la philosophie française a changé
sensiblement d’orientation dans les vingt dernières années. Il y a vingt ans, le
criticisme pénétrant et éclairant de M. Bergson a fait trembler complètement les
doctrines régnantes Ŕ le positivisme de Comte, Littré, Taine, Renan et Ribot, le néocriticisme de Renouvier, Pillo, Brochard, Hamelin et le kantisme ou rationalisme
éclectique de la plus grande partie de l’université française »31. On observe que la
renaissance du positivisme soutenue par plusieurs auteurs tels Meyerson et autres en
Allemagne a eu une influence décisive sur la pensée française, surtout chez Duhem,
ou encore chez Ernst Mach en Autriche. Ce sont ces influences qui ont permis le
progrès de l’esprit des savants et qui ont donné de l’importance à l’histoire des
sciences dans les écoles françaises au XIXe siècle.
30
31
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., p. 23-24.
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., p. 27.
28
Henri Bergson a été considéré comme un penseur déterminant contre la
philosophie qui traitait la notion de vie prise comme un absolu, et les doctrines qui
soutenaient une conception organique du monde. Selon Bréhier, Bergson montre en
« effet les raisons qui nous éloignent du retour à l’immédiat » et, par la suite,
« les difficultés extrêmes que nous avons dans la pratique. Pour
Bréhier, la doctrine de Bergson est de la même veine que celle de
Berkeley ou de Brown, il ne s’agit pas, comme dans le spiritualisme
traditionnel, de la dissipation mortelle qui fait obstacle au recueillement
intérieur, mais d’entraves dues à la nature de l’intelligence : notre
intelligence mesure, et la mesure est impossible hors de l’espace avec un
autre espace ; ainsi le physicien mesurant le temps, prend pour unité de
mesure un certain espace, celui qui est parcouru par un mobile dans des
conditions physiques déterminées ».32
L’explication que Bergson
a donnée de l’espace et du temps a été
déterminante pour la pensée de Bachelard. Ainsi,
pour Bergson, « la durée pure
n’est pas composée de parties homogènes et capables de coïncider; elle est de qualité
pure, progrès; elle ne s’écoule pas, indifférente et uniforme, comme le temps
spatialisé de la mécanique à côté de notre vie intérieure elle est cette vie même,
considérée dans son progrès, sa maturité et son vieillissement »33.
Dans l’avant-propos de la septième édition de son livre Matière et Mémoire
Bergson montre qu’il est contre l’idéalisme et le réalisme et les considère comme des
doctrines excessives, «qu’il est faux de réduire la matière à la représentation que
nous en avons, il est faux aussi d’en faire une chose qui produirait en nous des
représentations mais qui serait d’une autre nature qu’elle »34. Il ne se positionnait pas
seulement contre le réalisme et l'idéalisme. Il était aussi contre le thomisme dans son
sens général et plutôt en faveur d’une adaptation de la métaphysique aux nouvelles
réflexions sur les sciences. Selon son point de vue, cette manière de réagir « signifiait
aussi un rejet des modèles mathématiques » qu’il appelait ‘la science rigide’.
32
Emile BREHIER, Histoire de philosophie III/XIXème-XXème Siècle, V édition, Paris, PUF, 1991, p. 892.
Emile BREHIER, ibidem.
34
Henri BERGSON, La Matière et mémoire sur la relation du corps à l‟esprit, 7e édition, Paris, PUF, 2004, p.
95.
33
29
Il est sans doute vrai que cet auteur a été déterminant pour Bachelard. Cette
influence apparait dans plusieurs réflexions de Bachelard et le nom de Bergson est
souvent cité. La pensée de Bachelard dans les champs de la philosophie et la
science, selon le témoignage de Teresa Castelao, s’apparentait aux attitudes de
Spencer et de Bergson. « Il pensait lui aussi que la philosophie devait être à la
mesure des nouvelles exigences de la pensée scientifique », la philosophie ne doit pas
être utilisée à d’autres fins que celles qu’elle s’assigne. Dans ce cadre se vérifie une
autre orientation « de la philosophie française concrètement aux années 1900 et
1947, c'est-à-dire celle du XXe siècle ».
Un esprit attentif verra que, à cette époque, il y a surgissement de beaucoup de
philosophes qui ont un intérêt pour la science. Font partie de ce groupe, « Poincaré,
Hadamard, Duhem, Langevin, Brunschvicg et Meyerson ». En 1921 et dans les
années qui ont suivi, Meyerson, Brunschvicg, Henri Bergson inscrivent leur pensée
dans le cadre d’une philosophie de la science. A partir de 1927, après Duhem et
Roy, arrive Bachelard.
C’est dans ce contexte que se construit la pensée de Bachelard avec une
focalisation sur « la philosophie de la physique et la chimie ». Avec la publication en
1922, de L‟Expérience humaine et la causalité physique de Brunschvicg, année au
cours de laquelle Einstein est à Paris, se constitue une démarcation importante de la
philosophie des sciences. Dans cette situation se dégagent donc, à l’intérieur de
l’épistémologie française, deux tendances pour la philosophie des sciences: «d’une
part l’approche traditionnelle de la pensée scientifique caractérisée par le
continuisme de Meyerson et de Duhem et le conventionnalisme de Poincaré ; d’autre
part la thèse discontinuiste, qui était représentée par Brunschvicg et par Bachelard
»35.
Dans les «Principes généraux de la relativité» publiés en 1915, Einstein avait
postulé que ‘la géométrie de l’espace-temps était non euclidienne’ ; cette phrase
einsteinienne n’était pas neutre dans le monde des épistémologues. Pour les
35
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., p. 31.
30
défenseurs du discontinuisme, cette phrase d’Einstein constituait une « preuve que
les concepts scientifiques n’ont pas de caractère absolu, et signifiait aussi que la
philosophie de la science devait user de nouvelles catégories épistémologiques,
capables d’exprimer la structure du développement scientifique et de son histoire. La
philosophie scientifique, il n’y a ni réalisme ni rationalisme absolu et qu’il ne faut
pas partir d’une attitude philosophique générale pour juger la pensée scientifique»36.
Bachelard ne tarde pas à poser la « base dualiste de toute philosophie
scientifique : par le fait même que la philosophie de la science est une philosophie
qui s’applique, elle ne peut garder la pureté et l’unité d’une philosophie spéculative.
Quel que soit le point de départ de l’activité scientifique, cette activité ne peut
pleinement convaincre, il faut raisonner; si elle raisonne, il faut expérimenter. Toute
application est transcendance »37.
D'un autre côté, Léon Brunschvicg va créer une philosophie nouvelle : «la
philosophie nouvelle a une base positive : mieux, elle est un ‘positivisme’, né de la
rencontre entre la critique des sciences faites par l’école contemporaine dont le chef
est M. Poincaré et la nouvelle méthode d’analyse psychologique dont M. Bergson a
été l’initiateur. Mais comment ne pas voir que la philosophie nouvelle, et en cela
même qui la caractérise comme philosophie, nouvelle, déborde par-delà le
positivisme »38 ?
Les renoncements de notre auteur, Bachelard, et de Brunschvicg montrent
clairement qu’ils soutenaient une nouvelle philosophie. Ils soutenaient que la
nouvelle physique capable de produire la connaissance scientifique « n’avait pas
d’ancêtres, parce qu’elle enveloppait une représentation de la nature radicalement
nouvelle »39 sur laquelle, Bachelard plus tard interviendrait en parlant de « rupture
épistémologique » se différenciant d'avec le sens commun et la science classique. Et
36
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, 6e édition, Paris, Quadrige/PUF, 1987, p. 6.
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 7.
38
Léon BRUNSCHCICG, L‟Idéalisme contemporain, Parsi, Librairie Félix Alcan, 1921, p. 101-102.
39
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., p. 31.
37
31
c’est dans cet esprit qu’il dit que « la science contemporaine exigeait une redéfinition
des catégories philosophiques capables d’en exprimer la nature »40.
I.II. LES OUVRAGES
Comme nous avons écrit que Bachelard est l’homme de livres, nous voyons
que cet engagement bachelardien a été décisif, et ses ouvrages ont fait l’objet de
débats, tant au sein de la philosophie française que partout ailleurs dans le monde ; en
effet, il a beaucoup écrit et publié. L‟essai sur la connaissance approchée est sa thèse
principale(1927) ;
il étudie dans ce livre le processus d’affirmation de la
connaissance scientifique. La connaissance approchée est incontournable dans les
sciences expérimentales, et cette approximation est présente aussi dans les sciences
mathématiques. Bachelard montre dans ce magnifique livre que « la connaissance de
la réalité se vérifie progressivement à chacune des acquisitions » et la rectification en
est la base épistémologique.
En 1932, Bachelard publie le pluralisme cohérent de la chimie moderne ; en
1938, Le nouvel esprit scientifique. Avec ce livre, il montre le nouveau caractère de
l’esprit scientifique contemporain. En 1940, dans la philosophie du non, il montre
que l’arithmétique n’est pas fondée sur la raison.
De notre point de vue, « cette littérature a lancé définitivement Bachelard » en
lutte pour défendre la tendance nouvelle déjà existante
parmi les intellectuels
français, « préoccupés par les relations entre la science et la littérature ». L’homme et
sa préoccupation n’étaient pas seulement liées à la nouvelle physique, en effet,
Bachelard a aussi montré un vif intérêt pour la psychanalyse de Freud et de Jung,
mais aussi du surréalisme, dont il s’est inspiré pour forger une partie de son
vocabulaire épistémologique.
40
Teresa CATELAÃO, Ibidem.
32
Pour Bachelard, la grandeur de notre philosophe ne peut pas être réduite à la
philosophie scientifique; il a aussi témoigné d’un certain intérêt pour la poésie. Mais
l'un de ses objectifs premiers a sans doute été d’offrir à la science la philosophie
qu’elle méritait : une philosophie ouverte. Selon son point de vue, « les philosophes
devaient aller à l’école des savants, pour voir comment la science moderne se
constitue ». Pour lui, l’incontournable
travail de « l’esprit scientifique moderne
manifeste une dialectique entre rationalisme et empirisme ». Il adopta ainsi une
position de compromis indispensable et toujours présente dans sa réflexion
épistémologique.
Dans cet ordre d’idées on peut dire que Bachelard est novateur par rapport à la
philosophie précédente. Selon sa manière de voir les choses, les philosophies
précédentes n’étaient pas suffisamment sensibles pour détecter ou pour effectuer des
« ruptures épistémologiques ayant un lien dans les sciences théoriques mûres. Pire,
elles n’étaient pas capables de « décrire le développement discontinu, dialectique et
historique de la connaissance scientifique ».
La posture critique de Bachelard montre que sa préoccupation n’était pas
seulement de s’ériger contre les théories des autres épistémologues ou philosophes,
mais était aussi contre le gouvernement de la IIIe République. Selon lui, le système
éducatif de ce gouvernement lui paraissait « beaucoup plus préoccupé de transmettre
des modes d’explication scientifique traditionnels que de sensibiliser les jeunes
esprits à l’anti-dogmatisme des sciences modernes »41. Ses réflexions sur la
nouveauté épistémologique des sciences physiques après 1905 ont déterminé sa
manière de penser, autrement dit, son opposition aux philosophies d’Emile Meyerson
et André Lalande, qui croyaient en une philosophie institutionnalisée.42
Ainsi, il maintenait sa pensée aux côtés d’Hamelin, d’Henri Bergson et de
Brunschvicg. Il souhaitait que les institutions s’adaptent aux « changements
constants de la culture et de la science ». Il insistait sur l'élaboration d’une
41
42
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, ibid., p. 33.
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., p. 34.
33
« psychanalyse des intérêts scientifiques, sa manière de marquer l’importance de
l’histoire de la science en tant qu’illustration du progrès de la raison, et sur la cité
scientifique en tant que lieu de la production rationnelle et technique des objets
scientifiques, sont associés étroitement au contexte culturel franco-allemand ».43
Comme pour Duhem, Poincaré, Meyerson et Brunschvicg, la formation de
Bachelard s’est accomplie dans le monde « du milieu scientifique français ». Mais, à
« l’exception des colloques avec les physiciens, il n’entretenait aucun contact avec
les physiciens de son temps »44. Ce qui a fait sa grandeur, c’est sa clarté, mais aussi
sa philosophie ouverte Ŕ que nous aborderons ensuite Ŕ, quand il soutenait que
chaque « système de pensée représente une intentionnalité différente ». Pour lui, « les
possibilités créatives ouvertes par les concepts de la relativité devraient passer par la
mécanique newtonienne. Les géométries non euclidiennes ne contredisent pas la
géométrie euclidienne, elles permettent plutôt la totalisation temporaire de la pensée
de la science physique. Le concept de totalisation devrait ainsi avoir plus de
pertinence que celui de rupture épistémologique ».45
On observe dans cette dimension de la culture française que Bachelard −
l’homme de livres Ŕ est resté fidèle à une épistémologie qui marche vers le progrès
de la connaissance scientifique et de la physique théorique. Il s’est toujours montré
intéressé par l’histoire de la science dans une idée de progrès en concevant cette
histoire comme la « formation et de la déformation des concepts scientifiques ».
C’est dans cette ligne de réflexion que pour lui, « l’histoire de la science est l’histoire
du progrès de la pensée scientifique à travers la création de multiples systèmes
discontinus d’approximation de la réalité, tous représentant une petite portion de ce
qui est rationnellement possible. La science crée son propre objet, en franche
opposition à la nature »46. Les objets scientifiques et les instruments sont pour lui
des théories matérialisées.
43
Teresa CATELAÃO, Ibidem.
Teresa CATELAÃO, Ibidem.
45
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., p. 35.
46
Teresa CATELAÃO, Bachelard et les études critiques de la science, op.cit., p. 36.
44
34
CONCLUSION
Dans ce chapitre, nous avons tenté de présenter Bachelard. Nous avons
montré qu’il fut vraiment «l’homme de livres » et qu’avec lui « tous les mythes, les
dogmes sont tombés ». Nous avons montré que Bachelard a gardé confiance en la
capacité d’imagination de l’homme dans le monde. Il est l’homme qui croit dans le
monde, qui croit dans une philosophie réaliste, ouverte à toutes les images existantes
dans le monde. «L’image perçue et l’image créée sont deux instances psychiques très
différentes et il faudrait un mot spécial pour désigner l’image imaginée ».47 La
supériorité de l’homme se trouve dans sa capacité d’inventer. C’est dans cette
capacité que réside la signification et le sens de la vie humaine. L’homme qui invente
évolue et change sa vie.
Bachelard était un homme qui aimait chercher, qui a évolué dans sa vie
personnelle et professionnelle, en gravissant différents échelons : il est passé de
simple citoyen à soldat, de soldat à chercheur, de professeur de collège à professeur
universitaire, et de là au statut de grand épistémologue reconnu internationalement.
Bachelard est ferme sur sa philosophie de l’existence. La raison en est claire :
n’est pas philosophe qui se contente seulement du rationalisme ou de l’empirisme,
mais bien celui qui crée l’unification entre théorie et pratique.
Bachelard est souvent désigné comme étant le meilleur parmi les philosophes
dans la mesure où il incite les autres philosophes à ne pas se restreindre dans une
philosophie fermée qui ne considère qu’un objet d’étude particulier; il souhaite que
l’on opte pour une philosophie ouverte qui prend en compte la diversité du réel.
Nous sommes partisans de la formulation de Teresa Castelao qui affirme que
Bachelard a vraiment été le premier philosophe français à systématiser une
épistémologie qui suivrait de près le progrès de la physique théorique. Il a été le
premier à considérer l’histoire de la science en tant qu’histoire du développement
47
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, op.cit., p. 3.
35
d’un système de pensée radicalement séparé. Selon lui, l’histoire de la science est
l’histoire de la formation et de la réification des concepts scientifiques. L’histoire
de la science est l’histoire du progrès de la pensée scientifique à travers la création
de multiples systèmes non pas continus mais bien discontinus d’approximation de
la réalité, tous représentant une petite portion de ce qui est rationnellement
possible. La science crée son propre objet en franche opposition à la nature.
Nous admirons dans la nature «qu’un objet inerte, dur, soit l’occasion d’une
rivalité non seulement immédiate, mais encore d’une lutte poursuivie, retorse,
renouvelée, voilà une observation qu’on pourra toujours faire si l’on donne un
outil à un enfant solitaire. Viendront ensuite des tâches heureuses sur une matière
maîtrisée […]. L’outil éveille le besoin d’agir contre une chose dure ».48 Et pour
comprendre l’outil et l’agir de l’Homme dans la Nature, et surtout la relation entre
eux, nous allons expliciter
48
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, ibid., p. 36.
36
CHAPITRE 2 - LA NATURE COMME SOURCE DE LA
CONNAISSANCE HUMAINE
« La matière pure vit, rêve
Pense et peine comme un bon ouvrier ».
(BACHELARD, La Terre et les Rêveries de la Volonté, p. 89)
Dans le chapitre précédent nous avons fait une présentation générale du
contexte dans lequel la pensée de Bachelard a surgi. Nous avons essayé de montrer
les théories qui ont influencé sa pensée dans le débat autour de la philosophie des
sciences et plus particulièrement le débat épistémologique.
Dans ce chapitre, notre intérêt va se porter sur l’analyse de la Nature comme
la source, comme l’origine ou bien comme fond d’inspiration des hommes pour
concevoir leur savoir. Selon notre point de vue, il ne saurait exister de discussion, de
théorie sans faire mention de trois concepts fondamentaux : la Nature (ou Monde),
l’Homme et la Société. En ce qui concerne le dernier concept, nous n’allons pas
l’aborder, car nous considérons qu’elle est le résultat de la relation des deux
premiers.
Nous considérons ces concepts comme points de départ pour tout le domaine
du savoir humain, et ils constituent le noyau de notre problématique. On ne saurait
parler de philosophie, de sciences, d’éducation sans les prendre en considération ; en
somme, rien ne peut être abordé sans passer par ces concepts. Tout s’inspire de ces
concepts, d’où le titre de ce chapitre.
Autour de ces concepts, il y a un débat intéressant que nous ne pouvons pas
développer ici cependant. Notre intérêt est seulement d’essayer de signaler les
manifestations de l’Homme dans la Nature et de montrer que c'est à partir de cette
relation entre l’Homme et la Nature que surgit le problème du «connaître ». C’est là
où nous voulons en venir ; c’est le point de départ de notre discussion autour d’une
37
part de la connaissance scientifique abordée par Bachelard, d’autre part de la vision
africaine de cette connaissance scientifique.
Nous allons donc
essentiellement nous concentrer sur la relation entre
l’Homme et la Nature, et ce faisant, nous essaierons d’analyser la perception
bachelardienne sur la Nature. Dans cette perception nous nous intéresserons à sa
perception de la durée et des éléments fondamentaux dans la Nature, considérés par
lui comme indispensables non seulement à notre réflexion mais de manière
fondamentale pour notre vie.
38
I. L’HOMME DANS LA NATURE
Sans doute aucun, l’Homme est un être vivant. Il est d’abord « l’affaire des
biologistes ». L’Homme, c’est aussi un être pensant, et, sous cet aspect il est
« l’affaire des psychologues » ; l’Homme, replacé dans l’évolution, « est l’affaire des
paléontologues » ; l’Homme, c’est encore un être capable de choisir, capable de
philosopher, capable de sentiments artistiques, capable de revenir et de s’interroger
sur lui-même, son existence, son destin, sur la place qu’il occupe dans le monde et
surtout sur son devoir dans le Monde. Dans la Nature, l’Homme est capable de
« sentiments religieux » : c’est là l’affaire des philosophes ou des théologiens, ainsi
que des artistes. Mais notre propos dans ce sous-chapitre n'est pas de parler de toutes
les dimensions de l'être humain, de ce dont il est capable, mais plutôt de traiter de la
dimension qui lui confère une telle capacité, puisqu'une telle capacité apparaît
comme conséquence ou comme résultat de quelque chose de supérieur.
Cette capacité permet à l’Homme de sortir du fond de sa « caverne »
d’« ignorance ». Quelle est cette chose qui permet à l’Homme de sortir du fond de sa
caverne ? C’est au travers de cette sortie, qu’il ouvre consciencieusement un passage
de sa vie d’animal à la vie rationnelle. Par cette sortie, l’Homme a commencé à
respirer l’air pur, à profiter du soleil et à admirer la Nature tout entière qui resplendit
par-delà les limites de sa « spécialité » ; l’admiration et le désir font que l’Homme est
un être différent des autres êtres existant dans la Nature. Ainsi, il va devenir un
pèlerin dans la Nature avec un objectif infini Ŕ satisfaire son désir, son plaisir Ŕ et
cette infinitude se concrétise dans ses actes résultant d’une relation entre l’Homme et
la Nature.
Nous en sommes là ! Nous ne pouvons parler d'aucun domaine du savoir
humain sans prendre en compte cette relation existant entre ces deux notions, parce
que c’est là que l'on trouve la source des actes humains. C’est à ce niveau que nous
pouvons parler du problème de la connaissance. La relation entre l’Homme et la
Nature est au centre de tout type de connaissance humaine.
39
Nous osons dire que la Nature et l’Homme sont deux êtres vivants. Mais nous
rappelons qu’il y a une dépendance : l’être humain dépend essentiellement de l’être
de la Nature. La Nature est le premier Être vivant et l’être vivant humain participe à
la vitalité de la Nature. C’est à partir de la Nature, comme nous le montrerons dans
le sous-chapitre suivant, que Bachelard a trouvé les quatre éléments fondamentaux
qu’il appelle
« philosophie des quatre éléments ».
Dans cette compréhension
Bachelard dit “il ne suffit pas de contempler une pièce d’eau pour comprendre
l’absolue maternité de l’eau, pour sentir que l’eau est un élément vital, le milieu
primitif de toute vie […] ainsi les éléments, le feu, l’eau, l’air et terre, qui ont si
longtemps servi aux philosophies pour penser magnifiquement l’univers, restent des
principes de la création artistique »49.
C’est dans ce cadre, bien sûr, que Bachelard a dit que « connaître, c’est
décrire pour retrouver »50. Qu’est-ce que l’homme va décrire ? La réponse est
manifeste : décrire la Nature. La connaissance humaine est en relation avec la Nature
et c’est en Elle, avec Elle et par Elle que l’Homme conçoit toutes ses connaissances.
En ce qui concerne la connaissance humaine, la Nature en constitue tout à la
fois le point de départ et le point d’arrivée. Voilà comment Bachelard montre
l’immensité du monde quand il écrit, en citant Segal qui parle de terre lumineuse :
« la mer ainsi que le ciel a ses justes assises. L’immense horizon de l’océan va dire
au peintre les désirs de vision de l’œil humain. (…) avec des couleurs, le peintre nous
dira des solidités, toutes les solidités, celles du toit, de la muraille, de l’homme. Là
chaque maison, chaque pré, chaque enclos s’entoure d’un horizon marin
individualisé »51.
Nous ne pouvons parler d’aucune connaissance sans faire référence à sa
source, la Nature, et à l’Homme parce qu'ils sont tous deux le centre de tout savoir
existant dans le monde. Les problèmes du monde dont nous parlons trouvent leur
origine dans cette relation Nature-Homme.
49
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, 7e édition, Paris, PUF, 1970, p.43.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 9.
51
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, op.cit., p. 44.
50
40
De fait, il est extrêmement important que l'Homme sorte de sa caverne et se
permette de découvrir, notamment de se découvrir lui-même, Homme, en tant
qu’objet essentiel de notre science. Ceci nous paraît encore plus urgent, car il est
dénué de sens, comme le remarquait Carrel, « d’espérer que les analyses mises ‘côte
à côte’ pourront jamais ‘automatiquement’ fournir une carte valable de ce qu’est
vraiment l’Homme. Il faut que ces analyses soient survolées par un cerveau unique,
qui seul sera capable d’articuler harmonieusement toutes nos connaissances et de
produire un portrait acceptable de l’ensemble des phénomènes »52.
Charon, dans son livre L‟Homme à sa découverte, a écrit un chapitre intitulé
« La nature, miroir de l‟Homme », un chapitre intéressant et captivant, à commencer
par son titre : quel est ici le sens profond du mot « miroir », pourquoi miroir ? Bien
sûr, Charon a bien compris la relation dont nous parlons, il a bien compris la
supériorité de la Nature, et a bien compris que c’est en elle que l’Homme trouve
l’image de sa connaissance. « C’est la conscience qui appréhende le réel, qui fait acte
de connaissance »53.
Nous parlons de Nature dans l’acception d’Univers et comme tout ce qui
existe. Si nous admettons définitivement le postulat « l’Univers formant le tout »,54
nous serons facilement d’accord avec Charon quand il dit « je suis pensée, donc je
suis aussi une part d’univers »55. Soit dit en passant, cette phrase contredit la fameuse
maxime de Descartes « Je pense, donc je suis ». Cette dernière permet par ailleurs de
comprendre la réflexion du philosophe Senghor sur ce qu’il nomme « la négritude ».
On pense toujours à quelque chose, il n’est pas possible de ne penser à rien. Selon le
philosophe de la négritude, le Négro-Africain ne peut formuler la même idée que
52
Jean E. CHARON, L‟Homme à sa découverte, Paris, Editions du Seuil, 1693, p. 12.
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I négritude et humanisme, Paris, Editions du seuil, 1964, p. 257.
54
Les concepts de nature, monde et univers sont utilisés dans ce travail au même niveau. Quand nous parlons
de nature, nous parlons également de monde et d'univers. C'est dans cette dimension que nous comprenons
ces concepts, comme un tout, une "force vitale". Il y réside une égalité ou une équivalence, du moins dans la
présente recherche. Nous utiliserons ces concepts du début à la fin avec la même signification. Il est clair que
notre intérêt porte à la fois sur la nature, le monde et l'univers puisqu'ils sont liés, et ils sont bel et bien utilisés
53
dans le sens où nous l'entendons comme nous venons de l'expliquer.
55
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I négritude et humanisme, op.cit., p.17.
41
Descartes, mais dirait plutôt : « ‘Je sens l’Autre, je danse l’Autre, donc je suis’. Or
danser, c’est créer, surtout lorsque la danse est danse d’amour. C’est, en tout cas, le
meilleur mode de la connaissance »56.
Sans entrer dans cette polémique, nous sommes convaincus que l’Univers
forme un tout. Si l’univers est absolument tout ce qui existe et que l’Homme existe
également, il fait alors partie de l’Univers même. Nous sommes donc intimement
associés à l’Univers puisqu’il n’y a pas de Monde extérieur à nous, et nous ne
pouvons pas être extérieurs au Monde ; nous sommes dedans. En fait, nous ne
pouvons pas dire comme Charon : « ce monde ne saurait exister sans nous ».
Quand nous disons que l’Homme fait partie de l’Univers et que lui-même est
l’Univers, cela ne signifie pas que l’existence de l’Univers dépend de l’existence de
l’Homme. Nous sommes d’accord sur le fait que l’Homme fait partie de l’Univers,
mais il est nécessaire de comprendre qu’il est dans un tout qui existe. Il n’y a aucun
doute qu’il est le seul parmi tous les êtres existants capable de s’interroger sur la
réalité et sur tout ce qui l'entoure. Ses questions ne se tournent pas seulement vers
son monde extérieur, mais également sur lui-même. Nous sommes convaincus de la
capacité de l’Homme à s'interroger sur l’Univers, mais il n’arrive jamais à le
connaître dans le véritable sens du mot. De même, cela n’a pas de sens de se
demander ce qu’est l’Univers sans l’Homme, mais en même temps, l’Univers ne peut
pas être réalisé, car chacun de nous est indissociable de tout l’Univers.
Nous ne sommes pas d’accord avec Charon, et nous pouvons oser dire qu’il
s'est trompé quand il écrit : « Nous sommes si intimement associés à l’univers qu’il
n’y a pas de véritable monde extérieur à nous, ce monde est encore nous-mêmes
puisqu’il ne saurait exister sans nous »57. La non -reconnaissance de l’existence de
l’Univers sans l’Homme, selon nous conduit à refuser la supériorité de l’Univers sur
l’Homme. L’Univers est indépendant de l’Homme. L’Univers ne peut d’aucune
56
57
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I négritude et humanisme, op.cit., p. 259.
Jean E. CHARON, L‟Homme à sa découverte, op.cit., p. 19.
42
façon dépendre de l’existence de l’homme, c’est-à-dire que la supériorité de
l’Univers s'exerce encore sur l’Homme.
Un écrivain romantique cité par Bachelard affirme : ‘pour moi, le monde extérieur
existe’ tandis que Bachelard dit, « la matière existe »58. Et « la matière existe tout de
suite sous sa main œuvrante. Elle est pierre, ardoise, bois, cuivre, zinc… le papier luimême, avec son grain, avec sa fibre, provoque la main rêveuse par une rivalité de
délicatesse. La matière est ainsi le premier adversaire du poète de la main. Elle a
toutes les multiplicités du monde hostile, du monde à dominer (nous disons à
explorer). Le graveur véritable commence son œuvre dans une rêverie de la volonté.
C’est un travailleur. C’est un artisan. Il a toute la gloire de l’ouvrier »59 .
Il ne fait aucun doute que l’Homme a besoin d’agir sur cet Univers, donc de le
décrire. Cette description est le résultat de sa relation avec le Monde, et il est clair, à
notre avis, que c'est à travers cette relation que l’Homme tire sa connaissance, mais il
est évident aussi qu’il ne prend connaissance que d’une partie des éléments de la
réalité. C’est dans cette même perspective que Bachelard déclare :
« Toutes les œuvres du maître sont des méditations sur la
substance. La substance y est prise dans son acte, dans l’acte qui donne
les formes, dans cette finesse d’être qui varie les colorations. Les
preuves abondent qu’une imagination complète doit imaginer non
seulement les couleurs et les formes mais encore la matière dans ses
vertus élémentaires. Dans la matière sont les germes de la vie et les
germes de l’œuvre d’art »60 .
Si nous allons jusqu'au bout de notre réflexion, nous serons capables de voir
qu’il existe deux mondes : un monde « connu » que nous pouvons nommer « monde
réel » et un autre monde que l’Homme ne connaît pas clairement. Nous partons ici de
la réflexion de Mbog Bassong sur l’ontologie africaine ; celle-ci affirme « l’unité du
réel c’est-à-dire l’idée d’une totalité matérielle animée par des forces démiurgiques,
qui serait à l'origine de notre univers et de notre temps »61. Bien sûr, Aristote déclare
58
Gaston BACHELARD, Le droit de rêver, ibid., p. 67.
Gaston BACHELARD, Le droit de rêver, ibid., p. 67.
60
Gaston BACHELARD, Le droit de rêver, op.cit., p. 48.
61
Mbog BASSONG, La Méthode de la philosophie africaine, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 17.
59
43
que toute connaissance humaine trouve son origine dans une tendance fondamentale
de la nature humaine qui se manifeste dans les actions et les réactions les plus
élémentaires de l’Homme. Cette tendance détermine et pénètre toute l’étendue de la
vie des sens.
« Tous les hommes désirent naturellement savoir ce qui le
montre, c’est le plaisir causé par les sensations, car, en dehors même de
leur utilité, elles nous plaisent par elles-mêmes et, plus que toutes les
autres, les sensations visuelles. En effet, non seulement pour agir, mais
même lorsque nous ne nous proposons, la vue à tout le reste. La cause
en est que la vue est, de tous nos sens, celui qui nous fait acquérir le plus
62
de connaissances et nous découvre une foule de différences » .
On ne peut douter que les premiers degrés de la connaissance humaine aient
rapport exclusivement au monde extérieur. C’est au travers de ce contact établi avec
le monde extérieur que résulte la connaissance de l’Homme. Pour tous ses besoins
immédiats et ses intérêts pratiques, l’Homme dépend de ce monde physique. En
effet, il ne peut vivre s’il ne s’adapte pas constamment aux conditions du monde qui
l’entoure. Bachelard voit au fond de la Nature une lumière mythologique naturelle à
partir de laquelle se façonne le vocabulaire que Bachelard utilise, ainsi, au cœur des
éléments vont naitre « le cygne tout à la luxure de sa blancheur et l’être féminin ».
C’est ici que Bachelard trouve « l’origine » des « origines » à
« cet œuf cosmique qui assemble et enferme les forces du ciel et
de la terre. Alors l’artiste développe les images, fait sortir l’image,
comme un dieu mathématicien tire l’une après l’autre toutes les
conséquences d’une vérité première. Du cygne et de Léda un œuf va
naître, car toute grande vision du monde doit partir de l’œuf cosmique.
Et puis les amours de la femme et du ciel vont éclabousser l’univers ; de
cet amour vont surgir des astres lactescents, des délires planétaires »63.
C'est ainsi que Bachelard dit « connaître c’est décrire » ; nous nous sommes
déjà posé la question à propos de cette référence, à savoir : décrire quoi ? C’est la
Nature qu'il faut décrire, les premiers pas vers la vie intellectuelle et culturelle de
l’Homme peuvent être pensés comme des actions qui impliquent une sorte
d’adaptation mentale à l’environnement.
62
63
ARISTOTE, La métaphysique livre A1, 980ª. 1991, p. 19.
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, op.cit., p. 48-49.
44
Progressivement, l’Homme se développe dans sa culture, sa curiosité naturelle
le met non seulement en situation de connaître le monde extérieur mais aussi de se
connaître lui-même. Telle est la maxime de Socrate : « connais-toi toi-même », nous
comprenons cette maxime comme une loi qui demande à l’Homme de se connaître
lui-même. Dans cet impératif, nous sentons en quelque sorte un brusque
renversement de l’instinct premier de connaître. Cette maxime nous convainc aussi
de l’impossibilité d’approfondir le secret de la Nature sans étudier d’abord le secret
de l’Homme. Comme l’Homme fait partie de ce Monde, il importe qu’il s’interroge
d’abord sur ce qu’il est, ce qu’il a besoin de savoir.
On peut se demander : qu’est-ce que l’Homme ? Les mots d’Ernst Cassirer
peuvent nous servir de levier pour illustrer cet être. « L’Homme est cette créature qui
est constamment en quête de lui-même » et qui, à chaque instant, doit « examiner
minutieusement les conditions de son existence ». C’est cet examen minutieux, cette
attitude critique envers la vie humaine elle-même, qui lui confère sa vraie valeur.
« Une vie sans examen », dit Socrate dans son Apologie, « ne mérite pas d’être
vécue ». Nous pouvons résumer la pensée de Socrate en disant que, pour lui,
l’homme a une réponse rationnelle. C’est à la fois la connaissance de l’Homme et sa
moralité qui sont prises dans ce cercle. C’est par cette faculté fondamentale, par la
faculté de donner une réponse à lui-même et aux autres, que l’Homme devient un
être « responsable et un sujet moral »64.
Marc Aurèle, cité par Cassirer, a commis une grande erreur, selon nous, en
tentant de séparer l’Homme de la Nature ; il a dit : « ce n’est pas dans le monde des
sens, mais seulement par notre pouvoir de juger, que nous pouvons saisir cet ordre.
Juger est le principal pouvoir de l’Homme, la source commune de la vérité et de la
moralité. Par là seulement l’Homme dépend entièrement de lui-même ; il est libre,
autonome et se suffit à lui-même »65. Cette articulation est vraiment une aberration.
Jamais l’Homme ne sera suffisant à lui-même, puisque sans la Nature, que devientil ? Qu’est-il ? Rien ! Quand on sépare l’Homme de la Nature, cela signifie qu'on le
64
65
Ernst CASSIRER, Essai sur l‟homme, traduit par Norbert MASSA, Paris, Les Editions de Minuit, 2001, p. 19.
Ernst CASSIRER, Essai sur l‟homme, op.cit., p. 22.
45
réduit à néant, parce que hors de la Nature, l’Homme n’est pas capable de faire quoi
que ce soit de signifiant. Tout ce dont l’Homme est capable ne peut l'être que dans la
Nature. La Nature c’est le fond de l’inspiration de l’homme. Nous pourrions
répondre à Marc Aurèle que la Nature est le point de départ et d’arrivée du savoir
humain.
Voici la magnifique formulation que cette idée a inspirée à Hannah Arendt : «
le monde où naissent les hommes renferme un grand nombre de choses, naturelles et
artificielles, vivantes et mortes, provisoires et éternelles qui ont toutes en commun de
paraître et par là même d’être faites pour se voir, s’entendre, se toucher, être senties
et goûtées par des créatures sensibles dotées de sens appropriés »66. Dans la
continuité, Arendt voit entre les êtres vivants la capacité de relever, de reconnaître,
de répondre par la fuite ou « le blâme à ce qui n’est pas tout bonnement là, mais leur
apparaît et est destiné à être perçu par eux »67, et ajoute encore : « tout ce qui est, est
destiné à être perçu. Ce n’est pas l’Homme, mais les hommes qui peuplent notre
planète. La pluralité est la loi de la terre »68.
Arendt a bien perçu la supériorité de la Nature ou du monde. Tout est dans ce
qui peut se percevoir. Même l’Homme et les animaux doivent être perçus dans la
mesure où ils ne sont pas seulement les sujets et objets perçus mais sont aussi des
êtres percevant69. Arendt avance que les objets vivants « se présentent, comme des
acteurs, sur une scène qu’on leur a préparée. C’est une scène commune à tous les
vivants, mais elle semble différente à chaque espèce, et aussi à chaque spécimen
[…]. Le besoin de se montrer Ŕ de réagir, en montrant, à l’effet accablant d’être
montré Ŕ semble commun à l’Homme et à l’animal […]. Le choix fondé sur le seul
critère d’achèvement et de perfection de l’apparence, serait complètement arbitraire
66
Hannah ARENDT, La Vie de l‟esprit, PUF, 1981, p. 37.
Hannah ARENDT, Ibidem.
68
Hannah ARENDT, La Vie de l‟esprit, op.cit., p.38.
69
Cf. Hannah ARENDT, ibidem.
67
46
si la réalité n’était pas avant tout de nature phénoménale »70. Et Bachelard dit à son
tour :
« L’homme est pierre, la femme est terre. La femme se construit
par masses, l’homme se construit par morceaux. … nous saurons l’être
que notre inconscient voudrait achever, à quel idéal Ŕ viril ou féminin Ŕ
notre inconscient voudrait travailler. De là, passant au monde, suivant
notre courage ou notre lassitude, nous dirons que le monde est
commencé ou qu’il est inachevé. Au lieu de tests touchant l’homme,
nous aurons donc des tests touchant l’univers, deux tests importants qui
désignent clairement les valeurs volontaires, la puissance de
construire ».71
C’est dans la même ligne que Pierre Teilhard de Chardin considère que
chaque élément du cosmos est positivement tissé par tous les autres, et l’Homme est
aussi un élément qui fait partie de ce cosmos ; « au-dessous de lui-même par le
mystérieux phénomène de la ‘composition’, qui le fait subsister par la pointe d’un
ensemble organisé ; et, au-dessus, par l’influence subie des unités d’ordre supérieur
qui l’englobent et le dominent pour leurs propres fins »72. Il montre que l’univers
n’est pas « divisible, il est un bloc très organisé à perte de vue, autour de nous,
l’univers tient par son ensemble. Et il n’y a qu’une manière réellement possible de le
considérer. C’est de le prendre comme un bloc, tout entier »73.
Nous sommes entièrement d’accord avec Chardin quand il voit l’impossibilité
de couvrir par une explication cohérente, ainsi que la science doit tendre à le à faire,
la totalité du phénomène cosmique. « Nous devons décrire, dans ses liaisons et ses
dimensions mesurables, le dehors de la matière. Il nous faut, pour avancer plus loin
dans la direction de l’Homme, étendre la base de nos constructions futures au-dedans
de cette même matière »74.
À notre avis, les choses de ce monde ne sont pas des représentations au sens
ou l’entend Descartes, ce sont les choses mêmes. Marcel Conche l'a bien compris : «
70
Hannah ARENDT, La Vie de l‟esprit, op.cit., p.40-41.
Gaston BACHELARD, Le droit de rêve, op.cit., p. 86.
72
Pierre Teilhard de CHARDIN, Le phénomène humain, France, Editions du seuil, 2007, p. 32.
73
Pierre Teilhard de CHARDIN, ibidem.
74
Pierre Teilhard de CHARDIN, Le phénomène humain, op.cit., p., 42.
71
47
je ne suis pas un sujet qui ne ferait d’abord que les penser », car elles me sont
révélées comme étant là. Et « que je sois un être qui toujours déjà est s’ouvrant au
monde, ce n’est pas quelque chose qui m’est arrivé : cela a toujours appartenu à mon
essence. Mon essence est déhiscence, sortie de soi. Ainsi, le soi n’est pas soi dans
une identité fixe. Il se médiatise par le monde »75.
Cette compréhension des choses nous explique clairement que l’être humain
doit être ouvert au monde, mais cette ouverture se fait non seulement par le monde
mais aussi par lui-même, ouvert à ce monde comme lieu de vérité et donc ouvert à la
vérité. Quand je suis à l’extérieur, je vois que l’arbre est, la maison est, la mer est,
etc. Je peux ainsi porter une infinité de jugements qui décrivent mon monde et le
révèlent comme lieu de vérité. Ainsi se justifie que l’Homme est une créature
ouverte. Ouverte à quoi ? À la réalité, à la vérité de l’être, de ce qui est, en un mot
nous pouvons dire ouvert au Monde.
Il est sans doute important de clarifier notre idée quand nous parlons de
Nature, de l’être et du monde. Il n’existe en fait pas de différence entre eux dans le
contexte où nous utilisons ces termes ; quand nous disons Nature, ce n’est pas
nature de chose, mais c’est celle qui recouvre ce que nous appelons le Monde,
l’Univers, l’Être ou bien la Totalité, le Tout. Pour nous, la Nature et le Monde font
partie d’une unique identité que nous appelons les Êtres. C’est dans ce cadre que
nous voyons la relation entre l’homme et le Monde, ou la Nature.
C’est également le cadre dans lequel Spinoza conçoit la « nature entière »
comme un seul individu dont les parties, c’est-à-dire tous les corps, varient d’une
infinité de manières, sans aucun changement de l’individu total (Ethique II). Sur le
même principe, Pascal a dit aussi que la nature est multiplement infinie, et d’abord en
grandeur et en petitesse ; mais l’Homme est dans une position essentielle de saisir
tant l’infiniment grand que l’infiniment petit. Et Conche, pour sa part, avance que
« les hommes se sont portés témérairement à la recherche de la Nature, comme s’ils
avaient quelque proportion avec elle. C’est une chose étrange qu’ils aient voulu
75
Marcel CONCHE, Présence de la nature, Paris, PUF, 2001, p. VII-VIII.
48
comprendre les principes des choses, et de là arriver jusqu’à connaître tout, par une
présomption aussi infinie que leur objet. Car il est sans doute vrai qu’on ne peut
former ce dessein sans une présomption ou sans une capacité infinie, comme la
nature »76.
Conche fait mention de deux principes qu’il a trouvés dans la pensée
d’Aristote : les principes « causal et actif ». C’est dans ces principes qu’on comprend
la Nature dans le sens de la « forme » et de la « matière ». Nous nous intéressons
particulièrement au principe actif entendu au sens de matérialité, car c’est là que
l’Homme agit. En dehors de la Nature, l’Homme ne peut réaliser aucune action.
Parce que comme nous l’avons dit, c’est dans la Nature même que l’Homme peut
agir. C’est pour cela que Conche dit que « la Nature est le principe des êtres pour
chacun et, dans leur ensemble, elle n’est pas seulement principe de croissance et de
renouvellement, mais aussi principe d’ordre, et cela indissociablement, car s’il n’y
avait que désordre, il n’y aurait pas d’êtres, il n’y aurait rien »77.
Bachelard avait raison quand il évoquait la perception des images qui
déterminent tout le processus de l’imagination. Cela veut dire que sans cet Être, que
nous appelons le monde réel physique, l’Homme ne serait pas capable d’imaginer,
l’Homme ne serait pas capable de parler des images. Et c’est pour cela que Conche a
écrit que « philosopher à la façon des Grecs est répondre à l’appel de l’être ou plutôt
du réel, par une décision libre […] alors toutes les possibilités philosophiques, ou du
moins métaphysiques (si on entend par métaphysique une pensée cohérente) du réel
dans son ensemble, se déploient »78.
Conche s’efforce de ne pas accepter l’existence d’un seul réel. Pour lui, il en
existe plusieurs. Mais pour nous, la pluralité des choses ne signifie pas la pluralité du
réel. Nous voyons la partie comme un tout. Conche affirme : « philosopher signifie
questionner toujours ». Se questionner toujours sur quoi ? Sans doute sur « ce qu’il y
a », « le réel ». La pluralité fait partie d’un tout que nous nommons Nature ; comme
76
Marcel CONCHE, Présence de la nature, op.cit., p. 8.
Marcel CONCHE, Présence de la nature, op.cit., p. 19.
78
Marcel CONCHE, Présence de la nature, Ibid., p. 20.
77
49
l'a écrit Aristote « le monde est un assemblage composé du Ciel et de la Terre, et des
natures qui y sont contenues. Mais le Monde est encore pris dans un autre sens : c’est
l’ordre et l’arrangement de toutes les choses, conservé par l’action de Dieu et à cause
de Dieu. Dans cet univers, le centre, qui est immobile et fixe, a été donné en partage
à la Terre, source de vie, qui est le foyer et la mère des êtres animés de toutes
sortes »79.
Conche va plus loin dans sa tentative de compréhension globale du problème.
Il place alors le langage au cœur du problème ; la Nature a son langage et les
philosophes sont appelés à se saisir du langage propre de la Nature. Il rappelle que
chaque philosophe ou chaque individu a comme tâche de rompre avec le « langage
commun ». « Trouver un langage à la mesure de ce qui est, disons plutôt de ce qu’il y
a, du réel, telle est bien la tâche du philosophe »80. C’est après tout dans la Nature
que l’homme trouve matière pour sa pensée, comme l'a dit Conche ; « penser c’est
tenter de prendre la mesure du réel comme tel et dans son ensemble ». Pour Conche
le philosophe, « pour en venir à penser, a à se détourner de son intérêt pour luimême, il se gardera de tout ce qui favorise et alimente cet intérêt : introspection,
examen de conscience plus ou moins teinté de masochisme, pratique du journal
intime, par exemple »81.
Chaque Homme a pour tâche de méditer sur la « réalité dans son ensemble ».
A « l’instar des antisocratiques », on nomme Nature cette méditation qui enveloppe
un mouvement, une activité, « car il s’agit, pour une part, d’une analyse, alors que le
mot ‘contemplation’ marque plutôt le repos du regard dans l’admiration de l’objet,
ou s’il y a mouvement, le mouvement dans le regard étant docile au mouvement de
l’objet. Comme lorsqu’on regarde le mouvement d’un corps flottant sur l’eau
courante »82.
79
ARISTOTE, Traité du ciel ou monde, Trad. J. Tricot, Paris, VRIN, 1998, p. 181.
Marcel CONCHE, Présence de la nature, op.cit., p. 24.
81
Marcel CONCHE, Présence de la nature Ibid., p. 26.
82
Marcel CONCHE, Présence de la nature, op.cit., p 45.
80
50
C’est dans la même ligne de pensée que Fernand Brunner voit la Nature
comme la vérité absolue, et cette vérité doit se concevoir par rapport au « principe du
monde ». Et c'est dans la Nature que l’Homme est capable de bâtir sa connaissance
scientifique. Pour lui, « la science parfaite, si elle existe, prend donc racine non pas
dans le rapport de raison ou d’action que nous pouvons entretenir avec les choses,
mais dans la réflexion sur le principe de l’univers »83.
Les concepts de « méditation », de « contemplation » et d’« activité » sont
selon nous des concepts fondamentaux dans la relation entre l’Homme et la Nature.
Celui-ci, dans le cadre de cette « admiration » puis « contemplation », agit ; il se
soumet au travail pour tenter de résoudre l’inquiétude née de cette admiration et de
cette contemplation ; cette attitude lui permettra également, comme l'a écrit
Bachelard, de mettre fin « aux violences que notre volonté exerce contre les choses, »
sur le réel ou si vous préférez, sur l’objet. « Le paysage gravé nous met au premier
jour d’un monde. Il est la première confidence d’un créateur. Il est un
commencement. Or donc la science des commencements nous fait don d’une volonté
pure »84.
L’homme exerce sur la chose des violences « intentionnelles » en « donnant
au travailleur l’initiative de la provocation. L’imagination matérielle et dynamique
nous fait vivre une adversité provoquée, une psychologie du contre, qui ne se
contente pas du coup, du choc, mais qui se promet la domination sur l’intimité même
de la matière »85.
Bachelard ajoute encore l’idée suivante : « la conscience du travail s’y
précise à la fois dans les muscles et les articulations du travailleur, et dans les progrès
réguliers de la tâche. Ainsi la lutte du travail est la plus serrée des luttes ; […] à l’être
travaillant, le geste du travail intègre en quelque sorte l’objet résistant, la résistance
même de la matière »86. Ainsi, la caractéristique contemplative de l’Homme nous
83
Fernand BRUNNER, Science et réalité, Paris, Editions Montaigne, 1954. p. 7.
Gaston BACHELARD, Le droit de rêver, op.cit., p. 74.
85
Gaston BACHELARD, La terre et les rêveries de la volonté, ibid., p. 21.
86
Gaston BACHELARD, La terre et les rêveries de la volonté, op.cit., p. 22.
84
51
conduit au travail, parce que c’est là que nous trouvons l’existence humaine et que
commence le problème de la connaissance humaine dans la perspective
de la
relation entre l’Homme et la Nature. Le travail dont Bachelard parle n’est pas
possible hors de la Nature. Il n’est possible seulement que lorsque l’Homme se
trouve dans la Nature. Ainsi, la Nature (Bachelard dans plusieurs des ses livres parle
de matière, mais dans son livre L‟engagement rationaliste publié en 1972, il parle
d’univers) nous révèle ses forces. La matière suggère également chez Bachelard une
mise en catégories dynamiques de nos forces. « Elle donne non seulement une
substance durable à notre volonté, mais encore des schèmes temporels bien définis à
notre patience. Aussitôt, la matière reçoit de nos rêves tout un avenir de travail, nous
voulons la vaincre en travaillant »87.
Voilà quelle est la compréhension de la matière chez Bachelard. Nous
aborderons cet aspect plus tard. C’est de cette même façon, plus tard, que Nkrumah
en parle dans son consciencisme philosophique fondé sur le matérialisme. Il
considère la matière comme la première réalité et ne dit pas si elle est la seule réalité
existante. C’est pourquoi il a critiqué l’idéalisme et a montré que « le monde est
essentiellement une substance matérielle ». Il comprend la Nature différemment, la
percevant comme l’aliénation de l’idée ; la nature est comme le reflet de la nature,
« point de départ, parce qu’elle est réelle et existe pour elle-même ». Chindji-Kouleu
a bien compris la pensée de Nkrumah quand il dit : « le mouvement de la réalité suit
une courbe de complexité croissante de l’inorganique au vital et du vital à l’humain.
Il y a du mouvement perpétuel au sein de l’univers : mouvement des êtres,
mouvement de la vie jusque dans ses dernières significations. On le voit, l’ordre de
l’univers ne fait aucun appel à Dieu »88.
Pour Nkrumah, la matière est douée de la faculté de mouvement et rejoint par
là les « postulats de la pensée traditionnelle des Bantu ». Chez Bachelard, la Nature,
ou la réalité, est une catégorie dynamique de nos forces. Mais pour Nkrumah, comme
nous le croyons aussi, « la réalité est force » en soi et ne dépend pas de nos forces
87
88
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries de la volonté, op.cit., p. 23.
Chindji- KOULEU, Négritude philosophie et mondialisation, Yaoundé, Editions CLE, 2001, p. 183.
52
comme le croit Bachelard. Elle est « le principe vital appelé ‘ntu’ chez les Bantu. »89
Placide Tempels et Alexis Kagame en ont déjà parlé. Voilà la conclusion à laquelle
arrive Nkrumah : « la philosophie africaine, écrit-il, croit que tout ce qui existe vit en
tant que faisceau de forces entre lesquelles il y a tension »90.
Pour Bachelard, il y a dans la Nature deux types de matière : « la matière dure
et la matière molle », les deux se reliant dialectiquement. Cette dureté et cette
tendreté de la matière, pour nous, c’est l’existence effective de la grandeur de la
Nature. L’Homme n’a pas d’autre choix, il se définit comme un être travaillant, et la
Nature est pour lui son « miroir énergétique ». Dans cette compréhension, Bachelard
va dire que la substance par elle-même est dotée de l’acte de toucher l’Homme, et
celui-ci aussi la touche, « durement ou doucement ».
Cette façon qu’a Bachelard de valoriser la Nature rejoint le principe que les
épicuriens ont adopté. Pour eux, « la Nature n’est pas seulement ce qui préexiste à
l’intervention de l’Homme. Elle n’est pas non plus uniquement l’essence des choses,
au sens où nous parlons de la « nature » de l’Homme ou de la cité. Enfin, elle ne se
laisse pas réduire à sa dimension d’objet, comme si elle était simplement offerte à
notre étude ou à notre contemplation. Elle constitue également un ensemble de
règles »91. Bien entendu, nous le percevons sans aucune difficulté, il n’est pas permis
de douter de la supériorité de la Nature. « La réalité matérielle nous instruit […]
matière et main doivent être unies pour donner le nœud même du dualisme
énergétique, dualisme actif qui a une toute autre totalité que le dualisme classique de
l’objet et du sujet, tous deux affaiblis par la contemplation, l’un dans son inertie,
l’autre dans son oisiveté »92.
Il existe donc une relation intime entre la Nature et l’Homme. C’est dans
cette relation problématique que l’Homme, avec son travail, avec sa main qui
89
Chindji- KOULEU, ibidem.
Chindji- KOULEU, ibidem.
91
Pierre Marie MOREL, Épicure, Paris, Corpus/EUD, 2008, p. 71.
92
Pierre Marie MOREL, Épicure, op.cit., p. 25.
90
53
travaille, lui donne un ordre nouveau. Nous ne pouvons pas penser que l’Homme
avec son travail est capable d’explorer la Nature de cette façon.
« La composition est l’œuvre de l’Homme, mais le mélange est
l’œuvre de la seule nature et autres choses semblables ; à les regarder
avec un peu d’attention, elles tendent absolument à limiter de façon
perverse la puissance humaine et à susciter un découragement artificiel
et factice, propre à exclure non seulement les présages de l’espoir, mais
aussi les chances de l’expérience, et à couper le nerf et l’aiguillon de
toute activité. Ils n’ont qu’une seule préoccupation, c’est de laisser
entendre que l’art est parvenu à sa perception, et ils aspirent à une gloire
tout à fait vaine et criminelle, qui est manifestement de faire croire que
ce qui n’a pas été découvert ne le sera jamais »93.
Dans la Nature nous sommes capables de tout. Notre imagination, notre
contemplation, notre admiration ouvrent le champ des possibles, mais, seulement
dans la Nature. Morel a raison quand il dit « si l’Homme n’invente rien, mais
découvre les possibilités que la nature a mises depuis toujours à sa disposition, si le
bonheur réside dans une vie conforme à la nature »94.
Par ailleurs, on connait aussi la difficulté de notre situation dans la Nature.
« La situation dans laquelle nous nous trouvons est en tout cas paradoxale, dit Morel,
en un sens nous sommes placés dans la nature et soumis à ses lois ; en outre, nous
pouvons et devons agir en tant qu’individus autonomes et rationnels »95. On perçoit
vraiment que sans Nature, comme nous l'avons dit, on ne serait jamais capable de
rien. C’est la chose, la réalité qui donne à l’Homme tout qu’il veut. C’est par ses
mains qu’il agit et avec ses mains qu’il travaille.
Nous pensons qu’il est important de préciser ici le sens du terme travail. Pour
nous, ce terme signifie toute action que l’Homme est capable de réaliser. Cela peut
être une tâche intellectuelle ou manuelle, salariée ou non salariée, mais aussi toute
action qui met l’Homme en relation avec la Nature. Dans le même cadre de pensée,
Hume a dit que « notre idée de nécessité et de causalité provient donc entièrement de
93
Francis BACON, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, trad. De Didier Deleule,
Paris, 1876, Hermann, p. 149.
94
Pierre Marie MOREL, Épicure, op.cit., p. 71.
95
Pierre Marie MOREL, Épicure, ibid., p. 72.
54
l’uniformité observable dans les opérations de la Nature, où des objets semblables
sont constamment joints entre eux, et où l’esprit est déterminé par habitude à inférer
l’un de l’apparition de l’autre »96.
Nous nous situons donc dans la perspective de Bachelard lorsqu’il affirme que
le travail met le travailleur (l’Homme, pour nous) au centre de l’univers. Dans ce
cadre, le travail est considéré pour Bachelard comme « une genèse ». Le mot centre
ici ne doit pas être compris comme un privilège que l’Homme a de gouverner la
Nature, mais comme une condition que la Nature lui donne ; et à travers son travail,
il va accéder à une connaissance et à une puissance qui le placent dans un règne
nouveau, « le règne de la force administrée »97.
Bachelard a cité Hans Carossa lorsqu’il a écrit que l’Homme est la seule
créature dans le monde qui ait la volonté de regarder à l’intérieur d’une autre : « La
volonté de regarder à l’intérieur des choses rend la vue perçante, la vue
pénétrante »98. Bachelard a par ailleurs savamment dit que cacher est une fonction
première de la vie. Cela signifie que la Nature ne se laisse pas connaître librement,
ne délivre pas sa vérité ; l’Homme sait que la vérité, la connaissance ne sont pas des
données, mais une réalité qui exige une action dure pour être découverte. A partir de
là, naît cette volonté de l’Homme d’agir pour trouver. Cette inquiétude est cela
même qui lui donne sa dignité comme être humain, différent des autres animaux
vivants.
Toute la connaissance de l’intimité des choses est immédiatement un poème,
voilà ce que dit Bachelard. Pour la philosophie réaliste comme pour le commun des
psychologues, c’est la perception des images qui détermine les processus de
l’imagination99. Dans le même ordre d’idée, Bot confirme la supériorité de la Nature
en écrivant « nous sommes dans le monde que nous cherchons à connaître et nous y
participons, notre connaissance fait partie du monde dont elle se dit connaissance.
96
David HUME, Enquête sur l‟entendement humain, traduit de l’allemand par Marc B. de LAUNAY, 3 e édition,
Paris, PUF, 1998, p. 166.
97
David HUME, Enquête sur l‟entendement humain, op.cit., p. 45.
98
Gaston BACHELARD, La Terre et la rêverie du repos, Paris, José Corti, 1948, p. 13-14.
99
Gaston BACHELARD, La Terre et la rêverie du repos, op.cit., p.2.
55
Nos raisonnements et notre langage sont capables d’une réflexivité infinie et restent
incomplets »100. Alors, nous pensons à l'existence de cette réalité et à la manière dont
les hommes pourraient la percevoir. C’est avec raison que les philosophes et les
psychologues affirment qu'on « voit les choses d’abord », on les « imagine ensuite » ;
on combine, par l’imagination, des fragments du réel perçu, des souvenirs du réel
vécu, mais on ne saurait atteindre le règne d’une imagination foncièrement créatrice.
« Rien de plus clair, pour classer les volontés, que les matières travaillées des mains
d’hommes » 101. « quelle que soit l’activité humaine, elle ne peut que se dérouler
dans le monde, qui reste donc, pour tout être, l’obligatoire et inévitable séjour […], la
présence de chaque être suppose la présence du monde »102.
Déjà Parménide avait bien compris la totalité que forme la Nature, ainsi que sa
supériorité. De quoi peut-on parler en dehors d’elle ? De rien ! Tout ce dont on peut
et veut parler se situe en elle. Tout ce que nous pouvons dire sur la vie, sur la mort,
sur Dieu, sur l’Homme, sur les arbres, sur la connaissance, tout est dans la Nature,
mère de la vie et principe et fin de notre connaissance, l’être vital sans
commencement et sans fin.
C’est avec elle et par elle que tous les êtres vivants détiennent leur
caractéristique vitale. C’est dans cette compréhension que nous invitons chacun à
prendre conscience et, dès cette prise de conscience, à respecter définitivement la
Nature comme fondement de tout savoir humain. En elle se trouve être leur unité et
leur sens de vie.
Nous sommes entièrement d’accord avec la position de Conche qui n’accepte
pas l’articulation de Whitehead quand il dit que « la nature se donne à la pensée
comme indépendante d’elle, comme autonome par rapport à la pensée » ; il dit
également que « la nature comme événement est présente pour la conscience
sensible, et son essence est de passer ».103 Conche a catégoriquement raison lorsqu’il
100
Ludovic BOT, Philosophie des sciences de la matière, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 7.
Ludovic BOT, Philosophie des sciences de la matière, op.cit., p.11.
102
Marcel CONCHE, Présence de la nature, op.cit. p.7 3.
103
Marcel CONCHE, Présence de la nature, ibid., p. 65.
101
56
s’oppose à cette idée, car il n’existe aucune chose qui puisse se situer ou arriver en
dehors de la Nature. « Tout se passe dans la nature, excepté la nature elle-même. La
nature ne passe pas Ŕ pas plus que le temps »104.
On peut également estimer qu’Anaximandre avait raison quand il considérait
la Nature comme la source, l’origine, de tous les êtres. L’expression « tous les
êtres » comprend aussi, à notre avis, l’Homme, dans la mesure où il fait partie de ce
tout qui l’inclut. C’est dans ce contexte que nous disons que la vie de tout être est une
vie de participation à la vie de l’Être (Nature). Elle est le cadre de l'infinité, de toutes
choses, de tous les êtres naissants, et en elle, toutes les choses se résolvent. « La
Nature n’est pas un être, mais la source d’où être et non-être ont leur
jaillissement »105.
La technologie primitive, selon Bachelard, « s’éclaire dans le classement
suivant : (1) solides stables Ŕ pierre, os, bois ; (2) solides semi-plastiques Ŕ qui
prennent par la chaleur une certaine plasticité (métaux) ; (3) solides plastiques Ŕ qui
prennent la dureté en séchant Ŕ poteries, vernis, colles »106. C’est dans ce classement,
c’est avec ces éléments que se dédoublent toutes les actions humaines sources de sa
connaissance, auxquelles le travail de l’Homme s’intéresse.
Bachelard montre encore que la matière a deux êtres : un être qu’il a appelé
l’être de repos et l’autre, l’être de résistance. Le premier être se trouve dans la
contemplation, l’autre dans l’action. Que ce soit la contemplation ou l’action, tous
deux s’exercent sur la matière, ou si l'on préfère, sur la Nature.
Nous sommes entièrement d’accord avec la remarque de Leroi-Gourhan, cité
par Bachelard qui affirme : « la percussion (acte humain par excellence) se fait au
moyen de trois sortes d’outils selon qu’il s’agit : (1) d’une percussion posée, tel le
couteau appuyé sur le bois Ŕ ce qui donne une taille précise, mais peu énergique ; (2)
d’une percussion lancée, telle la taille à coups de serpe Ŕ ce qui donne une taille
104
Marcel CONCHE, ibidem.
Marcel CONCHE, Présence de la nature, op.cit., p. 81.
106
Gaston BACHELARD, ibidem.
105
57
imprécise, mais énergique ; (3) d’une percussion posée avec percuteur : le burin a
son tranchant posé sur le bois, le marteau frappe sur le burin […]. Le travail du
troisième genre nous fait accéder à une connaissance et à une puissance qui nous
placent dans un règne nouveau : le règne de la force administrée »107.
La Nature est toujours elle-même, et l’Homme n’a le pouvoir ni de dominer ni
de mettre en péril la Nature, la biosphère, c'est-à-dire la Nature immense qui s’étend
à l’infini. Quand on déclare que l’Homme a le pouvoir de dominer la Nature, c’est
une grande erreur. Jamais l’Homme n'aurait la force, le pouvoir, l’intelligence
nécessaire et suffisante pour dominer la Nature. L’Homme avec son intelligence est
capable de l’explorer, de l’écrire, de la danser, de l’admirer, de la rêver, de la décrire,
de la contempler, de l’interpréter ; tout ce qu’il veut se trouve dans la Nature, mais
elle reste toujours la même.
Nous sommes convaincus que la Nature est et sera toujours là, et qu’elle «
signifie la perpétuité de la vie ». Elle doit être considérée comme le premier être
vivant. Chaque vie est comme une copie de la vie de la Nature, encore que tous les
êtres vivants participent à la vitalité de la Nature. Cependant, entre l’Homme et la
Nature il y a une provocation, et l’existence de cette provocation est importante dans
le cadre des actions humaines.
Nous pensons avoir suffisamment démontré la relation entre l’Homme et la
Nature ; notre intérêt dans ce sous-chapitre était de montrer que c’est seulement dans
la Nature que nous pouvons puiser tout type de connaissance. Notre intérêt nous a
aussi conduit à démontrer que la relation entre l’Homme et la Nature, selon nous, est
source de toute connaissance, quel que soit le domaine de la connaissance humaine
auquel on s’intéresse. On comprendra donc ici clairement pourquoi nous avons
introduit dans notre recherche cette partie sur la Nature.
107
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries du repos, op.cit., p. 45.
58
II. LA CONCEPTION BACHELARDIENNE DE LA NATURE.
A première vue, la lecture du titre de ce sous-chapitre peut paraître quelque
peu étrange, mais nous allons le justifier. Qu’avons-nous voulu dire ? En premier lieu,
nous voulons brièvement montrer combien Bachelard a pris la Nature pour édifier sa
philosophie.
Avec cette tentative nous allons une fois de plus montrer que pour l’’Homme
la référence à la Nature est incontournable quand il veut concevoir la connaissance
surtout la connaissance scientifique. A partir de la Nature, et avec elle, Bachelard a
conçu sa philosophie et notamment sa philosophie de la connaissance scientifique.
Deuxièmement, nous voulons dans ce sous-chapitre essayer d’amener une
analyse de la constatation bachelardienne des éléments considérés comme
fondamentaux. Et nous allons essayer de montrer pourquoi il considère ces éléments
comme fondamentaux pour notre vie. Nous insistons sur le fait qu’il ne s’agit que de
résumer ces idées dans le
seul but de montrer
à quel point la Nature est
indispensable et à quel point elle est le point de départ tout autant que l’aboutissement
du savoir humain, de rappeler la supériorité de la Nature et de montrer exactement
qu’elle est, sans doute, la source de notre connaissance. À partir des éléments
indiqués par Bachelard, on percevra plus clairement à quel point la connaissance
scientifique est une imitation de la Nature, le premier Être vivant.
II.I. LA CONCEPTIONS BACHELARDIENNE DE LA DURÉE.
Dans la compréhension de la durée que donne Bachelard on trouve dans la
Nature les phénomènes temporels et ces phénomènes ont une durée différente.
Ils « ne duraient pas tous de la même façon et que la conception d’un temps uniques
59
emportant sans retour notre âme avec les choses, ne pouvait correspondre qu’a une
vue d’ensemble qui résume bien mal la diversité temporelle des phénomènes »108.
Dans son livre l‟Intuition de l‟instant, Bachelard a pris la théorie de la relativité pour
fonder l’ « absolu de l’instant » ; L’instant est vue comme « l’absolu de ce qui ‘est’
démasquent l’absolu de ce qui dure, c’est-à-dire la durée évanouissante et
quantitative. L’instant est la seule réalité temporelle qualitative Ŕ réalité première,
jouissant d’un privilège ontologique, réalité immédiate, où la conscience et l’instant
se lient dans un présent qui ne ‘passe’ pas »109. En tous cas, l’instant est compris aussi
comme celui que fournit « l’essence de l’être ». Dans cette ligne, la « durée ne survit
que dans le creux des instants sans durée ; elle est fictive, métaphorique, néant de
pensée ; elle existe sans ‘exister’. La durée ne prend un semblant d’être qu’en
fonction d’un projet métaphysique, d’une cohérence idéale, d’une perspective
organisant un devenir spirituel. La durée est séparation, dissolution et oppression ;
l’instant est proximité, synthèse et libération »110.
Dans cette perspective, Bachelard voit une pluralité de durées. C’est dans la
même idée de pluralité que Bachelard parle de la « durée par les choses » et la « durée
par la raison ». Ce sont là deux dimensions précieuses dans la philosophie
bachelardienne. La distinction entre
ces deux types de durée est justifiée par
l’intersection qu’il a tracée entre l’empirisme et le rationalisme comme nous le
montrerons dans les chapitres suivants.
Bachelard adresse une critique à la conception bergsonienne de la durée. Selon
notre épistémologue, Bergson « a réservé une solidarité entre le passé et l’avenir, une
viscosité de la durée, qui fait que le passé reste la substance du présent, ou autrement
dit, que l’instant présent n’est jamais que le phénomène du passé »111. À partir de
108
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, Paris, P.U.F., 1972, p. VI-VII.
Eduardo Morim de CARVALHO, Poésie et science chez Bachelard, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 188-189.
110
Eduardo Morim de CARVALHO, ibidem.
111
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 2.
109
60
cette formulation Bachelard affirme : « dans la psychologie bergsonienne, la durée
pleine, profonde continue riche, fait office de la substance spirituelle ».112
Ainsi Bachelard voit que dans la philosophie de Bergson « la continuité de la
substance pensante n’est plus que la continuité de la substance temporelle. Le temps
est vivant et la vie est temporelle ».113
Bachelard trouve dans le bergsonisme un présent qui est dépendant du passé de
manière continue tandis que pour Bachelard il n’en est rien, ce présent « ne peut rien
créer » dans cette philosophie « la dialectique va toujours directement à l’être sans
faire intervenir le néant ».114 C’est dans cette optique de comprendre le présent
comme dépendant du passé que Bachelard voit dans la philosophie de Bergson une
continuité115entre la chose et l’esprit. Il constate qu’il n’y a pas de frontière
philosophique entre « la connaissance intime et la connaissance externe ». « J’agis
ou je pense ; je suis chose ou philosophe ».
Dans cette perspective, notre philosophe spécialiste de la philosophie des
sciences écrit : « ou alors l’impression que l’âme bergsonienne ne peut s’interrompre
de sentir et de penser, que les sentiments et les idées se renouvellent sans trêve à sa
surface et chatoient dans le flot de la durée, comme l’eau de rivière ensoleillée ».116
Bachelard observe que dans la réflexion de Bergson n’existe pas d’espace pour la
discontinuité. Pour notre épistémologue, Bergson « n’a pas tenté de faire réagir la
dialectique sur le plan de l’existence, pas même sur le plan de la connaissance
intuitive et profonde ; il a cru que la dialectique ne dépassait pas le dialogue de l’âme
et du réel et que l’expérience qui va des choses au moi était un jeu d’images qui
gardaient une homogénéité foncière ».117
112
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
114
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 3.
115
Nous reviendrons sur le sujet de la continuité. Nous avons consacré à cette analyse de la continuité et de la
discontinuité de la connaissance commune un sous-chapitre. Ici nous utilisons ce terme dans la dimension de
durée du temps.
116
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 5.
117
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 7.
113
61
La lutte de Bachelard contre le bergsonisme consiste à combattre l’idée de
continuité. « Nous acceptons presque tout, sauf la continuité ».118 Mais, on accepte
parfois l’idée de continuité. Dans ce cas, il ne l’accepte pas de la manière dont
Bergson a exprimé la continuité de durée. Même si l’on est conscient que Bachelard
est partisan de la discontinuité, il admet la continuité à certains moments comme
nous allons voir plus loin.
Pour ne pas refuser complètement ou pour atténuer sa critique face à l’idée de
continuité de Bergson, Bachelard dit que « la continuité- ou des continuités- peuvent
se présenter comme des caractères du psychisme, mais qu’on ne saurait cependant
prendre ces caractères comme achevés, comme solides, comme constants. Il faut les
construire. Il faut les soutenir. De sorte finalement que la continuité de la durée ne se
présente pas à nous comme une donnée immédiate mais comme un problème ».119
Bachelard est ferme sur sa position critique face à Bergson. Dans la
philosophie bergsonienne il y a l’affirmation d’un équilibre de la dialectique entre les
« jugements positifs et négatifs » entre « les valeurs affirmatives et les valeurs
négatives ». Inversement Bachelard postule l’existence de « valeurs négatrices ». On
comprendra plus tard que Bachelard part même d’erreurs pour fonder sa théorie de la
connaissance approchée.
Bachelard soutient : « toute connaissance au moment de sa constitution est une
connaissance polémique ; elle doit d’abord détruire pour faire la place de ses
constructions. La destruction est souvent totale et la construction jamais achevée. La
seule positivité claire d’une connaissance se prend dans la conscience des
rectifications nécessaires, dans la joie d’imposer une idée(…) toute la psychologie de
l’insinuation, de la persuasion, de la discussion polie, pourrait nous montrer les
mêmes ondulations, adoucies et plus lentes, de la pensée dialectique » (14-15).
Les efforts de Bachelard se justifient dans la tentative de substituer ou de
briser la continuité bergsonienne par « une hiérarchie d’instants ». Parce que l’instant
118
119
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 7-8.
62
« rompt le temps pour procéder à la transformation de la continuité temporelle en
continuité idéale »120. Il reconnaît à cette façon que « il n’y a dans les forces du
monde qu’un principe de continuité : c’est la permanence des conditions
rationnelles ».121 Cette volonté rigoureuse prend appui sur « l’art délicat de la durée »
de Paul Valéry, également cité par Bachelard. Il détecte que « la cohésion de notre
durée, est faite de « la cohérence de nos choix, du système qui coordonne nos
préférences ».122 Ce choix ou cette préférence dépend de la possibilité que chacun de
nous a d’agir. Dans le cadre de cette réflexion, « cette permission est attachée au
verbe par la dialectique du oui et du non ».123
On comprendra facilement que la permission que je donne à mes actions ou à
mon agir est possible dans le cadre de la Nature et passe nécessairement pour un
jugement et « toute jugement est mis en jugement et c’est cette mise en jugement qui
prépare et mesure la juste causalité psychologique et biologique la décision
exceptionnelle dirige l’évolution de l’être pensante ».124 Au niveau du jugement,
l’attitude affirmative et négative sont comprises par Bachelard comme « adjonction
fonctionnelle, et c’est une adjonction essentielle. Ainsi le jugement le plus
péremptoire, le plus sûr, le plus constant, est une conquête sur la crainte, sur le doute,
sur l’erreur ».125
Bachelard brise la continuité de Bergson en affirmant « Ainsi va la pensée : un
non contre un oui et surtout un oui contre non. L’unité même d’un objet résulte de
notre adhésion globale, sa diversité résulte de notre refus ou de notre dispersion.
Jamais on ne pourra donner l’unité à un objet sans le saisir dans l’unité d’une action
et jamais on ne pourra diversifier la connaissance qu’on prend d’un objet sans
multiplier les actions où il est engagé, en concevant ces actions comme séparées. Le
120
Eduardo Morim de CARVALHO, Poésie et science chez Bachelard, op.cit., p. 181.
Gaston BACHELARD, L‟intuition de l‟instant, ibid., p. 94.
122
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 18.
123
Gaston BACHELARD, Ibidem.
124
Gaston BACHELARD, Ibidem.
125
Gaston BACHELARD, Ibidem.
121
63
schème de l’analyse temporelle d’une action complexe est nécessairement
discontinu ».126
Bachelard ne trouve pas d’autre alternative que de suggérer le replacement de
la « locution durer dans le temps » par la « locution demeurer dans l’espace ». Selon
lui c’est « l’intuition grossière du plein que donne l’impression vague de plénitude ».
Cela peut paraître surprenant pour qui tente de comprendre Bachelard, c’est un
homme doué d’une réflexion très profonde et Il ne cesse de briser l’idée de continuité
de Bergson. Contrairement à Bergson qui croit que « la matière emplirait encore plus
sûrement le temps que l’espace », Bachelard se fonde sur la matière pour expliquer la
non durée. Selon lui, « les coïncidences entre sujet et objet vont s’atomiser. Elles ne
dureront pas. La matière subtile et précise, vous ne la trouvez plus toujours à la
dispositions de l’expérience ».127 Avec cette formulation on retrouve la théorie
d’Héraclite selon laquelle « tout fluctue », rien n’est permanent.
Bachelard n’accepte pas la continuité de la durée des événements comme l’a
pensée Bergson. Notre épistémologue refuse de postuler « le plein de la substance
puisque n’importe lequel de ses caractères apparait dans le pointillé du divers. Quelle
que soit la série d’événements étudiés, nous constatons que ces éléments sont bordés
d’un temps où il ne se passe rien ».128
Pour Bachelard et avec raison, les événements se manifestent en séries et ces
séries ne doivent pas être comprises en totalité ou comme une continuité. « On peut
tout expliquer dans le discontinu ». C’est dans cette ligne qu’il dit que notre devoir
philosophique « est plutôt de rester dans une série particulière d’événements, de
chercher des liaisons aussi homogènes que possible, reliant par exemple directement
l’esprit à l’esprit, sans passer par l’intermédiaire biologique ».129
Au sujet du problème qu’on pose de l’être et du néant, Bachelard estime qu’on
ne doit pas choisir le néant entre les choses, car selon lui, il se trouve « en nous126
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 19.
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p 27-28.
128
Gaston BACHELARD, ibidem.
129
Gaston BACHELARD, ibidem.
127
64
mêmes, éparpillé le long de notre durée, brise à chaque instant notre amour, notre foi,
notre volonté, notre pensée. Notre hésitation temporelle est ontologique. L’expérience
positive du néant en nous-mêmes ne peut que contribuer à éclairer notre expérience
de la succession. Elle nous apprend en effet une succession nettement hétérogène,
clairement marquée par des nouveautés, des étonnements, des ruptures, coupées par
des vides ».130
Psychologiquement parlant, Bachelard constate que face aux « phénomènes du
temps » on « est dans la durée vide ou dans l’instant réalisateur ». Dans la même
perspective, il constate que « le souvenir des événements » crée en nous les « instants
décisifs de notre passé ». À ce niveau, dit-il, « tous les événements sont réduits à leur
racine sur un instant »131. Le dualisme ou le contraire est toujours présent dans la
réflexion de Bachelard. Dans cette idée de dualité, il prouve « les durées des actes »
comme devant être allongées, selon son point de vue « ces durées ne troublent pas le
caractère essentiel des conduites. Elles ne sont pas attachées à l’acte, elle n’en sont
que des sentes contingentes et variables, sans objectivité quantitative ».132 Il ajoute
encore : « le rythme d’action et d’inaction nous paraît donc inséparable de toute
connaissance du temps. Entre deux événements utiles et féconds, il faut que joue la
dialectique de l’inutile. La durée n’est perceptible que dans sa complexité ».133
Il y a une complexité de durée dans la pensée de Bachelard et une discontinuité
de temps. La durée est entendue pour lui, comme « notre œuvre », elle-même
« précédée d’une action centrée sur un instant ». Et pour que notre temps soit
« efficace et réel » il faut que nous nous attachions aux choses.
On comprend clairement que dans la réflexion de Bachelard « la durée n’est
perceptible que dans sa complexité ». Cette complexité de la durée correspond à la
complexité de phénomène que Bachelard développe dans sa réflexion sur la durée.
Soit la durée comme « une volonté continue » soit comme « volonté discontinue ».
130
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 29.
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 34.
132
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p 36-37.
133
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 37.
131
65
C’est au travers de ce phénomène qu’on peut parler avec Bachelard du « temps
voulu » et du « temps vécu ». Pour légitimer cette complexité de la durée Bachelard
déclare : « les conduites qui engagent la durée ne sont pas des conduites simples
puisqu’on peut en détacher quelques événements décisifs qui, à bien des titres
méritent le qualificatif de primordial »134.
Il n’est pas difficile de comprendre que « les événements ne se déposent donc
pas le long d’une durée comme des gains directs et naturels » en tous cas ; il est
nécessaire de les ordonner dans « un système artificiel ». Bachelard écrit « Aucune
image ne surgit sans raison, sans association d’idées ».135 Nous dirons l’idée en soit
n’existe pas. L’idée est toujours l’idée de quelque chose sans nous en tant que volonté
de parfaire le « je pense alors je suis » de Descartes.
C’est dans ce sens que nous comprenons la durée bachelardienne. Dans cette
complexité dialectique de la durée à partir même de la complexité des phénomènes
existants. « La durée, c’est le complexe des ordinations multiples qui s’assurent l’une
sur l’autre. Si l’on prétend vivre dans un domaine unique et homogène, on
s’apercevra que le temps ne peut plus marcher. Tout au plus, il sautille. En fait, la
durée a toujours besoin d’une altérité pour paraître continue. Ainsi, elle parait
continue par son hétérogénéité, dans un domaine toujours autre que celui où l’on
prétend l’observer ».136
Dans la Nature, Bachelard constate un temps discontinu et jamais continu.
Selon lui, et nous sommes d’accord avec cette idée, il n’existe pas d’« ordre de
succession ». Le même phénomène est présenté par Bachelard selon deux
dimensions : phénomène comme cause et phénomène comme effet. Ainsi écrit-il :
« Non, ni la cause ni l’effet ne sont de simples coupures
temporelles, ils ont tous deux une certaine structure temporelle. Cette
structure constitue pour chacun une durée. Mais ce que nous affirmons,
c’est que cette durée, en quelque manière immobilisée pour constituer
séparément la cause, la durée n’est que préparation. Au-delà de l’effet, la
134
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 43
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 50.
136
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 51.
135
66
durée n’est qu’amortissement. Un phénomène brusqué. La causalité
physique ne quantifie pas la durée. Il faut toujours en venir à poser le
phénomène cause et le phénomène effet comme deux états séparés, et
puisque leur durée particulière est inefficace, il convient de les vider en
quelque sorte temporellement ».137
Quoi qu’il en soit, Bachelard comprend que dans le « domaine de
l’objectivité » les phénomènes sont entendus « comme successifs et discontinus ». Si
les phénomènes sont successifs, il importe de considérer le phénomène comme cause
d’un autre phénomène. « Les choses se transmettent la cause ; elles ne la suscitent
pas. Une cause de soi est une tautologie ou bien un Dieu. C’est peut-être par ce biais
que causalité et participation apparaissent le plus nettement comme contradictoires.
Dans la mesure où une qualité est pensée comme participant à une activité
substantielle, elle échappe à l’analyse causale ».138
Nous ne cherchons pas nécessairement à suivre en tout point la réflexion de
Bachelard. Notre intérêt est de montrer l’existence du phénomène et de comprendre
que c’est à partir de cela que nous pouvons concevoir notre propre savoir. C’est dans
cette perspective qu’on note que Bachelard écrit : « notre connaissance usuelle des
phénomènes temporels est produite par une stroboscopie inconsciente et générale,
c’est un départ entre des éléments fluents et des éléments stables. Croire en la
permanence de choses, c’est ouvrir les yeux toujours à la même phase de leur
rythme ».139
La légitimation de notre thèse dans ce chapitre, est que la Nature est le
premier être vivant. Elle est le principe et la fin de notre connaissance, cela est clair.
Or, la seule possibilité de parler de durée, dans le phénomène, se trouve dans la
nature.
On trouve dans la réflexion de Bachelard une conception légitimatrice de la
Nature. La « thèse de la consolidation » proposée par M. Dupréel fait remarquer la
consolidation des successions, et à partir de cette théorie on voit que ce propre
137
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 53.
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 54.
139
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 64.
138
67
phénomène est quelque chose de déjà consolidé. En revanche, cette consolidation de
successions fonde les objets de « la psychologie de la durée ».
Bachelard explique à partir de la constatation de M. Dupréel : « Une horloge
n’est pas autre chose. Au moment où l’artisan qui l’a fabriquée se préoccupe de la
régler, elle est déjà un consolidé de successions. Pour que son aiguille fasse le tour du
cadran chaque jour deux fois ni plus ni moins il faut que l’horloger accélère ou
ralentisse le battement en se réglant sur un chronomètre réglé lui-même sur la rotation
de la terre ».140 La question qu’on peut poser est la suivante : qu’est-ce qui a créé la
rotation de la terre ? Ou bien elle est artificielle ? Elle est un produit ou une
conséquence de l’action humaine, ou bien est-ce l’action humaine qui programme la
rotation de l’horloge en s’adaptant au mouvement naturel de la terre. M. Dupréel
continue en expliquant : « l’ordre extérieur de sustentation est ici la terre, le
chronomètre et l’horloger, tous ensemble. Une fois le mouvement dûment mis au
point, l’ordre auquel il correspond est devenu intérieur au mécanisme ; l’opération de
transport et de fixation est accomplie, un ordre de succession est consolidé ».141
C’est l’ordre de la Nature qui plus tard permet de créer l’ordre artificiel ainsi
que tout type du savoir humain. « À l’ordre extérieur des intérêts s’est substitué
l’ordre intérieur de la connaissance. Dans ce contexte Bachelard clarifie le suivant :
« l’ordre n’est pas purement et simplement enregistré, mais qu’il est reconstruit avec
une fidélité raisonnée, voulue, soutenue par des motifs de cohérence propres à celui
qui apprend ».142 On comprend facilement la clarté de la dialectique de M. Dupréel
que « l’induction est une consolidation de l’expérience, la déduction, une
consolidation de l’induction ». A partir de cette réflexion dialectique Bachelard avec
raison arrive à la conclusion suivante : « c’est que tous les moyens par lesquels on
consolide, tout factices qu’ils puissent paraître, sont en somme entièrement
naturels »143.
140
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 81.
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 81.
142
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 82.
143
Gaston BACHELARD, Ibidem.
141
68
On comprend aussi que le propre de la consolidation est de nature dialectique
parce que ce n’est pas la Nature seule qui consolide notre action mais ce sont aussi
nos efforts, à travers des « mnémotechniques » nous consolidons aussi en nous basant
sur elle ce qui nous met en accord avec Bachelard sur la consolidation que l’homme
fait à partir de la Nature. Mais selon nous dans cette dialectique, il se trouve que
l’action humaine est terrible et dangereuse pour la Nature, car l’action humaine
déforme la Nature.
En Définitive nous sommes dans une dialectique dont résulte une vérité.
Bachelard constate que la « Nature a toujours besoin d’être fermée et qu’elle cherche
des formes précisément par l’intermédiaire de l’activité humaine. En replaçant,
comme il se doit, l’activité humaine, dans la ligne d’action de la Nature, nous
reconnaîtrons que l’intelligence est un principe naturel et que ce qui est formé par la
raison est, de toute évidence, formé par une force de la Nature ».144
C’est dans cette naturalité que se manifeste la consolidation dans le « domaine
de la connaissance comme dans les domaines de la vie et de l’activité sociale », dans
cette optique Bachelard voit que « cette consolidation préside vraiment à la
constitution de fermes. Elle est très exactement la somme de la causalité formelle et
de la causalité matérielle ».145 Il est clair que qui dit matière, dit aussi la substance et
on ne peut pas parler de substance en dehors de la Nature. C’est toujours et seulement
en elle que cela est possible. Dans la Nature ou dans l’Univers Bachelard parle du
rythme également naturel qui est « la base de la dynamique vitale et de la dynamique
psychique » et ce rythme chez Bachelard « peut fournir les véritables métaphores
d’une philosophie dialectique de la durée ».146
Justement, Bachelard est un philosophe offrant une analyse très profonde. En
méditant sur la Nature, il observe que le phénomène est dynamique, et a son rythme.
Partant d’une forme dialectique, il dit que « la matière se transforme en rayonnement
ondulatoire et que le rayonnement ondulatoire se transforme réciproquement en
144
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 83.
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 83.
146
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, op.cit., p. 128.
145
69
matière »147. Il trouve dans cette dialectique le dynamisme ou bien le rythme de la
matière. Bachelard nous confirme la vitalité de la Nature à travers sa compréhension
de la dynamique et du rythme de la matière quand il écrit :
« La matière n’est pas étalée dans l’espace, indifférente au
temps ; elle ne subsiste pas toute constante, tout inerte, dans une durée
uniforme. Elle n’y vit pas non plus comme quelque chose qui s’use et se
disperse. Elle est, non seulement sensible aux rythmes ; elle existe, dans
toute la force du terme, sur le plan rythme, et le temps où elle développe
certaines manifestations délicates est un temps ondulant, temps qui n’a
qu’une manière d’être uniforme : la régularité de sa fréquence. Les
diverses puissances substantielles de la matière, dès qu’on les étudie
dans leur détail, se présentent comme des fréquences ».148
C’est cette vitalité et ce dynamisme auxquels tous les autres êtres vivants
participent. Mas quand Bachelard dit qu’elle ne se maintient pas de manière
constante, ne devons-nous pas percevoir la matière comme quelque chose de fini ?
Même avec l’intervention de l’action humaine qui se révèle dangereuse, la matière
est toujours là. A aucun moment on ne peut penser que la matière est inerte, elle est
vitale et c’est par cela que nous avons dit que la vie des êtres participe à la vitalité de
la matière ou bien de la Nature. Et, dans le même temps, on comprendra certes que la
relation dont nous avons parlé entre la Nature et l’homme est également vitale. Et à
partir de cette vitalité l’homme trouve sa force d’inventer, de concevoir ou bien
d’élaborer la connaissance scientifique. C’est dans cette optique de vitalité de la
matière que Bachelard lui attribue une dimension énergétique.
Dans le sous-chapitre suivant nous montrerons un peu plus encore cette
nécessité de la Nature dans la dynamique de conception du savoir humain. Nous
allons faire appel, de manière résumée, à des
éléments indiqués par Bachelard
comme fondamentaux.
147
148
Gaston BACHELARD, ibidem.
Gaston BACHELARD, Dialectique de la durée, ibid., p. 130.
70
II.II. LES ÉLÉLEMENT FONNDAMENTAUX CHEZ BACHELARD
L’air, le feu, l’eau et la terre sont indiqués par notre épistémologue comme les
éléments fondamentaux qu’on peut trouver dans la Nature. Ces éléments sont
indispensables pour la vie non seulement humaine mais également celle de tous les
êtres vivants. On comprendra clairement pourquoi nous défendons toujours la Nature
comme la fonte, comme le point de départ et d’arrivée de notre connaissance. Les
quatre éléments que Bachelard indique sont pour nous la confirmation d’une
continuité certes de la philosophie depuis les philosophes anciens et plus
particulièrement les présocratiques qui ont vu ces éléments comme le creuset des
origines de tout.
C’est dans la Nature que nous trouvons ces éléments indispensables pour
chacun de nous. Dans la perspective de l’indispensabilité de ces éléments, Bachelard
a écrit cinq livres : « la psychanalyse de feu, l’eau et les rêves, l’air et les songes, La
terre et les rêveries de la volonté, la terre et les rêveries du repos ».149 En écrivant ces
livres, Bachelard ne visait pas seulement à montrer l’indispensabilité de ces éléments
mais voulait aussi appeler l’attention en s’appuyant sur une source initiale qu’il
considérait comme impure.
Pour lui, on ne doit pas croire et s’en tenir là à une sorte d’objectivité, parce
que « l’évidence première n’est pas une vérité fondamentale. En fait, l’objectivité
scientifique n’est possible que si l’on a d’abord rompu avec l’objet immédiat, si l’on a
refusé la séduction du premier choix, si l’on a arrêté et contredit les pensées qui
naissent de la première observation. Toute objectivité, dûment vérifiée, dément le
contact avec l’objet. Elle doit d’abord tout critiquer : la sensation, le sens commun, la
pratique même la plus constante »150.
Personne ne peut douter de cette réalité ni de cette pertinence et si l’on veut
adopter l’esprit scientifique on doit critiquer « la sensation, le sens commun ». Cette
149
150
Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, Paris, Éditions Gallimard, 1949, p. 8.
Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, ibid., p. 11
71
pédagogie bachelardienne est claire mais est clair aussi que pour critiquer quelque
chose il y a nécessité que cette chose existe auparavant, si elle n’existe pas, comment
peut-on penser, comment peut-on critiquer. Dans cette réflexion nous ne sommes pas
d’accord avec Bachelard quand il soutient que « l’homme imagine d’abord, il voit
ensuite. Il se souvient à l’occasion ».151 Dans la même perspective Bachelard nous dit
que « l’esprit doit amasser dans un effort discursif. Il faut que chacun s’attache à
détruire en soi-même ces convictions non discutées. Il faut que chacun s’apprenne à
échapper à la raideur des habitudes d’esprit formée au contact des expériences
familières. Il faut que chacun détruise plus soigneusement encore que ses phobies, ses
‘philies’, ses complaisances pour les intuitions premières »152. Sans aucun doute, mais
toujours dans la compréhension de considérer l’existence de cette réalité de
l’expérience familière comme fondamentale pour notre réflexion a posteriori.
Le feu est vu par Bachelard comme un phénomène « ultra- vivant. Le feu est
intime et il est universel. Il vit dans le cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des
profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. Il redescend dans la matière
et se cache, latent, contenu comme la haine et la vengeance. Parmi tous les
phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux
valorisations contraires : le bien et le mal »153. Bachelard ajoute encore que le feu est
« un dieu tutélaire et terrible, bon et mauvais. Il peut se contredire : il est donc un des
principes d’explication universelle »154 .
Nous sommes d’accord avec le caractère universel du phénomène comme avec
l’élément feu. Mais il nous paraît que parfois Bachelard oublie que le feu est un des
éléments que la Nature a, comme la terre, l’air, l’eau. Non seulement le feu, mais
aussi les autres peuvent avoir cette valorisation ambivalente de « bien et de mal ».
Selon nous, c’est à partir de ces éléments que la Nature manifeste tout ce qu’elle a de
bien et tout ce qu’elle a de mal. C’est á partir de ces éléments qu’on peut percevoir la
supériorité de la Nature, ses secrets, son caractère de « féminité et de masculinité ».
151
Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, Paris, Éditions Gallimard, 1949, p. 8
Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, op.cit., p. 18.
153
Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, op.cit., p. 23.
154
Gaston BACHELARD, La Psychanalyse du feu, ibid., p. 25
152
72
et on peut dire aussi que « c’est dans ce rectangle de lumière qu’on retrouve d’un seul
coup la Nature massive et grandiose ; c’est là que le ciel uni à la terre et que les
astres ont assez de champ pour leur course, assez d’espace pour s’unir en
constellations. Enfin, c’est comme panorama que le Monde est totalité et unité, masse
objective offerte à la contemplation »155
C’est Bachelard lui-même que nous révèle la supériorité de la Nature et son
caractère fécondateur quand il nous dit : « Nous voici à l’origine des origines, à cet
œuf cosmique qui assemble et enferme les forces du ciel et de la terre… et puis les
amours de la femme et du ciel vont éclabousser l’univers ; de cet amour vont surgir
des astres lactescents, des délires planétaires [ et nous disons va surgir tous] Oui, le
travaillant dans la matière ingénieusement offerte par l’homme se reflète lui-même
sur la matière »156.
Les éléments indiqués par Bachelard font partie de la Nature et ne sont pas
des éléments artificiels. Ce n’est pas l’homme qui a créé l’eau, la terre, l’air et le feu.
L’homme a trouvé ces éléments et à partir d’eux et d’autres il est capable de
concevoir son savoir. Pour l’homme lui-même, dans son ontologie, dans la
composition de son corps, ces éléments sont présents.
Prenons un exemple pour clarifier pourquoi nous disons que ces éléments font
partie de notre corps. Un exemple simple : chacun de nous, normalement, chaque jour
prend un bain ou une douche. En condition normale après s’être douché chacun
s’essuie avec une serviette. La chose intéressante est que on utilise la serviette
toujours après et non avant sa douche. La question qu’on peut se poser est la
suivante : comment et pourquoi la serviette se salit-elle si on l’utilise après s’être
douché, autrement dit au moment où l’on
sain ?
considère son corps comme propre et
D’où vient le sale si l’on est sain et propre? Cet exemple peut paraître
insignifiant mais il nous aide à comprendre que notre corps en soi peut être vu
comme saleté, parce qu’une partie de sa matérialité est la terre.
155
156
Gaston BACHELARD, Études, Paris, VRIN, 1970, p. 26.
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, 4e édition, Paris, PUF, 2010, p. 48-49.
73
Revenons un instant sur le phénomène de la mort, comme autre exemple :
quand quelqu’un est mort, nous, les vivants avons obligation de faire les rituels
funèbres qui varient selon chaque culture. Or, même dans cette diversité culturelle, la
personne est mise en terre (dans la culture africaine c’est aussi fréquent) après 50 ans
ou plus, si l’on va chercher là où le corps est enterré, on ne le retrouve pas tel qu’on
l’avait mis. Il y a beaucoup d’explications sur ce phénomène, mais la réalité c’est que
la matière, ou bien la Nature a transformé le corps en le faisant revenir à cette matière
première qu’est la terre. C’est dans ce sens que dans notre recherche nous refusons
que l’homme soit capable de transformer la Nature et que nous pensons que c’est
plutôt le contraire, c’est la Nature que transforme l’homme. La capacité qu’a
l’homme est de pouvoir explorer la Nature et non de la transformer.
On peut dire la même chose au sujet des autres éléments. C’est également
l’eau qui constitue le corps humain. On voit ainsi que sans l’eau il serait impossible
de vivre. Et sans l’air serait-il possible de vivre ? Chaque être vivant en a besoin pour
respirer. Mais il est important de comprendre que chaque élément fait partie d’un
tout comme nous allons le voir avec Bachelard plus tard.
Bachelard a bien compris les efforts de la Nature créatrice en relation non
seulement avec l’homme mais également avec tous les êtres existants. C’est à partir
de cette compréhension qu’on peut parler de dualisme entre l’homme et le cosmos.
« Alors l’ancien dualisme du Cosmos et du Microcosmes, de l’Univers et de l’homme
ne suffit plus pour donner toute la dialectique des rêveries touchant le monde
extérieur. C’est bien d’un Ultracosmos et d’un Ultramicrocosmos qu’il s’agit. On
rêve au-delà du monde et en deçà des réalités humaines les mieux définies »157.
Cette relation est très importante pour l’homme, petit à petit, il s’installe
dans une intimité avec la Nature et c’est à partir de cette intimité qu’il sera révélé.
« Nous verrons l’envers de toutes choses, l’immensité intime des petites choses »158.
157
158
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries du repos, 2e édition, Paris, Corti, 1948, p. 11.
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries du repos, op.cit., p. 21.
74
Non plus, c’est à partir de cette intimité que Bachelard lui-même va dire que
« l’idée d’Univers se présente comme une antithèse de l’idée d’objet. Cette idée st
pour moi, contemporaine d’une détente de l’objectivation. Plus mon attitude
d’objectivité s’amollit, plus grand est le monde. L’Univers est l’infini de mon
inattention ».159 En arrivant à ce niveau de compréhension on peut comprendre que
dans la Nature chaque chose méritera l’attention spéciale de l’homme. Cela signifie
que chaque chose peut servir de matière à notre réflexion et que chaque chose est
matière pour notre imagination. « L’imagination matérielle, qui a toujours une
tonalité démiurgique, veut créer toute matière blanche à partir d’une matière obscure,
elle veut vaincre toute l’histoire de la noirceur ».160 C’est cette matière où l’on trouve
la source pour concevoir notre savoir scientifique. « La Nature est douée des dons et
sciences merveilleuses que son Créateur lui a donnés pour savoir travailler
diversement, comme elle fait en toute sorte de matière ».161
Ces dons et cette science de la Nature servent à l’homme. On en comprendra
clairement le pourquoi au long de ce chapitre car nous parlons souvent de la Nature et
de son inspiration pour l’homme. Nous insistons pour dire que l’intelligence humaine
participe à celle de la Nature, la vie humaine participe à celle de la Nature et nous
avons conclu qu’elle, la Nature, est le premier être vivant précédant tous les autres
êtres participant à l’Être de la Nature. Magnifiquement Bachelard lui-même a dit que
« L’Univers est un brevet d’ingénieur »162 et ajoute encore, comme nous avons parlé
déjà « tout est dans tout ».163
Notre force est d’être capables d’imaginer quelque chose fourni par la Nature ;
c’est dans cette ligne que Bachelard dit que la faculté humaine « déforme les images
fournies par la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images
159
Gaston BACHELARD, L‟Engagement rationaliste, Paris, PUF, 1972, p. 104.
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries du repos, ibid., p. 34.
161
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries du repos, ibid., p. 39.
162
Gaston BACHELARD, L‟Engagement rationaliste, op.cit., p. 105
163
Gaston BACHELARD, L‟Engagement rationaliste, op.cit., p. 106
160
75
premières, de changer les images. S’il n’y a pas changement d’images, union
inattendue des images, il n’y a pas imagination, il n’y a pas d’action imaginante. 164
La substance, la chose apparait comme indispensable pour notre réflexion,
pour notre imagination. Nous pensons toujours à quelque chose. Bien sûr Bachelard
dit que « pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes et de
choses, il faut connaitre les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et
savoir quel mouvement font les petites fleurs en s’ouvrant le matin. Chaque objet
contemplé, chaque grand nom murmuré est le départ d’un rêve et d’un vers, c’est un
mouvement linguistique créateur ».165 C’est une démonstration claire que la Nature
est le creuset de notre savoir. Nous sommes capables de produire quelque
connaissance en imitant les éléments qu’elle nous fournit.
L’homme trouve sa force, son pouvoir dans la matière et avec elle, l’homme se
trouve lui-même. Notre imagination en ce sens dépend de ce que la matière a révélé à
notre esprit. Sans la révélation de la matière, l’objectivation de l’imagination serait
impossible. En ce sens, on peut dire que « tous les êtres du monde, toutes les voix du
paysage dans un récit bien fait ont, pour l’homme imaginant, une pars familiaris et
une pars hostilis comme les foies des victimes observés par les aruspices ».166
En utilisant un langage poétique Bachelard va loin dans sa réflexion sur la
Nature, une réflexion philosophiquement très riches de contenu parce qu’on y trouve
beaucoup de matière pouvant faire l’objet d’une discussion. Poétiquement cette
réflexion clarifie notre préoccupation. Le Monde et la
Nature offrent au poète
l’inspiration. « En sa rêverie solitaire, le rêveur de rêverie cosmique est le véritable
sujet du verbe contempler, le première témoignage de la puissance de contemplation.
Le Monde est alors le complément direct du verbe contempler. Contempler en rêvant,
est-ce connaître ? Est-ce comprendre ? »167 Cette contemplation est possible face à la
réalité existante. C’est cette réalité qui donne ses images à l’imagination. Mais pour
164
Gaston BACHELARD, L‟Air et les songes, 18e réimpression, Paris, José Corti, 1943, p. 7.
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries du repos, op.cit., p. 12.
166
Gaston BACHELARD, La Terre et les rêveries du repos, op.cit., p.100
167
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, 7e édition, Paris, PUF, 1960, p. 149.
165
76
Bachelard, ce type d’« image cosmique est immédiate » par conséquent elle nous
donne à voir des parties. « Elle croit dire le tout du Tout. Elle tient l’univers par un de
ses signes. Une seule image envahit tout l’univers. Elle diffuse dans tout l’univers le
bonheur que nous avons d’habiter dans le monde même de cette image »168.
On trouve dans la continuité de cette réflexion l’importance du réel, de la
substance qui habite l’homme et dont il rêve pour construire son savoir. Tout est
donné par la réalité et l’image fournie pour la Nature va permettre à l’Homme d’être
en mesure de concevoir le savoir. Dans la réalité de la Nature il n’existe pas
d’élément insignifiant, tout a son importance et chaque élément a son unité ou bien
est une manière de révéler la Nature.
Dans la perspective de notre réflexion, on trouve ainsi la diversité des éléments
que nous fournissent aussi diverses images. Avec raison Bachelard nous parle d’une
philosophie diverse, de la pluralité de la philosophie parce qu’il a bien compris qu’
« une seule image cosmique [nous] donne une unité de rêverie, une unité de monde.
D’autres images naissent de l’image première, s’assemblent, s’embellissent
mutuellement. Jamais des images ne se contredisent, le rêveur de monde ne connaît
pas la division de son être. Devant toutes les ‘ouvertures’ du monde, le penseur de
monde se fait une règle d’hésiter. Le penseur de monde est l’être d’une hésitation.
Dès l’ouverture du monde par une image, le rêveur de monde habite le monde qui
vient de lui être offert ».169
Au-delà de la poésie, même si l’on considère comme poétique la vérité,
Bachelard va
à l’encontre de notre perspective quand il perçoit le feu comme
« moteur du monde ». Dans le même registre il explicite clairement qu’« on rêve une
source et l’imagination découvre que l’eau est le sang de la terre, que la terre a une
profondeur vivante. On a sous les doigts une pâte douce et parfumée et l’on se prend
à malaxer la substance du monde »170.
168
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op.cit., p. 150.
Gaston BACHELARD, ibidem.
170
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, ibid., p. 151.
169
77
Plus que jamais nous sommes d’accord avec la réflexion de Bachelard, sans
l’ombre d’un doute. L’image que nous recevons de la Nature est celle de la richesse et
dans le même temps cette image nous apporte aussi « un repos concret », ce repos,
selon notre épistémologue « correspond à un besoin, à un appétit. A la formule
générale du philosophe : le monde est ma représentation, il faut substituer la formule :
le monde est mon appétit… le monde est alors le complément direct du verbe
mange… chaque appétit, un monde. Le rêveur participe alors au monde en se
nourrissant de l’une des substances du monde, substance dense ou rare, chaude ou
douce, claire ou pleine de pénombre suivant le tempérament de son imagination ».171
Cette inversion fait du monde « ma » représentation et mon appétit légitime le
distanciement que Bachelard nous propose. Magnifique réflexion ! La première
maxime signifie que l’homme est un être déterminant, car il dessine le monde selon
sa volonté, comme il le veut. Dans la seconde maxime, on voit qu’il y a vraiment une
inversion puisque le monde apparait comme « le complément direct du verbe je
mage » qui signifie que quelque chose existe déjà indépendamment de mon appétit,
de mon désir. Il est là et chacun va chercher à manger tout ce qu’il veut. La Nature ici
apparait comme un supermarché où chacun va chasser la chose qu’il veut quand il le
veut.
Nous nous permettons d’utiliser l’image du supermarché en évoquant la
Nature. Elle est là et dépend de notre appétit, de ce que nous voulons manger en elle.
Elle nous donne parce qu’elle vient respirer en nous, nous participons à « la bonne
respiration du monde » nous sommes plongés dans la Nature pensant et respirant.
« Tout respire dans le monde. La bonne respiration, celle qui va me guérir de mon
asthme, de mon angoisse, est une respiration cosmique »172.
Le diagnostic que Bachelard dresse fait penser à Goethe et montre clairement
toute l’attention aux choses dont peut faire preuve Bachelard. Goethe avait dit que
« la terre est ‘vivante’ il va de soi que, comme tous les êtres vivants, elle respire. Elle
171
172
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op.cit., p. 153
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op.cit., p. 154.
78
respire, comme l’homme respire, en chassant loin d’elle son haleine ».173 Bachelard
part de cette réflexion pour faire une inversion de sens. Pour lui, la logique ce n’est
pas cela, la terre ne respire pas comme l’homme respire, au contraire pour notre
épistémologue : « il faut dire que Goethe respire comme la terre respire ». Bien sûr,
pour Bachelard, on ne doit pas dire par exemple Jose Blaunde. José est fils de
Blaunde et Blaunde est père de José. De fait, on ne peut jamais dire que Blaunde
ressemble à José mais au contraire que José ressemble à son père qui est Blaunde.
Parce que ce n’est pas José qui a fait naitre Blaunde, ce n’est pas José qui a donné son
sang, ses caractéristiques à Blaunde, mais c’est Blaunde qui a fait naitre José, et il
est logique que José ressemble à son père. Dans le même ordre d’idée on ne doit pas
penser que la Nature respire, pense comme l’homme, mais que l’homme respire
comme la Nature. C’est ici où se trouve la source de tout cela que nous avons dit et
nous répétons que la Nature est le premier être vivant, qu’elle est le premier être
intelligent, la vitalité de l’homme et son intelligence participe en cela à la Nature.
On fait observer, dans la même perspective, que nous n’acceptons pas de
considérer la Nature ou le Monde comme objet, nous devons le considéré comme un
être pensant. C’est pour cela que Bachelard parle de dialogue entre l’homme et la
Nature. « Quel long dialogue de l’esprit et de la matière »174. Bachelard nous
conseille de regarder la Nature comme « sujet contemplant ». « Il semble alors que le
monde contemplé parcoure une échelle de clarté quand la conscience de voir est
conscience de voir grand et est conscience de voir beau. La beauté travaille
activement le sensible. La beauté est á la fois un relief du monde contemplé et une
élévation dans la dignité de voir »175.
La supériorité de la Nature nous parait, en chaque instant, très claire. Pour tout
personnage à qui on fait référence, le poète, le philosophe, l’artiste, le musicien, tous
prennent leur inspiration dans notre grande maison. C’est dans ce livre vital que
repose tout ce que nous voulons. Il faut contempler, il faut chercher tout ce que nous
173
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, ibid., p. 155.
Gaston BACHELARD, Études, op.cit., p. 25.
175
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op.cit., p. 159.
174
79
voulons. La Nature, elle est là et attend notre admiration, notre orgueil est alors de
chercher à découvrir les secrets de la Nature. « Le Monde veut se voir, le monde vit
dans une curiosité active avec des yeux toujours ouverts. En unissant des songes
mythologiques [nous pouvons dire] : le Cosmos est un Argus. Le Cosmos, somme de
beautés, est un Argus somme d’yeux toujours ouverts »176.
Le Monde ou la Nature se donne à percevoir ainsi comme un être qui parle et
la parole des hommes est aussi une imitation de la parole de la Nature. Nous
évoquons dans ce contexte « l’homme exprimait la terre, le ciel, les eaux. L’homme
était la parole de ce macro-anthropos qu’est le corps monstrueux de la terre. Dans les
rêveries cosmiques primitives, le monde est corps humain, regard humain, souffle
humain, voix humaine177.
Il y a tout autant nécessité de faire une inversion ici. C’est le corps humain qui
est le monde et non le contraire. C’est à partir de cette inversion qu’on retrouve le
sens selon lequel la Nature est un être pensant. Et c’est à partir de cela qu’on peut
comprendre que « tous les êtres du monde se mettent à parler par le nom qu’ils
portent ». Cela signifie qu’avant que l’homme ait le langage, la Nature l’avait déjà.
C’est dans cette ligne que Bachelard dit que le poète parle « du monde dans le
langage du monde ».
La sentence que Bachelard donne est que « un mot en entraine un autre. Les
mots du monde veulent faire des phrases. Le rêveur le sait bien qui, d’un mot qu’il
rêve, fait sortir une avalanche de paroles. L’eau qui ‘dort’ toute noire dans l’étang, le
feu qui ‘dort’ sous la cendre, tout l’air du monde qui ‘dort’ dans un parfum (…) tout
vit d’une vie secrète, donc tout parle sincèrement. Le poète écoute et répète. La voix
du poète est une voix du monde ».178 En suite Bachelard dit : Et dans son livre études
il dit : « le monde est ma miniature, car il est si lion, si bleu, si calme, quand je le
prends où il est, comme il est, dans le léger dessin de ma rêverie, au seuil de ma
pensée ! Pour en faire une représentation, pour mettre tous les objets à l’échelle, à la
176
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op.cit., p. 161.
178
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, op.cit., p. 162.
177
80
mesure, à leur véritable place, il faut que je brise l’image que je contemplais dans son
unité et il faut ensuite que je retrouve en moi-même des raisons ou des souvenirs pour
réunir et Ordener ce que mon analyse vient de briser »179.
C’est l’intimité avec la
Nature que lui permet à dire cela.
CONCLUSION
Pour conclure, nous pouvons dire que dans ce chapitre nous avons montré la
situation de l’Homme dans la Nature et sa relation avec elle. Nous avons vu quelle
était la compréhension de Bachelard au sujet de la Nature et des éléments qu’il
désigne comme fondamentaux. Notre intention est de considérer et présenter la
Nature comme le premier être vivant ; elle est pour nous l’origine de la vie, de la
connaissance et des êtres vivants et non vivants. C’est en ce sens que Bachelard dit
que le « monde lui apporte une connaissance, et c’est encore dans un instant fécond
que la conscience attentive s’enrichira d’une connaissance objective »180.
Le point de vue que nous défendons est que la Nature constitue à la fois le
point de départ et le point d’arrivée, comme nous l’avons déjà montré. On ne peut
parler de la connaissance et moins encore de l’Homme en dehors de la Nature, et
c’est pour ça que nous avançons que l’Homme fait partie de la Nature. C’est elle que
nous fournit la matière de notre réflexion. Ainsi, il faut « méditer sa perspective de
profondeur, une matière est précisément le principe » de notre connaissance. C’est en
elle que nous trouvons tout ce que nous voulons. Tous les éléments que nous donne
la vie, comme le dit Bachelard se trouvent dans la Nature. C’est dans la Nature
qu’on trouve le feu que Bachelard comprend comme phénomène capable de « tout
expliquer ». « Si tout ce qui change lentement s’explique par la vie, tout ce qui
179
180
Gaston BACHELARD, Études, Paris, UVRIN, 1970, p. 25.
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟instant, Paris, Editions Stock, 1993, p. 36.
81
change vite s’explique par le feu ». C’est dans la Nature que nous trouvons l’élément
le plus féminin, l’eau. Où nous trouvons l’air et la terre.
La position du philosophe français Jean-Paul Sartre qui refuse de parler
d’humanisme est intéressante : il faut, selon lui, parler de naturalisme. Nous pensons
qu’il a bien compris le sens large de l’emploi fait par Bachelard du terme « Nature »,
la dimension que l’on doit comprendre dans « naturalisme, [est qu’] il y des
implications de réalités plus générales que dans l’humanisme. La réalité première,
c’est la réalité naturelle, dont la réalité humaine n’est qu’une fonction »181.
En allant dans ce sens, il est sans aucun doute possible de dire que « les
hommes apparaissent dans un monde dont ils ont toujours eux-mêmes fait partie, par
lequel ils sont conditionnés, et qu’ils contribuent eux-mêmes à conditionner »182.
C’est dans la Nature et avec elle que nous pouvons philosopher et produire la
science. Dans le chapitre suivant nous allons aborder la philosophie et la science chez
Bachelard.
181
182
Jean-Paul SARTRE, L‟Existentialisme humanisme, Paris, Gallimard, 1996, p. 115.
Jean-Paul SARTRE, ibidem.
82
PARTE 2 – PHILOSOPHIE ET CONNAISSANCE
SCIENTIFIQUE
83
CHAPITRE 3 - PHILOSOPHIE ET SCIENCE CHEZ GASTON
BACHELARD
« Il n‟y a de science que par une École permanente.
C‟est cette école que la science doit fonder.
Alors les intérêts sociaux seront définitivement inversés :
La société sera faite pour l‟Ecole et non l‟Ecole pour la Société ».
(Bachelard, La formation de l‟esprit scientifique, p. 252).
Dans le chapitre précédent nous avons abordé le thème de la relation entre
l’Homme et la Nature. Notre intérêt était de comprendre l’importance de la nature et
de démontrer quels sont les points de départ et d’arrivée dans la problématique du
savoir humain.
Après avoir essayé de comprendre la fécondité de la Nature, après avoir situé
l’action humaine, il s'agit à présent d'évaluer la scientificité du savoir humain. Dans
ce chapitre, avant même d’amener Bachelard et sa conception philosophique et sa
perception de la science, il est important de parler de la science dans sa dimension
générale. Notre propos dans cette méthodologie est de nous permettre de voir et de
comprendre comment, au long de l’histoire humaine, les philosophes et les penseurs
en général ont compris la science.
84
I. VISION GENERALE SUR LA SCIENCE
Le mot science dérive du latin scientia, lui-même dérivé du concept scire qui
signifie « savoir ». Elle a plusieurs sens : un sens « large », un sens « strict », un sens
«concret ». Au sens large, la science signifie « toute sorte de connaissance théorique,
c’est-à-dire ayant pour but le savoir lui-même, et non ses applications pratiques »183.
Elle comporte alors deux dimensions, l’une spéculative, l’autre applicative, qui ne
peuvent pas être séparées. Selon la première dimension, la science est « essence »,
théorique et spéculative, comme les mathématiques pures. Selon la seconde, elle vise
à l’utilisation des découvertes, telles les mathématiques appliquées.
Concernant ces deux dimensions, G. Milhaud cité par Foulquié fait remarquer
que « les Grecs n’avaient pas fait exception à cet égard : la mathématique naissante
ne s’appliquait-elle pas de bonne heure à l’étude des sons, au mouvement des astres,
aux phénomènes optiques »184 ? Pour Descartes également, la science est tout ce qui
est « certain » et « évident ».
Au sens « strict », la science est connaissance certaine et rationnelle, portant
sur la nature des choses ou leurs conditions d’existence. C’est dans ce sens
qu’Aristote va dire que « ce qui est objet de science existe de toute nécessité et a, par
suite, un caractère éternel. » D’une autre façon, Aristote définit la science comme
« la cause ». Pour lui, « quand nous croyons que nous connaissons la cause par
laquelle la chose est, que nous savons que cette cause est celle de la chose, et qu’il
n’est pas possible que la chose soit autre qu’elle n’est »185.
Au sens « concret », la science en général, une science particulière186. Elle est
un « ensemble de connaissances scientifiques, ou la personnification soit de cet
ensemble, soit du savoir »187. G. Milhaud, dans sa théorie rationaliste, dit que la
183
Paul FOULQUIÉ, Raymond SAINT-JEAN, Dictionnaire de la langue philosophique, 4e édition, Paris, PUF,
1982, p. 656.
184
Paul FOULQUIÉ, Raymond SAINT-JEAN, Dictionnaire de la langue philosophique, op.cit., p. 657.
185
Paul FOULQUIÉ, Raymond SAINT-JEAN, Dictionnaire de la Langue Philosophique, Ibid., p. 658.
186
Cf. Paul FOULQUIÉ, Raymond SAINT-JEAN, Ibidem.
187
Paul FOULQUIÉ, Raymond SAINT-JEAN, Ibidem.
85
« science progresse en raison du désintéressement avec lequel elle est cultivée ». On
définit la science comme un ensemble quand elle est capable de répondre « aux
exigences plus ou moins rigoureuses de notre esprit, qui voudrait savoir, juger,
comprendre et dominer »188.
Après l’explication conceptuelle de la science, nous pensons qu'il est
important d'effectuer un parcours pour voir comment l’esprit humain a évolué dans le
champ de la science, dans cette caverne, c’est-à-dire dans la nature où il est capable
d'agir.
Ce concept « science », dont nous parlons ne peut se réduire à une simple
collecte de faits. Il est plus complexe et plus ancien :
« C’est un système de corrélations logiques de ces faits, permettant
d’étayer une hypothèse ou un corps de théorie. Cette théorie est ellemême affectée par la perspective générale de l’époque où elle est
formulée. La théorie doit être assez robuste pour attirer des esprits
habitués à la pensée logique et, en même temps, assez ouverte pour
laisser place à des développements et ajustements, à la lumière de
découvertes ultérieures »189.
Cette théorie, parfois appelée paradigme, se modifie de temps en temps pour
des raisons diversifiées. Parfois ces changements sont causés par des expériences
plus complexes parce que la science n’est pas statique, mais un corps de
connaissances en continuelle expansion, un corps de connaissances dynamique ; et
quand ces changements sont provoqués par des questions religieuses, philosophiques,
sociales ou économiques, son histoire exerce une emprise sur les fluctuations d’une
histoire plus vaste.
Notre préoccupation dans cette partie de chapitre est de discuter de l’origine
de la science. Dans notre compréhension, il n’existe pas de place où l’on puisse
trouver les premiers signes des connaissances qui, plus tard, ont constitué la science.
188
Paul FOULQUIÉ, Raymond SAINT-JEAN, ibidem.
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, traduit de l’anglais par Claude Bonnaifont, Paris, Seuil,
1988, p. 11.
189
86
La magie est considérée comme étant importante pour amener la discussion
sur l’origine de la science. Pourquoi ? Parce que, selon notre manière de voir, la
magie a une place dans l’histoire des connaissances des hommes. C’était une certaine
façon de considérer le monde qui mêlait, de façon complexe, la croyance au monde
des esprits et le savoir ésotérique.
Ronan, dans sa recherche, dit que « la vision magique était une façon légitime
d’exprimer une synthèse du monde naturel et de la relation de l’homme avec ce
monde. » Selon lui, dans une société primitive, « lorsque le magicien, le chaman ou
le sorcier accomplit un rite pour provoquer la pluie et la croissance des cultures, entre
un aspect de la Nature et un autre, et son sentiment que la survie de l’homme dépend
du fonctionnement du monde naturel. Il appréhende un certain rapport entre l’homme
et le monde qui l’entoure et manifeste une compréhension primitive du fait que,
moyennant une bonne procédure, l’homme peut contrôler les forces de la Nature et
les amener à travailler à son profit »190.
Pour nous c’est une prétention irréalisable. L’Homme n’est pas capable de
contrôler les forces de la Nature. Plusieurs fois on assiste aux inondations chaque
année sur cette planète. Qu’est-ce que l’homme fait vraiment pour contrôler la
Nature ? Rien, même avec sa science et sa technologie très avancées.
La société primitive considérait la magie comme importante pour comprendre
le monde qui était contrôlé par les esprits et les forces spirituelles. Toute la
connaissance était basée sur la magie dans laquelle la société s’exprimait comme une
forme de savoir ou de relation plus pénétrante et sublimée entre les hommes et la
nature.
La magie a commencé à régresser quand la société s’est développée au
Moyen-Orient durant l’Antiquité ; un intérêt pour les détails des phénomènes
naturels a donné naissance à d’autres formes plus « solides » de savoir. Cette
« dégradation » du magique conduisit les philosophes de la Grèce antique à réfléchir
190
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 12.
87
d’une façon différente du magicien. C'est ainsi qu’ils ont suscité « l’attitude d’esprit
qui prévaut toujours au cœur de la culture scientifique occidentale »191.
La flamme de la science a paru pour la première fois, il y a quelques dix mille
ans ou plus précisément au Moyen-Orient. Elle a commencé lorsque l’Homme a
essayé de rassembler un savoir qu’il considère comme utile pour sa vie. Il a
sélectionné les plantes non seulement pour un usage médical mais aussi pour
l’alimentation et pour leur « intérêt intrinsèque ». De même, « il captura et catalogua
des animaux, y compris ceux qui ne pouvaient être domestiqués »192.
La multiplicité des nécessités de l’homme le conduit à développer des
techniques agricoles : « on tanna les peaux », « on inventa le tissage », « on fabriqua
des poteries et certains matériaux furent fondus ». Ronan considère comme exemple
remarquable le premier usage du manioc en Amérique centrale. Du temps de la
préhistoire l’Homme avait découvert l’usage de drogues végétales et la domestication
des animaux ; la médecine primitive appliquait des remèdes végétaux et animaux, et
la santé avait été améliorée par la pratique chirurgicale de la trépanation, qui consiste
« à pratiquer un orifice dans le crâne ».
Néanmoins, le savoir de l’Homme dans le sens dont nous parlons, pour être
une science biologique actuelle, est lent à s’instituer en tant que science. Pendant
longtemps, « l’Homme ne peut que recueillir des faits épars et amasser ici et là des
détails probants, mais combiner tous ces éléments en un système cohérent de
connaissances était une autre histoire »193.
L’homme primitif a rencontré beaucoup de difficultés pour aborder le monde
physique, mais il était beaucoup plus a même d’observer la cause et l’effet, et de
trouver l’idée fondamentale qui pouvait être appliquée à une grande variété de cas :
par exemple l’idée de nombre.
191
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., p. 14.
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 18.
193
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 19.
192
88
L’Homme se pensant comme supérieur dans le monde et poussé par la
multiplicité de ses faits, a eu besoin de l’arithmétique, c’est dans cette nécessité qu’a
jailli la première idée de compter : une idée abstraite à laquelle on pouvait penser,
sans qu’aucun objet matériel s’impose à lui. Ses doigts et ses orteils lui permirent
d’inventer les nombres. C’est ici qu’il y a la base d’un système de numération ; avec
ce système, le développement des quatre opérations principales de l’arithmétique se
met en place : addition, soustraction, multiplication et division.
Il se peut que l’astronomie ait été la première étude distincte qui intégra
l’application des mathématiques : les nombres étaient nécessaires aussi dès cette
époque pour utiliser le ciel comme une horloge ou comme calendrier, pour mesurer
les distances entre la lune ou les étoiles et l’horizon. Les positions de la lune et des
étoiles étaient très importantes pour l’Homme préhistorique. A la différence de
l’homme moderne, il regardait le ciel nocturne et il devait le faire avec autant de
crainte que de curiosité.
En ce temps-là, le spectacle grandiose et le changement du ciel ne pouvait
manquer de captiver l’esprit et l’imagination de l’Homme primitif, la lente et
majestueuse rotation du ciel tout au long de la nuit, qui transportait les étoiles d’une
extrémité à une autre de l’horizon, valait la peine qu’on la contemplât. Les cieux par
leur merveilleux et leur spectacle perpétuellement changeant ont toujours séduit
l’imagination des humains, provoquant leur respect et le développement de leurs
idées. Les idées relatives au ciel agissent comme un miroir qui reflète la croissance
des attitudes scientifiques de l’Homme.
Selon l’approche de Ronan, la grandeur des Egyptiens est sans mesure : ils
fixent leurs écrits sur du papyrus. La pratique de l’Egypte était supérieure à tout autre
support et demeura en usage jusqu’au IXe siècle après J.-C. Les Grecs
reconnaissaient les Egyptiens comme une nation d’une immense sagesse. « Biblio »,
notre mot « Bible », est dérivé du papyrus ; « papier » vient aussi du papyrus, mais le
papier a été inventé, selon Ronan, par les chinois. La grandeur égyptienne est
remarquable aussi par l’importance des constructions monumentales et ils furent de
89
magnifiques tailleurs de pierre et des sculpteurs éminents ; « ils peignaient bien et
traitaient magistralement les métaux, en particulier l’or »194.
L’imagination des Egyptiens, leur technique de construction et leurs
compétences administratives pour organiser une grande armée de « bâtisseurs » ;
selon les témoignages de l’historien grec Hérodote, en fait un peuple prestigieux.
« La capacité des Egyptiens de construire d’immenses statues et édifices n’est pas en
soi une science : elle impliquait ce que nous appellerons aujourd’hui les principes de
la mécanique, mais il semble qu’il n’existait pas alors de corps de connaissances
scientifiques, ou théorie, auquel les constructeurs auraient à se référer. Leurs
prouesses de bâtisseurs étaient fondées sur une solide expérience pratique et sur leur
flair pour les techniques de construction »195.
La grandeur du savoir égyptien était fondamentalement pratique, plus
concerné par les résultats effectifs que par la réflexion philosophique sur les
principes de base intégrés. Le manque ou le peu d’intérêt des Egyptiens pour la
spéculation philosophique et leur penchant pour la pratique se manifestaient même
en astronomie. Ce domaine, pour les Egyptiens, était une base utilitaire nécessaire
pour mesurer le temps, car ils étaient préoccupés par le calcul du temps. Cette
astronomie égyptienne n’avait pas de théorie relative au Soleil et à la Lune.
Les Egyptiens, de par leur astronomie, portaient peu d’intérêt pour la nature
physique ; toute l’attention des prêtres astronomes se concentrait ailleurs ; « leur
intérêt se portait sur l’au-delà de la vie »196. Dans cet esprit, il y a simplement une
cosmogonie religieuse, et une forme mythologique utilisée pour déterminer le temps.
Ils s’en sont servi pour découvrir le mouvement du Soleil à travers le ciel au fil de
l’année, et ils ont aussi inventé un calendrier civil.
A partir de 2500 avant J.- C., l’Egypte avait trois calendriers :
194
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., p. 26-27.
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 27
196
Colin RONAN, ibidem.
195
90
« Le calendrier civil de 365 jours, son équivalent lunaire et l’année
lunaire originelle, maintenue à sa vraie place par les levers héliaques de
Sirius. Le calendaire civil coïncidait avec Sirius tous les 1460 ans. Le
fait était connu sous le nom de cycle de Sothis. Et les calendriers
mouvants coïncident toujours à nouveau, après une longue période
évidemment et, au cours du Ve siècle avant J.-C.semble Ŕt-il, un cycle
calendaire qui intégrait les calendriers civil et lunaire fut établi, mais il
s’agit d’un développement tardif qui intervint longtemps après la
période classique de la civilisation »197.
Le témoignage donné par Philippe de la Cotardière indique le sud d’Afrique et
la République Démocratique de Congo comme lieux de première manifestation
d’usage de nombres. « Le plus ancien est un os de babouin découvert dans le sud de
l’Afrique et datant d’il y a 37 000 ans. Il comporte vingt-neuf entailles et
ressemblerait aux bâtons-calendriers actuels des Bochimans. Un autre vestige bien
connu des spécialistes est l’os d’Ishango, vieux d’une vingtaine de milliers d’années
et trouvé à l’est de la République démocratique du Congo ; ses incisions font penser
à un calendrier lunaire semestriel »198.
En tout cas, nous pouvons dire que c’est là que réside la réelle difficulté que
l’Homme a de savoir exactement où sa connaissance a commencé, et quel peuple a
commencé à s’intéresser au savoir. On doit comprendre ici que cette difficulté
signifie aussi la pluralité du genre humain relativement à sa culture.
A la multiplicité de cultures chez nous correspond aussi la diversité de l’être
humain et de son savoir. Nous risquons de dire que là où il y a un être humain, il y a
quelque type d’action qui se peut traduire comme commencement de la science.
Pour nous, il n’est pas correct de faire une recherche du savoir dans quelque
partie du monde, ou quelque peuple de la planète qui a commencé par faire la
science ; mais nous devons chercher à voir les expériences de chaque peuple et
comment elles se sont développées. Les expériences, les actes qui permettraient le
197
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., pp. 32-33.
Philippe de la COTARDIERE, Histoire des sciences de l‟antiquité à nos jours, Paris, Tallandier, 2005, p.
19.
198
91
développement de ces actes doivent être communiqués à toutes les parties de la
planète pour permettre aux autres peuples de se développer aussi.
Selon nous, dans chaque expérience il y a comme nous l'avons dit un acte de
connaissance et cet acte est un commencement de la science. Dans cette ligne de
réflexion, on peut parler de « mathématiques chinoises assez anciennes », de la
médecine chinoise, mais aussi de la médecine, la botanique et la zoologie des peuples
africains. On peut aussi parler du magnifique savoir égyptien : une visite des
pyramides est une expérience merveilleuse nous permettant de nous rendre compte
de l'extraordinaire capacité de l’Homme.
En parlant de l’Afrique on voit que par la suite les Égyptiens influencent la
construction du savoir philosophique ou scientifique grec. Mais avant d'aborder ceci
dans ce chapitre où nous parlerons spécifiquement de la science chez les Grecs, nous
pouvons dire que l’astronomie égyptienne ancienne s’intéressait essentiellement à
l’art pratique de mesurer le temps, et les connaissances mathématiques égyptiennes
se limitaient simplement à l'arithmétique pratique.
Les Egyptiens ne considéraient pas les mathématiques comme un savoir en
soi, indépendamment de leurs applications, à la différence des savoirs grecs comme
nous le verrons plus tard. Les mathématiques des Egyptiens consistaient
fondamentalement en addition, soustraction, multiplication et division. La notion de
théorie et de système n’existait pas.
En général on peut dire que les Egyptiens avaient beaucoup plus de savoirfaire que de connaissances théoriques. Ils étaient artisanats et maîtres d’arts. Ils
devaient connaître les températures de fusion des métaux, savaient aussi obtenir une
chaleur adéquate dans leurs fours, de la même façon, ils devaient connaître les
alliages, la fabrication de moules et la technique pour couler le métal. Ils avaient
aussi des connaissances sur la géologie, la physique, la chimie des matériaux. On leur
reconnaît également une compétence dans les domaines de la médecine et de la
92
chirurgie : les chercheurs avaient observé les membranes qui enveloppent le cerveau
et considéraient le cerveau comme le centre de contrôle du corps.
Cette médecine fut à l’origine des connaissances de l’anatomie humaine.
Leurs connaissances s’étendraient à la nature des animaux et des plantes : ils en
étaient les observateurs attentifs et compétents. Voilà la connaissance la plus
ancienne de la Nature. Là s’enracine la grandeur du continent Africain en tant que
mère de la connaissance de type scientifique pour le monde entier. Les Egyptiens
possédaient également la connaissance de conservation des morts, la momification, et
croyaient aussi en leur résurrection « l’âme, l’ombre, le nom, le cœur et le corps
seraient à nouveau réunies »199. Ronan avance que c’est en Egypte que Platon a
trouvé l’idée « d’immortalité d’âme ». Grâce à leurs connaissances méthodologiques
sur l’anatomie et l'expérience chirurgicale. On reconnaît Imhotep comme premier
grand médecin en Egypte.
Mais avec tous les témoignages recueillis, le savoir égyptien n’était pas encore
considéré comme science, dans le sens où le savoir grec devient une science, mais
reconnu comme un commencement indispensable. Ronan reconnaît : « c’est ce que
firent les Egyptiens ; il y eut parmi eux quelques esprits curieux, tel Imhotep, dont les
connaissances étaient universelles, et le scribe200 Ahmès qui rédigea un superbe traité
mathématique sous le règne d’Apophis Ier de 167 à 156 avant J.-C. […]. Ce traité ne
complaît pas de raisonnement théorique. Mais bien que l’esprit d’investigation ait été
déprécié après le XVIe siècle avant J.-C. les anciens Egyptiens recueillent
certainement de nombreux faits qui allaient pour le moins contribuer au
développement de la science à l’état naissant »201.
La Mésopotamie est une autre région repérable avec un grand mérite comme
l'Egypte, quant aux origines de la science. Selon la compréhension de Philippe de La
Cotardière c’est à partir de cette région, au début du IIe millénaire, que l’écriture
199
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 38.
Nous parlons des années allant de 167 à 156 avant J.-C. ; à ce moment-là, l'Egypte avait déjà un « scribe ».
Le terme qui correspond aujourd’hui à scribe, selon nous, est « écrivain ».
201
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 27.
200
93
« cunéiforme » se met en place ; un système numérique unique s’impose alors.
Philippe nous dit qu’« il s’agit d’un système de numération sexagésimal, c’est-à-dire
fondé sur la base soixante, et non sur la base décimale qui nous est familière. Les
unités de temps que nous utilisons aujourd’hui Ŕ 60 secondes dans une minute, 60
minutes dans une heure Ŕ constituent un lointain souvenir de ce système, peut-être
motivé par le grand nombre d’entiers (2, 3, 4, 5, 6, 10, 12, 15, 20, 30) qui divisent
60 »202.
C’est aussi
en Mésopotamie que les premiers explorateurs imaginent le
développement du langage en inventant des « signes spéciaux », spécifiquement
adaptés à un support d’écriture en tablettes d’argile. Ils mettent au point leurs
écritures composées « d’images Ŕ symboles ».
Dans la recherche sur les origines de la science, il faut mentionner aussi la
médecine mésopotamienne, parce qu’à cette époque les médecins mésopotamiens
connaissaient l’hydropisie, la fièvre, les hernies, la gale et la lyse, et d’autres types de
maladies de peau, et ils disposaient
de médicaments pour tous ces cas. A la
différence de la médecine d’Egypte, celle-là se basait alors sur de textes et de
manuels médicaux, et cependant, à cette époque, l'exercice de la médecine dépendait
beaucoup de l’expérience du médecin. Taton témoigne : « il paraît en revanche que la
médicine proprement dite, bien que détachée de bonne heure de la sorcellerie,
n’arriva jamais à bannir complètement incantations et remèdes magiques, ni à
s’appuyer exclusivement sur l’expérimentation et la raison »203.
La grandeur de cette époque est marquée aussi par le statut du médecin. Il
était classé avec les « sdevius », les « aubergistes » et les « boulangers ». Le
paiement par le patient était fait selon le statut social de chaque patient ; tous
n’étaient pas soumis au même tarif. Les Mésopotamiens avaient un niveau de
« connaissance biologique avancé », notamment avec « l’identification et la
classification des espèces nécessaires pour l’alimentation ». Celle ici concernait non
202
203
Philippe DE LA COTARDIÈRE, Histoire des sciences de l‟antiquité à nos jours, op.cit., p. 21.
René TATON, La Science antique et médiévale des origines A 1450, deuxième édition, PUF, 1996, p. 17.
94
seulement les animaux, mais encore les plantes. L’expérience dans le monde du
savoir des Mésopotamiens était importante : il est probable « qu’ils savaient
déterminer la fécondité et la stérilité des végétaux ».
Par ailleurs, les Babyloniens de l’Antiquité inventèrent l’algèbre. Selon Colin
Ronan, ils étaient capables de résoudre des équations mathématiques. « Ces
équations, qui étaient nécessaires pour trouver les solutions de problèmes posés par
la construction, l’arpentage et le commerce, étaient écrites en mots, et leurs
résolutions détaillées point par point selon quelques règles éprouvées »204. Ils étaient
aussi en mesure de résoudre des équations du premier, du deuxième et du troisième
degré ! Ils connaissaient également la géométrie, étaient capables de calculer la
surface des figures planes et le volume de nombreux corps solides, dont la pyramide,
le cylindre et le cône. Les triangles isocèles leur étaient connus, mais leur « π » était
moins précis que celui des Egyptiens.
Les Sumériens et les Babyloniens firent beaucoup progresser les
connaissances mathématiques. Il semble qu’ils aient posé les fondements réels de
toute cette discipline. Chez ces peuples se développait l’art de l’observation
astronomique scientifique, et dans le domaine spéculatif, les bases de la cosmologie.
Leur conception de l’univers et de la nature était encore plus concrète et descriptive
que la conception égyptienne.
Ils portaient aussi un grand intérêt à l’observation des phénomènes célestes ;
ils disaient que les étoiles et les planètes, le Soleil et la Lune avaient été placés là par
les dieux dans l’intérêt de l’Homme. Contrairement à la conception de Ronan, selon
laquelle les Babyloniens avaient simplement une explication physique et non
métaphysique, nous pouvons dire que la reconnaissance de l’intervention des dieux
suggère une conception plus que physique : il y a un aspect métaphysique.
A partir du premier siècle, après J.-C., les Mayas construisaient de grands
temples et de grandes pyramides à degrés. Pour eux le monde comprenait quatre
204
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 28.
95
directions qui « émanaient du grand arbre d’abondance », situé au centre du monde.
Ils avaient par ailleurs des calendriers élaborés à partir du quatrième siècle après J.C. qui servaient à enregistrer les événements astronomiques et historiques, et ils
mirent au point un instrument très souple pour exprimer des mots et des phrases.
Ils s’intéressaient à l'histoire et aux événements historiques. Comme dit
Ronan : « ils réalisèrent qu’ils avaient besoin d’un meilleur moyen pour calculer le
temps qu’en utilisant des années et des divisions d’années ce qui, avec tant de calculs
calendaires en usage, pouvait conduire à des ambigüités et à la confusion »205. Les
Mayas imaginèrent alors un comptage à long terme, les jours les uns après les autres
sans discontinuer. Cela fut considéré comme un excellent système pour dater les
événements astronomiques et historiques passés. Un système semblable a été inventé
en Europe occidentale par Joseph Scaliger en 1583, et cela six siècles après les
Mayas !
La science a connu un long processus de développement avant d’être
considérée comme une science au sens véritable du mot. On émet l’hypothèse selon
laquelle on peut définir la période du VIe au IVe avant J.-C. comme la période qui
marque le début de la rationalité scientifique occidentale dans l’esprit grec.
Les anciens Grecs sont connus pour leurs connaissances intellectuelles que
l’on peut considérer comme une science. Leur savoir fut plus étendu dans divers
domaines. En comparaison avec d’autres civilisations du Proche-Orient comme
l’Egypte, il y a une grande différence qualitative : par exemple la médecine
égyptienne était dominée par des pratiques magiques, « symboliques ou
émotionnelles ». Selon G. E. R. Lloyd, l’originalité des Grecs est l’universel « que
certains cas médicaux soient traités sans aucune référence à des causes divines ou
surnaturelles. Mais les Grecs sont allés plus loin. Pour la première fois, ils ont défini
un domaine magique ; et, de façon explicitée, ils l’ont exclu de la médecine »206. En
effet, ils ont commencé par un meilleur traitement des maladies ; ce début les a
205
206
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., p. 75.
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p.76.
96
poussés à aller plus loin parce qu’ils voyaient la nécessité de discuter le type de
méthode propre à la médecine ainsi que la méthode de vérification la plus exacte.
Ces débuts s’accordent certainement avec le commencement
de la philosophie
naturelle.
En outre, dans la civilisation grecque, il a été nécessaire de forger un nouveau
vocabulaire anatomique et physiologique pour exprimer les résultats des
observations. Aristote est connu comme la première personne qui ait donné une
explication raisonnée des animaux. Dans son idée de cause, il estimait que le
zoologiste devait étudier la forme et la fonction de tous les organes, internes et
externes, de toutes les espèces d’animaux, selon lui on devait faire une étude sans
préjugés de tous les animaux. « De même que les hommes admirent l’art des
architectes et des sculpteurs, ils doivent trouver plaisir à découvrir l’art de la nature.
C’est-à-dire la manière merveilleuse dont elle a agencé les différentes parties des
organismes vivants »207. Ainsi, on peut voir comment la science de la vie a préparé
l’émergence de la rationalité scientifique.
Au IVe siècle avant J.-C., les mathématiques ont commencé à définir un
modèle de méthode axiomatique et déductive ; et selon Lloyd, à partir du IVe siècle
avant J.-C., les éléments d’Euclide ont constitué un idéal explicatif dont l’influence
fut considérable. « A la fin du IVe siècle, la médecine et les sciences de la vie
offraient un modèle absolument précis de pratique de la recherche empirique »208.
Les Grecs ont aussi excellé dans le domaine de l’argumentation en mettant en
place les discussions sur la méthode. Ce problème de méthode en philosophie est très
important et en même temps polémique : elle est à l’origine de l’existence de
beaucoup de systèmes philosophiques. C’est ainsi que l’on peut dire qu’à l’origine de
l’existence de la science dans la culture grecque, il y a la capacité de faire passer
dans leur pratique l’élément qui est important pour toute connaissance scientifique,
les « principes méthodologiques ».
207
208
Dictionnaire de la Philosophie, Paris, PUF, 1995, p. 26-27.
Ibidem.
97
I.I. LA SCIENCE CHEZ LES GRECS
Nous devons clarifier encore ce que la source grecque « doit aux Phéniciens le
principe de leur alphabet ; ils empruntent aux Égyptiens, aux Babyloniens, aux
Indiens des connaissances mathématiques, astronomiques et géographiques. Aux uns
et aux autres, bien des pratiques médicales et botaniques. Les contacts et
enseignements venus d’Égypte, d’Assyrie (Babylone) ou d’Inde sont bien attestés,
même s’ils ont souvent un caractère légendaire et enjolivé »209.
Pour parler de la science dans le monde grec, on voit qu’elle commence par se
dégager du mythe en affirmant, avec les atomistes d’Abdère, la plus cohérente des
hypothèses mécanistes et matérialistes, parce qu’à ce moment-là, leur intérêt était de
connaître le monde physique.
Pour les Grecs, la nature est leur fond d’inspiration. Toute connaissance reste
intimement liée à la nature. Plusieurs auteurs critiquent le fait que les Grecs ont trop
embrassé de domaines scientifiques et ont trop eu envie de comprendre le monde. En
tout cas, le monde pour eux c’est l’être compréhensible. Ils ont bien compris, selon
nous, que la nature du monde est le fond de la connaissance.
Même si l’on suit les critiques que les penseurs émettaient par rapport aux
Grecs, nous croyons qu’il est difficilement contestable de croire « qu’il est possible à
l’esprit humain d’en décrire les régularités, les lois, d’en hiérarchiser les valeurs, d’y
jouer des relations causales ».210 Nous devons remarquer que cette possibilité que
l’esprit humain a de décrire la nature reste toujours incomplète. L’Homme jamais ne
parviendra à décrire parfaitement la Nature. C’est avec les Grecs que la nature cesse
d’être seulement spectacle, elle se place alors au sein de la culture grecque. Les
Grecs d’avant le VIe siècle petit à petit vont améliorer leur mode de voir et
d’interpréter la nature, petit à petit ils ont surpassé les Babyloniens et les Égyptiens.
209
210
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des sciences, Paris, FIRST, 2009, p.13.
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des sciences, op.cit., p. 15.
98
Leur constant intérêt pour la nature va marquer le début de l’esprit scientifique et leur
différence avec les autres peuples dans le champ du savoir humain. Dans ce
démarrage, on voit que les Grecs « observent le ciel, pour rêver, établir des
calendriers, améliorer les possibilités de voyage […]. Ils estimèrent que le monde, la
Terre, les astres et les étoiles pouvaient être étudiés et compris »211.
La période du VIe siècle est marquée par la figure de Thalès de Milet.
Anaximandre (mort vers 570), Anaximène (mort vers 546), Xénophane (VIe siècle),
Pythagore de Samos (VIe siècle) et Héraclite d’Elée (Ve siècle) poursuivent et
enrichissent leurs découvertes.
Le fondateur de l’école d’Elée, Parménide, son « akmé » se place dans la
première moitié du Ve siècle, et celle de son disciple Zénon. Nous n’avons pas ici à
faire la chronologie des philosophes grecs, mais pour mieux comprendre l’origine de
la science dans le monde grec, il nous faut en évoquer l’une ou l’autre figure. Par
ailleurs, il importe de signaler qu’ils ont en commun d’avoir tenté les premiers une
explication rationnelle du monde sensible, d’avoir proposé, sur la structure de la
matière et sur l’architecture de l’univers, des hypothèses dégagées de plus en plus
complètement « des données mythologiques ».
Les Grecs avaient un étonnant appétit d’explication globale du monde. Dans
cette perspective, ils ont abordé toutes les sciences, mais les problèmes qui ont
surtout retenu leur attention sont, d’une part, « la nature des choses, l’origine de la
matière, ses transformations, ses éléments derniers ; d’autre part, la forme de notre
univers et les lois qui le régissent »212. L’expérience personnelle des ces penseurs est
riche dans leurs constructions de la cosmologie ; cette somme de faits, d’observations
et des interprétations de la nature étaient en leur temps comme le patrimoine de la
notion. Les Grecs avaient d’excellentes connaissances aussi en géométrie d’un style
différent à des Égyptiens et de Babylone. Ils développent une géométrie « non pas
211
212
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des sciences, Ibid., p. 16.
René TATON, La Science antique et médiévale, op.cit., p. 210.
99
une géométrie empirique, où l’on calcule, mais une géométrie où l’on médite sur des
propriétés abstraites et certaines des figures ou des nombres »213.
Non seulement la connaissance du cadre biologique et des réactions des forces
de l’univers physiques, mais leur intérêt pour les grands poèmes nationaux comme
« L’épopée homérique » ont marqué leur mentalité. Les poèmes d’Homère ont
structuré la mentalité grecque sur la science et sur le monde entier. Il avait évoqué,
par exemple, la formation des nuages, la condition physique, il avait parlé de la
lumière comme la forme du feu, une idée qui sera reprise par Héraclite, Empédocle et
même plus tard par Platon.
Thalès est préoccupé par la compréhension du monde physique ; selon lui, le
monde qui s’offre à nos sens n’a rien de stable et de permanent. Il faut, avec Thalès,
se poser la question précise : « quel est l’élément générateur » ? Cette interrogation
est fondamentale pour la production de la science. Cette capacité de questionner c’est
aussi ce qui a donné aux Grecs leur supériorité dans l’univers du savoir humain.
Beaucoup de réponses peuvent être apportées mais, pour Thalès l’élément premier
est l’eau. La justification en est : « la terre est portée sur l’eau. L’univers est supporté
par l’eau. Le feu du Soleil et des astres, le monde entier est entretenu par les
exhalaisons des eaux »214.
Chez Jullien, Thalès n’aurait donc pas de « grand mérite ». Mais l’essentiel
c’est de le considérer précisément comme le premier penseur « à juger nécessaire de
démontrer ce résultat. Il ne s’agit plus, en géométrie, d’observer et de manipuler des
figures, mais de comprendre leurs propriétés par un acte de pensée pure »215. Le
problème de fond des premiers penseurs est la « matière première » des divers corps
qui composent l’être sensible. Anaximandre, comme Thalès, reconnaît, à l’origine
des choses, l’existence d’un seul principe matériel ; il affirme que cette substance
initiale et génératrice est infinie : elle ne peut pas être l’eau. Pour lui « l’élément
premier des choses était l‟apeiron » ; « l’apeiron contient tous les éléments ; tous les
213
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des Sciences, op.cit., p.16.
René TATON, La Science antique et médiévale, op.cit., p. 211.
215
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des sciences, op.cit., p. 20.
214
100
corps s’y trouvent mêlés et confondus. Et il est bien la source de tout, puisque les
mondes naissent de l’organisation de cet infini amorphe […], il n’attribuait pas
l’origine des choses à quelque modification de la matière, mais disait que les
oppositions, dans la substance primordiale […] furent séparées »216.
Chez Anaximène le principe est l’air ; en se dilatant et en se condensant, l’air
apparaît sous diverses formes : quand il se dilate suffisamment, il produit le feu, et
quand il se condense, l’eau ; à un degré de plus, la terre ; au plus haut degré de
condensation, les pierres.
En ce qui concerne les pythagoriciens, ils s’intéressent aux mathématiques. Le
pythagorisme répudie toute solution moniste ; il abandonne le schéma des penseurs
précédents d’une substance originelle et offre le premier exemple d’une théorie
dualiste explicitée. Il introduit au principe de l’être, et une physique se dessine où le
nombre devient modèle des choses. Plus tard, Aristote, cité par Toton, a écrit : « les
pythagoriciens admettent l’existence du vide ; ils disent qu’il pénètre dans le ciel en
tant que celui-ci respire le souffle infini, et que c’est ce vide qui délimite les
choses »217.
Nous pensons important de nous arrêter maintenant aux caractères généraux
de la mathématique à l’époque hellénique. Pythagore, repris par Eudème, cité par
Proclus, observe la transformation de la géométrie en « un enseignement libéral ».
« Il remonte aux principes supérieurs et recherche les théorèmes abstraitement et par
l’intelligence pure »218. C’est la première exigence, celle de la démonstration. On dit
qu’il nous est parfois difficile de bien considérer ce point car, héritiers des Grecs,
nous attribuons nous-mêmes aux mathématiques un caractère démonstratif qui n’est
pas inclus dans la nature des techniques de calcul, de dessin, d’arpentage, de
métrologie qui forment le fond de la science primitive : « caractère démonstratif qui
216
René TATON, La Science antique et médiévale, op.cit., p. 212.
René TATON, La Science antique et médiévale, op.cit., p. 14.
218
René TATON, La Science antique et médiévale, op.cit., p. 14.
217
101
pourrait fort bien être retenu comme une particularité historique de la science
grecque »219.
Selon Taton, la première preuve vraiment mathématique qu’inventent les
pythagoriciens, c’est la preuve par l’absurde de l’incommensurabilité du côté et de la
diagonale. Il faut ici que le mathématicien accepte ce qu’il ne peut concevoir. Les
premiers mathématiciens grecs (même peut-être avant Pythagore) voulaient que ce
résultat soit fondé en raison, et que son exactitude puisse être prouvée. Bien qu’on
reconnaisse que cette tendance ait été tout à fait étrangère aux orientaux, il est juste
de l’attribuer plus spécialement aux Grecs. Ces derniers avaient, ici, saisi d’instinct
une propriété de l’ensemble des nombres entiers, celle d’être bien ordonnés. La
figure devenant symbole permettait une généralisation du calcul arithmétique. Cette
technique ne pouvait évidemment pas suffire à tout ; la suite des nombres premiers,
celle des nombres parfaits, lui échappe. Et là encore, « il faudra que l’arithmétique se
dépasse elle-même, s’affine et devienne science abstraite »220.
On ne peut parler de géométrie et d’algèbre géométrique sans faire référence
aux Grecs. Dès le Ve siècle avant J.-C. (avec la découverte des irrationnelles) on dit
que triomphe ce « géométrisme » hellène qui sera fondamental pour le caractère
dominant de la science grecque.
Solon Taton, la figure géométrique a le double avantage d’être par elle-même
une preuve, et d’être une preuve visible. Ainsi, elle satisfait aux exigences de la
démonstration et à celles de l’intuition. « Elle permet le développement d’une
technique algébrique et géométrique »221.
Une autre évidence que nous pouvons trouver pour cette justification de la
science grecque c’est la contribution des sophistes ; même s’ils ont été critiqués par
beaucoup pour leur manière de faire : aller de ville en ville et prendre la parole sur
les places. Cependant, certains d’entre eux ont été les contemporains des physiciens
219
René TATON, Ibidem.
René TATON, La Science antique et médiévale, op.cit., p. 242.
221
René TATON, La Science antique et médiévale, p. 242.
220
102
Anaxagore et Empédocle. Nous ne pouvons pas oublier le célèbre orateur et
vulgarisateur Protagoras, avec son principe de « relativisme » qui se résume ainsi :
« l’Homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont en tant qu’elles sont, de
celles qui ne sont en tant qu’elles ne sont pas ».
C’est dans cette formulation que le philosophe de notre époque Michel Puech,
dans son livre Homo Sapiens Technologicus va énoncer : « l’ensemble de l’activité
humaine, interne (culture) comme externe (technologie), doit donc être interprété par
une anthropologie, une compréhension de l’Homme par lui-même non pas a priori,
comme dans les philosophies idéalistes, mais à partir des réalisations effectives de
l’humain »222.
Gorgias est un autre sophiste que nous pouvons donner comme référence.
Pour lui, « le mépris de la science et de toute connaissance est au suprême degré ».
Même avec son nihilisme, selon lui, rien n’existe ; même si quelque chose existait,
notre langage ne nous permettrait pas de communiquer.
Socrate est un grand opposant des sophistes ; ce n’est pas cette critique qui
nous intéresse ici, mais la contribution qu’il a apportée à la science. Socrate a
combattu la science pure. Dans toute sa critique, « l’ironie » est dominante. « Je sais
une chose, c’est que je ne sais rien », « connais-toi toi-même » ; Socrate, par ce
dernier conseil souhaite l’auto-connaissance adressée aux sophistes et à tout le
monde, et aussi en particulier, de mon point de vue, aux Africains. Dans la
conception socratique, le monde sensible n’est pas tout l’univers, mais il existe un
autre monde : « les objets d’ici-bas n’apparaissent que comme l’ombre changeante ».
Dans la doctrine de Socrate, on retrouve l’importance donnée à l’Homme, à la
conduite humaine et en général à « la vie intérieure ». Ceci a une grande importance
historique dans le domaine, et Cicéron affirme que Socrate fait « descendre la
philosophie du ciel sur la terre ». Taton fait d’ailleurs remarquer qu’« à partir de
222
Michel PUECH, Homo sapiens technologicus, Paris, Le Pommier, 2008, p. 20.
103
Protagoras et de Socrate, il s’agit de l’Homme tout entier, de l’Homme en tant qu’il
pense, en tant qu’il contemple l’univers. Ces contempteurs de la science ont aperçu
les premiers, en face de la chose observée, l’observateur qui s’oubliait lui-même »223.
A la différence des sophistes, Platon remet la science au premier plan de toute
activité intellectuelle et s’intéresse à la science mathématique. Cette préférence pour
les sciences mathématiques a pour objet l’être sensible. La science platonicienne est
entièrement fondée sur l’intelligible.
Selon la compréhension de Jullien, Platon dit : « il y a un monde des réalités
mathématiques où elles existent, idéales, exactes. Les figures, les nombres, les
relations mathématiques de notre monde sont des images grossières de ces
perfections, et lorsqu’un mathématicien trouve un nouveau théorème ou résout un
problème, il ne fait que découvrir un objet de ce monde parfait et idéal »224.
La préoccupation de Platon pour la science mathématique ne doit pas donner à
penser qu’il soit allé jusqu’à voir en elles comme des vérités absolues, mais par elles,
il propose des hypothèses. Pour lui, les « hypothèses » sont les premiers principes sur
lesquels la science est fondée. De cette vision, il explique :
« Eh bien, reprenons, dis-je. Tu comprendras mieux après ce que
je vais dire maintenant. Tu sais bien, je pense que ceux qui s’occupent
de géométrie, de calcul et d’autres choses du même genre font
l’hypothèse du pair et de l’impair, des figures et des trois espèces
d’angles, et de toutes sortes de choses apparentées selon la recherche de
chacun, et qu’ils traitent ces hypothèses comme des choses connues ;
quand ils ont confectionné ces hypothèses, il estiment n’avoir à en
rendre compte d’aucune façon, ni à eux-mêmes ni aux autres »225.
Nous pouvons faire deux remarques par rapport à cette note : la première est
le mot « hypothèse » que l'on considère comme la base du raisonnement. La
deuxième remarque porte sur les données fondamentales que nous trouvons en nous ;
elles ne sont pas des objets ou des faits d’observation. Il y a donc, en mathématiques,
223
René TATON, La Science antique et médiévale, ibid., p. 253-254.
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des sciences, op.cit., p. 26.
225
PLATON, La République VI 510C, traduire par Georges Leroux, Paris, Flammarion, 2002, p. 265.
224
104
des présupposés, des êtres de raison du « principe de toute recherche. » Mais, comme
dit Abel Rey, ce sont « les premiers principes de la science et non les premiers
principes en eux-mêmes ».
Pour Platon, la mathématique et ses vérités sont irréfutables Ŕ les principes
une fois admis Ŕ, mais elles restent conditionnées à la nécessité de poser ces
principes. Le fait mathématique, pour Platon, est « un fait de l’esprit, qui contraint
celui-ci, mais qui lui appartient tout entier »226.
Nous ne parlerons pas de sa physique, ni de l’astronomie, ni de sa vision du
système du monde qui sont aussi de valables contributions dans le champ de la
science. Notre intérêt est de cerner ses formulations sur les sciences mathématiques.
Quant à Aristote, il est le dernier, à notre avis, que nous mentionnons dans ce débat
sur l’origine de la science dans le monde des grecs.
Pour Aristote, il n’est pas de science du singulier, mais seulement de
l’universel. Il est une science de l’être humain et non de « l’homme qui s’appelle
Callias ». Selon lui, toute la science repose sur la « définition » et la
« démonstration ». Telles sont, pour Aristote les seules méthodes qui soient
appropriées à la science. Les analyses postérieures, les physiques, le traité de l’âme
disent et redisent que la connaissance sensible se distingue absolument de la
connaissance scientifique »227.
Selon la remarque de Léon Robin, Aristote considère la pensée scientifique
comme une pensée en repos, en quelque sorte fixée et arrêtée. Même s’il est dans la
ligne du platonisme, Aristote en est différent : il va spécifier sa pensée. Selon
Aristote, par réminiscence ou par une saisie directe de l’idée, nous accédons à la
sensation. La sensation, certes, selon lui, n’est pas la science ; elle lui est même
extérieure, mais en est le point de départ.
226
227
PLATON, Ibidem.
Cf. René TATON, La Science antique et médiévale, ibid., p. 265.
105
Cette observation de considérer la sensation comme le point de départ est
toujours présente dans le contexte africain. On retrouve le même principe chez le
penseur de la négritude senghorienne où l’on conçoit une continuité ; la sensation
apparaît comme critère de la vérité. Dans une tentative de faire la différence entre les
êtres, Senghor introduit deux modes dans la connaissance : il distingue comme le
premier mode : la connaissance par le cœur et comme deuxième mode, la
connaissance rationnelle et déductive.
Pour le fils de la négritude, « la raison ne suffit pas pour comprendre les
choses, il faut le concours de la sympathie et de l’émotion, la sensibilité et l’intuition
sensible qui participent immédiatement sur la voie de la synthèse plutôt que de
l’analyse, de l’intuition plutôt que de la raison »228.
Les concepts face auxquels nous nous retrouvons ainsi, chez Aristote, ne se
trouvent pas en nous à l’état latent ; ils sont formés par nous à partir de l’expérience,
grâce aux mécanismes de la perception, de la discrimination et de la mémoire. Les
faits observés s’accumulent, les objets se classent, les images fugaces se fixent et se
stabilisent : c’est un des propres de l’âme humaine que de permettre ainsi l’éclosion
du concept, en sorte que la sensation qui, par sa nature, semblait nous éloigner de
toute connaissance stable est, au contraire, le premier fondement de la science.
Voilà la manière de concevoir la recherche scientifique selon Aristote et son
Ecole. Une science se construit sur l’hypothèse, avec un principe dans l’intelligible,
l’idée que l’on descend vers une réalité, et d’un autre côté on part des objets sensibles
pour peu à peu s’élever par la voie des classements et des généralisations, le véritable
domaine de la science selon lui. Il ne faut pas oublier qu’Aristote fut le fondateur et
l’inspirateur de la logique classique.
Le philosophe français Vincent Jullien, professeur d’histoire et de la
philosophie des sciences à l’université de Nantes, témoigne qu’Aristote en tant que
logicien, « considère qu’aucune science n’est mieux à même de montrer comment
228
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 43.
106
fonctionnent les règles et les principes de la déduction logique. Il est donc un des
principaux partisans de l’organisation axiomatique et déductive de la géométrie telle
qu’elle va triompher dans les Éléments d’Euclide »229. On peut aussi souligner
l’importance du témoignage que nous trouvons chez Taton dans sa fresque de l’Ecole
d’Athènes, aux Chambres du Vatican, représenté par Raphael, parmi les plus grands
philosophes et savants de l’ancienne Grèce ; Platon et Aristote, debout au centre de
la composition et engagés dans une conversation suprême : l’un montre du doigt le
ciel, l’autre tend vers la Terre une main largement ouverte. Double symbole de la
science, figures saisissantes de deux méthodes également fécondes, et telles qu’en
leurs emplois alternés se résume tout progrès scientifique.
L’observation est incontournable mais il existe une possibilité de parvenir à la
connaissance de la nature elle-même qui n’a pu être obtenue qu’à partir d’hypothèses
ou des faits hypothétiques que la perception seule ne pouvait suggérer, puisque la
réalité n’en offrait aucun exemple.
Aristote n’écarte pas les mathématiques du champ des études, mais il regrette
qu’elles aient été mises au premier rang des sciences ; selon lui, elles seraient plutôt
un moyen, un instrument de la science. « Les mathématiques », dit Aristote, « sont
devenues, pour les philosophes d’à présent, toute la philosophie bien qu’on dise
qu’on ne devrait les cultiver qu’en vue du reste »230. Quant aux sciences naturelles,
déjà développées avant, Aristote leur a donné leur essor. De même, les écrits
concernant la biologie et la zoologie ont retenu son intérêt.
Dans ces sciences naturelles, Aristote et Platon ont deux points de vue, en
complète opposition : cela s’explique par la manière dont les deux philosophes ont
envisagé l’idée de « corruption ». Pour eux, le concept d’univers se partage en deux
régions : le monde « sublime », celui de la génération et de la corruption, et le monde
« céleste », éternel et immuable.
229
230
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des sciences, op.cit., p. 27.
René TATON, La Science antique et médiévale, op.cit., p. 266.
107
Mais Platon fait remarquer que le monde d’en bas, soumis à de perpétuelles
altérations, ne saurait être objet de science, de connaissance assurée et stable.
Aristote avance une idée contraire : pour lui, la stabilité de la connaissance
scientifique se fonde avant tout sur la nécessité des phénomènes observés.
Nous pensons que c’est la dernière position qui a fondé la connaissance
scientifique moderne : l’expérimentation comme base, comme point de départ. Mais
nous devons préciser ici, comme plus tard aussi, que l’expérience est le point de
départ mais on ne doit pas en rester là. L’expérience doit être expliquée et cette
fonction est la responsabilité de la raison.
Aristote critique l’idée de l’accident, idée platonicienne. Il défend la thèse
qu’il n’y a pas de science de l’accident, mais dans le monde corruptible, la corruption
n’est à aucun degré accidentelle; elle est « nécessaire » et « substantielle ». Elle peut
être objet de connaissance stable : c’est sa légitimité et sa dignité de science.
Taton identifie l’Ecole d’Aristote comme celle qui fonde les plus anciens
monuments de l’histoire des sciences : Théophraste est le premier doxographe,
Eudème le premier historien des mathématiques. Nous allons continuer à voir ces
évolutions de la science à partir du XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Notre
articulation sert exactement à trouver plus facilement notre réponse à la question que
nous nous sommes posée au début.
I.II. LA SCIENCE DU XVIIe SIÈCLE A LA PERIODE CONTEMPORAINE
Après ce discours sur les Grecs, penchons-nous sur le Moyen-âge, mais
précisons de quel Moyen-âge nous parlons car, selon Jullien, « cette extension du
Moyen-âge ne peut pas être circonscrite à une petite zone géographique : elle se
108
déploie tout autour de la Méditerranée, dans tout le Moyen-Orient, la Perse, une
partie de l’Asie Mineure et tout l’Occident latin »231.
Pour notre part, notre intérêt n’est pas de digresser sur toute l’extension de
cette période. Nous allons suivre le même schéma que nous avons emprunté pour
aborder la science durant la période antique. Nous sommes bien conscients que le
Moyen-âge est considéré par certains penseurs comme une période d’obscurité ; nous
allons donc simplement prendre comme point source le XVIIe siècle, et nous allons
montrer que la science a également fait ses premiers pas à cette époque.
On ne doit pas oublier notre vision selon laquelle là où vit un peuple, il existe
quelque action de recherche qui doit être considérée comme un point d’origine de la
science. Sur ce principe, on peut effectivement parler de la science au cours de cette
période ; ces premières ébauches peuvent ne pas être considérées comme étant
scientifiques, pour nous elles le sont. Ces premières idées doivent être vues comme
celles qui ont indiqué la voie et la direction vers la connaissance scientifique. Après
tout, c’est à cette époque que l'on découvre l’optique et cet objet fait partie de la
science de la vue, « ce qui conduit à une modification en profondeur de cette
science »232.
A cette époque (XVIIe siècle) donc, on assiste au développement de divers
champs des savoirs. Les mathématiques se renouvellent à travers l’algèbre, la théorie
des nombres, le calcul des probabilités, la géométrie projective et le « calcul
infinitésimal ». On observe ainsi un progrès plus puissant et plus efficace qui
s’applique aux diverses branches des sciences physiques : ainsi « la dynamique, tout
d’abord, qui, de Galilée à Newton, se constitue en une science autonome ; la
mécanique céleste dont Kepler et Newton formulent les principes dans le cadre du
système de Copernic, définitivement adopté ; l’optique, enfin, qui se transforme peu
à peu en une science mathématique »233.
231
Vincent JULLIEN, l‟Histoire des sciences, op.cit., p. 75.
Vincent JULLIEN, l‟Histoire des sciences, ibid., , p. 111.
233
René TATON, La Science moderne de 1450 a 1800, op.cit., p. 193.
232
109
Même si le développement reste insuffisant dans le domaine de la science
fondamentale, on précise la description et la classification des êtres vivants, on
développe aussi l’anatomie microscopique, grâce à l’invention de microscope. En
définitive la médecine se développe, s’individualise, et prend un caractère
scientifique ; les sciences de la terre progressent.
Cet essor de la science, à cette époque, est le résultat des efforts réalisés par
les philosophes et les savants. « De Gilbert, Kepler et Galilée à Huygens,
Malebranche, Leibniz et Newton, en passant par Francis Bacon, Harvey et
Descartes »234, nous pouvons évoquer, sous une forme résumée, ce que chacun d’eux
représente dans cette évolution. La science de nos jours dépend pour une grande
partie de leurs concepts. On ne peut ignorer leur mérite d’avoir créé des méthodes
originales et fécondes dans le vaste domaine de la science. On assiste communément,
au XVIIIe siècle, aux débats de la science moderne. Le concept moderne, dans la
philosophie ou même dans les sciences, est toujours polémique ou relatif à situer.
Les savants et philosophes de ce siècle cherchent les fondements sur lesquels
faire tenir et croître la science. Ainsi, nous voyons se mettre en place de grandes
découvertes : les lois de Kepler, la mécanique de Galilée, le système circulatoire de
Harvey, la géométrie de Descartes, et autres découvertes. On dit que la science
nouvelle s’est instaurée en marge de la science officielle, et souvent contre elle. Elle
fut donc à l’origine l’œuvre de quelques pays isolés. L’Angleterre, la France, l’Italie
et les Pays-Bas à cette époque sont les promoteurs de l’essor de la science. William
Gilbert, auteur du De magnete (1600) et médecin de la reine Elisabeth, laissait à sa
mort de précieux papiers qui ne furent édités qu’en 1651 par son frère, notamment :
« De mundo nostro sublunari philosophia nava ».
Francis Bacon avait une autre approche scientifique, dans la mesure où il ne
comprit pas que la science nouvelle serait mathématique. Plus philosophe que savant,
il avait démontré aux savants que la vieille physique était dépassée. Il travailla à
joindre théorie et pratique. Il avait fortement insisté sur la nécessité des échanges
234
René TATON, La Science moderne de 1450 a 1800, ibid., p.194
110
intellectuels, et il fut entendu par certains. La préoccupation de fond de Francis
Bacon porte sur l’état de sciences et la réalité du règne de l’Homme dans la nature.
Ainsi, il écrit : « de l’état des sciences ; qu’il n’est pas fécond, ni marqué par des
progrès suffisants »235. Cette critique de la science de son temps est justifiée par le
fait que la science se fonde sur des combinaisons répétitives ; il dit d’ailleurs dans
Aphorisme 8 : « car les sciences qui sont les nôtres aujourd’hui ne sont rien d’autre
que certaines combinaisons de découvertes antérieures, et non des moyens
d’invention ou des indications pour de nouvelles œuvres »236.
La préoccupation de Francis Bacon, attire particulièrement notre attention : il
comprenait que les découvertes de l’époque n’étaient qu’un regroupement de
découvertes antérieures. Pour lui cette attitude ne permet pas de produire et de parler
d’une nouvelle connaissance. C’est ce que nous aborderons également plus loin
lorsque nous parlerons de Bachelard, notamment quand nous parlerons de la
continuité et la non-continuité du savoir antérieur. Nous verrons également que cela
crée un grand débat autour du chapitre sur l’Afrique.
Dans Aphorisme 9, Francis Bacon conseille aux hommes de moins admirer et
exalter les forces de l’esprit humain, mais de magnifier la nature. L’Homme doit
interpréter la nature ; l’Homme doit comprendre la nature et c'est en elle qu’il peut
trouver sa véritable connaissance. Pour lui, la vérité est dans la nature et non dans
l’esprit humain.
Il adresse une critique à l’égard de la logique en usage et le syllogisme
aristotélicien. Selon lui, « le syllogisme est composé de propositions, les propositions
sont composées de mots ; les mots sont les tessères de notions. C’est pourquoi, si les
notions elles-mêmes sont confuses et sont abstraites de choses de manière
hasardeuses, on ne trouve rien de ferme dans ce qui est construction sur elles. C’est
pourquoi il n’y a d’espoir que dans l’induction vraie »237. Ce que le philosophe
235
Francis BACON, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, trad. de Didier Deleule, Paris,
Hermann, 1987, p. 10.
236
Francis BACON, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, ibid., p. 102.
237
Francis BACON, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, op.cit., p.104.
111
défend, c’est que les sciences qui ont pour base les opinions et les dogmes utilisent
aussi des anticipations et la dialectique ; selon lui, la science ne peut pas régler par
réfutation mais par démonstration.
Il est à noter une chose intéressante dans la pensée de Francis Bacon : il part
d’un fait isolé et particulier pour accéder, grâce à des abstractions, à l’universel ; il
s’efforce de découvrir la loi par « induction. » Ainsi, il instaure la méthode
scientifique inductive, selon lui la connaissance réelle des faits observés et des
accomplissements mathématiques depuis Galilée a plutôt une valeur de programme.
En Angleterre, la science du XVIIe siècle se développe dans l’esprit d’Isaac
Newton avec son nouveau style ; après la mort de Galilée, Isaac Newton allait
vaincre les incertitudes de la première science mécaniste en arrivant à une grandiose
synthèse.
En France à la même époque, on peut repérer plusieurs penseurs qui
s’intéressent au développement de la science, on peut notamment mentionner le P.
Mersenne (1588-1648), qui quoique religieux consacre sa vie à la science. Dès 1639,
il écrit que « les sciences ont juré entre elles une inviolable société […] ; je ne suis
pas le premier de ces plaintes »238.
Les deux grands noms de la science française du XVIIe siècle sont à coup sûr
Descartes avec une science aussi déductive que celle d’Aristote, et Pascal
l’expérimentateur prudent qui se méfie des principes. La formule se trouve dès 1623
dans le Saggiatore de Galilée ; cette formule fait s’évanouir l’antique nature,
organisation de substances, de formes et de qualités et surgir une nature neuve,
ensemble coordonné de « phénomènes quantitatifs ».
Galilée a étudié déjà durant plusieurs années la composition physique des
corps ; quand il publie en 1632 le Dialogo, le traité contient des formules
satisfaisantes. Un an plus tard, en 1633, « pour affirmer que la nature est
238
Francis BACON, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, op.cit., p. 199.
112
mathématique, on n’a encore sur le plan des faits que les vieilles notions sur la
longueur des cordes vibrantes, la loi inexacte de réfraction de Kepler, le principe
d’Archimède, celui du levier et, depuis 1609 les lois de Kepler, prestigieux apport,
certes, mais l’on sait comment, à l’égard des découvertes de Kepler, Galilée se
montrait singulièrement réservé »239.
L’induction, affirme Galilée, ne suffit pas, elle est nécessaire mais elle ne
saurait épuiser la totalité des cas ; il considère l’induction comme une probabilité qui
doit être plus ou moins grande. Dans son enseignement, Galilée montre que
l’intelligence humaine doit se déployer dans deux directions complètement
différentes : l’intelligence doit viser la méthode et le but à atteindre : « en procédant
avec méthode, la raison obtient par l’expérience des informations essentiellement
exactes sur la nature ; le but de toute recherche scientifique est, toujours la
découverte des lois permettant de définir les phénomènes en termes de
mathématiques »240.
Pour Galilée, l’expérience n’est rien d’autre qu’une question formulée d’une
« manière réfléchie » et « bien calculée ». De quel type d’expérience, veut-il nous
parler ? L’expérience qu’il nous propose porte sur la connaissance de la nature. Il
étudie les lois scientifiques des phénomènes naturels. Il reconnaît deux démarches
méthodiques : la première, commence par la décomposition en éléments rendant
possible l’expérience, le dissecare naturam : elle permet de découvrir les éléments
les plus simples du mouvement et c’est seulement par là que l’on pourra déterminer
les processus du mouvement. Cette méthode selon Galilée consiste « à diviser, à
disséquer, à démonter, à décomposer la réalité, la méthode résolutive »241.
La deuxième est la « méthode compositive ». Avec cette méthode, selon lui,
nous permettons en partant des éléments de mouvement les plus simples, à passer par
représentation mathématique des phénomènes aux résultats que l’expérience
239
Francis BACON, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, op.cit., p. 202.
Ernst BLOCH, Philosophie de la Connaissance, Paris, Payot, 2002, p. 131.
241
Ernst BLOCH, Philosophie de la Connaissance, op.cit., p. 133
240
113
quotidienne nous a montré ; celle-là seule est une expérience à composante
scientifique, « la seule qui mérite vraiment le nom d’expérience ».
Dans la pensée de Galilée, le mouvement est par lui-même « compositif », et
c’est le mouvement seul qui établit les liens entre les corps et les états de corps ; le
quantitatif est également dynamique. Selon lui, deux corps ont le même mouvement
s’ils ont à vitesse égale la même impulsion. Ce savant a découvert beaucoup de lois
dynamiques : celles du mouvement du pendule, de l’accélération uniforme, et les lois
de
l’énergie
quantitative
principalement.
Sa
pensée
scientifique
est
fondamentalement l’harmonie, l’unité et la simplicité de la nature.
Les penseurs considèrent les mathématiques comme une connaissance
assurée. Kepler dans l’Astronomie nova écrit : « C’est aujourd’hui un sort très dur
que d’écrire des livres mathématiques, surtout d'astronomie. C’est pourquoi il n’y a
aujourd’hui que très peu de bonnes lectures […] moi-même, avoue-t-il, qui suis
considéré comme un mathématicien, je me fatigue à la lecture de mon œuvre »242.
Pour Kepler, avec un style voisin de celui de Galilée, malgré le recours aux
mathématiques, l’intérêt premier est le monde, la préoccupation de ses recherches.
Son explication sur le système planétaire, la mécanique céleste, est la contribution
principale qu’il ait donnée dans le monde de la science naturelle mathématique
dérivée d’un pythagorisme empirique. Kepler dit que le « livre de nature » est
composé de nombres. Il écrit : « c’est clair, l’orbite de la planète n’est pas un cercle.
Si seulement cette orbite ovale était une ellipse parfaite, je pourrais la décrire par la
méthode d’Archimède »243. Chez Jullien, Kepler affirme que « le cas de Mars est la
loi générale : les planètes sont emportées par le Soleil, autour de lui, selon des
trajectoires elliptiques dont il coupe un des foyers »244. Et selon le témoignage de
Ronan, l’attitude que Kepler avait adoptée à l’égard de l’astrologie est intéressante à
242
René TATON, La Science moderne, op.cit., p. 202.
Vincent JULLIEN, L‟Histoire des sciences, op.cit., p. 211.
244
Vincent JULLIEN, ibidem.
243
114
« l’harmonie de l’univers et à l’existence de résonances et de correspondances entre
le cosmos et l’individu ; de là son orientation vers l’astronomie »245.
A partir du cosmos copernicien situant le soleil en son centre, Kepler pouvait
ajuster, dans les espaces situés entre les sphères qui portaient en orbite les six
planètes, les cinq polyèdres de la géométrie euclidienne. Ainsi un cube s’ajustait
exactement entre la sphère de Saturne et celle de Jupiter, un tétraèdre entre la sphère
de Jupiter et celle de Mars et ainsi de suite. Les travaux sur les observations de Mars
l’occupèrent d’ailleurs longtemps ; la somme de calculs mathématiques qu’ils
impliquaient était impressionnante et il ne disposait que de quelques instruments
mécaniques pour l’aider.
Les résultats des ses recherches sont publiés en 1609, sous le titre Astronomia
nova. Ces découvertes permettront de rompre avec la tradition que les Grecs et leurs
successeurs avaient tenue pour certaine. Ensuite, entre 1619 et 1621, Kepler publia
une formulation en trois volumes dans son Epitomé de l’astronomie copernicienne.
Les lois du mouvement planétaire devaient maintenant être révisés : « au lieu d’un
mouvement circulaire régulier autour de la terre, il était clair à présent que les
planètes décrivaient des ellipses autour du soleil à une vitesse variable, cette vitesse
se modifiant de telle sorte qu’un linge tiré entre le Soleil et la planète balayait une
aire spatiale égale pendant un laps de temps égal »246.
L’objet scientifique, dans cette période du XVIIe siècle, cesse d’être la qualité
perçue pour devenir la quantité mesurée et en même temps, on définit dans son sens
moderne, résolument novateur, la notion de phénomène. Le terme de science était
réservé à la connaissance de l’être, de choses éternelles. L’apparence, n’était qu’une
simple matière d’opinion.
Comme dit Taton, pour toute science digne de ce nom, expliquer consistait à
remonter de l’apparence à la chose en soi. « Parallèlement, une coupure semblable
existe entre la science, qui est contemplation des vérités éternelles et l’art qui est
245
246
Colin, RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., p. 458.
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 460.
115
manipulation empirique des apparences. L’art ‘imite’ la nature mais ne peut jamais la
saisir : ainsi un produit de synthèse obtenu au laboratoire n’aurait jamais la structure
exacte d’un produit ‘naturel’ »247.
Ainsi les savants ont abandonné Aristote, ont préféré le pythagorisme, mais
leur pythagorisme n’a plus été contemplatif. Ils veulent mathématiser la nature pour
voir en elle une immense machine dans ses lois avec la finalité de ce que nous
pourrions fabriquer. A partir de ce moment, l’influence de Francis Bacon est
prégnante par rapport aux auteurs du XVIIIe siècle. Savant et philosophe, Francis
Bacon, conçoit très nettement le statut idéal de la science nouvelle. Il s’agit de
manipuler le concret par des théories exactes et « l’art ». Certainement la formule
change : « connaître, c’est contempler », laisse la place à une autre formule
nouvelle : « connaître, c’est fabriquer ».
Galilée affirme que pour répandre la science nouvelle « il faut d’abord
travailler à refaire les cerveaux des hommes »248. Cela marque un tournant décisif ; la
phrase de Gibert exprime profondément toute sa pensée : « c’est pour vous seulement
que j’écris, qui savez vraiment philosopher, hommes sans idées préconçues, qui
cherchez la science non dans les livres seuls mais dans les choses mêmes que j’ai
écrit ces principes du magnétisme, nés d’une nouvelle manière de philosopher »249.
Pour Henri Bergson, la méthode expérimentale est certaine : « Bien au
contraire, elle l’a rétréci sur plus d’un point ; et c’est d’ailleurs ce fait qui fait sa
force. Les anciens avaient beaucoup observé, et même expérimenté. Mais ils
observaient au hasard, dans n’importe quelle direction »250. Pour lui, la loi que la
science a légitimée depuis longtemps, au sens moderne du mot, est l’expression
d’une relation constante entre des grandeurs qui varient. « La science moderne est
247
René TATON, La Science moderne, op.cit., p. 203.
René TATON, La Science moderne, op.cit., p. 205.
249
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 206.
250
Henri BERGSON, La Matière et mémoire sur la relation du corps à l‟esprit, op.cit., p. 70.
248
116
donc fille des mathématiques ; elle est née le jour où l’algèbre eut acquis assez de
force et de souplesse pour enlacer la réalité et la prendre dans le filet de ses calculs.
D’abord parurent l’astronomie et la mécanique, sous la forme mathématique que les
modernes leur ont donnée »251.
Pour Henri Bergson, même le développement de la physique moderne est
mathématique ; la physique a suscité la chimie, elle aussi fondée sur des
comparaisons de poids et de volumes. En définitive pour Henri Bergson, notre
science tend toujours aux mathématiques, comme à un idéal : « elle vise
essentiellement à mesurer ; et la où le calcul n’est pas encore applicable, lorsqu’elle
doit se borner à décrire l’objet ou à l’analyser, elle s’arrange pour n’envisager que le
côté capable de devenir plus tard accessible à la mesure »252.
L’opinion de Henri Bergson, qui est le premier mouvement de la science
moderne, devait donc être de rechercher si l’on ne pourrait pas substituer aux
phénomènes de l’esprit certains phénomènes qui en fussent les équivalents et qui
seraient mesurables. Les auteurs, d’Henri Bergson à Pascal et à Malebranche, selon
René Taton, ne font que répondre à cet appel de Gilbert. Le nouvel esprit scientifique
est au sortir d’une « science contemplative », la conversion au « mobilisme »
moderne.
Le XIXe siècle a connu de grands développements dans toutes les branches de
la science. Les nouvelles sociétés scientifiques spécialisées, qui s’ajoutèrent aux
académies scientifiques déjà établies, sont autant de symptômes du degré croissant de
spécialisation que des connaissances plus nombreuses et des techniques plus
élaborées rendaient nécessaires. La science commençait à revêtir un aspect quasi
public, car ses conséquences pratiques devenaient elles-mêmes évidentes dans la
société. On peut probablement considérer comme remarquable le développement de
la machine à vapeur.
251
252
Henri BERGSON, Ibidem.
Henri BERGSON, La Matière et mémoire sur la relation du corps à l‟esprit, op.cit., p. 71.
117
A la fin du XIXe siècle, Colin Ronan avance que la technique nouvelle de
l’ingénierie électrique prit son essor à partir du travail de pionnier de Michel
Faraday. En 1840 à Glasgow, le monde demeurait immobile ; ce sont les
observateurs, la Terre qui tournaient tandis que le ciel restait immobile.
Kant déclare qu’il convient de résoudre le problème de la connaissance
scientifique : renonçons à l’idée que nous sommes des observateurs passifs qui
attendons de la nature qu’elle imprime en nous sa loi. L’espace et le temps sont donc
a priori les formes de la sensibilité, les filtres à travers lesquels nous nous lisons le
monde. Selon lui, nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y
mettons nous-mêmes. La faculté de produire des jugements, comme il le comprend,
s’appelle «l’entendement », les concepts a priori qui permettent les jugements sont
les catégories a priori de l’entendement.
Dans son livre Théorie générale de la connaissance Moritz Schlich dit que
Kant « croyait qu’une évidence immédiate nous donnait l’assurance de pouvoir
porter, en géométrie et en physique pure des jugements apodictiquement certains sur
des objets intuitifs et réel »253. Ainsi Kant mentionne douze catégories « unité,
pluralité, totalité, réalité, négation, limitation, inhérence et subsistance, causalité et
dépendance,
communauté
possibilité/impossibilité,
existence/non-existence
et
nécessité/contingence »254.
Après avoir évoqué l’auteur de la critique de la raison pure, nous allons parler
de la contribution incontournable d’Albert Einstein qui avait fait des études de
physique, et avait travaillé à l’office fédéral des brevets de Berne. Son premier article
scientifique sur la relativité a été publié en 1905 dans les Annalen Der Physik sous le
titre « Sur l’électrodynamique de corps en mouvement », et fut un modèle de clarté et
de travail approfondi sur le sujet et une remise en cause aussi réfléchie que radicale
de la physique fondamentale.
253
Moritz SCHLICK, Théorie générale de la connaissance, traduction de l’allemand par Christina Bonnet,
Paris, Callimard, 2009, p. 85.
254
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 164.
118
L’inquiétude d’Einstein est de rejeter la notion d’espace immobile et la
nécessité d’un éther ; elle l’a ainsi conduit à postuler la constance de la vitesse de la
lumière selon toutes les références, ce qui au passage expliquait « l’échec » de
Michelson et Morley. Einstein montra que « la vitesse la plus grande qui soit dans la
nature est celle de la lumière ; aucune énergie ne peut se transporter plus rapidement
qu’elle »255.
Einstein publia un autre article dans les Annalen Der Physik : « L’inertie d’un
corps dépend-elle de sa quantité d’énergie ? » Dans cet article, il avait écrit
l’équation aujourd’hui célèbre : « E = mc2, une formule qui exprime le rapport entre
l’énergie (E) et la masse (m) »256. La lettre « E » représente la vitesse de la lumière,
et la formule signifie que si l’on pouvait diminuer la masse, l’énergie émise serait
alors considérable.
Cette théorie est considérée comme une contribution fondamentale pour
l’essor de la science et, comme on le sait, l’équation de l’énergie est à la base de la
production de l’énergie nucléaire et aussi de la bombe atomique.
La nouveauté de Karl Popper, l’homme de la psychanalyse et de la relativité,
est d’avoir interprété l’irréfutabilité d’une thèse comme une faiblesse plutôt qu’une
force. Selon lui, l’appréhension kantienne de la connaissance n’est pas choquante
parce qu’elle est absurde et trop radicale. Certes, l’entendement prescrit ses lois à la
nature, mais la nature résiste. Le scientifique forme une conjecture, une théorie, puis
tente une expérience pour la confirmer. L’expérience infirme ou non la théorie. La
nature peut contredire l’esprit humain.
A la formule de Kant, Karl Popper substitue une autre proposition moins
catégorique : « l’entendement ne puise pas ses lois dans la nature, mais tente en y
réussissant dans des proportions variables de lui prescrire des lois librement
inventées par lui »257. Pour Popper l’esprit ne produit pas des certitudes mais
255
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., p 657.
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., p. 658.
257
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 165.
256
119
seulement des conjectures. Il explique qu’une conjecture confirmée par les faits n’est
pas pour autant prouvée. La mécanique newtonienne restait une croyance : « elle est
réfutée aujourd’hui par la mesure sur le périhélie de Mercure, la rotation
(« précession ») de celui-ci n’est pas celle qu’avait prévue la mécanique
newtonienne »258. Une conjecture est
donc une synthèse entre la soumission à
l’expérience et la nécessité de construire au-delà de l’expérience. On peut prouver
qu’une théorie est fausse à partir du moment où elle se fonde sur des prédictions,
mais jamais, dit Popper, qu’elle est vraie. Les théories réputées vraies sont des
conjectures. La science avance en émettant des conjectures qu’elle tente de réfuter.
Le concept de réfutation est fondamental pour Karl Popper. Pour lui, toute
théorie est réfutable, toute théorie qui admet que certains résultats l’infirmeraient, est
scientifique. Et, n’est pas scientifique, au contraire, toute théorie qui reste valable
quelles que soient les observations. Pour nous cette théorie permet le renouvellement
de la connaissance « la science semble si bien frappée au coin du bon sens qu’on
serait tenté d’acheter sans examen critique »259. Le schème « conjecture et
réfutation » de Popper est-il exhaustif ? Non, un scientifique et historien des sciences
américain, Thomas Kuhn, nous permet une autre conception de la science qui devra
être validée par l’histoire de sciences. Thomas Kuhn remarque que toute théorie
scientifique contient un cœur.
Qu’est-ce que « le cœur scientifique » pour Thomas Kuhn? C’est en fait la
partie que l’on ne peut remettre en question sans renoncer à la théorie elle-même.
C’est ainsi que Thomas Kuhn trouve le mot «paradigme». Selon lui, toute science
travaille, plus ou moins implicitement, dans le cadre d’un certain paradigme. Il
propose alors le schème du développement de la science «pré-science Ŕ science
normale Ŕ crise Ŕ révolution Ŕ nouvelle science normale Ŕ crise »260. Le point de
départ de Kuhn est une constatation historique. Selon lui, lorsqu’un paradigme est
dominant, comme le fut par exemple le paradigme newtonien pendant deux siècles
258
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 166.
Colin RONAN, ibidem.
260
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 170.
259
120
en mécanique, il n’est pas réfutable. Pour Thomas Kuhn, les faits qui contredisent le
paradigme ne sont pas considérés comme des réfutations mais comme des anomalies.
Le paradigme est dominant dans une communauté scientifique, dit-il. La science est
faite par des hommes qui n’ont pas envie de changer d’idées chaque fois qu’une
expérience donne un résultat étrange. Il voit que la science entre en époque de crise.
Souvent, il appartient à un jeune scientifique de proposer un nouveau paradigme. Il
rencontre alors des résistances, car la communauté scientifique ne bascule pas d’un
coup, parce qu’il ne s’agit pas d’une évolution, mais bien d’une révolution. « Toute
perception est liée à une intention. De même, toute mesure est tout fait est liée à un
paradigme. Au moment de la concurrence entre nouveau et ancien paradigme la
discussion ne se situe pas seulement au niveau de la croyance en un paradigme »261.
Kuhn observe que la plupart des tenants de l’ancien paradigme ne changent
pas d’avis. Cette résistance est simple, les preuves n’ont force de preuve qu’associées
au nouveau paradigme. Dans l’ancien paradigme, elles ne sont pas lisibles. C’est
pourquoi la science ne peut avancer seulement de façon progressive, mais aussi par
ruptures. Ce concept de rupture sera important quant nous parlerons de Bachelard.
Pour lui aussi, la rupture permet l’essor de la science ou la connaissance scientifique.
Proche de Thomas Kuhn, l’épistémologue Imre Lakatos prend part à ce débat
sur la science. Selon Kuhn la science véritable serait ce que croient les grands
chercheurs et les grands professeurs d’une époque. Cette façon de mettre en quelque
sorte la vérité de la science aux voix heurte Irène Lakatos, qui propose une démarche
moins relativiste.
Voilà le jeu des grands penseurs de science. Là où Thomas Kuhn parle de
« paradigme », Lakatos parle de « structure ». « Une théorie scientifique n’est pas, en
effet, un agrégat de faits, mais une structure de pensée. L’expérimentation part
toujours d’une idée. Galilée fait rouler des billes sur un plan incliné pour découvrir la
loi de la chute des corps. Il est clair qu’il n’a pas entrepris cette expérimentation sans
261
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 172.
121
idées préconçues en fonction du temps. A ce stade, structure et paradigme semblent
très proches »262.
Irène Lakatos, lui, introduit le concept de «noyau dur » de la théorie. Ce
concept, selon lui, conditionne le programme de recherche et tout savant qui effectue
une modification du «noyau dur » change le programme de recherche. Le noyau dur,
à la différence du paradigme, n’exclut pas que plusieurs programmes de recherche
soient concurrents en même temps. Mais, tout comme le paradigme, le noyau dur
subit l’assaut d’anomalies.
Irène Lakatos est proche de Thomas Kuhn: leur différence porte uniquement
sur le point où Kuhn veut voir des révolutions et une concurrence, parfois féroces,
entre paradigmes, alors qu’Irène Lakatos propose des programmes de recherches
entre lesquels la confrontation n’est pas inévitable. Il est vrai que les «géocentristes»
et les «héliocentristes» n’étaient pas voués à s’opposer, chacun aurait pu travailler
dans sa voie.
Dans la philosophie positiviste d’Auguste Comte, nous trouvons un élément
nouveau, avec la classification de la science. Pour lui, tout savoir est science, mais il
classe la science « en résultat définitif, la mathématique, l’astronomie, la physique, la
physiologie, la chimie et physique sociale: telle est la forme encyclopédique qui,
parmi le très grand nombre des classifications que comportent les six sciences
fondamentales, est seule logiquement conforme à la hiérarchie naturelle et invariable
des phénomènes »263. Pour Comte, la science ne peut donc être que positive. Cette
classification ne peut nous empêcher de douter, car nous ne sommes pas tous
positivistes à la façon de Comte. Mais plus tard, Bachelard va légitimer « la physique
et la chimique épistémologiquement comme des domaines de pensée qui rompent
nettement avec la connaissance vulgaire »264.
262
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, op.cit., p. 173.
Colin RONAN, Histoire mondiale des sciences, ibid., p. 171.
264
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p. 102.
263
122
L’Homme n’est pas seulement une réalité matérielle, mais aussi une autre
réalité qui nous permet de percevoir la science selon d’autres façons. Il y a les
sciences dites « appliquées », définies comme « disciplines ayant pour but d’adapter
les connaissances théoriques à l’obtention d’un but pratique. Ainsi la médecine est
une application de diverses sciences (anatomie, physiologie, chimie) à la guérison
des maladies ; la psychanalyse est une application de la psychologie, spécialement de
la psychologie des profondeurs »265. Un autre domaine important de la science aussi
est constitué par « les sciences de l’esprit ».
265
Paul FOULQUIE, Dictionnaire de la langue philosophique, op.cit., p. 658.
123
II. COMPRÉHENSION BACHELARDIENNE DE LA PHILOSOPHIE ET
PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE
Après la compréhension générale de la science, nous pensons pouvoir nous
pencher sur notre philosophe de la philosophie des sciences, Gaston Bachelard. Mais
dans le but d’appliquer une démarche méthodologique, voyons déjà de quelles
manières les autres philosophes ont défini ou compris la science ou la philosophie de
la science. Nous offrirons ainsi la démonstration pluraliste de la philosophie. Suite à
cette démonstration, nous pourrons aborder la philosophie et la science selon
Bachelard.
Les dictionnaires, les encyclopédies indiquent que la philosophie vient du
latin philosophus, et surtout du grec philosophos. C’est Pythagore qui, refusant par
modestie de se dire sophos (sage), aurait opté pour philosophos, c’est-à-dire ami
(philos) de la sagesse (sophia). Donc, pour les Romains comme pour les Grecs, la
philosophia voulait dire « amour de la sagesse » (philos-sophia).
Selon la conception de Platon (427-347 av. J.-C.), la philosophie se distingue
de la « philodoxie, de l’heuristique et de la sophistique » ; selon lui, par rapport à la
philosophie, celles-ci se situent dans un autre rapport à la vérité. En effet, la
philosophie est une pensée libre, dégagée de tout enjeu de pouvoir, elle est
interrogation sur les choses mêmes, elle rompt avec l’attitude ordinaire des hommes
qui exploitent des idées dans un but de justification d’eux-mêmes ou de domination
d’autrui. Comme telle, la philosophie est un idéal de
vie concernant toute
l’existence, et non une habileté particulière.
Autrefois, la philosophie était considérée sans distinction comme amour de la
sagesse et de la science. En effet, elle se reconnaissait comme savoir désintéressé et
rationnel : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles,
on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du
feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les divers métiers de nos
124
artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels il
sont propres, et ainsi nous rendre comme maître et possesseur de la nature. »266
Descartes, pour sa part, considère la philosophie comme un arbre dont les
branches sont la métaphysique et la morale. Pour lui, « métaphysique » signifie
« conn
aissance, savoir rationnel, science, système de la connaissance » ; et
« morale » signifie « sagesse, règle pratique d’action ».
Pour Hegel, la philosophie est le « système unifiant l’ensemble du réel,
renfermant tout dans son unité ».267C’est cet appel à la sophia de l’Homme, qui
possède un grand maître relativement à un matériau, à des connaissances pour la
conduite humaine. Son point de vue rappelle Platon, selon la citation suivante : « Dès
Platon, la dénomination de philosophe exprime l’idée que seul le dieu est sage,
l’Homme pouvant être seulement apprenti en sagesse. »268.
Si nous interrogions tous les philosophes dont nous avons fait mention ou les
autres, ils nous diraient que la philosophie commence par une question ou par un
problème. La question fait partie de l’essence d’une pensée philosophique ou d’un
système philosophique. Nous commencerons par poser les questions suivantes à
notre philosophe Gaston Bachelard : qu’est-ce que la philosophie ? Quelle est la
tâche de la philosophie ? Qu’est-ce que la philosophie de la science ? Et qu’est-ce
que la science ?
II.I. PHILOSOPHIE CHEZ GASTON BACHELARD
Telle est l'attitude propre à un philosophe, à un savant. La première
préoccupation de Bachelard n’est pas de définir la philosophie comme telle, mais de
266
Jacqueline RUSS , Clotilde Badal Ŕ LEGENIL, Dictionnaire philosophique, ibid., p. 310.
Jacqueline RUSS, Clotilde Badal Ŕ LEGENIL, Dictionnaire philosophique, op.cit., p. 311.
268
Jacqueline RUSS, Clotilde Badal Ŕ LEGENIL, Dictionnaire philosophique, op.cit., p. 260.
267
125
connaître sa finalité. Pour lui, un système philosophique ne peut pas être autre que le
but qu’il s’assigne. C’est cette « finalité intime, cette finalité spirituelle qui donne
vie, force et clarté à un système philosophique ».269 Bachelard l’appelle la condition
d’être philosophe. Pour lui, on n’est pas philosophe si l’on ne prend pas conscience,
de cette réflexion sur la cohérence de la pensée ; il propose cela comme la condition
pour formuler une synthèse du savoir.
C’est à partir de cette finalité intime et spirituelle que Bachelard trouve la
tâche et l’attitude du philosophe, celle de « mettre en question »270. Le philosophe
doit avoir la patience et le temps de se reprendre, de rectifier, de recommencer. Dans
cette ligne de réflexion, la philosophie est « l’étude de commencement »271.
Si on considère la philosophie comme un commencement, il faut avoir la
conscience de ce droit de commencement. C’est à partir de ce moment où Bachelard
dit : « La philosophie est une science des origines voulues. À cette condition, la
philosophie cesse d’être descriptive pour devenir un acte intime. »272
On ne sera pas philosophe si on ne médite pas. Il faut méditer parce que la
méditation est vraiment « un acte, acte philosophique ». Il n’y a pas d’autre choix si
vraiment on souhaite être philosophe. « On y ferait de la méditation pure. On en
ferait le comportement du sujet philosophant. On jouerait avec les beaux mots
abstraits. On y croirait. Et puis, on n’y croirait plus heureux de vivre d’autres
abstractions. Vivre des abstractions, quelle mobilité ! Toutes les pensées, les graves
et les fines, les passionnées et les froides, les rationnelles et les imaginaires, feraient
leur partie dans cette partie méditée. »273
C’est dans cette ligne de compréhension très profonde que l’homme des
obstacles épistémologique comprend la philosophie. Pour lui,
269
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 1.
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, op.cit., p. 233.
271
Gaston BACHELARD, Ibidem.
272
Gaston BACHELARD, Ibidem.
273
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, op.cit., p. 234.
270
126
« on chanterait le philosophe aux champs, le philosophe dans sa
cellule, en liesse, en larmes. Le temps serait jeunesse et mort, point
d’orgue. Il saurait se suspendre. Il serait celui par qui tout recommence,
tout s’étonne. Soudain l’on se demanderait : où suis-je, moi qui suis ?
Dans quel espace imaginaire mes lassons m’ont-ils enfermé ? Quel est
cet étrange caractère de la pensée philosophique qui rend étonnant le
familier ? Quel est cet étrange chemin des philosophes est où tout point
est carrefour ? La pensée philosophique est hésitation continue, très
sourde, même lorsqu’elle a les pompeuses assurances dogmatiques.
Même lorsqu’elle avance, elle se replie sur soi. On la dit une et elle se
brise. Ne faut-il pas démarquer pour le philosophe la définition
barrésienne du poète : le philosophe ne serait-il pas ‘un aliéné qui fait
des aliénés’ ? En effet, si je m’observe, ’je est un autre’. Le
redoublement de la pensée est automatiquement un dédoublement d’être.
La conscience d’être seul, c’est toujours, dans la pénombre, la nostalgie
d’être deux »274.
C’est là où Bachelard trouve la « matière de doute », c’est là où il trouve la
« matière de dualité qui fermente », une matière « lourde » et « légère » ; cette
matière s’enrichit ou s’évapore, « suivant qu’elle s’écoule ou s’enfuit », c’est dans
cette pédagogie que Bachelard dit : « En moi méditant-joie et stupeur Ŕ l’univers
vient se contredire. Il est matière ferme et trompeuse. En moi, l’univers entier vient
s’isoler, vient s’affoler au point de se croire une seule pensée. »275
C’est à partir de cette matière que le philosophe doit méditer. La méditation
depuis les philosophes anciens est une dimension profonde pour la production
philosophique. Le philosophe doit méditer sur tout ce qu’il voit. C’est à partir de
cette méditation que chaque philosophe entre en « état de solitude ». À notre avis,
cette capacité à méditer est une condition sine qua non pour devenir philosophe. Il
doit méditer non seulement sur le monde extérieur, mais aussi sur son monde. « Ah !
Si le philosophe avait le droit de méditer de tout son être, avec ses muscles et son
désir ; comme il se débarrasserait de ces méditations feintes où la logique stérilise la
méditation ! Ou plutôt, comme il mettrait à leur juste place les méditations feintes,
méditations de l’esprit de finesse, de l’esprit taquin, malicieux, qui s’acharne dans
274
275
Gaston BACHELAR, Le Droit de rêver, op.cit., p.234-235
Gaston BACHELAR, Le Droit de rêver, op.cit., p. 235.
127
une volonté de différencier, et qui a du moins la belle fonction de détendre la raideur
des convictions bloquées. »276
Pour voir le monde, extérieur à moi-même, il faut méditer. Comme nous
l’avons dit, la méditation emporte le philosophe vers la solitude. Un monde en soimême immense. Pour le philosophe l’objet n’existe pas. Il doit rêver de tous et de
tout, ce qui va l’aider à ordonner sa personnalité, ses pensées les plus secrètes et les
plus solitaires. Bachelard arrive à dire que « même un verre de vin pâle, frais, sec,
met en ordre toute ma vie champenoise »277.
L’importance de la méditation. Elle ne nous permet pas seulement le contact
avec la réalité extérieure, mais la rencontre avec notre propre intériorité. Nous
pouvons dire qu’elle est le premier pas du commencement philosophique. C’est la
méditation qui nous « rend à la primitivité du monde ». Nous pourrions dire
également que c’est la solitude qui représente notre « méditation première ». Quand
le philosophe se met dans ce monde d’images, dans ce monde sensible, il faut s’isoler
de chacune de ses images. « Il reconnaîtrait bien vite que tous les aspects sensibles
sont des prétextes à des cosmologies séparées. Mais il va trop vite aux grandes
synthèses et, dans sa croyance verbale à l’unité du monde, il croit n’avoir qu’un
monde à projeter. La protéiforme théâtralité de la rêverie cosmologique échappe
alors au philosophe d’école. »278
Dans l’esprit de pluralisme philosophique, il envisage cinq philosophies :
« Réalisme naïf, empirisme clair et positiviste, rationalisme classique de la
mécanique rationnelle, rationalisme complet relativiste, et rationalisme discursif. »279
On voit ainsi que dans la pensée de notre épistémologue, « la pensée philosophique
et scientifique s’anime dans une dialectique qui va du divers à l’uniforme pour
retourner de l’uniforme au divers ».280 Il comprend le concept de masse dans la
276
Gaston BACHELAR, Ibidem.
Cfr. Gaston BACHELAR, Le Droit de rêver, op.cit., p.236
278
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, ibid., p. 236.
279
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, Ibid., p. 44.
280
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, seconde édition, Paris, VRIN, 1973,
p. 13.
277
128
philosophie rationaliste qui est largement développé dans la pratique de la physique
élémentaire. Il considère que la notion claire de masse est surtout une notion
rationnelle.
Propose ici une philosophie avec un axe réel, un contenu. Dans cet esprit
pluraliste, il souhaite une philosophie générale qui peut opposer, une notion
particulière car le profil épistémologique révèle un pluralisme philosophique. Une
seule philosophie, dit-il, « est donc insuffisante pour rendre compte d’une
connaissance un peu précise ». Il déclare : « Si l’on veut bien dès lors poser
exactement la même question à propos d’une même connaissance à différents esprits,
on verra s’augmenter étrangement le pluralisme philosophique de la notion. Si un
philosophe s’interrogeant sincèrement sur une notion aussi précise que la notion de
masse découvre en soi cinq philosophies, que n’obtiendra-t-on si l’on interroge
plusieurs philosophies à propos de plusieurs notions. »281 L’argumentation de notre
philosophe des sciences et épistémologue défend qu’une seule philosophie ne puisse
pas tout expliquer. Nous sommes entièrement d’accord. En effet, selon nous, si la
philosophie est intéressée par la vie des hommes dans le monde, il est vrai qu’il ne
peut pas exister une seule philosophie.
La vie des hommes comprend plusieurs dimensions. Dans chaque dimension
ou domaine de la connaissance humaine il y a une philosophie typique de ce domaine
de connaissance. Face à l’insuffisance d’une seule philosophie, nous retrouvons le
besoin du pluralisme des philosophies dont Bachelard parle : « Chaque philosophie
ne donne qu’une bande du spectre notionnel et il est nécessaire de grouper toutes les
philosophies pour avoir le spectre notionnel complet d’une connaissance
particulière. »282Chez lui, la philosophie croit alors qu’une « notion est le substitut
d’une chose alors qu’une notion est toujours un moment de l’évolution d’une pensée.
On n’aura donc quelque chance de retracer la vie philosophique des notions qu’en
étudiant les notions philosophiques engagées dans l’évolution de la pensée
281
282
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, ibid., p. 49.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
129
scientifique ».283 Selon Bachelard, les conditions tant expérimentales que
mathématiques de la connaissance scientifique changent très vite en comparaison aux
problèmes posés par le philosophe chaque jour.
Dans l’esprit de diversité justement, il parle de la philosophie chimique ; dans
cette philosophie, le réalisme est inverse; la réalisation immense entreprise par la
chimie moderne va à contre-courant de l’étude réelle. La description des substances
obtenues par synthèse est désormais une description normative, méthodologique,
nettement critique. Elle fonde un rationalisme chimique. La philosophie du divers est
fondé dans la diversité du donné et dans cette diversité du donné on doit comprendre
qu’il y a la diversité des formes et la diversité des substances. Bachelard développe
diverses substances dans la philosophie qu’il a appelées philosophie chimique. C’est
cette diversité aussi qui est important pour les Africains comme nous le
démontrerons plus tard. Dans cette philosophie, il dit que la diversité des formes
apparaît si immédiatement qu’elle n’accepte pas une « analyse limitée par le fait
même que la forme, c’est précisément la libre diversité »284. Dans cette ligne de
pensée, il dit que « la forme qui apparaît, par essence, comme déformable. Sans
doute les principes de symétrie plus ou moins généralisée on pourrait trouver des
moyens pour déduire et classer les formes prises d’abord dans leur diversité
immédiate »285.
Cette attitude qu’on retrouve chez Bachelard réclame une recherche profonde.
On tend alors à « expliquer la forme par la matière », et toute recherche qui tend à
prouver la réalité profonde de la forme. M. Monod-Herzen cité par Bachelard, a une
idée précise quand il dit que « la forme se présente donc comme la résultante de
modifications physiques élémentaires, et elle n’est, parmi beaucoup, que l’une des
réactions de la matière »286.
283
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit, p. 50.
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 14
285
Gaston BACHELARD, Ibidem.
286
Gaston BACHELARD, Ibidem.
284
130
À ce niveau d’articulation chimique, on ne peut certes pas parler de l’attribut
sans une substance; cela signifie que « l’attribut est une production de la substance »
et on peut seulement expliquer la diversité à partir de la diversité substantielle, quand
on sera amené au contraire à la diversité apparente et superficielle, finalement
négligeable. Cette diversité substantielle c’est la même qu’on peut désigner par la
philosophie de la matière que Bachelard va désigner comme une philosophie
chimique qu’il a comprise comme la seule « racine de la diversité des phénomènes
serait donc la diversité des substances »287. Dans cette philosophie chimique, il y a
quelque chose du réalisme et le chimiste est toujours assuré à jamais de sa
philosophie réaliste. Pourquoi cette philosophie est-elle appelée réaliste? Et y a-t-il
quelque chose de solide dans cette philosophie ? Telles sont les questions qu’on peut
se poser.
On ne devrait pas avoir de difficulté à trouver la réponse à ces questions. Ce
que nous comprenons dans le principe de Bachelard, c’est que quelque chose de
solide dans cette philosophie réaliste représente en fait sa « naïveté ». Quand il
faudra en « venir aux preuves vraiment expérimentales, vraiment scientifiques, nous
verrons que l’extension d’un même attribut à diverses substances joue un rôle
primordial devant lequel s’efface le réalisme naïf de la substance »288.
Il faut comprendre exactement à quel point une philosophie qui cherche ses
preuves dans les expériences, toujours transcendée par la diversité des substances,
peut être qualifiée de philosophie réaliste289. Peut-être pourrons-nous résoudre cette
préoccupation plus tard dans notre chapitre, mais pour le moment nous pouvons dire
que la compréhension que nous acquérons de la pensée bachelardienne est que la
problématique de la diversité se pose à deux niveaux différents : une diversité qui
« joue à la surface du phénomène » et une diversité « plus profonde, susceptible de
caractériser les substances multiples »290.
287
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 15.
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, ibid., p.15.
289
Gaston BACHELARD, Ibidem.
290
Gaston BACHELARD, Ibidem.
288
131
Des deux niveaux nous choisissons le deuxième, comme le fait aussi notre
épistémologue, pour comprendre exactement ce problème de pluralisme substantiel.
Bachelard a compris que « dans la philosophie antique, toute réduction de la diversité
substantielle » était toujours comme « une perte de qualité » et « c’est ce sacrifice de
la quantité mobile, fugace, contingente qui va en quelque partie rationaliser la
science des substances et livrer cette science aux oppositions dialectiques simples et
claires »291.
En tout cas, Bachelard, dans cette problématique, trouve deux grandes voies
pour comprendre l’origine de cette simplicité de la substance : une voie qui a
« bientôt rejoint la théorie des qualités immédiates particulièrement saillantes », par
exemple : sec, humide, chaud, etc. On peut comprendre cela comme une doctrine des
éléments que quelques penseurs peuvent dénommer « théorie atomistique ». Cette
attitude, pour Bachelard, est une intuition qui conduit à une explication par le
phénomène d’ensemble, par la propriété générale, par le grand, à l’inverse, croyonsnous, de l’atomisme véritable. Ces éléments se trouvent dans la pensée d’Urbain,
« moins des catégories de substances que des catégories d’états »292. Ce sont ces états
même qui sont critiqués par Bachelard. Selon lui, ils ne représentent évidemment
qu’un aspect de premier examen. Ils sont insuffisants pour déterminer un classement
et un apparentement des substances.
La deuxième voie trouvée par notre épistémologue c’est la voie d’explication ;
par analyse, où le concept d’atome est présent. Il comprend que dans une étude
vraiment systématique de la diversité matérielle, le concept d’atome est plus
avantageux que l’élément. En tout cas, selon les atomistes, les atomes sont faits de
composition, mais sont aussi susceptibles d’être obtenus par décomposition.
L’inquiétude de Bachelard c’est que l’Antiquité ne présente pas « la preuve
expérimentale de la composition exacte et réelle »; il ne trouve pas dans cette
antiquité une explication exhaustive parce que cette expérience même se borne à
291
292
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 16.
Gaston BACHELARD, Ibidem
132
cette composition, pour cela, l’option de notre philosophe français « il faudra venir
jusqu’à la chimie des temps modernes pour saisir la valeur philosophique des
problèmes de la composition à l’égard d’une explication de la diversité
substantielle »293.
Nous pouvons dire comme l'a dit M. Lalande cité par Bachelard, que « le mot
atome est presque toujours au pluriel dans les textes anciens. Ce pluriel est sans
doute le signe du caractère mal défini de la réduction des qualités diverses. Il ne
laisse entendre qu’un type d’atome, que l’atome n’est pas suffisant pour expliquer le
phénomène »294. Et Bachelard lui-même d’ajouter « l’on ne sent pas, dans
l’Antiquité, la nécessité philosophique de donner une exacte mesure de la diversité
matérielle; on ne tente à aucun moment d’énumérer, comme il conviendrait, tous les
types atomiques nécessaires mais strictement suffisants pour reconstruire les
phénomènes »295.
Selon la manière dont nous comprenons le phénomène, la multiplicité du
phénomène ne peut être réduite en un simple atome ou bien, le phénomène est
ensemble d’atomes. Cette réduction, c’est la difficulté que plusieurs penseurs ou
philosophes rencontrent pour comprendre le sens profond du phénomène. Mabilleau,
cité pour Bachelard, affirme qu’« il y a dans l’attribution de l’infinité des formes
phénoménales à l’infinité des particules matérielles comme un axiome d’école qui ne
repose sur aucune démonstration positive. D’après Aristote, les atomistes auraient
accordé à leurs éléments une infinie variété de figures, parce que les phénomènes
nous offrent cette même variété »296.
Dans cette ligne de réflexion, l’atomisme est compris en deux dimensions :
d’abord, la doctrine atomiste prend « une position curieusement intermédiaire entre
l’identité des lois et la diversité des choses »297. Dans ce domaine, l’intérêt de la
philosophie va s'amenuiser si l'on classifie ainsi les philosophies atomistes qui ont
293
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, ibid., p. 17
Gaston BACHELARD, ibidem.
295
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 18.
296
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p.18
297
Gaston BACHELARD, Ibidem.
294
133
« laissé indéterminée l’extension de la doctrine ». Dans cette ligne de
compréhension, « elles ont pris comme allant de soi le droit de substituer à une
diversité phénoménale non recensée une diversité atomique non précisée. Le
problème philosophique du divers n’a pas avancé d’un pas »298.
Le problème d’explication de la diversité substantielle est très présent dans la
philosophie bachelardienne ; on peut remarquer à certains moments que la diversité
perd de son hostilité, parce que le premier acte d’attention détermine une abstraction
si violente que nous retranchons d’un seul coup tout ce qui diffère dans les objets
comparés. Dans la même pensée, Bachelard voit une identification de « perfection
dans la connaissance primitive ».
À partir du moment où il s’agit non plus de reconnaître les objets, « mais
vraiment de les connaître», le problème épistémologique trouve une autre dimension,
elle change sa façon d’être ; sa nature est autre. Ce moment-là est décisif ; il faut
alors détruire les « analogies premières ». Pour Bachelard, il n’y a pas de doute, les
philosophes parlent de deux dimensions des analogies : « des analogies superficielles
et des analogies profondes ». Les difficultés des philosophes quand ils parlent
d’analogie, est de ne jamais donner un « critérium de la profondeur d’une analogie ».
C'est dans ce rapport « d’analogie profonde » et l’autre « superficielle » que
Bachelard va établir « l’analogie chimique et l’analogie physique ». Bachelard
reconnaît l’existence et la pertinence de l’analogie chimique. Pour lui, cette analogie
n'est jamais superficielle, elle se présente toujours comme une « analogie rectifiée ».
Elle doit se comprendre sans difficulté par rapport à la Nature. C'est sur ce principe
qu'un penseur comme Baumé va reconnaître que le champ d’étude de la Nature est
inépuisable, on ne retrouve donc pas les mêmes idées défendues entre le XVIIIe et
XXe siècle. Dans cette approche, Bachelard dit que les études modernes ont très peu
de contact avec le « fait naturel et immédiat », contrairement au XVIIIe siècle où la
Nature était prise en surface.
298
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 18-19.
134
Permettez-nous d'amener ici Baumé, auteur cité par Bachelard, afin de
montrer comment le chimiste doit se comporter dans la connaissance de la Nature.
Baumé dit :
« Le chimiste jette un coup d’œil sur les moindres productions
que la nature répand devant lui, et il sera humilié de voir cette suite
d’expériences qui s’offrent à ses recherches : il faut : 1º examiner
séparément et dans un ordre donné les corps de la nature, pour bien
reconnaître leurs propriétés, et constater en quoi ceux de même espèce
diffèrent les uns des autres; 2º Combiner ces différents corps deux à
deux, dans différentes proportions, et reconnaître pareillement les
propriétés de ces combinaisons; 3º Quels seraient les composés qui
résulteraient des corps de la nature combinés trois à trois, et quelles
seraient les propriétés de ces nouvelles combinaisons, ainsi que celles
qu’on pourrait former en variant leurs proportions; 4º Quelle carrière
immense se présente si l’on suit cet ordre de combinaisons, si l’on
augmente le nombre des corps dans une progression numérique, et si
l’on varie leur dose ; quel sera, dans cette confusion, le plan le meilleur
et en même temps le plus lumineux, pour contenir et faire reconnaître
toutes les combinaisons qu’on peut former avec les différents corps que
la nature nous offre »299.
C’est dans cette ligne de pensée que le chimiste se trouve face à la diversité au
lieu de se réduire à la multiplicité. Alors que l’analogie va arriver pour jouer sur le
domaine immédiat. Bachelard constate qu’elle a la difficulté à s'organiser « à devenir
réellement une analogie chimique ». Le problème s’instaure donc entre Bachelard et
Baumé.
L’intention de Baumé est de dire que la Nature offre d’elle-même « le plan de
réduction ». Selon son point de vue, « l’harmonie naturelle est indiquée à grands
traits dans les échanges chimiques de la végétation »300. Dans la pensée de Baumé
« la végétation est le premier instrument que le Créateur emploie pour mettre la
Nature en action. La fonction des végétaux est de combiner immédiatement les
quatre éléments, et de servir de pâture aux animaux. Puis viendra l’action des
animaux eux-mêmes qui convertissent en terre calcaire la terre vitrifiable élémentaire
299
300
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, ibid., p. 31.
Gaston BACHELARD,
135
que la végétation a déjà altérée. La Nature a alors à sa disposition les combustibles et
la matière calcaire ; elle en fait usage de mille et mille manières »301.
C’est dans ces règles de la Nature qui fourniraient les cadres des études
chimiques proposés par Baumé, une conception que Bachelard refuse, critique et
déclare comme une idée fausse. Pour notre épistémologue, par une étude plus
profonde et plus précise, il y a nécessité que l’analogie soit rectifiée. De la même
manière doivent être faits tous « les premiers essais de classification fondés sur les
phénomènes de combustion ».
Selon Bachelard ces actions violentes se désignent d’elles-mêmes aux yeux de
l’observateur. Il dit que Baumé croit pouvoir prendre à distinguer d’une part « les
minéraux » et d’autre part les corps « d’origine végétale et animale ». Bachelard dit
que la tendance est toujours la même en expliquant « le phénomène chimique par un
phénomène en quelque manière plus immédiat, plus général, plus naturel. Cette
tendance, on le voit, va à l’encontre des voies où la chimie moderne trouvera le
progrès. L’expérimentation chimique sera féconde quand elle recherchera la
différenciation des substances plutôt qu’une vaine généralisation des aspects
immédiats »302.
Dans ce cadre de démonstration du champ spécifique et le comportement de
chimiste, Bachelard constate que la chimie moderne repose ainsi sur la notion de
composition. Il comprend tout à fait le plan de combinaison comme
systématiquement élargi. « Il ne s’agit plus d’étudier un corps par ses réactions sur
quelques autres corps choisis sous le nom de réactifs pour la rapidité de leurs
indications. Il faut coordonner un nombre de plus en plus grand de réactions,
multiplier les composés, étudier toutes les possibilités de groupement. On peut dire
que les corps présents dans le phénomène chimique nous intéressent avant tout
comme les pièces d’une construction. »303.
301
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p.32
Gaston BACHELARD, Ibidem.
303
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 38.
302
136
La pensée est comprise dans cette réflexion comme une réflexion sur les
conditions de la « combinaison des substances ». L’analogie chimique dans un plan
profond trouve sa racine dans la comparaison phénoménologique. « Tout le premier
travail de rassemblement analogique doit être remanié en fonction des idées de
constitution »304.
C’est cette philosophie chimique qui se mobilise sur les qualités qui peuvent
se transporter d’un corps à un autre. Et un philosophe chimique ne doit pas avoir de
difficultés à vraiment comprendre que son acte est un acte de combinaison. C’est
dans cette combinaison qu’on doit effectivement comprendre l’acte chimique de la
substance.
Dans ce cadre de compréhension de la philosophie chimique au niveau de la
combinaison, dit Bachelard, il faut bien comprendre que dans les combinaisons
chimiques le problème de la substance soit difficile dans le champ philosophique
profond, puisque nous sommes amenés à y adjoindre le problème de la structure.
On voit que dans la chimie moderne le chimiste fabrique les pièces des
substances artificielles, tout cet effort est mené dans le but de comprendre la véritable
structure des substances naturelles. Bachelard a bien compris en formulant que le
« problème de la classification domine le problème de la connaissance d’une
substance particulière »305. Selon lui « une substance particulière ne présente qu’une
zone de passage, est un état intermédiaire qui est produit par une substance
antécédente et qui doit donner une substance nouvelle. La substance est ici une
véritable concrétion d’une force substantialisante »306.
Cette fabrication des substances, c’est la capacité que l’Homme a à manipuler
le réel. C’est dans cette manipulation qu’on voit la chimie organique qui devrait
plutôt être considérée comme une chimie qu’on organise. Et comme l’a compris
Bachelard, « ce n’est pas la vie qui l’organise vraiment ; l’intelligence humaine,
304
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 39.
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p.68
306
Gaston BACHELARD, Ibidem.
305
137
substituant au déterminisme des faits, le déterminisme des idées, impose un plan, elle
réalise une fin (…). Ainsi, non seulement le réel n’atteint pas tout le possible, mais le
possible même de la nature est loin de pouvoir rivaliser avec les possibilités
humaines. La science factice déborde nettement la science naturelle »307.
On voit une chose intéressante dans cette manipulation de la substance à
laquelle le chimiste opère. Il y a en tout cas une « réalisation nouvelle », « une
pensée nouvelle ». Et c’est clair aussi, que cette nouveauté est faite à partir d’une
substance qui existe déjà. L’opinion de Bachelard est justement que l’Homme est
toujours capable d’inventer à partir de la substance, et jamais à partir de rien. C’est là
qu’il parle de la création du corps chimique, pour aller vers une structure
délicatement et progressivement variée, et cette création dans l'optique de notre
penseur « doit fonder un empirisme rectifié ».
Dans la même ligne de réflexion Bachelard réclame : « Actuellement, nous
puisons encore presque toutes nos intuitions scientifiques dans l’expérience
immédiate; c’est là la triste rançon d’un enseignement expérimental donné sous
forme ingénue et élémentaire »308. Il note l’existence de deux types de qualités :
qualités naturelles et qualités géométriques. En ce qui concerne la première qualité,
elle conduit à une classification provisoire, différemment à la deuxième qui est
considérée par Bachelard comme celle qui fournit le véritable plan de pensée « en
fournissant le plan même de notre action créatrice ». Et il ajoute : « nous voyons
donc bien qu’un empirisme fondé sur les résultats de l’expérimentation succède à un
empirisme fondé sur les données de l’observation, et que l’empirisme ainsi rectifié se
réfère au caractère factice pour expliquer le caractère naturel »309.
Berthelot cité par Bachelard insiste même sur la capacité que la chimie
moderne a d’être créatrice. Selon lui, la chimie crée son objet. Cette faculté créatrice,
dit-il, semblable à celle de l’art lui-même, la distingue essentiellement des sciences
naturelles et historiques.
307
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 69.
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 70
309
Gaston, BACHELARD. Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne. p. 71.
308
138
En parlant des sciences historiques, elles ont un « objet donné d’avance et
indépendant de la volonté et de l’action du savant ». D’autre part, « les sciences
expérimentales ont le pouvoir de réaliser leurs conjectures. Ces conjectures servent
elles-mêmes de point de départ pour la recherche de phénomènes propres à les
confirmer ou à les détruire : en un mot, dit-il, les sciences dont il s’agit, poursuivent
l’étude des lois naturelles, en créant tout un ensemble de phénomènes artificiels qui
en sont les conséquences logiques. [Dans cette ligne de réflexion], le procédé des
sciences
expérimentales
n’est
pas
analogie
avec
celui
des
sciences
mathématiques ».310
C’est dans cet esprit que Bachelard désigne la pluralité de sa philosophie, en
se multipliant. « Une diversité produite est une diversité réduite ». Gerhardt écrit : «
Notre rôle se borne à simplifier, à brûler les matières complexes que nous offre le
règne organique […] Ces produits de notre destruction, la force vitale les vivifie de
nouveau ; elle recompose avec eux les substances brûlées dans nos laboratoires […]
Nous le répétons, les forces chimiques sont contraires aux forces vitales ; ils brûlent,
ils détruisent, ils opèrent par analyse. La force vitale seule opère par synthèse ; elle
reconstruit l’édifice abattu par les forces chimiques »311.
Il existe plusieurs significations ou compréhensions de la philosophie. À
chaque époque, chaque philosophe a donné sa définition. Il a été dit que la
philosophie, « est un travail critique de la pensée sur elle-même, en même temps
qu’un effort pour rendre notre existence intelligible ; elle reste l’acte d’une pensée
s’exerçant à sa propre liberté et s’affrontant à la question du sens, sans autre secours
que ceux qu’offrent la raison et l’expérience. La diversité des significations concerne
principalement le statut donné à la rationalité et à la connaissance »312. C’est dans
cette nécessité de se mettre en état de la solitude parce qu’elle «nous conduit à parler
avec nous-mêmes, à vivre ainsi une méditation ondulante qui répercute partout ses
310
Cf. Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 75.
312
Dictionnaire de Philosophie, op.cit., p. 260.
311
139
propres contradictions et qui tente sans fin une synthèse dialectique intime. C’est
lorsque le philosophe est seul qu’il se contredit le mieux »313.
Nous pouvons dire que la philosophie bachelardienne peut aujourd’hui nous
aider « à mieux comprendre » non seulement « les enjeux philosophiques de la
philosophie contemporaine » mais aussi le développement de la philosophie des
sciences en Afrique.
II.II. PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE CHEZ BACHELARD
Tout le problème que le philosophe peut poser sur la connaissance devrait être
sur cette unité, cohérence et synthèse. D’un côté, il considère que la science est riche
de connaissances bien faites et bien liées. D’un autre côté, la philosophie demande
quelque chose à la science pour prouver l’activité harmonieuse des fonctions
spirituelles. Il croit aussi avoir sans la science, avant la science « le pouvoir
d’analyser cette activité harmonieuse ».
Il a noté un recueil la science (scientifique), la connaissance scientifique
parfois applique des principes qui ne sont pas scientifiques. Ils suscitent des
métaphores, des analogies des généralisations. Selon lui, le philosophe croit que la
philosophie des sciences peut se borner aux principes des sciences, « le philosophe
pense que la philosophie des sciences a pour mission de relier les principes des
sciences aux principes d’une pensée pure qui pourrait se désintéresser des problèmes
de l`application effective. Pour le philosophe, la philosophie de la science n’est
jamais totalement du règne des faits »314. Dans cette réflexion, il découvre que la
philosophie valorise les deux dimensions des connaissances qui étaient présentes
dans la pensée de Kant : a priori et a posteriori, entre « les valeurs expérimentales et
les valeurs rationnelles »315. Cette perspective de Bachelard d’ajouter les deux types
313
Gaston BACHELARD, Le Droit de Rêver, op.cit., p. 244.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 3-4.
315
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 4.
314
140
de connaissance est d’une extrême importance ; nous traiterons de la production de la
connaissance scientifique en Afrique. Et nous sommes entièrement en accord avec lui
sur le principe d’assembler l’expérience et la raison.
Ce dualisme a priori et a posteriori pour l'épistémologue français est le
double mouvement qui anime la pensée scientifique actuelle. Nous ne sommes pas
encore au temps de divergence entre l’expérience et la raison. C’est le moment
d'unifier les deux catégories de savoir. Pour nous comme pour lui, les deux sont
obligatoires, on doit lier l’empirisme et le rationalisme comme condition
fondamentale pour la pensée scientifique. Dans ce cadre de pensée, on comprend
bien que Bachelard profite de la coopérativité des savoirs. Une seule dimension du
savoir ne peut pas se développer sans l’aide de l’autre savoir.
C’est en ce sens qu’il déclare : « L’empirisme a besoin d’être compris ; le
rationalisme a besoin d’être appliqué. Un empirisme sans lois claires, sans lois
coordonnées, sans lois déductives ne peut être ni pensé, ni enseigné ; un rationalisme
sans preuve palpable, sans application à la réalité immédiate ne peut pleinement
convaincre »316. On ne peut pas prouver sa connaissance empirique si on ne prend
pas comme base la raison ; de la même manière, on ne peut pas légitimer un
raisonnement sans prendre comme base l’expérience. La connaissance scientifique
est donc doublement relative : relative à l’ensemble des moyens théoriques et
technique dont on dispose à un moment donnée »317. Les deux se combinent pour la
production d’une connaissance convaincante. Ce mariage entre les deux savoirs est
indispensable pour produire une philosophie de la connaissance scientifique.
On sait que « la science somme de preuves, et d’expériences, somme de règles
et lois, somme d’évidences et de faits, a donc besoin d’une philosophie à double
pôles. Plus exactement, elle a besoin d’un développement dialectique , car chaque
notion s’éclaire d’une manière complémentaire à deux points de vue philosophiques
316
317
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p.5.
Jean-Claude PARIENTE, Le Vocabulaire de Bachelard, Paris, Ellipses éditions Marketing, 2001, p. 8
141
différents »318. En tout cas, nous pouvons dire qu’entre l’empirisme et rationalisme il
y a une complémentarité, « l’une achève l’autre ». La pensée scientifique chez
Bachelard « c’est se placer dans le champ épistémologique intermédiaire entre
théorie et pratique, entre mathématique et expérience. Connaître scientifiquement
une loi naturelle, c’est la connaître à la fois comme phénomène et comme
noumène »319.
Le chemin que l'épistémologue français montre que ce dernier va du
« rationalisme à l’expérience ». Et c’est dans cette ligne de pensée qu’il caractérise sa
philosophie de la science physique. Pour lui, dans ce rationalisme l’action
scientifique guidée par le « rationalisme mathématique n’est pas une transaction sur
les principes »320.
On voit clairement que Bachelard est convaincu par le rationalisme et
demeure contre l’irrationalisme. C’est pour cela qu’il nomme la science physique
contemporaine comme une construction rationnelle. « Le phénomène réalisé doit être
protégé contre toute perturbation irrationnelle […] ; pour le rationalisme scientifique,
l’application n’est pas une défaite, mais un compromis. Il veut s’appliquer. S’il
s’applique mal, il se modifie. Il ne renie pas pour cela ses principes, il les
dialectise »321. Il connaît une seule philosophie ouverte : « la philosophie de la
science physique (…). Toute philosophie pose ses principes comme intangibles et se
fait gloire de sa fermeture »322.
Bachelard dispose un autre problème, selon lui, mal posé par les savants par
rapport aux philosophes. Selon son avis, ce problème traite de la « structure et de
l´évolution de l’esprit. Là encore, même opposition : le savant croit partir d’un esprit
sans structure, sans connaissance ; le philosophe pose le plus souvent un esprit
constitué, pourvu de toutes les catégories indispensables pour comprendre le
318
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 5.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
320
Gaston BACHELARD, Ibidem
321
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p.7.
322
Gaston BACHELARD, Ibidem.
319
142
réel »323. Bachelard explicite encore en disant que « pour le savant, la connaissance
sort de l’ignorance comme la lumière sort des ténèbres »324. « Mon âme philosophale
veut transmuer l’univers »325.
L’explication entre les deux sujets Ŕ savant et philosophe Ŕ est claire dans la
pensée de Bachelard, le savant ne voit pas que « l’ignorance est un tissu d’erreurs
positives, tenaces et solidaires. Il ne se rend pas compte que les ténèbres spirituelles
ont une structure et que, dans ces conditions, toute expérience objective doit toujours
déterminer la correction d’une erreur subjective »326. Il y a toute une nécessité de
coordonner les erreurs ; parce que, comme notre épistémologue dit : « l’esprit
scientifique ne peut se constituer qu’en détruisant l’esprit non scientifique. Trop
souvent, le savant se confie à une pédagogie fractionnée, alors que l’esprit
scientifique devrait viser à une réforme subjective totale. Tout réel progrès dans la
pensée scientifique contemporaine a déterminé des transformations dans les principes
mêmes de la connaissance »327. On voir que la « véritable nature de la connaissance
scientifique réside dans cette procédure de rectification discursive qui s’opère à la
fois sur le plan théorique et sur le plan technique »328.
Il n’existe pas un réel
progrès dans la pensée scientifique sans une conversion. Nous analyserons les mots
« conversion » et « transformation » plus tard quand nous aurons à en parler au cours
de la discussion sur la connaissance scientifique africaine.
Le philosophe trouve en lui des vérités premières. Ainsi, les perturbations, les
fluctuations, les variations font partie de son métier, il doit être capable et se préparer
à développer à propos de la science, « une philosophie de philosophe ». En tout cas,
dit Bachelard, une seule vérité suffit à sortir du doute, de l’ignorance, de
l’irrationalisme ; selon sa manière de voir, elle suffit à illuminer l’âme. « Son
évidence se réfléchit en des reflets sans fin ». Cette évidence est vue dans la
323
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 8.
Gaston BACHELARD, ibidem.
325
Gaston BACHELARD, Le Droit de rêver, ibid., p. 239.
326
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 8.
327
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 8.
328
Jean-Claude PARIENTE, Le Vocabulaire de Bachelard, op.cit., p. 8.
324
143
philosophie de Bachelard dans sa dimension d’une lumière unique où il n’existe pas
d’espèces ni variétés. « L’esprit vit une seule évidence ».
Le philosophe n’essaie pas de se créer d’autres évidences. « La conscience de
l’identité de l’esprit dans ses diverses connaissances apporte, à elle seule, la garantie
d’une méthode permanente, fondamentale, définitive »329. Dans cette compréhension,
les « méthodologies, si diverses, si mobiles dans les différentes sciences, relèvent
quand même d’une méthode initiale, d’une méthode générale qui doit informer tout
le savoir, qui doit traiter de la même manière tous les objets. Aussi, une thèse comme
la nôtre qui pose la connaissance comme une évolution de l’esprit, qui accepte des
variations touchant l’unité et la pérennité du je pense doit troubler le philosophe »330.
C’est dans cette thèse que Bachelard comprend la philosophie de la connaissance
scientifique, qui est une « philosophie ouverte ».
« Comme la conscience d’un esprit qui se fonde en travaillant sur
l’inconnu, en cherchant dans le réel ce qui contredit des connaissances
antérieures. Avant tout, il faut prendre conscience du fait que
l’expérience nouvelle dit non à l’expérience ancienne, sans cela, de toute
évidence, il ne s’agit pas d’une expérience nouvelle. Mais ce non n’est
jamais définitif pour un esprit qui sait dialectiser ses principes,
constituer en soi-même des nouvelles espèces d’évidence, enrichir son
corps d’explication sans donner aucun privilège à ce qui serait un corps
d’explication naturelle propre à tout expliquer »331.
Bachelard en parlant de l’expérience nouvelle dit non à l’expérience
antérieure, puis il parle d’une philosophie dialoguée, diverse ; peut-être fait-il une
réflexion dialectique mais il y a tout de même une contradiction dans sa pensée. S’il
souhaite ce type de philosophie dialoguée, ouverte et diverse, il ne peut dire non aux
connaissances antérieures, mais doit bien s'en servir comme point de départ pour la
production de nouvelle philosophie. Quand nous disons que nous devons prendre les
connaissances antérieures nous ne voulons pas dire que nous devons nous répéter,
mais voir comment les autres avant de nous ont fait, ont pensé sur le sujet qu’on
aborde. Bachelard lui-même a dit que les erreurs font partie de l’acte de la
329
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, ibid., p.10.
331
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, op.cit., p. 14.
330
144
connaissance. Dans cette ligne, nous pensons que la philosophie ouverte et dialoguée
ne doit pas consister à dire non à la connaissance passée, mais à partir d’une critique
de celle-ci pour produire une nouvelle connaissance.
Dans cette ouverture de la philosophie, Bachelard va aussi définir la
philosophie des sciences comme une « philosophie dispersée, comme une
philosophie distribuée »332. On peut voir clairement que sa préoccupation est de
montrer qu'il n’existe aucune chose sans philosophie. « Chaque problème, chaque
hypothèse et chaque expérience réclame sa philosophie. On devrait fonder une
philosophie du détail épistémologique, une philosophie scientifique différentielle qui
ferait pendant à la philosophie intégrale des philosophes. C’est cette philosophie
différentielle qui serait chargée de mesurer le devenir d’une pensée »333.
Bachelard dit que l’évolution philosophique d’une connaissance scientifique
particulière est un mouvement qui traverse toutes ces doctrines dans l’ordre. Selon
lui, « les concepts scientifiques ne sont pas arrivés au même niveau de maturité ». Il
accuse dans les concepts scientifiques, l’existence encore de certains qui impliquent
un « réalisme plus ou moins naïf » ou encore qui sont définis dans « l’orgueilleuse
modestie du positivisme ». Pour éviter tout malentendu, il a d’ailleurs dressé une
classification distinctive entre le savant et le philosophe. Il n’a pas fait comme le
dictionnaire de philosophie qui attribue au savant la possession de connaissances
dans plusieurs domaines scientifiques, par exemple : Archimède (en mathématiques)
et Isaac Newton (en physique) sont des savants. Pour notre épistémologue, le savant
c’est celui qui est « réaliste, positiviste ».
On se demande alors : qui peut être philosophe dans la pensée de Bachelard ?
Même si l’ombre d’un doute peut planer, selon lui, les philosophes sont des
aventuriers, « ils n’ont, pour légitimer leurs doctrines surrationalistes, que des cas
bien peu nombreux où la science, sous ses formes les plus récentes et par conséquent
les moins assurées, est déjà dialectique ; ainsi les surrationalistes eux-mêmes doivent
332
333
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, op.cit., p. 12.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 13.
145
reconnaître que la plus grande partie de la pensée scientifique est restée à des stades
d’évolution philosophiquement primitifs »334.
Il énonce comme un fait la pluralité des explications philosophiques de la
science ainsi que l’évolution de diverses épistémologies. Selon lui, « le sens de
l’évolution épistémologique est net et constant ». Et ajoute encore que « l’évolution
d’une connaissance particulière va dans le sens d’une cohérence rationnelle ». Dans
cette réflexion, « le sens de l’évolution philosophique des notions scientifiques est si
net qu’il faut conclure que la connaissance scientifique ordonne la pensée, que la
science ordonne la philosophie elle-même. La pensée scientifique fournit donc un
principe pour la classification des philosophies et pour l’étude du progrès de la
raison »335. Et dirait Dominique que « la philosophie, lorsqu’elle se donne la science
pour objet, vise une science idéale, très différente de la science telle qu’elle existe
effectivement ».336
La préoccupation de notre auteur n’est pas de savoir quel est le problème
particulier du sens de l’évolution épistémologique net et constant. Pour lui, il importe
de dire que l’évolution d’une quelconque connaissance particulière va dans le sens
d’une « cohérence rationnelle », comme nous l'avons déjà dit. Mais, qu’est-ce que
cette cohérence rationnelle pour Bachelard ? C’est la nécessité d’aller « plus avant
dans la pensée scientifique », où l’on trouve le « rôle des théories ». C’est de ces
théories que la science se sert comme point pour découvrir les « caractères inconnus
du réel, seules les théories sont prospectives »337 au-delà de la diversité du champ du
savoir. La connaissance scientifique est tout à fait particulière parce qu’elle échappe
après tout à toute discussion. Dans l’explication du progrès scientifique, Bachelard
en est même arrivé au point de dire que « la connaissance scientifique ordonne la
pensée, que la science ordonne la philosophie elle-même. La pensée scientifique
334
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, Ibid., p.20.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 21.
336
LECOURT Dominique, L‟Épistémologie historique de Gaston Bachelard, Paris, VRIN, 1969, p.19.
337
Gaston BACHELARD, ibidem.
335
146
fournit donc un principe pour la classification des philosophies et pour l’étude du
progrès de la raison ».338
Bachelard trouve dans le débat cinq niveaux du concept de masse pour
expliquer sa philosophie scientifique. Le premier correspond à une « appréciation
quantitative grossière et gourmande de la réalité » Ŕ cette compréhension du concept
de masse est « l’objet substantiel du désir ». Ici, il y a contradiction de connaissance
entre du gros et du pesant. Cette déception contradictoire est nécessaire pour la
connaissance : sur ce principe, il avance par ailleurs qu’une forme soudaine devient
une autre perspective d’intensité pour approfondir les premières visions de la
quantité. Immédiatement, la notion de masse s’intériorise. « Elle devient le
synonyme d’une richesse profonde, d’une richesse intime, d’une concentration des
biens. Elle est alors l’objet de curieuses valorisations où les rêveries animistes les
plus diverses se donnent libre cours. À ce stade, la notion de masse est un conceptobstacle. Ce concept bloque la connaissance ; il ne la résume pas »339.
Bachelard n’accepte pas l’emploi du concept de masse, ni dans le sens
psychologique ni dans le sens animiste. Il affirme que la masse n’est une quantité que
si elle est assez grosse. Elle n’est donc pas, primitivement, un concept d’application
générale comme le serait un concept conforme dans une philosophie parce que pour
lui au-delà du rationalisme il y aurait comme un « assouplissement du rationalisme ».
Cependant, l’usage d’une dialectique au niveau du réalisme est toujours
incertain et provisoire. Les gens qui n’acceptent pas l’idée de masse primitive, ne
peuvent pas accéder à la culture scientifique. C'est dans ce sens que Bachelard parle
de philosophie des sciences comme d’« une philosophie dispersée, comme une
philosophie distribuée »340.
L’animisme plus tôt réintégré dans l’esprit est certitude spéciale. L’animisme
ne fut que quelques mots pour enseigner ce qu’est une charge d’affectivité ; et c’est
338
Cf. Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, ibid., p.22.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p.23.
340
Gaston BACHELARD, Epistémologie, textes choisis par Dominique Lecourt, Paris, PUF, 1995, p. 20
339
147
là, selon Bachelard, que l’on trouve ce qui concerne la connaissance théorique du
réel, qui concerne une connaissance « qui dépasse la portée d’une simple
description ». Tout ce qui est facile à enseigner est inexact. Il montre l’incohérence
de la première notion ; sans dire exactement quelle autre notion scientifique il
propose.
Dans le rationalisme traditionnel il y a multiplicité de notions. Cette
multiplicité est causée par la relativité : « une organisation est rationnelle
relativement à un corps de notions ». Selon Bachelard le rationalisme n’est pas
absolu, il est fonctionnel. « Il est divers et vivant ».
Les défaites de la réalité scientifique ne défendent pas la hiérarchie du
réalisme parce que ce n’est pas sans inspiration que le réalisme assimile tout, ou du
moins absorbe tout. Il ne se constitue pas parce qu’il se croit toujours constitué. Il ne
change jamais de constitution. « Le réalisme est une philosophie qui ne s’engage pas,
alors que le rationalisme s’engage toujours, se risque tout entier sur chaque
expérience »341.
Le deuxième niveau de la notion de masse correspond à une détermination
objective précise. Dans ce sens, la notion de masse est liée à « l’usage de la
balance ». Selon lui, le concept « bénéficie immédiatement de l’objectivité
instrumentale ». Bachelard a dit que chez les anciens, « l’instrument précède la
théorie »; mais de nos jours, les choses ont changé parce que c’est « la théorie qui
précède l’instrument »342.
Ce changement dont il parle, chez nous, est réel. Nous sommes d’accord avec
lui, mais on doit comprendre que cette modification de position de l’avant vers le
depuis, et du depuis vers l’avant se réalise même dans l’évolution de la science.
« Instrument » et « théorie » doivent être compris comme la « technique » et la
« science ». Ainsi, comme le dit notre épistémologue la science précédait la
341
342
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p.33.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, ibid., p. 26.
148
technique, alors qu’aujourd’hui, au contraire, c'est la technique qui précède la
science.
À ce niveau, le concept de masse, dit-il, « se présente comme le substitut
d’une expérience première qui est décisive et claire, simple et infaillible. »343 Cette
manière de percevoir le concept de masse comme balance traverse les âges, se
« transmet dans la simplicité, comme une expérience fondamentale ». Pour lui, « a un
tel concept simple et positif et un tel usage simpliste et positif d’un instrument
correspond une pensée empirique, claire, positive, immobile »344.
Il s'agit pour nous de considérer cette expérience comme une « référence
nécessaire et suffisante pour légitimer toute théorie ». Il est parvenu à la conclusion
suivante :
« Même dans une science très avancée, les conduites réalistes
subsistent. Même dans une pratique engagée entièrement derrière une
théorie, il se manifeste des retours vers des conduites réalistes. Ces
conduites réalistes se réinstallent parce que le théoricien rationaliste a
besoin d’être compris de simples expérimentateurs, parce qu’il veut
parler plus vite, en revenant par conséquent aux origines animistes du
langage, parce qu’il ne redoute pas le danger de penser en simplifiant,
parce que, dans le commun de la vie, il est effectivement réaliste. De
sorte que les valeurs rationnelles sont tardives, éphémères, rares,
précaires comme toutes les hautes valeurs. Dans le règne de l’esprit
aussi, la mauvaise monnaie chasse la bonne, le réalisme chasse le
rationalisme. Mais un épistémologue qui étudie les ferments de la
pensée scientifique doit sans cesse dégager le sens dynamique de la
découverte. Insistons donc maintenant sur l’aspect rationnel que prend le
concept de masse »345.
Le « troisième niveau » est utilisé dans le sens de notion « mécanique
rationnelle » avec Newton ; « c’est le temps de la solidarité notionnelle » qui permet
le passage de « l’usage simple et vers un usage corrélatif des notions ». « La notion
de masse » maintenant n’est pas la seule conception primitive d’une « expérience
immédiate et directe », mais un « corps de notions ». Avec Newton, la masse a une
autre définition ; elle devient le quotient de la force de l’accélération.
343
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit. p.26.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
345
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 27.
344
149
L’inquiétude de Bachelard porte sur la compréhension de ces trois concepts ;
lequel est réel? Newton dira que « tout est réel ». Face à ce réalisme newtonien,
Bachelard montre sa position : pour lui les trois notions de force, de masse,
d’accélération, sont toutes très loin des principes fondamentaux du réalisme.
Avec « la mécanique de Isaac Newton », le concept de masse a changé,
passant de son aspect statique à son aspect dynamique. Avant Newton, la masse est
étudiée dans son être ; mais après Isaac Newton, on s’intéresse à la quantité de
matière, un devenir de phénomènes, et même un « coefficient de devenir ».
« On peut d’ailleurs faire au passage une remarque très curieuse : c’est
la nécessité de comprendre le devenir qui rationalise le réalisme d’être.
Autrement dit, c’est dans le sens de la complication philosophique que
se développent vraiment les valeurs rationalistes. Dès sa première
ébauche, le rationalisme laisse présager le surrationalisme. La raison
n’est nullement une faculté de simplification. C’est une faculté qui
s’éclaire en s’enrichissant »346.
Bachelard trouve le rationalisme contemporain riche par « multiplication
intime, par une complication des notions de base, il s’anime aussi en une dialectique
en quelque sorte externe que le réalisme est impuissant à décrire, et naturellement
plus impuissant encore à inventer »347. Pour expliquer le concept de masse,
Bachelard s’appuie sur Dirac qui aborde le problème de la masse différemment
d’Isaac Newton. En effet, il observe dans la mécanique de Dirac l’existence d’un
aspect philosophique nouveau de masse, et cette mécanique part d’une « conception
aussi générale, totalitaire que possible du phénomène de la propagation (…). La
pensée scientifique contemporaine commence par une épochè, par une mise entre
parenthèses de la réalité »348. C'est cette mécanique de Dirac que Bachelard
considère, au point de départ, déréalisée.
D’un autre côté, Bachelard critique la mécanique de Dirac. Selon lui, malgré
la nouveauté de son aspect, elle reste comme la mécanique classique relativiste et
diverge de la notion fondamentale ; « elle suscite une dialectique externe, une
346
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit, p. 28.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit, p. 33
348
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, ibid., p.34.
347
150
dialectique qu’on n’aurait jamais trouvée en méditant sur l’essence du concept de
masse, en creusant la notion newtonienne et relativiste de la masse »349. Dans la
mécanique de Dirac, Bachelard recherche l’explication sur la compréhension du
concept de masse négatif. Il ne va pas directement à la question, mais y va par
détours. Il donne l’impression que c’est dans cette région du surrationalisme
dialectique que rêve l’esprit scientifique.
Nous comprenons que dans la pensée de Bachelard la réalisation prime la
réalité. Cette primauté de la réalisation déclasse la réalité ; et qu’un « physicien ne
connaît vraiment une réalité » qu’il a lui-même réalisée, en situation quand il met de
l’éternel recommencement des choses et qu’il « constitue en lui un retour éternel de
la raison ». Dit-il que « la théorie qui réalise partiellement doit réaliser totalement ».
Il conseille qu’une théorie ne puisse pas avoir raison d’une forme particulière ou
fragmentaire. Pour Bachelard, la « théorie est la vérité mathématique qui n’a pas
encore trouvé sa réalisation complète » ; c’est cette réalisation complète que le savant
doit rechercher. « Il faut forcer la nature à aller aussi loin que notre esprit »350.
Bachelard, lui-même conscient des objections qui peuvent être formulées,
défend une philosophie dispersée. Pourquoi une philosophie dispersée ? Selon nous,
parce que la philosophie n’est pas une science, contrairement à la déclaration de
Kant : la « science des sciences » ; dispersée parce qu’elle n’a pas une seule
méthode mais plusieurs ; aussi parce qu’elle n’a pas un et seul objet d’étude, elle
étudie tout, la totalité. Alain Badiou dirait que la philosophie « n’est plus
connaissance que connaissance de la connaissance »351.
Bachelard fait référence à Jules Romains qui se considère lui-même comme
rationaliste ; Bachelard dit que la « référence à la réalité est plus tardive que ne le
suppose Romains, la pensée instruite rêve plus longtemps en fonction de son
349
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, ibid., p. 35.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit, p. 36.
351
Alain BADIOU, La Relation énigmatique entre philosophie et politique, France, Germina, 2011, p. 21.
350
151
instruction »352; dans ce fil de pensée, il dit que son rôle est indispensable pour la
philosophie dispersée.
Cette rêverie anagogique selon lui, dans son élan scientifique actuel, est
essentiellement mathématique; « elle aspire même à plus de mathématique ». En
conclusion, il a beaucoup valorisé les mathématiques. « La hiérarchie des choses est
plus complexe que la hiérarchie des hommes. L’atome est une société mathématique
qui ne nous a pas encore dit son secret ; on ne commande pas cette société avec une
arithmétique de militaire »353.
Sa préoccupation est de comprendre si le savant est ou non réaliste ; il
s’accorde avec l’idée que le « savant est réaliste ». Il comprend que « s’il faut
souvent délester le réaliste, il faut aussi lester le rationaliste. Il faut surveiller les a
priori du rationaliste, leur rendre leur juste poids d’a posteriori. Il faut montrer sans
cesse ce qui reste de connaissance commune dans les connaissances scientifiques.
Avec raison Jean-Claude quand dit que « la connaissance scientifique s’élabore en
effet dans une constante polémique qui l’affronte tout d’abord à la connaissance
commune, puis se déplace à l’intérieur même de la science. La connaissance
commune s’acquérant au cours du contact perceptif et actif qui nous entretenons avec
le monde qui nous entoure, elle se compose d’images et de valeurs »354. Il ne faut
prouver qu’un type d’expériences. Rien ne peut légitimer un rationalisme absolu,
invariable, défini »355. C’est ainsi qu’il avance que le savant rappelle le pluralisme de
la philosophie, et c’est dans ce contexte que l’esprit scientifique peut être. C’est par
cette manière d’être, ce pluralisme, de dessiner diverses conceptualisations que
Bachelard appelle le profil épistémologique.
La compréhension de notre auteur de la pensée scientifique nécessite la
reforme de cadres rationnels et l’acceptation des réalités nouvelles. Bachelard
souhaite une philosophie qui rendrait compte de tous les concepts de la science. Pour
352
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit, p. 39.
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 40.
354
Jean-Claude Pariente, Le Vocabulaire de Bachelard, op.cit., p. 7.
355
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, Ibid., p. 42.
353
152
cela, il arrive par souhaiter une connaissance strictement mathématique. À quel but
veut-il y parvenir ? Il va très vite aboutir à la conclusion suivante : « une philosophie
des sciences, même si on la limite à l’examen d’une science particulière, est
nécessairement une philosophie dispersée. Elle a cependant une cohésion, c’est celle
de sa dialectique, c’est celle de son progrès. Tout progrès de la philosophie des
sciences se fait dans le sens d’un rationalisme croissant en éliminations, à propos
d’autres notions, le réalisme initial »356.
Concernant le réalisme, il affirme que tout est réel ; selon son point de vue,
cette réalité n’est pas réelle de la même façon, la substance n’a pas, à tous les
niveaux, la même cohérence ; l’existence n’est pas une fonction monotone ; elle ne
peut pas s’affirmer partout et toujours de la même façon.
CONCLUSION
Nous avons tenté dans ce chapitre de montrer que le problème de la
connaissance, la préoccupation de l’Homme quant à la science sont très anciens ; on
constate que ce désir, cet intérêt pour le progrès a toujours été présent dans la vie de
celui-ci.
Il n’arrête jamais, il cherche chaque jour à comprendre la signification de tout
ce qui se trouve autour de lui. Il s’engage dans une quête infinie motivée par une soif
de savoir, de trouver la vérité, et c’est dans cette dialectique de capacité à chercher et
incapacité à trouver que l’on comprend sa supériorité en tant qu’humain en
comparaison aux autres êtres vivants.
Chercher pour comprendre, rechercher pour connaître, ou encore l’acte de
connaître donne à l’Homme une puissance et cette puissance se vérifie dans ses
tentatives d’adapter la réalité à ses envies et besoins, et à partir de laquelle il mène
356
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 50.
153
ses recherches. Sa préoccupation d’homme était, et est encore jusqu’à aujourd’hui,
d’améliorer son savoir et ses pratiques de manière à ce qu’il puisse expliquer la
réalité scientifiquement. On ne peut pas parler de science sans parler d’expérience,
parce que « la connaissance scientifique est déductive, expérimentale et
explicative »357. On parle donc de connaissance sensible et empirique.
Nous avons clairement montré que la science a son histoire, elle accompagne
le développement de la capacité humaine, de Thalès à l’Académie de Platon, en
passant par l’École d’Aristote, et par Descartes, Galilée, Bacon, Einstein, Popper,
Bachelard, Foucault et les autres. La préoccupation et la motivation restaient les
mêmes : transformer, renouveler, imiter la nature pour le bien-être. Nous avons
expliqué dans ce chapitre la pluralité de la philosophie souhaitée par Bachelard.
Après ce voyage temporel, nous jugeons important de passer à une discussion
sur la connaissance. Qu’est-ce que la connaissance ? Comment l’Homme peut, à
partir de ses actes, arriver à connaître ? Comment cet acte de connaissance peut
conduire l’Homme à une connaissance scientifique? Qui disent les philosophes sur la
connaissance et Bachelard, que dit-il sur la connaissance et les connaissances
scientifiques ? Nous allons tenter d’y répondre.
357
Jean BAECHLER, Agir, faire, connaitre, op.cit., p. 391.
154
CHAPITRE 4 : CONNAISSANCE ET CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE
CHEZ BACHELARD
« Par principe, l‟esprit qui connaît doit donc avoir un passé.
Le passé, l‟antécédent est matériel d‟explication ».
(Bachelard, Essai sur la connaissance approchée, p. 15)
I. VISION GÉNÉRALE DE LA CONNAISSANCE
Avant d’aborder le concept de la connaissance, nous devons clarifier le sens
de « connaître». Le terme vient du latin cognoscere, qui a la même racine que
noscere (participe passé notus, connu; d’où notio, notion connaissance) ; et du verbe
grec gnosie. La première perception que l’on peut avoir de « connaître » est un acte,
c’est-à-dire saisir directement quelque chose par la pensée, même sans
l’intermédiaire des organes sensoriels358.
Connaître peut aussi être utilisé dans le sens de savoir : « Connaître, c’est
posséder et pouvoir rendre présente en soi l’idée d’un objet de pensée. » On parle de
« connaître quelque chose », par exemple : « Je connais cette ville. » Ou encore, on
peut parler de connaître dans le sens « avoir des relations personnelles avec
quelqu’un ». « Au moins l’avoir vu, et sans l’avoir vu, savoir qui il est, ce qu’il
pense »359.
Selon Le Petit Robert, Dictionnaire Alphabétique et Analogique de la Langue
Française, connaître c’est avoir une idée claire sur quelque chose ; « avoir présent à
l’esprit en tant qu’objet de pensée analysé »360.
358
Paul FOULQUIÉ, Dictionnaire de la langue philosophique, op.cit., p.556
Paul FOULQUIÉ, Ibidem.
360
Le Petit robert dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1993, p.
511.
359
155
Connaissance, du latin cognitio, dérive bien entendu également de cognoscere
et de noscere. Au présent, nosco, « je dis » Quand quelqu’un dit : « J’ai appris à
connaître » il veut dire qu’une connaissance est en train de se faire. Au parfait
« notio » (le fait de connaître) et notion sont passés dans la langue française, avec le
mot connaissance361.
Dans le sens subjectif, la connaissance est donc un acte ou le fait de connaître.
Avoir connaissance de quelque chose, donner connaissance, perdre connaissance.
Ainsi, nous pouvons dire que la connaissance, c’est être conscient de. C’est ainsi que
Bergson dit que : « Si l’instinct et l’intelligence enveloppent, l’un et l’autre, des
connaissances, la connaissance est plutôt jouée et inconsciente dans le cas de
l’intelligence »362. Est : « Ce que l’on connaît. » En ce sens, on peut accumuler des
connaissances, étaler ses connaissances. Le principal objet de ce mémoire est de faire
voir de quelles manières toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des
sens, ou pour parler plus exactement, des sensations.
Ainsi, Durant et P. Engel peuvent dire que « si X croit P, X croira P, que P
soit vrai ou faux, tandis que si X sait que P, par définition P ne peut sujet ne croit pas
P si P est faux, mais aussi que si les circonstances étaient légèrement différentes, il
ne croirait toujours que P »363.
Que pouvons-nous dire exactement sur la connaissance? C’est un sujet certes
bien ancien. De tout temps, l’Homme a toujours eu intérêt à connaître les
phénomènes tant naturels qu’humains. Connaître et interpréter les choses sont,
comme nous en avons déjà parlé, des catégories constitutives de la nature humaine.
Ce sont elles qui ont fait la « supériorité » des hommes par rapport aux autres
animaux. Au-delà de ça, la connaissance désigne un rapport de la pensée à la réalité
extérieure, et engage la notion de vérité comme adéquation de l’esprit et de la chose.
« Par extension, la connaissance désigne le contenu de la pensée qui correspond à la
361
Paul FOULQUIÉ, Dictionnaire de la langue philosophique, op.cit., p. 656.
Paul FOULQUIÉ, Ibidem
363
J. DUTANT et P. ENGEL Philosophie de la connaissance, connaissance justification, Paris, VRIN, 2005, p.
15.
362
156
nature de la chose visée, et s’oppose à l’erreur ou à l’illusion. Ses caractères sont
l’universalité et la nécessité, ce qui suppose de réfléchir sur la méthode propre qui
nous fait parvenir à la connaissance »364. Dans ce sens, nous pouvons dire que « la
théorie de la connaissance accompagnera naturellement l’ambition de retrouver le
sens de sa présence de l’Homme dans le monde ; elle devra remédier au scepticisme
en garantissant que l’alliance avec la nature, si elle n’est plus évidente, n’en est pas
moins promise, au terme de l’effort pour connaître »365.
Henri Bergson affirme : « La connaissance que nous en avons est incomplète,
sans doute, mais non pas extérieure ou relative. C’est, l’être même, dans ses
profondeurs, que nous atteignons par le développement combiné et progressif de la
science et de la philosophie »366. Qu’est-ce que Bergson veut dire quand il parle
d’incomplétude de notre connaissance ? Peut-être est-ce dans la compréhension que
l’homme n’est pas capable de connaître toute réalité ? On peut aussi comprendre
cette incomplétude comme l’incertitude de la connaissance humaine en relation à la
vérité.
Le phénomène de connaître est d’une extrême importance pour la vie des
hommes. C’est grâce à cette catégorie de savoir qu’il est permis à l'Homme de
pénétrer le monde. Mais il ne lui est pas donné la capacité de dominer le monde, mais
de l’explorer pour son propre bénéfice. Ses activités lui permettent d’avoir plusieurs
connaissances. Ces différentes connaissances de la réalité sensible vont donner une
connaissance intégrale où les hommes par leur nature possèdent l’esprit (l’aptitude)
pour aborder et expliquer la réalité.
Ce modèle que les hommes ont créé n’est pas suffisant pour comprendre la
réalité parce qu’elle est plus complexe que l’explication fournie par ces modèles.
Tout type de connaissance que nous pouvons connaître, selon la compréhension de
Jarrosson, s’articule autour de deux idées : une chose à connaître qui s’appuie plus ou
364
Dictionnaire des notions, encyclopaedia universalis, Paris, 2005, p. 231.
Jean- Michel, BENNIER, Les Théories de la connaissance, op.cit., p. 20.
366
Henri BERGSON. Œuvres, 5e édition, Paris, PUF, 1991, p. 664.
365
157
moins sur la notion de « réel en soi » et de « vérité » à découvrir, et un être
connaissant qui engage la recherche de cette vérité.
Quand nous parlons de réalité comme l’objet de notre connaissance, nous
n’oublions pas l’avertissement par lequel Socrate avait persuadé Théétète de ne pas
définir la connaissance comme perception. Parce que, selon lui, en se fondant sur le
fait, elle doit être dans le sens authentique et doit partir sur quelque chose d’éternel.
Socrate a été conscient que cette réponse est évidente dans le sens commun, mais de
toute façon, nous percevons les choses grâce à la vue et au toucher. Théétète avait
défini la connaissance comme la sensation. Pourquoi l’a-t-il définie ainsi ? Parce que
pour lui, quelque chose est connaissable quand c’est évident pour les yeux. Toutes
les qualités doivent être conçues de la même manière. Il était conscient aussi que
toute notre connaissance, comme nous en parlerons plus tard, a pour point de départ
la réalité. Mais c’est une faute de considérer la seule connaissance comme origine de
la réalité. Bachelard résolut ce problème plus tard.
Par contre, pour Socrate, « rien n’existe en soi et tout se produit par le fait
d’un entrecroisement de relation et tient du mouvement sa diversité, vu que, dit-il, on
ne peut d’autre part concevoir l’agent, non plus que le patient, attachés de façon
permanente à une réalité unique ; rien en effet n’est agent avant qu’il se soit
rencontré avec le patient, rien non plus n’est patient avant d’être avec l’agent, et ce
qui, en telle rencontre, est agent s’est inversement révélé patient en une autre
rencontre »367. L’agent et le patient ont donné naissance à la douceur et à une
sensation, du fait de leur double translation simultanée, et la sensation, qui vient au
patient, a rendu la langue sentant (sens ?).
La question qui perturbe l’esprit de Socrate, c’est de savoir si la connaissance
et la sensation sont une même chose ou des choses distinctes. Pour lui, toutes les
choses sont en mouvement. Ainsi, les hommes comme les animaux sont doués de
perceptions. Toutes les impressions entremises par le corps tendent vers l’âme. Mais
la connaissance n’est pas dans les impressions, mais bien dans les rapprochements
367
PLATON, Œuvre complet, 2e édition, Paris, la belles lettres, 1935, 105.
158
dont elles sont l’occasion pour la pensée. Il affirme la possibilité d’entrer en contact
avec l’être et la vérité.
Socrate questionne Théétète sur sa thèse selon laquelle « connaître c’est voir
et voir c’est connaître », c’est-à-dire que nous pouvons connaître quelque chose que
nous voyons. La volonté de Socrate était de comprendre la signification de ceci, donc
l’acte de voir, d’entendre, de respirer une odeur, d’avoir froid ou d’avoir chaud.
Qu’est-ce qui permettait tout ça ? La réponse de Théétète était claire : c’est le
« sentir »,
Dans l’idée de Socrate, ce type de connaissance ne permet pas d’entrer en
contact avec la vérité; pour lui, la connaissance c’est autre chose que la sensation.
Socrate va rechercher la connaissance dans l’âme et non dans la sensation : « Quelle
qu’elle soit, dont l’âme est désignée quand, à elle seule et par elle-même, elle
travaille à considérer la réalité des choses. »368 La conception de la connaissance de
Socrate est très différente de la manière de comprendre des épicuriens. Pour eux, la
sensation est possible. Et elle a comme principe le fait qu’une émanation d’atomes
d’une finesse et d’une vitesse impassables se détache des objets et pénètre en nous.
Pour Platon, si la connaissance est un rapport de la pensée à la réalité, il doit y
avoir des degrés de connaissance comme il y a des degrés de réalité. Platon montre
dans son livre La République (livre VII) qu’au plus bas degré de réalité correspond le
plus bas degré de connaissance. C’est au terme de la démarche dialectique que la
pensée pure parvient au plus haut degré de connaissance, de la nature immuable de la
chose, de son essence. L’âme doit s’affranchir de l’influence perturbatrice du corps
pour retrouver la vérité qu’elle connaît de toute éternité parce qu’elle est de même
nature qu’elle. « Toute connaissance au sens fort est donc pour elle une
réminiscence ».
La position d’Aristote est dictée par les termes du débat : il n’y a de science
que parce qu’il y a un univers ; selon lui, toute la science se base sur la réalité
368
PLOTON, Œuvre complet, op.cit., p. 153.
159
physique, sur le monde réel, mais c’est en prenant acte des données de l’expérience
sensible que l’intellect parvient à produire la connaissance par une démarche
d’abstraction. Les règles logiques sont l’instrument dont l’intellect se sert à cet effet.
Néanmoins, « la question de la connaissance reste entière, puisque le présupposé de
pouvoir atteindre le réel a seulement été déplacé d’un innéisme vers un
empirisme »369.
Dans ces lignes, Épicure affirme que l’Homme est doté d’une volonté qui est
causa sui et aussi, il bénéficie de sensations qui sont toujours vraies. Diogène Laërce
partageant l’idée d’Épicure, dit que la sensation est preuve de la raison et incapable
de mémoire. Il remarque encore que n’ayant pas de causalité interne, elle ne peut rien
ajouter ni retrancher. Diogène confirme l’image comme vraie et conforme à l’objet
au départ de celui-ci, et non à l’arrivée au sujet percevant.
La philosophie moderne semble à bien des égards reposer la question de la
connaissance. Pour John Locke (1632-1704), l’esprit est d’abord une table rase, et les
objets matériels causent en lui la présence de sensations qu’il compose en idées, qui
doivent être vérifiées empiriquement pour accéder au statut de connaissance :
« Toute connaissance part de l’expérience et s’achève en elle ».
Kant (1724-1804), qui se fait l’arbitre du débat entre dogmatisme et
scepticisme, conçoit que toute connaissance commence avec l’expérience, certes,
mais il ne s’ensuit pas qu’elle en dérive. Le fait même de pouvoir constituer une
expérience suppose, pour le sujet, qu’il ait à sa disposition un certain nombre de
catégories. Pour lui, la connaissance est produite par la synthèse des concepts et du
donné empirique au moyen des principes, dont fait partie la loi de la causalité.
« Toute notre connaissance s’amorce avec l’expérience, il n’en résulte pas autant
qu’elle dérive dans sa totalité de l’expérience. Car il pourrait bien se produire que
369
Dictionnaire des notions, op.cit., p. 231.
160
même notre connaissance de l’expérience soit un composé de ce que nous recevons
par des impressions et de ce que notre propre pouvoir de connaître »370.
Pour Nicolas Malebranche (1639-1715), la certitude de l’objet que nous
connaissons dépend de la distance avec laquelle nous voyons l’objet. Il pense que le
concept d’image que nous pouvons avoir dépend de la distance qui diminue l’image
que nous voyons. Il considère par ailleurs la sensation comme une espèce de
jugement : « On n’y voit pas qu’infinités partout, et non seulement nos sens et notre
imagination sont trop limités pour le comprendre, mais l’esprit même tout pour et
tout dégagé qu’il est de la matière, est trop grossier et trop faible, pour pénétrer le
plus petit des ouvrages de Dieu »371. Il utilise en fait la comparaison entre la douleur
et la tristesse, dans laquelle il comprend la douleur comme connaissance de l’esprit
associée à une opposition de la volonté. Toutes les sensations pour lui sont des
modifications de l’âme. Et toute modification a comme principe la pensée. « Toutes
les connaissances ne consistent que dans une vue claire des rapports que les choses
ont les unes avec les autres »372.
Au contraire, le philosophe allemand G. W. F. Hegel dans son livre
Propédeutique philosophique refuse l’idée comme étant la représentation ; pour lui
l’idée est l’objectivement vrai, « c’est-à-dire le concept adéquat, en qui la réalité
présente est déterminée par son concept immanent et en qui l’existence, en tant que
produit qui se produit lui-même, est liée à son but dans une unité extérieure. L’idée
est la réalité effective qui ne correspond point à une quelconque représentation »373.
Pour ce philosophe allemand, l’idée doit être considérée sous forme de l’aspect de
l’existence, parce qu’elle est effectivement réelle, et sa vérité est présente quand on
l’a considérée comme un concept existant. Dans sa compréhension, il y a trois
370
Emmanuel KANT, Critique de la raison pure, traduction d’ Alain Renault, Paris, 1997, p. 93.
Nicolas MALEBRANCHE, De la Recherche de la vérité, livre I-III. VRIN, Paris, 2006 : p. 160.
372
Nicolas MALEBRANCHE, De la Recherche de la vérité, op.cit., P. 428.
373
G.W.F. HEGEL, Propédeutique philosophique, traduit par Maurice de Gandillac, Paris, Minuit, 1963, p. 157.
371
161
espèces d'idées : 1° celle de la vie ; 2° celle de la connaissance et 3 celle de la science
ou de la vérité.374 Parmi ces trois idées, c’est la deuxième qui nous intéresse le plus.
Hegel dit que « la connaissance est la relation entre le concept et la réalité
effective. La pensée qui, en elle-même, n’est pleine que d’elle-même et qui, dans
cette mesure, est vide, se trouve pleine d’un contenu particulier ; lequel, à partir de
la réalité présente est élevé au niveau de représentation universelle »375.
Dans la même idée, Hegel propose deux dimensions de la connaissance :
connaissance analytique et connaissance synthétique. Pour la première, il part d’un
concept ou d’une détermination concrète, et ne fait que développer la variété des
déterminations simples, immédiates dans cette détermination. Pour ce qui est de la
connaissance synthétique selon ses arguments, elle « développe les déterminations
d’un tout, qui n’y sont pas immédiatement contenues ni ne découlent identiquement
les unes des autres, mais qui ont, l’une à l’égard de l’autre, une structure de diversité,
et elle montre la nécessité du rapport déterminé qui les lie les unes aux autres »376.
Russell (1872-1970), quant à lui, a tenté de définir l’objet: « si dans
l’obscurité je me heurte à un poteau, je suis convaincu de percevoir un objet et de ne
pas avoir seulement éprouvé une expérience centrée sur moi-même »377. Russell a en
fait un sens très limité de l’objet que le sujet pensant voit. Mais la réalité de l’objet
dépend non pas de notre vision, il est réel, en ce que le réel se perçoit comme une
totalité, comme un univers, comme le monde. L’Homme n’a pas la capacité de le
dominer mais simplement l’explorer.
Russell accepte non seulement l’existence de la différence entre l’espace
physique inféré à partir du toucher et celui inféré à partir de la vue, seul en ce qui
regarde les degrés de délicatesse. « En plus de la forme, il y a la localisation. Un
objet touché qui n’est pas vu peut se trouver au-dessous de ma tête, ou à mes pieds,
374
Cf. G.W.F. HEGEL, Propédeutique philosophique, op.cit., p. 158.
G.W.F. HEGEL, Propédeutique philosophique, ibid., p. 159.
376
G.W.F. HEGEL, Ibidem.
377
Paul FEYRABEND, Contre la méthode esquisse d‟une théorie anarchiste de la connaissance,4e édition,
Paris, Seuil, 1979, p. 131.
375
162
ou à toute altitude dans l’intervalle. Il peut se trouver à portée de main ou toucher
mon visage, ou dans quelqu’une des innombrables positions relatives à mon corps. À
tous ces égards, il y a une ressemblance entre mes sensations et les propriétés de
l’objet physique »378.
Les sensations causées par des objets extérieurs sont des évènements comme
tous les autres, et n’ont pas les caractéristiques que nous associons au mot
« connaissance ». Ce fait doit être mis en relation avec l’opinion du sens commun
selon laquelle il y a des occurrences, appelées « percevant », où nous nous rendons
compte de l’objet.
L’autre philosophe que nous pouvons citer dans ce discours sur la
connaissance est Dominique ; nous nous intéresserons à sa conception d’unité de
connaissance. Il montre « la fusion, l’union asymptotique et l’articulation » comme
trois modes possibles pour parler de la connaissance. Selon lui, le premier mode de
correspondance s’unit par fusion pure et simple. Ici, la connaissance se traduit en
langage de correspondance. Dans ce sens, l’unité pourrait être atteinte et réalisée
effectivement le jour où l’on aura construit ce genre de langage universel. Cependant,
on dit que l’unité des mathématiques se perçoit bien plus dans les traductions ou les
transferts qui font passer d’une théorie à une autre ou d’un modèle, d’une
axiomatique à un autre, que dans « la réalisation d’un cadre théorique unique et tout à
fait général ».
Le deuxième mode, l’union asymptotique, suppose que les connaissances des
domaines soient différentes d’une unité effective, mais pour nous, cette unité ne peut
jamais construire un corps pleinement unifié de la connaissance, comme il dit, ce
corps fait apparaître progressivement un réseau de relations qui construisent des
contenus des connaissances. Ici, l’unité n’est envisagée que dans le cadre d’un
« langage-horizon » parce qu’elle ne rend pas possible la constitution d’une théorie
capable d’englober tous les domaines de la connaissance.
378
Paul FEYRABEND, Contre la méthode esquisse d‟une théorie anarchiste de la connaissance, op.cit., p.
135.
163
Nous n’acceptons pas ce mode de pensée selon lequel l’unité de la
connaissance peut être élaborée lors de la construction d’un cadre d’une superthéorie avec un unique langage capable d’en englober tout autre. Dominique dit qu’il
n’existe pas de cadre englobant. « L’unité des connaissances ne se fait pas par le
plongement dans un cadre qui réduirait tous les acquis conceptuels et expérimentaux
à l’homogène, c’est-à-dire à un même univers linguistique »379.
Le troisième mode est celui de l’articulation. Il met en exergue la nécessité
d’une médiation pour la réalisation de l’unité. Les domaines de la connaissance
peuvent garder des différences spécifiques. Cependant, ils s’articulent les uns aux
autres par la médiation d’un champ conceptuel commun.
Pour Dominique, ce concept signifie une médiation, une communication
effective des disciplines sans que celles-ci puissent appartenir au même univers
linguistique. Il s’agit là d’une unité de connaissance, non comme la dissolution
effective ou asymptotique des connaissances régionales comme super-théorie ou
cadre homogène englobant mais comme la constitution des liens structuraux de plus
en plus intimes entre « des domaines qui conservent la spécificité de leurs contenus
conceptuels ».
379
Michel CAZEMAVE, De la Science à la philosophie y a-t-il une unité de la connaissance, 2005 p., 515.
164
II. LA CONNAISSANCE CHEZ BACHELARD
Notre méthode est toujours la même : voir de quoi les autres ont parlé sur les
différents sujets. Avant de parler de la connaissance chez Bachelard, nous avons eu
la curiosité d’examiner l'opinion des autres. Maintenant, après avoir remarqué
l’ancienneté du problème de la connaissance, nous pensons que tout est préparé pour
que nous menions une dissertation sur notre philosophe et sa philosophie
scientifique.
Dans cette partie, nous aborderons la théorie de la connaissance chez
Bachelard, et essayerons de la comprendre.. Notre point de départ ou notre
problématique dans cette sous-partie est de comprendre ce que signifie « connaître »
chez lui.
L’intérêt de Bachelard est d'étudier la connaissance dans sa tâche
d’affinement, de précision et de déterminer les conditions primitives de la pensée
cohérente. Son objectif est d’étudier le progrès de la connaissance. Si on posait à
Bachelard la question : « qu’est-ce que connaître? » Il répondrait catégoriquement
« connaître, c’est décrire pour retrouver »380.
Chez lui, la connaissance a un rôle d’assimilation et d’utilisation. Mais quand
on place la connaissance devant cette tâche, on aperçoit qu’elle implique, dans son
développement comme son objet, un conflit intime qu’elle ne peut jamais apaiser
totalement. Pourquoi ce conflit et pourquoi ne peut-il jamais être apaisé ? Parce que
« sa perfection est une limite centrale qui réunit deux conditions contraires : la
minutie et la clarté »381.
On prétendrait assigner à la connaissance réelle un sens unique. Pour la saisir
dans sa tâche vivante, il faut la placer au point où convergent l’esprit de finesse et
l’esprit géométrique. Pour Bachelard donc, la science se confond avec la
380
381
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 9.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
165
connaissance telle qu’on la transmet et la connaissance telle qu’on la crée. C'est-àdire qu’il pense qu’il existe une différence entre la connaissance qu’on transmet et la
connaissance qu’on crée. Nous pensons qu’on ne peut avoir de doute sur cette vérité.
Quand je prends une connaissance que quelqu’un m'a enseignée, la dimension de
profondeur est entièrement différente de celle de la connaissance que j’ai trouvée par
moi-même. C’est ici vraiment que se trouve le sens du savoir méthodologique de
Socrate. À partir de là, Bachelard admet la puissance et le courage. Il demande la
décision de chercher par nous-mêmes.
Notre philosophe de la philosophie de la connaissance scientifique est toujours
préoccupé par l’attitude de la science physique, qui se trouve dans le langage
mathématique. Elle se détache sans problème de sa base expérimentale pour se
penser toute seule. Cette manière de la physique de traduire l’expérience sous forme
d’expérience personnelle, a fait partie des préoccupations de notre philosophe.
Il nous est très difficile de comprendre les dires de Bachelard sur la solitude
de la science physique. Comment elle pense toute seule, par quels caractères une
connaissance humaine peut-elle penser toute seule ? Telles sont les questions qui
peuvent se poser.. Parce que cette solitude, peut-être, est utilisée à bon escient, dans
la mesure où les expériences physiciennes sont les conclusions que les
mathématiques nous suggèrent. Il comprend clairement que « l’expérience n’était
nullement analysée par ses caractères plus ou moins mathématiques, elle n’était que
symbolisée »382.
Nous sommes entièrement d’accord avec lui quand il dit: « la tâche de
description se révèle donc toujours imparfaite il faut tôt ou tard revenir au concret
puisque la première abstraction a déjà perdu le phénomène »383. Nous sommes
d’accord avec l’idée de la tâche de description comme imparfaite, nous en avons déjà
parlé ; parce que, selon nous, quand on décrit une réalité cela ne signifie pas qu’on
connaît le fond de cette chose ou de cette situation qu’on décrit. Dans cette manière
382
383
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 10-11.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 11.
166
de voir, chez nous, décrire consiste seulement à mentionner les caractères extérieurs
et non l’essence de la chose avec comme conséquence le relativisme.
Le concept de description est important dans la pensée de Bachelard et il est
important aussi d’en comprendre le pourquoi de l’existence. Sans nature, sans
homme, comment parler de description ? Il considère ce concept comme la fin de la
science. « Il faut en partir. Il faut y revenir ». Il a rejeté la description au rang d’une
méthode de pis-aller, qui ne se peut pas confondre entre la connaissance transmise
avec la connaissance créée. En tout cas, il n’explique pas les deux types de
connaissances.
Dans cette ligne de réflexion, la « description réclame une technique qui va
insensiblement nous ramener dans les voies traditionnelles du progrès scientifique.
Pourtant, chez lui, être utilisable une description devra s’ordonner autour de centres
d’intérêt qui, seuls pourront être resserrés dans une rapide sténographie »384. Sa
recommandation est qu’on doit se laisser conduire par une connaissance qui tendra à
se développer dans le sens de l’extension maximale qui rapprochera les qualités
semblables, les prétextes à des actions identiques. Mais nous aboutirons à une vue où
les conditions de généralité seront des conditions de clarté. « On imposera au réel
sinon des liens logiques, du moins des liens rationnels au sens de Cournot. Le donné
sera finalement saisi dans une théorie »385.
Les aspects d’auto-synthèse de la description selon Bachelard peuvent
s’accomplir à bien des points de vue. Elle peut être aidée par une intuition
privilégiée, une tendance, une impression. Il semble que tout soit bon pour
amalgamer les expériences d’ordres des plus divers386. Dans ce cadre d’articulation il
fait une distanciation entre le moi et le non-moi avec un contact épistémologique.
Avec cette affirmation, il annonce la pluralité aussi de décrire ; il n’existe donc pas
seulement la forme de décrire dans tous les champs du savoir humain.
384
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 11.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
386
Cfr. Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 12.
385
167
Nous pensons que chaque domaine du savoir humain a sa forme de décrire
son objet connaissant, son objet à connaître, comme l’exemple qu’il a donné sur
l’artiste qui connaît : pour ce dernier, on décrit pour sentir. Voilà une autre dimension
de décrire. Le sentiment n’est pas toujours visible, il est possible que quelqu’un sente
une chose qu'il ne peut pas voir ou toucher. Dans cette ligne, nous pensons que
Bachelard a bien explicité la pluralité de la description, on ne peut pas penser que la
description est possible seulement avec les choses visibles. C’est cela qu’il affirme
avec raison:« à aucun moment la connaissance ne reste sans système puisque la
réalité n’est effectivement donnée que dans la mesure où elle accepte les catégories a
priori de l’esprit. Dans cette hypothèse, on choisit les éléments de la description de
manière qu’elle se ferme sur elle-même. La méthode de repérage se transforme en
une méthode de construction, et la connaissance se présente à nous comme
nécessairement achevée »387. Comprendre la connaissance comme achevée est un
signe de faiblesse.
Comme nous l'avons déjà dit, pour un artiste, connaître, c’est décrire pour
sentir; dit-il, la connaissance reste dans un système, « la réalité n’est effectivement
donnée que dans la mesure où elle accepte les catégories a priori de l’esprit. »388
Avec la catégorie a priori de l’esprit, Bachelard montre qu’on ne connaît pas
seulement à partir de l’expérience mais aussi à partir de l’esprit.
Bachelard est un philosophe qui prophétise toujours une philosophie ouverte,
et aussi une connaissance ouverte. Il est contre tout domaine du savoir humain qui se
ferme sur lui-même. C'est à partir de ce point qu’il a critiqué le courant idéaliste. Il
ne voit dans ce courant aucune caractéristique d'ouverture ou de pluralité.
Dans la définition même de la connaissance, il parle sur l'organisation de
cadres, du moins tant qu’on n’a pas assuré dans le réel la racine des notions
abstraites. C’est dans cette compréhension que Bachelard va annoncer l’incapacité de
l’idéalisme de « suivre et d’expliquer l’allure continue et progressive de la
387
388
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p.12.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 12.
168
connaissance scientifique. Les systèmes auxquels il se confie ne peuvent évoluer en
une lente déformation […] la connaissance sera, dans l’idéalisme, toujours entière,
mais fermée à toute extension. Elle ne connaît de mobilité que celle des
cataclysmes »389.
Cette réaction face à l'idéalisme se justifie non seulement dans la perspective
de faire une philosophie ou une connaissance et plus tard, une connaissance
scientifique. Mais c’est parce que Bachelard est bien conscient que toute
connaissance est une production de l’Homme, et toute connaissance, qui est un
produit de l’Homme, est incertaine. Et comme il est clair sur le caractère incertain de
la connaissance humaine, il nous conseille de nous contenter d'une connaissance
« d’approximation ». Pourquoi une connaissance d’approximation? La réponse se
trouve même dans l’aide que notre acte de connaissance n’est un acte plein, cela veut
dire que nous tous sommes incapables de connaître l’essence d’un objet
connaissable. Il reste toujours une partie que notre esprit ou notre acte de connaître
ne touchera jamais.
La clarification qu’il donne est : « Les conditions du progrès épistémologique,
l’idéalisme se révèlent donc comme une hypothèse de travail inféconde et souvent
spécieuse. Au contraire, M. Meyerson en a fourni la preuve, la science postule
communément une réalité, dit-il, à notre point de vue, réalité présente dans sa
résistance à la connaissance. Nous prendrons donc comme postulat de
l’épistémologie l’inachèvement fondamental de la connaissance »390.
Telle est la raison pour laquelle nous avons parlé avant tout de la relation de
l’Homme et de la Nature. Parce que nous avons bien compris l’infinitude de la
connaissance humaine dans la Nature. Bachelard confirme notre propos : « la réalité
présente dans son inconnu inépuisable un caractère éminemment propre à susciter
une recherche sans fin »391.
389
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 13.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p.13.
391
Gaston BACHELARD, Ibidem
390
169
Selon lui, l’acte de connaissance n’est pas un acte plein. Voilà, c’est par ça
que Bergson avait parlé d’une connaissance incomplète. Bachelard a bien compris
cette multiplicité, cette non unicité, cette non uniformité d’acte de la connaissance.
S’il est joué avec aisance, c’est parce qu’il se développe sur un plan irréel. Et cette
irréalité, selon Bachelard, est la rançon de sa facilité. Il nous alerte en déclarant que
si l’on peut espérer déterminer et revivre les « données immédiates » de la
conscience, on ne voit pas comment restituer l’esprit immédiat. Il n’existe pas de
logique et il ne nous est pas permis d’en extrapoler les lois.
Nous pensons que c'est avec raison qu’il appelle l'attention à ne pas assigner à
la connaissance réelle un sens unique. Et ne peut non plus donner l’avantage à la
généralisation sur la vérification ; si quelqu’un fait ainsi, ce serait oublier le caractère
hypothétique d’une généralité qui ne peut trouver sa sanction dans sa commodité ou
sa clarté. L’intention de notre philosophe ici, pensons-nous, c’est de conserver le
caractère pluraliste ou d’ouverture de la connaissance.
Comme nous l'avons déjà dit, la tâche de décrire n’est pas pleine, l’acte de
connaissance non plus n’est pas un acte plein, et Bachelard le reconnaît-: «-l’acte de
connaissance n’est pas un acte plein. S’il est joué avec aisance c’est parce qu’il se
développe sur un plan irréel. Cette irréalité est la rançon de sa facilité »392.
C’est dans la même ligne qu’il avance l’idée suivante : « la connaissance est
par principe si manifestement inachevée que les conditions de son devenir sont en fin
de compte plus intéressantes que le tableau des éléments de son état ; autrement dit, à
toute connaissance doit s’adjoindre un problème, une perspective de recherches. La
connaissance est un désir alternatif d’identité et de diversité »393. Loin de dire qu’il
est d’accord avec Platon, Bachelard préfère dire que la connaissance dans son
courant, loin de son origine sensible, est intimement mêlée à la réflexion. C’est là
seulement que la connaissance prend tout son sens. Il conseille à tous d'être des
créateurs continus, et c'est dans cette créativité qu’on peut produire la connaissance.
392
393
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 13.
170
Il explique encore que «-la connaissance en mouvement est ainsi une manière
de création continue ; l’ancien explique le nouveau et l’assimile ; et vice versa, le
nouveau affermit l’ancien et le réorganise »394. Ici Bachelard est entièrement
continuiste. Et c’est dans cet esprit de continuité qu’il est d’accord avec M. Höffding
quand il dit que ‘comprendre quelque chose, n’est pas seulement le reconnaître, mais
le considérer comme la suite de quelque chose qu’on connaît déjà »395.
M. Höffding cité par Bachelard aborde sur la question du donné. Selon lui,
« le concept de donné immédiat est […] formé par la réflexion. S’il n’existait pas
autre chose que le donné immédiat aucune conception, quelle qu’elle soit, ne pourrait
être formée, par conséquent la conception du donné immédiat ne pourrait l’être. Elle
est formée justement en opposition avec la réflexion, et par la réflexion même quand
elle devient consciente de son activité et de ce qu’elle présuppose »396.
Nous pouvons voir ici le relativisme du concept d’immédiateté ; parce qu’en
notre mode d’entendre, ce qui est immédiat pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Dans
ce sens, le donné est relatif à la culture, il est nécessairement impliqué dans une
construction. Et c’est cette relativité aussi qu’on peut comprendre pourquoi
Bachelard dit que l’acte de connaissance n’est jamais un acte plein. Il a également
compris que notre connaissance est toujours incomplète. La connaissance de
l’Homme est toujours superficielle.
C’est dans la même ligne que le philosophe allemand Moritz Schlick a dit:
« Le mot connaissance semble aller de soi pour la plupart des
gens et qu’il ne leur vient absolument pas à l’esprit qu’une définition
précise pourrait en être nécessaire. Il y a, il est vrai, pas mal de concepts
si familiers à chacun et utilisés de telle manière qu’une définition
particulière en serait parfaitement superflue. Lorsque je dis : ‘je connais
quelque chose’, il peut en effet facilement sembler que cette expression
signifie quelque chose d’aussi familier à chacun que lorsque je dis :
‘j’entends ou je vois quelque chose’. Et cela est même tout à fait exact
dans de nombreux cas. Chacun sait à quoi pense le médecin, lorsqu’il
nous dit qu’il sait que certaines bactéries sont la cause d’une maladie, ou
394
Gaston BACHELARD, Le Pluralisme cohérent de la chimie moderne, op.cit., p. 15.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
396
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 15.
395
171
à quoi pense le chimiste, lorsqu’il affirme d’un gaz qu’il sait que c’est
de l’hélium, et personne n’éprouve le besoin d’une explication »397.
Nous aborderons plus tard, quand nous placerons Bachelard dans le contexte
africain, que « l’ancien explique le nouveau et l’assimile ; et vice versa, le nouveau
affermit l’ancien et le réorganise. Par principe, l’esprit qui connaît doit donc avoir un
passé. Le passé, l’antécédent est, le matériel d’explication »398. Nous pouvons dire
même que le passé est non seulement le matériel d’explication mais, surtout, le point
de départ pour toute connaissance. À partir du passé, il y a quelque chose de fondé
qu’on peut voir dans la pensée de Bachelard. C’est là, dans cette ligne qu’il parle de
rectification des concepts ; la nécessité d’inventer les concepts nouveaux, mais on
n’oublie pas que c’est à partir de quelque chose d'existant que nous qualifions une
autre chose d'ancienne ; nous ramènerons ce débat quand nous parlerons de la
continuité et de la non continuité.
Avec raison Bachelard déclare, et nous ne pouvons cesser d’insister nousmêmes sur cette nécessité de rectification des concepts en ce qui concerne le passé.
C’est cela que plus tard nous désignerons continuité discontinue et non discontinuité
continue comme le veut Bachelard. « La rectification nous apparaît ainsi non pas
comme un simple retour sur une expérience malheureuse qu’une attention plus forte
et plus avisée corrigerait, mais comme le principe fondamental qui soutient et dirige
la connaissance et qui la pousse sans cesse à de nouvelles conquêtes […] la
connaissance doit être maintenue autour de son centre. Elle ne peut se déformer que
peu à peu, sous l’impulsion d’une hostilité modérée »399.
Bachelard pose ce problème de rectification des concepts, mais que signifie
rectification des concepts ? Quels types de concepts doivent être rectifiés ? Ou quel
type de théorie, de conceptions, d'expériences doivent-être rectifiées ?
Dans l’acte de connaissance, les concepts sont importants. D’ailleurs il
n’existe aucune forme de connaissance sans les concepts, ils sont la base du système
397
Moritz SCHLICK, Théorie Générale de la Connaissance, op. cit., p. 43.
Moritz SCHLICK, Théorie Générale de la Connaissance, ibid., p.15.
399
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 16.
398
172
philosophique et du domaine scientifique. Voilà ce que nous dit Kant : « en dehors de
l’intuition, il n’y a pas d’autre manière de connaître que par concepts. Donc la
connaissance de tout entendement, pour le moins de l’entendement humain, est une
connaissance par concepts, non intuitive, mais discursive »400. C’est à ce niveau que
Bachelard insiste sur la rectification parce qu’il a compris l’importance des concepts
dans le contexte de production de connaissances. Il n’y a pas d’autre manière de
connaître que par concepts. Même quand on parle de description, on décrit le
concept, il y a toute la pertinence d’avoir cette nécessité de rectification. Celle-ci
n’accepte pas l’assimilation partielle, parce que cette dernière n’est pas toujours une
assimilation rigoureuse. « Elle n’a même des sens que si elle rectifie la substance
nerveuse pour la plier à recevoir de mieux en mieux les impressions du réel »401.
Aux dires de Bachelard, elle est toujours présente dans la connaissance
utilitaire et, dans son sens profond, la rectification épouse parfaitement l’allure de
cette assimilation. Rectifier quelque chose n’est pas un exercice facile. Pourquoi
rectifier est-il difficile ? Parce que tout le monde a peur de commencer. Parce que le
commencement a des exigences : il faut prendre conscience de laisser quelque chose
à quoi on croit pour accepter autre chose de nouveau. C’est pour cela que Bachelard
propose que la rectification doive faire face à tout l’avenir en infléchissant lentement
le passé. « Ainsi à la racine du concept il y a une vie souple capable de conserver,
apte à conquérir. La connaissance saisie dans son dynamisme inférieur implique déjà
une approximation en voie de perfectionnement »402.
Il distingue deux types de conceptualisation : la passive, laquelle ne comporte
évidemment pas de jugement, pas plus avant qu’après. L’active, celle qui réclame
une
prévision,
une
intention.
Elle
est
effectivement
considérée
comme
l’aboutissement d’un jugement. Dans cette conceptualisation, Bachelard va plus loin
quand il dit qu’elle nous paraît comme le terme d’une sorte de raisonnement
400
KANT(Emmanuel), Critique de la raison pure, traduction d’Alain Renault, Paris, diffusion 1987, p.
87.
401
402
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 18.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p.19.
173
composite. Cette conceptualisation active doit, en effet, partir d’une habitude, d’une
véritable hypothèse conceptuelle. De toute manière, dit Bachelard, si l’on considère
la connaissance dans le plein de son effort, on devra toujours considérer le concept
comme déployé sur un jugement synthétique en action.
Bachelard reconnaît que la connaissance minimum dont le concept peut être
l’objet doit distinguer les prédicats de l’acte qui les réunit. Cet acte peut être placé
sur le terrain métaphysique et le terrain psychologique : son développement dépend
d’un point de vue différent, « suivant les circonstances, suivant le but, suivant la
valeur intellectuelle de l’esprit qui s’y dépense ». En tout cas, il y a « un sens net, il
avance ». Même ainsi, il est clair de dire que quand on considère la connaissance
dans le plein de son effort, on devra aussi considérer le concept comme déployé sur
un jugement synthétique en action.
Boutroux cité par Bachelard déclare : « Pas plus que le concept, la proposition
ne peut être rigoureusement conforme à la formule A est A, A est A n’apprend rien.
Or une proposition doit toujours apprendre quelque chose ». À partir de cette ligne de
pensée Bachelard ajoute le suivant: « Le type de la proposition qui n’apprend rien est
la définition. Il en est évidemment ainsi de celle qui enregistre une convention. Elle
n’explique qu’un mot, elle ne fixe qu’un langage. Considérons la donc simplement
réaliste […]. Le concept, dès qu’on essaie, si l’on peut parler ainsi, de le représenter,
se trouve enveloppé d’une atmosphère qui en rend le contour imprécis ; aussi en
changeant d’ambiance, le concept change d’allure au moins dans sa traduction
intuitive»403. On ne peut formuler l’idée sans prendre le concept, c'est-à-dire que le
concept est la base de toute notre connaissance. On reconnaît que Bachelard a connu
quelques difficultés pour déterminer les caractères suffisants à la reconnaissance de
l’objet. Mais si la reconnaissance est considérée comme la pierre de touche qui
détermine la valeur du concept, il dit qu’on sera amené à considérer deux pôles pour
centraliser la finesse : « Les choses avec leurs différences plus ou moins visibles,
l’esprit avec son pouvoir discriminant, et finalement c’est ce dernier qui l’emportera.
403
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 23
174
C’est bien moins à la similitude des objets que nous devrons notre accord qu’à la
manière uniforme dont nous réagirons à leur occasion »404.
Dans cette ligne de pensée, la conceptualisation sera un effort d’objectivité,
elle se développera dans un sens inattendu, car pour l’épuration du concept ce n’est
pas un objet qui appelle ; ses exigences seraient toujours minimes, puisqu’un
caractère suffirait à la rigueur à le désigner, « mais c’est l’esprit qui projette des
schémas multiples, une géométrie, une méthode de construction et même une
méthode de rectification »405.
Dans la logique pure, le concept est un arrêt dans l’analyse, un véritable décret
par lequel on retient les caractères qu’on affirme suffisants pour reconnaître un objet.
La
conceptualisation
sera
sans
doute
un
effort
d’objectivité,
dit-il,
la
conceptualisation, dans la forme finale, est la recherche d’une fin. « Si l’on examine,
en effet, la conceptualisation au sommet du processus ternaire hamélinien
(comparaison, abstraction, généralisation) à l’instant où elle devient nouvelle, on y
saisit une véritable force téléologique. Le concept veut se généraliser. Pour cela il se
reconstruira dans des domaines multiples, allant jusqu’à rectifier le donné dans
quelques uns des ses aspects »406. Il considère donc la conceptualisation dans sa
forme finale comme la recherche d’une fin. Le concept dans un jugement qui se
diversifie. De ce fait, on ne peut pas présenter un concept dans son isolement, si
quelqu’un procède ainsi, il ne pense pas ; parce que la pensée ne commence qu’avec
le verbe, elle est contemporaine de la jonction des concepts. Mais cette union des
concepts qui résument des expériences antérieures ne produit pas la connaissance
nouvelle.
Chez Bachelard, l’acte de connaître doit être saisi dans son état naissant car
c’est là seulement qu’il a son sens réel. Sa prétention est l’unification de toute
fragmentation de la connaissance. Selon lui, on exige une intégration constante du
particulier non seulement dans le général, mais également dans l’universel. Cette
404
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 24.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
406
Gaston BACHELARD, Ibidem.
405
175
tendance de généralisation au sens cartésien, selon notre auteur, ne peut cependant
que collectionner des points de repère, elle ne saurait suppléer à la connaissance
inventive et hasardeuse qui doit conserver un élément de liberté et qui ne peut être
astreinte à systématiser toutes ses démarches.
Aux yeux de James, l’auteur cité par Bachelard, « les concepts forment un
système essentiellement discontinu, et transposent le processus de nos perceptions
sensibles qui est en flux, en une série de termes immobiles et pétrifiés »407. Bachelard
réplique que « non seulement les concepts forment un système, mais il suffit à leur
donner une solidarité qui est une manière de continuité; on dit se rendre compte que
les points qui servent de centres à la cristallisation conceptuelle ne sont pas fixes »408.
Il observe en fait la nécessité de ne pas faire une discontinuité totale des concepts
mais l'important est qu’on sache que les cristallisations conceptuelles ne sont pas
fixes. Il n’accepte pas la discontinuité dans le sens de James, c’est-à-dire « la
conception composée ». Pour lui, un « état de conscience où je reconnais un objet,
n’est pas la répétition de l’état de conscience où je le connus : c’est un état de
conscience nouveau. Parce qu’employer le concept, c’est précisément le faire
interférer avec une expérience nouvelle. Cela revient à dire que la conceptualisation
ne peut se poursuivre que par composition. L’analyse elle-même n’est possible que
par la coopération des concepts. Finalement la conceptualisation nous apparaît
toujours comme essentiellement inachevée »409.
Il est important de faire intervenir la compréhension que Bachelard partage en
ce qui concerne la méthode que l'on doit suivre. Sans doute est-il très convaincu
qu'une connaissance poussée doit utiliser la méthode d’approximation et, à travers
cette méthode, on pourra justement suivre le phénomène dans son individualité, c'està-dire au fond du phénomène et dans son mouvement propre. Cette procédure
permettra de transcender la généralité. Cette procédure nous montre la connaissance
407
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 26.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
409
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p.. 27
408
176
profonde que Bachelard a sur la réalité, sur la difficulté que les hommes ont de
parvenir à connaître la vérité.
Dans l’utilisation de cette méthode d’approximation, la répétition est vue par
notre philosophe comme un mouvement et comme la base de l’approximation. « Par
définition à un principe d’ordination, on se rend compte que l’on tient là une
méthode qui, dans son apparente modestie, peut substituer à l’ambitieuse intuition
d’emblée des grands philosophes, une intuition progressivement organisée, très apte
à prolonger les concepts »410. « Le côté d’une connaissance globale des qualités
séparées, nous croyons possible, au sein d’un genre, un classement qui nous autorise
à parler d’une connaissance approchée de la qualité »411.
Le concept de mesure qu’on introduit en mathématiques est considéré comme
un concept de base, et cette science est définie comme la « science de la quantité
discrète ou continue ». Selon notre
philosophe, cette définition classique a dû
cependant faire une place à la notion d’ordre, dans cette ligne de définition. « Il peut
comporter, comme la qualité discrète, la notion de groupe. La topologie qui se
contente de l’ordre apparaît comme plus générale que la géométrie classique qui
réclame la considération des grandeurs »412. Cette question de l’ordre, Henri Bergson
l’avait considérée comme un problème fondamental de la connaissance. Sa
préoccupation fut de savoir pourquoi il y a de l’ordre, et non pas du désordre, dans
les choses.
«La question n’a de sens que si l’on suppose que le désordre,
entendu comme une absence d’ordre, est possible ou imaginable. Or, il
n’y a de réel que l’ordre ; mais, comme l’ordre peut prendre deux
formes, et que la présence de l’une consiste, si l’on veut, dans l’absence
de l’autre, nous parlons de désordre toutes les fois que nous sommes
devant celui des deux ordres que nous ne cherchions pas […]. Le
problème de la connaissance est compliqué, et peut être rendu insoluble,
par l’idée que l’ordre comble un vide, et que sa présence effective est
superposée à son absence virtuelle »413.
410
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 29.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
412
Gaston BACHELARD, Essai Sur la Connaissance Approchée, ibid., p. 31.
413
Henri BERGSON, La Matière et mémoire sur la relation du corps à l‟esprit, op.cit., 274-275.
411
177
Quant à la notion d’ordre, elle est introduite dans la qualité. C’est le fait que
les nuances d’une qualité constituent une multiplicité et que le caractère premier
d’une multiplicité, c’est d’être susceptible d’une ordination. L’ordre serait alors une
manière de la «forme a priori de perception ».
«Nos perceptions n’ont pas assez de finesse ni assez de précision pour permettre
l’application indéfinie d’un déclassement par intercalation qualitative […] ; le
continu qualitatif, non plus que tout autre continu, ne sera jamais prouvé
expérimentalement, puisque les expériences sont au fond des états et que le
continu serait un mouvement, ici précisément un changement »414.
On conclut ensuite du grand au petit, du visible à l’invisible, on affirme dans
l’infiniment petit une hétérogénéité que l’on a distinguée dans le monde fini. Du
simple toucher de la pointe d’aiguille à la piqûre, il y a certainement discontinuité.
Les sensations si voisines, par leur cause matérielle, se présentent sous des aspects
entièrement différents.
Pour Bachelard, les sensations se présentent à nous dans leur ensemble
comme une multiplicité. Selon lui, cette multiplicité ne saurait être informe. Elle a,
en effet, pour caractère minimum au moins un ordre puisque l’ordre n’a pas de
contrat avec le concept d’intercalation. Entre le concept d’ordre et celui
d’intercalation, il existe une réciprocité.
Chez lui, le point important et délicat est de comprendre qu’une multiplicité
qualitative est, dans son simple aspect, une multiplicité à une dimension. Cette
longue citation démontre comment Bachelard examine les conditions de
comparabilité des divers états de qualité :
« Un groupe quelconque de deux déterminations qualitatives ne
peut évidemment poser qu’une différence. Si l’on fait abstraction de
toute idée quantitative, un couple de déterminations soutient exactement
la même relation qu’un autre couple de déterminations de même espèce.
Désignons par A et B les deux termes de ce couple. Dans une nouvelle
414
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 32.
178
expérience, un nouvel état C est posé, par exemple, comme
intermédiaire entre A et B. En effet, de toute manière, le troisième état
de la qualité examiné entraîne une intercalation. C’est A ou B ou C qui
est intercalaire. Mais pour s’exprimer ainsi, on est déjà victime du
schématisme géométrique. Inconsciemment, on projette les trois états
sur une droite et l’on oublie que la droite distingue elle-même un point :
le point à l’infini. On n’aurait pas le même inconvénient en projetant les
états sur le cercle. Et dans ces points on pourrait dire, sans préciser, que
le troisième état pose une intercalation. En résumé deux états de la
qualité impliquent une différence, trois états une intercalation. Et rien de
plus »415.
Bachelard montre aussi une pensée déductive différente de celle
d’Aristote, une déduction complètement nouvelle :
« En supposant en effet que C est entre A et B, si nous trouvons
que D est entre C et B, nous en concluons certes que D est aussi entre A
et B, ce qui est déjà un jugement déductif et non plus primitif
d’intercalation. Mais il y a une déduction supplémentaire. Dire que D est
entre A et B est insuffisant. D ne soutient pas le même rapport avec C
qu’avec A puisque C est, en ce qui concerne A et D, intercalaire, alors
que A ne l’est pas en ce qui concerne A et D; et cela même en échappant
au schématisme de la droite puisque cette fois spécifie un point
particulier et nous permet de reconnaître si D est extrême ou non pour
l’ordre A, C, D »416. C’est ainsi qu’il explique la nouvelle déduction.
Dans la qualité, il y a un élément qui est assez bien schématisé par la distance,
c’est le contraste. Bachelard explique que dès qu’on pose deux points dans l’espace,
on pose leur intervalle, puisqu’il n’y aurait pas de dualité s’il n’y avait pas
d’intervalle. De même, dès qu’on pose deux éléments qualificatifs, on pose leur
contraste. On peut dire que dans les deux domaines, l’intervalle et le contraste sont
les conditions « sine qua non de la dualité ». Mais ils vont l’un et l’autre encore voir
surgir un tel caractère. Selon Bachelard, nous n’avions égard qu’à un discontinu qui
traduisait nos actes nécessairement séparés. Mais pour notre philosophe, ce
discontinu, « sous peine de tomber dans la confusion et de s’écarter des conditions de
la connaissance discursive doit se distribuer sur un continu qui se manifeste en
géométrie par l’intervalle, dans la qualité par le contraste »417. La connaissance dans
ce sens est un acte ; elle ne peut être autre chose qu’un acte. C’est dans cette
415
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 36.
Gaston, BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit, p. 37.
417
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 39.
416
179
conception que Bachelard classifie la connaissance exacte comme une réalité ;
puisqu’une coïncidence entre pensée et réalité est un véritable monstre
épistémologique.
Le fait de regrouper des concepts est important, selon notre auteur, pour
ordonner la pensée. Quand l’ordre s’est constitué entre des pensées discontinues ou
des expériences séparées, l’ensemble prend indépendamment de ses parties un sens et
une valeur. Bachelard dit que l’ordre qui est introduit dans les degrés successifs
d’une connaissance est un élément positif qui mérite un examen particulier. Pour la
notion de mesure, il la considère comme suffisante à symboliser la description. Pour
lui, la description se présente comme une définition provisoire qui fixe l’objet
d’étude et qui éclaire le passage graduel de la connaissance vulgaire à la
connaissance scientifique. On connaît donc mieux avec mesure ; on connaît mieux
parce qu’on connaît autrement. Dans sa théorie de la connaissance, il trouve
également la notion d’espace. Ce concept, selon lui, est la base de la géométrie, une
véritable connaissance qualitative de l’étendue ; il y a une étendue Ŕ qualité
antécédente à l’étendue - quantité.
Dans la réflexion de James, Bachelard trouve le concept de « voluminosité »,
concept utilisé par James pour signifier une qualité commune à toutes les sensations.
De cette qualité commune, il extrait la sensation primitive d’espace. L’espace, selon
Bachelard, est ainsi donné, par masse, et ce n’est que par une analyse tardive que la
mesure substitue le volume à la voluminosité dans la sensation d’étendue dépouillée
de ses caractères secondaires. « L’espace qualité qui reste d’ailleurs l’objet d’une
géométrie du sens commun qui juge par inégalités ou par conséquent, comme une
qualité »418. Nous pouvons dire encore que l’espace est déterminé par l’objet, ou par
la masse de quelque corps ; sans ce corps, l’espace n’existe pas. Le concept de
mesure défendu par Bachelard prend donc tout son sens.
Toute la démarche de parler de la qualité, de la quantité, et de l'ordre de
mesure, n’a qu’un seul objectif : trouver une méthode féconde d’approximation
418
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 51.
180
quantitative pour justifier sa théorie de la connaissance approchée, la véritable nature
de la connaissance.
Dans cette ligne, avant, nous disions que connaître équivalait à décrire ; la
dichotomie dans ce cadre est considérée comme une méthode. En effet, la mesure est
elle-même descriptive et s’adapte naturellement aux recoupements. L’ordre aussi a la
capacité de décrire : «il peut décrire avec détail, il peut sans cesse réintroduire le
différent au sein du semblable ».
C’est sur ce même principe que l’on trouve l’idée de l’approximation. « C’est
une pure impossibilité de tomber, même par hasard, sur la connaissance exacte d’une
réalité, puisqu’une coïncidence entre pensée et réalité est un véritable monstre
épistémologique, il faut toujours que l’esprit se mobilise pour refléter les diverses
multiplicités qui qualifient le phénomène étudié en couvrant les abords »419.
Sans doute l’esprit doit-il être toujours conscient qu’il y a une limite en
relation au développement «qualitatif» et «quantitatif» du phénomène. Et la
philosophie de l’approximation existe ici quand on incorpore le jugement de négation
au jugement d’affirmation sur le réel. Il existe beaucoup de limitations dans le champ
de notre connaissance parce que, selon nous, nous n’avons pas la capacité de
connaître toute la réalité du réel. Le phénomène reste toujours étranger face à la
conscience humaine. On comprend ainsi que même la description de l’objet d’étude
dont Bachelard parle est aussi toujours provisoire et éclaire le passage graduel « de la
connaissance vulgaire à la connaissance scientifique ».
Voilà l’affirmation de Bachelard sur l’esprit de philosophie appliquée à
rechercher des bases de la connaissance, qui est encline à unifier les moyens de
connaître. Il déclare qu'il n'y a aucun doute sur le fait qu'un discours sur la méthode
peut à jamais déterminer les règles de prudence à observer pour éviter l’erreur. Il voit
dans cette ligne que les conditions de fécondité spirituelle sont plus cachées et en
outre, qu’elles se modifient avec l’aspect scientifique. Le programme de recherches
419
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 43.
181
est évidemment fonction de ce qui est déjà découvert. Le connaître doit donc évoluer
en accord avec le connu420.
Dans la recherche, nous devons choisir la bonne méthode. L’application d’une
méthode bonne est toujours féconde au début. On doit également comprendre que la
méthode n’est pas définitive : il est toujours bien d’inventer une méthode nouvelle
sans paralyser l’esprit d’initiative. C'est-à-dire que dans notre recherche, nous ne
devons pas fixer de forme définitive à la méthodologie de la recherche. Chaque
recherche de la connaissance doit avoir sa méthode pour donner son efficacité propre
à la recherche, parce que c’est elle qui fixe l’ordre de « généralité des notions ».
Bachelard dit que revivre le rythme de l’invention, la conquête de la précision, c’est
placer la connaissance dans son vrai courant421.
En donnant une référence sur des observations simultanées et nombreuses, il
remarque : « ainsi le rôle de chacun existe et présente son utilité, puisque tout
observateur peut concourir à établir nettement un des échelons, celui auquel
correspond ses moyens, et que la connaissance précise de tous les échelons pourra
seule donner confiance dans les détails délicats mentionnés par de gros instruments.
Ce problème est exactement dans l’axe de notre sujet »422.
Lord Kelvin cité par Bachelard n’accepte pas que nous puissions élaborer une
théorie de la connaissance à partir d’une simple réflexion. Pour lui, la théorie doit
être élaborée à partir de la conception des choses possibles et à partir de là, on peut
fabriquer une structure. Alors, même ainsi, dans la vision de Bachelard, il restera
toujours à classer le phénomène pris dans son apparence. Quelque type de méthode
qu’on utilise, on n’arrivera pas à connaître le phénomène dans son originalité, c'est-àdire au fond même de son existence. Nous sommes d’accord qu’on ne peut réduire la
diffusion et la réflexion lumineuse au mouvement, parce qu'il n’indiquera pas « si la
réflexion est une diffusion favorable ou si la diffusion est une réflexion généralisée ».
Quand on procède au premier aspect, c’est « la simplicité originelle ». Mais existe-t420
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p.61.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 6.
422
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 63.
421
182
il une simplicité originelle ? Nous pensons que non ; il n’existe donc pas de
« simplicité en soi ». Comme l'a dit Wil Bois cité par Bachelard, « il n’y a pas de
simplicité absolue; toute simplicité est relative à notre usage »423.
Cette relativité de la simplicité peut être importante dans la science et ne pas
être définitive, puisqu’elle est liée à son époque. Dans la formulation de Bachelard,
elle est affective d’un caractère subjectif :« l’ordre de simplicité dépend moins de la
science objective que de la science réalisée dans l’esprit du savant. Il semble même
que les conditions purement pédagogiques laissent des traces dans la science active et
que le savant, qui est aussi professeur, préfère augmenter son savoir par rectification
d’une expérience schématique qu’on ne fait plus, plutôt que se placer sans
hypothèses devant l’expérience raffinée »424.
Le contexte dans lequel nous prenons la simplicité est clairement comme une
sorte d’évidence complètement subjective, et c’est dans cette ligne que Bachelard
considère « le seul argument intellectuel de la croyance ». Chez Wilbois, par
exemple, c’est à partir de la simplicité qu’on parvient à trouver la spontanéité de
l’esprit. Bachelard pense qu’elle n’est pas un état des choses mais « un véritable état
d’âme », et qu’« on ne croit pas parce que c’est simple ; c’est simple parce que l’on
croit que la croyance est un arrêt de la dialectique naturelle de l’esprit, un évincement
en bloc de l’erreur possible et même de l’erreur réelle. Finalement, la complication
extensive de la croyance ne nuit pas à la simple compréhension originelle de ses
fragments »425.
« Chaque terme est simple, c’est vrai : leur infinité ne l’est pas » affirme
Wilbois, cité par Bachelard. C’est à partir de cette affirmation que le philosophe
français légitime qu’« un fait philosophique est général » et va réduire à un point de
vue du connaître et comme relative au sein de la connaissance. Pour cette raison, « le
phénomène ne peut être isolé, unique, fermé sur soi-même, il n’est pas simple. Le
système des faits non plus, puisque la systématisation ne fait qu’ajouter un problème
423
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p.100
Gaston, BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 100
425
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p.101.
424
183
supplémentaire. Finalement, la simplicité n’est que la facilité d’un langage bien
réglé, elle n’a aucune racine dans le réel »426.
Nous ne devons pas compliquer la formule quand nous l'appliquons à la
réalité. La formule évidente est empirique, elle est un résumé fidèle, c’est en elle
qu'existe la qualité descriptive qu’on veut pour la connaissance du réel. Même avec
cette qualité descriptive, elle n’est pas complète. Elle ne nous donne pas la clarté
interne qui nous permet de retrouver, dans notre savoir, « des faits généraux
véritables guides d’esprit ». En même temps, Bachelard dit qu’accepter des
coefficients empiriques dans l’expression d’une loi, c’est renoncer à intégrer, dans
cette perspective, cette loi dans un corps de doctrine.
Du même point de vue, Bachelard observe également :
« La loi ainsi rectifiée traduit mieux l’expérience, mais la facilité
de cette traduction ne dit pas de se détourner d’une analyse rationnelle.
Quand la dérogation de l’expérience et de la loi rationnelle est nette, les
variables qui la marquent sont apparentes et finissent par s’imposer.
L’échelle de cette dérogation étant au contraire petite, on se borne à la
spécifier par un coefficient […]. La connaissance pragmatique et
numérique trouve à ce procédé entière satisfaction, la connaissance
rationnelle rencontre là un obstacle à la généralisation, à l’harmonie
totale qui est le signe de la pensée systématique »427.
Nous nous retrouvons ainsi face à deux visions : une vision de la connaissance
empirique ou pragmatique et une vision de la connaissance rationnelle.. Ce problème
a toujours été compliqué au cours de l’histoire de la philosophie. Il est difficile
d'argumenter, il est difficile de choisir. Mais notre épistémologue a aussi mis le doigt
sur ce problème. Il avance avec une solution que nous prenons comme nôtre parce
que sa manière de le résoudre est la meilleure. Pour lui, les deux mondes du savoir
humain séparés s’appliquent parfaitement l’un à l’autre. Chaque domaine a la
capacité de penser une proposition dans le cadre du savoir. Il est évident qu'ici, la
dualité est certaine ; c’est cette dualité que Bachelard va toujours défendre jusqu’au
point de dire : « cette dualité, bien des explications s’offriront pour la réduire. C’est
426
427
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 102.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 102
184
le linéaire expérimental qui enseigne la proposition, dira le réaliste. C’est la
proposition qui s’applique comme une catégorie provisoire sur le phénomène, dira
l’idéaliste »428.
A nos explications doit se rattacher la description d’un phénomène inconnu à
nos actions usuelles, car c’est dans le phénomène que l'on trouve sa connaissance.
C’est pour cela que notre connaissance est toujours incomplète : parce qu’on n’a pas
la capacité d'aller au fond du phénomène. Toute notre connaissance est une
connaissance partielle. C’est dans cette optique qu’il dit que « la connaissance est
toujours en effet une référence à un domaine antécédent, à un corps d’éléments dont
on admet la rationalité et par rapport auquel on mesure la légère aberration des
faits »429.
Dans son livre L‟intuition de l‟instant, en réaction aux idéalismes qui prennent
pour champ d’expérience notre propre esprit dans son effort de connaissance,
Bachelard a affirmé que « la connaissance est par excellence une œuvre temporelle
[…] l’esprit, dans son œuvre de connaissance, se présente comme une file d’instants
nettement séparés »430. S’opposant à Gourd qui a la prétention de maintenir la
connaissance immédiate et statique, sa réaction est que la connaissance naît
seulement avec la multiplicité et la combinaison des sensations et des souvenirs. Son
intention ici est toujours la même, une connaissance ouverte.
M. Höffding avait observé la « sécurité immédiate et spontanée avec laquelle
l’esprit se repose dans l’intuition de la sensation et de la mémoire avec la certitude
qui seule est l’œuvre de la réflexion ». La certitude est vue par Bachelard comme
conquise sur le doute préalable. Elle suit une erreur rectifiée. Avant l’erreur, une
intuition heureuse n’est pas une intuition claire; ou pour le moins, une intuition claire
n’est pas une intuition distincte. Une intuition claire et distincte ne saurait trouver
d’elle-même sa juste place dans la totalité du savoir.
428
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., 106.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 243
430
Gaston, BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 19
429
185
L’erreur est un des temps de la dialectique qu’il faut nécessairement traverser.
Elle suscite des enquêtes plus précises, elle est l’élément moteur de la connaissance.
« Ce n’est que lorsque la sécurité immédiate est rompue par la contraction, par le
besoin d’une certitude plus précise, produite par de nouvelles observations, que la
réflexion commence son travail pour apporter de nouvelles conceptions de totalité ;
c’est-à-dire une véritable intégration à l’esprit »431.
Pour Bachelard, le mouvement qui lie le plus sûrement des connaissances
pour en faire un tout est donc, à tous les niveaux, le mouvement de rectification.
C’est le seul qui peut maintenir dans ses grandes lignes la totalité comme nous
l’avons déjà expliqué. Pour lui, chaque acte de connaissance est toujours
accompagné d’une mesure tacite, d’une ordination au sein de chaque qualité, bref,
d’un jugement épistémologique de valeur qui fixe le continu où peut varier la
détermination, tout en restant sûrement à l’abri de l’erreur. Ainsi, la réalité et la
connaissance sont liées dans leur oscillation même en une réciprocité dynamique. Le
progrès de la connaissance détaillée semble par ailleurs aller de l’objectif au
personnel, tandis que le propre de la connaissance systématique va du personnel à
l’objectif ; et pour restituer une objectivité solide, il faudrait rompre l’égalité
implicite qu’on suppose entre l’objectif et le général.
Bachelard comprend la connaissance comme un substitut ou comme une
représentation virtuelle. Il peut entrer à vif dans le donné. Chez lui, nous ne sommes
pas plus faits pour les tâches lilliputiennes que pour les travaux de géant. « La vérité
de notre connaissance du réel est toujours nos muscles ; la généralisation est le
schème de notre volonté qui construit avec nos propres gestes »432. Il glorifie le réel,
il a compris que sans le réel, il sera impossible de produire quelque type de
connaissance concernant la connaissance scientifique. C’est dans cette ligne de
pensée qu’il affirme : « la connaissance du réel est une lumière qui projette toujours
quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. Les révélations du
431
432
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 245
Gaston, BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 257
186
réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais ‘ce qu’on pourrait croire’ mais il
est toujours ce qu’on aurait dû penser »433.
433
Gaston, BACHELARD, Épistémologie, ibid., p. 158.
187
III.
Selon
CONNAISSANCE COMMUNE ET CONNAISSANCE
SCIENTIFIQUE : CONTINUITÉ OU DISCONTINUITÉ ?
Bachelard,
les
sciences
physiques
et
chimiques
dans
leur
développement contemporain sont caractérisées comme des domaines de pensée qui
rompent avec la connaissance vulgaire. Pour Bachelard, la science physique est
exemplaire. Elle est suivie par les autres sciences dans la mesure où elle est capable
de rompre avec la connaissance vulgaire. On observe que c’est à partir de cette
rupture qu’il parle de discontinuité
épistémologique, et c’est à partir de là que les
philosophes doivent produire les nouveaux caractères d’une science nouvelle.
On comprend très vite que la discontinuité est une rupture. Bachelard, en
comparant les différentes périodes, dit que les trois premières correspondent à
l’Antiquité, au Moyen-Age et aux temps modernes. La quatrième époque correspond
en fait à l’époque contemporaine, et c’est au cours de celle-ci que l’on observe la
séparation entre « connaissance commune » et « connaissance scientifique ».
L’époque contemporaine consomme précisément la rupture entre connaissance
commune et technique scientifique entre expérience commune et technique
scientifique434.
Dans L‟institution de l‟instant, Bachelard constate deux types de philosophies
: une philosophie de la durée développée par Henri Bergson et celle de l’instant
développée par M. Roupnel. Bachelard comprend que la philosophie bergsonienne
« réunit indissolublement le passé et l’avenir », mais Bachelard n’adhère pas à la
conception de cette unité, entre passé et avenir. Selon lui, si l’on suit la même idée
que Bergson, cela signifie que « les mots avant et après n’ont guère qu’un sens de
repère » ou bien signifie qu’il existe une évolution continue entre le passé et
l’avenir ; « il faut le moins, à côté de la durée, concéder une réalité décisive à
l’instant ». Pour légitimer sa réfutation envers l’idée d’Henri Bergson, il prend même
appui sur l’affirmation de M. Roupnel : « l’idée que nous avons du présent est d’une
plénitude et d’une évidence positive singulières. Nous y siégeons avec notre
434
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, op.cit., p. 102.
188
personnalité complète, c’est là seulement, par lui et en lui, que nous sensation
d’existence. Et il y a identité absolue entre le sentiment du présent et le sentiment de
la vie. Bachelard ajoute qu’il faudra, par conséquent, le passé par le présent, loin de
s’efforcer sans cesse d’expliquer le présent par le passé »435. Cette forme de réflexion
révèle clairement l’idée de continuité.
Bachelard considère donc la durée comme une sensation, elle est « faite
d’instants sans durée ». Soutenant Roupnel, il avance : « nos actes d’attention sont
des épisodes sensationnels extraits de cette continuité appelée durée […] rien ne nous
autorise à affirmer la durée. Tout en nous en contredit le sens et en ruine la logique.
Et d’ailleurs, notre instinct est mieux renseigné là-dessus que notre raison. Le
sentiment que nous avons du passé est celui d’une négation et d’une destruction. Le
crédit que notre esprit accorde à une prétendue durée qui ne serait plus et il ne serait
plus, est un crédit sans provision »436.
L’action et l’acte sont deux philosophies que Bachelard distingue bien :
l’action est prophétisée par Henri Bergson et l’acte par Roupnel. Dans la philosophie
bergsonienne, l’action est toujours un événement continu qui se situe entre « décision
et but » ; au contraire, dans la philosophie de Roupnel, « un acte est avant tout une
décision instantanée, et c’est cette décision qui a toute la charge de l’originalité »437.
De ces deux philosophies, on conclut que c’est l’action qui suit l’acte. Bachelard
observe que « la vie ne peut pas être comprise dans une contemplation passive. La
comprendre, c’est plus que la vivre, c’est vraiment la propulser. Elle ne coule pas le
long d’une pente, dans l’axe d’un temps, mais c’est toujours dans un instant qu’elle
trouve sa réalité première »438. Dans les actes, il y a une discontinuité où Bachelard
voit dans l’évolution vraiment créatrice une loi générale. C’est un accident considéré
pour lui comme racine de « toute tentative d’évolution ».
435
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟Instant, Paris, Éditions Stock, 1993, p. 18.
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟Instant, op.cit., p. 21.
437
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟Instant, Ibid., p. 22.
438
Gaston BACHELARD, Ibidem.
436
189
Ce qu’avance Bachelard, c’est que dans la philosophie bergsonienne, la durée
est considérée comme la vraie réalité du temps, et l’instant est vu comme une
abstraction sans réalité. Il a présenté celle-ci comme une « droite noire ». Dans la
philosophie de M. Roupnel, l’instant est reçu comme « la vraie réalité du temps ».
Dans ce cadre, la durée apparaît comme une « construction sans aucune réalité
absolue » que Bachelard désigne comme une « droite blanche ». Son opinion, c’est
que la durée est une richesse profonde et immédiate de l’être. « Il faut prendre l’être
comme une synthèse appuyée à la fois sur l’espace et le temps. Il est au point de
concours du lieu et du présent. Hic et nunc; non pas ici et demain, non pas là-bas et
aujourd’hui »439. De plus, « il faut du nouveau pour que le passé intervienne, il faut
du nouveau pour que la conscience s’affirme et que la vie progresse. Or, dans son
principe, la nouveauté est évidement toujours instantanée »440.
Bachelard n’accepte pas la mesure du temps en divisions, en parties aliquotes,
parce que pour lui le temps « n’est rien s’il ne s’y passe rien que l’éternité avant la
création. Cas n’a pas de sens, le néant ne se mesure pas, il ne saurait avoir une
grandeur »441.
Quand on y est bien attentif, on voit la fécondité de la critique bachelardienne
sur le concept de mesure dans la durée. « Vous croyez donc à la durée. Vous ne
pouvez parler sans employer tous les adverbes, tous les mots qui évoquent ce qui
dure, ce qui passe, ce qu’on attend ; vous êtes forcé, dans votre discussion même, de
dire : longtemps, pendant, durant. La durée est dans la grammaire, dans la
morphologie aussi bien que dans la syntaxe »442. Autrement dit, on peut peut-être
croire à cette vérité relative que les hommes croyaient en la continuité du temps ou la
durée du temps. Nous pourrions même aller jusqu’à dire que le temps en tant que tel
n’existe pas. Bachelard affirme même que le temps dont on parle en grammaire,
morphologie et syntaxe a été créé par les hommes pour leur bénéfice.
439
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟instant, ibid.., p. 31.
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟Instant, op.cit., p. 37.
441
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟Instant, ibid., p. 39.
442
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟Instant, Ibid., p. 39-40.
440
190
Dans la vie, Bachelard voit une richesse d’instants et c’est dans l’infinitude de
ces instants que se trouvent les « impressions de continuité intime ». On ne doit pas
refuser les instants du temps, il faudrait les vivre parce que « c’est dans cette totalité
qu’on obtiendrait le véritable déploiement du temps discontinu, et c’est dans la
monotonie de la répétition qu’on retrouverait l’impression de la durée vide et par
conséquent pure »443.
La vision bachelardienne nous demande de comprendre la durée comme des
faits et comme des illusions. Il reconnaît aussi que nos illusions ne sont pas pures à
cause de la méditation (ou l’introspection) que nous faisons sur nos erreurs pour
tenter de nous rapprocher de la vérité.
Dans la perspective de M. Roupnel, Bachelard dit que dans l’essence de l’être,
le passé et l’avenir ne le touchent pas. « Le Temps c’est l’instant et c’est l’instant
présent qui a toute la charge temporelle. Le passé est aussi vide que l’avenir.
L’avenir est aussi mort que le passé. L’instant ne tient pas une durée en son sein ; il
ne pousse pas une force dans un sens ou dans un autre »444. Cette idée de Bachelard
de comprendre le passé comme vide est très importante pour soutenir son idée de
discontinuité. Pour notre part, nous considérons le passé et l’avenir ensemble comme
rien, nous n’y croyons pas. Quel courage y avait-il de considérer le passé comme
vide ; comment a-t-il pu considérer l’avenir comme mort ? Peut-être parle-t-il de la
mort comme de l’avenir car il considère celui-ci comme une chose qui n’existe pas
encore. Dans ce cas, nous pouvons aller dans son sens, mais nous ne pouvons pour
autant pas parler de mort pour quelque chose qui n’a même pas eu le temps
d’exister !
Même si nous l’avons déjà expliqué, nous allons insister sur le fait que le
passé ne doit pas être considéré comme mort. Bachelard est d’accord avec l’idée
défendue par Roupnel qui dit : « le présent ne passe pas car on ne quitte un instant
que pour en retrouver un autre. La conscience est conscience de l’instant et la
443
444
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟Instant, op.cit., p. 46.
Gaston BACHELARD, l‟Intuition de l‟instant, op.cit., p. 48.
191
conscience de l’instant est conscience […] une fois qu’elle est prise dans une
méditation solitaire, la conscience a l’immobilité de l’instant isolé »445. Nous
admettons cette réflexion, et dans ce contexte, nous sommes d’accord que le temps
d’hier ne sera plus jamais celui d’aujourd’hui ni de demain, ou que le lundi pourra
avoir toute sa singularité, mais jamais comme celle du mardi. Dans ce sens, nous
pouvons dire vraiment que « le présent ne passe pas ». Mais quand on considère ce
passé, ce présent ou bien cet avenir par rapport aux idées, aux faits ou bien aux
événements, nous considérons que l’articulation change automatiquement. Les idées
ou les évènements du passé ne meurent jamais, c’est au contraire un point de départ.
Il peut changer de style, changer de formes, les articuler, et c’est à partir d’eux que le
nouveau se construit.
C’est vraiment dans ce sens qu’on parle d’un présent qui « a une durée ». Ce
»présent qui dure est fait de multiples instants qui, à un point de vue particulier, sont
assurés d’une parfaite monotonie »446. Dans la même ligne, on comprendra que
quand Bachelard parle de l’avenir, il n’en parle pas par rapport aux idées et aux faits
contenus, mais comme une piste de temps.
Dans ce sens, Bachelard a tout le droit de considérer l’avenir comme étant
vide, comme n’étant rien ou comme étant mort. Parce que c’est une réalité : nous ne
savons pas ce qu’il en sera. « Nous tendons de toutes nos forces vers l’avenir
immédiat, c’est cette tension qui fait notre durée actuelle »447. Il s’accorde avec l’idée
de Guyau : « il faut désirer, il faut vouloir, il faut étendre la main et marcher pour
créer l’avenir. L’avenir n’est pas ce qui vient vers nous, mais ce vers quoi nous
allons. Les sens et la portée de l’avenir sont inscrits dans le présent même »448.
Bachelard souhaite une philosophie de nouvelles techniques, une philosophie
qui permette les expérimentations, car pour lui, le seul fait du caractère indirect des
déterminations du réel scientifique nous place dans un règne épistémologique
445
Gaston BACHELARD, L‟Intuition de l‟instant, Ibid., p. 49.
Gaston Bachelard, L‟Intuition de l‟instant, op.cit., p. 50.
447
Gaston BACHELARD, Ibidem.
448
Gaston Bachelard, L‟Intuition de l‟instant, op.cit., p. 51.
446
192
nouveau. Cette philosophie de nouvelles techniques, selon notre point de vue, doit
aussi inculquer comment rompre avec la connaissance commune. Pour nous, ce n’est
pas la meilleure méthode, car la connaissance vulgaire doit servir de point de départ
pour la production de nouvelles connaissances.
Dans cette tendance, Bachelard accuse le spectroscope de masse qui est fondé
sur l’action des champs électriques et magnétiques. La science de Lavoisier est
victime de l'épistémologie, notre philosophe français critique cette science. Il
constate qu’elle se fonde dans le positivisme de la balance, afin de ne pas rompre
avec les aspects immédiats de l’expérience quotidienne. Mais pour Bachelard, les
phénomènes électriques des atomes sont cachés. Il faut les instrumenter dans un
appareillage qui n’a pas de signification directe dans la vie commune. Il observe
encore que dans la chimie lévisienne, on pèse le chlorure de cuisine. « Les conditions
de précision scientifique, dans la chimie positive ne font qu’accentuer les conditions
de précision commerciale. D’une précision à l’autre, on ne change pas la pensée de la
mesure […] ; en ce qui concerne le spectroscope de masse, nous sommes en pleine
épistémologie discursive »449.
L’intérêt de notre épistémologue est de séparer la connaissance commune et la
connaissance scientifique. Cette séparation doit être comprise comme la « primauté
de la réflexion » sur ceux que nous percevons sur la perception. Les trajectoires qui
permettent de séparer les isotopes dans le spectroscope de masse n’existent pas dans
la nature; il faut les produire techniquement, dit-il. Elles constituent des théorèmes
réifiés.
Le problème que Bachelard pose, et que nous posons aussi, c’est de savoir
comment peut se faire cette rupture et comment accéder au quatrième état si déjà on
ne réalise pas bien l’importance du troisième, dans le sens même de l’état positif.
Pourtant, la condition pour réaliser une culture scientifique, c’est la réalisation avant
tout des obligations, du positivisme. Quelles sont ces conditions du positivisme qu’il
nous propose ?
449
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cti., p.103.
193
Les conditions sont, très exactement, de passer par le positivisme, mais on ne
doit pas rester là. Nous devons le dépasser. Si l’on regarde attentivement dans le fond
de la caverne, il y a quelque chose de lumineux comme le dualisme, l’empirisme et le
rationalisme. Pour accéder à l’esprit scientifique, on doit considérer le positivisme
comme point de départ.
Bachelard considère que le positivisme est important pour le progrès
scientifique. Il permet de déterminer les conditions épistémologiques. « Pour nous
qui voulons déterminer les conditions épistémologiques du progrès scientifique, nous
devons tenir comme positif le positivisme par opposition au caractère ‘rétrograde’
des philosophes de la nature, signée de la métaphysique idéaliste, le mot ‘rétrograde’
étant pris dans son sens comme bien déterminé »450. C’est donc, chez lui, à partir de
la positivité de l’expérience scientifique, ou troisième état de l’épistémologie, qu’il
nous faut définir le sens profondément instrumental et rationaliste de l’expérience
scientifique. Il est clair que cette étude est essentielle pour progresser vers la pensée
scientifique ; non pas pour décider des valeurs morales de la science, mais pour juger
le progrès de la connaissance, parce que le « progrès est évident », le « progrès est
décisif ».
La science physique actuelle diffère des sciences du XVIIIe siècle qui ont
apporté le progrès humain. Actuellement, les sciences physiques nous conduisent
dans des domaines nouveaux avec des méthodes nouvelles ; « l’objet et le sujet sont
l’un par l’autre en état de novation ». Quelles sont les implications humaines et
sociales d’une telle révolution épistémologique ou de la science physique ?
Bachelard reconnaît la difficulté de mesurer ce problème. Selon lui, il y existe de
profondes modifications psychologiques de l’intellectualisme. Elles se développent
sous la forme d’un nouvel esprit scientifique très étroit, très fermé. Ce sont ces
modifications qui sont importantes pour le nouvel esprit scientifique. Et c’est dans
cette idée qu’on voit la séparation entre la pensée scientifique et la pensée commune.
450
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p. 104.
194
« Le savant est finalement un homme pourvu de deux comportements. Il passe
souvent inaperçu. Et puis, il a contre lui les déclarations philosophiques de l’unité de
l’esprit, de l’identité de l’esprit. Les savants eux-mêmes, dès qu’ils expliquent leur
science à des ignorants, dès qu’ils l’enseignent à des élèves, s’efforcent de mettre en
continuité la connaissance scientifique et la connaissance commune »451. Il dit
encore : « c’est après coup qu’il faut constater qu’une culture scientifique a
déterminé une réforme de la connaissance, une réforme de l’être connaissant.
L’histoire scientifique elle-même, quand on la présente en court préambule comme
une préparation du nouveau par l’ancien majore les preuves de continuité »452. Il est
évident que cette difficulté ne facilite pas la mise en présence des nouveaux traits
scientifiques dans l’esprit scientifique.
Bachelard montre plusieurs exemples pour justifier sa position de rupture,
auxquels nous allons faire référence. Il a donné l’exemple de la construction de la
lampe électrique à fil incandescente qui rompt vraiment avec toutes les techniques
d’éclairage en usage dans toute l’humanité jusqu’au XIXe siècle. Les anciennes
techniques d’éclairage nécessitaient de brûler une matière. « L’ancienne technique
est une technique de combustion. La nouvelle technique est une technique de noncombustion »453. Dans ce sens, Bachelard dit que la lampe électrique n’a absolument
aucun caractère constitutif commun avec la lampe ordinaire. Les deux lampes ont
pour même objectif d’éclairer la chambre. Néanmoins, l’idée de Bachelard est de
montrer non seulement que la lampe électrique est sûre, mais également que dans la
science électrique, il y a institution d’une technique « non-naturelle ». D’une
technique qui ne prend pas ses leçons dans un examen empirique de la nature.
Selon lui, il ne s’agit pas de partir de phénomènes électriques tels qu’ils
s’offrent à l’examen immédiat. Il ne doit cependant pas oublier que la lampe
électrique a pour origine la lampe ordinaire. Bachelard doit garder à l’esprit que la
lampe ordinaire était la première à montrer qu’il était possible d’éclairer un espace
451
Gaston BACHELARD, Le rationalisme applique, ibid., p. 104-105.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
453
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, ibid., p. 105.
452
195
sombre. La lampe électrique est la lampe perfectionnée à partir de la lampe ordinaire.
C’est à partir de cette idée que nous disons à Bachelard que le passé n’est pas vide ni
mort. Alors, peut-on considérer qu’il y a une rupture ? Oui, mais non pas dans le sens
d’une discontinuité continue mais dans le sens d’une continuité discontinue. Qu’estce que nous voulons dire avec continuité discontinue? C’est simple. Quand on
produit une idée nouvelle à partir d’une ancienne, il s’agit d’une continuité. Parce
que le nouveau contient quelque chose d’ancien. La critique que l’on va faire, les
transformations qui en découlent, le changement de style et de langage, tout ceci,
nous l’appelons discontinuité. Car il y a quelque chose de nouveau, l’idée ou la chose
n’est pas pris de la même façon que l’ancienne. Même lorsqu’on considère la lampe
ordinaire comme une lampe qui brûle alors que l’autre ne brûle pas, on doit prendre
en compte qu’il y a eu un commencement quelque part. Sur la même idée, Bachelard
dit que la lampe ancienne fut conçue avec une « technique de combustion » et la
nouvelle lampe avec une « technique de non-combustion ».
Ainsi, pour notre philosophe, il existe une équivalence substantielle entre les
trois principes : feu, électricité et lumière. En fait, l’électricité a pour caractéristiques
des étincelles électriques, et l’électricité est lumière. Pour lui, une technique
d’éclairage a une telle conception substantialiste que l’électricité aurait cherché à
transformer l’électricité en feu, transformation en apparence facile puisque sous les
deux formes : « l’exploitation directe des premières observations, exploitation guidée
par les intuitions substantialistes, demanderait seulement qu’on apportât un aliment à
cette électricité feu-lumière »454. Dans cette forme, dit Bachelard, on mettait en
action une série de concepts utilisés dans la vie commune, en particulier le concept
d’aliment qui a une grande profondeur dans l’inconscient.
Selon lui, ainsi enracinée dans les valeurs élémentaires, la connaissance
vulgaire peut difficilement évoluer. Elle ne peut pas quitter son premier empirisme,
car « elle a toujours plus de réponses que de questions ». Elle repousse tout, et plus
454
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.109.
196
encore : selon lui, toutes les observations dans le style empirique du XVIIIe siècle
prouvent la continuité de l’expérience commune et de l’expérience scientifique.
A partir de l’idée de lampe électrique, il déclare que la technique est une
technique rationnelle, inspirée par des lois aussi rationnelles, et des lois algébriques.
« On sait bien que la loi rationnelle qui règle les phénomènes de la lampe électrique à
incandescence est la loi de Joule qui obéit à la forme algébrique : W=R I2 t ; W :
énergie ; R : résistance ; I : intensité ; t : temps »455. Les quatre éléments sont
fondamentaux dans la différenciation entre les deux lampes. W, R, I, et t donnent la
perfection de la lampe électrique. On voit la progression effective dans la mesure où
la lampe ordinaire n’avait pas ces éléments. Voilà la transformation, la critique de
l’ancienne dont nous avons parlé plus haut.
C’est suite à cette découverte que notre épistémologue français va dire que la
culture abstraite a barré les premières intuitions concrètes. On ne dit plus « on pense
à peine Ŕ que du feu et de la lumière circulent dans le filament éblouissant.
L’explication technique va à contre-sens de l’explication substantialiste »456. Il
affirme que l’ampoule électrique est un objet de la pensée scientifique. A ce titre,
c’est pour notre penseur un objet bien simple mais bien net, l’« exemple d’un objet
abstrait-concret » : pour en comprendre le fonctionnement, il faut qu’il soit «exprimé
algébriquement ».
Dans
ce
sens,
Bachelard
recommande
une
discussion
philosophique dialoguée. Du point de vue de notre philosophe, l’ampoule électrique
est un bi-objet.
Il observe que de toute évidence, l’objet perçu et l’objet pensé appartiennent à
deux instances philosophiques différentes. On peut alors décrire l’objet deux fois :
« une fois comme on le perçoit, une autre fois comme on le pense. L’objet est ici
phénomène et noumène. Et en tant que noumène, il est ouvert à un avenir de
perfectionnement que l’objet de la connaissance ne possède pas. Le noumène
scientifique n’est pas une simple essence, il est un progrès de pensée. Il se désigne,
455
456
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, ibid., p. 108.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
197
dans ses premiers traits, comme un progrès de pensée, et il appelle d’autres progrès.
Pour caractériser pleinement un objet qui réalise une conquête théorique de la
science, il faudrait donc parler d’un noumène nougonal, d’une essence de pensée qui
engendre des pensées »457. Le progrès de la pensée est rendu manifeste par la
comparaison avec la perception du phénomène. Dans ce sens, la perception d’un
objet se présente comme un signe sans signification en profondeur. Les autres objets
perçus sont associés à la perception d’autres objets sur le plan homogène du perçu. Et
pour Bachelard, préciser le perçu, c’est simplement multiplier les associations de la
perception. Contrairement à la précision de l’objet scientifique, il faut commencer un
récit de nominalisation progressive. Tout objet scientifique porte la marque d’un
progrès de la connaissance458.
Telle une volonté de montrer la supériorité de la connaissance scientifique en
rapport avec la connaissance non scientifique, Bachelard dit que l’expérience
moderne est déjà engagée dans la voie objective et, comme telle, elle est quasi sûre
de la présence du phénomène étudié. Même lorsque l’expérience scientifique procède
par oui et par non, dans une dialectique qui paraît hésiter entre présence et absence,
elle est du moins sûre de la définition du phénomène précis, à propos duquel se
posent des questions précises. Cette réponse n’est pas vraiment absolue car elle
renvoie aussitôt à une réforme positive de l’expérience. Bachelard dit que la négation
expérimentale dans la physique moderne, n’a rien à voir avec la négation dans une
physique inchoative, dans une pensée expérimentale qui s’éparpille en faux départs.
Chez lui, la connaissance expérimentale en liaison avec la connaissance commune
immédiate est aussi bien embarrassée par les traits trop généraux que par les
distinctions trop particulières. « Il faut attendre qu’une connaissance soit engagée,
qu’une connaissance ait reçu plusieurs rectifications pour qu’on puisse la désigner
comme une connaissance scientifique »459.
457
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.110.
Cf. Gaston BACHELARD, Ibidem.
459
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.112.
458
198
« La pensée rationaliste ne commence pas. Elle est rectifiée. Elle régularise.
Elle normalise. Elle est positive […] ; bien entendu, ceux qui forment leurs
convictions sur la connaissance commune, ceux qui voient dans les choses
communes, les principes d’un univers, ne peuvent guère bénéficier des valeurs
d’engagement spécifiques de la connaissance scientifique »460.
Selon notre point de vue, Bachelard rompt avec toute la tendance qui réduit
toute la connaissance à la sensation. La domination du sensible, dit-il, s’oppose par
un trait caractéristique du rationalisme à la réduction au sensible. Etant donné que la
plupart des philosophies acceptent sans discussions le postulat que toute
connaissance sur le réel est issue de la connaissance sensible, ils formulent souvent
une objection déprimante contre la connaissance scientifique. Ainsi, nous pouvons
dire que quand une connaissance expérimentale est toujours liée à la connaissance
vulgaire, elle se complique dans les traits trop généraux qui, par distinctions, sont
aussi trop particuliers. Il y a toute la nécessité qu’une connaissance soit engagée,
qu’une connaissance ait reçu plusieurs rectifications pour permettre qu’elle soit une
connaissance scientifique461. Il faut donc faire une distinction claire sur la pensée
rationaliste. Comme nous le comprenons dans la réflexion bachelardienne, la pensée
rationaliste ne « commence » pas. Elle est capable de rectifier, de régulariser et de
normaliser. « Elle est positive dans un au-delà des négations fourmillantes du type de
celles que nous venons très simplement de rappeler. Bien entendu, ceux qui forment
leurs convictions sur la connaissance commune, ceux qui voient dans les choses
communes les principes d’un Univers, ne peuvent guère bénéficier des valeurs
d’engagement spécifiques de la connaissance scientifique »462.
On doitIl est vraiment nécessaire de faire attention quand on s’engage dans
une discussion avec un penseur comme Bachelard, dans la mesure où sa réflexion
réserve de nombreuses surprises. Il est toujours alerte et très à jour par rapport à la
production de la connaissance. Il met en garde, non seulement les philosophes mais
460
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Cf. Gaston BACHELARD, Ibidem.
462
Gaston BACHELARD, Ibidem.
461
199
tous ceux qui ont tendance à réduire toute connaissance à la domination sensible. Il
faut donc considérer un trait caractéristique du rationalisme « à réduction au
sensible ».
Les philosophes ne doivent pas accepter sans discussion « le postulat que
toute connaissance sur le réel est issue de la connaissance sensible » . Cette manière
de voir les choses est finalement une tentative de dire non à la connaissance
scientifique. Le fait est que cette connaissance scientifique ne peut rendre compte de
la sensation elle-même. « Des philosophies aussi différentes que celles du
bergsonisme et du meyersonisme sont d’accord sur cette critique. Ainsi, pour
Meyerson, l’irrationnel est à la racine même de la connaissance sensible. Toute la
rationalité de la construction des connaissances scientifiques n’évince pas
l’irrationalité de la base sensible »463.
est vraiment une utopie. Mais c’est cette utopie même qui fait la grandeur de
sa philosophie. Il prouve sa capacité de philosophe en montrant les choses évidentes
même s'il n’en a pas conscience. Il émet également un doute sur le nombre de sens
chez l’être humain : pourquoi cinq, et pas plus ou moins ? Pourquoi la connaissance
que nous avons de l'électricité ne peut-elle être considérée comme un sens? Pourquoi
notre connaissance de l’Univers ne peut-elle pas être considérée comme le sixième
sens, le « sens des orientations » ?
Dans cet ensemble nous pouvons formuler trois axiomes :
1) toute connaissance scientifique n'est qu'une convention formulée par les
hommes, c’est un « conventionnalisme », et cela dépend donc d’eux ;
2) l’Homme est capable d’inventer sa connaissance selon ses nécessités ou sa
curiosité et, en validant cette invention, doit la rendre acceptable dans la société.
C’est pour cela qu’il existe une communauté scientifique, parce que ceux qualifiés de
scientifiques ont le pouvoir de valider et faire passer ces inventions.
463
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.113.
200
Enfin, 3) le questionnement montre que la connaissance scientifique est
capable de multiplier « les exemples de nouvelles connaissances effectives, créant de
toutes pièces des types de connaissance nouveaux »464.
La réflexion que notre épistémologue fait est que cette extension des
méthodes, cette capacité de multiplication ou d’invention d’objets, ne doivent pas
attirer les philosophes, car ils ont une autre mission : ils doivent pouvoir s’instruire
en imaginant des situations élémentaires. « En étudiant des origines, les philosophes
croient pouvoir découvrir des créations ».
Bachelard observe qu’entre les sciences physiques, biologiques et la
psychologie, on ne pose pas les mêmes problèmes. Il fait remarquer à ses adversaires
qu’il ne faut pas confondre les genres et ne pas imposer la même rigueur pour la
science physique, les sciences biologiques que pour la psychologie, car elles ont posé
des problèmes différents. Il donne l’exemple des couleurs pour clarifier sa pensée. Il
en évoque deux types : les couleurs intelligibles et les couleurs sensibles. Avec cette
base de distinction, Bachelard indique que l’engagement vers les couleurs
intelligibles symbolise l’engagement marqué par le progrès humain, contrairement à
l’engagement fondé sur l’avenir de la pensée, et non pas sur la pensée de la
sensation. Il ordonne au philosophe d’objecter sur la science physique, qui ne rend
compte du voisinage sensible, du violet et du rouge; et de la dénoncer comme une
« surcharge ». Il ajoute qu'en physique, l’ordination des couleurs est linéaire, la
biologie est circulaire, et que physiquement, « la dispersion des couleurs par le
prisme dans l’expérience de Newton donne l’ordre linéaire suivant : violet, indigo,
bleu, vert, jaune, orange et rouge »465.
L’ordination linéaire fut fondamentale dans la discussion de la période
préscientifique. L’étude scientifique de l’ordination linéaire a donné la même
puissance d’individualisation à toutes les couleurs, à toutes les nuances. L’ordination
circulaire a prétendu isoler les trois couleurs fondamentales en leur attribuant un
464
465
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.14
201
réalisme dominant la considération biologique des couleurs bleu, jaune et rouge et en
les définissant comme fondamentales, alors qu’elles ne sont fondamentales que pour
la vision, que pour l’œil humain.
Si l’on suit le raisonnement de Bachelard, l’esprit scientifique moderne est
donc une réaction contre la confusion des genres. Il veut obtenir le problème précis
dans une problématique déterminée. « Dès lors, la connaissance commune n’est plus
habilitée à poser directement les questions. Par exemple : pourquoi le violet touche-til le rouge ? La connaissance sensible, la connaissance vulgaire, la connaissance de la
teinture et des couleurs matérialisées sur la palette, toutes ces expériences semblent
poser directement cette question »466. Voici l'observation qu’il avait faite :
« naturellement tout ce complexe de pensées rationnelles et d’expériences techniques
est lettre morte pour l'esprit qui aime mieux le but que le chemin, pour toute
philosophie qui ne veut prendre de la science les résultats sans suivre la voie du
progrès des pensées »467. Bachelard prévient que la pensée scientifique qu'il désigne
par le terme « épistémologie » non cartésienne, pour lequel il souhaite un
changement de pensée, réclame une expérience nouvelle. Dans cette réclamation, il
montre que son épistémologie ou sa connaissance est différente de celle de
Descartes.
Chez notre épistémologue, un discours sur la méthode scientifique sera
toujours un discours de circonstance. Il ne décrira pas une constitution définitive de
l’esprit scientifique. Pour lui, l’esprit scientifique contemporain ne peut se confier
aux habitudes quand on observe. La méthode fait corps avec son application.
Bachelard considère que même sur le plan de la pensée pure, la réflexion sur la
méthode doit rester active.
La même ligne de réflexion, « les concepts et les méthodes, toute la pensée
scientifique doivent changer devant une expérience nouvelle ; un discours sur la
méthode scientifique sera toujours un discours de circonstance, il ne décrira pas une
466
467
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.116.
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, ibid., p. 118.
202
constitution définitive de l’esprit scientifique »468. La psychologie de l’esprit
scientifique est vue comme une psychologie normative, comme une pédagogie en
rupture avec la connaissance usuelle.
« D’une manière plus positive, on saisira l’essence de la
psychologie de l’esprit scientifique dans l’esprit scientifique
comme une psychologie normative, comme une pédagogie en
rupture avec la connaissance usuelle. D’une manière plus positive,
on saisira l’essence de la psychologie de l’esprit scientifique dont
les expériences sont pensées sous forme de règles aptes à découvrir
des faits nouveaux. Au fur et à mesure que les connaissances
s’accumulent, elles tiennent moins de place, car il s’agit vraiment
de connaissance scientifique et non d’érudition empirique, c’est
toujours en tant que méthode confirmée qu’est pensée
l’expérience »469.
La question de la méthode est cruciale dans la critique qu’il fait à Descartes. Il
observe que la pensée de Descartes est objective puisqu’il essaie d'expliquer les
phénomènes physiques. Il utilise une méthode « déductive » et non « inductive ». On
observe clairement pourquoi Bachelard se réclame de la méthode inductive. Parce
que c’est cette méthode que normalement les sciences modernes utilisent. De plus,
dans cette méthode, il y a la question de l’expérimentation. En général, cette méthode
part du particulier pour aller vers le général.
D'emblée et avec assurance, il affirme : « une telle réduction fausse l’analyse
et entrave le développement extensif de la pensée objective. Or, il n’y a pas de
pensée objective, pas d’objectivation, sans cette extension. La méthode cartésienne
qui réussit bien à expliquer le monde, n’arrive pas à compliquer l’expérience, ce qui
est la vraie fonction de la recherche objective »470.
L’intérêt de notre penseur dans l’épistémologie non cartésienne est la
condamnation de la doctrine des natures simples et absolues de Descartes. Selon lui,
Descartes croit non seulement à l’existence d’éléments absolus dans le monde
objectif, mais encore il pense que ces éléments absolus sont connus dans leur totalité
468
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.139.
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p. 140.
470
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, 6e édition, Paris, Quadrige/PUF, 1987, p.142.
469
203
et de façon directe. Pour Bachelard, c’est à leur niveau que l’évidence est la plus
claire. Les éléments simples sont indivisibles. On les voit tout entiers parce qu’on les
voit séparés : « De même que l’idée claire et distincte est totalement dégagée du
doute, la nature de l’objet simple est totalement séparée des relations avec d’autres
objets »471.
On met dans l’épistémologie cartésienne l’idée de complexité de la science
contemporaine. Pour Bachelard, « la science contemporaine se fonde sur une
synthèse première; elle réalise à sa base la complexe géométrique Ŕ mécanique,
électricité ; elle s’expose dans l’espace-temps ; elle multiplie ses corps de postulats ;
elle place la clarté dans la combinaison épistémologique, non dans la méditation
séparée des objets combinés »472.
Pour la science contemporaine, ce n’est pas la mémoire qui s’exerce dans le
dénombrement des idées, c’est la raison. Il ne s’agit pas de recenser des richesses,
mais d’actualiser une méthode d’enrichissement. Il faut sans cesse prendre
conscience du caractère complet de la connaissance, guetter les occasions
d’extension, poursuivre toutes les dialectiques.
Même quand il n’accepte pas les règles cartésiennes pour la direction de
l’esprit, celles-ci correspondent aux multiples exigences de la recherche scientifique,
tant théorique qu’expérimentale. Bachelard voit dans ces règles une valeur
pédagogique. Il dit également qu’il nous faut insister sur la rupture entre le véritable
esprit scientifique moderne et le simple esprit d’ordre et de classification. « Il faut
également bien distinguer l’esprit scientifique réglé qui anime le laboratoire de
recherches et l'esprit scientifique séculier qui trouve ses disciples dans le monde des
philosophes »473. Bachelard reconnaît tout de même l’importance des règles
cartésiennes, mais dites avec l’enseignement élémentaire de la physique et de la
philosophie, ou ne réussit pas à intéresser de jeunes esprits à la méthode cartésienne.
471
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 146.
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 148.
473
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p.150.
472
204
« Cette crise réelle et utile de l’évolution intellectuelle humaine ne correspond pas à
une crise réelle de la culture intellectuelle »474.
Bachelard n’accepte pas les nouvelles relations épistémologiques des idées
simples et des idées composées. Une position que Locke avait beaucoup défendue
sur l’idée simple et l’idée composée. Pour Bachelard, il n’y a pas de phénomène
simple, le phénomène étant un tissu de relations. Il n’y a pas de nature simple, ni
même de substance simple. Et la substance est une contexture d’attributs. Il n’y a pas
d’idée simple, parce qu’une idée simple « doit être insérée, pour être comprise, dans
un
système
complexe
de
pensées
et
d’expériences.
L’application
est
complication »475.
Notre épistémologue insiste en critiquant l’habitude dogmatique des notions
de base. Pour lui, les notions expérimentales, puisées dans l’expérience commune, ne
doivent-elles pas être sans cesse révisées pour s’incorporer plus ou moins exactement
dans la microphysique où l’on doit toujours inférer, et non pas découvrir les bases du
réel ? Il avance que l’expérience scientifique tend à accueillir, à sa base, des éléments
complexes et non des éléments simples. Il considère que la pensée qui anime la
physique mathématique, comme celle qui anime les mathématiques pures, est une
conscience de la totalité. Comme il le dit :
«Avant Descartes, le hasard seul, ou le génie, permettait de
résoudre une question géométrique, après infaillible ; pour être géomètre
il suffit d’être patient. Mais une méthode purement mécanique, qui ne
demande à l’esprit d’invention aucun effort, ne peut être réellement
féconde. Une nouvelle réforme était donc nécessaire : ce furent Poncelet
et Chasles qui en furent les initiateurs. Grâce à eux, ce n’est plus ni à un
hasard heureux ni à une longue patience que nous devons demander la
solution d’un problème, mais à une connaissance approfondie des faits
mathématiques et de leurs rapports intimes »476.
Chez Bachelard, toute la vie intellectuelle de la science joue dialectiquement
sur cette différentielle de la connaissance, à la frontière de l’inconnu. « L’essence
474
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 151.
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p.152.
476
Gaston, BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 178.
475
205
même de la réflexion, c’est de comprendre qu’on n’avait pas compris ». Dans ce
cadre d’explication, entre la connaissance commune et scientifique, qu’est-ce que
Bachelard nous dit ? Qu’il y a continuité ou discontinuité dans ces deux domaines de
la connaissance humaine. Sa position est claire sur le sujet, ainsi que le caractère
décisif de la pensée et du travail de la science moderne qu’il défend. Pour lui, ils ne
pouvaient pas être mis en continuité avec le simple bon sens ; parce que le progrès
scientifique manifeste toujours, en une rupture, de perpétuelles ruptures, entre
connaissance commune et connaissance scientifique.
La rupture entre nature et technique est peut-être encore plus nette en chimie
en ce qui concerne les phénomènes étudiés par la physique. Pour légitimer sa thèse
de discontinuité, Bachelard examine certaines objections des continuistes de la
culture. Il prétend que ceux-ci ont évoqué la continuité de l’histoire, puisque lorsque
l’on fait récit continu des événements, on croit facilement revivre les événements
dans la continuité d’un livre. Pour Bachelard, ce problème épistémologique ne
bénéficie pas de l’extrême sensibilité dialectique qui caractérise l’histoire des
sciences. Aux yeux de Bachelard, les continuistes aiment réfléchir sur les origines.
Ils séjournent dans la zone élémentaire de la science. « Les progrès scientifiques
furent d’abord lents, très lents. Plus lents ils sont, plus continus ils paraissent. Et
comme la science sort lentement du corps des connaissances communes, on croit
avoir la certitude définitive de la continuité du savoir commun et du savoir
scientifique »477.
Ce serait donc de cette manière que se manifeste l’épistémologie des
continuistes, qui sont lents au début, ceci étant dû aux progrès en continuité.
Bachelard trouve que la philosophie ne va pas plus loin dans cette ligne de
continuiste. Celui-ci croit inutile de vivre les temps nouveaux, les temps où
précisément les progrès scientifiques éclataient de toute part, faisant nécessairement
« éclater » l’épistémologie traditionnelle. Il demande donc aux savants d’avoir la
conscience de discontinuité avec toute la précision désirable. Dans cette discontinuité
477
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, 4e édition, Paris, PUF, 1980, p. 211.
206
du savoir, il donne en exemple la molécule d’hydrogène qui n’est pas un simple
détail du matérialisme, mais un objet de recherche comme les autres. Elle devient un
motif d’instruction fondamentale, la raison d’une réforme radicale du savoir, un
nouveau point de départ de la philosophie chimique. Dans cet esprit, Bachelard
accuse les philosophes car, selon lui, ils n’abordent pas la zone de discontinuité.
L’autre manière d’estomper les discontinuités dans le progrès scientifique,
« est d’en attribuer le mérite à la foule des travailleurs anonymes ». Le concept
d’influence est important dans la compréhension de Bachelard. Cette notion
d’influence, si chère à l’esprit philosophique, n’a guère de sens dans la transmission
des vérités et des découvertes dans la science contemporaine. Pour sa part, Bachelard
affirme que « l’autocritique des travailleurs de laboratoire contredit par bien des
côtés tout ce qui relève d’une "influence". Peu à peu, tout ce qu’il y a d’inconscient
et de passif dans le savoir est dominé. Les dialectiques fourmillent. Le champ des
contradictions possibles s’étend. Dès qu’on aborde la région des problèmes, on vit
vraiment dans un temps marqué par des instants privilégiés, par des discontinuités
manifestes »478.
La critique qu’il adresse au rationalisme est qu’il dépeint l’esprit scientifique
commun comme un esprit canalisé dans le dogmatisme d’une vérité indiscutée ; c’est
faire de la psychologie une caricature démodée. « Le tissu de l’histoire de la science
contemporaine est le tissu temporel de la discussion. Les arguments qui s’y croisent
sont autant d’occasions de discontinuités »479.
Bachelard indique le dernier ordre d’objections qui est pris par les continuistes
de la nature dans le domaine de pédagogie. Dans ce domaine, puisqu’on croit à la
continuité entre la connaissance commune et la connaissance scientifique, on
travaille à la maintenir, et on se fait une obligation de la renforcer. Du bon sens on
veut faire sortir lentement, doucement, les rudiments du savoir scientifique. « On
répugne à faire violence au ‘sens commun’. Et dans les méthodes d’enseignement
478
479
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, op.cit., p. 212.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
207
élémentaire, on recule, comme à plaisir, les heures d’initiations viriles, on souhaite
garder la tradition de la science élémentaire de la science facile ; on se fait un devoir
de faire participer l’étudiant à l’immobilité de la connaissance première. Il faut
pourtant en arriver à critiquer la culture élémentaire. On entre alors dans le règne de
la culture scientifique difficile »480. L’observation que Bachelard va faire est que les
historiens des sciences n’accepteront sans doute pas qu’on caractérise la culture
scientifique de notre temps comme spécifiquement difficile. Ils objecteront que dans
le cours de l’histoire, les philosophies répèteront que nos enfants apprennent
aujourd’hui à l’école facilement, ce qui avait demandé un effort extraordinaire aux
génies solitaires des temps révolus. Ce relativisme qui est réel et évident ne fait que
mieux ressortir le caractère absolu de la difficulté des sciences physiques et
chimiques contemporaines dès qu’on doit sortir du règne de l’élémentarité.
Dans cet esprit, vers la fin du XIXe siècle, les faits scientifiques se multiplient.
Pourtant, l’empirisme diminue, et la révolution épistémologique continue. Dans la
chimie contemporaine, « il faut comprendre pour retenir. Et il faut comprendre dans
des vues synthétiques de plus en plus complexes. La chimie théorique est fondée.
Elle est fondée en étroite union avec la physique théorique »481.
Selon Bachelard, ne pas aborder la chimie difficile, qui permet d'entrer au
règne nouveau de rationalité, cette difficulté de la science contemporaine, est un
obstacle à la culture. La science est la condition même du dynamisme psychologique
de recherche. « Le travail scientifique demande précisément que la recherche se crée
des difficultés. L’essentiel est de se créer des difficultés réelles, d’éliminer les
fausses difficultés, les difficultés imaginaires »482.
Quand on pose des problèmes anciens, on se retrouve alors dans le problème
de la continuité : ce serait la continuité de ce qui résiste aux changements. Pour lui,
entre les difficultés du présent, il y a une totale discontinuité.
480
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, op.cit., p. 211-13.
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, op.cit., p. 213.
482
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, ibid. p. 14.
481
208
La révolution scientifique que notre auteur réclame doit s’étendre au langage.
Selon lui, le langage peut être aussi fallacieux dans les sciences physiques que dans
les sciences psychologiques pour des esprits non avertis, qui ne sont pas attentifs à
l’évolution même du langage de la science. « Le langage de la science est en état de
révolution sémantique permanent […] une constante transposition du langage rompt
alors la continuité de la pensée commune et de la pensée scientifique, sans cesse, il
faut remettre les expressions nouvelles dans la perspective des théories que les
images et les formules résument »483.
Dans cette préoccupation du changement de langage, il observe qu’entre la
notion de la température du laboratoire et la notion de la température d’un noyau, il
n’existe aucune continuité. C’est dans cette direction de pensée qu’il considère que le
langage scientifique est par principe un néo-langage. Scientifiquement parlant, il
distingue le langage scientifique du langage commun, et considère le premier comme
le signe d’une rupture, d’une discontinuité, d’une réforme du savoir.
Bachelard observe que l’expérimentation, dans le style de l’épistémologique
moderne, était déjà devenue l’activité spécifique nécessaire pour faire avancer la
science. Il dit que de l’observation à l’expérimentation,; il n’y a pas de filiation
continue. A la place, il existe bien un renversement de perspective. Il remarque la
véritable frontière entre la connaissance commune et la connaissance scientifique.
Pour lui, « la connaissance immédiate et la connaissance commune s’accommodent
des grandes légendes de la philosophie naturelle ». La connaissance scientifique veut
de prime abord circonscrire son objet.
« Entre la connaissance commune et la connaissance
scientifique, la rupture nous paraît si nette que ces deux types de
connaissances ne sauraient avoir la même philosophie. L’empirisme est
la philosophie qui convient à la connaissance commune. L’empirisme
trouve là sa racine, ses preuves, son développement. Au contraire, la
connaissance scientifique est solidaire du rationalisme et, qu’on le
veuille ou non, le rationalisme est lié à la science, le rationalisme
réclame des buts scientifiques. Par l’activité scientifique, le rationalisme
483
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, op.cit., p. 215-216.
209
connaît une activité dialectique qui enjoint une extension constante des
méthodes »484.
Selon lui, la science contemporaine est « faite de la recherche, des faits
véritables et de la synthèse de lois véridiques »485. Pour lui, les lois véritables de la
science ont une fécondité de vérités, elles prolongent les vérités des faits par les
vérités de droit. Il considère le rationalisme comme vrai et ouvre une perspective de
découvertes.
484
485
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, ibid., p. 224.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
210
IV.
VÉRIFICATION PROGRESSIVE DE LA CONNAISSANCE CHEZ
BACHELARD
Dans la connaissance, il existe deux pôles dit Bachelard : le connu et le
connaissant. Leur union progressive est affermie sur des repères intermédiaires. La
stabilité de ces pôles est toute relative, ils sont voués, à la limite, aux caractères
particuliers, l’objet trouvant un absolu idéal dans l’infini des propriétés, l’esprit dans
une identité parfaite mais vide. Cette double caractérisation suffira, selon lui, à
distinguer les deux sens du mouvement épistémologique. L’être qui connaît est en
quelque sorte le point singulier qui représente la place d’un esprit dans le champ de
l’esprit. Mais cela « ne saurait être une objection contre un réel, dans sa vie propre et
non pas dans sa traduction en une science codifiée et volontairement
impersonnelle »486.
Bachelard considère comme James qu’il y a continuité de lien de l’idée à
l’objet. C’est-à-dire que l’objet est connaissable par le moyen d’une idée. Citons
James : « toutes les fois que nous déambulons dans la direction de l’objet sous
l’impulsion que nous communique l’idée ». Cette explication de l’objet et de l’idée
correspond à deux moments d’un même « sentiment ». Aux yeux de Bachelard, elle
est différente : l’objet étant reconnu, on doit soulever des questions supplémentaires.
« Si familier que soit un objet il garde encore des occasions inépuisables de pensées
nouvelles, puisqu’il n’est jamais saisi que dans une connaissance plus ou moins
approchée ». Après avoir poursuivi l’effort de connaissance d’idée en idée, en
descendant la pente qu’indique James, on n’atteindra, comme il le dit, que le
« voisinage’ de l’objet »487. Selon Bachelard, ce voisinage, cette aberration de James
pose nécessairement un problème de connaissance. Chez lui, à côté de la
connaissance générale, il faudra toujours faire place à une connaissance particulière ;
à côté de l’action utile, incorporée à un pragmatisme cohérent, il y aura toujours à
considérer l’action gratuite, risquée qui ne trouve que la sanction d’un pragmatisme
occasionnel.
486
487
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 178.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
211
Notre philosophe croit qu’avec le sens commun, l’idée peut partir aussi de
l’objet à connaître sous forme d’une hypothèse qu’un autre objet doit vérifier. Pour
lui, l’essentiel, dans ce cas, c’est que le processus « déambulatoire » nous mène
quelque part où nous retrouvions une réalité éprouvée. Il croit que dans la
connaissance réelle, concrète, les deux mouvements tendent à se succéder l’un à
l’autre de sorte qu’ils ne sont pas maintenus dans la connaissance de l’hypothèse
conceptuelle et de sa vérification sans cesse renouvelée. Nous conservons la
connaissance dans son acte. « Une connaissance réellement active doit faire, dans
toutes ses démarches, la preuve de son progrès. Autrement dit, les conditions de
fécondité de la pensée ne sont pas situées sur un plan second qu’on rencontrerait
après avoir développé les conséquences logiques ou même après avoir amassé les
expériences nombreuses et diverses. La fécondité doit être clairement inscrite dans
tous les actes de la pensée »488.
Bachelard reproche à James de présenter un système de connaissance obscur,
car la connaissance ne saurait attendre une vérification tardive. Il ne peut y avoir
connaissance active que dans le faible progrès qui unit la perception à la première
abstraction, immédiatement vérifiée par l’apport inverse d’un schéma à un essai
perceptif nouveau. Une opération unique ne suffira jamais, elle n’engendrera pas une
connaissance qui assure sa cohérence au moment même où elle s’enrichit. Pour lui, le
domaine de la transcendance est important pour quitter le domaine de la
connaissance. D’une chose en soi dont on sait qu’elle est, sans savoir ce qu’elle est,
nous pouvons tout au plus dire qu’on la pose nécessairement. « Son essence implique
sa nécessité, pas son existence, car l’existence doit se manifester dans une
expérience, non pas dans une idée. Cette chose en soi ne nous paraît pas dépasser
l’ordre du réalisme fonctionnel dont le réalisme mathématique peut nous fournir tant
d’exemples »489.
Bachelard considère l’objet comme une fonction épistémologique. C’est là
une idée qui ne diffère pas en essence des notions les plus générales. Bachelard
488
489
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 263.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 264.
212
objecte la parfaite réciprocité du double mouvement « déambulatoire » qui doit
solidariser les notions et les objets, d’une part en systématisant la connaissance,
d’autre part en appliquant cette connaissance dans des conditions de complexité
croissante. Il cherche à affirmer sa position. Pour lui, la réussite finale est une
condition nécessaire de la connaissance. Mais de même que la coordination logique,
elle n’est pas suffisante. Il appelle à l’application simultanée entre les logiques et les
critères pragmatiques.
Selon lui,Il considère qu’un pragmatisme ne paraît pas comme une force
probante susceptible de légitimer l’enchaînement des intermédiaires, et par
conséquent, l’hypothèse de départ. Ce type de pragmatisme n’enregistre qu’un
parallélisme entre les extrêmes. Une théorie de la connaissance doit poser une totalité
préliminaire, puis trouver immédiatement les occasions d’analyse et d’affinement.
Cette tâche, selon lui, doit être organique, et doit préserver une cohésion. Le
pragmatisme, constate Bachelard, « place sa sanction à trop lointaine échéance. Il
devrait pouvoir dépenser sa richesse en cours, comme un viatique d’évidence, une
connaissance vraiment active est une connaissance qui se vérifie progressivement
dans chacune de ses acquisitions »490.
La préoccupation de Bachelard est d’imposer au phénomène une première
coordination. Selon lui, c'est seulement avec cette coordination que nous pouvons
distinguer les pôles de l’artifice et de la nature. Sans cette coordination, à ses yeux, la
réalité n’existerait pas pour nous. Pour lui, la réalité n’est pas disparate comme on se
l’imagine. Elle est, au contraire, « nécessairement systématique et la première
connaissance est une vue si grossière, une hypothèse si peu exigeante, qu’elle
échappe au risque d’un démenti »491. Il n’accepte pas une connaissance qu’il juge
pragmatiquement illusoire mais prône un flottement dans les conditions de l’action
résultante. Il rejette ce qui serait une action séparée qui réduirait l’erreur et
proclamerait la vérité d'une idée. Nous devons avoir pris « conscience de la
permanence des conditions de son application. Ces conditions singularisent en
490
491
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 255-256.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 256.
213
quelque sorte la réussite, et cette réussite ne peut plus avoir une valeur d’évidence
que si ses singularités ne voilent pas les traits généraux et permanents du phénomène
étudié »492.
Pour Bachelard, la réussite paraît souvent comme relative et morcelée. Elle ne
peut alors valider un processus de connaissance que dans la mesure où elle
s’incorpore à une réussite plus générale qui implique à son tour un système général
de la connaissance. C’est dans ce sens qu’il avance que l’idée vraie est donc un acte
heureux, et l’action optimale reçoit une valeur cognitive. Il recommande
l’inséparabilité des termes. La vérité et l’objectif sont ainsi en étroite dépendance.
« Si l’objet touche l’extrémité du nerf afféreur, il touche aussi l’extrémité du nerf
efférent. Il bouche le réflexe sur le monde extérieur tandis que la pensée le noue au
centre nerveux. Un objet senti n’est pas un objet connu qu’après l’intervention de la
volonté. L’action seule permet à l’intelligence d’analyser un donné »493. Cette action
pour notre philosophe est déjà elle-même une sensation nouvelle. Son succès entraîne
une impulsion renouvelée. L’esprit relie alors cette action à un complexe plus riche,
il l’éclaire par ses schèmes projetés sur le réel. C’est dans les deux sens, entre l’objet
et le sujet que s’accroît la connaissance. Celle-ci doit se vérifier à tous ses degrés,
dans tous ses éléments, dans chacune de ses fonctions. L’hypothèse elle-même doit
être provisoirement validée, au moins sous son aspect théorique ; elle ne peut être
purement gratuite. D’ailleurs, dans la connaissance concrète, l’hypothèse est une
question qui n’est pas séparée de sa réponse.
Pour lui, il faut répéter la question qui marquait un moment important de notre
enquête sur le réel, c’est là toute la valeur cognitive de la réponse. Cette question, ditil, est en effet un point d’aboutissement des schèmes, c’est en elle que se
coordonnent les analogies, c’est par elle que la connaissance se systématise.
Bachelard croit en la nécessité de la généralisation : toute connaissance doit être un
progrès conscient. On ne comprend bien une doctrine que si elle est illuminée de
finalité dans toutes ses parties. Une logique sans but et sans vie ne répond pas aux
492
493
Gaston BACHELARD, Ibidem.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 267.
214
conditions organiques de la vérité. Bachelard souhaite que la vérification en soit une.
L’enchaînement continu est alors une véritable interpolation conceptuelle, il ne
saurait être « perçu », c’est une supposition. Chez lui, on sous-entend sous le
discontinu des actes le continu du possible. La vérification en faisant passer le
possible à l’acte ne saurait apporter la continuité. Pour restituer la continuité, il
faudrait l’accepter. Restituer la continuité nécessite des bouleversements discontinus.
Entre l’idée de vibration purement mécanique et l’idée de vibration lumineuse,
subsistera toujours le hiatus qu’entraîne l’apport d’un prédicat nouveau.
Chez Bachelard, c’est donc dans l’unification conceptuelle réalisée par
l’expérience de Fresnel que réside toute la continuité épistémologique.
« La recherche expérimentale est donc traversée par des essais
décisifs qui tranchent sur la continuité de la déduction autant que sur la
continuité de l’observation. La vérification d’une théorie n’est pas en
effet une expérience comme les autres. C’est une expérience qu’on a
placée à la convergence de toutes les voies du raisonnement ; c’est un
point de contact provoqué du réel et du rationnel. Si elle aboutit, la
connaissance cesse d’être une description dont les repères sont
empiriques, pour devenir une connaissance à repères hiérarchisés »494.
Pour Bachelard, il n’y a pas de vérification sans résumé, sans système de
rationalité : la vérification paraît être à tous les centres, à tous les nœuds de la
représentation reconstruite. Elle est dispersée, puisque les concepts conduisent aux
jugements d’expériences. « La représentation est contemporaine de la réussite de
l’idée. Notre représentation ne peut s’améliorer et devenir scientifique que par une
vérification progressive »495. C’est dans cette ligne de réflexion qu’il considère la
vérification comme l’instant décisif de la connaissance de la réalité. Ce n’est pas une
référence tardive, pour consacrer une certitude, c’est un élément de la représentation,
c’est même l’élément organique. C’est par la vérification que la « présentation »
devient une « représentation ».
On constate ici que notre auteur se manifeste clairement comme un relativiste
quand il dit que le monde est « [sa] vérification ». Le monde est fait d’idées vérifiées
494
495
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., 270-271.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 271.
215
par opposition à l’esprit qui est fait d’idées essayées. Pour lui, notre seule définition
possible du réel doit se faire dans le langage de la vérification. Sous cette forme, il
considère que la définition du réel ne sera jamais parfaite, jamais achevée. Mais pour
nous, le monde est tel qu’il est, indépendamment de notre vérification, il est ce qu’il
est. Ce n’est pas le monde qui peut s’adapter à la pensée, mais c’est la pensée qui
doit s’adapter au réel. Plus d’une fois nos définitions ne correspondent pas à la
réalité. C’est là que peut se comprendre le pluralisme ou relativisme de Bachelard.
Il va dire en soi que la vérification est essentiellement une transcendance de la
preuve. On doit reconnaître plutôt que connaître, retrouver un signe plutôt
qu’analyser une signification. Or, l’expérience peut sanctionner pleinement une
connaissance qui reste sur le terrain qualificatif. Selon lui, la qualité est justiciable
d’un jugement qui affirme ou qui nie sans correctif. Le sens commun peut rester sur
ce terrain de la qualité pure. Celle-ci crée un monde discontinu d’objets ; elle a ses
substantifs pourvus d’un nombre fini de prédicats, elle implique la constance des
propriétés sur lesquelles elle s’appuie. Notre connaissance est encore valable pour
des buts spécifiés. Pour Bachelard, elle ne peut plus être rigoureusement vérifiée, elle
n’est même plus vérifiable, puisque l’expérience minutieuse rend de plus en plus
sensible les aberrations.
Bachelard réagit à Traîne qui défend l’idée d’une « sensation… engendrant un
fantôme intérieur qui paraît objet extérieur ». Ce fantôme n’est pas encore, selon lui,
une connaissance, il doit avant tout subir la vérification. Comme il le dit, la
vérification n’est d’abord qu’une « distinction du moi et du non-moi que la position
d’une objectivité en face d’une pensée, ou plutôt il faut vérifier avant tout que l’idée
qui tend au réel n’est pas pure production d’un esprit individuel. Puis vient
l’imposition des catégories que le général vérifie. C’est de cette manière que la
connaissance, dans ses deux tâches, se segmente et s’organise »496.
Il dit aussi que « la connaissance systématique encore qu’elle soit distribuée
en un ensemble organique de catégories, […] la connaissance, absolument parlant,
496
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 277.
216
est donc frappée d’un échec irrémédiable. Mais le rythme de son affinement prélude
au réel. La réalité est le pôle de la vérification approchée, elle est, dans son essence,
une limite d’un processus de la connaissance, nous ne pouvons la définir
correctement que comme le terme d’une approximation »497.
Pour luiIl considère donc que l’approximation est la seule allure féconde de la
pensée. Une connaissance n’est pas claire dans son application au réel ; c’est la
connaissance approchée qui pose à sa juste place une réalité qui conserve toujours sa
différence. Nouveauté et continuité ont trouvé ainsi leur équilibre, et cette
rectification modérée comme sollicitée par la nature à rectifier, peut s’enraciner dans
le réel. Le caractère dynamique et même organique de la réalité est difficile à
méconnaître, « pensée et réalité se confondent dans un même rythme et dans un
même destin »498.
497
498
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 277-278.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 293.
217
V. OBSTACLES ÉPISTÉMOLOGIQUES CHEZ GASTON BACHELARD
Le problème de la connaissance scientifique doit être posé en termes
d’obstacles. Ce problème lui est inhérent, il se manifeste dans l’acte même de
connaître. Ceci veut dire que les obstacles ont fait partie de l’histoire de la
connaissance, ils sont même les éléments constitutifs d’un acte de connaissance.
Qu’est-ce que l’obstacle épistémologique pour Bachelard ? En fait, « c’est
dans l’acte même de connaître qu’apparaissent par une sorte de nécessité
fonctionnelle, des lenteurs et des troubles »499. C’est ce qu’il nomme « causes
d’inertie » et qu'il désigne du terme d’obstacle épistémologique500. C’est la
rectification du savoir, l’élargissement des cadres de la connaissance. Pour lui, le
scientifique doit se dépouiller de tout ce qui constitue les « obstacles
épistémologiques internes », en se soumettant à une préparation intérieure afin que sa
recherche progresse vers la vérité.
La notion d’obstacle épistémologique est donc ce qui permet de poser le
problème de la connaissance scientifique : c’est à partir du moment où celui-ci est
surmonté, donnant lieu à une « rupture épistémologique », que l’on atteint le but
recherché. Les obstacles sont, pour notre épistémologue, pas juste inévitables, mais
aussi indispensables pour connaître la vérité. Celle-ci n’apparaît en effet jamais par
une illumination subite, mais au contraire, après de longs tâtonnements, « une longue
histoire d’erreurs et d’errances surmontées ».
C’est dans l’acte de connaissance même que Bachelard trouve les obstacles
épistémologiques. « La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours
quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. Les révélations du
réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais ce qu’on pourrait croire mais il est
toujours ce qu’on aurait dû penser »501.
499
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 13.
Gaston BACHELARD, Ibidem.
501
Gaston BACHELARD, Ibidem.
500
218
La science doit finalement s’opposer à l’opinion, car l’opinion finalement a
« toujours tort ». « L’opinion pense mal, elle ne pense pas : elle traduit des besoins
en connaissance. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les
connaître. »502. Selon Bachelard, pour un esprit scientifique, une question est
nécessaire parce que « toute connaissance est une réponse à une question. C’est-àdire que la question est le point départ, car s’il n’y a pas eu de question, il ne peut y
avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est
construit »503. La notion d’obstacle épistémologique peut être étudiée dans le
développement historique de la pensée scientifique, ainsi que dans la pratique de
l’éducation504.
C’est dans le même esprit qu’il parle d’obstacles épistémologiques à partir du
moment où on ne questionne pas ; l’esprit scientifique a ses exigences dont celle de
ne pas accepter le donné. Pour accepter, il faut toujours questionner « préciser,
rectifier, diversifier, ce sont là des types de pensées dynamiques qui s’évadent de la
certitude et de l’unité, et qui trouvent dans les systèmes homogènes plus d’obstacles
que d’impulsions. L’Homme animé par l’esprit scientifique désire sans doute savoir,
mais c’est aussitôt pour mieux interroger »505. Il note encore que tout doit être jugé.
Selon lui, c’est seulement de nos jours que nous pouvons pleinement juger les erreurs
de la pensée spirituelle. Dans ce sens, on établit la tâche de l’historien des sciences et
la tâche d’épistémologue.
L’épistémologue doit être une personne ayant la capacité de sélectionner les
documents recueillis par l’historien. C’est son devoir de ne rien accepter avant de
juger, et il doit juger sur deux points de vue : du point de vue de la « raison » et du
point de vue de la « raison évoluée ». La dimension rationnelle a une place spéciale
dans cette réflexion, c’est elle qui doit interpréter les faits dans les sciences
expérimentales, et elle doit fixer et donner à ces faits leur juste place. « C’est sur
l’axe expérience-raison, et dans le sens de la rationalisation, que se trouvent à la fois
502
Gaston
Gaston
504
Gaston
505
Gaston
503
BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p.14.
BACHELARD, Ibidem.
BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, ibid., p. 17
BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 16.
219
le risque et le succès. Il n’y a que la raison qui dynamise la recherche, car c’est elle
seule qui suggère au-delà de l’expérience commune (immédiate et spécieuse)
l’expérience scientifique (indirecte et féconde). C’est donc l’effort de rationalité et de
construction qui doit retenir l’attention de l’épistémologue »506.
On n’a aucune difficulté à voir qu’entre les deux Ŕ l’historien et
l’épistémologue Ŕ il y a une différence claire. Le premier doit prendre les idées
comme des faits. Le deuxième doit prendre les faits comme des idées, en les insérant
dans un système de pensées. « Un fait mal interprété pour une époque reste un fait
pour l’historien. C’est, au gré de l’épistémologue, un obstacle, c’est une contrepensée »507. L’obstacle est toujours aussi présent dans l’éducation. Notre manière
d’enseigner et notre manière de nous adresser aux étudiants dans la salle de classe
peuvent faire l’objet d’un obstacle. C’est dans cette ligne que Bachelard dit qu’on ne
doit pas confondre leçon et esprit scientifique. On ne doit pas perdre de temps en vue
de comprendre une démonstration. Il faut prendre en compte le fait que chaque
étudiant dans la classe a des connaissances empiriques déjà constituées.
Conscient de cette réalité que chacun a déjà une connaissance empirique,
l’attitude que nous devons avoir est de savoir qu’il « s’agit alors, non pas d’acquérir
une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de
renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne »508. C’est dans de ce
sens qu'il dit que toute culture scientifique doit commencer par une
« catharsis
intellectuelle » et « affective ». Il y a toute une nécessité de prendre conscience de
l'importance de la tâche : faire des efforts pour mettre la « culture scientifique » en
permanente mobilisation, « remplacer le savoir fermé et statique par une
connaissance ouverte et dynamique, dialectiser toutes les variables de l’expérience,
donner enfin à la raison des raisons d’évoluer »509.
Il réclame un changement de méthode d’enseignement :
506
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 17.
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 17.
508
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 18.
509
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, ibid., p. 18-19.
507
220
« Je n’ai jamais vu un éducateur changer de méthode
d’éducation : un éducateur n’a pas le sens de l’échec précisément parce
qu’il se positionne en maître. Qui enseigne commande. D’où une coulée
d’instincts […], il y a des individus auxquels tout conseil relatif aux
erreurs d’éducation qu’ils commettent est absolument inutile parce que
ces soi-disant erreurs ne sont que l’expression d’un comportement
instinctif […], mais la relation psychologique de maître à élève est une
relation facilement pathogène. L’éducateur et l’éduqué relèvent d’une
psychanalyse spéciale. En tout cas, l’examen des formes inférieures du
psychisme ne doit pas être négligé si l’on veut caractériser tous les
éléments de l’énergie spirituelle et préparer une régulation cognitoaffective indispensable au progrès de l’esprit scientifique. D’une
manière plus précise, déceler les obstacles épistémologiques, c’est
contribuer à fonder les rudiments d’une psychanalyse de la raison »510.
M. Von Monakow, cité par Bachelard, appelle ces individus des
psychopathes.
La première expérience est indiquée par notre penseur comme le premier
obstacle pour la culture scientifique. Dans cet obstacle, selon lui, il y a rupture et non
pas continuité entre l’observation et l’expérimentation. Pour lui, l’esprit scientifique
doit se former contre la nature, contre ce qui est, en nous et hors de nous, l’impulsion
et l’instruction de la nature, contre l’entraînement naturel, contre le fait coloré et
divers. L’esprit scientifique doit se former en se réformant.
La pensée préscientifique ne s’acharne pas à l’étude d’un phénomène bien
circonscrit. Elle cherche non pas la variation, mais la variété. Et c’est là un trait
particulièrement caractéristique. La recherche de la variété entraîne l’esprit d’un
objet à un autre, sans méthode ; « l’esprit ne vise alors que l’extension des concepts ;
la recherche de la variation s’attache à un phénomène particulier, elle essaie d’en
objectiver toutes les variables, d’éprouver la sensibilité des variables »511. L’esprit
scientifique doit sans cesse lutter contre l’image, contre les analogies, contre les
métaphores.
Bachelard conçoit la connaissance générale comme un obstacle à l’esprit
scientifique. Il suit une théorie d’abstraction scientifique vraiment saine, vraiment
dynamique. Il considère que la pensée moderne se présente vis-à-vis de la pensée
510
511
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p.19.
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, ibid., p. 21.
221
scientifique aristotélicienne comme une généralité rectifiée, comme une généralité
amplifiée ; « les corps légers, fumées et vapeurs, feu et flamme, rejoignaient à
l’empyrée leur lieu naturel, tandis que les graves cherchaient naturellement la
terre »512. Bachelard enseigne qu'il n'existe pas de corps qui ne tombent pas, tous les
corps tombent sans exception.
Pour légitimer sa thèse, Bachelard a donné beaucoup d’exemples comme
bases de la culture scientifique. Il prend à la base de la mécanique : « tous les corps
tombent ». A la base de l’optique : « tous les rayons lumineux se propagent », etc. Il
en voit la nécessité pour prouver l’inertie de la pensée capable d’avoir une
satisfaction dans l’accord des définitions. On vient donc dire que tout tombe dans le
vide, et avec l’aide du tube de Newton, on arrive à une loi plus riche : « dans le vide
tous les corps tombent à la même vitesse. »513. Cette loi marque le stade où s’arrêtent
les esprits essoufflés. Elle est si claire, si complète, si bien formée sur soi : avec cette
loi, la pensée se généralise et l’expérience a perdu son aiguillon. Pour Bachelard, la
généralité immobilise la pensée, les variables relatent l’aspect général en apportant
une ombre sur les variables mathématiques essentielles.
Bachelard critique clairement l’idée de table rase, une idée constitutive de
l’empirisme classique ; cette idée fonde une connaissance toute statique qui entrave
tôt ou tard la recherche scientifique. L’esprit scientifique peut se fourvoyer en deux
tendances contraires : l’attrait du singulier et l’attrait de l’universel. Dans le niveau
de conceptualisation, Bachelard définit ces deux tendances comme caractéristiques
d’une connaissance en compréhension et d’une connaissance en extension.
La prétention du philosophe est de créer un mot nouveau entre compréhension
et extension, pour désigner cette activité de la pensée empirique inventive. Lui voit
dans ce sens qu’une connaissance qui n’est pas donnée avec ses conditions de
détermination précises n’est pas une connaissance scientifique. « Une connaissance
512
513
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, ibid., p. 68.
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, Ibid. p. 95.
222
générale est presque fatalement une connaissance vague »514. Des habitudes verbales
sont un autre obstacle souligné par notre philosophe. Dans cette dimension, une
psychanalyse de la connaissance objective doit donc s’appliquer à décolorer, sinon à
effacer, ces images naïves. Pour lui, l’intuition première est un obstacle à la pensée
scientifique : « seule une illustration travaillant, peut aider la pensée scientifique »515.
L’idée d’une nature au XVIIIe siècle a été considérée comme une nature
homogène, harmonieuse, tutélaire qui efface toutes les singularités, toutes les
contradictions. Toutes les hostilités de l’expérience sont pointées par Bachelard
comme obstacles pour la connaissance scientifique.
On dit que la perfection des phénomènes physiques est, pour l’esprit
préscientifique, un principe fondamental de l’explication. Pour cet esprit, l’unité est
un principe toujours désiré, toujours réalisé à bon marché. Ce besoin d’unité pose
une foule de faux problèmes. Selon lui, la science contemporaine s’instruit sur des
systèmes isolés, sur des unités parcellaires. Elle sait maintenir des systèmes isolés.
Cet esprit concerne les principes épistémologiques : « la science contemporaine
affirme que les quantités négligeables doivent être négligées ». L’obstacle
substantialiste est polymorphe. Il fait l’assemblage des intuitions les plus dispersées
et même les plus opposées. On dit que la pensée préscientifique est fortement
engagée dans la pensée symbolique. Pour lui, le symbole est une synthèse active de
la pensée et de l’expérience.
La substantialisation d’une qualité immédiate saisie dans une intuition directe
n’entrave pas moins les progrès ultérieurs de la pensée scientifique, dit-il, que
l’affirmation d’une qualité occulte ou intime, car une telle substantialisation donne
lieu à une explication aussi brève que péremptoire. Elle manque de détour théorique
qui oblige l’esprit scientifique à critiquer la sensation.
Dans l’esprit scientifique, « tout phénomène est un moment de la pensée
théorique, un stade de la pensée discursive, un résultat préparé. Il est plutôt produit
514
515
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 69.
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 87.
223
qu’induit. L’esprit scientifique ne peut se satisfaire en liant purement et simplement
les éléments de description d’un phénomène à une substance, sans aucun effort de
hiérarchie, sans détermination précise et détaillée des relations aux autres objets »516.
Bachelard croit en la suprématie de la connaissance abstraite et scientifique sur la
connaissance première et intuitive. Selon lui, le poids d’une tradition apporte une
expérience substantielle et intériorisée par la vie, surtout par la vie animale. Pour lui,
la vie assimile profondément les qualités. Elle les attache fortement à la substance.
Une pensée préscientifique s’accroche à des convergences verbales,
renforcées d’impressions subjectives. Il accuse fortement l’idée de richesse
éclectique considérée comme une idée claire en soi qui a une valeur explicative
suffisant dans les domaines les plus variés.
Toujours dans la problématique de la substance, Bachelard introduit un
chapitre intitulé « psychanalyse du réaliste ». Il y montre qu’un réaliste barre son
adversaire, parce qu’il croit le réel, parce qu’il possède la richesse du réel tandis que
son adversaire, fils prodigue de l’esprit, court après de vains songes. Dans cette
optique, il affirme que : « du point de vue psychanalytique et dans les excès de la
naïveté, tous les réalistes sont des avares. Réciproquement, et cette fois sans réserve,
tous les avares sont réalistes »517.
La compréhension de notre épistémologue, c’est une connaissance objective
immédiate, du fait même qu’elle est qualitative et nécessairement fautive. Elle
apporte une erreur à rectifier. Elle charge fatalement l’objet d’impressions
subjectives. Il faudra donc en décharger la connaissance objective ; « il faudra la
psychanalyser ». Aux yeux de Bachelard, une connaissance immédiate est, dans son
principe même, subjective.
Si l’on pensait qu’une connaissance quantitative échappait en principe aux
dangers de la connaissance qualitative, pour Bachelard, la grandeur n’est pas
automatiquement objective. Il suffit de quitter les objets usuels pour qu’on accueille
516
517
Gaston, BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 123.
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 158.
224
les déterminations géométriques les plus bizarres, les déterminations quantitatives les
plus fantaisistes. Plus encore, comme l’objet scientifique revêt toujours par certains
côtés un objet nouveau, on comprend tout de suite que les déterminations premières
soient presque fatalement malvenues.
C’est avec cette conviction qu’il parle des XVIIe et XVIIIe siècles comme des
siècles qui ont expérimenté des phénomènes grâce aux découvertes microscopiques ;
le temps contemporain, les ruptures d’échelle n’ont fait que s’accentuer. Dans ce
sens, selon lui, le problème philosophique s’est révélé : « obliger l’Homme à faire
abstraction des grandeurs communes, de ses grandeurs propres ; l’obliger aussi à
penser les grandeurs dans leur relativité à la méthode de mesure ; bref à rendre
clairement discursif ce qui s’offre dans la plus immédiate des intuitions »518.
Une des exigences primordiales de l’esprit scientifique reste que la précision
d’une mesure doit se référer constamment à la sensibilité de la méthode de mesure et
qu’elle doit naturellement tenir compte des conditions de permanence de l’objet
mesuré. Mesurer exactement un objet fuyant, indéterminé, et mesurer exactement un
objet fixe et bien déterminé avec un instrument grossier, sont deux types
d’occupations vaines que rejette de prime abord la discipline scientifique.
Bachelard affirme qu’on peut aussi saisir le divorce entre la pensée du réaliste
et la pensée du savant, malgré son apparence si pauvre. Si le réaliste prend tout de
l'objet particulier dans le creux de la main, c’est parce qu’il le possède qu’il le décrit
et le mesure. Au contraire, le savant s’approche. « Les conditions de son étude, il
détermine la sensibilité et la portée des ses instruments. C’est sa méthode de mesure
plutôt que l’objet de sa mesure que le savant décrit. L’objet mesuré n’est guère plus
qu’un degré particulier de l’approximation de la méthode de mesure. Le savant croit
au réalisme de la mesure plus qu’à la réalité de l’objet. L’objet peut alors changer de
nature quand on change le degré d’approximation »519.
518
519
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 225.
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 254.
225
Les relations de l’objet aux objets sont nombreuses, et leur étude est plus
instructive. Pour être nombreuses, les relations sont soumises à des interférences et
aussitôt
l’enquête
discursive
des
approximations
devient
une
nécessité
méthodologique. « L’objectivité est alors affirmée en deçà de la mesure, en tant que
méthode discursive, et non au-delà de la mesure, en tant qu’intuition directe d’un
objet. Il faut réfléchir pour mesurer et non pas mesurer pour réfléchir. Si l’on voulait
faire une métaphysique des méthodes de mesure, c’est au criticisme, et non pas au
réalisme, qu’il faudrait s’adresser »520.
Chez notre épistémologue, dans la connaissance instrumentale primitive, ainsi
que dans la connaissance objective ordinaire, il y a le même obstacle. Le phénomène
ne se livre pas nécessairement à la mesure variable la plus régulière. Au contraire, au
fur et à mesure que les instruments s’affineront, leur produit scientifique sera mieux
défini. « La connaissance devient objective dans la proportion où elle devient
instrumentale ». On voit que l’esprit préscientifique n’a pas une nette image de la
doctrine du grand et du petit, il les mêle. Ce qui manque peut-être le plus à l’esprit
préscientifique, c’est une doctrine des erreurs expérimentales. Il abuse par ailleurs
des déterminations réciproques. Toutes les variables caractéristiques d’un
phénomène sont, d’après cet esprit, en interaction, et le phénomène est considéré
comme également sensibilisé dans toutes ses variations. Chez Bachelard, même si les
variables sont liées, leur sensibilité n’est pas réciproque. Elles ne postulent pas le
déterminisme qui passe pour indiscutable dans la période préscientifique.
Pour fonder sa thèse, Bachelard fait référence à la relation entre l’électrisation
et la température, alors que l’esprit préscientifique avait fait une interprétation du
corps qui est fausse. Les variations thermométriques sont strictement insignifiantes.
Ces scientifiques croient faire une expérience physique, mais ils font, dans de très
mauvaises conditions, une expérience sur la physique des émotions.
Selon Bachelard, l’idée directrice de la corrélation totale des phénomènes de
« l’esprit préscientifique répugne à la conception toute contemporaine dans un
520
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 254.
226
système clos. A peine a-t-on posé un système clos qu’on déroge à cette audace et
que, par une figure de style invariable, on affirme la solidarité du système morcelé
avec le grand tout »521. Il faut reconnaître l’impossibilité de l’esprit scientifique de
tout réaliser. Tout n’est pas possible, dans la culture scientifique. Bachelard fait
référence à l’esprit philosophique, il parle du droit de négliger. L’esprit scientifique
explicite clairement et distinctement ce droit de négliger. L’esprit philosophique
accuse alors l’esprit scientifique de cercle vicieux, en rétorquant que ce qui semble
négligeable est précisément ce qu’on néglige »522.
Il observe dans le niveau biologique que les tentatives de porter l’humain,
dans les formes élémentaires de la vie, sont réduites. Cette réussite de l’objectivité
biologique selon lui, devrait nous aider à surmonter la résistance actuelle qu’éprouve
l’objectivité atomique. Ce qui entrave la pensée scientifique contemporaine, sinon
chez ses créateurs, du moins dans la tâche d’enseignement, c’est un attachement aux
intuitions usuelles, c’est l’expérience commune prise dans notre ordre de grandeur.
Bachelard dit de manière décisive qu’il s’agit de rompre avec des habitudes.
« L’esprit scientifique doit allier la souplesse et la rigueur. Il doit reprendre toutes ses
constructions quand il aborde de nouveaux domaines et ne pas imposer partout la
légalité de l’ordre de grandeur familier »523. Même s’il admet l’esprit scientifique, il
reconnaît la difficulté qui existe. Il affirme : « l’abandon des connaissances des sens
commun est un sacrifice difficile. Nous ne devons pas nous étonner des naïvetés qui
s’accumulent sur les premières descriptions d’un monde inconnu »524.
Pour que l’épistémologie accepte le postulat que l’objet ne saurait être désigné
comme un objet immédiat, une véritable rupture entre la connaissance sensible et la
connaissance scientifique doit s’opérer. A son avis, particulièrement, l’adhésion
immédiate à un objet concret, saisi comme un bien, utilisé comme une valeur, engage
trop fortement l’être sensible. C’est la satisfaction intime, ce n’est pas l’évidence
521
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p. 261.
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p.264.
523
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 268.
524
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, ibid., p. 269.
522
227
rationnelle. Le besoin de sentir l'objet, cet appétit des objets, cette curiosité
indéterminée, ne correspond à aucun état d’esprit scientifique. L’enseignement de
Bachelard est que toute doctrine objective en vient toujours à soumettre la
connaissance de l’objet au contrôle d’autrui. On attend que la construction objective
réalisée par un esprit solitaire soit achevée, pour la juger dans son aspect final. On
laisse donc l’esprit solitaire à son travail, sans surveiller ni la cohésion de ses
matériaux ni la cohérence de ses devis. Bachelard propose au contraire les faits et
leurs liaisons, l’expérience et la logique. Pour lui, « la science du solitaire est
qualitative. La science socialisée est quantitative. La dualité univers et esprit, quand
on l’examine au niveau d’un effort de connaissance personnelle, apparaît comme la
dualité du phénomène mal préparé et de la sensation non rectifiée. La même dualité
fondamentale, quand on l’examine au niveau d’un effort de connaissance
scientifique, apparaît comme la dualité de l’appareil et de la théorie, dualité non plus
en opposition mais en réciproque »525.
Pour Bachelard, la science contemporaine est, de plus, une réflexion sur la
réflexion. L’Homme est homme parce que son comportement objectif n’est ni
immédiat ni local. La prévoyance est une première forme de la prévision scientifique.
Selon lui, la pensée scientifique est contre les sensations. On doit construire une
théorie de l’objectif sur l’objet. « Désormais le cerveau n’est plus absolument
l’instrument adéquat de la pensée scientifique, autant dire que le cerveau est
l’obstacle à la pensée scientifique. Il est un obstacle en ce sens qu’il est un
coordonnateur des gestes et d’appétits. Il faut penser contre le cerveau »526.
525
526
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p.289
Gaston BACHELARD, Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 299.
228
CONCLUSION
Nous avons montré dans ce chapitre que l’acte de connaître n’est pas un acte
achevé. Le relativisme se manifeste toujours dans l’acte de connaissance. Quand on
est très attentif, on peut observer que ce relativisme révèle l’incapacité de l’Homme à
trouver une méthode unique capable d’atteindre une vérité avec certitude.
Dans cette compréhension, la connaissance est perçue par Bachelard comme
inachevée, et comme rectification continuelle de ces concepts. Bachelard pense
comme Platon : « la sensation qui nous blesse ne nous instruit pas. Pas davantage
celle qui entraine une réaction fatale. Dès le début, la connaissance doit comporter un
élément spéculatif. La sensation, pour devenir représentative, doit être gratuite, on
doit pouvoir inhiber sa conclusion active »527. A partir de ce niveau de réflexion, on
arrive à la conclusion que la connaissance dans la pensée de Bachelard est perçue
comme une approximation.
La rupture avec la connaissance commune est une des exigences que chaque
philosophe doit observer pour produire une science nouvelle. On observe depuis la
période de l’Antiquité jusqu’à nos jours de constantes ruptures que la science a
connues dans son histoire. La rupture est la condition indispensable pour la
production de la connaissance scientifique. C’est sur cette rupture continue, selon
Bachelard, que se fonde une vraie science nouvelle. La science ne doit pas rompre
avec l’expérience quotidienne.
C’est dans cette condition de rupture et de rectification de concepts qu’on sera
capable d’accéder à la connaissance scientifique. La rectification avec la
connaissance commune doit toujours être présente dans la production de la
connaissance scientifique. Et dans ce processus de rupture et de rectification, ou bien
dans l’acte de connaissance, les obstacles épistémologiques sont toujours présents.
C’est dans l’acte de connaissance que se trouvent les obstacles.
527
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p. 13-14.
229
Après deSuite à cette compréhension bachelardienne sur la philosophie, la
science, la connaissance scientifique et non scientifique, et surtout après avoir étudié
les conditions de production de la connaissance scientifique et leurs obstacles, nous
allons dans le chapitre suivant parler de l’Afrique.
Devons-nous plutôt parler de la philosophie en Afrique ou de philosophie
africaine ? Quel type de philosophie a cours en Afrique aujourd’hui ? Si l’on admet
la possibilité de son existence, quelle sera la relation entre la philosophie et la
politique en Afrique ? Quelle est aujourd’hui la tâche et l’utilité de la philosophie sur
le continent noir ? Nous allons essayer de répondre à ces problématiques dans le
chapitre suivant.
230
PARTIE 3
L’ÉPISTÉMOLOGIE AFRICAINE
231
CHAPITRE 5 - LA PHILOSOPHIE AFRICAINE AUJOURD’HUI
Après cette dissertation sur le philosophe et épistémologue Gaston Bachelard,
nous arrivons maintenant au cœur de notre sujet. Le discours riche et complexe mené
jusqu’ici nous amène aisément à parler de l’Afrique. Nous allons avant tout traiter
des philosophes et de la philosophie africaine, ainsi que du rôle et de l’utilité de cette
philosophie, « sui generis ».
I. LES PHILOSOPHES ET LA PHILOSOPHIE AFRICAINE
Notre objectif ici est d’amener en quelques pages le débat sur la philosophie
africaine.
À vrai dire, nous sommes loin d’amener tout le débat ou de traiter de tous les
philosophes, qu’ils soient africains ou non, mais nous pouvons au moins évoquer
quelques-uns de ces philosophes afin d’examiner leur point de vue sur la philosophie
africaine. Nous ne choisissons d’ailleurs aucune méthode particulière pour
déterminer sur quel philosophe nous appuierons notre réflexion. C’est dans cet esprit
aléatoire que nous allons aborder la nature philosophique, ou non, de la pensée
africaine.
Pour conserver l’esprit de diversité philosophique, la seule stratégie que nous
allons utiliser est d’interroger dans ce débat les philosophes de différentes cultures et
originaires de diverses sociétés. Dans notre regard sur cette philosophie africaine,
cela permettra la rencontre entre les cultures et les sociétés…
Le deuxième point de notre débat traitera des philosophes des sociétés
européennes qui, pour une raison ou une autre, s’intéressent aux questions de la
philosophie africaine. Comme nous l’évoquons dans ce sous-chapitre, il n’est pas
nécessaire d’être natif du continent noir pour défendre la philosophie africaine.
232
L’important, finalement, est de mener une philosophie qui s’intéresse aux africains et
aux problèmes de ces peuples.
Le terme de ce débat portera sur les sociétés négro-africaines et leur «
situation socio-historique particulière ». C’est en fait dans cette direction que nous
souhaitons mener ce débat. Lorsque l’on observe le fond du continent noir, on voit
qu’il a été soumis à plusieurs années de domination coloniale. Il ne s’agit pas
uniquement d’une colonisation du territoire, géographiquement parlant, mais aussi et
surtout d’une colonisation de la mentalité locale, de la forme de pensée des africains,
de leurs désirs, de leur culture, de leur langue et de leurs us et coutumes. Comment
aborder ce peuple à qui l’on a ôté le droit d’avoir sa propre histoire ainsi qu’une
école africaine de type non-européen ? Devons-nous parler d’hommes « sans
histoire », sans culture et sans philosophie ? Avant toute chose, justement, il semble
important de retracer l’histoire et l’identité de ce peuple : ces deux piliers se trouvent
dans sa culture, source de philosophie.
Partant de ce postulat, le fils de la négritude, Léopold Sédar Senghor,
proclame: « Tous les grands hommes d’État, tous les révolutionnaires l’ont compris,
ils ont accordé la première place au problème de l’éducation, c’est-à-dire à la
culture »528.
Pour Senghor, entre culture et civilisation, il existe une différence que l’on
doit distinguer. Chez lui, « une civilisation est, d’une part, un ensemble de valeurs
morales et techniques, d’autre part, la manière de s’en servir. Ainsi la force vitale de
la philosophie, la palabre en politique, la stylisation du sculpteur, la syncope du
musicien, voilà autant de traits de la civilisation négro-africaine. La culture pourrait
être définie comme la civilisation en action, ou mieux, l’esprit de la civilisation en
action. Elle est le résultat d’un double effort d’intégration de l’Homme à la nature et
de la nature à l’Homme »529. Il y a toute une nécessité de comprendre la dialectique
de l’action de colonisation. D’une part, le colonialisme a soumis les cultures locales à
528
529
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté 1 négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p. 93.
Léopold Sédar SENGHOR, Ibidem.
233
une profonde déstructuration, d’autre part, et par conséquent, cette société colonisée
doit se restructurer. Le problème se pose au sein même de cette reconstruction, qui se
tisse non pas sur le modèle africain mais sur le modèle européen.
Dans ce sens, «la philosophie a été enseignée aux colonisés par les
colonisateurs dans cet espace scolaire, haut lieu de rencontre entre leurs deux
cultures. L’école ainsi est la justification la plus lointaine de l’intérêt pour la
philosophie en général et pour la philosophie africaine, dans le cas des Africains »530.
Selon cette logique d’idées, nous pouvons dire que la pertinence de la philosophie
des peuples bantous se trouvait d’abord dans le problème examiné par les européens
entre la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. Concernant quoi ?
Certes, on sait qu’il s’agit de «l’humanité» des africains ou des primitifs. «Sont-ils ou
non des hommes ? Ont-ils une âme ? Ont-ils ou non une pensée ? Leur pensée estelle logique ? Même logique, leur pensée est-elle philosophique »531 ? C’est cette
succession de questions que l’on trouve dans l’affirmation du caractère
philosophique de la pensée du peuple noir, qui apparaissait comme pertinente, mais
aussi comme esprit «provocant » et «révolutionnaire ».
La question de l’école et celle du statut humain des primitifs justifient l’intérêt
de notre débat philosophique. Peu à peu, il s’est vérifié que l’homme noir se révélait
capable de philosopher et également de prouver ses connaissances. De plus, ces
peuples qui se découvrent témoignent du fait qu’au lieu d’avoir une simple
représentation d’eux- mêmes, ils sont aptes à philosopher. Cette aptitude est une
véritable démonstration de leur nature, de leur capacité, de leur humanité. Elle est
également surtout une démonstration du fait que ces peuples sont composés d’êtres
humains défendant leur culture et capables de philosopher.
La philosophie africaine devient plus cohérente grâce à la thèse de l’éminent
philosophe Herbert Marcuse. Ce dernier avance en effet que « L’Homme a appris à
530
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, deuxième édition, Paris,
L’Harmattan, 2010, p. 95.
531
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 96.
234
connaître ce qui réellement ‘est’. Il agira en accord avec la vérité. L’épistémologie
est éthique par elle-même et l’éthique est épistémologie »532.
Bien sûr, Mbog Bassong parvient également à une pensée géniale quand il dit
que les africains n’ont jamais d’autre choix que de « philosopher ». Cette activité est
donc placée au premier plan sur le continent africain, dans le sens de réfléchir,
critiquer, penser la raison, constituant en soi une convenance personnelle détachée de
l’esprit communautaire. Il dit encore que « le savoir transmis de génération en
génération, avec un certain mobilisme et une fiabilité épistémologiques relativement
satisfaisants, appartient à tous et à chacun. La philosophie est centrée sur l’Homme,
sur sa capacité à restituer dans le vécu et dans la réalité institutionnelle de la vérité.
Toute vraie philosophie n’a de sens que parce que l’existence humaine se
l’approprie »533. Or, c’est dans cette progression que l’on voit « les performances des
élèves et des étudiants africains dans les classes et dans les cours de philosophie ; ils
n’ont certainement pas tardé à convaincre les professeurs européens de cette
discipline d’égale compétence à la philosophie européenne »534. On perçoit
clairement la pertinence de ce débat dont vont bénéficier non seulement les
philosophes africains, mais encore tous les intellectuels africains et non africains,
toutes « disciplines confondues ». Dans le même courant, Lalèyê remarque :
« Il suffit de rappeler que la question de l’humanité des primitifs
n’a pas commencé par porter sur l’aspect philosophique de leur pensée.
C’est l’ensemble de leur mentalité qui était suspecté d’être prélogique.
C’est l’ensemble de leurs cultures qui était considéré comme ‘barbare’,
‘sauvage’, ‘archaïque’, et ‘non civilisé’. Mais le prestige que les
Européens eux-mêmes accordaient à la philosophie au sein de leur
culture était tel qu’à leurs yeux d’abord, et aux yeux de tout autre
primitif ensuite, quiconque témoignait de son aptitude à philosopher
accédait, par ce fait même, à une indiscutable humanité. C’est, selon
moi, la raison pour laquelle tous intellectuels africains étaient curieux de
connaître la réponse que les africains initiés à la philosophie pouvaient
apporter à la question qu’ils avaient placée au cœur de leur débat. Les
532
Herbert MARCUSE, L‟Homme unidimensionnel, Traduit par Monique Wittig et l’auteur, Paris, Minuit,
1968, p 149.
533
Mbog BASSONG, La Méthode de la philosophie africaine, Paris, l’Harmattan, 2007, p. 68.
534
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 96.
235
philosophes africains eurent dès lors un public attentif, patient et
nombreux »535.
Voici donc le véritable problème de fond du débat : quels furent les
défenseurs de l’existence de la philosophie africaine et quels furent les défenseurs de
la non-existence de la philosophie africaine ? Il est important de saisir ces positions
pour comprendre pourquoi l’épistémologie en Afrique n’est pas développée. De cette
manière, nous saurons si la philosophie de la connaissance scientifique
bachelardienne est pertinente ou non pour la philosophie de type scientifique en
Afrique.
Nous devons également clarifier la confusion qui existe entre la pensée
africaine et la philosophie africaine, ayant un grand nombre de preuves au sujet de
cette polémique. Non seulement les occidentaux contestent l’existence de la
philosophie, mais encore jusqu’à aujourd’hui, certains africains continuent d’ignorer
l’existence de la philosophie et de son histoire.
Au Mozambique par exemple, existent encore, dans quelques intuitions
d’enseignement supérieur, des professeurs docteurs en philosophie enseignant la
« pensée africaine » et non la « philosophie africaine ». Ils estiment que l’une revient
à parler de l’autre.
Comprenons l’articulation de Lalèyê à propos de la distinction entre pensée
africaine et philosophie africaine, car l’une est indépendante de l’autre. « Les
africains peuvent avoir une pensée digne de ce nom sous tous les rapports sans que
cette pensée soit cependant philosophique. Ce sont ceux qui reconnaissent l’existence
d’une philosophie africaine qui se contrediraient s’ils venaient à dire ou à insinuer
que cette philosophie africaine ne serait pas une pensée »536. La philosophie africaine
correspond à une autre réalité.
535
536
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 97.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 98.
236
I.I. ANTOINE-GUILLAUME AMO537
Antoine-Guillaume Amo est l’un des philosophes africains peu connus. Il
n’accepte pas que l’esprit humain soit responsable de toutes les actions que l’Homme
réalise, et face à la distinction de Descartes entre l’âme et le corps, il la sous-entend
comme purement imaginaire. Selon Antoine-Guillaume Amo, l’insensibilité de
l’esprit signifie qu’il faut désormais tenir compte des services corporels et de toute
sensation concrète. Il fait également la distinction entre divers genres d’esprit :
l’esprit divin, l’esprit des anges et l’esprit humain. La communication entre eux reste
toujours difficile.538
Selon Menyomo, les idées d’Amo « fournissent là une véritable richesse
métaphysique capable de procéder au décollage conceptuel en Afrique noire. On a
regretté que dans son œuvre il n’y ait rien d’africain, ou blanche pour être
occidentale. Il n’est pas possible de déterminer à l’avance les limites de la pensée
négro-africaine, de telle manière qu’aucun africain ne puisse s’en écarter. Au
contraire, toute pensée sera négro-africaine si et seulement si elle est élaborée par un
africain authentique »539.
C’est une preuve claire de la capacité des africains à produire une philosophie.
Entre autre, chez Senghor et Blyden, figurent beaucoup de concepts métaphysiques.
« La philosophie est bien orientée dans des considérations politiques, mais elle ne
doit pas se borner à en être le commentaire stérile, pas plus qu’elle ne se contentera
de la voie facile : non seulement la philosophie est l’effort d’élever notre
connaissance au plus haut degré, mais ses applications doivent être pratiques. La
537
Selon le témoignage d’Ernest MENYOMO, Amo est né vers 1703 dans une ancienne ville africaine, située
sur le Golfe de Guinée (océan Atlantique) . Il arrive à Amsterdam en 1707 et a étudié à l’Université de Halle. En
1729, il soutient sa Dissertation sur les droits des Africains en Europe. Le 2 septembre 1730, il quitte
l’Université de Halle et s’inscrit à l’Université de Wittenberg, où il étudie la médicine et la philosophie. En
Avril 1734, il soutient son second mémoire De Humane mentis apatheia. Maître en philosophie, il a publié le
tractatus de art sobrie et accurate philosaphandi à Halle cf. Ernest MENYOMO, Descartes et les africains,
op.cit., p. 7.
538
Ernest MENYOMO, Ibidem.
539
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 9.
237
philosophie a pour rôle de nous élever à la perfection, qu’elle soit individuelle ou
collective »540.
Selon Amo, cité par Menyomo :
« La philosophie est une attitude de l’intelligence et de la
volonté, par laquelle nous cherchons les choses elles-mêmes de façon
précise et adéquate, avec certitude, autant qu’il se peut ; c’est par
l’application à ce genre de connaissance que l’homme peut obtenir de
progresser dans la voie de sa perfection. La définition de la philosophie
a pour genre l’attitude de l’intelligence et de la volonté. En effet, la
philosophie ne s’occupe pas seulement de l’intelligence, mais aussi de la
volonté et de ses actes. Il s’ensuit que sont dans l’erreur ceux qui
définissent, en excluant les considérations d’ordre pratique »541.
C’est dans cette lignée de conservation et de perfection que se situe la pratique
philosophique dans la pensée d’Amo dont une grande mission consiste à conserver et
à perfectionner le genre humain. Nous pouvons dire que la philosophie est la
gardienne du genre humain. Cette articulation s’accorde avec le principe traditionnel
de l’accroissement des essences.
« La conservation concerne l’existence naturelle, liée à la
connaissance et à la poursuite de la vérité, l’une et l’autre étant
recherches en une de la perfection morale, qui se trouve dans la
conformité morale de l’homme avec l’essence divine, dans la mesure du
possible ; enfin, cette conformité doit procurer le bonheur éternel de
l’esprit humain. Tels sont les buts variés de la philosophie, le dernier de
ces buts étant la perfection morale à laquelle tout le monde aspire. Ainsi
la conservation est subordonnée à la connaissance de la vérité et à
l’application à la poursuivre, lesquelles sont subordonnées à la
perfection morale qui, à son tour, dépend étroitement de la conformité
morale avec l’essence divine qui garantit la perfection morale »542.
AMO est considéré comme un philosophe africain même s’il n’a pas pensé la
philosophie africaine. Nous l’avons cité ici simplement en guise d’exemple, pour
illustrer ceux qui croient les noirs incapables de faire de la philosophie.
540
Ernest MENYOMO, Ibidem.
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 9-10.
542
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, Ibid. p. 10
541
238
I.II. TEMPELS ET LA PHILOSOPHIE AFRICAINE
Plusieurs penseurs africains et non africains ne considèrent pas le livre du Père
Tempels, La Philosophie bantoue, publié en 1945, comme point de départ du débat
sur la philosophie africaine. Certains n’acceptent même pas la philosophie bantoue
comme une réelle philosophie des peuples noirs. Pour notre part, nous considérons
cette philosophie comme point-source de la philosophie africaine générale.
Nous sommes également conscients que Tempels n’est pas un africain mais
un missionnaire européen envoyé au Congo, pour évangéliser le peuple noir. Dans la
suite de notre recherche, nous montrerons en quoi consiste l’africanité de la
philosophie africaine. Nous ferons notamment ressortir certains éléments spécifiques
: le type de production de la connaissance humaine devant obligatoirement exister (le
sujet producteur en somme), l’objet et le lieu. Ces trois éléments sont indispensables
pour la réalisation de cette recherche. À cet endroit, nous confirmerons qu’il n’est
pas nécessaire d’être africain pour produire ou adopter la philosophie africaine, mais
qu’il suffit de s’y intéresser.
Que signifie produire une philosophie s’intéressant aux africains ? Eh bien il
s’agit de disserter sur les problèmes concrets de ces peuples, comme l’a fait Tempels.
En tant que missionnaire, il était toujours en contact avec le peuple congolais, dont il
a bien compris la vie et parlé la langue. Avec lui il a chanté, il a joué, il a participé et
célébré les cérémonies funèbres. Il s’est véritablement plongé et impliqué dans la vie
de ce peuple. Sans aucun doute, il incarnait toutes les conditions pour établir les
bases d’une philosophie africaine : interpréter philosophiquement le quotidien et les
actes de ce peuple. Il ne parle pas de l’Afrique, il parle d’Afrique. Il ne parle pas non
plus de philosophie en Afrique, mais de philosophie bantoue. Voilà tout le sens du
mot « bantou » : force, vie, être, ontologie.
Selon Tempels, l’ontologie bantoue est la force vitale. Selon lui, « comme
Saint Thomas relie l’être crée ou non-crée intrinsèquement à l’entité même dans
239
l’être existant, ainsi les Bantous relient intrinsèquement dans chaque être vivant, la
notion de force de vie à celle de l’entité même »543.
La philosophie occidentale voit la force comme un attribut, mais pour les
africains, la force elle-même est un élément indispensable de l’être. Elle est
nécessaire. Lalèyê trouve que le concept de l’être chez les Bantous est une notion
composée dont il donne l’explication suivante : « l’être est ce qui possède la force
[…], l’être est force »544. C’est dans ce sens que Tempels formule sa propre théorie
de force. On comprend facilement que cette notion ou cette théorie de force constitue
la base de sa philosophie bantoue. « C’est un minimum qu’il faut admettre, sous
peine de ne pas comprendre les Bantous […], l’être est force, la force est être. Notre
notion d’être c’est « ce qui est », la force qui est. Là où nous pensons le concept être,
eux se servent du concept de force. Là où nous voyons des êtres concrets, eux voient
des forces concrètes. Là où nous dirions que les êtres se distinguent par leur essence
ou nature, les Bantous diraient que les forces diffèrent par leur essence ou nature. »545
C’est dans cette formulation, comme dans l’ontologie bantoue, que l’Homme est
connu comme une « force de vie ». La vie dans ce sens est une intensité variable.
« La force de vie humaine et même les forces de vie inférieures sont par essence
intérieurement susceptibles de raffermissement essentiel, intérieur, d’affaiblissement
et de dégénérescence »546.
Tempels pense que cette théorie de force est une théorie pratique et
universelle. Par ailleurs, trois lois ontologiques légitiment la praticité et l’universalité
de la force. La première de ces lois « est que la force de vie du vivant peut agir
métaphysiquement sur la force de vie d’un autre vivant. La deuxième est que la force
de vie du vivant peut agir sur les forces de vie inférieures notamment celles des
animaux, des plantes et des êtres matériels. La troisième est que la force vitale de
l’Homme vivant peut agir indirectement, par le truchement des forces de vie
543
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 100.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
545
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
546
Issiaka-Prosper L. Lalèyê, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p.101.
544
240
inférieures des animaux, des plantes et des êtres matériels, sur la force de vie d’un
autre vivant »547.
Pour Tempels, « l’être est force » dans sa qualité de force. L’être peut croître
ou décroître, il peut se renforcer ou s’affaiblir, s’épanouir ou dégénérer. C’est dans
cette capacité et cette qualité d’être que Tempels trouve la clé de la compréhension
du peuple bantou. Comme le souligne Lalèyê, la théorie de Tempels n’est qu’une
hypothèse. Lalèyê déclare : « ne pas avoir […] l’intention de convaincre les
Européens que, dans l’ordre naturel ou dans l’ordre scientifique, rationnel, il existe
un renforcement ou une diminution de l’être, comme le croient les Bantous […] on
doit (donc) examiner, en premier lieu, la valeur ethnologique de ce livre. S’il paraît
reposer sur une erreur ethnologique, tout le reste s’effondrera et il ne mérite plus
dorénavant qu’on en parle »548.
I.III. FRANZ CRAHAY (1923-1988)
Le 19 mars 1965, vingt ans après la publication du livre La philosophie
bantoue du Père Tempels, le philosophe belge Crahay a donné une conférence à
l’Institut Goethe de Kinshasa, intitulée Le décollage conceptuel : condition d‟une
philosophie bantoue549. Dans cette conférence, Crahay refuse publiquement
l’existence d’une philosophie bantoue car selon lui, la philosophie bantoue n’existe
pas encore. Il établit alors cinq conditions qui permettraient l’existence de cette
philosophie…
La première condition indiquée est un « personnel qualifié » : l’existence d’un
personnel bien initié à la philosophie. « Les philosophes bantous, natifs ou importés,
en nombre suffisant »550. Il demande aux universités de recruter les premiers
philosophes bantous qui devront « être orientés vers l’anthropologie culturelle et la
547
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions Sur la philosophie africaine, op.cit., p. 101.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
549
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 103.
550
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, ibid., p. 103.
548
241
philologie africaine. La fonction dévolue à ces deux disciplines est d’être des
disciplines éveilleuses »551.
La deuxième condition pour qu’une philosophie bantoue existe est la
disposition « d’instruments d’analyse, de leviers, de réflecteurs » indispensable pour
l’instauration et le renouveau philosophique. Selon Crahay cité par Lalèyê, la
philosophie « ne répond jamais à une urgence vitale et il ne peut pas y avoir de
philosophie digne de ce nom sans l’acceptation délibérée d’un métissage culturel
bien conçu »552.
La troisième condition concerne l’édification de la philosophie bantoue,
l’existence de l’« inventaire des valeurs à sauver ». De quelles autres valeurs parle-til ? La question ne se pose pas : les inspirations et symboles déjà existant doivent être
préservés et constituent la base d’une réflexion philosophique bantoue.
En effet, ce n’est que sur ces mêmes valeurs que peut s’instaurer la
philosophie bantoue. Il est inutile de perdre son temps à chercher d’autres valeurs.
Où va-t-il trouver les autres valeurs ? Hors de la culture propre à ce peuple existant
déjà ? « Ce ne sont pas des affirmations toutes faites, des représentations figées ou
quelques systèmes de catégories rigides trop aisément ébranlées par l’expérience
scientifique et technique ; ce ne sont pas non plus des mythes artificiellement
réaffirmés au milieu d’un monde technoscientifique qui ne cesse de les démentir »553.
Quant à la quatrième condition, Crahay se sert de l’expression « décollage
conceptuel empruntée à l’aéronautique ». « En deux mots […] ‘décoller’ voudrait
dire entrer décidément dans l’âge de la réflexion achevée, critique, authentique et
constructive »554. Ce décollage, selon son point de vue, consiste en des ruptures de
concepts établis afin de permettre au philosophe bantou de pratiquer une philosophie
bantoue.
551
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, ibid., p. 104.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
553
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op. ct., 104.
554
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
552
242
La première rupture en question doit être effectuée à partir du mythe. Selon
Crahay, cité par Lalèyê, il s’agit « […] de décoller franchement du mythe ; pour la
conscience réflexive de se déprendre de la conscience mythique […] la dissociation
du sujet et de l’objet, condense en elle le passage à la réflexion »555. Crahay a
cependant commis deux erreurs en parlant d’une réflexion achevée. Ceci est grave
car une réflexion de type philosophique ne peut jamais être considérée comme
achevée. Bachelard a déjà démontré qu’une réflexion philosophique doit toujours
être ouverte. L’ouverture de la réflexion philosophique se comprend au niveau de la
multiplicité de son objet et de la multi- dimensionnalité du savoir humain.
Dans notre dernier chapitre, nous allons montrer clairement la problématique
de l’applicabilité du concept de rupture. Celle-ci ne doit pas être comprise comme
une coupe, mais comme une rénovation, une transformation, une réinvention. Dans le
même discours, nous évoquons avec l’épistémologue français Gaston Bachelard non
pas une discontinuité continue, mais une continuité discontinue. Selon lui, nature et
surnature, action technique et acte religieux, concret et abstrait, chose nommée et non
nommée, rapport magique et rapport cognitif, temps et espace similaires devront à
leur tour faire l’objet de ruptures, mais uniquement dans le sens évoqué.
La dernière condition de Crahay implique deux aspects dans lesquels le
philosophe bantou ne doit pas tomber : « celle des court-circuits d’une part et celle
du culte de la différence d’autre part. » Lalèyê avance l’idée qu’une philosophie de
l’immédiat est une démonstration de l’immédiat ou une théorie unitaire du corps
conscient qui abolit la distinction classique de l’âme et du corps. Crahay, quant à lui,
reconnaît le souci du peuple de l’Afrique noire d’affirmer son originalité et de
marquer sa différence dans le monde. Mais selon lui, un tel souci ne peut pas
favoriser la réflexion mais « rester auxiliaire ; il ne doit pas devenir une fin en soi, il
risque alors de vicier à la base toute l’entreprise culturelle »556.
555
556
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, ibid., p. 105.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 106.
243
C’est sans doute à partir de cette base que le philosophe belge a réfléchi à son
projet sur la philosophie bantoue, qui ne lui semble pas très réelle. En tous cas, il
demande « aux intellectuels africains de ne pas continuer à s’interroger sur la
bantouité, mais de s’attaquer plutôt à des problèmes philosophiques, et en ayant pour
ambition de contribuer au progrès de la philosophie autrement que sous la forme
d’inventaires surévalués ou de témoignages trop complaisamment reçus »557. En quoi
consisteraient de tels problèmes philosophiques, si l’on ne s’interroge pas sur la
« bantouité » ? Car finalement, la vérité de la philosophie africaine repose
précisément au sien de cette bantouité et le philosophe africain doit évidemment
continuer à s’interroger sur lui-même pour trouver les vérités fondamentales
existentielles du peuple noir.
I.IV. ALEXIS KAGAME
Le philosophe Alexis Kagamé s’est également penché sur la philosophie
africaine. Selon lui elle existe aussi bien que la philosophie grecque. Avec lui, la
conception change et l’on distingue deux périodes dans sa pensée : la première
correspond au moment où il a repris le projet entrepris par le Père Tempels,
consistant à démontrer et à défendre l’existence de la philosophie bantoue ; la
deuxième commence au moment où il se place en tant qu’ethnophilosophe et où il
publie, en 1971, son article Un usage essentiellement descriptif, en dehors de toute
polémique. Selon cette ligne de conviction, il a publié son premier livre, Philosophie
bantou-rwandaise, en 1956, ainsi que La philosophie bantoue comparée en 1976.
Dans chacune de ses œuvres, la pensée du Père Tempels est présente. Son objectif est
de montrer l’efficacité de la philosophie africaine, la langue et la culture rwandaise y
figurant au premier plan. En réalité, Alexis Kagamé établit une philosophie comparée
à partir des éléments de la culture, notamment des éléments linguistiques pour
l’édification de la philosophie bantoue. Ainsi en témoigne Jacques Chatué à travers
557
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
244
ces mots : « à saisir philosophiquement notre culture à partir d’un seul de ses
éléments, à savoir l’élément linguistique, et à partir d’un seul contexte, le contexte
bantou-rwandais »558.
À la question de savoir si son pays, le Rwanda, a donné naissance ou non à de
vrais philosophes, la réponse de Kagamé est double. Il commence par la négative,
voyant sa culture incapable de donner une dimension de réflexion philosophique :
« notre culture ne permettait pas à nos mémorialistes, poètes et autres penseurs, de
prendre conscience des problèmes philosophiques et d’en systématiser les données.
On ne peut donc pas parler de philosophies rwandaises »559. Après cette réponse
négative, il change d’avis et observe le fond de sa culture en répondant alors
affirmativement, comme en témoigne Lalèyê : « en considérant les choses ‘sous un
autre angle’, on peut bien parler de philosophie rwandaise. Mais il ne peut être
question que de philosophes rwandais intuitifs : ‘c’est-à-dire qui ont pénétré dans les
problèmes fondamentaux des êtres, en ont fixé une terminologie adéquate, mais sans
prendre effectivement conscience du rôle qu’ils jouaient’ »560.
Dans Philosophie bantoue-rwandaise, l’analyse se limite toujours à la langue
« kinyarwanda ». Mais dans son deuxième livre, Philosophie bantoue comparée, il
ouvre une nouvelle dimension dans laquelle il offre une vision plus panoramique et
fait la distinction entre l’ethnologie et la philosophie. À ce moment-là il reconnait :
« Que la source la plus importante qu’il lui faut utiliser est
constituée par la linguistique et que de ce point de vue, ‘une grammaire
scientifique, un dictionnaire aussi complet que faire se peut et un livre
rationnellement comparé constituent pour chaque groupe ethnique et sa
culture de précieux outils de travail. Il ne lui échappe pas que
l’ethnologie n’est pas la philosophie. Les fables, les contes, les
proverbes, la divination, la magie, certaines conceptions religieuses, en
tant que documents institutionnalisés sont susceptibles de renfermer des
assertions d’ordre philosophique »561.
558
Jacques CHATUE, Basile-Juléat FOUDA, Idiosyncrasie d‟un philosophe africain, Paris, L’Harmattan,
2007, p. 39.
559
Issiaka-Prosper, L. LALEYE, 20 Questions Sur la philosophie africaine, op.cit., p. 107.
560
Issiaka-Prosper, L. LALEYE, Ibidem.
561
Issiaka-Prosper, L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op. ct., p. 108.
245
En parlant de la philosophie africaine et de celle de l’occident, Alexis Kagamé
déclare qu’on ne doit pas refuser cette réalité car les liens entre la culture européenne
et africaine étaient très forts et « profondément marqués ». Selon lui, la philosophie
européenne est pour tout chercheur africain un « cadre inspirateur ». Cela signifie
que la philosophie européenne doit servir de point de départ. Elle peut transmettre un
savoir ou établir une communication entre les deux cultures, comme Platon et Thalès
en Égypte.
Alexis Kagamé a bien formulé les lois métaphysiques de la pensée bantoue
mais nous n’allons pas les évoquer ici. Contrairement au Père Tempels, auteur
« d’idée d’être » et de « force vitale », Kagamé « parle désormais de propriétés, de
puissances
occultes,
d’existant,
d’intelligence
ou
d’être-non-doué-de-la-
connaissance »562. Mais il s’est toujours concentré sur l’ontologie bantoue. Dans la
réflexion d’Alexis Kagamé, toute une tentative de se distinguer de Tempels se
dessine. Celui-ci parle de « force de vie », alors que Kagamé parle de « force
vitale » : au fond les deux expressions expriment la même idée. Selon Lalèyê, « il
est possible d’admettre que les expressions ‘hypothèse des forces’, ‘théorie de forces’
et même ‘forçologie’ expriment à peu près une même idée. En 1976, c’est
l’expression ‘force vitale’ qui était à la mode chez tous les auteurs qui s’attelaient à
décrire la philosophie bantoue soit pour en affirmer, soit pour en nier l’existence.
C’est pour cette raison que c’est à l’expression ‘force vitale’ que Kagamé consacrera
son effort d’analyse philosophique »563.
Ainsi, le reproche fait par Alexis Kagamé à Tempels repose sur deux
méprises. La première méprise provient du fait que Tempels étend à tous les Bantous
ce qu’il n’a pu constater ethnographiquement parlant que chez les Baluba-Kasaï. La
seconde est liée au fait que Tempels attribue aux Bantous seuls ce qui, à la vérité, est
562
563
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions Sur la philosophie africaine, op. ct., p.110.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
246
une propriété de tout le genre humain, à savoir la quête de la force et du
renforcement de la vie564.
Dans une autre partie, Kagamé adresse un reproche aux Bantous eux-mêmes.
Ce reproche est :
« D’attribuer à des sorciers, des trépassés, des esprits imaginaires
supposés d’origine non humaine, la diminution ou le renforcement des
forces. Alors dans les cultures plus éclairées, la nature exacte des
maladies est connue et les médicaments appropriés inventés pour être
administrés par des médecins dûment formés pour œuvrer dans des
hôpitaux construits à cette fin. C’est pourquoi, tout en reconnaissant que
le livre de Tempels ‘fourmille de données de valeur dans le cadre des
sciences ethnologiques’, Kagamé estime que ce livre aurait dû être
présenté comme des ‘cogitations personnelles de l’auteur’. Il a donc été
‘mal intitulé’. De l’avis de Kagamé, les deux thèses en présence (chez
Kagamé et chez Tempels) sont diamétralement opposées »565.
564
565
Issiaka-Prosper, L. LALEYE, 20 Questions Sur la philosophie africaine, ibid., 111.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, Ibidem.
247
II. POUR UNE PHILOSOPHIE AFRICAINE
Pour clarifier l’expression « Philosophie Africaine », notre intérêt n’est pas de
reprendre un débat sur la philosophie africaine en tant que tel, étant donné que
demeure depuis longtemps la vaine question sur l’effective existence de la
philosophie africaine. Notre objectif vise plutôt à démontrer qu’elle existe
effectivement, et de quelle façon existe-t-elle en Afrique. En même temps, nous
n’ignorons pas le débat sur l’existence de cette philosophie car il s’agit d’une
question d’histoire changeant suivant l’époque.
De nos jours, nous ne devons pas douter de l’existence de la Philosophie
Africaine. Je suis moi-même personnellement passé par cette phase de doute. Mais
en janvier 2012, j’ai décidé d’entamer une recherche dans plusieurs pays d’Afrique
pour étudier la situation des universités africaines dans le domaine de la philosophie,
et surtout celui de la philosophie de connaissance scientifique, en vue d’apporter une
réponse à la question fondamentale posée par la présente recherche.
J’ai eu l’opportunité de pousser ma recherche au sien de l’ancienne Faculté de
Philosophie des Pères jésuites à Canisius-Kimwenza, à la Faculté de Philosophie de
l’Université Catholique de Kinshasa, au Département de Philosophie de l’Université
de Kinshasa et celui de l’Université de Lubumbashi, où Placide Tempels a publié son
premier livre. J’ai également passé un mois à l’Université du Caire et celle
d’Alexandrie, en Égypte, ainsi qu’à la grande Bibliothèque d’Alexandrie. Je me suis
enfin rendu à l’Université Cheikh-Anta-Diop de Dakar au Sénégal, pour une période
d’un mois également. Ces voyages académiques avaient toute leur importance dans
la mesure où ils m’ont permis de trouver des réponses, mais aussi parce qu’ils ont été
l’occasion de me mettre en contact avec de nouveaux ou différents nomoi (cultures),
comme dirait Platon. Finalement, ces expériences m’ont permis de sortir de la
« caverne » en ce qui concerne la Philosophie Africaine. En même temps, elles ont
été l’occasion de consolider mes connaissances sur le sujet.
248
On ne doit pas douter de cette réalité : en Afrique, il y a la philosophie mais il
y a aussi les philosophes en « production progressive », comme l’a rappelé NgomaBinda. Quelle est la responsabilité de la philosophie ? Cette question est importante à
poser car l’on sait aussi que la philosophie n’a pas d’autre but que d’« aider
l’humanité à détecter, à définir et à affirmer ses questionnements et non à trouver des
réponses à ceux-ci […], elle tend à aider l’humanité à devenir responsable »566. C’est
dans ce sens que le philosophe mozambicain Severino Ngoenha dit que la mission de
la philosophie est de liberté la société. Nous savons cependant que les philosophes
n’ont jamais pu se montrer unanimes sur la définition de celle-ci… Lorsque l’on tend
le regard vers l’histoire de la philosophie, on confirmer les deux notions de
« multiplicité et diversité de la philosophie ». C’est dans cette ligne même que
Bachelard a toujours défendu une philosophie ouverte : « nous définirons la
philosophie des sciences comme une philosophie dispersée, comme une philosophie
distribuée »567. Pour Ngoma-Binda, la philosophie « se présente, à travers son
histoire, selon des figures multiples, variées, complémentaires, parfois témoignant
d’un raffinement progressif mais, plus souvent contradictoires »568.
La philosophie, avec ce caractère de multiplicité, est la même que celle où
l’on peut voir que l’objet n’est pas limité. Tout peut être objet de réflexion
philosophique. « En théorie, elle réfléchit, selon les dictionnaires, sur la totalité du
réel mais, en pratique, elle se donne des objets privilégiés, à savoir l’Absolu (Dieu),
le Monde comme cosmos et comme physis, ainsi que l’Homme comme être advenu
et toujours en route, c’est-à-dire comme existence et finalité »569.
On peut aussi voir la particularité de la philosophie en ce qui concerne sa
méthode. Bien que tout thème existant soit objet de réflexion, elle ne s’arrête pas à
des faits présumés et
à « des autorités dogmatiques quelconques ». D’après ce
principe, Binda a déclaré que la philosophie sous-entend une double quête de savoir,
566
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 18
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p.12.
568
Elie Phambu NGOMA-BINDA, La Philosophie africaine contemporaine : Analyse Historico-critique,
Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 1994, p. 18.
569
Elie Phambu NGOMA-BINDA, La Philosophie africaine contemporaine, ibid., p.19.
567
249
la vérité et la sagesse, et ceci au travers d’une double attitude complémentaire, à la
fois « métaphysique et éthique ». On comprend à première vue que la philosophie
africaine s’intéresse aux mêmes concepts de base que ceux de la philosophie au sens
large.
Qu’est-ce que la sagesse pour le Bantou ? Placide Tempels la définit ainsi :
« c’est la vue pénétrante de la nature des êtres, des forces ; la vraie sagesse est la
connaissance ontologique. Le sage par excellence, est donc Dieu, qui connait tous les
êtres, qui pénètre la nature et la qualité de leur énergie »570. C’est à partir de là que
Ngoma-Binda a proposé sa définition de la philosophie : « La philosophie est comme le
lieu de coïncidence de la méthode et de la finalité, de la métaphysique et de l’éthique, de la
vérité et de la sagesse. Autrement dit, toute philosophie est une métaphysique, au sens d’une
pensée rationnelle rigoureuse en quête de vérité à propos de l’homme, afin de donner un
sens, éthique, à l’existence de l’homme, compris comme être de transcendance ou, plus
principalement, en tant que socialité »571.
Voilà une magnifique compréhension de la définition de la philosophie qui
donne à celle-ci un champ très vaste. L’autre élément important dans cette définition
est le fait de positionner l’Homme comme centre d’intérêt. On ne peut,
effectivement, mettre de côté le sujet de l’Homme. La philosophie existe où
l’Homme existe, et où il existe, la philosophie existe aussi. C’est ainsi que tout le
monde doit comprendre la multiplicité de la philosophie et surtout de la philosophie
africaine. Elle correspond d’ailleurs à la multiplicité des genres humains…
Nous devons donc prendre en compte cette multiplicité. Quand nous parlons
de cette diversité de philosophie, ou quand nous disons que chaque genre humain a
sa propre philosophie, cela ne signifie pas qu’elle n’ait pas d’exigences. Elle doit
garder sa spécificité d’interrogation rationnelle et rester critique sur la réalité en
général. Elle doit encore effectuer un travail de sélection, car tout n’est pas produit
philosophique, mais tout peut être abordé philosophiquement. Il est nécessaire
570
R, p. Placide TEMPELS, La Philosophie bantoue, trad. par A. Rubbens, Paris, Présence Africaine, 1965. p.
49
571
Elie Phambu NGOMA-BINDA, La Philosophie africaine Contemporaine, op.cit., p. 19.
250
d’établir
une
relation
entre
les
travaux
philosophiques
et
les
études
« anthropologiques » ou « sociologiques ».
Qui doit produire la philosophie africaine ? Comment doit-on comprendre la
philosophie africaine ? On continue encore aujourd’hui de croire qu’elle n’existe pas,
comme l’avait prétendu Hegel. Or, dans la mesure où la philosophie est seconde,
c’est-à-dire « qu’elle est fille de chaque civilisation et qu’il n’est point de société
sans civilisation, on peut dire que chaque peuple ayant une histoire possède sa
philosophie »572. N’oublions pas le témoignage du Père Tempels : « les notions
transcendantales et universelles de l’être et de sa force, de la croissance, de l’action,
des rapports et des influences réciproques des êtres constituent la philosophie bantou.
Ce domaine est ouvert à l’intelligence commune de tout muntu normal »573. Le mot
muntu est important et fort en Afrique car il signifie « personne, individu ». Ici,
Tempels défend l’idée que tout muntu (individu) normal est capable d’accéder au
domaine de la connaissance humaine car celle-ci est de toute façon ouverte à tout
« muntu en ma langue Sena ».
Nous sommes d’accord avec les professeurs Ruch et Anyanwu lorsqu’ils
soutiennent que « la philosophie y est définie, à la fois, comme science et comme art,
comme raison et comme sagesse. Ni rationalisme ni mysticisme. La voie réaliste et
pertinente est donc d’introduire la raison dans le mythe ou de restaurer la dimension
mythe pour la raison »574. Ils avaient bien compris la diversité de la philosophie
souhaitée par Bachelard, soit dans la formule suivante : « c’est donc à notre avis au
niveau de chaque notion que se poseraient les tâches précises de la philosophie des
sciences. Chaque hypothèse, chaque problème, chaque expérience, chaque équation
réclameraient sa philosophie. On devrait fonder une philosophie du détail
épistémologique, une philosophie scientifique différentielle qui ferait pendant à la
philosophie intégrale des philosophes »575.
572
CHINDJI-KOULEU. Négritude, philosophie et mondialisation, Yaoundé, éditions CLÉ, 2001, p. 20.
R.,P., TEMPELS. La Philosophie bantoue, op.cit., p.53.
574
Elie Phambu NGOMA-BINDA, La philosophie africaine contemporaine, op.cit., p. 34.
575
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 14.
573
251
Nous ne sommes pas d’accord avec le fait que la philosophie africaine soit
« proposée ou enseignée à un natif d’Afrique, sur l’Afrique, et traitant des problèmes
africains »576. Il n’est pas nécessaire de fermer le sujet à ce point. L’important reste
que cette philosophie doit se tourner vers la réalité concrète des Africains, de leur vie
quotidienne. C’est à ce niveau de réflexion que nous devons nous poser la
question que voici : quelle est la spécificité de la philosophie africaine ? À partir de
là, il sera plus clair d’établir qui doit pratiquer la philosophie africaine, qu’il soit natif
africain ou non.
Lalèyê a étudié plusieurs penseurs pour traiter la question et pour lui, au lieu
de parler de l’expression « spécifiquement africaine », on doit avant tout observer
trois propositions fondamentales : « la philosophie en question a pour sujet
producteur des africains »577. L’africanité de la philosophie africaine dépend de la
personne qui a produit, et que nous appelons le « sujet producteur ». Dans cette
même idée, Lalèyê propose deux dimensions. La première est « la formation
philosophique préalable des producteurs » tandis que la seconde est « la nature
philosophique de leur discours ». La préoccupation majeure de la production
philosophique « n’est pas d’être fiers, heureux ou malheureux d’être Africains. Ce
sera plutôt, tout Africain doit produire la meilleure philosophie possible »578.
Voilà comment Lalèyê résout le malentendu de quelques philosophes
considérant que la philosophie africaine peut être produite simplement par les natifs
africains. La première vigilance est la formation qu’a reçue ce producteur : dans quel
domaine est-il formé ? Nous ignorons la formation de nombreux philosophes, à
commencer par Thalès de Milet et Socrate. Quel était leur niveau scolaire ? Et
pourtant, ce sont des penseurs incontournables.
La deuxième proposition de Lalèyê porte sur l’objet « à propos duquel on
produit de la philosophie, c’est dire que cette philosophie s’intéresse aux Africains
dont elle s’efforce de traiter, selon des procédés qui lui sont propres, en tant que
576
Elie Phambu NGOMA-BINDA, La Philosophie africaine contemporaine, op.cit., p. 34.
Issiaka-Prosper L., LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 27.
578
Issiaka-Prosper L., LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 28.
577
252
philosophie, quelques-uns des problèmes majeurs »579 de cette philosophie, en
l’occurrence la philosophie africaine. L’objet est important pour déterminer
l’africanité de la philosophie africaine car c’est lui qui détermine l’universalité de
quelque philosophie et son appartenance à une société déterminée. L’on ne produit
pas de philosophie africaine si son discours, son objet, ne s’intéresse pas aux
africains, même si le philosophe est un natif local. Si l’on ne s’efforce pas de traiter
quelques-uns des problèmes majeurs africains, alors on ne fait pas de philosophie
africaine. Nous pouvons sans aucun doute situer le point de départ de la philosophie
africaine dans la situation concrète des africains. Et c’est sur cette compréhension
que nous devons insister, en précisant qu’« il est parfaitement possible que tout en
adoptant des procédés reconnus comme philosophiques pour aborder et traiter des
problèmes par ailleurs reconnus comme africains, les auteurs d’un tel travail ne
soient cependant pas des africains, pour ce qui serait de leur appartenance à un pays
africain ou à une société africaine. Nous sommes alors tenus d’envisager le cas d’une
philosophie africaine par son objet, mais produite par un sujet non africain »580.
La troisième proposition qui peut légitimer l’africanité de la philosophie est le
« lieu » géographique. En effet, le « lieu » n’est pas déterminant comme nous l’avons
déjà expliqué. On peut tout à fait vivre en France mais s’intéresser aux problèmes des
africains, de même que l’on peut vivre en Afrique et s’intéresser aux problèmes
européens. On doit prendre connaissance du lieu du sujet producteur mais aussi de
l’objet étudié. Sur ce principe, nous pouvons dire que l’existence d’une philosophie
typiquement africaine est possible dès lors que l’on observe les trois propositions
mentionnées ci-avant, à savoir « le sujet producteur, le lieu et l’objet de la
production ». La question qui subsiste est de savoir, au niveau de l’utilisation de la
philosophie dans le contexte africain et dans le contexte européen, s’il existe une
différence lorsque l’on applique le concept de philosophie africaine et le concept de
la philosophie occidentale. La réponse est « certainement ». Nous avons évoqué les
579
580
Issiaka-Prosper L., LALEYE, Ibidem.
Issiaka-Prosper L., LALEYE, Ibidem.
253
trois propositions rendant légitime l’africanité de la philosophie africaine : comment
parler de la production philosophique sans connaitre le sujet, l’objet et le lieu ?
Pour produire de la philosophie, il faut respecter les caractéristiques du mode
de production philosophique, c’est-à-dire un objet en tant que matière, à laquelle
s’appliquent ces procédés et une finalité que l’action philosophique doit réaliser. Et il
sera possible de distinguer chaque société à travers le sujet, l’objet et des méthodes
clairement différentes, car la philosophie dépend de chaque société et de leurs
finalités.581
Dans la même ligne de pensée, Lalèyê a fait la remarque intéressante que
voici :
« L’élément de différence contenu dans la référence à l’Afrique
et à l’Occident se retrouvera tel quel au niveau des objets respectifs de
ces deux philosophies. Ainsi, tout en tenant pour assurer le fait que la
philosophie africaine et la philosophie occidentale sont des philosophies,
la différence que l’on pourra trouver entre elles se situera aux niveaux
des différents problèmes et éventuellement des différentes solutions que
ces philosophies ont produits, chacune dans son contexte »582.
Certes, on doit comprendre clairement que la philosophie est un domaine de
connaissance humaine, qu’elle peut être produite par tout individu et qu’elle n’est pas
une connaissance exclusivement réservée à la société occidentale. Mais il faut
observer aussi toutes les caractéristiques de sa production. Par ailleurs, Lalèyê a tenté
de formuler une définition de la philosophie africaine : « la philosophie africaine
m’apparaît comme l’ensemble des séquences de rationalité que les Africains ont
insufflées et continuent d’introduire dans leur vécu »583. C’est dans cette
compréhension de la philosophie africaine qu’il déclare que « la rationalité est
l’ensemble des raisons que l’intelligence humaine se donne pour comprendre un
581
Cfr. Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 30.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 31.
583
Issiaka-Prosper L., LALEYE, 20 Questions sur la Philosophie Africaine, Ibid., p. 40.
582
254
phénomène ou une série de phénomènes. C’est parce que ces raisons sont liées,
reliées et forment une chaîne que je les appelle séquences »584.
Ajoutons que pour produire une connaissance philosophique, comme tout
autre savoir humain, la formation n’est pas nécessairement déterminante. N’oublions
pas l’exemple de Socrate et d’autres philosophes anciens qui n’ont pas reçu de
formation philosophique mais qui ont tout de même produit une philosophie faisant
l’objet des études d’aujourd’hui. D’autre part, reconnaissons que pour notre époque,
la formation philosophique est importante si l’on souhaite soutenir les éléments
fondamentaux dans ce domaine.
Chaque peuple a sa philosophie , tout autant que l’histoire de cette
philosophie. Les africains ont la leur également, au même titre que les occidentaux.
Tout témoignage atteste le développement progressif de la philosophie dans toutes
les parties du monde et l’on peut parler de la philosophie chinoise, hindoue, orientale,
européenne, etc.
Plusieurs penseurs estiment qu’il est irréaliste pour les africains de produire
une philosophie digne de ce nom. Ils soutiennent que le continent africain est riche
de mythes, de légendes, de proverbes, mais que toutes ces croyances discréditent
précisément la possibilité d’une philosophie du continent noir. Il est nécessaire
d’expliquer que tout cela ne doit pas constituer un obstacle : les mythes et les
légendes ordonnent les différents éléments de l’univers physique, mental et
spirituel de chaque groupe humain. Certes, les mythes ne contiennent aucune part de
rationalité mais ils sont « la marque spécifique de l’esprit humain et constituent pour
l’intelligence de l’Homme une sorte de patrimoine dans lequel la pensée puise les
matériaux de son élan et de ses différentes conquêtes »585.
« La formation des sujets producteurs [de la Philosophie Africaine], l’état et le
moment de sa production »586 légitiment cette philosophie. La formation représente
584
Issiaka-Prosper L., LALEYE, Ibidem.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la Philosophie Africaine, op.cit., p.40.
586
Issiaka-Prosper L., LALEYE, 20 Questions Sur la Philosophie Africaine, Ibid., 41.
585
255
le passé et le moment de production représente le présent. On distingue deux types de
producteurs de la philosophie africaine : l’un provient de la « formation
philosophique préalable sanctionnée par des diplômes » (c’est la première catégorie
de producteurs de la philosophie classifiés comme professionnels) tandis que pour le
second, il s’agit de « producteurs occasionnels qui ne revendiquent aucune formation
philosophie préalable mais qui n’en produisent pas moins dans leurs essais, leurs
romans et leurs analyses théoriques de tous genres portant sur les vies littéraires,
économiques, politiques et culturelles africaines des séquences de rationalité que l’on
est contraint d’inclure dans la philosophie africaine »587. On peut dire que l’état de la
production philosophique africaine est lié au statut professionnel ou occasionnel des
ses producteurs, « car la production philosophique des philosophes africains
occasionnels est diffuse pendant que celle des philosophies professionnels peut être
considérée comme concentrée. Cette concentration est aussi bien thématique que
textuelle, les philosophes professionnels ayant l’habitude de choisir des thèmes
philosophiques et de leur consacrer des textes plus ou moins étendus et plus ou moins
accessibles aux lecteurs ordinaires »588.
En ce qui concerne le cheminement du moment de la production de la
philosophie africaine, qui reste toujours « diffuse », « concentrée », « occasionnelle »
et « professionnelle ». C’est sous cette forme qu’il présente les deux aspects
principaux de la philosophie africaine : la forme diffuse, fossilisée, passée et
présente ; et la forme consciente, concentrée, académique et produite par des
lettrés.589
Beaucoup des penseurs considèrent la période du VIe au IIIe siècle avant J.-C.
comme celle pendant laquelle la philosophie acquiert progressivement la
reconnaissance et le prestige attachés aux grandes figures de son histoire : Pythagore,
587
Issiaka-Prosper L., LALEYE, Ibidem.
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op. cit., p. 41.
589
Cf. Issiaka-Prosper L., LALEYE, Ibidem.
588
256
Socrate, Platon, et Aristote. Ils connaissaient l’Égypte et avaient pour sa culture et sa
pensée un respect profond, voire de l’admiration590.
Nous savons que certains philosophes comme Hegel ne reconnaissaient pas la
capacité des autres sociétés à créer une histoire et une philosophie qui leur aurait été
propres. Bidima cite ainsi ses propos, tirés de La philosophie de l‟histoire et La
raison dans l„histoire : « pour tout le temps pendant lequel il nous est donné
d’observer l’homme africain, nous le voyons dans un état de sauvagerie et de
barbarie, et aujourd’hui encore, il est resté tel quel. »591 Nous pourrions qualifier
Hegel de raciste, d’européocentrique en utilisant d’autres adjectifs appuyant un tel
raisonnement, mais nous pouvons rebondir sur ses propos. Demandons-nous
pourquoi l’on parle de la philosophie grecque depuis la période du VIe au IIIe siècle
avant J.-C. ? Et pourquoi cette philosophie s’est-elle développée rapidement dans le
monde entier ? La philosophie africaine ne peut- elle pas en faire autant, elle aussi ?
De cette façon, Hegel oblige les Africains à prendre conscience et à
communiquer leur philosophie au monde entier. Lalèyê témoigne de l’ancienneté de
la philosophie égyptienne comme l’ont fait Grégoire Biyongo, Senghor, Cheikh Anta
Diop, Eboussi-Boulaga et d’autres : « on peut donc comprendre que les Grecs du
VIIe , du VIe , du Ve et du IVe siècle avant J.-C. devaient considérer les grandes
capitales égyptiennes comme de hauts lieux du savoir et qu’ils s’y rendaient pour des
séjours d’études et d’initiation comme nous nous rendons aujourd’hui dans les
universités et instituts supérieurs des pays d’Europe et d’Amérique du Nord »592.
Lalèyê ajoute encore:
«Toutefois, tous les les historiens de la philosophie n’admettent
pas que les penseurs grecs du VIe et Ve siècles avant J.-C. soient allés
étudier la philosophie en Égypte. Plusieurs pensent au contraire qu’ayant
été se faire initier aux mystères de la religion égyptienne, Pythagore et
Thalès de Milet par exemple, seraient retournés chez eux en Grèce
590
591
592
Issiaka-Prosper L., LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 33.
Jean- Godefroy BIDIMA, Que sais-je la philosophie negro- africaine, 1e édition, Paris, PUF, 1995, p. 29.
Issiaka-Prosper L. LALEUE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 33.
257
instaurer une pensée qui se situe presque aux antipodes de la pensée
égyptienne à cause de sa haute teneur en esprit critique »593.
Il faut faire attention lorsque l’on dit que les Grecs ont acquis leurs
connaissances grâce aux Égyptiens. Ils n’allaient pas là-bas seulement pour se
former. « La nature fondamentalement culturelle de la philosophie oblige à nuancer
les relations qu’il y a eu entre la Grèce antique et l’Égypte, de la même façon que la
relation qu’il y a entre l’Afrique contemporaine et la philosophie européenne ne
sauraient être réduites à celles d’une simple transplantation »594. On pourrait en fait
dire que la philosophie occidentale a pour ancêtre la philosophie de la Grèce, et que
la philosophie africaine a pour ancêtre la philosophie égyptienne… Mais ce que nous
estimons être réellement important est la communicabilité du savoir entre les
sociétés. Comme l’a bien dit Lalèyê, une bonne illustration nous est fournie par les
relations également subtiles et complexes que la pensée africaine (actuelle surtout)
entretient avec toutes les autres pensées: la pensée africaine dite traditionnelle, la
pensée européenne, chinoise ou américaine.595
Il est également important de ne pas se limiter à la relation « donner et
recevoir », mais plutôt d’atteindre une appréciation réciproque devant exister dans
chaque société. Pour que la production de la philosophie soit appréciée par une autre
société, elle doit respecter certains critères. Selon Lalèyê, ces critères doivent
déterminer si une pensée est philosophique ou non. Il en propose deux. Le premier
est l’«unité de pensée», que nous pouvons considérer comme fondamental : c’est sur
sa base que repose toute la philosophie africaine, et qui présuppose l’écriture. La
réflexion à ce sujet est très présente dans le livre de Bibima : « il a été dit que
l’Afrique n’avait pas qu’une tradition orale, on affirme l’existence de l’écriture chez
certains peuples africains ». Il ajoute encore que « le problème de l’écriture est donc
devenu un problème de la philosophie africaine »596. Pour Lalèyê, l’unité de la
pensée suppose avant tout son expression sous forme écrite ou orale. Cela veut dire
593
Issiaka-Prosper L. LALEUE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 33.
Issiaka-Prosper L. LALEUE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 33-34.
595
Issiaka-Prosper L. LALEUE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 34.
596
Jean- Godefroy BIDIMA, Que sais-je la philosophie negro- africaine, op.cit., p. 90.
594
258
que l’on ne peut seulement valoriser l’écriture mais que l’on doit aussi valoriser
l’oralité car les deux domaines font partie de l’histoire de la connaissance humaine
ou de l’histoire de la philosophie dans le contexte africain. Comme dans le contexte
grec ou européen, l’oralité a toujours été présente…
L’oralité ou l’écriture n’est pas un problème pour Lalèyê. L’idée est à la fois
le point de « départ et le point d’arrivée », et cette idée peut être communiquée à
l’oral comme à l’écrit : « le critère de l’unité de la pensée signifie donc la nécessité
pour tout ensemble d’idées qui aspirent à la philosophicité d’être unifié. Peu importe
le nombre d’idées impliquées dans le système unifié et peu importe que ce système
soit grand ou petit. Ce dont atteste l’unification, c’est la compatibilité des idées
unifiées les unes avec les autres et toutes par rapport à leur ensemble »597. Ce ne sont
pas seulement les idées qui permettent la formation d’un système acceptable, mais
tout ce qui est « autour de l’Homme et dans l’Homme », les sons que chacun écoute,
les images que chacun voit quotidiennement, les signes que la nature fournit à chaque
instant de la vie : tout cela fait partie de la formation d’un système signifiant.
Selon Lalèyê, le critère de l’unité de la pensée implique avant tout l’idée que
« la philosophie est un discours ». Avec son affirmation pessimiste sur la philosophie
africaine, Bidima considère l’écriture comme un pouvoir. Chez lui, c’est elle qui
donne le style d’une philosophie cohérente. Selon son point de vue, en Afrique, « il
n’y a pas encore des études de philosophie africaine liées aux stratégies discursives
relatives à la narration, à la rhétorique et à l’argumentation des discours des
philosophes africains»598. Pour eux, le mot « discours » est important dans le
contexte de la production de la philosophie. C’est là le point commun entre eux.
Le deuxième critère proposé par Lalèyê est « la rigueur rationnelle ». Sa
remarque est intéressante lorsqu’il soutient que « la philosophie n’est ni la première
des productions de l’intelligence humaine, ni la seule. La philosophie suppose la
préexistence d’une langue qui, par ses mots et sa syntaxe, est déjà une certaine
597
598
Issiaka-Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 35.
Jean- Godefroy BIDIMA, Que sais-je la philosophie negro- africaine, op.cit., p. 91.
259
manière de se représenter le monde qui s’offre à l’homme »599. Sous cette forme de
simplicité, et en même temps cette articulation magnifique, Lalèyê présente la
philosophie avec une dimension d’ouverture que Bachelard a toujours souhaitée.
L’existence et la légitimité du savoir philosophique dépendent justement de son
ouverture : il ne doit surtout pas se fermer, mais rester lié aux autres savoirs. C’est
dans cette communicabilité que se trouve le fondement de son existence. Elle
suppose, comme l’a souligné Lalèyê, la préexistence de la religion et celle de
l’organisation sociale. Elle suppose également l’existence des mythes, des légendes,
des cosmologies, des cosmogonies entre tous les groupes humains qui ont pour
coutume de s’y insérer. Les Africains doivent communiquer leur savoir et c’est à
partir de cet exercice qu’ils peuvent sortir de leur minorité.600
À ce niveau, se situe la rigueur rationnelle de la philosophie qui prend en
compte toutes les réalités humaines préexistantes qui :
« Portent l’empreinte de l’esprit humain, de sa logique, de ses
émotions, de sa foi, de ses craintes, de ses espoirs et de sa raison. La vie
humaine individuelle et collective s’organise ainsi autour de différentes
finalités qu’on a tendance à prendre pour autant de logiques distinctes ;
en s’imaginant qu’il y aurait une logique de la religion, une logique de la
science, une logique de la politique et une logique de la philosophie. Ce
faisant, on confond les finalités de ces quatre activités humaines avec la
logique de l’esprit humain qui demeure la même quelle que soit la vérité
des activités dans lesquelles cet esprit s’investit »601.
Concernant idée de rigueur de la rationalité comme critère de la philosophie
d’une pensée, Lalèyê propose trois éléments qui doivent être observés. En premier
lieu, il s’agit de l’exactitude de l’expression de chacune des parties de la pensée qui
aspire à la philosophicité. En second, il s’agit de la clarté et la solidité des liens qui
unissent ces parties les unes aux autres. Le troisième de ces éléments est la précision
qui unit cette idée, en tant qu’idée résultante, aux idées préalables ayant permis de la
construire.602 Dans cette réflexion, on trouve toute la légitimité de la philosophe
africaine. La pensée de Lalèyê nous montre l’importance de considérer la nature
599
Issiaka-Prosper L. LALEYEE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 35-36.
Issiaka-Prosper L. LALEUE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 36.
601
Issiaka-Prosper L. LALEUE, Ibidem.
602
Issiaka-Prosper L. Laleyee, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 36.
600
260
rationnelle de la rigueur philosophique, qui ne signifie pas qu’une pensée abordant
Dieu ne puisse être qualifiée de philosophique : « (l)es critères de la philosophicité de
la pensée ne sont donc pas propres à la philosophie ».
Le grand philosophe et politicien Cheikh Anta Diop s’interroge en ces termes
sur notre implication si importante dans la philosophie : « est-elle le seul moyen de
constituer une race » ? Est-elle la seule source de connaissance pour le négroafricain, afin de s’affirmer face aux autres ? Dans une même direction, Fabien
Eboussi-Boulaga se demande : « pourquoi revendiquer le droit à la philosophie ?
Pourquoi s’évertuer à affirmer ou à démontrer que la philosophie fait partie de son
héritage culturel et des actions auxquelles on se livre dans le présent603 ? ». Mais il
propose lui-même trois réponses : a) « La philosophie fait partie de définition
humaine, à tout le moins elle est le propre de l’homme considéré comme animal
parlant, raisonnable; b) La philosophie, comme la raison, est universelle; c) L’activité
philosophique est dès lors indispensable et ne commence que par elle-même »604.
Ce témoignage confirme bien que la philosophie est une constituante de l’être
humain. Où que l’Homme soit, elle est également là. Mais nous ne devons pas
oublier son caractère particulier, celui d’être une « réflexion individuelle sur la
connaissance et l’action ». William Abraham, cité par CHINDJI-HOULEU, a fait
une remarque intéressante à ce sujet. Il affirme ceci : « donnez-moi des philosophes
africains et je vous dirai quelle est la philosophie africaine »605. Parallèlement à cette
déclaration très profonde, on doit prendre également en compte la remarque de Mbog
BASSONG, selon laquelle « la philosophie africaine a une longue tradition du
matérialisme méthodologique remontant à l’époque pharaonique. Cette philosophie a
un objet, une méthode et une pratique tous éprouvés, de l’Antiquité à nos jours, dans
les cultures relativement conservées ou initiatiques »606.
603
CHINDJI-HOULEU, Négritude, philosophie et mondialisation, op.cit., p. 290.
CHINDJI-HOULEU, Ibidem.
605
CHINDJI-HOULEU, Ibidem.
606
Mbog, BASSANG, La Méthode de la philosophie africaine, op.cit., p. 69.
604
261
Cette longue tradition ne doit pas se perdre comme à l’époque pharaonique, il
est nécessaire que chaque philosophe la transforme pour produire de nouveaux
concepts. La méthode et l’objet doivent changer, mais quel est vraiment l’objet de la
philosophie africaine ? Bassong propose : « l’objet de la philosophie africaine,
apprécions tour à tour le triple point de vue ontologique, axiologique et téléologique,
est qui doivent être l’objet du questionnement philosophique en Afrique »607.
Voilà les trois dimensions mettant le savoir humain au centre. Dans cet objet
d’étude sur la philosophie africaine, est incluse la dimension ancienne d’objet de
philosophie, autour duquel tourne le débat. En tout état de cause, nous savons que
tout est normalement questionnable en philosophie, à savoir que la philosophie a tout
pour objet. Dans la même ligne, on peut dire qu’en Afrique, comme dans les autres
parties de la planète, « la matière première de l’activité philosophique se trouve dans
la vie individuelle et sociale des philosophes »608. C’est là que se trouve le tout dont
nous parlons, c’est dire l’étendue du terrain de recherche… Les philosophes
africains, quant à eux, ont pris et continuent de prendre comme objet de réflexion le
contexte dans lequel ils vivent. Cela reste l’origine de cette philosophie.
Voilà notre réponse à la question sur les mythes, les proverbes, les
cosmologies. Toutes ces croyances peuvent effectivement et évidemment servir de
matière première à la production de la philosophie africaine, « (m)ais ce qui est vrai
des genres de la pensée traditionnelle que sont les mythes, les proverbes et les
cosmologies l’est aussi au sujet de la science, de l’économie, de la politique et de la
littérature africaine »609.
En effet, notre réflexion observe clairement le fait que la philosophie est un
savoir humain faisant partie de l’existence même de l’Homme. L’ensemble, comme
objet philosophique, comprend toute action humaine comme philosophique. Comme
Bachelard le dit également : « c’est donc à notre avis, au niveau de chaque notion
que se poseraient les tâches précises de la philosophie des sciences. Chaque
607
Mbog, BASSANG, La Méthode de la philosophie africaine, ibid., p. 71.
Issiaka-Prosper L. LALÈYÊ, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 48.
609
Issiaka-Prosper L. LALÈYÊ, Ibidem.
608
262
hypothèse, chaque problème, chaque expérience, chaque équation réclameraient sa
philosophie. On devrait fonder une philosophie du détail épistémologique, une
philosophie scientifique différentielle qui ferait pendant à la philosophie intégrale des
philosophes »610.
Dans l’ontologie se trouve le « pourquoi » et le « comment » des choses. « La
théorie africaine du réel élucide en effet l’ordre et la connaissance de ces choses, de
la réalité invisible à réalité visible. La vérité n’est pas révélée. Elle est de l’ordre des
raisons en quête du savoir, de l’observation de la nature et de ses lois »611.
L’axiologie indiquée comme objet de la philosophie africaine comprend la
valeur, les règles et les normes dans la société africaine, sur le plan individuel comme
sur le plan collectif. Dans ce domaine, la société est instituée et institutionnalisée par
le maât qui est la norme universelle de l’être humain dans la philosophie égyptienne.
« C’est elle qui régit l’action humaine, l’existence individuelle et sociale, qui justifie
l’ordre moral et l’écologie. Maât est vérité, justice, connaissance de ce qui est bien
(éthique), beau (esthétique) et vrai (logique) »612.
Le troisième objet de la philosophie africaine est la téléologie. La remarque
que BASSONG fait à ce sujet est magnifique. Les africains sont toujours conscients
de l’être, de la vie et de la mort et « en ont dégagé la notion d’immortalité ». Ils sont
à vrai dire toujours optimistes sur la réalité elle-même. Pour eux, la réalité est
éternellement organisée par des changements d’état de la dialectique matière/esprit.
L’africain vit la réalité car pour lui, elle est vie. L’africain croit que « la matière n’est
donc pas inerte. Elle est en mouvement ; sa masse constitue une forme d’énergie
emmagasinée ».613 Il croit que la mort n’est pas une fin mais un changement de la vie
corporelle vers une vie spirituelle.
Voilà la multiplicité de la philosophie africaine. C’est avec raison que l’on
considère
que la philosophie ne relève pas d’une définition mais de plusieurs
610
Gaston BACHELARD, Philosophie du non,, op.cit., p. 14.
Mbog BASSANG, La Méthode de la philosophie africaine op.cit., p. 71.
612
Mbog BASSANG, La Méthode de la philosophie africaine, ibid., p. 72.
613
Mbog BASSANG, La Méthode de la philosophie africaine, ibid., p. 78.
611
263
définitions, parce qu’elle est liée à un contexte spécifique. Chaque philosophe la
définit selon la culture dans laquelle il vit et selon le problème social qui se pose.
Dans la même ligne, BAKABANA déclare que « la philosophie n’a pas
d’objet. Se trouve ainsi justifiée la croyance selon laquelle l’interrogation
philosophique porte sur la totalité des choses et qu’en tant que telle le champ
d’application de son exercice est la totalité du vécu »614. Tout comme la science, la
philosophie est une connaissance de conceptualisation. Selon cette ligne, nous
pensons qu’elle ne se contente ni d’exprimer ni de se fonder sur des images ou des
affects. Elle est donc vue comme une connaissance sans objet, comme le dit
Granger.615
Qu’est-ce qu’un concept sans objet ? Que peut-on dire de la « physis »
d’Aristote, de « l’étendue » de Descartes, et du « transcendantal » de Kant ? La
production de concept est un travail philosophique. Chaque philosophe africain doit
surtout en produire de nouveaux. En s’appuyant sur Granger, Bakabana avance que
les concepts philosophiques ne sont que des résidus par rapport aux concepts
scientifiques.616 Quand on prend le sens, sans objet, on s’aperçoit que la philosophie
s’ouvre à une dimension de pluralité. Et cette pluralité Ŕ ou ouverture comme
Bachelard aime la défendre Ŕ signifie que tout est questionnable dans la philosophie.
Tout est possible, comme nous en avons déjà parlé : c’est l’objet même de la
philosophie.
Dans la philosophie africaine, se trouvent toutes les réponses aux grandes
interrogations de l’Homme : qu’est-ce que le monde ? Est-il éternel ou périssable ?
D’où vient-il ? Qui l’a créé et comment a-t-il été créé ? Où suis-je ? Que puis-je
attendre ? Que dois-je faire ? La mythologie africaine répond à ces questions
existentielles.
614
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, Belgique, Academia AB
Bruylant, 2001, p. 32.
615
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p. 33.
616
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, ibidem.
264
Nous pouvons dire que l’ontologie, l’axiologie et téléologie sont les trois
grandes lignes de recherche de la philosophie africaine et que ces lignes englobent la
totalité de l’objet de la philosophie : c’est « le tout ». De nos jours, la philosophie
africaine doit continuer son travail de recherche sur cette base.
Tous les efforts des philosophes africains doivent aujourd’hui se concentrer
sur un changement de paradigme scientifique. Les philosophies africaines ne peuvent
continuer à appréhender le maât comme une science parce que le vrai philosophe
africain sait que cette science nécessite un renouveau herméneutique.
Bassong a montré que la connaissance des sociétés occidentales est
« prescrite » par des courants épistémologiques naviguant au rythme des avancées
scientifiques. D’autre part, selon lui, la connaissance africaine vise un arrimage de la
pensée maât, du cosmos-objectif, d’où cette impression apparente de « tourner en
rond » sur les mythes, et d’où ce retour à la case départ quasi permanent.617 Mais ce
qui nous intéresse pour le moment n’est pas de citer ici plusieurs classifications, que
beaucoup de philosophes ont établies pour montrer l’existence de la philosophie
africaine, mais de savoir quel type de philosophie est produite dans cette partie de la
planète et quelle est la tâche de cette philosophie.
617
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p. 39.
265
III.
LA POSITION DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE
Dans cette sous-partie, nous allons nous efforcer de montrer comment doit
être la philosophie en Afrique. Dans cette ligne et dans son livre Négritude,
Philosophie et Mondialisation, CHINDJI-KOULEU nous parle de la nécessité de
destruction des « idoles traditionnelles ». Peut-être a-t-il lu Bachelard ? De quel type
d’idoles parle-t-il ? Il s’agit sans doute de la manière de penser des africains, toujours
liée aux « mythes de l’ancienneté de leur société ».
Les idoles traditionnelles constituent un obstacle épistémologique, au sens de
Bachelard, pour lequel il demandait que l’on fasse une psychanalyse de la
connaissance. « Il faut passer de l’étape idéologique à l’étape scientifique»618. C’est
sans doute une vérité de dire que la philosophie africaine « doit prendre, doit être ».
L’Afrique ne doit pas continuer à être vue comme dogmatique et toujours liée à ses
idéologies dogmatiques, à ses traditions ou à ses cultures. Elle doit prendre tout cela
comme point de départ d’une certaine critique.
Dans le langage utilisé par Bachelard, on peut comprendre cette volonté de
destruction des idoles comme l’idée d’une rupture. Le professeur africain Marcien
Towa s’est appuyé sur ce concept pour faire face aux ethno-philosophes. Chez lui,
« l’avenir vers lequel il est résolument tourné ne peut pas être conçu comme un
simple prolongement du présent lui-même lié au passé. Nous devons façonner
l’histoire et non nous contenter de la vivre, comme le faisaient nos ancêtres. Une
rupture est nécessaire pour concevoir et réaliser l’émergence du nouveau. Changer de
mentalité avant tout »619.
Cette rupture, dans l’idée de Bachelard ou de Towa, ne doit pas être comprise
comme une coupure avec le passé, mais comme une rupture permettant de construire
un nouveau savoir à partir du passé. Voilà ce que dit Bachelard :
618
619
CHINDJI-KOULEU, Négritude, Philosophie et Mondialisation, op.cit., p. 177.
CHINDJI-KOULEU, Ibidem.
266
« Le passé est […] le matériel d’explication […]. Cette inflexion
du passé de l’esprit sous la sollicitation d’un réel inépuisable constitue
l’élément dynamique de la connaissance […] la rectification nous
apparaît ainsi non pas comme un simple retour sur une expérience
malheureuse qu’une attention plus forte et plus avisée corrigerait, mais
comme le principe fondamental qui soutient et dirige la connaissance et
qui la pousse sans cesse à de nouvelles conquêtes »620.
Ce qui est intéressant ici, et nous devons donc le conseiller aux philosophes
africains, c’est qu’ils doivent établir un lien avec le passé sous une forme critique et
non sous une forme dogmatique. Ils doivent voir le passé comme un point source.
C’est dans le passé même, selon nous, qu’ils vont trouver les expériences des autres
philosophes, ou les concepts qui vont aider à élaborer de nouveaux concepts. Et
lorsque nous parlons de passé nous ne parlons pas exclusivement de la société ou de
la culture traditionnelle africaine, nous parlons de façon générale. La philosophie
grecque est bel et bien ancienne pour sa part : relevant d’un savoir passé, ne
pouvons-nous donc plus parler de Thalès, d’Annexâmes, de Socrate et de Platon ?
Nous nous opposons une nouvelle fois à la discontinuité continue de Bachelard, et
défendons plutôt la continuité discontinue…
Dans notre réflexion, « nous ne pouvons pas, sous prétexte de produire une
philosophie originale et spécifique, ignorer l’existence des autres philosophies. De
même qu’aujourd’hui, personne ne peut raisonnablement demander à l’Afrique noire
d’inventer sa propre science et ses techniques, jamais vues chez d’autres peules de la
terre, et cela uniquement pour marquer sa différence, de même on ne lui exigera pas
non plus de bâtir une forme extraordinaire de philosophie »621. À la vérité, quand le
philosophe regarde vers le passé, il doit observer avec une autre attitude, un autre
point de vue. Il doit se baser sur des concepts nouveaux à partir des anciens. C’est
ainsi que nous comprenons les termes « changer de mentalité avant tout ». En effet,
le « passé doit être le serviteur du présent et non le contraire ».
Nous sommes convaincus que tout penseur peut être d’accord avec
l’affirmation de Tshiamalenga Ntumba, cité par Mbog Bassong de la façon suivante
620
621
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p.15-16.
CHINDJI-KOULEU, Négritude, Philosophie et Mondialisation, ibid., p. 179.
267
: « les temps ne sont donc plus ceux où on se demandait s’il existe une philosophie
africaine. La plus ancienne est la pharaonique. La plus récente celle de nos traditions
orales, tandis que la plus actuelle est celle que nous créons face aux problèmes
d’aujourd’hui et demain »622. Oui Monsieur Ntumba, la philosophie pharaonique est
la plus ancienne. Mais le problème n’est pas ça, il n’est pas de savoir quelle est la
philosophie la plus ancienne ou non, mais bien de savoir ce que peut apporter la
philosophie africaine en plein vingt-et-unième siècle. C’est évident, on ne peut plus
avoir la même vision du monde, et nous ne devons pas continuer avec les mêmes
concepts anciens ; le passé nous devons le comprendre comme le serviteur du présent
et non le contraire comme nous l’avons déjà dit.
Dans cette catégorie de proposition, Nkrumah, cité par Chindji-Kouleu dans
son Consciencisme, nous dit que « le consciencisme est l’ensemble, en termes
intellectuels, de l’organisation des forces qui permettront à la société africaine
d’assimiler les éléments occidentaux, musulmans et euro-chrétiens présents en
Afrique, et de les transformer de façon à ce qu’ils s’insèrent dans la personnalité
africaine »623. Quand Nkrumah parle d’assimilation des éléments occidentaux,
musulmans et euro-chrétiens présents en Afrique, c’est pour aborder la question de la
communicabilité entre le Nord et le Sud : on observe alors une philosophie ouverte.
C’est cet échange qui offre une ouverture et une plus grande accessibilité au savoir
humain.
Le progrès de la philosophie en Afrique doit prendre en compte cette ligne
ouverte que le consciencisme nous propose. Dans ce cas, nous sommes en droit de
nous demander quel type d’ouverture doit-elle choisir ? Doit-elle aussi s’ouvrir aux
préoccupations pratiques immédiates, que Bachelard a appelé les « obstacles de
connaissances scientifiques » ? Ou peut-être que cette ouverture doit être vue comme
l’a considéré Emile Brehier ? « Peu importe, dit Brehier, ce que la société veut faire
de la philosophie ; ce qu’il y a d’important, c’est que celle-ci reste, au milieu des
intentions différents de ceux qui l’utilisent ; quelles que soient les divergences, il n’y
622
623
Mbog, BASSONG, La Méthode de la philosophie africaine, op.cit., p. 8.
CHINDJI-KOULEU, Négritude, philosophie et mondialisation, op.cit., p. 179.
268
a de philosophie que là où il a une pensée rationnelle, c’est-à-dire une pensée capable
de se critiquer et de faire effort pour se justifier par des raisons »624. Il est clair que
l’on ne peut pas comprendre la philosophie comme une réflexion indéterminée. Selon
Chindji-Kouleu, philosopher revient à convertir sa pensée en l’astreignant à une
continuité rigoureuse sur la réalité. C’est à cela que doit ressembler la philosophie
africaine, et qu’elle soit toujours vigilante à ce sujet. Être ouverte, oui, sans opérer
dans la continuité, mais plutôt dans un renouvellement, dans une continuité
discontinue... Car il s’agit bien de la relation avec les connaissances anciennes sur la
culture, la tradition, les habitudes. Et nous pensons bien sûr que cela ne doit pas être
refusé ou rejeté. Cette philosophie africaine doit simplement créer un souffle
nouveau, en travaillant sur le développement de son futur. C’est là que l’on voit
davantage le rapport le plus évident entre la science et la philosophie. « Celle-ci
soulève et au besoin oriente les questions de notre devenir, tandis que la science tente
d’y répondre. Il s’agit en fin de compte de deux domaines complémentaires : l’étude
et la conquête de la nature »625.
De nos jours, les philosophes africains doivent, comme nous l’avons dit,
« changer leur mentalité avant tout ». Ce changement consiste exactement à faire de
la philosophie, en orientant les nouvelles questions vers l’avenir à partir de la réalité
du quotidien de l’Homme africain. Il est nécessaire de faire de la philosophie un
guide du peuple noir et un levier du développement en Afrique. Le travail
philosophique devient alors un effort d’arrachement perpétuel pour les hommes
défendant de vieilles idéologies, car à chaque instant l’Homme ancien est dépouillé
de ses fondements intellectuels et doit s’adapter à la création continue de l’Homme
nouveau, qui lui impose une mentalité nouvelle. « L’idéologie est donc précisément
l’arrêt de toute interrogation et l’installation dans une suffisance aussi trompeuse que
fragile. À la place d’une connaissance conceptuelle, s’installe dès lors un
enchaînement d’images : les concepts perdent ainsi leur teneur et sont vidés de leur
624
625
CHINDJI-KOULEU, Négritude, philosophie et mondialisation, ibid., p. 183.
CHINDJI-KOULEU, Négritude, philosophie et mondialisation. op.cit., p. 185.
269
substance. Philosopher est, au contraire, un refus de nous croire un pour arriver à une
invention et à une correction incessante, à un progrès sans fin »626.
Cette démarcation sur le continent africain n’est pas encore visible. C’est un
effort qui doit encore être fourni afin que l’on remarque une réelle concrétisation.
Mais quelle qu’en soit la façon, « la philosophie ne peut transformer directement le
monde qu’au prix de sa mort comme philosophie ». Une chose est claire : on ne doit
pas considérer comme philosophie le courant dit « d’idéologies politiques
africaines », ce courant faisant partie de la philosophie africaine. Nous sommes
entièrement d’accord avec Ngoma-Binda lorsqu’il énonce que « l’idéologie est le
couronnement de la philosophie, car elle est la réalisation des exigences
philosophiques du bien et du vrai au sein de la société, faisant de celle-ci l’alpha et
l’oméga de toute entreprise philosophique. Dans l’idéologie, la philosophie trouverait
son achèvement social et son accomplissement humain »627.
Nous nous retrouvons donc entre deux positions très difficiles, que l’on ne sait
comment concilier. D’une part, Ngoma-Binda voit une bonne relation entre la
philosophie et l’idéologie, peut-être est-ce parce qu’il est philosophe et député de
l’Assemblé Nationale de la République Démocratique du Congo. D’autre part,
Bakabana n’accepte pas cette relation. Pour Ngoma-Binda, la philosophie dans
l’idéologie ne comporte pas de problèmes car elle remplit les exigences de la
philosophie dont le but est de faire vivre correctement les peuples dans la société.
Pour Bakabana, tout embrigadement des philosophes africains dans des
revendications catégorielles du genre « ordre des philosophes conseillers » ne
pourrait contribuer qu’à adultérer le projet philosophique et sa valeur sociale.628 Nous
partageons bien sûr l’opinion de Ngoma-Binda, mais il est vrai que les deux grands
domaines de connaissances doivent rester en communication. Il doit exister un lien
permanent entre les deux et ce lien est particulièrement important sur le continent
noir.
626
Frédéric- Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.43.
Kasereka KAVWAHIREHI, l‟Afrique, entre passé et futur l‟urgence d‟un choix public de l‟intelligence,
Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2009, p. 243.
628
Frédéric- Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p. 43.
627
270
Pourquoi évoquer cela ? Comme nous le savons, le philosophe africain a un
défi à relever en cette ère du XXIe siècle : il doit communier avec le domaine de
l’idéologie. Pour faciliter le développement de cette association, et pour que des
chemins différents en arrivent finalement au même objectif ou au même point, il faut
installer une bonne entente... Ainsi, l’idéologue, détenant un pouvoir économique,
créera de bonnes conditions pour que les philosophes puissent développer leur
activité. Comme l’a dit Bakabana, cette association doit être surveillée de près car la
politique ne doit pas altérer les projets philosophiques et leur valeur sociale : il faut
donc proposer une philosophie pouvant aider les africains à changer leur pensée, qui
leur permette de découvrir le bonheur que la nature met à leur disposition, de savoir
comment conduire le peuple à retrouver sa dignité grâce au travail qu’il a fourni et à
partir de sa connaissance même. Cette philosophie doit devenir le vecteur de leur
développement, et les aider à savoir comment gouverner leur continent. Enfin, il est
important de proposer une philosophie qui puisse aider les peuples africains à se
reconnaître.
Nous sommes très conscients de la situation concrète en Afrique. « Nous ne
pouvons pas prétendre changer de mentalité, sans chercher à modifier les règles du
jeu du néo-colonialisme ». Dans ce cadre, chacun a une mission ou une tâche,
comme nous le rappelle Chindji-Kouleu : « (t)ous les peuples de la Terre s’attèlent à
faire de la recherche pour le progrès de l’humanité et pour améliorer leurs conditions,
nous passons tout notre temps à nous demander si nous pouvons réussir dans tel ou
tel domaine. La première condition pour seulement parler de changement de
mentalité est le regain de confiance en nous-mêmes »629.
L’impératif que nous devons aborder dans le présent travail, et plus
particulièrement dans ce chapitre, consacré au changement de mentalité, ne s’adresse
pas simplement aux philosophes ou peuples africains mais à tous, même ceux
doutant du fait que le « Négro-Africain » ait une philosophie. Cet impératif s’adresse
aussi à tous les africains qui doutent de leurs propres capacités mentales à la
629
CHINDJI-KOULEU, Négritude, philosophie et mondialisation, op.cit., p. 189.
271
réalisation d’une histoire de la philosophie africaine (philosophie au bout du compte
acceptée dans le monde entier), et qui se demandent « si la couleur de leur peau ne
les empêchera pas de faire des mathématiques, persuadés qu’ils sont les êtres rivés à
la matière et étrangers aux disciplines abstraites »630.
Nous pensons qu’il est important de présenter ici quelques exemples de ce
type de négation que le « Négro-Africain » s’impose et qui l’empêche d’être sûr
d’avoir la capacité de contribuer à une philosophie traitant des problèmes non
seulement liés à sa culture mais également des problèmes universels. Car lui-même
fait partie de cet univers... Léopold Sédar Senghor déclare par exemple : « (v)oyezvous, il ne faut pas méconnaître et forcer son génie, surtout dans les domaines de
l’âme et de l’esprit. Croyez-vous que nous ne puissions jamais battre les Européens
dans les mathématiques, les hommes singuliers exceptés, qui confirmeraient que
nous ne sommes pas une race abstraite »631? Les philosophes africains doivent
continuer à croire en eux, car ils sont tout à fait en mesure d’apporter leur touche à
l’histoire de la philosophie.
Omega a dit que « la palabre africaine est ainsi toute une méthode
philosophique, et ses racines sont profondes, engendrant la paix et la beauté ». Mais
Bassong a interprété cette phrase en disant que la pratique philosophique n’est pas
individuelle, et qu’elle prend une forme collective. Nous pensons cependant qu’il se
trompe car la pratique philosophique selon notre point de vue n’est pas collective,
elle est individuelle et ne s’occupe pas des préoccupations ou problèmes collectifs. Je
pense individuellement mais je médite sur une chose à l’échelle collective... Socrate,
par exemple, a beaucoup pensé seul, mais en se tournant toujours vers la société.
En Afrique, la guerre est présente dans un grand nombre de pays et tous les
africains aimeraient obtenir un droit de paix. De ce fait, si l’on prenait la paix comme
objet d’étude, on se doute bien que le sujet serait pensé individuellement, car chacun
réfléchit avec son propre esprit, ses propres sentiments et perceptions. Le sujet
630
631
CHINDJI-KOULEU, Négritude, philosophie et mondialisation, ibid., p., 289.
CHINDJI-KOULEU, Ibidem.
272
demeure toutefois une nécessité collective… En ce sens, nous ne pouvons nous
accorder avec Bassong.
Tout philosophe africain « a l’impérieux devoir de faire comprendre à ses
contemporains qui l’ignorent que la pensée est la plus grande manifestation de la
raison, qui est la condition de transformation du monde moderne ». Tout cela relève
de sa responsabilité. Chaque philosophe doit construire son propre fantasme et doit
faire des efforts et rester courageux pour être capable d’interpréter individuellement
le monde qui l’entoure.
273
IV. LE RÔLE, LA TÂCHE DE LA PHILOSOPHIE AFRICAINE
Après avoir parlé de la position de la philosophie africaine, nous allons
maintenant tenter d’aborder le nouveau flux suivant : qu’est-ce que la philosophie
africaine peut apporter à son propre peuple, ainsi qu’aux autres peuples de cette
planète ? La problématique qui tourne autour de l’utilité de la philosophie est une
question ancienne qui persiste encore aujourd’hui…
Quelles sont donc les tâches d’une philosophie africaine, qui voudrait
pleinement être une fille de son temps et assumer les exigences de cet âge actuel de
la science ? Comment philosopher en Afrique au seuil du XXIe siècle, dans un
contexte général où la science est devenue l’axe central de la culture et contrôle
désormais l’économie des pays dits « développés », un contexte où la recherche
scientifique est l’élément intégré au développement et au progrès ?
On doit comprendre, tout au long de notre démarche, qu’au centre de notre
préoccupation reliant Bachelard au continent africain, l’objectif unique est le suivant
: comment la philosophie peut-elle faire pour permettre la concrétisation de l’intérêt
des peuples africains ? Tous nos arguments tournent autour de cette préoccupation
majeure.
Le penseur africain Cheik Anta Diop parle de « disponibilité logique ». C’est
par cette terminologie qu’il souhaite aborder les problèmes relatifs à la crise de la
science dans le domaine de la microphysique. Partant de ce postulat, il propose de
recourir à une « super-logique ». Pourquoi Diop propose-t-il cette terminologie ? Son
objectif, finalement, est de répondre aux problèmes posés par « la crise de la
physique ». Il défend l’avènement d’un genre nouveau de la philosophie et ses
raisons sont claires :
« La philosophie classique, véhiculée par des hommes de lettres
pures, est morte. Une nouvelle philosophie ne pourra naître de ses
cendres que si l’homme de science moderne, qu’il soit physicien,
mathématicien, biologiste, se mue au travers d’une nouvelle
philosophie : le scientifique a jusqu’ici, dans l’histoire de la pensée,
274
presque toujours, le statut d’une brute, d’un technicien, inapte à dégager
la porté philosophique de ses découvertes et inventions, cette tâche
noble incombant toujours au philosophe classique »632.
À partir de cette réflexion, Diop observe que « la misère actuelle de la
philosophie correspond à l’intervalle de temps qui sépare la mort du philosophe
classique et la naissance du nouveau philosophe », soit un autre philosophe capable
de voir les choses d’autre manière, un philosophe capable d’intégrer dans sa pensée
« toutes les prémices signalées ci-dessus et qui pointent à peine à l’horizon
scientifique, pour aider l’homme à se réconcilier avec lui-même »633.
Dans cette ligne d’idée, « les philosophes africains devront participer à cette
nouvelle théorie de la connaissance, la plus avancée et la plus passionnante de notre
temps. Cette première tâche est positive. Toutes les conditions semblent réunies pour
une révolution épistémologique sans précédent, pour un changement complet de
notre paradigme de l’univers »634. C’est dans cette même ligne que l’on retrouve la
pensée du philosophe camerounais Marcien Towa, influencé par Platon, qui voyait le
philosophe comme seul sujet capable de gouverner. Cette ligne platonicienne est
d’ailleurs très présente dans réflexion de Towa, et c’est à partir de là qu’il va
désigner la mission de la philosophie.
Chez Towa, cité par Ernest Menyomo, « la tâche de la philosophie est de
relever les nègres de leur indignité. La philosophie est donc une puissance que
l’esprit doit exploiter. L’esprit lui-même, tel qu’il nous est du moins présenté dans la
Bible, est la puissance qui ordonne les éléments, tout comme elle maintient leur
mouvement en ordre. De son côté, la pensée est alors l’exercice de cette
puissance »635. Selon lui, « la philosophie n’a plus d’autre objet que la recherche de
l’idéologie capable de conscientiser les peuples dominés et de les éclairer dans leur
lutte pour la libération »636. Towa, comme Ngoma-Binda, attribue à la philosophie un
pouvoir politique. Tous deux considèrent la philosophie comme « l’arme » capable
632
Cheikh Anta Diop, Civilisation ou barbarie, Paris, Présence Africaine, p. 475-476
Cheikh Anta Diop, Ibidem.
634
Jean Marc ÈLA, L‟Afrique à l‟ère du Savoir Science, Société et Pouvoir, Paris, l’Harmattan, 2006, p. 110.
635
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, ibid., p. 155.
636
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 156.
633
275
de faire face à la politique. Pour Towa, « c’est au philosophe qu’il appartient de faire
la politique que la raison politique toute seule ne saurait réaliser. En homme éclairé,
le philosophe doit imposer la vérité à ceux qui ne peuvent la comprendre et laissent
librement aux ignorants la conduite des affaires »637. Pour Towa toujours, la
philosophie n’a pas d’autre tâche que de choisir l’idéologie qui doit l’orienter. Il
s’efforce de réduire la philosophie à une pratique politique, mais nous pensons que la
philosophie ne doit certainement pas limiter sa tâche à la dimension politique… Elle
doit guider, certes, tout en restant en communication avec le monde politique.
D’après nous, il n’est pas nécessaire que le philosophe soit gouverneur,
comme le pensaient Towa et Platon. Cela étant, à notre avis, les philosophes doivent
au moins agir comme des guides en aidant les politiciens à bien gouverner. Le
philosophe ne doit pas trop se mêler aux actions des politiciens, car sa mission dans
la société est autre : il apporte de la lumière sur le chemin que le politicien et ses
citoyens doivent emprunter.
La réflexion de Towa nous amène à prendre conscience de la distinction entre
deux types de philosophes : le philosophe d’un pays dominé et le philosophe d’un
pays non dominé, libre. Par conséquent, nous n’avons pas affaire à la même
personne. Le premier de ces deux types est toujours présent en Afrique. Plusieurs
philosophes africains portent la chemise politique, la sacrifiant parfois à leur fonction
de philosophes.
Ainsi, les philosophes des pays en voie de développement doivent travailler
dur pour sans cesse « dénoncer l’être par le rappel du devoir, dire qu’être ne
correspond pas à l’essence, celle-ci étant l’ensemble des virtualités étouffées dans la
réalité politique et économique. Le deuxième peut se contenter de rechercher
tranquillement la chose en soi, se perdre dans des spéculations interminables : il en a
le temps et les moyens »638.
637
638
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains op.cit., p. 159.
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 169-170.
276
Towa parle ici en connaissance de cause. Il est conscient de la réalité de son
continent et distingue avec raison les deux types d’attitude que les philosophes
adoptent selon les différents contextes. Nous disons même que le philosophe africain
doit chaque jour et à chaque moment, sans relâche, chercher à instaurer « le règne de
l’essence, de la vérité de l’être ». Le philosophe africain doit s’engager corps et âme
à mener une bataille de la pensée et de l’action. Nous sommes encore conscients que
la recherche du repos et la satisfaction de l’âme, seuls, comme dit Menyomo, ne
suffisent pas à changer la situation du peuple noir. Le philosophe africain doit faire
face aux obscurantismes et aux dogmatismes existant principalement dans le champ
politique. La vie de philosophe africain est une vie de combat face la réalité dans
laquelle il vit chaque jour. C’est ce combat qui lui permettra de prendre vraiment le
sens socratique dans l’action de philosopher. « Philosopher, c’est donc toujours un
combat. » : Pour Towa, ce combat signifie « la volonté de détrôner l’absolu en
place »639. Pour philosophe mozambicain, Ngoenha, ce combat signifie d’utiliser la
philosophie pour introduire le nouveau « contrat sociale » celui qu’il nomme de
« contrat polique ».
Notre philosophe camerounais semble doué pour placer la philosophie dans
une dimension pratique lorsqu’il dit que « notre tâche se précise donc ainsi : nous
avons à nous affirmer dans le monde, nous séculièrement assis dans la nuit de
l’inanité, nous avons à nous redresser de notre stature d’hommes ; nous depuis si
longtemps affairés au service de l’autre, nous avons à nous affairer à notre propre
service ; nous dont l’autre a si longtemps disposé, nous devons rentrer dans la
disposition de nous-mêmes’.640
Quelle est la tâche de la philosophie africaine pour faire face à notre
préoccupation ? À partir de cette problématique, Bakabana nous propose deux
grandes tâches avec leur sous-division. D’abord, il faut s’interroger sur la
configuration de la raison d’aujourd’hui.641 Cela ne s’applique pas exclusivement au
639
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p.170.
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 161-162.
641
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p. 49.
640
277
continent africain mais c’est l’une des tâches de la philosophie d’aujourd’hui dans
son sens général. Au cours de ce siècle, le philosophe africain est appelé à mettre la
raison en position d’activité discursive, « de son système des catégories et de ses
principes » et doit progressivement contester les affirmations d’un absolu.
Montrons aussi qu’actuellement, sur le continent africain, la rationalité
demeure fragile. Comment faire pour se la réapproprier ? Devons-nous suivre les
dires de Wittgenstein, et distinguer « le dur dans le mou ». Bakabana, quant à lui,
déclare « dessiner la forme et la structure de l’exigence rationnelle et en expliciter les
normes par delà l’inflation des rationalités, qui risque de brouiller le statut de la
raison elle-même »642. Il y a en fait urgence dans le contexte africain, et entre les
philosophes d’Afrique, de ne pas continuer à assister à « l’affirmation,
insuffisamment
thématisée
et
argumentée»
des « rationalités
traditionnelles
africaines ». Ce type d’affirmation doit changer pour :
« Éviter une inflation et une dilution du concept de rationalité,
qui risquent de nous plonger dans une nuit où tous les chats deviennent
noirs. Il faut, au préalable, thématiser ce concept et clarifier ses
contours. Et si la rationalité est, comme l’a vu Sokolo à la suite de
Habermas, une structure formelle et un diversement à travers les
époques et par les différentes cultures Ŕ perspective qui légitime
l’existence des rationalités non occidentales, telles les rationalités
traditionnelles africaines - il nous faut définir ce projet et le schéma de
cette structure, en vue d’une évaluation critique, d’un procès de ces
rationalistes »643.
La deuxième tâche proposée par Bakabana est d’«éclairer les problèmes que
pose la techno-science en Afrique »644. Cela répond à notre question sur le rôle de la
philosophie, son utilité, et pourquoi on s’y intéresse Ŕ ce qui répond par ailleurs aux
interrogations de Cheikh Anta Diop. Quand j’ai commencé mon Master à Paris8 en
2006, une personne m’a moi-même demandé pourquoi venir du Mozambique pour
faire de la philosophie et à quoi cela servirait-il dans mon pays et pour les Africains ?
642
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, Ibid., p. 51.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.51- 52.
644
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
643
278
Cette question m’a beaucoup marqué mais en même temps, j’ai perçu la
difficulté qu’avait cette personne à savoir pourquoi, noir et africain, je m’intéresse à
la difficulté de connaître l’utilité de la philosophie, au sens général du mot. J’ai
supposé à ce moment qu’elle imaginait la philosophie comme un domaine de savoir
humain réservé aux riches. Voilà qui nous amène au centre de notre réflexion sur le
rôle de la philosophie. Quand on saisit bien le sens de cette question, on comprend et
l’on remarque qu’elle est récurrente dans tout domaine de connaissance : avant de
s’instruire sur quelque chose, on veut en connaître son utilité.
En ce qui concerne l’utilité et le rôle de la philosophie dans un continent en
voie de développement, il faut donc poser la question aux philosophes africains.
Comment allons-nous faire pour dire aux Africains de ne pas adopter l’adage
latin « vivre d’abord et philosopher ensuite »645 ? Allons-nous séparer vie et
philosophie ? Nous ne pouvons croire que l’on peut « vivre sans philosopher » ou
« philosopher sans vivre ». Ce problème est une réalité dans les pays africains mais il
y a un autre problème de fond pour ces pays : « le problème économique ». Ce
problème doit être résolu très rapidement car on ne peut évidemment pas y
philosopher pour vivre ensuite : on doit au contraire vivre d’abord, et philosopher
ensuite. Il y a toute une nécessité à comprendre la relation entre la philosophie et la
vie.
Dans cette ligne de réflexion, nous ne devons pas séparer la philosophie de la
vie en tant que pensée humaine. La philosophie en tant que pensée aide à construire
la vie de chacun, elle fait même partie de la vie. La pensée philosophique « met un
tel soin pour clarifier les notions, définir les concepts et décrire les conduites et les
croyances qui les inspirent que le non philosophe ne tarde pas à manifester une
certaine impatience »646.
Lalèyê ajoute même que « cette impatience, en se faisant à la fois plus
radicale et plus sublime va jusqu’à recommander, à ceux qui en ont la capacité, de
645
646
“primum vivere deinde philosophari” cité pour Issiaka-Prosper L. LALEYE.
Issiaka- Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 67-68.
279
chercher à résoudre les problèmes techniques et technologiques de leurs sociétés au
lieu de s’épuiser dans d’interminables analyses philosophiques »647. À ce niveau, on
peut comprendre la cohabitation entre vie et pensée, car la pensée sert à conserver la
vie humaine. Il y a entre ces deux concepts une importance de réciprocité, et l’on
peut même dire que les deux sont particulièrement importantes et urgents pour le
continent africain. On ne peut en réalité pas légitimer l’une plus que l’autre. Ainsi, on
remarque qu’il pourrait être plus urgent de philosopher que de vivre dans les pays
africains, et l’on observe qu’il est parfois plus urgent de vivre que de philosopher.
Dans cette optique, Lalèyê nous dit que « la pensée est pour la vie un foyer
vivant et vivifiant, que les différentes formes de pensée sont dépendantes les unes des
autres, et utiles les unes aux autres. De nos jours, il est vrai que la spécialisation
toujours plus poussée de ceux qui détiennent les connaissances accentue
l’indépendance des différents savants les uns par rapport aux autres. C’est là une
illusion pour laquelle certaines sociétés payent un tribut dont elles ne mesurent pas
l’ampleur »648. Il est vrai que le grand problème aujourd’hui en Afrique est l’aspect
économique et il y a urgence à résoudre cela. Mais il faut clarifier aussi le fait qu’en
Afrique, on ne produit pas suffisamment en qualité et en quantité pour « nourrir
toutes les bouches », au point d’exporter les produits appréciés par les autres sociétés
(étrangères). Le manque de pensée est une véritable lacune. Ce qui manque
fondamentalement, c’est la philosophie scientifique et c’est dans cette ligne que nous
défendons les termes : « changer de comportement avant tout ».
Comment l’Afrique peut-elle faire pour résoudre ce problème économique ?
On peut chercher ici l’une des utilités de la philosophie. L’Afrique doit « déterminer
le degré d’urgence de la pensée de type philosophique par rapport à tous les autres
types de pensée nécessaires pour faire face aux problèmes économiques »649,
problèmes qui sont le centre de tous les problèmes en Afrique. Nous ne sommes pas
entièrement d’accord avec Laléyê car le réel problème provient du fait que les
647
Issiaka- Prosper L. LALEYE, Ibidem.
Issiaka- Prosper L. LALEYE, Ibidem.
649
Issiaka- Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 69.
648
280
peuples africains cherchent d’abord à résoudre pour eux-mêmes et pour leur
continent l’utilité d’une pensée de type philosophique qui ne peut être qu’indirecte.
« Les autres formes de connaissance sont mieux outillées que la philosophie pour
examiner et résoudre les problèmes relatifs aux besoins matériels de l’existence
humaine »650 . On sait que la philosophie a toujours trait aux aspects spirituels,
moraux et politiques, dans leur champ d’interrogations et de réflexion. La
philosophie alimente la spiritualité et la morale, mais également la politique. « Il était
aisé de reconnaître cette source commune à ces trois domaines» : c’est de cette façon
qu’elle est présente culturellement.
Une réflexion des analyses et un traitement de type philosophique sont
désormais plus que jamais nécessaires. « C’est pourquoi une telle réflexion peut
s’avérer plus nécessaire et plus urgente que toutes les autres formes de pensée pour
un continent comme l’Afrique. Car, au fur et à mesure que s’aggravent les
conséquences inhumaines de ces savoirs objectifs, très performants mais déconnectés
d’une spiritualité, d’une morale et d’une politique humainement acceptables, une
pensée de type philosophique devient non seulement nécessaire mais urgente »651.
Nous avons déjà dit que chaque philosophe pratique la philosophie dans son
contexte situationnel, tout en participant à sa société avec les autres membres. Le rôle
de la philosophie s’applique alors dans ce contexte. Le philosophe africain doit
mener une réflexion sur sa culture et sur ses traditions, et à partir de là énoncer ses
formulations philosophiques comme l’ont fait Thalès, Platon et Socrate. Ces
philosophes ont choisi de s’impliquer et de comprendre la situation concrète dans
laquelle ils vivaient. Chaque philosophe est donc appelé à se servir de ce mode
philosophique de pensée.
En restant en contact permanent avec sa culture, le philosophe africain peut
communiquer avec les autres philosophes, eux aussi « enracinés dans leurs
différentes cultures ». Nous sommes conscients que chacun a pour but de se faire
650
651
Issiaka- Prosper L. LALEYE, Ibidem
Issiaka- Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 71.
281
entendre internationalement. Oui, cette ambition est valable et très positive, mais le
philosophe ne peut pas le faire avant de comprendre effectivement sa culture, sa vie,
ou le discours des concitoyens cohabitant au quotidien avec lui.
Nous pouvons dire encore que le philosophe africain doit considérer la culture
et la tradition comme le point de départ de sa construction philosophique. « C’est
pour cela que le principal problème à résoudre pour que le contenu de la pensée
traditionnelle africaine puisse servir de point de départ à une réflexion philosophique
africaine actuelle est celui de la construction d’un dispositif méthodologique
approprié »652. Nous comprenons en même temps pourquoi plusieurs philosophes
africains évitent de bâtir leur discours philosophique à partir de la tradition ou à partir
des éléments « locaux »653. Ils pensent que lorsqu’on choisit de mener une réflexion
sur les aspects locaux de son environnement, notre philosophie ne peut se développer
hors de cette zone géographique et nous faire bénéficier d’une réputation
internationale. Quelle bêtise ! Ils ont raison de prendre en compte le fait qu’ils se
trouvent dans un périmètre limité, mais qu’il faut en même temps satisfaire la société
à l’échelle internationale. Lalèyê formule ces missions de la manière suivante : « la
première est celle d’une lecture compréhensive, interprétative et critique des réalités
négro-africaines d’hier et d’aujourd’hui »654.
Le philosophe africain, comme tout un chacun, a pour obligation de
comprendre le passé et la réalité présente. Il doit lire, interpréter et critiquer ensuite
cette réalité. Quand nous parlons de réalité africaine, nous ne devons pas entendre le
mot « réalité » seulement au niveau matériel, il faut aussi envisager les croyances, les
conduites, les comportements, les habitudes (comme la façon locale de gouverner),
l’organisation des institutions, « les corps de connaissances organisés de façon plus
ou moins systématique ».
652
Issiaka- Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., 56.
Sur ce concept local, au Mozambique, existe un philosophe, José Paulino Castiano, de l’Université
Pédagogique de Maputo, qui travaille beaucoup sur la question. Nous pensons que ce type de pari doit être le
pari de tous les philosophes africains. Parce qu’il y a là tout ce que nous voulons trouver sur la philosophie, ou
même sur la connaissance de type scientifique.
654
Issiaka- Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 74.
653
282
La deuxième tâche formulée par notre philosophe est « la participation à un
combat dans lequel le philosophe africain n’a pas intérêt à être seul comme individu.
Il ne peut pas davantage s’imaginer n’avoir à faire qu’à des philosophes comme lui.
Il doit donc chercher à être compris des autres africains qui ne sont pas philosophes ;
mais il lui faudra surtout chercher à comprendre ces africains non philosophes dans
le but de pouvoir co-agir avec eux »655. Cette tâche demande au philosophe africain
de rester en contact avec les spécialistes, tout en choisissant les accès qui
faciliteraient ses communications. De cette façon, il pourrait faire entendre sa
philosophie à d’autres spécialistes656. Il y a une réelle nécessité pour chacun de se
réapproprier la réalité afin de bien argumenter et de partager ensuite avec les autres
philosophes.
La troisième tâche « est pour le philosophe africain de mettre en rapport le
monde philosophique de pensée qui lui aura servi d’outil pour penser les réalités
négro-africaines du moment, avec les retombées de cette activité de pensée. Il le fera
en procédant à une extrapolation destinées à étendre les injonctions de la raison, dans
leurs conséquences les plus lointaines, à une humanité globalisée»657. Cette tâche
demande en fait au philosophe africain de sortir de sa caverne d’africanité car cette
sortie lui permettra de connaître et de comprendre ce qui l’entoure, pour ensuite en
parler. Voilà ce qu’il faut : à partir des réalités qui lui sont le plus proches, il doit
s’ouvrir à de réalités plus larges dans n’importe quel domaine :
« En découle, pour la façon philosophique de traiter les réalités
négro-africaines, l’obligation de mettre au point un axe à partir duquel le
message propre de ces réalités pourra s’irradier et rayonner dans le but
de s’offrir aux hommes à l’échelle de l’humanité globale. Or, pour un
philosophe, cet axe d’irradiation et de rayonnement ne peut se situer
ailleurs que dans les principes constitutifs de la raison. Cet enracinement
dans la raison est le seul fondement de l’universalité proclamée de la
philosophie. C’est le socle véritable de cet accord entre les philosophies
en vertu duquel chacun d’eux donne l’impression de dialoguer avec ses
homologues par-dessus les épaules de ses concitoyens »658.
655
Issiaka- Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p. 74.
Cfr.Ibid., p. 75.
657
Issiaka- Prosper L. LALÈYÊ, 20 Questions sur la philosophie africaine, op.cit., p.74.
658
Issiaka- Prosper L. LALEYE, 20 Questions sur la philosophie africaine, Ibid., p. 76.
656
283
Edmund Hussel affirme que « la philosophie est la science la plus élevée et la
plus rigoureuse de toutes à en juger par sa propre visée historique qui représente
l’aspiration constante de l’humanité à la connaissance pure et absolue. La
philosophie est impuissante à se constituer en science effective »659.
Nous sommes certains que tous les philosophes ont abordé la mission de la
philosophie en Afrique mais nous leur conseillons d’ajouter et de prendre comme
base la formulation de Bachelard. Pour lui, la tâche de la philosophie, et dans ce cas
la philosophie scientifique, est la suivante :
« Psychanalyser l’intérêt, ruiner tout utilitarisme si déguisé qu’il
soit, si élevé qu’il se prétende, tourner l’esprit du réel vers l’artificiel, du
naturel vers l’humain, de la représentation vers l’abstraction. Jamais
peut-être plus qu’à notre époque, l’esprit scientifique n’a eu plus besoin
d’être défendu, d’être illustré […] mais cette illustration ne peut se
borner à une sublimation des aspirations communes le plus diverses.
Elle doit être normative et cohérent. Elle doit rendre clairement
conscient et actif le plaisir de l’excitation spirituelle dans la découverte
du vrai. Elle doit faire du cerveau avec de la vérité »660 .
CONCLUSION
Il faut confirmer et soutenir l’existence de la philosophie entre les peuples
africains, et ne jamais en douter. Il s’agit d’« une philosophie bantoue,
essentiellement fondée sur la théorie des forces et leur interaction »661.
Pour conclure, nous pouvons donc dire que l’Afrique n’a pas d’autre choix
que de parier sur la « philosophie ouverte »662, une philosophie nous permettant de
travailler sur la réalité, sur « l’inconnu, en cherchant dans le réel ce qui contredit des
connaissances antérieures »663.
659
Edmund HUSSEL, La philosophie comme science rigoureuse, traduit de l’allemand par Marc B. de Launay,
3e édition, Paris, PUF, 1998, p. 12.
660
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 11.
661
Elie P. NGOMA-BINDA, La Philosophie africaine contemporaine, op.cit., p. 45.
662
Gaston BACHELARD, Philosophie du non, op.cit., p., 9.
663
Gaston BACHELARD, Ibidem.
284
Les philosophes africains doivent cesser d’être fixistes sur la réalité et doivent
élever leur conscience en pratiquant une philosophie « ouverte ». Répétons encore
l’affirmation de Bachelard : ce serait très fécond pour eux. Cette pensée doit guider
les philosophes africains dans le but de mener « une philosophie du détail
épistémologique, une philosophie scientifique différentielle qui ferait pendant à la
philosophie intégrale des philosophes. C’est cette philosophie différentielle qui serait
chargée de mesurer le devenir d’une pensée. En gros, le devenir d’une pensée
scientifique correspondrait à une normalisation, à la transformation de la forme
réaliste en une forme rationaliste »664.
Les philosophes africains doivent parier sur cette philosophie du détail parce
que cette philosophie rompt avec « le progrès continu de la connaissance : les
véritables progrès de la science ne s’opèrent pas par accumulation graduelle mais par
de brusques réorganisations qui représentent des discontinuités dans l’histoire des
sciences »665.
Dans cette lignée, nous allons pouvoir aborder dans le chapitre suivant la
philosophie de la connaissance scientifique en Afrique. Dans ce cadre, nous
développerons cette philosophie spécifique et nous obtiendrons enfin la réponse à
notre question sur la pertinence de la philosophie scientifique bachelardienne dans
l’épistémologie africaine. Nous comprendrons également que ce chapitre, bien
qu’étant le dernier de cette dissertation approfondie, ne ferme pas les portes à la
réflexion sur le sujet : il doit plutôt marquer un nouveau début de réflexion...
664
665
Gaston BACHELARD, Philosophie du non, op.cit., p., 14.
Vincent BONTEMS, Bachelard, Paris, les Belles Lettres, 2010, p.31.
285
CHAPITRE 6 - LA PHILOSOPHIE SCIENTIFIQUE DE BACHELARD :
IMPACT ET DÉFI POUR LA PRODUCTION
DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE EN AFRIQUE
Dans le chapitre précédent, nous nous sommes intéressés à la philosophie
africaine, à sa situation et à sa mission. Ici, nous aurons l’occasion d’aborder la
question de la production de la connaissance scientifique sur le continent africain.
Nous proposerons notre point de vue sur la production de cette philosophie
scientifique en Afrique et tenterons de répondre à l’objectif de la présente recherche,
à savoir définir la pertinence de la philosophie de la connaissance scientifique de
Bachelard pour la production épistémologique africaine.
Nous traiterons de toute la problématique que nous avions annoncée dans
l’introduction et que nous avons déjà approchée dans le corps de ce travail. Ce
chapitre n’est pas la fin de notre longue dissertation, elle n’en est que le
commencement. Tout au long de ce sixième chapitre, nous étudierons la
confrontation,
la
complémentarité
ou
l’importance
entre
l’épistémologie
bachelardienne et l’épistémologie africaine. Cette confrontation nous permettra de
formuler des réponses…
Comment donc philosopher aujourd’hui en Afrique ? Quelles sont les
conditions préalables afin de prendre au sérieux les exigences à l’ère de la science,
dans un contexte où « science et culture tendent à coïncider » ? Comment peut-on
philosopher sur le continent africain, où la satisfaction des besoins élémentaires est
constamment source d’angoisse et, où semble-t-il, la libération passe par la maîtrise
des mécanismes de production des biens indispensables à la survie ? Quelle relation
peut-il exister entre la culture et la production de la connaissance ? C’est dans cette
ligne de réflexion que nous allons tisser ce chapitre…
286
I. THEORIE DE LA CONNAISSANCE SELON LES AFRICAINS
Bachelard a considéré la philosophie comme un savoir ouvert, nous sommes
entièrement d’accord avec cette déclaration. Si l’on s’appuie sur sa vérité que
« connaître c’est décrire pour retrouver »666, pour les africains, qu’est-ce donc que
connaître et qu’est-ce que la connaissance ?
Dans le contexte de l’Afrique, la connaissance et la méthode fusionnent en un
seul concept : la maât.667 Bassong explique que la maât est reconnaissable, mais « il
s’agit d’une connaissabilité rationnelle qui éprouve l’univers du vivant en y
maîtrisant les forces du désordre »668. En ce sens, la maât est la connaissance de ce
qui est réellement. En même temps, elle est aussi considérée comme méthode, vie, ou
chemin donnant accès à la vérité de la nature. En fin de compte, elle demeure liée
nécessairement à l’être africain. Selon Bassong, l’Homme, qui est un produit de la
nature, ne saurait en dépasser l’intelligibilité. Et pour cette raison, la Nature
n’appartient pas à l’Homme, c’est l’Homme qui appartient à la Nature.669
Dans son état fondamental, La maât intègre tout type de connaissance. Son
point de départ (ou son objet) est le réel, la totalité de l’existence, la pensée de
l’absolu... Théophile Obenga, cité par Bassang, nous témoigne ceci :
« Cosmogénèse, divination, médecine, sciences divines, sciences
humaines et sociales, bref toutes les connaissances théoriques et
empiriques, fondamentales et appliquées, tout cela fait partie, au même
titre de la vie intellectuelle, et tout cela est uni, de l’intérieur, pour
former une vue d’ensemble sur le réel. Une vue d’ensemble holistique,
systémique, intégrant toutes les manifestations de la nature, les
connaissances, toutes les sciences de nature, de la société et de
670
l’Homme » .
Il nous incombe à tous de retrouver la grandeur de cette maât, car elle est la
loi de tous. Elle est à la fois valeur absolue, éthique et valeur de justesse. Mais le
666
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, ibid., p., 9.
Mbog BASSONG, La Méthode de la philosophie africaine, op.cit. p. 48.
668
Mbog BASSONG, La Méthode de la philosophie africaine, ibid., p., 49.le
669
Mbog BASSONG, La Méthode de la philosophie africaine, op.cit., P.50.
670
Mbog BASSONG, La Méthode de la philosophie africaine, ibid., p. 57.
667
287
philosophe actuel ne peut plus penser comme si nous vivions encore à l’ère
pharaonique. La maât aujourd’hui fait partie de l’histoire. Nous ne pouvons pas
continuer à penser qu’elle est la seule connaissance. Il nous faut donc travailler,
critiquer et inventer si possible à partir d’elle-même. Nous devons proposer une autre
méthode qui nous permettrait de produire de nouvelles connaissances, capables de
susciter le développement du continent africain.
Le problème de la connaissance est très ancien, comme nous en avons déjà
parlé. Il est également propre à l’Homme. De tous temps, ce dernier a toujours eu
intérêt à connaître les phénomènes tant naturels qu’humains. Connaître et interpréter
le réel sont deux catégories constituantes de la nature humaine. La connaissance
désigne un rapport de la pensée à la réalité extérieure, elle engage la notion de vérité
comme adéquation de l’esprit avec la chose. Dans ce sens, comme nous le
démontrerons dans notre recherche, « la théorie de la connaissance accompagnera
naturellement l’ambition de retrouver les sens de la présence de l’Homme dans le
monde ; elle devra remédier au scepticisme en garantissant que l’alliance avec la
nature, si elle n’est plus évidente, n’en est pas moins promise, au terme de l’effort
pour connaître »671. Le phénomène de la connaissance est d’une extrême importance
pour la vie des hommes.
Le philosophe africain Amo fait savoir que toute notre connaissance est
construite à partir d’idées. Selon lui, ces idées sont des sensations répétées ou
réactivées en chacun de nous et « la pensée humaine n’est pas productive mais
reproductive »672. Amo considère l’esprit humain comme incapable de comprendre à
partir de la représentation mais il en est capable à travers les images des choses et de
« leurs fonctions sensibles ».
Nous comprenons alors que la théorie de la connaissance d’Amo est
clairement fondée sur le sensationnisme. En affirmant que toute la connaissance se
base sur le contact direct avec les choses, Amo déclare que « Dieu est et les autres
671
672
Jean- Michel BENNIER, Les Théories de la connaissance, op.cit., p., 25.
Ernest MENYOMO, Descartes et les Africains, op.cit., p.14.
288
esprits se comprennent eux-mêmes, ainsi que leurs opérations et les autres choses,
sans aucune idéalité, c’est-à-dire sans ces sensations réactivées que sont les idées
(sine ideis et sensationibus) ; mais c’est seulement notre esprit qui comprend et agit
par des idées, à cause de son enchaînement et de sa relation très étroite au corps »673.
Dans la théorie de la connaissance d’Amo, on voit bien qu’il n’existe aucune
idée produite sans la chose. Dans cette réflexion, la chose est la base de toute
connaissance. Amo est plus ferme encore quand il refuse la raisonnabilité de Dieu,
car pour lui la raison n’est qu’un instrument, un œil de la vérité, tandis que la
connaissance divine est la vérité elle-même.674
Contrairement à la théorie de la connaissance d’Aristote considérant l’intellect
pur, Platon parle du monde intelligible comme d’un monde n’existant pas. Pour sa
part, Karl parle d’idées a priori, mais selon Amo, l’esprit recevrait passivement les
impressions venant des corps. Il nous affirme que « les idées sont alors les résidus de
la perception. Tout ce qui se présente à l’esprit est une répétition, un redoublement, si
l’on peut ainsi dire. La représentation devient la simple reproduction de ce qui a été
antérieurement donné »675. Ainsi a-t-il réduit toute la capacité intellectuelle de
l’Homme à une seule chose : l’imprégnation. Dans cette ligne de pensée, Amo
revient à la négation de la prédisposition ainsi qu’à la négation de la créativité de
l’esprit humain. Et surtout, il ignore « le travail antérieur effectué par l’esprit dans le
cas de cette représentation ou reproduction »676. Toujours selon lui, l’âme est une
structure du corps. Il ne reconnaît pas la capacité de l’esprit humain à connaître
immédiatement. D’après lui, toute connaissance vraie se compose d’idées, et cellesci sont des reproductions de choses perçues. Notre connaissance serait finalement
une copie intégrale de la Nature et de l’Univers. En soi, l’idée qui nous fait
représenter les choses en elles-mêmes est inaccessible à l’Homme. Amo arrive donc
à une conclusion que nous considérons importante lorsqu’il démontre l’insensibilité
de l’esprit avec ceci : « L’esprit lui-même ne sent pas, n’ayant pas de faculté de
673
Ernest MENYOMO, Descartes et les Africains, ibid., p. 15.
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p.16.
675
Ernest MENYOMO, Ibidem.
676
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, ibidem.
674
289
sentir. »677. Dans notre deuxième chapitre, nous disions que la matière est le premier
être vivant. Eh bien, il en est de même dans la pensée d’Amo, dans la mesure où il
affirme que « la vie s’explique uniquement par la matière vivante et organique ».
On trouve chez Senghor, penseur de la négritude, une continuité avec Amo.
Pour lui, la sensation apparait comme critère de vérité. Avec la tentative de faire une
différenciation entre les êtres, il introduit deux modes dans la connaissance, en
distinguant la connaissance par le cœur et la connaissance rationnelle et déductive.
Selon ce fils de la négritude, « la raison ne suffit pas pour comprendre les choses, il
faut le concours de la sympathie et de l’émotion, la sensibilité et l’intuition sensible
participent immédiatement sur la voie de la synthèse plutôt que de l’analyse, de
l’intuition plutôt que de la raison »678.
Dans sa philosophie de la connaissance, la sensation occupe une place très
élevée et préside à tout type de mouvement de l’esprit. Pour Senghor comme pour
Amo, l’esprit ne fait rien sans l’aide de la sensation car elle donne de la force et de
l’énergie à l’âme. Elle n’est pas seulement le critère de la vérité mais aussi le fil
conducteur présent dans la perception. Elle « guide l’imagination » tout en ayant la
responsabilité de « guider la volonté ». Notre deuxième chapitre prend alors tout son
sens ici...
Senghor affirme l’idée suivante : « voilà donc le Négro-Africain qui
sympathise et s’identifie, qui meurt à soi pour renaître dans l’autre. Il n’assimile pas,
il s’assimile. Il vit avec l’autre en symbiose, il connaît l’autre, pour parler comme
Paul Claudel. Sujet et objet sont, ici, dialectiquement confrontés dans l’acte même de
connaissance qui est acte d’amour »679. Pour Senghor encore, « toute connaissance
est sensation et non représentation ». Il lui arrive même de réduire toute la vie à la
sensation, car pour lui la vie est sensation. Tout ce que l’Homme est capable de
connaître doit être sensible pour lui être (re)connaissable. Cela signifie que la
dimension sensible est comme la « vue » de la connaissance selon lui, c’est-à-dire un
677
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 17.
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 43.
679
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, Ibid., p. 44.
678
290
nouveau sens. Toute la capacité raisonnable de l’esprit humain est réduite à la
sensation, à l’affectivité et à l’émotion : le savoir n’est pas autre chose que le sentir.
Appelons cela le sensationnisme extrême.
S’il n’élève pas le réel à un niveau supérieur, il est évident que cette
formulation tente de réduire l’Homme africain au rang de l’animal. Mais n’oublions
pas que l’Homme est un animal rationnel par nature et que la rationalité est
constitutive de son être. Entre la chose et la raison, il existe une complémentarité. En
elles, Bachelard opte pour une dichotomie « sur la connaissance exacte d’une réalité,
puisqu’une coïncidence entre pensée et réalité est un véritable monstre
épistémologique, il faut toujours que l’esprit se mobilise pour refléter les diverses
multiplicités qui qualifient le phénomène étudié en couvrant les abords »680.
Selon nous, il est vrai que toute connaissance a le réel pour point de départ,
mais cette réalité a besoin de raison pour être raisonnable ou pour être
compréhensible. C’est avec raison, et par raison, qu’il faut comprendre, expliquer,
interpréter, utiliser, « modifier », afin de construire tout type de savoir humain. La
matière est le point de départ…
Le sensualisme est toujours présent dans la réflexion de Senghor. Il nous
fournit ainsi une théorie sensualiste dans la perception : « L’objet n’est ni pensé, ni
calculé, il est uniquement éprouvé comme une étreinte. La perception des objets se
passe dans un pur champ sensoriel. Apparemment cette perception n’est pas ordre
mais seulement rythme ; elle n’est pas tranquillité mais trouble. La sensation
perceptive ne dégage pas elle-même des ondes et des radiations comme ma matière
dégage l’énergie »681.
Senghor déclare que « c’est la conscience qui appréhende le réel, qui fait acte
de connaissance. Cela dit, il faut partir du corps : des processus physiologiques, des
impressions neuro-sensorielles, en passant par les sensations et les comportements
680
681
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p. 43.
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 45.
291
pour aboutir à la conscience, […] des impressions neuro-sensorielles à la conscience
de plus en plus claire »682.
Dans cette manière de voir, le Négro-africain « ne voit pas l’objet, il sent ».
L’idée de Senghor est de positionner l’Homme africain comme un être faisant partie
d’une réalité. Dans ce sens, il nous dit que la « sensation est pressentiment, intuition
divinatrice des objets »683. Entre la représentation et la sensation, Senghor donne
beaucoup plus d’importance à la sensation. L’Homme peut avoir accès à des objets
extérieurs seulement à travers la sensation. Selon le point de vue de Menyomo,
Senghor a fait de « la sensibilité la sensualité », il a tout réduit à l’émotivité de
l’Homme africain. La Nature avec sa « force cosmique» comme l’a dit Tempels,
nous fait entrer en contact avec la réalité. Et la sensualité, qui elle reçoit cette force
cosmique, permet de trouver la connaissance…
Il existe sans doute un problème dans le cadre de la réflexion de Senghor sur
la connaissance des Africains car il ne s’explique pas clairement. Nous le relevons
dans certaines évocations, notamment « comment l’émotion peut-elle atteindre
l’objet (ou) comment l’émotion, dont l’essence lui est extérieure, peut-elle éprouver
de l’intérieur le sujet » ? En réponse à la première question, Senghor propose comme
réponse une décomposition étymologique du mot émotion. Il nous dit que
« l’émotion est éclatement »684.
Concernant la deuxième question, la solution est basée sur un exemple donné
par Sartre, celui d’une mère émue devant son fils qui rentre en France. « Dans
l’émotion, la conscience se dégrade et transforme brusquement le monde déterminé
où nous vivons en monde magique. C’est dire que l’émotion, sous l’aspect premier
d’une chute de conscience est, au contraire, l’accession à un état supérieur de
connaissance »685. En premier lieu, apparaît la théorie de Senghor sur la connaissance
682
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I négritude et humanisme, op.cit., p. 257.
Léopold Sédar SENGHOR, Ibidem.
684
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p. 46.
685
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I négritude et humanisme, ibid., p. 47.
683
292
de l’émotion. Il s’agit d’une connaissance intégrale, dès qu’il y a union entre le sujet
ému et l’objet émouvant dans une synthèse indissoluble.686
Nous sommes entièrement d’accord avec sa théorie et sur sa distinction claire
entre émotion et intuition, mode suprême de la connaissance. Cela étant nous
pensons qu’il n’est pas suffisant de croire en des émotions puisqu’elles seules ne
peuvent être capables de nous donner les autres connaissances. On doit donc
comprendre qu’il existe une multiplicité de type de connaissance dans la vie des
hommes. Selon cette ligne de réflexion, nous pensons aussi qu’il est très difficile
d’accepter les émotions comme seules formes de la connaissance humaine, même si
par ailleurs celles-ci sont nouvelles. Elles seules n’ont pas la capacité de nous donner
les aptitudes à inventer les types de connaissances. Nous soutenons que l’Homme
africain, avec la matière qu’il a à sa disposition, est le centre et le point de départ de
la construction de son savoir. En sentant la matière à travers ses émotions, il doit en
même temps user de sa raison pour raisonner sur l’objet (matière, chose, réel…)
perçu par ses sens.
Nous n’avons aucun doute sur le fait que notre connaissance commence à
partir de cela, à savoir ce qui est perçu par nos sens. Nous tombons d’accord jusquelà. Mais nous ne devons pas en rester à ce stade car notre sujet doit aborder un
second temps. Ce nouveau moment est constitué de raison, qui est prendre de
manière critique. Seule dans cette attitude, nous devons produire un nouveau concept
et une nouvelle théorie à partir de ce qui existe, en l’adaptant à la nécessité de
chacun.
686
Cfr. Léopold Sédar SENGHOR, Ibidem.
293
II. LA CULTURE ET LA PRODUCTION DE LA CONNAISSANCE
SCIENTIFIQUE EN AFRIQUE
Apportons avant tout une explication sur le concept de la culture et clarifions
par ailleurs la différenciation entre culture et tradition, car on peut facilement croire
qu’il s’agit de la même chose alors qu’il demeure entre ces deux notions une sensible
nuance.
Le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse tome 3 définit la culture
comme « l’enrichissement de l’esprit par des exercices intellectuels »687. Dans le sens
général, la culture est « l’ensemble des connaissances qui enrichissent l’esprit,
affinent le goût et l’esprit critique : avoir une bonne, solide culture »688.
Cette culture peut être comprise aussi comme « l’ensemble des phénomènes
matériels et idéologiques qui caractérisent un groupe ethnique ou une nation, une
civilisation par opposition à un autre groupe ou a une autre nation »689. En exemple,
citons la culture africaine, puisque c’est notre sujet. Elle peut être comprise aussi
comme groupe social : « l’ensemble des signes caractéristiques du comportement de
quelqu’un qui le différentient de quelqu’un appartenant à une autre couche sociale
que lui. Ensemble des processus par lesquels un groupe accède aux connaissances
« traditionnelles »690 dont il a besoin et maîtrise les connaissances nouvelles, en les
intégrant à un fond commun »691.
Le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse tome 10 indique que le
concept de « tradition » vient du latin et signifie « action de livrer, de transmettre.
Ensemble de légendes, de faits, de doctrines, d’opinions, de coutumes, d’usages, etc.
transmis oralement sur un long espace de temps […], elle est comprise aussi comme
687
Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse Tome 3, Paris, Librairie Larousse, 1982, p. 2838.
Grand Dictionnaire Encyclopédique, ibidem
689
Grand Dictionnaire Encyclopédique, ibidem
690
On ne doit pas confondre la culture et la tradition. La culture est plus large que la tradition, qui peut être
comprise dans la culture, faisant partie de la culture.
691
Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse Tome 3, op.cit., p. 2838.
688
294
manière d’agir ou de penser qui s’est transmise depuis des générations à l’intérieur
d’un groupe ; coutume, usage »692.
On comprend là qu’il y a beaucoup de significations pour le mot « culture »,
terme qui s’applique en fait à plusieurs situations, comme nous allons le montrer. Le
mot « culture » tire son origine de la langue latine, et signifie tout d’abord « le soin
apporté à la mise en valeur d’un domaine particulier et la pratique requise par ce
domaine ». Cicéron a compris la culture pour la désigner comme étant la
philosophie. Selon le Grand Dictionnaire, « jusqu’à la Renaissance, culture ne
s’emploie jamais seule, même lorsque son usage se rapproche du sens moderne »693.
Le philosophe Samuel Von Pufendorf emploie le concept de culture pour
l’« opposer à la nature et désigner ainsi l’ensemble des œuvres humaines dans le
contexte social où elles apparaissent. Il donne les dimensions d’observations et
d’action qu’on retrouve dans l’acception moderne »694. Kant, quant à lui, a défini le
terme « culture » comme étant « l’ensemble des fins que l’Homme peut réaliser
librement du fait de sa nature raisonnable ». Il écrit également que « produire dans un
être raisonnable l’aptitude générale aux fins qui lui plaisent (par conséquence dans sa
liberté) est la culture (…) Ainsi seule la culture par rapport à l’espèce humaine »695.
En sous-titre, la conception moderne de la culture est importante. Dans ce
contexte de modernité, nous allons nous référer à Herder et E. B. Tylor. Herder a
compris la culture comme une « forme de la vie d’une nation, d’un peuple ou d’une
collectivité ». Il reconnaît la difficulté que l’on peut rencontrer pour définir ce
concept et donner une définition précise au vu de la complexité de son sens et de
l’ambiguïté avec celui de civilisation : « on peut en effet comprendre la culture, soit,
très généralement, comme ce qui distingue essentiellement la vie de l’espèce
humaine de toutes les autres formes de vie. La culture englobe alors les différentes
692
Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse Tome 10, Paris, Librairie Larousse, 1985, p.10339.
Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse Tome 3,op.cit., p. 2838.
694
Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse Tome 3, ibidem.
695
Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse Tome 3, ibidem.
693
295
civilisations, soit, plus spécifiquement, comme une différentes cultures constituant
structurellement ou historiquement une civilisation »696.
On observe clairement la difficulté existante à donner une définition précise
capable de différencier la culture et le concept de la civilisation. Mais une chose est
claire, c’est que la culture est spécifiquement un phénomène humain, comme l’a
compris Senghor en ces termes : « la culture est action, j’ajoute qu’elle est action
révolutionnaire, action de l’Homme»697. Le mot révolutionnaire est très fort et nous
fait clairement apparaître l’image de l’Homme africain en action, en étant créatif.
L’africain face au monde doit révolutionner la chose, la culture comme tel, et en ce
cas la culture africaine. Ceci veut dire que chaque africain doit révolutionner sa
culture. C’est en ceci que Bachelard dit de chaque culture qu’elle doit avoir sa
philosophie. À partir du moment où nous révolutionnons notre culture, nous nous
donnons la capacité de produire la connaissance à partir même de cette révolution
culturelle. L’Africain doit être créatif pour se distinguer : que pouvons-nous prendre
de positif dans notre culture et quoi poursuivre ? Par ailleurs, quoi n’est pas positif et
doit disparaître ?
Jacques Maritain, cité par Senghor, a défini la culture comme « toute activité
consciente de l’Homme qui tend à modifier et à rationaliser la nature et les rapports
entre les hommes. Une culture qui ne veut modifier ni le monde, ni les rapports
extérieurs de l’Homme, ni ses conditions de vie, est une culture de musée, qui craint
l’air frais de l’action concrète parce qu’elle aime sa poussière et sa moisissure »698.
Dans la même ligne, Tylor comprend la culture comme :
« Tout complexe qui inclut les connaissances, les croyances,
l’art, la morale, les lois, les coutumes et toutes autres dispositions et
habitudes acquises par l’homme en tant que membre d’une société […] ;
il s’agit du système économique de production et de distribution, de la
production de la techniques, du système de parenté et de l’organisation
familiale, de l’organisation politique et religieuse, des règles de la vie
696
Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse Tome 3, op.cit., p. 2839.
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté I négritude et humanisme, op.cit., p.95.
698
Léopold Sédar SENGHOR, Liberte1negritude et humanisme, op.cit., p. 11.
697
296
quotidienne, du système moral et judiciaire, du langage et de la
production mythique, artistique, philosophique, voire scientifique »699.
Senghor pour sa part a défini le concept de culture en fonction de
l’enseignement et de la civilisation. « La culture est à l’enseignement ce que l’artiste
est à l’ouvrier. Elle est imagination, esprit actif, car il y a, dans le mot, l’idée d’un
dynamisme créateur »700. Il ajoute encore : « la culture, en définitive, nous apparaît
comme un effort sans cesse renouvelé, qui tend vers un équilibre toujours fuyant,
aussitôt rompu qu’atteint. C’est là, dans cet effort de Sisyphe, que réside la grandeur
de l’Homme »701. La culture devient donc un « effort perpétuel » vers un équilibre
qu’il appelle l’équilibre parfait, un « équilibre divin ». Pour lui, l’enseignement est
l’instrument de la culture et c’est à travers cet instrument que les enfants bénéficient
de « l’acquisition de l’expérience accumulée des générations antérieures, sous forme
de concepts, d’idées, de méthodes et de techniques. L’ensemble des concepts et
techniques d’un peuple donné à un moment donné de son histoire constitue sa
civilisation. On appelle aussi par ce nom l’ensemble des civilisations successives
d’un peuple »702. Pour Senghor, toujours, l’idéal de la culture est donc
l’enseignement, « qui est l’étude des civilisations d’un peuple défini ». Le fils de la
Négritude a bien compris que l’éducation est la base de tout et qu’elle fait partie de la
culture de chaque peuple. De ce fait, l’éducation devient un véhicule de transmission
des éléments culturels d’un peuple déterminé. Sans éducation on ne peut pas parler
de l’évolution, de la science, de la technologie. En résumé, l’éducation donne vie à la
culture.
La culture est comme « la civilisation en action, ou mieux, l’esprit de la
civilisation. En effet, elle est le résultat d’un double effort d’intégration de l’Homme
à la Nature et de la Nature à l’Homme »703. Voilà la magnifique réflexion de
Senghor, et c’est dans cette intégration que l’on trouve le but de l’enseignement, qui
est de préparer quelqu’un à la culture. Dans cette mesure, l’enseignement aide à la
699
Léopold Sédar SENGHOR , Ibidem.
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté1négritude et humanisme, Ibid., P.12.
701
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté1négritude et humanisme, ibid., p. 97.
702
Léopold Sédar SENGHOR, Ibidem.
703
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté1 négritude et humanisme, op.cit., p. 93.
700
297
perpétuité des éléments de la culture. Le philosophe de la négritude reste ferme dans
sa pensée, comme nous avons déjà cité, surtout lorsqu’il affirme : « je l’ai dit, la
culture est action. J’ajoute qu’elle est action révolutionnaire, action de l’Homme.
C’est, en effet, le propre de l’Homme que de pouvoir exercer, consciemment,
librement, une activité créatrice. C’est même ce qui distingue l’Homme de l’animal,
l’existant, je veux dire le vivant du mort »704.
On sait que chaque peuple possède sa culture et que la culture est le propre
des hommes. Notre sujet prend donc ici tout son sens : l’activité scientifique fait
partie d’un ensemble des activités de la culture. On peut se demander alors s’il existe
dans notre société des conditions favorables à « l’émergence de l’esprit
scientifique ».
Dans ce sens, la culture est à la fois fondement et aboutissement de la
politique :
« La culture, entendue comme une tension à soutenir sans
relâche, un équilibre à toujours perfectionner entre l’Homme et la
Nature. L’Homme nouveau, accordé, certes au siècle de l’atome, mais
accordé parce que solidement enraciné dans le terrain culturel. Si
l’Afrique […] doit s’enraciner pour se développer, c’est à l’évidence
qu’elle doit, d’abord, se connaître avant de s’accomplir : recenser ses
richesses avant de se cultiver par l’assimilation des techniques
étrangères. C’est un paradoxe de ce temps que la connaissance des
mœurs, voire des arts africains, soit en avance sur la connaissance des
langues et littératures africaines. Car la parole est le seuil critique de la
noosphère, celui qui sépare l’Homme, très précisément la plus
authentique expression d’un peuple donné »705.
On sait pertinemment que l’époque de la Renaissance était la période de
l’examen des textes et des valeurs. Dans cet examen et dans la philosophie des
Lumières, on observe que la science n’est pas l’amie du dogmatisme. Elle s’est
imposée par « la rupture avec toute vision mystique du monde et de l’existence ».
704
705
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté1négritude et humanisme, Ibid., p. 95.
Léopold Sédar SENGHOR, Liberté1 négritude et humanisme, op.cit., p. 329-330.
298
Dans cette compréhension, on observe que l’absence de séparation entre le profane et
le sacré s’imposant avec force est un obstacle au développement de la science.706
Toute société est-elle capable d’avoir un esprit scientifique ou y a-t-il
seulement des sociétés spécifiques « autorisées » à accéder à ce domaine ? Gérard
Holton, cité par Éla, confirme l’existence d’une mentalité favorable à l’apparition de
problématiques nouvelles et de thèmes nouveaux. Cela revient à dire que dans le
monde, certaines sociétés sont adaptées à l’esprit scientifique et d’autres non. Oui,
nous avons le droit de respecter les idées des autres, mais nous avons en même temps
le droit de ne pas accepter les idées que nous considérons comme fausses.
La production de connaissance scientifique dépend avant tout des conditions
locales, c’est-à-dire des structures et systèmes économiques de chaque société. Il n’y
a aucun doute sur l’existence de ces conditions dans certaines sociétés… La
production de la connaissance scientifique est amplement visible chez certaines, mais
non chez d’autres, parce leurs conditions sociales ne sont pas les meilleures, ou ne
permettent pas une production acceptable de la science. Pour cette raison, Robert K.
Merton, cité par Éla, nous propose quelques règles de la production scientifique.
Selon lui, l’activité scientifique est régie par :
« 1) L’universalisme, qui implique que les affirmations des
chercheurs doivent être jugées en fonction des critères impersonnels, qui
doivent s’imposer à tous ; 2) La norme de désintéressement, qui veut
que le seul objectif du chercheur soit le progrès des connaissances et non
une satisfaction personnelle ; 3) La mise en commun, qui impose que
toutes les connaissances soient publiques, partagées dans la mesure où
elles intéressent toute la communauté ; 4) Enfin le scepticisme organisé,
qui justifie la critique et le droit de réfuter une affirmation »707.
Tout cela fait partie d’un ensemble de règles à suivre pour toute société
désireuse de produire de la connaissance scientifique. L’Afrique doit être associée à
cette démarche dans la dynamique du débat et de la controverse, en vue de ne
706
707
Cf. Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, op.cit., p., 189.
Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, op.cit., p. 120-121.
299
conserver comme acquis que ce qui a résisté à l’examen d’une forme critique bien
approfondie, excluant tout dogmatisme.708
L’impératif subsistant est celui de comprendre « ces normes comme propres à
l’institution scientifique. Elles la fondent comme sous-système autonome au sein de
la société. En définitive, elles constituent la structure sociale de la science. Bref,
l’éthos de la science est un ensemble de valeurs et normes auxquelles l’homme de
science doit se conformer »709. Mais en étant attentifs, on peut observer que ces
normes sont très rigides, voire totalitaires. Nous ne croyons pas au fait que pour
produire la science, les chercheurs doivent suivre ces règles. Restent ceux qui sont
contre le principe d’ouverture que Bachelard nous propose toujours : « tout peut être
objet de la science ». L’universalité de la science ne doit pas sacrifier le particulier
parce que le chercheur est un individu situé dans une société concrète et la science
(ou la connaissance scientifique) ne tombe pas du ciel : elle se base sur le réel que
chaque chercheur vit et expérimente, comme nous l’avons déjà montré.
Ne confondons pas le réel et la vie concrète (comme départ pour chaque
chercheur). Nous ne voulons pas dire que le chercheur doit se fixer sur la réalité,
mais il doit en tout cas prendre de la distance par rapport au monde sur et dans lequel
il produit sa connaissance. Et surtout, il doit en prendre conscience comme le
souligne ici Bachelard : « on n’est pas philosophe si l’on ne prend pas conscience, à
un moment donné de sa réflexion, de la cohérence et de l’unité de la pensée, si l’on
ne formule pas les conditions de la synthèse du savoir. Et c’est toujours en fonction
de cette unité, de cette cohérence, de cette synthèse, que le philosophe pose le
problème général de la connaissance »710.
L’important dans tout ceci provient du fait que l’ « on est renvoyé ici à
l’individu dont l’invention oblige à penser le scientifique comme sujet, c’est-à-dire
source de ce qu’il fait ou devient. De plus, il convient de voir si le manque de liberté
708
Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, op.cit., p., 121.
Jean Ŕ Marc ELA, Ibidem.
710
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, ibid., p. 3.
709
300
n’étouffe pas chez l’individu l’épanouissement de son esprit de curiosité et de son
instinct créatif »711.
Dans cette réflexion, comme le soutient Éla, on est confronté à « la crise de la
primauté de la solidarité, de la proximité et de la communion. » Cette crise doit
exister si l’on veut « échapper aux déterminations qui encadrent le travail
scientifique. En effet, la figure du chercheur scientifique ne se fonde que sur la
coupure et la distance entre le sujet et l’objet du savoir. En ce sens, l’effort vers la
science exige l’affirmation d’individualités très fortes capables de faire face aux
pressions ou aux croyances collectives et de résister à des explications simplistes et
superficielles »712. Cet appel à la prise de conscience, dont Bachelard parle, est
indispensable pour la production de la connaissance scientifique. Après tout, c’est
dans cette ligne de réflexion que l’on se repère depuis Platon et Aristote, penseurs
ayant fixé les rapports entre la science et l’opinion. Platon demeure ferme en disant
que l’opinion ne nous donne pas une vraie connaissance. En tout cas, on observe que
l’esprit scientifique exige de rompre avec le monde où nous nous trouvons.
Cette nécessité de rompre nous est donnée comme une condition nécessaire et
indispensable à la production de la connaissance scientifique, en Afrique tout
particulièrement. Est-ce cette rupture qui donne le sens profond de la « discontinuité
épistémologique de Bachelard » et est-ce la conscience nouvelle que chaque
philosophe africain doit prendre ? C’est en cela que Bachelard déclare : « l’époque
contemporaine consomme précisément la rupture entre la connaissance commune et
connaissance scientifique, entre expérience commune et technique scientifique »713.
Dans la même ligne de pensée, Éla nous dit que « la pensée scientifique n’existe que
par la mise à l’épreuve d’elle-même par elle-même face aux évidences du bon sens
auxquelles elle ne peut s’accommoder »714. On doit être très attentif en ce qui
concerne cette articulation de rupture. C’est une condition qui doit être observée par
tout chercheur, surtout africain, qui veut s’investir dans la connaissance scientifique,
711
Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟Ère du Savoir, op.cit., p. 121.
Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟Ère du Savoir, op.cit., p., 122.
713
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, op.cit., p. 102.
714
Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, op.cit., p. 125.
712
301
en science. On ne connaît jamais qu’en allant contre une connaissance antérieure :
« Il y a rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique »715.
Dans son livre La philosophie du non, Bachelard discrédite l’opinion. Pour
lui, « l’opinion a en droit toujours tort ». Platon soutenait la même chose, comme le
rappelle Ela : « l’opinion pense mal ; elle ne pense pas ; elle traduit des besoins en
connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître.
On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut la détruire »716. Bachelard insiste :
« c’est en termes d’obstacle qu’il faut poser le problème de la connaissance
scientifique »717. Dès lors, il faut renoncer à se confier aux leçons de la nature car
« (l)’observation première est toujours un premier obstacle pour la culture
scientifique ». Dans notre travail, nous avons déjà parlé des obstacles de la
connaissance mais
nous y reviendrons, en examinant cette thématique dans le
contexte africain.
En ce qui concerne la prise de conscience et le courage nécessaires aux
chercheurs africains pour développer l’esprit scientifique, l’idée de Bachelard est
fondamentale. C’est ainsi qu’il avance :
« Pour le savant, la connaissance sort de l’ignorance comme la
lumière sort des ténèbres. Le savant ne voit pas que l’ignorance est un
tissu d’erreurs positives, tenaces, solidaires. Il ne se rend pas compte que
les ténèbres spirituelles ont une structure et que, dans ces conditions,
toute expérience objective correcte est subjective. Mais on ne détruit pas
les erreurs une à une facilement. Elles sont coordonnées. L’esprit
scientifique ne peut se constituer qu’en détruisant l’esprit non
scientifique. Trop souvent le savant se confie à une pédagogie
fractionnée alors que l’esprit scientifique devrait viser à une réforme
subjective totale »718.
Le chercheur africain doit prendre cette direction pour diriger sa production. Il
doit accepter ce processus de destruction et doit permettre la transformation dans ses
« principes mêmes de la connaissance ». Les conditions de production sont claires
715
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p.10.
Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟Ère du Savoir, p. 125.
717
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit.,p. 13.
718
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit. P. 8.
716
302
dans la pensée de Bachelard, gardons les en tête : il faut travailler sur l’inconnu. Ce
type de travail se fonde d’ailleurs sur l’esprit scientifique car c’est en cherchant dans
le réel ce qui contredit les connaissances antérieures que naît la puissance de produire
la science. Et le verbe « contredire » n’est pas anodin dans nos propos… Comme
toujours, nous soutenons que les connaissances antérieures ne doivent pas être
éliminées ou oubliées, mais doivent être reformulées, critiquées, transformées, etc.
Voilà quoi retenir de l’enseignement de Bachelard.
Avant tout pour les africains, « il faut prendre conscience du fait que
l’expérience nouvelle dit non à l’expérience ancienne ; sans cela, de toute évidence,
il ne s’agit pas d’une expérience nouvelle »719. Clarifions ce « non » à l’expérience
ancienne, car il s’agit de ne pas interpréter la rupture bachelardienne comme une
élimination, mais plutôt comme une rupture continue et discontinue. En cela, nous
devons rectifier et produire une nouvelle expérience car une « expérience nouvelle
dit non à expérience ancienne »720. Sans une telle étape, l’expérience nouvelle
n’existe pas et l’expérience ancienne reste importante pour les fondements de la
nouvelle. À la vérité, nous devons opter pour une attitude critique et une nouvelle
formulation de ce que nous prenons pour vérité, de ce que l’on nous a enseigné…
Le rôle de chaque philosophe est de cultiver son esprit car la culture
scientifique possède des exigences nous amenant à « déterminer des modifications
profondes de la pensée ». Bachelard révèle qu’« en gros, le devenir d’une pensée
scientifique correspondrait à une normalisation, à la transformation de la forme
réaliste en une forme rationaliste. Cette transformation n’est jamais totale. Toutes les
notions ne sont pas au même moment de leurs transformations sur la
métaphysique »721.
Il existe une nécessité pour chaque chercheur ou philosophe africain à prendre
conscience du caractère construit de toute connaissance scientifique. Chez Bachelard,
nous dit Éla, nourri des lectures de Bergson, « il y a évolution créatrice de
719
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, op.cit., p.9.
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, ibid., p. 9.
721
Gaston Bachelard, La Philosophie du non, ibid., p. 14.
720
303
l’intelligence, un élan vital, qui fait que le déroulement des productions rationnelles
est perpétuellement création d’un nouveau savoir irréductible à ce dont il procède.
Insister sur le caractère créateur, quasi démiurgique de l’activité scientifique, c’est en
faire un travail »722. C’est dans ce mouvement créateur que Bachelard refuse la
continuité et conseille la discontinuité pour permettre le progrès de la science. Le
progrès de la science se confond donc avec la rupture entre « connaissance
commune » et « connaissance scientifique », entre « expérience commune » et
« technique scientifique ». « La culture scientifique est un récit de tels drames, d’un
rationalisme du contre […], un rationalisme constamment contre les erreurs
insidieuses »723.
Nous pensons que pour produire la connaissance scientifique, les chercheurs
africains doivent obligatoirement comprendre que les conditions proposées par
Bachelard sont indispensables. Selon sa compréhension, on perçoit qu’il est
nécessaire de faire une « description phénoménologique d’une connaissance, que
l’on ait éliminé tout psychologisme de manière à atteindre une limite objective, il
restera toujours qu’on ne pourra prendre conscience du passage à la limite sans
renouveler d’une manière plus ou moins explicitée cette élimination. Ainsi nous
adjoignons à la règle du dénombrement des idées justes une règle de l’exorcisme
explicite des idées fausses. La pensée scientifique est en état de pédagogie
permanente »724.
Voilà où nous conduit Bachelard, dans le psychologisme, et c’est avec cette
référence permanente au psychologisme que l’on peut donner une mesure de
l’efficacité de la pensée scientifique et « établir cette pensée dans un nonpsychologisme assuré ». Dans la même ligne de pensée, le chercheur africain Éla
nous raconte que « l’histoire de la science est un appel à abandonner la stérilité et à
résister à toute tentation de l’immobilisme »725. Cet appel général est lancé et
s’adresse également à nous, compatriotes chercheurs africains, pour abandonner la
722
Jean Ŕ Marc ÉLA. L‟Afrique à l‟ère du savoir, op.cit., P.125-126.
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, op.cit., p. 15.
724
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, op.cit., p.15-16.
725
Jean Ŕ Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, ibid., p. 126.
723
304
stérilité. Nous devons entendre cette stérilité dans le sens où nous ne faisons pas
suffisamment d’efforts pour critiquer et transformer, alors que nous en faisons trop
pour sortir du dogmatisme, car il est nécessaire de sortir du sens commun pour
acquérir « l’esprit scientifique ».
Comme nous l’évoquions dans le sous-chapitre sur les obstacles, la résistance
au nouvel esprit de la science (donc la résistance au non critique et la résistance au
non changement) sera un obstacle épistémologique. Les exigences de production de
la connaissance scientifique passent nécessairement par l’émancipation de l’esprit du
chercheur africain. Et pour gagner l’esprit scientifique, on doit obligatoirement
observer les trois stades suivants, présentés par Bachelard :
« 1º L’état concret où l’esprit s’amuse des premières images du
phénomène et s’appuie sur une littérature philosophique glorifiant la
Nature, chantant curieusement à la fois l’unité du monde et sa riche
diversité. 2º L’état concret-abstrait, où l’esprit adjoint à l’expérience
physique des schémas géométriques et s’appuie sur une philosophie de
la simplicité. L’esprit est encore dans une situation paradoxale : il est
d’autant plus sûr de son abstraction que cette abstraction est plus
clairement représentée par une intuition sensible. 3º L’état abstrait où il
entreprend des informations volontairement soustraites à l’intuition de
l’espace réel, volontairement détachées de l’expérience immédiate et
même en polémique ouverte avec la réalité première, toujours impure,
toujours informe »726.
Dans cette réflexion, on voit très nettement que notre épistémologue croit au
fait que la philosophie pluraliste des notions scientifiques « est un gage de fécondité
d’enseignement ». Il nous dit encore que « tout un passé de culture philosophique s’y
révèle ». Ce passé est sans doute dispersé sur des esprits différents. Nous demandons
à ce qu’une culture philosophique, bien que discursive, permette de réunir dans un
même esprit ces philosophies plurielles, pour que toute « la pensée soit présente dans
une pensée. » Pour la conservation de cette philosophie dispersée, l’auteur prend le
rationalisme comme une philosophie dominante, comme une philosophie de la
« maturité scientifique ». La connaissance scientifique est une connaissance double
726
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 8.
305
car elle est à la fois intuition sensible et intuition intellectuelle.727 L’observation de
ces états est indispensable au développement et à la production de la connaissance
scientifique. Dans ce cadre nous comprendrons que la science n’est pas « seulement
la manipulation des forces naturelles sous l’horizon des décisions politiques » mais
que nous devons la tenir pour un enjeu « économique et social ». Comprise dans ce
sens, on arrive facilement à la conclusion suivante :
« L’appropriation des connaissances scientifiques et techniques
et leur intégration dans les processus de productions sont devenus une
arme dans la compétition internationale. En effet, la recherche, source
d’inventions, permet de mettre sur le marché des produits nouveaux
d’importance pour l’intérêt public. Le troisième enjeu des politiques de
la science est stratégique, au sens où il faut considérer que la maîtrise
des domaines de la recherche est vitale pour assurer à une nation les
outils de son indépendance […]. Le dernier enjeu de la recherche est
militaire. Il concerne pour un état moderne tout ce qui touche, de près ou
de loin, à sa défense »728.
Concernant l’ensemble des enjeux, nous pensons notamment à l’enjeu
politique dans le contexte africain. Cet enjeu est indispensable et déterminant au
moment où Bachelard nous dit que « l’amour de la science doit être un dynamisme
psychique autogène. Dans l’état de pureté réalisée par une psychanalyse de la
connaissance objective, la science est l’esthétique de l’intelligence »729. En Afrique,
pour avoir accès à la science et à la production de connaissance, l’enjeu politique doit
toujours être présent.
« Cet enjeu permet d’articuler l’épistémologie de la
transgression que j’ai esquissée et la sociologie de la connaissance qui
rappelle que la science n’est pas un système autonome dans l’ensemble
social. Il aide aussi à dépasser la problématique qui, depuis l’affaire
Oppenheimer, s’est imposée dans les situations où l’on se demande si
les scientifiques peuvent être étrangers à l’usage que le pouvoir fait de
leur savoir. Par ailleurs, en considérant le rapport de l’État à la science,
la question est de savoir qui, en Afrique, décide de quel type de science
il faut faire et quelle orientation donner à la recherche elle-même »730.
727
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, op.cit., p. 22.
Jean-Marc ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, Livre III, Paris,
L’Harmattan, 2007, p. 19-20.
729
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 10.
730
Jean-Marc ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, Ibid., p. 21.
728
306
Cette remarque d’Éla doit être observée dans la production de la connaissance
scientifique en Afrique, dans la mesure où il s’agit de questionner non seulement les
critères qui lui permettront d’être visible dans le contexte africain, mais aussi la
réception
d’une
telle
production
dans
la
« communauté
scientifique
internationale »731. Au sein de cette préoccupation, on perçoit comment naît un autre
problème : la relation entre « le local et le global ». Au centre de ce problème se pose
la question de l’internationalisation de la connaissance produite sur le continent
africain. C’est là que nous entendons toujours les discours selon lesquels l’Afrique
ou les Africains ne sont pas capables de produire une science crédible pour le monde
entier parce que, selon les auteurs de ces discours, ils sont liés à la tradition.
Nous maintenons sans cesse l’idée que la science comme la philosophie ne
tombent pas du ciel. En effet, la production de la science et de la philosophie des
sciences ont comme source un contexte concret lié à la société et au langage de
chaque peuple. Nous aborderons de la question de la langue plus tard… Pour le
moment, nous devons clarifier sans réserve l’idée que lorsque nous parlons de la
science occidentale, cela veut bien dire que cette science est produite dans la culture
et dans les traditions occidentales. C’est pour cela que nous défendions l’argument
que chaque société a ses « traditions scientifiques qui lui sont propres ».
Le philosophe africain Hountondji ne doute pas que l’on puisse trouver dans
notre culture des « corpus de connaissances parfois très élaborés, fidèlement transmis
d’une génération à l’autre et s’enrichissant souvent au cours de cette
transmission »732. Le problème de fond est bien cette transmission d’une génération à
l’autre, car c’est sur « les dynamiques socio-historiques afin de saisir les heurts et les
tensions à travers lesquels (que) la science s’invente dans les systèmes économiques
et politiques qui remettent en question les relations entre les chercheurs indigènes et
les Africanistes du Nord. […] Si l’Afrique ne peut confier à d’autres la responsabilité
731
Jean-Marc ELA, Ibidem.
Paulin J. HOUNTONDJI Les Savoirs endogènes, pistes pour une recherche, Paris, DIFFUSION, 1994,
p.11.
732
307
de penser les problèmes liés à son existence, elle ne saurait non plus briller par son
absence dans les lieux du savoir où s’élaborent des théories scientifiques »733.
Toute notre inquiétude doit être comprise au niveau du statut de la production
de la connaissance scientifique en Afrique, dans la culture africaine, ou si l’on veut,
dans la tradition africaine. Comment pouvons-nous faire pour que cette science
produise dans un tel contexte conquiert sa liberté comme une science reconnue dans
le monde entier ? « Qu’en est-il de leurs rapports avec la science dite moderne,
l’activité heuristique progressive, conquérante, désormais implantée dans nos
universités et autres centres de production intellectuelle, la recherche institutionnelle
dévoreuse
de
crédits,
mais
par
ailleurs
structurellement
dépendante
de
l’Occident »734 ? Dans le même questionnement, on peut encore se demander
comment « les chercheurs d’Afrique peuvent sortir de l’invisibilité dans cet espace
hautement stratégique contrôlé par les pays de l’Occident » ?
Il importe en tout cas de savoir ce que l’Afrique apporte à l’humanité pendant
notre ère. Dans cette visée, on peut voir qu’une partie du problème est
« l’extraversion du savoir », comme le dit Paulin J. HOUNTONDJI, et que
« l’irruption des savoirs scientifiques affecte notre regard sur le monde ». En ce qui
concerne l’irruption des savoirs, Éla y voit la « capacité des Africains à poser leur
regard sur les défis du temps présent. Car, la question des savoirs à produire en
Afrique nous ouvre au vaste monde d’aujourd’hui. Cette question nous interdit toute
crispation sur nos spécificités »735.
Éla décourage ceux qui soutiennent que l’Afrique est un nid de nouvelles
pensées. Les sociétés africaines doivent être comprises comme étant « en acte et en
devenir ». « Un Africain qui parle de l’Afrique comme homme de science ne parle
pas seulement pour les Africains. Ce que les africanistes ont longtemps oublié, c’est
qu’en étudiant les Indigènes, ils avaient quelque chose à apprendre à leurs sociétés
d’origine afin qu’elles se redécouvrent elles-mêmes à travers le miroir de l’autre. Si
733
Jean-Marc ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p.23.
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes, pistes pour une recherche, Paris, DIFFUSION, 1994, p.11.
735
Jean-Marc ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p.29
734
308
nous acceptons de reconnaître notre banalité, il faut alors vaincre la difficulté qui
consiste à admettre que ce que nous disons sur l’Afrique, et au sujet des Africains,
concerne aussi les gens du Nord »736.
Mais le problème n’en reste pas là. Même si nous ne reconnaissons pas notre
banalité, les questions sont toujours les mêmes sur l’état de notre science. Il existe
toute une reconnaissance dans la réflexion de plusieurs africains, mais le problème
doit être compris dans la réflexion de Hountondji, quand ce que l’on voit :
« C’est que ces savoirs ancestraux sur les plantes, les animaux, la
santé et la maladie, ces techniques agricoles et artisanales anciennes au
lieu de se développer, de gagner en exactitude et en rigueur au contact
de la science et de la techniques exogènes, ont plutôt tendance à se
replier sur eux-mêmes. Au lieu d’intégrer à la dynamique des recherches
contemporaines en s’articulant harmonieusement aux connaissances
importées pour produire, avec elles, une synthèse vivante et originale,
les savoirs ‘traditionnels’ subsistent, dans les meilleurs cas, à côté des
savoirs nouveaux dans une relation de simple juxtaposition exclusive de
tout échange véritable et de toute valorisation réciproque »737.
Ainsi, Hountondji cautionne la logique de l’extraversion régissant de part en
part, dans le tiers monde et d’une manière particulière en Afrique.
736
737
Jean-Marc, ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p.29-30.
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes, pistes pour une recherche, op.cit., p.11.
309
III.
RELATION ENTRE SCIENCE, IDEOLOGIE ET PHILOSOPHIE
EN AFRIQUE
La relation existant entre les trois concepts fondamentaux est une question très
difficile sur le continent noir. Il est très difficile de comprendre pourquoi la science
ne s’est pas développée après la colonisation… Pourquoi les civilisations
colonisatrices ne se sont pas intéressées à faire progresser l’Afrique ? Le problème
est peut-être plus grand que l’on ne l’imagine ? La question de fond reste le problème
de la relation entre les états africains et la science. Lorsque nous portons notre regard
sur le contexte de l’Europe occidentale, on voit que « le rapport entre la politique et
la science est fort complexe »738. Dans cette relation, la science est considérée
comme la clé capable de résoudre les problèmes économiques et le développement
social. Cette relation prend avant tout l’individu comme point central, la science
s’attachant ainsi au bien-être de l’Homme, alors réellement traité et considéré comme
être humain.
Dans cette direction, prenons en compte l’affirmation selon laquelle le
chercheur africain doit être conscient de sa recherche. Il ne peut oublier « l’histoire et
les théories, les modèles et les méthodes de la science auxquels il est confronté
depuis sa formation. Il lui faut prendre position par rapport à l’héritage reçu au
moment même où il doit s’efforcer d’avancer, comme à tâtons, sans savoir où il va,
en essayant de pénétrer toujours davantage dans un domaine complexe et difficile où,
en dépit des discours d’école, il n’y a ni règles a priori ni codes établis »739.
Si la science n’a ni règles ni codes établis, il est clair que tout dépend de
chaque individu. Autrement dit, chaque chercheur africain peut « inventer sa propre
voie ». Comme le souligne Éla, pour que cela soit possible, il faut commettre la
violation d’un certain « ordre de choses » dans « la manière de penser », et il faut
prendre des « initiatives » portant la marque de leur « aventure scientifique ». Dans
cette remarque, on devine que les définitions sur le concept de la science s’accordent
738
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes Africana », Paris, Publication Sorbonne, 1993, p.246.
739
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.29.
310
sur ce fait. Pour cette raison, Bachelard nous dit que « la science est un produit de
l’esprit humain, produit conforme aux lois de notre pensée et adapté au monde
extérieur. Elle offre donc deux aspects, l’un subjectif, l’autre objectif, tous deux
autant nécessaires, car il nous est aussi impossible de changer quoi que ce soit aux
lois de notre esprit qu’à celles du monde »740. Et dans son Essai sur la connaissance
approchée, il poursuit comme ceci : « la science est une énigme, et l’action qui
renaît, une solution qui amène un problème. Le réel, pour le chercheur, est nimbé de
« possible » et l’étude du possible est une tentation contre laquelle le savant, si positif
qu’il soit, se défend mal. Rien de plus difficile que d’égaler sans cesse l’Esprit à la
Réalité présente »741.
La remarque épistémologique du chercheur camerounais est également
intéressante : « une science est un savoir, c’est-à-dire un produit de l’esprit humain,
un discours sur la réalité, fondé sur l’observation de la réalité, mais qui n’est pas la
réalité elle-même »742. Une réflexion semblable se trouve aussi dans la pensée de
Poincaré : « on fait de la science avec des faits, comme on fait une maison avec des
pierres ; mais une accumulation de faits n’est pas plus une science qu’un tas de
pierres n’est une maison »743. C’est dans ce fait que le chercheur africain doit prendre
des initiatives pour comprendre son objet à partir de la méditation qu’il va mener
autour de ce fait. Et c’est à partir de cet objet qu’il va adopter une démarche
scientifique en choisissant une méthode spécifique et rigoureuse adaptée à son objet,
ce qui lui permettra de valider ses résultats, non seulement dans le contexte africain
mais dans le monde entier.
Nous pouvons porter ici la question d’Éla, sur la distinction entre ce qui est
scientifique et ce qui ne l’est pas. Où se situe la séparation entre la science et le
dogme ? La science échappe-t-elle à la croyance et au mythe ? Éla comprend le statut
de la science comme un véritable enjeu. Dans cette lignée, on remarque que la
science se place contre un obstacle, Bachelard le définissant comme une donnée
740
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p.5-6.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p.155.
742
Jean-Marc ELA, l‟Afrique à l‟ère du savoir science, société et pouvoir, op.cit., p.31.
743
Jean-Marc ELA, Ibidem.
741
311
anthropologique.744 Ce caractère de « contre » doit toujours être présent dans un
travail scientifique car ce contre légitime le fait que la science se construit en
contestant sa légitimé ou sa pertinence. Chaque chercheur africain doit adopter cette
attitude si l’on veut développer la science en Afrique. On doit accepter d’habiller ce
courage de la rupture et de la démarcation, en situant la production des savoirs dans
la dynamique d’une « destruction créatrice ».
Nous espérons être correctement compris lorsque nous parlons de faire ce type
de rupture et de destruction. Répétons encore une fois que la rupture doit être
réalisée, qu’elle est nécessaire pour la vie même de la science… Mais n’oublions pas
que nous prenons la rupture dans le sens de continuité discontinue, raison pour
laquelle nous parlons également de « destruction créatrice ».
Dans la même idée, nous pouvons situer la déclaration suivante d’Éla : « faire
la science nécessite «’un coup de force par lequel on décide de voir les choses d’une
certaine façon’. Pour prétendre innover dans le domaine de la connaissance, il faut
justifier le risque que l’on prend d’oser négliger ce qui auparavant était admis par
tout le monde. Le travail du deuil exigé par rapport au passé apparaît pénible et
mutilant, plus le thème de la rupture est efficace »745.
Le chercheur africain ne doit pas seulement se contenter du contact direct avec
le réel. Il doit aussi avoir la capacité d’imaginer, de créer et pourquoi pas d’inventer.
C’est en fonction de cette capacité qu’il va, comme le dit Éla, être incité à mettre son
potentiel à l’épreuve de ce domaine. Il s’agit d’une façon de préparer le terrain où se
développe la capacité d’invention propre au génie scientifique « car l’esprit
scientifique n’exclut ni le rêve, ni l’imagination spontanée ; il les requiert au
contraire. Il ne s’agit pas d’amputer l’Homme mais de l’enrichir »746.
Dans ce cadre, on voit également que la science est quelque chose de
bénéfique, qui fait grandir l’Homme. Pour cette raison, Jean-Paul Cluzel a reconnu la
744
Cf. Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir science, société et pouvoir, op.cit., p.33.
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.33.
746
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, ibid., p.55.
745
312
science comme un bien, donnant lieu au « progrès » et à « l’avenir de l’Homme. »
Pour sa part, le professeur de philosophie de l’Université Paris 7, Dominique
Lecourt, déclare que « la science était naguère encore réputée porteuse
d’émancipation pour l’être humain […]. La science, à les en croire, se révélerait
porteuse d’une menace radicale pour la vie humaine »747. En tout cas, reconnaissons
qu’elle est une activité humaine comme les autres.
Étant à considérer ainsi, elle a donc la possibilité d’être réalisée par l’Homme,
qui peut la pratiquer ou la produire, puisqu’il peut le faire à partir de l’imagination de
chacun. Elle se retrouve être « fille de l’imagination ». Les Africains doivent croire
en leur capacité d’imagination et de création. C’est pour cette raison que LévyLeblond, cité par Éla, nous dit que la « science est le produit de l’imaginaire, elle est
fille de l’imagination. Autant la science se découvre matrice de l’imaginaire, autant
de l’imaginaire est matrice aussi pour la science. Leur frontière délimitée s’effrite
aux portes du rêve. Là, ils font œuvre commune »748.
Le peuple africain a plusieurs fois été désigné comme celui dont la pensée
était constituée à partir de la mythologie. Mais l’histoire de la science a déjà montré
que le mythe est la clé de la science, ainsi :
« Ce fond mythique sert de référence à la vie intellectuelle et
scientifique au long de siècles. De tout temps, le milieu grec fut
imprégné de la gnose, un mouvement très répandu dans un monde qui
aspirait à l’illumination, marqué par les cultes à mystère qui avaient
adopté certains éléments de la piété orientale et égyptienne. Au MoyenAge, c’est l’époque de la synthèse entre la foi et la ration. En même
temps, on se souvient de la quête du Graal qui mobilise la chrétienté au
moment où Aristote fait irruption dans l’Occident latin, que l’on pense
aussi au mythe juif du Golem qui représente la science dans la tradition
médiévale. A l’époque de la Renaissance, l’utopie resurgit comme
l’atteste l’œuvre de Thomas Moore et de Campanelle. Or, depuis la
République de Platon, tout au long de l’histoire, l’utopie, c’est la raison
dans l’imaginaire. Luce Giard parle justement d’une voyageuse
raison »749.
747
Dominique LECOURT, La Science et l‟avenir de l‟homme, Paris, PUF, 2005, p.21.
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, ibid., p.57.
749
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.59.
748
313
Il est clair que le mythe n’est pas seulement une caractéristique du peuple
noir, comme beaucoup le prétendent. Il ne s’agit pas d’un « récit fabuleux »,
d’origine populaire et non réfléchie. Le mythe n’est « pas seulement le propre des
sociétés dites retardataires, mais un mode de vie universel que l’on retrouve jusque
dans les sociétés les plus modernes, ne fut-ce que sous forme camouflée […] plutôt
qu’une illusion puérile issue d’une imagination déréglée, l’on s’efforce de l’accepter
tel qu’il se donne dans les sociétés dites traditionnelles, c’est-à-dire comme une
histoire vraie, sacrée et exemplaire »750. On voit que le mythe fait partie de l’histoire
de la science et qu’il est présent dans la réflexion humaine depuis toujours. Nous
pouvons même dire qu’il s’agit d’une histoire vraie. Sans doute, en tant que récit, le
mythe porte en lui-même la manifestation de quelque chose de sacré. Le mythe traite
des choses ou des objets de « haute importance. » Il est donc nécessaire de découvrir
une forme critique des mystères du mythe. « La plus belle et la plus profonde
expérience que l’Homme peut avoir est le sens du mystère. Cela constitue le
fondement de la religion et de toute recherche profonde dans les arts et les sciences.
Celui qui n’a en pas l’expérience est, me semble-t-il, sinon mort, au moins
aveugle »751.
L’africain est appelé à comprendre vraiment les fondements de la science qui
doivent faire, comme dit Éla, l’objet d’un examen dont « il suffit de repérer quelques
éléments à ce moment de la réflexion ». Là où l’on entrevoit la scientificité, on
entrevoit également les ruptures et les révisions qui s’annoncent. C’est dans cette
visée que Bachelard donne la définition classique suivante : « le fait scientifique est
conquis, construit et constaté. Conquis sur les préjugés, construit par la raison,
constaté dans les faits ».
À partir de cette ligne de réflexion, le chercheur africain Éla a constaté trois
actes peuvant caractériser la démarche scientifique. D’abord, « la rupture avec les
préjugés et les fausses évidences, la conceptualisation des outils de la recherche :
750
Mamva a Kabal, TSHISNGU, « L‟Appréhension de la genèse du mal partant de la rationalité du mythe. La
philosophie africaine : rationalité et rationalistes, Acte de la XIVe Semaine Philosophique de Kinshasa (du 24
au 30 avril 1994, p.204).
751
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, ibid., p.62.
314
concepts, modèles d’analyse et théories. La constatation implique la mise en œuvre
d’un dispositif de recherche. En suivant ces moments de la démarche, produire des
savoirs relève d’un processus qui paraît simple »752. Il semble avoir bien compris le
conseil de Bachelard sur la rupture.
En Afrique, tous Ŕ les philosophes, les scientistes, les savants Ŕ doivent
prendre leur courage à deux mains avec la science, et ne pas craindre de tomber dans
l’erreur, la réalité de la science ayant toujours été accompagnée d’erreurs. Quand
nous parlons de rupture, ce n’est pas seulement sur la connaissance immédiate ou sur
la tradition mais soyons conscients que la science à laquelle nous croyons
aujourd’hui a plus de rapport avec « le doute et l’ignorance » qu’avec les évidences
et les certitudes. « En rupture avec la science déjà faite qui ne retient que les
découvertes et ne célèbre que les progrès et les victoires, le savant doit compter avec
les erreurs et les faux raisonnements dans son travail quotidien. Les scientifiques sont
des êtres humains comme les autres »753.
Tous les chercheurs doivent avoir à l’esprit cette réalité. Dans ce concept de
réalité, Bachelard et moi-même encourageons le chercheur africain à essayer, quitte à
faire des erreurs, car la connaissance n’est pas une chose finie. En effet, il y a
toujours un processus de rectification. Il faut recommencer la même expérience car
notre chercheur africain ne peut se contenter de voir une fois pour éviter que certains
aspects du phénomène lui échappent. Il doit tâtonner et décider d’identifier leurs
erreurs. Il doit décrire et si possible mesurer…
C’est dans cet ensemble d’idées que Jean Fourastié, cité par Éla, nous dit que :
« L’ignorance savante est en quelque sorte le moteur de la
découverte, elle joue, dans l’édification de la science, un rôle si grand
que l’on devrait en parler dans les classes. Ces fait sont tenus pour
anecdotiques et négligeables. Les négliger n’en a pas moins de très
graves inconvénients : scientifiques, parce que ce n’est que par les
considérations des problèmes à résoudre que l’on peut comprendre et
assimiler la méthode expérimentale ; sociaux et humains, parce que cette
752
753
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, ibid., p.66.
Jean-Marc ELA, Ibidem.
315
négligence devient le plus souvent silence dans les rapports entre les
savants et le grand public et présente alors la science avec une suffisance
dans la certitude, qui révolte les hommes accablés par l’immensité de
l’ignorance vulgaire »754.
La science, telle qu’elle est se fait dans son histoire, « n’est pas uniquement
celle des succès et des victoires ». C’est en cela que Bachelard a nommé l’erreur
comme premier problème de la vérité. Ce sont les erreurs qui permettent la clarté de
la vérité découverte, et toutes découvertes manquées sont des erreurs commises.
Avec raison, et Bachelard le soutient depuis longtemps, une vérité scientifique
n’est qu’un long processus d’erreurs rectifiées. Selon lui :
« L’erreur qui tant de fois a provoqué la rectification finit en
effet par faire corps avec les diverses déterminations. Il semble alors que
l’objectivation s’amortisse. Finement examinés, les prédicats connus ne
se présentent plus dans une fixité absolue […] ils sont toujours
continûment quantifiés, ce qui revient à dire que chaque acte de
connaissance est toujours accompagné d’une mesure tacite, d’une
ordination au sein de chaque qualité, bref, d’un jugement
épistémologique de valeur qui fixe le continu où peut varier la
détermination tout en restant sûrement à l’abri de l’erreur »755.
Il est donc clair que l’erreur fait partie de l’histoire de la science et de la
démarche scientifique. Elle lui est même indispensable, car c’est sa « critique qui
permet d’avancer ». Dans cette ligne de pensée, Bachelard nous rappelle que « c’est
en vain qu’on ne voudrait pas rationaliser l’approximation tout entière, au-delà des
conditions de son développement dans ses résultats. L’erreur y joue un rôle qui se
refuse à l’analyse ; ce qui a échappé à une relation ne peut rentrer par ce seul fait
dans une relation. Certes, on arrive à tenir compte rationnellement de l’erreur, on ne
peut cependant pas la connaître »756.
Éla insiste là-dessus, dans son encouragement aux africains, en prenant cette
liberté d’esprit que les règles ne sauraient étouffer. Les africains ne doivent pas se
sentir « étouffés par les divers discours dominants ». Chaque chercheur africain,
754
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.67.
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p.250.
756
Gaston BACHELARD, Essai sur la connaissance approchée, op.cit., p.252.
755
316
comme l’a dit Bachelard, doit se sentir comme « un élève pour se mouvoir à sa
manière et suivant sa nature et son esprit ».
Le philosophe français Michel Foucault, également professeur de l’Université
Paris 8 et ancien chef du Département de philosophie, prend en compte le concept
épistémologique à partir duquel il va positionner son discours dans le champ du
savoir. Selon lui, « dans toute société, la production du discours est à la fois
contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de
procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser
l’événement aléatoire, d’en conjurer la lourde, la redoutable matérialité »757.
Toujours dans la même ligne, Foucault affirme que « la science sans s’identifier au
savoir, mais sans l’effacer ni l’exclure, se localise en lui, structure certains de ses
objets, systématise certaines de ses énonciations, formalise tels de ses concepts et de
ses stratégies »758. L’espace du discours est l’endroit où tout énoncé apparaît, ainsi :
« Ce qu’il s’agirait de faire apparaître, c’est l’ensemble des
conditions qui régissent, à un moment donné et dans une société
déterminée, l’apparition des énoncés, leur conservation, les liens qui
sont établis entre eux, la manière dont on les groupe ensembles de
façons statutaires, le rôle qu’ils exercent, le jeu des valeurs ou des
sacralisations dont ils sont affectés, la façon dont ils sont investis dans
les pratiques ou dans les conduites, les principes selon lesquels ils
circulent, ils sont refoulés, ils sont oubliés, détruits ou réactivés. Bref, il
s’agirait du discours dans le système de son institutionnalisation »759.
C’est dans ce sens que Foucault parle de l’archéologie du savoir. La partie qui
nous intéresse dans cette archéologie est le moment où il élucide la dimension du
savoir, quand il la fait surgir comme dimension spécifique : il ne s’agit pas de récuser
les diverses analyses de la science, mais de déployer, le plus largement possible,
l’espace où elles peuvent se loger. Cette remarque est très importante pour le
chercheur africain. Dans sa recherche, il doit considérer tout l’espace mis à sa
disposition, et doit comprendre la diversité du savoir humain. Pour Foucault, c’est à
l’intérieur des éléments du savoir que l’on peut déterminer les conditions
757
Michel FOUCAULT, L‟Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p.10.
Michel FOUCAULT, L‟Archéologie du savoir, p. 241-242.
759
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.71.
758
317
d’apparition d’une science ou, dit-il du moins, « d’un ensemble de discours qui
accueillent ou revendiquent les modèles de scientifique : rendre compte de
l’émergence historique des formes et du système auquel elle obéit. Il faut toujours
revenir au champ du savoir, avec l’ensemble des relations qui le traversent. C’est là
où seuls de critères formels peuvent décider de la scientificité d’une science »760.
La scientificité de la science, au sens où elle s’entend dans la réflexion de
Foucault, se trouve dans le savoir de chaque société, c’est-à-dire que la science
comme sa scientificité se trouvent dans le savoir de chaque peuple. La scientificité de
la science africaine se trouve donc dans le savoir africain. Comme nous le savons,
chaque peuple détient son propre savoir, et les africains aussi possédant le leur, ils
doivent trouver leur science et les éléments légitimant la scientificité dans leur
savoir, ou bien dans leur culture.
Cela, Foucault l’a bien compris. La science ne tombe pas du ciel, comme nous
l’avons déjà mentionné, elle est inhérente à la culture de chaque peuple, dans la vie
quotidienne. C’est ce qui constitue son savoir… Nous pouvons en revanche nous
questionner ainsi : qu’est-ce que le savoir ? Essayons de répondre en prenant comme
exemple le professeur Ngwey Ngond’a Ndenge, de la Faculté Catholique de
Kinshasa. Selon lui, « le savoir est une caractéristique propre à l’être humain. Il est
constitutif de ce qui fait sa prééminence sur les autres éléments du cosmos et, de par
son caractère réflexif, il peut faire l’objet d’une étude systématique prenant en
compte les différentes facettes et les différents niveaux de ce que l’on peut appeler
l’effort engagé d’une connaissance responsable »761. Le savoir est propre à l’être
humain, il fait partie de l’existence des hommes, nous l’avons dit dans notre
deuxième chapitre (le savoir a le même âge que l’Homme). Dans ce sens, nous avons
raison quand nous disons que chaque peuple a sa culture et son savoir, et qu’il y a
aussi une communicabilité entre le savoir d’un peuple et celui d’un autre, de même
qu’entre une culture avec une autre. C’est pour cette raison que nous rappelons,
760
761
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, ibid., p.72.
Ngwey Ngonda NDENGE, « La Responsabilité politique du Philosophe Africain ».op.cit., p. 91.
318
soutenus par Foucault, que la scientificité de la science est bien dans le savoir de
chaque peuple.
Foucault va plus loin puisqu’il propose la substitution du terme de Bachelard,
« rupture », par irruption d’une science. Pour lui, cette irruption se fait toujours dans
l’espace du savoir où joue un système de règles, de valeurs, de pratiques et de
rapports dont l’existence matérielle constitue la base sur laquelle une connaissance
scientifique s’instaure.762 L’intention de Foucault est de montrer comment une
« science s’inscrit et fonctionne dans l’élément du savoir ». Dans cette optique, en
tenant compte de « l’archive », Éla nous suggère :
« Dans le sens que Foucault donne à ce concept, est ‘d’abord la
loi de ce qui peut être dit, le système qui régit l’apparition des énoncés
comme événements singuliers’, on évite l’idéalisme pour que la science
tombe du ciel. En réalité, la science ne peut apparaître qu’à la faveur
d’un jeu dans un processus d’élimination. À partir de l’espace du savoir
où elle fait irruption, on doit donc, selon Foucault, penser l’insertion
d’une science dans une formation sociale. Telle est la pertinence de la
question du lieu d’où l’on parle et l’intérêt de l’analyse de l’espace du
discours. Mais on voit aussi les limites de cette analyse dans la mesure
où, chez Foucault, l’archéologie du savoir s’inscrit dans la continuité des
travaux qui s’élaborent sur la critique et l’effondrement du sujet »763.
On peut voir à quel point Foucault est important dans notre débat sur la
science en Afrique. Au fond, Foucault n’est pas intéressé par le discours scientifique
comme tel, son vrai problème est plutôt de connaître l’instance de ce discours, « ses
conditions de possibilité ». En tous cas, le sujet, ou l’objet du discours, disparaît des
enjeux de la réflexion sur la connaissance scientifique.
Albert Jacquard, cité par Éla, reconnaît pour sa part que la science fait partie
de la société comme la société initiatrice et productrice de la science. Éla remarque
qu’« il faut libérer ce champ de relations pour montrer que la science, c’est l’espace
du savoir, c’est aussi ce champ social où il convient de redécouvrir la science en
acte ». En Afrique, où l’appel à la science se fait sentir, comme nous le verrons plus
loin, il faut prendre en compte les limites de « la pensée géométrisante » qui est à
762
763
Cf. Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p. 72
Jean-Marc ELA, Ibidem.
319
l’œuvre dans la rationalité scientifique, dont l’expansion est liée à des logiques de
destruction et de mort. Si l’on ne peut réfléchir sur le monde sans réfléchir sur soimême, il importe de définir le type de science qu’il s’agit de promouvoir et de
développer dans les sociétés africaines, en sachant que la présence de l’être humain
au milieu de l’univers est un défi à l’investigation.764
Cette réflexion légitime clairement le fait qu’en Afrique, il soit possible de
mener une science au niveau de la science occidentale, à partir même de la réflexion
sur l’univers, comme nous l’avons démontré dans le deuxième chapitre de ce travail.
C’est dans la Nature que l’on peut comprendre l’action humaine car c’est le seul
espace où l’Homme est capable de produire son savoir et sa science.
Soyons clair sur cette problématique : la science occidentale n’est pas le
modèle à suivre mais en même temps, on doit être conscient que « cette science est
en crise. Or, la crise des sciences occidentales s’est aggravée dans le monde de ce
temps ». Michel Henry, cité par Éla, l’affirme en ces termes : « voici devant nous ce
qu’on a jamais vu : l’explosion scientifique et la ruine de l’Homme. Voici la nouvelle
barbarie dont il n’est pas sûr cette fois qu’elle puisse être surmontée »765.
Rappelons que « si l’examen de l’acte de produire des connaissances s’impose
à la réflexion en Afrique, c’est parce que nous sommes confrontés à une science
dominante dont nous ne devons, en aucun cas, reproduire les déséquilibres ou les
ruines dans les sociétés africaines où les nouvelles générations veulent refonder
l’espoir. Il nous faut tirer les leçons de l’histoire de la crise actuelle des sciences afin
de saisir l’enjeu des questions radicales que pose la participation du continent noir à
ce qu’il est convenu d’appeler la société du savoir »766.
L’Africain doit réfléchir à son attitude et doit opter pour une attitude critique
ainsi qu’un esprit critique. À partir de là, il doit acquérir l’esprit de remise et l’esprit
d’accueil. Cette manière d’être face à la nature est indispensable pour les Africains.
764
Cf. Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit, p.95.
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, Ibid., p.95.
766
Jean-Marc ELA , Ibidem.
765
320
« Une fois observé un phénomène inattendu, on doit alors chercher toutes les
possibilités d’explication : c’est là qu’intervient la remise en question. Voilà donc
comment les choses passent dans la réalité scientifique. Relevons l’importance de ces
réflexions pour l’Afrique »767.
Éla comprend par ailleurs que Diop a perçu « le malaise créé par la crise de la
raison » qui résulte du développement « vertigineux des sciences ». Dans cette
observation, cette crise oblige le scientifique africain à réhabiliter le rôle de la
philosophie qui « lui permet de réconcilier l’Homme avec lui-même en prenant en
compte les rapports qu’il entretient avec la nature environnante. Diop s’interroge sur
les lueurs d’espoir permettant à l’être humain de répondre à l’angoisse métaphysique
face à laquelle la science reste muette sinon indifférente »768. C’est dans ce sens que
notre penseur Cheikh Anta Diop dit que « l’Homme est un animal métaphysique et il
serait catastrophique qu’une manipulation génétique ou d’ordre chimique le privât de
son inquiétude innée, cela équivaudrait à lui infliger une infirmité qui le ferait cesser
d’être lui-même, porteur d’un destin, fût-il tragique. Peut-être que la pleine utilisation
des associations du milliard de neurones du cerveau reste la voie d’espérance d’une
évolution qui ferait de lui un dieu sur terre, sans qu’il soit obligé de créer
artificiellement un super-homo sapiens qui mettrait en danger la survie de son
créateur »769.
Semblable à la philosophie scientifique de Bachelard, Cheikh Anta Diop
insiste sur un savoir ouvert, car selon lui le savoir ne doit pas se réduire seulement en
un « savoir-calcul » fondé sur la seule « connaissance en laboratoire ». Comme l’a
évoqué également Éla : « à la limite, le scientifique ne saurait se borner au statut
d‟une brute. Il s’agit donc de remettre en cause les modes de production scientifique
qui dominent dans un contexte où la spécialisation empêche de voir loin et en
profondeur »770. La prétention de Diop est d’élargir la dimension scientifique afin de
ne pas continuer à identifier la science actuelle comme « la science (qui) ne pense
767
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.108.
Jean-Marc ELA , Ibidem.
769
Cheik Anta DIOP, Civilisation ou Barbarie, op.cit., p.
770
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.110.
768
321
pas », à la différence de la déclaration de Heidegger voyant qu’entre la science et
philosophie existe un gouffre. Pour Bachelard, la « science crée de la philosophie. Le
philosophe doit donc infléchir son langage pour traduire la pensée contemporaine
dans sa souplesse et sa mobilité »771. Diop est optimiste, pour lui « il est possible de
construire la science et de penser ». Ce défi doit être présent dans les réflexions des
philosophes africains. Seul ce défi va, selon nous, permettre aux africains de sortir de
la crise de la science vécue en Afrique aujourd’hui.
Selon cette analyse, Cheikh Anta Diop souhaite que « les philosophes, les
mathématiciens, les physiciens, les chimistes et les biologistes examinent en se
rappelant que pour réconcilier l’Homme avec lui-même, il faut aujourd’hui
apprendre à penser hors discipline. Ce nouvel esprit scientifique exige de prendre
conscience de la fécondité de la multiplicité des approches et des pratiques
d’échanges frontaliers qui invitent à l’écoute réciproque dans la formulation et
l’étude d’une question de recherche »772.
Grâce à ce paradigme de changement dans lequel le chercheur ou le
philosophe chercheur africain est appelé à participer à l’émergence d’une science
nouvelle, d’une science où il va intervenir dans le débat, « il ne s’agit pas
d’africaniser le savoir occidental. La bonne question qui se pose est celle qui porte
sur la responsabilité et le rôle des chercheurs africains dans la réinvention de la
science. Dans ce but, dit Éla, en rupture avec la position du discours scientifique
comme position de discours du maître, on prend conscience de la nécessité de
remodeler le visage de la rationalité scientifique elle-même »773. Dès lors, la nouvelle
voie de la science est suffisamment ouverte. « Il faut donc quitter le terrain des
discours institués pour revoir les idées reçues et s’ouvrir à l’inédit qui doit surgir à
partir d’un nouveau commencement, qui résulte de la révolution paradigmatique […]
on éprouve le besoin d’une nouvelle rationalité »774. Cette science nouvelle est une
opportunité pour le chercheur africain qui doit sérieusement s’adapter à la nouvelle
771
Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, op.cit., p.7.
Jean-Marc ÈLA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.110.
773
Jean-Marc ÈLA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, Ibid., p.111.
774
Jean-Marc ELA, Ibidem.
772
322
constitution de la science. Il ne doit pas penser que la science a été inventée ou créée
et qu’il en est fini de ce domaine. Cela n’est pas une chose achevée. C’est pour cette
raison que Bachelard parle de la perpétuité de renouvellement de la science.
Pour Bachelard, homme d’obstacles épistémologiques, « la science sans cesse
prend un nouveau départ, une nouvelle orientation. La vue, la visée et la révision sont
trois instances de l’acte cognitif. Mais la révision seule peut fonder un rationalisme
scientifique »775. « Ce qui s’impose aujourd’hui à la science, c’est la refonte des
structures de pensée qui ont marqué l’esprit scientifique depuis les temps modernes.
Il s’agit, en fait, d’une autre révolution scientifique »776. Pour une question d’éthique,
dans la recherche, nous ne devons pas interdire aux chercheurs africains de
reproduire la science sur le modèle occidental. Mais il faut nous dire qu’il y a
nécessité, chez chaque philosophe africain, à s’interroger profondément sur l’impact
du savoir ou de la science du modèle occidental dans la culture, ou dans l’expérience
du peuple africain. En tout cas, cette science nouvelle demande à l’Homme d’établir
une « Nouvelle Alliance » entre « l’Homme et la Nature ».
Selon le témoignage de Bidima, en Afrique :
« Cette position ambiguë de l’Etat vis-à-vis de la science
n’existe pas. Les enjeux, tout en étant les mêmes qu’en Occident,
changent quant aux modalités d’application en Afrique noire. Dans ce
continent, l’Etat ne lâche pas la science, au contraire, plusieurs décisions
étatiques s’appuient, soit sur la fameuse tradition, soit sur la modernité,
entendons la science. En Afrique noire, l’Etat a un rapport clair avec la
science à travers les impératifs de rationalisation du travail au sein d’une
administration qui n’est malheureusement pas sortie des schèmes
intellectuels de la bureaucratie occidentale et surtout, par le biais de
fameuses nécessités dues au développement (idéologème qui commande
tous les programmes de recherche et de transfert de technologie) »777.
La remarque émise par Bidima est plus qu’évidente sur le continent africain.
Hier il y avait en Afrique une colonisation générale, aujourd’hui il y a une
domination du savoir. La science occidentale colonise le savoir du peuple noir... La
775
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme applique, op.cit., p.124.
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir science, société et pouvoir, op.cit., p.112.
777
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de francfort à la « docta
spes africana », op.cit., p.246.
776
323
science a ses jeux et ces jeux ne sont pas livrés de quelque manière que ce soit au
continent noir. Tout est très contrôlé par les intellectuels occidentaux. Dans cette
réalité quotidienne, comme le dit Bidima, nous remarquons que la « pratique de la
dictature symbolique s’appuie toujours sur une mise en scène », à savoir mettre au
devant de la scène les africains, afin qu’une recherche soit dûment préparée par les
experts non africains, provenant d’autres continents dit développés dans le secret des
chancelleries et des banques occidentales, et puisse paraître africaine.778
La conséquence immédiate de ce type de comportement est évidemment le
fait que l’Afrique est le lieu où se consomment les produits des autres continents. Il
faut travailler pour changer le scénario et les africains ne doivent pas continuer à
penser la possibilité de « transférer la science ». Il faut créer, assimiler les
« connaissances de la techno-science ». « Assimiler des connaissances réduirait
l’histoire africaine à la répétition en l’enfermant dans le déjà, sans la possibilité
d’ouverture vers le pas-encore »779.
Soulignons que de nos jours, la préoccupation et les efforts sont visibles dans
cette liaison entre l’état et la techno-science en Afrique. Mais il y a encore beaucoup
d’obscurité sur la politique scientifique, comme Bibima le mentionne en disant que
dans « une politique scientifique, il y a toute une difficulté à comprendre exactement
ce que cela signifie. On suppose la rationalisation de l’Etat. Or, celle-ci entre en
contradiction avec la tentation de la personnalisation du pouvoir à tous les degrés des
administrations qui n’expliquent ni le caractère récent de ces Etats, ni l’entrée des
peuples africains dans la modernité, ni même l’artificialité des frontières »780. Cette
confusion entre « rationalisation » et « personnalisation » du pouvoir politique
suscite une autre problématique que Bidima appelle « l’extraversion de la politique
scientifique » : « (q)uand il s’agit de la politique scientifique en Afrique noire, la
grande opération politique qui se trouve à la base est la dépossession des acteurs
778
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit., p.247.
779
Jean Godefroy BIDIMA, ibidem.
780
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit., p.248.
324
sociaux de leur initiative historique. Les véritables acteurs sociaux, s’agissant des
décisions qui relèvent de la science en Afrique, sont soit les chefs d’Etat et les
technocrates, soit la coopération occidentale. Ci-dessous, un exemple pour appuyer
cette dépossession des acteurs sociaux »781. Bidima dénonce ainsi l’inversion des
auteurs de la science, selon son point de vue en Afrique. Les peuples par lesquels les
réalisations de techno-science doivent passer sont toujours oubliés dans les processus
de conception, d’élaboration et de contrôle de ces actions de techno-science.
Chez lui, « l’inversion de ces acteurs sociaux aboutit à l’hétéronomie. Or, une
histoire qui se conjugue en termes d’hétéronomie débouche sur l’obturation des
possibles, autrement dit, la fonctionnarisation de la pensée empêche les tendances et
latences à l’actualisation dans lesquelles le tissu social trouve sa mobilité.
L’hétéronomie n’est pas uniquement due au fait que c’est le chef de l’Etat et les
coopérants du Centre qui ont l’initiative en matière de politique scientifique, mais
bien plus au problème des modèles »782.
Donnons quelques exemples concrets sur cette relation entre la science et
l’Etat/idéologie en Afrique. En août 1967, le président Mobutu au Zaïre a créé
l’ONRD (Office National de Recherches et du Développement), ayant pour objectif
le développement de la science dans son pays. Au Mozambique, l’ancien président
de la République Joaquim Alberto Chissano a créé un ministère de la science et de la
technologie avec le même but. Ces deux exemples sont de bonnes initiatives mais,
comme le rappelle Bidima, c’est « le Président qui décide en dernier ressort » pour le
Zaïre, et c’est le ministre pour le Mozambique.
Dans plusieurs pays africains, les politiques de techno-science sont désignées
sur la base des « plans quinquennaux du gouvernement ». Cette politique peut être
positive en partie, à partir du moment où elle obéit à une linéarité du temps : « (s)ans
profondeur qui va du sous-développement ; un temps qui se décline en temps
781
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit.,p. 248.
782
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit., pp. 248-249.
325
perdu‟/‟temps gagné, un temps qui n’ouvre pas à la complexité de la durée. Cette
conception utilitaire et mécaniste du temps, naguère utilisé par les sciences, est à
l’heure actuelle révisée par des épistémologues »783. Selon notre point de vue, le
plan quinquennal ne doit pas faire partie du plan de la science, car celle-ci doit
bénéficier d’une considération spéciale. Son plan devrait durer au-delà de cinq ans et
devrait être un plan pour toute la nation, non pour chaque gouvernement élu chaque
année. Indépendamment du ministre ou du gouvernement élu, les politiques des
sciences doivent continuer. Elles ne doivent pas se résumer à cinq ans parce que le
temps dont parle la science elle-même est moins « uniforme et homogène ». Dans ce
plan quinquennal, on peut voir que :
« Dans plusieurs pays africains s’occultent plusieurs problèmes.
Cette idéologie participe à la segmentation, à la manipulation
instrumentale du temps et à une conception instrumentale et calculatrice
de la vérité. Le temps dans cette problématique de la programmation
quinquennale est conçu de manière positiviste. C’est un temps linéaire et
sans profondeur qui va du sous-développement au développement ; un
temps qui se décline en temps perdu/temps gagné, un temps qui n’ouvre
pas à la complexité de la durée. Cette conception utilitaire et mécaniste
du temps, naguère utilisée par les sciences, est à l’heure actuelle révisée
784
par des épistémologues » .
Dans cette perspective, on observe que la science a une « fonction magique de
légitimation de l’échec de tout un système technobureaucratique mis en place par
l’Occident ». À plusieurs reprises, on voit que ces plans ne sont pas des plans qui
répondent ou résolvent la situation concrète du citoyen africain, mais qu’ils satisfont
les donneurs. Nous irons plus loin dans cette problématique, dans la sous-partie sur
les universités africaines... Selon notre point de vue, les planifications de la science
faites en Afrique « opèrent donc implicitement une occultation de la notion
d’événement dans la temporalité. À travers la scientificité des plans quinquennaux et
la linéarité d’une histoire progressive, il faudrait bien s’interroger sur le fameux alibi
783
784
Jean Godefroy BIDIMA, Ibidem.
Jean Godefroy BIDIMA , Ibidem.
326
et les véritables responsables qui ont poussé les Négro-africains à sublimer le
merveilleux vers la techno-science »785.
Les recherches africaines manquent de modèle et de plan national. La science
devrait être un pari national et non quinquennal... Le plan de recherche scientifique
en Afrique ne devrait pas dépendre du gouvernant élu, mais dépendre des objectifs de
la nation et devrait être dialectiquement stable. Selon ce modèle de la science,
comme l’affirme Bidima, « la recherche scientifique n’évolue pas ». Elle demeure
statique. « Une justification transcendantale du progrès scientifique, par référence à
des principes d’ordre méta-théorique gouvernant les théories et leurs transformations
[dans la même compréhension on vérifie toutes les recherches scientifiques] ne peut
qu’aboutir à une approche idéaliste et statique de la science »786.
En tous cas, nous pourrons observer et conclure que ce modèle implique l’idée
de progrès. Dans le cas précis, Bidima indique deux conditions générales : « la
continuité dans le changement et l’amélioration par rapport à la situation antérieure.
La première condition suppose que les théories successives aient en commun le
même domaine de problèmes et de données (qui a pour nom invariance du domaine).
La seconde suppose que les valeurs et les critères servant à apprécier l’amélioration
ou le changement qu’apportent les nouvelles théories demeurent suffisamment
stables (condition de l’invariance des valeurs) »787.
Entre les deux invariances (du domaine et des valeurs), s’ouvre un type de
science « qui fonctionne sur le mode de la statique malgré un dynamisme
apparent »788. Ici, Bidima dénonce bien sûr tous les programmes scientifiques
destinés aux pays en voie de développement, et surtout pour les pays africains, et qui
« fonctionnent avec ce modèle statique d’une science toute-puissante, infaillible,
transparente, triomphante, étant en elle-même sa propre fin (autotélique et
785
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit., p. 250-251.
786
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit., p.252.
787
Jean Godefroy BIDIMA, Ibidem.
788
Jean Godefroy BIDIMA, Ibidem.
327
autosuffisante). C’est cette science triomphante qui a hanté l’imaginaire négroafricain cherchant à capter le secret de cette puissance occidentale, car le Nègre est
convaincu que manus fortius dominabitur »789.
Le développement de la science sur le continent africain passe nécessairement
par « voler les secrets » de la production de la science. Les africains doivent
identifier et s’approprier les secrets de cette science et ne doivent pas continuer à
recevoir les produits de celle-ci. Pour cette raison, nous affirmons que « le lieu du
désir de la techno-science chez le Nègre est constitué par le discernement du secret
de la potestas occidentale, et par la captation du secret. Le secret devient, dans
l’imagination du Nègre- Africain, l‟impetus qui le propulse vers l’acquisition des
connaissances à travers lesquelles il fut historiquement vaincu »790.
Nous savons que la production de la science n’est pas linéaire. Il y a beaucoup
de moments, d’éléments nécessaires, d’étapes… Indépendamment de tout cela, une
chose est vraie, celle de « voler le feu du ciel comme Prométhée. La figure de
Prométhée sert de paradigme explicatif au désir de techno-science des africains, et
cette figure s’articule en plusieurs sous-figures qui témoignent de sa complexité »791.
Cette mythologie fondée sur Prométhée est d’une extrême importance car il
est clair que la supériorité des pays dits « développés » tient en définitive à la force
de la matière qu’ils ont su domestiquer et explorer pour leur science et leur
technologie. C’est à ce niveau que l’on doit le comprendre. Si nous voulons être un
peuple fort et développé, nous devons obligatoirement « maîtriser à notre tour la
science et la technologie moderne pour disposer de la force de la matière ».
Dans notre réflexion, nous observons que le désir de techno-science, comme
l’a dit Bidima, suscite l’interrogation. Il appelle à la traduction visible du fantasme
du « secret de l’Occident », dont l’appropriation hante et guide l’inconscient négroafricain. Bidima comprend que « le rapport du Négro-Africain à la technoscience est
789
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », Ibid., p.252.
790
Jean Godefroy BIDIMA, Ibidem.
791
Jean Godefroy BIDIMA, Ibidem.
328
celui de la méconnaissance, car inscrire des nouvelles possibilités dans l’histoire
africaine ne passe pas par cette technoscience aliénante qui, telle qu’elle est présentée
en Afrique noire, nie le rôle émancipateur de la science »792. Le Négro-Africain, pour
satisfaire son désir, n’a pas d’autre choix que celui que Bidima nous indique : « Si la
technologie est une instance en devenir produisant ses propres négations/dénégations
et positions, le problème pour le Négro-Africain consistera, non plus à opter pour
l’application ou l’adaptation des sciences et technoscience qui soient poésie/création.
Un renversement de paradigmes est donc nécessaire dans le rapport négro-africain à
la technoscience. Du paradigme de l’adaptation/application à celui de la création »793.
Le problème de fond consiste à savoir comment le Négro-Africain va faire
pour la réalisation de ce renversement de paradigme. Selon Mbelo, cité par Bidima,
« c’est le pouvoir politique et les sociétés des services expatriés qui établissent ces
phases de développement des systèmes informatiques, en s’appuyant sur des discours
et des recommandations des instances internationales. Si le paradigme de la création
doit restructurer notre approche de la technoscience, il serait possible, outre d’enlever
à l’Etat l’initiative en matière de science, de dénoncer, au niveau du Centre, les
discours hypostasiant qui pensent que le discours de la technoscience en Afrique est
autonome et autotélique »794.
L’autre posture à prendre pour le Négro-Africain est celle dont nous avons
parlé dans le chapitre sur la philosophie africaine, soit sur le changement de
mentalité. Ce changement est à la base de tout. Si l’Africain ne remet pas en question
sa manière de penser, s’il ne se convainc pas d’être capable de contribuer à la
connaissance technoscientifique, alors rien ne bougera, rien n’évoluera.
Le changement de mentalité ne doit pas être considéré comme une option. Il
s’agit d’une obligation pour toute personne souhaitant développer la science. Voici
comment Bachelard définit le penseur africain :
792
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit., p.256.
793
Jean Godefroy BIDIMA, Théorie critique et modernité négro-africaine de l‟école de Francfort à la « docta
spes africana », op.cit., p.257.
794
Jean Godefroy BIDIMA, Ibidem.
329
« […] une tête bien faite échappe au narcissisme intellectuel si
fréquent dans la culture littéraire, dans l’adhésion passionnée aux
jugements du goût, on peut sûrement dire qu’une tête bien faite est
malheureusement une tête fermée. C’est un produit d’école. En fait, les
crises de croissance de la pensée impliquent un reforme totale du
système du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite. Elle change
d’espèce. Elle s’oppose à l’espèce précédente par une fonction décisive.
Par les révolutions spirituelles que nécessite l’invention scientifique,
l’Homme devient une espèce mutante, ou pour mieux dire encore, une
espèce qui a besoin de muter, qui souffre de ne pas changer.
Spirituellement, l’homme a des besoins de besoins »795.
Nous avons déjà souligné aussi que la science ne tombe pas du ciel, qu’il
s’agit d’une activité humaine et d’une affaire de mentalité. Alors, « il faudrait
réécrire l’histoire des techniques et des sciences ». De cette façon, Bachelard a
confirmé que « la science est un produit de l’esprit humain, produit conforme aux
lois de notre pensée et adapté au monde extérieur. Elle offre donc deux aspects, l’un
subjectif, l’autre objectif, tous deux également nécessaires, car il nous est aussi
impossible de changer quoi que ce soit aux lois de notre esprit ainsi qu’à celles du
Monde »796.
La conclusion que nous pouvons tirer au sujet de la science est simple et
claire. Les africains ne doivent pas avoir peur de se tromper et doivent essayer de
prendre un grand nombre d’initiatives dans leur culture. Les techniques
traditionnelles sur l’agriculture, par exemple, doivent être considérées comme un
pari. Pour modifier et changer de paradigme, les négro-africains doivent revaloriser
certaines « techniques de la culture populaire » qui ont fait leurs preuves, comme
l’irrigation des sols, les technique de construction ou l’art. Ils doivent communiquer
leurs expériences à d’autres sociétés…
D’abord, il est important de savoir quels sont les obstacles de la technoscience en Afrique. Pour cela, nous avons donc abordé l’Homme et la Nature. Nous
avons montré comment la Nature est base de toute connaissance humaine et que sans
elle, l’Homme est incapable d’avoir accès à la connaissance. Pourquoi l’Afrique,
795
796
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p.16.
Gaston BACHELARD, Le Nouvel esprit scientifique, op.cit., p.6.
330
malgré ses richesses en ressources naturelles, a encore tant de défis à relever en
termes de techno-science. Quels sont les obstacles à ce développement ?
Nous considérons qu’avec cette posture, nous arriverons peut-être à soulever
une certaine vérité. Commençons par les deux problèmes indiqués par Bakabana : le
problème de sa « maîtrise », et celui qui en découle, de son partage avec le plus
grand nombre possible de citoyens. Ces deux problèmes sont existentiels et
extrinsèques à notre continent noir. Il nous semble qu’ils trouvent leurs solutions
dans l’élaboration et le soutien de politiques scientifiques à la fois réalistes et
efficaces, élaboration qui devrait être guidée par une bonne philosophie de la
science.797
Voilà le grand problème existant en Afrique : il n’y a pas de politiques
spécifiques pour la recherche. Comment le continent peut-il maîtriser la technoscience ? Comment les philosophes et les chercheurs peuvent-ils maîtriser la
philosophie de la connaissance scientifique ? Ils ne le peuvent tout simplement pas !
L’élaboration et le soutien des politiques de recherches appropriées pour cette zone
du globe deviennent importants. Nous devons ici rappeler que ces politiques doivent
prendre en compte les priorités des peuples de ce continent à partir des ressources
déjà existantes.
Ce sont les politiciens qui permettront aux Africains de développer leur
capacité à enrichir la connaissance scientifique. Tous les politiciens scientifiques en
Afrique doivent privilégier et avoir comme perspective le futur des conditions de vie
du peuple africain, car l’Africain constitue à lui seul le sujet fondamental. Nous
pouvons donc souligner qu’« étant donné qu’une politique scientifique dépend
directement de la philosophie de la science qui en inspire la planification, il nous
paraît pertinent de cerner dans le même mouvement aussi bien le contexte
épistémologique dans lequel a pris naissance la question d’une politique et d’une
797
Cf. Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p. 52.
331
gestion de la science, que les principes épistémologiques pouvant fonder une
politique scientifique réaliste et équilibrée »798.
La science aux XVIIIe et XIXe siècles se tournait vers un savoir désintéressé
de la vérité… Dans la science ancienne, le paradigme était intiment lié au travail
individuel, pour répondre à sa curiosité. Le paradigme est-il le même à notre siècle?
Non, il doit changer. Si hier le paradigme de la science était « en marge » du projet «
global de la société », aujourd’hui cela doit être le contraire : le paradigme
scientifique « participe à effort global de l’édification de sa société. Du travailleur
solitaire, l’Homme de science se trouve désormais lié au projet et aux fins qu’une
société se fixe. Une telle pratique scientifique située dans un projet pose la question
de sa politique et de sa gestion »799.
Il est nécessaire que chaque pays africain désigne ses politiques scientifiques
par des stratégies bien précises, comme un projet d’organisation sociale pour
maximiser la science. Il doit aussi fixer les objectifs sociaux généraux et rendre
disponibles les conditions indispensables à la poursuite des objectifs tracés. Nous
sommes cependant conscients de la grande difficulté de l’Afrique à agir de cette
façon, ainsi que de sa difficulté à « gérer la recherche car il s’agit là d’un travail
portant sur la limite de la connaissance et du pouvoir humains ». Nous pensons tout
de même que cela est possible si l’on observe deux points de vue fondamentaux : «
au niveau tactique, celui de la gestion qui détermine les moyens nécessaires à la
réalisation des objectifs préfixés, et au niveau stratégique, celui d’une politique qui
fixe précisément ces objectifs et ces fins »800.
Les pays africains ne doivent pas continuer à designer une «politique de la
science » mais une « politique par la science ». Aujourd’hui, le paradigme a changé.
Ce n’est plus la politique qui détient le pouvoir sur la science mais la science qui
garde le pouvoir sur la politique. C’est pour cette raison que nous parlons de faire
une politique pour la science et non l’inverse. Dans cette idée, nous pouvons
798
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.53.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
800
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.54.
799
332
proposer trois types d’objectifs : le premier est entièrement lié aux sciences, étant
donné que par leurs découvertes, elles ouvrent les horizons existentiels des hommes
en contribuant à la maximisation du bien-être de ses peuples. Le deuxième type
d’objectif est lié à la science, dans la mesure où celle-ci aide le continent noir à
pallier les revers du développement. Enfin, le dernier type se rattache aux
connaissances générales, celles qui aident l’Homme, et particulièrement l’africain, à
mieux s’intégrer et à mieux se comprendre dans l’ensemble de la nature.801
Mais pour concrétiser tout cela, une politique démocratique est indispensable.
Que voulons-nous dire quand nous parlons de politique démocratique ? Comme le
soulève Fourez, cité par Bakabana : « la politique scientifique devrait choisir des
objectifs à long terme ; elle devrait veiller à ce que le pouvoir de la science puisse
être remis aux mains de tous, et finalement promouvoir une organisation qui favorise
les possibilités concrètes de gérer efficacement la science »802.
Voici la deuxième remarque que nous pouvons faire : quand nous parlons
d’une démocratisation de la science dans la société, ou sur le continent noir, on doit
avant tout informer les peuples africains de ce qu’est la science, afin qu’ils sachent
quels sont les pouvoirs concrets et réels de la science. Tel devait être « l’objectif de
la vulgarisation ». On ne doit pas l’envisager comme un processus de « marketing »
mais comme un processus qui permettra au citoyen africain d’avoir une attitude
d’appropriation de la connaissance scientifique, ou de la philosophie des sciences.
C’est là que l’on doit voir la « vulgarisation comme principe » et c’est dans ce
processus de vulgarisation que nous parlerons de démocratisation de la connaissance
scientifique. Nous sommes conscients que « la fixation des objectifs doit, enfin, tenir
compte des ressources disponibles ». Et personne ne peut nous convaincre qu’il
n’existe aucune ressource sur le continent africain. Tout dépend du changement de
comportement ou de mentalité, « l’élaboration d’une politique implique donc
801
802
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p.55.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
333
toujours l’analyse des conflits de classes et, en fin de compte, un calcul
d’intérêts »803.
Il semble quelque peu bizarre de parler de politique scientifique en Afrique.
On peut même se demander quelle politique scientifique adopter pour les peuples du
tiers monde ? Il est sans doute pertinent de poser cette question, dans la mesure où
jusqu’à aujourd’hui, la connaissance scientifique en Afrique n’était pas véritablement
existante. Tentons alors une démarche en vue de la connaissance scientifique en
Afrique. Abordons tout d’abord les trois questions suivantes :
1) Quel est le statut de la connaissance scientifique en Afrique ?
2) Quels sont les principes épistémologiques en Afrique ?
3) Comment s’édifie sa planification ?
Pour répondre à la première question, osons avancer que depuis les premiers
savants égyptiens ayant développé la géométrie, utile encore aujourd’hui, la science
en Afrique n’a plus suivi cette direction constructive, ce qui est bien décevant car
cela fait longtemps que l’Afrique est indépendante. Pourquoi ne grandit-elle pas ?
Peut-être n’a-t-elle pas encore ce pouvoir (puisque « la science est Pouvoir ») ? En
Afrique, la science semble « faire faillite » chaque jour. En même temps, il existe
beaucoup de spécialistes dans divers domaines technoscientifiques.
L’Afrique possède aujourd’hui beaucoup de penseurs bien préparés, ayant
reçu une bonne formation. Mais la majorité soutient l’idée que la science d’occident
se « rebelle face à l’Afrique ». La science « en tant que telle se veut une rationalité
efficace, pratique. Apparaît dans la pratique actuelle en Afrique, un instrument au
service des intérêts de l’Occident tant au niveau des problèmes abordés qu’au niveau
de l’utopie sociale qu’elle véhicule. La science serait ainsi devenue un instrument de
rationalisation de la dépendance africaine vis-à-vis de l’Occident »804. Cette passivité
scientifique en Afrique est une réalité car il n’y a bel et bien pas de vivacité
scientifique en Afrique. Les Africains ne décident pas eux-mêmes de ce qui va être
803
804
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.57.
334
enseigné dans leurs écoles. Ils n’ont bien souvent pas le contrôle du programme pour
leur système d’éducation...
Nous sommes entièrement d’accord avec la réflexion de Bakabana, disant que
« (l)a techno-science en Afrique nous paraît, dans sa pratique actuelle, bourgeoise,
non vivante, fossilisée, pétrie d’un académisme stérile, précisément parce qu’elle
n’aura pas assumé nos cultures en mutations et les aspirations profondes de nos
peuples, parce qu’elle aura délibérément choisi d’être une quête illusoire d’une vérité
transhistorique sans couleurs ni racines »805.
Voici un exemple personnel précis... Lorsque je vivais au Congo, j’ai eu
l’occasion de discuter avec le professeur Ngoma-Binda. Ce dernier m’a appris que
plusieurs philosophes francophones publiaient leurs recherches en France et non en
Afrique car il n’y existe aucun soutien financier. Voilà pourquoi, encore une fois,
nous sollicitons une politique soutenant la science en Afrique.
Quels sont alors les principes épistémologiques en Afrique ? Les principes
africains doivent avant tout s’inscrire dans une politique de recherche. Il est tout à
fait nécessaire d’élaborer cette politique, élaboration guidée bien sûr par
l’épistémologie. Pourquoi l’épistémologie ? Parce qu’elle est tout simplement
capable d’équilibrer et de favoriser le développement intégral et continu de la
recherche fondamentale et appliquée, et ceci dans le contexte global du savoir
humain.
Comprenons bien que le travail de la philosophie est un travail d’équipe. Ce
travail doit comprendre la communication entre les chercheurs, chacun ayant son
domaine mais chacun devant communiquer avec les autres penseurs et s’informer
mutuellement de leurs recherches respectives. C’est évidemment de cette façon que
devrait se développer la philosophie scientifique en Afrique… De même, les centres
de recherche des facultés doivent apprendre à communiquer avec les autres facultés
805
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p. 57.
335
sur leurs recherches respectives, et cela s’applique aussi entre les différents centres
de recherches des différents pays.
En Afrique, ce principe fondamental épistémologique n’existe pas. Les
centres de recherche sont encore refermés sur eux-mêmes et les chercheurs se
replient aussi sur leur singularité. « Changer de comportement avant tout » : c’est
dans cette même ligne que Marcien Towa, cité par Ernest Menyomo, réclame
l’émancipation africaine, qui ouvrirait la porte à la connaissance scientifique et
technique. « L’histoire récente des révolutions qui s’opèrent à la périphérie du monde
capitaliste (en Europe orientale, en Asie, en Afrique ou en Amérique Latine) montre
clairement que la condition absolue de la libération dans le contexte moderne, c’est
l’émancipation totale de la pensée et l’appropriation de l’esprit scientifique. »806
C’est ce type de philosophie que Towa souhaite acquérir pour le continent africain.
Dans la pensée de ce philosophe, la philosophie métaphysique n’est pas
suffisamment importante actuellement pour les africains. Pour lui, seule la
philosophie de la connaissance scientifique fera sortir le continent noir de sa place
actuelle et le relèvera.
Nous ne pouvons pas continuer à conserver cette différence entre ces centres
de recherches, isolés les uns des autres. Travaillons donc en équipe. Avec raison,
Bakabana remarque que « les centres de recherches sont plus en relation avec
l’étranger qu’avec les autres centres du pays et constituent plutôt un système avec la
communauté de chercheurs à l’échelle internationale »807.
Cette relation que nous souhaitons voir se développer permettra à chaque
recherche d’avoir une dimension internationale, parce que la science est un « système
social universel ». De même, chaque recherche, chaque science ou chaque discipline,
dans quelque pays que ce soit, est un « système de la science universel ». La
physique et la chimie mozambicaine, par exemple, sont des sous-systèmes
particuliers qui font partie du système universel. « Toute science, considérée comme
806
807
Ernest MENYOMO, Descartes et les africains, op.cit., p.166.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.59.
336
un ensemble d’idées (concepts, propositions, théories, règles méthodologiques, etc.)
est un système conceptuel, et chaque système conceptuel scientifique est un soussystème du super-système conceptuel qu’est l’ensemble de toutes les sciences. Le
local et l’universel »808. Bakabana confirme la multidisciplinarité de notre
connaissance scientifique. Le développement d’une connaissance locale dépend
évidemment de son niveau d’information concernant les autres types de
connaissance.
Le problème qui se pose est le suivant : comment allons-nous faire pour
produire une connaissance qui permettra le développement de la connaissance
scientifique en Afrique au même niveau que les continents développés ? Certes, c’est
une grande question et il est très difficile d’y répondre. C’est d’ailleurs l’une des
questions de fond de notre recherche. Cela dit, pour y répondre, nous allons suivre la
ligne de réflexion de Bakabana. Pour le développement de la connaissance
scientifique en Afrique, il faut nous plier aux trois exigences que voici : « 1) la
modification des priorités en vigueur ; 2) la coopération régionale ; 3) la planification
des recherches»809. Ajoutons même une quatrième exigence : l’enseignement de la
philosophie de la connaissance scientifique dans les écoles secondaires et
universitaires en Afrique, indispensable.
Concernant le premier point, on observe que dans les pays en voie de
développement, on a toujours gaspillé les ressources nationales pour des fins autres
que celles de la science. Chaque jour, les matières premières sont finalement
exploitées pour des nations étrangères. Les salaires alloués aux politiciens restent
faramineux alors que les salaires des chercheurs sont misérables. La corruption reste
également la base de l’opération. Voilà la contradiction des priorités : les
gouvernements ne savent pas équilibrer l’échange entre les citoyens et eux-mêmes.
Ils devraient réduire ou supprimer certaines dépenses pour financer suffisamment les
808
809
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p. 60.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
337
recherches, notamment technoscientifiques, et allouer une juste rémunération aux
chercheurs dans chaque domaine du savoir humain.810
Pour aborder la «coopération régionale », on peut comprendre la mobilité des
philosophes africains. Hountondji parle de mobilité des savants nord-sud et sud-nord.
Les « Africains devraient disposer d’infrastructures sur leur continent ». Il faudrait
« créer un centre ouest-africain » par exemple, de même que de recherches
aéronautiques, biologiques, ou créer un centre mozambicain ou zimbabwéen de
recherche.811 Dans cet esprit, Bakabana nous raconte que « la coopération régionale
est une conjugaison d’efforts qui promeut le développement et la souveraineté de
chaque entité nationale, alors que l’isolement affaiblit les différentes entités, les
exposant ainsi à la dépendance ».812 Bakabana propose donc trois types de
planification de la recherche : 1) planification du « type mécenarial ; 2) planification
du type dirigiste ; et 3) planification du type systémique ».813 Selon Bakabana, le type
mercenarial dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord « consiste à
accorder les ressources à ceux qui en demandent pourvu qu’ils présentent des
programmes précis de recherche. C’est la politique de laisser-faire scientifique. La
science est ici considérée comme reine de la culture et non comme servante de la
société »814.
On comprend clairement que ce type de planification permet aux découvertes
scientifiques d’être utiles pour la culture et donne aussi une liberté de création et
d’invention aux chercheurs. Mais pour nous africains, cette planification ne nous
convient pas, parce que selon nous la science ne doit pas être reine de la culture. Au
contraire, la culture doit dominer la science, de façon à toujours choisir les
événements dans une culture.
Le deuxième type est le type « dirigiste ». Il convient aussi, dans la mesure où
ce type de planification s’établit « sans la participation des chercheurs ». La science
810
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p.61.
812
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
813
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
814
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
811
338
est considérée comme « servante de la société » ou de ceux qui financent la
recherche. L’importance de ce type de planification est « d’intégrer la science dans le
projet global de la société »815.
Le dernier type est dit « systémique ». Il est considéré par Bakabana comme
une planification médiane. Certes, nous allons adapter ce type de planification dans
le contexte africain. Pourquoi serait-ce le type le plus adéquat pour les pays en voie
de développement ? Cette politique de planification est libérale et permet donc la
participation des chercheurs scientifiques. Il y a aussi une grande ouverture pour
toute la science, non uniquement pour la science technoscientifique. La science est
alors considérée comme faisant partie de la culture. C’est l’un des sous-systèmes du
système culturel qui à son tour est l’un des trois sous-systèmes principaux de la
société. La techno-science accompagne les autres secteurs dans leurs devoirs
sociaux.816
Présentons maintenant ici les caractéristiques que Bakabana propose pour une
planification idéale du continent africain :
« L‟intégralité : le développement scientifique doit être global et doit, de ce
fait, concerner toutes les sciences, pures et appliquées, naturelles et sociales.
« L‟efficience sociale : toute recherche ne contribuant pas nécessairement de
façon directe ou indirecte à la résolution des problèmes précis qui jalonnent la trame
de l’exister social, il importe de donner la priorité au financement de programmes de
recherches pouvant avoir des incidences sociales bénéfiques à court ou à long terme
[…].
« La
modernité :
toute
recherche
scientifique
ne
contribuant
pas
nécessairement au progrès de la science, il importe simplement de décourager
certaines pistes de recherches déjà désuètes ; tandis que d’autres pistes mériteraient
d’être encouragées, car elles passent souvent inaperçues, bien qu’indispensables à la
815
816
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p.61.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.62.
339
maturité des sciences correspondantes. C’est le cas de la biomathématique ou de la
psychomathématique.
« La modération : la planification de la recherche doit être modérée, car toute
recherche intéressante implique quelque fois des changements impromptus, au point
qu’une planification rigide risque de limiter ou même de tuer la créativité.
« La souplesse : elle concerne l’administration des ressources matérielles et
humaines. Une administration écrasante pourrait être décourageante et provoquer
l’exode des cerveaux vers les pays où l’administration contribue à la promotion des
chercheurs.
« Le réalisme : la planification doit tenir compte des ressources humaines et
matérielles effectivement disponibles ou prévisibles de manière raisonnable.
« La participation : un scientifique, même créateur, ne peut donner un bon
rendement lorsqu’on le force à travailler dans le cadre d’une recherche à la
planification de laquelle il n’a pas participé. Il est donc indispensable que les
chercheurs participent à la planification.
« Il ne s’agit pas plus d’éviter d’exciter les sensibilités personnelles que de
formuler des plans utilisant la compétence de chercheurs eux-mêmes. Toutefois, pour
être réaliste et utile au développement intérieur de la notion, la planification de la
recherche doit également compter avec la coopération et l’accord des fonctionnaires
chargés de veiller sur tous les aspects du développement national. Cela signifie que la
planification ne devrait venir ni d’en haut ni d’en bas, mais être la résultante d’une
franche discussion et d’une collaboration de tous les responsables »817.
Nous pensons que l’Afrique peut se développer si elle prend en compte ce
type de planification pour la recherche technoscientifique. Elle pourra même
permettre le développement de notre société, mais ce développement dépend du
niveau de compression de ses exigences.
817
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.62-63.
340
IV.
PHILOSOPHIE DE LA SCIENCE EN AFRIQUE
Le professeur Kinyongo Jeki, de l’Université de Kinshasa, écrit dans la
préface du livre Science et Philosophie en Afrique, Enjeux et Repères d‟une
Philosophie à l‟âge de Science, de l’auteur Bienvenu Mabasi Bakabana, la réflexion
suivante: « la philosophie africaine n’a pas accordé assez d’attention à ce qui
constitue le pilier des sociétés modernes et le véritable horizon de libération pour les
sociétés africaines, à savoir les sciences et les technologies »818.
Cette remarque montre clairement quelle direction la philosophie africaine
doit prendre et quelles doivent être les intentions des philosophes africains .Sans nul
doute, les africains doivent se relier à la rationalité scientifique. L’auteur pense que
« le philosophe des sciences que devrait devenir tout philosophe africain peut
contribuer à la résolution de ces impasses en participant à l’élaboration des politiques
scientifiques, à le fois réalistes et efficaces, et en élucidant les enjeux et le objectifs
d’un partage salutaire du savoir scientifique »819.
Dans l’avant-propos de son livre La philosophie du non, Bachelard a émis une
remarque qui nous paraît pertinente, en soulevant :
« Qu’il faudrait donc conclure qu’un système philosophique ne
doit pas être utilisé à d’autres fins qu’il s’assigne. Dès lors, la plus
grande faute contre l’esprit philosophique serait précisément de
méconnaître cette finalité intime, cette finalité spirituelle qui donne vie,
force et clarté à un système philosophique. En particulier, si l’on tente
d’éclairer les problèmes de la science par la réflexion métaphysique, si
l’on prétend mêler les théorèmes et les philosophèmes, on se voit devant
la nécessité d’appliquer une philosophie nécessairement finaliste et
fermée, sur une pensée scientifique ouverte »820.
Selon Bakabana, au seuil du siècle, la philosophie africaine est définitivement
sortie d’une phase polémique autour de son statut existentiel. Elle s’oriente
dorénavant et évolue vers sa maturité. La philosophie africaine nécessite de tracer
818
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.6.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
820
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p.1.
819
341
une démarcation entre l’idéologie et le bon sens, dans le souci de faire dialoguer en
permanence avec les sciences et les technologies.821 Celles-ci sont les grands piliers
de la société moderne. Bakabana nous met ici dans un champ d’où il est très difficile
de sortir. En même temps, aucun philosophe ne peut s’échapper de ce champ parce
que toute la philosophie succombe au danger sophistique ou idéologique.
« L’idéologie est donc la tentation qui guette toute philosophie, dès qu’elle cesse
d’être une activité possibilisante, une permanente création des possibilités, dès
qu’elle renonce à son élan de dépassement de sa propre situation, bref dès qu’elle
cesse d’être anticipation et projet »822.
Le philosophe africain doit aujourd’hui parier sérieusement sur l’activité
scientifique. Chaque philosophe en Afrique doit intégrer cette préoccupation
technoscientifique dans son activité.
« L’existence de la science pose à la philosophie un problème
devant lequel celle-ci ne saurait se récuser sans faillir : le problème de
l’intégration de la pensée scientifique comme une tunique de Nessus
puisque dans la résolution des problèmes que le philosophe estime être
les siens, il croise tôt ou tard le chemin du scientifique. Mais, étant
donné que la pensée scientifique est essentiellement ouverte et
dialectique, la philosophie qui doit l’intégrer se doit d’avoir sa loi
fondamentale aussi ouvert et dialectique »823.
Bachelard avait déjà fait mention de cette dimension d’ouverture et
de dialectique dans l’avant-propos de son livre la philosophie du non.
C’est dans la même ligne que Bakabana nous conseille d’entretenir un
dialogue permanent entre la philosophie et la science. Ce doit être la tâche de la
philosophie africaine et la préoccupation de tous les philosophes africains, car c’est
seulement ainsi que nous pouvons promouvoir notre continent. Nous devons tous
nous adapter aux exigences de l’ère scientifique. Bakabana en arrive même à
soumettre l’idée que voici :
821
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p. 41- 42.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
823
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.46.
822
342
« Les réflexions philosophiques sont souvent restées coupées des
apports des sciences formelles et empirico-formelles dont la conquête
paraît urgente pour l’Afrique, tant elles fournissent les atouts nécessaires
à la maîtrise des mécanismes de production des biens indispensables à la
survie de nos sociétés. Et, en maintenant des liens serrés avec ces
sciences, deux tâches majeures paraissent être fixées à l’horizon d’un tel
philosopher : une interrogation sur la configuration de la raison
d’aujourd’hui en vue d’en fixer les bases, et un éclairage sur les
problèmes que pose la pratique scientifique en Afrique »824.
Les philosophes anciens disaient que la philosophie n’est pas une science.
Mais « Russel, Carnap » et certains autres avocats de l’empirisme montrent qu’une
philosophie empiriste s’érige nécessairement en une connaissance purement
scientifique. Or, une telle philosophie « se donne comme tâche, d’une part, de mettre
en évidence l’émergence de la science à partir de la perception et, d’autre part, une
telle tâche suggère que science et philosophie communient à une vocation identique
qui est explicative »825. Mais si la philosophie n’est ni une science ni une idéologie,
elle n’est pas non plus un art comme « Platon, Nietzsche ou encore Bergson » le
prétendaient. Cette manière de comprendre la philosophie servait peut-être à faire
remarquer que l’art est, dans sa forme d’être, essentiellement « création d’objets
concrets, c’est-à-dire des objets dont l’existence est inséparable d’un support sensible
de quelque nature ». Dans l’idée du concept de la philosophie en tant qu’art,
Bakabana nous dit que : « la philosophie en tant qu’art n’eût été qu’un art du
langage, telle la poésie et le roman. Ces arts créent des objets inducteurs
d’expérience qui vont au-delà du monde sensible, ils ne peuvent pourtant pas ne pas
s’y fonder »826.
Toujours selon cette idée, on peut comprendre que le travail véritablement
philosophique n’est pas un travail visant à la création de tels objets sensibles mais
« plutôt [à] l’utilisation du langage pour la production directe des concepts ». Dans
ce sens, quelle serait l’activité du philosophe ? Continuons à analyser la réponse de
Bakabana, réponse analogue à celle du mathématicien Granger : « (e)n effet, bien
que les mathématiques visent à produire des structures abstraites, éventuels modèles
824
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.48
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p. 27.
826
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p. 30.
825
343
pour les phénomènes, libérer ces structures de l’emprise d’un phénomène singulier
est, cependant, ce vers quoi elles tendent et, pourtant, s’attachent, comme la
philosophie, à la formation directe des concepts »827. On doit comprendre ici que
l’expérience philosophique n’est donc pas une expérience factuelle, ni objectivée, ni
de nature émotionnelle. Bakabana a essayé de différencier l’œuvre philosophique de
celle de l’artiste...
En d’autres termes, notre penseur prétend aussi que l’art peut être un travail
philosophique, constituant ainsi d’authentiques philosophèmes. Ainsi pour lui : « (l)e
travail philosophique s’emploiera alors à une transposition de ces significations
reçues, de ces apports embryonnaires, en abstractions conceptuelles… [Dans ce
cadre] la philosophie se rapproche de la science, car, pour toutes les deux, la
personne de l’auteur est en principe absente de l’œuvre. L’œuvre tue la subjectivité
de son auteur. Ce n’est pas affirmer que l’objectivité est de rigueur en philosophie
étant donné qu’une telle notion lui devient étrangère, à partir du moment où nous
convenons avec Granger qu’elle est une connaissance sans objets »828.
Si on considère toute la philosophie comme un acte, et cela est vrai selon
nous, il est vrai aussi, d’une certaine façon, que l’acte de philosopher est un art, c’està-dire que la philosophie en soi est un art. Le travail philosophique, comme le défend
Bachelard, reste donc ouvert, comme il le souligne en disant que : « c’est un jeu
ouvert d’interprétation ». Bakabana précise en plus que « toute action humaine en
tant que travail a, certes, une dimension stylistique, c’est le cas des œuvres de la
science »829. En tous les cas, même si nous considérons parfois la philosophie comme
un art, il doit être clair que cet art ne rentre pas dans la catégorie des beaux-arts, car
la philosophie « est une connaissance conceptuelle. »
Selon Bakabana, la philosophie ne doit pas être considérée au même niveau
que l’idéologie, et ne doit pas être considérée non plus comme une science. Et ceci
pour deux raisons :
827
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, ibid., p.31.
829
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Ibidem.
828
344
« La première tient du fait que la visée des sciences est la construction
de modèles abstraits des phénomènes. Dans la connaissance scientifique,
les espaces de plus en plus éloignés du vécu sont représentés comme des
structures abstraites sur des éléments susceptibles d’être calculés, c’està-dire soumis à des opérations explicites, définies de façon univoque et
réglées. La construction des modèles des phénomènes est apparue au
contraire en philosophie comme une entreprise illusoire et vouée à
l’échec. La seconde raison tient à ce que la philosophie, contrairement
aux sciences, ne vise pas l’explication des faits. En science, les faits à
traiter sont définis avec précision et exigent une mise à l’épreuve de ce
que ces sciences affirment sur ces faits. Nous ne pouvons donc
demander aux sciences une définition universelle du fait car le statut de
la connaissance scientifique exige une définition spécifique et régionale
du fait, en évolution constante »830.
Hountondji définit ainsi l’expérimentation : « ces appareils techniques
compliqués, nécessaires pour la transformation des faits bruts en connaissances
vérifiées Ŕ c’est ce qui s’appelle l’expérimentation »831.
En Afrique, on ne saurait dire qu’il n’existe pas de faits bruts mais il y
manque peut-être les appareils techniques capables de transformer ces faits bruts. Et
il manque surtout les individus capables d’inventer ces machines avec de telles
caractéristiques. À ce propos, Hountondji nous dit que : « par contre, les laboratoires
métropolitains trouvaient à la colonie une source précieuse d’informations nouvelles,
une occasion irremplaçable d’enrichir leur stock de données et de s’élever d’un cran
dans leur recherche, à la fois d’une connaissance exhaustive et vraiment universelle,
et d’une maîtrise pratique du milieu humain »832.
Dans cette capacité donnée aux africains d’inventer des appareils techniques
capables de transformer les matières premières, on amène ceux-ci à accepter l’idée
que leurs matières premières soient retirées et exportées de leur propre continent au
profit des grandes industries. « L’activité scientifique en général peut être conçue
comme une modalité particulière de l’activité économique ; c’est aussi une activité
de production même si les objets produits sont ici des connaissances, c’est-à-dire des
concepts, des objets intellectuels et non matériels. Il était donc naturel que l’annexion
830
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.32.
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes, pistes pour une recherche, op.cit. p.2.
832
Paulin J. HOUNTONDJI, Ibidem.
831
345
du tiers monde, son intégration en système scientifique, que le drainage des richesses
matérielles aille de pair avec l’exploitation utile, comme il était naturel, sur un autre
plan, qu’elle aille de pair avec l’extorsion des œuvres d’art destinées à alimenter les
musées de la métropole »833.
Hountondji ne tarde pas à accuser ou à formuler une certaine vérité : en
Afrique, pourquoi l’activé scientifique est-elle loin de s’affirmer ? Et qu’est-ce que
l’Afrique doit faire pour sortir de cette situation ? Hountondji a tenté de montrer les
raisons de cette situation dramatique. Selon lui, la première raison vient du fait que
dans nos pays, « nous n’avons jamais produit un microscope, à plus forte raison ces
appareils nouveaux, de plus en plus sophistiqués ». Il appelle au passage les africains
à la nécessité d’inventer, de « fabriquer des instruments de recherche ». Comme l’a
souligné Bachelard, le rationalisme de la science moderne est un « rationalisme
appliqué »… Les sciences fortement constituées comme la physique, la chimie et
même la biologie instaurent un dialogue, dans l’expérimentation, qui suppose l’usage
des instruments appropriés, et des modèles formels visant à informer l’expérience, et
qui permettront de donner les moyens à la production de la connaissance scientifique.
La deuxième raison indique que dans nos pays, c’est-à-dire en Afrique, la
« pratique scientifique reste largement tributaire des bibliothèques, archives
d’éditions, revues et autres périodiques scientifiques publiés dans le nord ;
tributaires, plus généralement, de ces structures de consignation, de conservation et
de diffusion des résultats de recherche où prend corps la mémoire scientifique de
l’humanité et qui restent massivement concentrées, pour l’essentiel dans le nord »834.
Il reconnaît aussi les énormes efforts de progrès dans les pays du sud. Selon lui, ces
pays ont fait beaucoup car ils ont beaucoup publié dans le champ de la « science
matérialisée », même si ces pays sont encore loin d’avoir renversé la tendance.
La façon de voir de Hountondji reste vraiment pessimiste… Il oublie
visiblement que l’on a tous pris un point de départ pour tout ce que l’on a entrepris
833
834
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes pistes pour une recherche, op.cit. p. 4.
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes pistes pour une recherche, op.cit. p. 6.
346
dans nos vies respectives. Pour l’Afrique, se développer ou s’impliquer dans le
domaine de la connaissance scientifique ne sous-entend pas nécessairement qu’il faut
inventer le microscope ou autres appareils de pointe. Il est en revanche nécessaire, à
partir de ces mêmes instruments inventés par d’autres, que l’on puisse, ici,
localement, en créer de nouveaux qui soient améliorés selon notre situation.
La troisième raison évoquée porte sur la typologie de la recherche pratiquée
par les Africains. Pour Hountondji, la recherche des africains infléchissent toujours
« l’orientation et le contenu de leurs travaux, en déterminant le choix de leurs thèmes
de recherche et des modèles théoriques appliqués au traitement de ces thèmes. Les
chercheurs sont guidés dans leur travail scientifique par les attentes et la
préoccupation du public européen, auquel appartient leur lectorat virtuel »835.
La quatrième raison « est [que] l’africanisme lui-même, comme pratique et
idéologie, est encore une invention de l’Europe face à laquelle le chercheur africain
accepte en fait de jouer, au regard de la science européenne, le rôle subalterne d’un
informateur savant »836. Passons rapidement sur la cinquième raison, qui concerne la
recherche agronomique restant encore, et souvent massivement, au service d’une
économie de traite.
En mentionnant la sixième raison, Hountondji dénonce l’extraversion globale
de l’économie et de l’activité scientifique. Pour lui, « elle ne doit pas être traitée
comme mal en soi, mais comme la face visible d’un iceberg qu’il faut apprendre à
considérer et, si possible, à soulever dans son ensemble »837. Il ajoute encore :
« En toute rigueur, tous les cerveaux du tiers monde, toute les
compétences intellectuelles et scientifiques sont portés par tout le
courant de l’activité scientifique mondiale vers le centre du système.
Quelques-uns d’entre eux s’installent dans les pays hôtes, d’autres font
le va-et-vient entre la périphérie et le centre, d’autres, dans
l’impossibilité d’effectuer le déplacement, survivent au périphérique où
ils luttent tous les jours avec un succès variable, contre les démons du
cynisme et du découragement ; les yeux cependant toujours tournés vers
835
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes pistes pour une recherche, ibid., p. 6.
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes pistes pour une recherche, ibid., p.7.
837
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes, pistes pour une recherche, ibid., p. 8.
836
347
le centre, d’où leur viennent, pour l’essentiel, les instruments de
recherche, les traditions, les publications, les modèles théoriques et
méthodologiques, avec tout leur cortège de valeurs et de contre valeurs
qui les accompagne »838.
Comme nous l’évoquions plus haut, Hountondji aborde également la mobilité
des chercheurs entre le nord et le sud. En réalité, cette donnée représente un défi car
il est difficile en Afrique de jouer entre ces deux pôles. Les chercheurs du Nord
doivent savoir que les autres produisent afin de faciliter la circulation et la
communication du savoir. C’est pour cela que chaque chercheur du tiers monde doit
apporter ses propres efforts, en faisant preuve de rigueur. Il doit changer et
transformer en profondeur les rapports actuels de production scientifique dans le
monde. Dans les pays aujourd’hui périphériques, il doit également promouvoir une
activité scientifique autocentrée.839
Hountondji se montre ferme sur le « tourisme scientifique », entre les
chercheurs du tiers monde et entre le nord et le sud du continent africain. D’après lui,
ce tourisme « ne résulte pas d’un déséquilibre interne de l’activité scientifique dans
les pays capitalistes de second rang » et chaque pays doit développer son activité
scientifique au point de permettre une meilleure survie à celle-ci. Sur ce continent,
« l’exode Sud-Nord représente un luxe plutôt qu’une nécessité vitale ». Cet « exode »
est un autre type de tourisme désigné par le philosophe... Il observe que les
chercheurs européens et américains ne vont pas chercher la science en Afrique, mais
seulement « les matériaux nécessaires à l’expansion de celle-ci ». Le cas échéant, ils
se servent aussi de l’Afrique comme d’un champ d’application pour leurs hypothèses
et découvertes. « [Le chercheur occidental] n’y va pas pour chercher ses paradigmes,
ses modèles théoriques et méthodologiques, mais des territoires lointains pour
effectuer, avec le moins de risque possible pour sa propre société, ses expériences
nucléaires ou d’autres types d’expériences, dangereuses à des degrés divers »840.
838
Paulin J. HOUNTONDJI, Ibidem.
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes, pistes pour une recherche, op.cit., p. 8-9.
840
Paulin J. HOUNTONDJI, Ibidem.
839
348
La langue est également un facteur important dans la production de
connaissances scientifiques. L’usage de la langue nationale dans un pays est un
obstacle pour le développement de la science, car le vocabulaire et les concepts
scientifiques et techniques s’enrichissent rapidement. Il faut donc user d’une langue
commune à plusieurs civilisations. Hountondji, cité par Mamoussé Diagne dans son
livre De la philosophie et des philosophes en Afrique noire, observe que « la
condition première de la science elle-même c’est l’écriture [et qu’il est] difficile
d’imaginer […] une tradition scientifique dans une société où le savoir ne se
transmettrait que par voie orale […]. Les civilisations africaines ne pouvaient donc
pas donner naissance à une science, au sens le plus strict et le plus rigoureux du
terme »841.
Face à cette formulation, nous cernons directement deux points de vue :
pessimiste décadent et pessimisme vital. Nous entendons par pessimisme décadent
cette manière de voir le peuple africain comme dépassé. Aujourd’hui on ne parle plus
d’oralité en Afrique. Nous parlons en revanche d’histoire de la philosophie africaine
et c’est dans cet entendement que Grégoire Biyogo842 nous dit que : « (…) mal
connue dans les universités occidentales et dans celles d’Afrique, la philosophie
africaine gagne à être questionnée et examinée minutieusement à l’appui des œuvres,
des travaux critiques et des thèses »843. Même si nous devons considérer l’oralité, il
ne faut pas dramatiser le tableau car nous savons bien que dans l’histoire de la
philosophie et de la connaissance en général, l’oralité était d’abord au centre de tout
type d’enseignement entre les êtres humains. Prenons Thalès ou Socrate à titre
d’exemples : ils sont pour autant de grands philosophes.
Ici, nous remarquons par ailleurs un pessimiste vital, dans la mesure où il
encourage le peuple africain, et surtout le philosophe africain, à s’intéresser à
l’écriture. Il est cependant vrai et évident que nous ne pouvons parler de science sans
841
Momoussé DIAGNE, De la Philosophie et des philosophes en Afrique noire, Paris/Dakar, Karthala/IFAN,
2006, p. 32-33.
842
Seulement pour donner un exemple, Grégoire BIYOGO a écrit Histoire de la philosophie africaine en 4
livres. Il est clair qu’aujourd’hui, l’Afrique y est autre, c’est une évidence.
843
Grégoire BIYOGO, Histoire de la philosophie africaine, Paris, l’Harmattan, 2006, p. 9.
349
écriture, car celle-ci apparaît comme un élément fondamental pour développer la
science. Youssouph Mbargane Guissé avait d’ailleurs raison en relevant que « le
vocabulaire existant peut, à cet égard, être insuffisant. Mais un tel vocabulaire ne doit
pas être inventé d’en haut, en dehors de la vie sociale pour être imposé ensuite ». Il
en arrive même à dire que quand la langue nationale est riche, elle permet la création
ou l’invention de « mots nouveaux » et que l’adaptation des termes d’origine
étrangère doit se faire à travers l’expérience des masses populaires, « dans leurs
activités quotidiennes, et même dans les activités politiques, économiques, sociales et
culturelles ». En même temps, il faut enseigner les langues étrangères parce que
selon nous, connaître plusieurs langues augmente considérablement la capacité à
comprendre certaines choses relatives à des cultures variées.
Le Van Thien, cité par Guissé, ajoute cette remarque : « on avance souvent les
deux arguments suivants contre l’emploi de la langue nationale dans le domaine
scientifique : 1) la langue nationale est trop pauvre pour pouvoir exprimer avec
précision tous les concepts de la science moderne ; 2) l’emploi de la langue nationale
dans l’enseignement supérieur n’est pas nécessaire, car l’essentiel, c’est le contenu
scientifique, la langue n’étant que la forme ; on peut employer par conséquent
n’importe quelle langue. Une langue nationale étant peu connue dans le monde, son
emploi n’ajoute que des difficultés aux échanges internationaux »844. Cette
déclaration ne résout pas le problème mais nous donne une piste acceptable pour
notre réflexion. Le Van Thien nous donne alors deux réponses possibles à la
problématique concernant le caractère fondamental ou non de la langue pour le
développement des connaissances. Voici la première :
« La langue nationale, surtout celle qu’utilise la masse laborieuse n’est
pas du tout pauvre, mais variée et vivante. Si nous nous donnons la
peine de réfléchir et de chercher, nous trouverons dans la langue
nationale beaucoup de termes très suggestifs exprimant d’une manière
exhaustive les notions scientifiques les plus abstraites. Bien plus, les
terminologies nationales nouvellement découvertes sont parfois plus
précises, plus systématiques que celles utilisées dans les pays
développés ; ces dernières en effet, ont été inventées à l’époque où la
844
Paulin J. HOUNTONDJI, Les Savoirs endogènes, pistes pour une recherche, op.cit., p.137.
350
science n’avait pas encore atteint le niveau actuel. Parfois, elles
n’arrivent pas à exprimer avec justesse les notions correspondant aux
concepts modernes. Au contraire, pour les pays qui ont encore la
possibilité de choisir les termes scientifiques, ils peuvent les prendre
parmi ceux qui sont les plus précis. Ceci est d’ailleurs conforme à la loi
du développement par bonds de pays retardataires »845.
Dans ce premier argument, on peut voir clairement que Le Van Thien s’érige
en défenseur de la langue nationale. Il sait qu’il est possible de produire des termes
scientifiques en utilisant la langue nationale, cette la langue qu’utilise la « masse
laborieuse ». Le deuxième argument dans son implacable défense de la langue
nationale est le suivant :
« La création d’une science véritable dans l’enseignement
supérieur ou plus généralement d’une science véritable implique
l’utilisation de la science moderne pour résoudre les problèmes qui se
posent dans le domaine de la production. [Bachelard a souligné que le
rationalisme de la science moderne est un rationalisme appliqué]. Pour
cela il faut former une nombreuse armée de travailleurs scientifiques à
différents échelons et ceux-ci doivent entretenir des liens étroits avec la
masse des travailleurs. Pour atteindre ces objectifs, on ne peut pas
utiliser une langue étrangère dans l’enseignement supérieur et dans le
domaine scientifique. À l’opposé, ce n’est qu’en utilisant la langue
nationale et en prenant sainement racine dedans que l’on acquiert un
contenu suffisamment riche pour pouvoir participer à des échanges
internationaux profitables. Il est évident que l’emploi de la langue
nationale n’exclut pas l’étude des langues et des œuvres étrangères dans
le but d’enrichir la science nationale »846.
845
846
Youssouph, Mbargane GUISSE, Philosophie et culture et devenir social en Afrique noire, ibid., p.137.
Youssouph, Mbargane GUISSE, Philosophie et culture et devenir social en Afrique noire, op.cit., p.138.
351
V. LES UNIVERSITÉS AFRICAINES ET LA RECHERCHE
Dans ce travail, notre objectif est d’analyser la philosophie de la connaissance
scientifique africaine à partir de la philosophie de la connaissance scientifique de
Gaston Bachelard. Le but est également d’observer à quel point l’épistémologie
bachelardienne peut ou non aider ou servir de point de départ, pour ensuite la
confronter au modèle ou à la forme de production de la connaissance scientifique du
peuple africain. Cet intérêt se fonde sur l’idée de rendre compte du développement de
la science ou de la connaissance scientifique sur le continent noir, à partir de la
conception selon laquelle « la science, c’est ce qui permet à un pays de penser dans
le jeu des nations».
Pour comprendre la chose, il est clair que pour se développer, les pays
africains doivent renforcer leurs capacités de recherche. Chaque pays africain doit
prendre conscience et se convaincre que le développement du pays passe
nécessairement par le développement de la recherche, c’est-à-dire le développement
de la connaissance scientifique. Mais il doit savoir aussi que cette recherche ne se
peut être faite sans que des institutions publiques et privées proposent leur part de
contribution.
Les universités doivent être considérées comme l’un des lieux les plus
appropriés pour le développement des recherches de ce type. On doit comprendre
non seulement les universités, mais aussi des institutions, comme par exemple les
centres de recherche. Dans cette réflexion, Éla constate que :
« La création d’une université est un atout pour l’avenir de la
science dans un pays. En rigueur, se doter d’une université répond à la
volonté de créer des foyers de recherches. C’est là que doit se former le
potentiel de chercheurs dont ce pays a besoin. La recherche scientifique
est un élément fondamental d’une stratégie qui vise à transformer la
société et à la préparer à se situer face aux défis auxquels elle est
confrontée. À partir de la production des connaissances, il faut donc
faire des choix porteurs en ayant le regard sur l’avenir »847.
847
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science société et pouvoir, op.cit., p.184.
352
Conscients qu’elle doit comprendre leurs enjeux à l’ère du XXIe siècle,
l’ambition des Africains doit produire et valoriser les connaissances scientifiques à
partir de la philosophie de type scientifique. Ce but de production va leur permettre
de sortir de la « caverne » où ils se trouvent, comme déjà mentionné à plusieurs
reprises, ou de sortir de leur minorité comme le soulève Kant. « (S)e sortir » sousentend bien que l’Homme africain doit lui-même fournir les efforts nécessaires pour
évoluer, et non attendre qu’on lui tende la main. D’une manière décisive, il doit
appliquer les réflexions de Kant sur l’époque des Lumières, à savoir : « la sortie de
l’Homme de sa minorité, dont il est lui-même responsable […] incapacité de se servir
de son entendement sans la direction d’un autre Ŕ la cause en réside non dans un
défaut de l’entendement, mais dans un manque de décision et de courage de s’en
servir sans la direction d’autrui. Sapere aude. Aie le courage de te servir de ton
propre entendement. Voilà la devise des Lumières »848.
Cette affirmation s’adresse très bien aux Africains dans le contexte actuel. Si
eux-mêmes ne font pas travailler leurs capacités, s’ils n’utilisent pas leur
entendement pour produire les connaissances scientifiques et qu’ils restent toujours
isolés dans leur «minorité, » ils resteront alors toujours dans leur caverne
platonicienne. L’Afrique d’aujourd’hui doit comprendre cet enjeu de « produire et
valoriser les connaissances scientifiques utiles à ses besoins et de celles qui lui
permettent de réduire sa dépendance, d’assurer sa liberté, son autonomie et les bases
de son développement économique et social. Créer la capacité collective de prendre
des paris scientifiques et de favoriser la maîtrise des savoirs-clés est un défi que tout
pays est condamné à relever »849.
La nécessité pour l’Afrique de sortir de son caractère minoritaire, pour
reprendre le concept de Kant, a suscité quelques témoignages. La précédente citation
reflète clairement la situation, mais encourage au passage les tentatives de trouver un
mécanisme qui permettra la progression effective de la science pour ce continent.
848
849
KANT, La Philosophie de l‟Histoire, op.cit. p.46
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.186.
353
Jean-Marc Éla soutient que la science aurait un rôle moteur en Afrique. Des
conférences ont eu lieu, comme des articles et plusieurs documents consacrés à ce
défi. Parmi eux, la Déclaration du « Kilimandjaro » de 1987 lance « un cri d’alarme
sur l’émergence de nouveaux problèmes d’une gravité exceptionnelle auxquels le
continent est confronté, la deuxième conférence des ministres chargés de
l’application de la science et de la technologie au développement en Afrique »850.
Cette conférence a eu lieu à Aruscha en Tanzanie, « sous l’égide de l’UNESCO ». Le
but de cette conférence était de trouver « le seul moyen d’améliorer les conditions de
vie des populations africaines et d’assurer le développement de leurs capacités
scientifiques et technologiques dans l’unité et la solidarité »851.
En 1979, en Monrovia, s’est tenue la réunion des chefs d’État de l’OUA, qui
visait à « mettre la science et la technique au service du développement en renforçant
la capacité autonome des pays africains dans ce domaine ». Éla rapporte qu’avant
cette réunion, avait été créée à Dakar « l’Association africaine pour l’avancement des
sciences et des techniques ». Il fait également référence aux divers congrès des
Hommes et des Sciences, respectant toujours le même but de « sensibilisation des
chercheurs africains sur la situation de la science » dans cette partie du monde. Il
évoque notamment « la création de l’Académie Africaine de Sciences basée à
Nairobi ». Ensuite, nous trouvons d’autres informations comme :
« Le Plan d’Action de Lagos, en 1980, [qui] appelle les états
Africains à investir suffisamment pour la promotion de la science et de
la technologie. Parmi les textes récents, citons le rapport de l’UNESCO
sur la Science au XXIe siècle. L’organisme des Nations Unies réaffirme
la nécessité de promouvoir, de créer et diffuser les connaissances pour la
recherche pour aider les sociétés à assurer et diffuser développement
culturel, économique et social […] la recherche doit désormais être
considérée comme une composante essentielle du développement
culturel, social et économique »852 de chaque pays.
Tous ces efforts indiquent clairement que le développement, le sortir de la
minorité, de la dépendance des africains, dépend de leur décision et de leur courage à
850
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, Ibid., p.186-187.
Jean-Marc ELA, Ibidem.
852
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science société et pouvoir, Ibid., p. 187
851
354
produire la connaissance scientifique. Cela « dépend de l’apparition d’une aptitude
endogène au développement de la science »853 dans leurs universités et centres de
recherches.
Dans la même ligne, l’UNESCO a organisé un Séminaire International sur les
« Approches prospectives et les stratégies novatrices en faveur du développement de
l’Afrique au XXIe siècle »854. Dans le fond, ce séminaire a montré l’importance
de l’enseignement supérieur, comme suit : « ce secteur est vital pour le
développement des sciences et des technologies »855. L’UNESCO a reconnu la place
de l’université dans cette démarche, dont chaque pays africain doit prendre pour
enjeu.
On ne doute plus du fait que la connaissance est le vecteur créateur du
développement du XXIe siècle, ni du fait que l’on n’acceptera jamais « la vie d’un
pays sans chercheurs ni laboratoires » sans philosophes capables de problématiser la
réalité. « Les relations entre la Science et la société sont devenues le visa d’entrée
dans le nouveau siècle. Dans ce but, l’idée d’université dépend étroitement de l’idée
que l’on se fait de la science et de la valeur qu’on lui reconnaît dans les structures de
l’enseignement. Au sein de ces structures, soulignons le rôle des acteurs de la
recherche. Il s’agit des Hommes et des connaissances »856.
Dans cette réflexion, rappelons que les universités africaines doivent pratiquer
comme activité principale la production des connaissances scientifiques. « Les
travaux à entreprendre dans les différents champs d’études visent à accroître ces
connaissances et à résoudre un certain nombre de problèmes »857. Dans cette
problématique, le philosophe allemand Martin Heidegger a considéré l’université
comme « cette haute école qui, à partir de la science et à travers la science, éduque et
élève les guides gardiens du destin du peuple allemand (en l’occurrence, cela
853
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p.187.
Jean-Marc ELA, Ibidem.
855
Jean-Marc ELA, Ibidem.
856
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, op.cit., p, 187.
857
Jean-Marc ELA, L‟Afrique à l‟ère du savoir, science, société et pouvoir, Ibid., p.188.
854
355
s’applique ici au peuple africain) »858. Les universités africaines doivent être
comprises ainsi. Nous devons par ailleurs prendre en compte les questions de
Heidegger portant sur les conditions de production : quel va être le sujet choisi ? Qui
va produire ? « Si la science doit être, et si elle doit être pour nous et par nous, sous
quelle conditions peut-elle alors trouver sa véritable consistance ? »859.
C’est sur cette même réflexion qu’Éla s’interroge sur la compétence des
chercheurs dans les universités africaines, dans le contexte d’historicité de leur
société... Le fond de cette préoccupation montre qu’il y a beaucoup à dire sur la
production des universités. De fait l’université, et surtout l’université africaine, a
l’obligation d’avoir un impact sur la société. La première obligation, comme l’a
rappelé Heidegger, est de :
« Conduire à la communauté populaire. Elle leur fait un devoir
de prendre part à la peine, aux aspirations, aux capacités tous les
membres du peuple, quel que soit leur état, en partageant le fardeau et en
mettant la main à pâte […] ; la deuxième obligation est celle qui les lie à
l’honneur et au destin de la nation au milieu des autres peuples. Elle
exige une disponibilité Ŕ assurée par le savoir et la capacité, et trempée
par la discipline Ŕ à s’engager jusqu’au bout. […] La troisième
obligation c’est celle de la communauté étudiante et ce qui la lie à la
mission spirituelle du peuple »860.
La science est comprise comme la « puissance formatrice » de l’université.
Dans ce sens, selon le philosophe allemand, existe le double requis suivant : « le
corps des enseignants et celui des étudiants doivent encore une fois, chacun à sa
façon, être saisis par un tel concept de la science et rester saisis par celui-ci. Mais en
même temps, ce concept de la science doit étendre sa prise avec les bouleversements
qu’elle comporte, sur les formes fondamentales à l’intérieur desquelles maîtres et
élèves accomplissent chaque fois en communauté le travail scientifique : sur les
facultés et sur les départements »861.
858
Martin HEIDEGGER, L‟auto- affirmation de l‟université allemande, Traduit de l’allemande par Gérard
Granel, Paris, Trans-Europe-France, 1933, p. 7.
859
Martin HEIDEGGER, L‟auto- affirmation de l‟université allemande, op.cit., p. 8.
860
Martin HEIDEGGER, L‟auto- affirmation de l‟université allemande, op.cit., p.16.
861
Martin HEIDEGGER, L‟auto- affirmation de l‟université allemande, ibid., p.18.
356
L’université n’est une université que si elle se « déplie en une capacité de
législation spirituelle ». Elle doit donc s’enraciner dans le cadre de l’essence de sa
science, avec une seule finalité : « donner aux puissances de l’existence qui forment
pour elle l’urgence, la forme de l’unique monde spirituel du peuple ». Notre penseur
allemand dit encore : « Dès le moment où les facultés et les départements mettent en
marche les questions essentielles et simple de leur science, dès ce moment les maîtres
et les élèves sont saisis eux aussi par les mêmes nécessités et les mêmes tourments
qui sont ceux de l’existence du peuple dans État »862. Cette remarque soutient que
l’université trouve sa forme et sa puissance à partir du moment où elle décide de se
mettre au combat. « Toutes les capacités de volonté et de pensée, toutes les forces du
cœur et toutes les aptitudes de la chair, doivent se déployer par le combat, se
renforcer dans le combat et se conserver en tant que combat »863. Ce même combat
dont le philosophe allemand parle n’est autre que celui de la recherche. Dans ce
contexte, soulignons que les africains doivent prendre eux-mêmes cette décision
parce que pour produire, la science exige beaucoup des efforts. Il s’agit d’un combat
pour « produire un savoir autonome, critique, pluriel alternatif et pluridisciplinaire
sur les réalités africaines, d’assurer la formation de nouvelles générations de
chercheurs et rendre visibles les produits de cet effort dans des publications destinées
à renforcer une communauté de débat africain, insérée dans le monde »864.
Nous pouvons nous interroger sur la capacité des chercheurs africains à
construire leurs propres interprétations du monde et de la réalité, ou encore de
« l’histoire de leurs sociétés, de leur présent et de leur devenir dans le monde ». Pour
la concrétisation de ce défi, comme l’a dit Éla, « il y a des exigences, notamment la
redéfinition du rôle de l’État et des priorités de son intervention dans le service des
universités en Afrique. L’État ne peut se réduire au rôle de gendarme que les
contraintes de l’ajustement lui imposent face à la colère de la rue et aux frustrations
862
Martin HEIDEGGER, L‟auto- Affirmation de l‟université allemande, op.cit., p. 19.
Martin HEIDEGGER, L‟auto- Affirmation de l‟université allemande, ibid., p.20.
864
Jean-Marc ELA, La recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p.33
863
357
engendrées par le désarroi des jeunes désœuvrés qui basculent dans les cultures de la
marge en milieu urbain »865. La Banque Mondiale, citée par Ela, écrit ceci :
« L’efficacité à long terme de l’infrastructure de la science et de la
technique en Afrique sera fonction de l’engagement pris à la fois par le
public et par les gouvernements d’apporter un soutien constant à des
instituts nationaux et régionaux de science et de technique animés d’un
souci d’excellence et d’utilité publique. L’excellence doit s’obtenir selon
un processus ascendant par l’amélioration de la qualité et de l’unité
pratique des systèmes d’éducation et en reconnaissant le rôle que jouent
les universités dans la formation des futurs enseignants, chercheurs et
leaders intellectuels. La recherche doit être un élément intrinsèque et
fondamental de ce processus si l’on veut que les universités puissent
attirer et retenir un personnel de haut calibre qui ne devrait pas être
relégué à des tâches d’enseignement uniquement, comme c’est le cas de
nombreux pays. Il n’y a pas de raccourci pour créer un environnement
propice à la recherche et à l’innovation. Cela demande un appui continu
de la part des bailleurs de fonds et des gouvernements. Pour améliorer la
qualité de la recherche, il faut une plus grande interaction entre ceux qui
utilisent et ceux qui produisent la technique, et un engagement plus
résolu de l’État en faveur de la science et de la technique »866.
En parallèle, nous pouvons dire que la question de la recherche scientifique ou
de la science constitue un «défi de politique nationale ». Comme nous l’avons déjà
démontré, la question de la science ne doit pas être uniquement le défi du Président
de la République ou du ministre, mais doit être un défi pour la société et pour toute la
nation. Dans cet entendement, nous proposons que chaque pays africain ait son
Programme de Recherche Nationale. Ce programme ne doit pas être soumis à
l’idéologie du plan quinquennal, comme déjà évoqué, mais doit se prévoir sur le long
terme, et ce quelle que soit la couleur du gouvernement en cours. Autrement dit, ce
plan est un programme à la fois pour le peuple, le pays et la nation. Il y a une réelle
nécessité d’engagement de la politique dans la science. Selon nous, même au
Parlement, il devrait exister une commission de chercheurs scientifiques pour sauver
la vie et la question de la science au niveau national. Actuellement, on peut dire que
« l’État veut freiner l’essor de la science et l’émancipation de la société en faisant
obstacle à l’émergence des dynamismes porteurs d’avenir. En gouvernant les pauvres
par la magie et les croyances à l’invisible, dont la résurgence coïncide avec la misère
865
866
Jean-Marc ELA, Ibidem.
Jean-Marc ELA, La recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p.34.
358
intellectuelle qui sévit à l’Université en Afrique noire, les régimes du pouvoir ne
peuvent qu’accorder peu d’attention à cette institution dans les budgets publics. Si la
science n’est pas sa préoccupation, même s’il la glorifie en paroles, l’État africain
semble bien regarder les scientifiques d’un œil soupçonneux »867.
On observe que sur le continent noir, plusieurs gouvernements connaissent
des difficultés, voire une incapacité à encourager, à susciter et à promouvoir une
pensée neuve et créatrice. Salomon a constaté que l’État contemporain se trouve dans
une situation de dépendance à l’égard des scientifiques : selon lui, « aucun État ne
peut se passer aujourd’hui de se dispenser ni de l’avis ni du concours ni des
contributions des scientifiques ». On peut percevoir immédiatement cette
constatation dans plusieurs pays du sud de l’Afrique. Ceci est une réalité mais nous
restons conscients aussi des efforts de ces pays. On observe fréquemment que « les
dirigeants politiques ont besoin des intellectuels pour rédiger des motions de soutien
ou des discours de circonstance »868. Ces intellectuels sont connus comme
« scientifiques officiels » même s’ils n’ont pas grand-chose « d’un scientifique digne
de ce nom ». Ce sont en fait des lèche-bottes. Selon notre point de vue, ce type
d’intellectuel ne devrait pas avoir sa place en université, car l’université doit jouir
d’une liberté, puisque c’est avec cette liberté qu’elle peut manifester son pouvoir
(entend par là le pouvoir comme « la capacité d’agir d’une part sur les espérances Ŕ
elles-mêmes fondées d’un côté sur la disposition à jouer et sur l’investissement dans
le jeu Ŕ, d’autre part sur l’indétermination objective du jeu, et enfin sur les
probabilités objectives, notamment en délimitant l’univers des concurrents
possibles. »869
Ce type d’intellectuel n’est certes pas le genre d’individu capable de
revendiquer l’autonomie de l’académie. Toujours fidèle à l’État, il ne peut agir
librement. Dans cette ligne de conduite, Éla nous affirme que dans les « universités
où le personnel enseignant ne travaille plus que pour sa reproduction », le règne
867
Jean-Marc ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p.37.
Jean-Marc ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p.38
869
Pierre BOURDIEU, Homo academicus, Paris, Edition de Minuit, 1984, p.119.
868
359
d’une « raison » des lumières tarde à se manifester dans les lieux de la « réflexion et
de la recherche. »
Dans une université, on ne peut se permettre d’avoir un intellectuel
commettant des « trahisons, qui tient un rôle de policier parmi ses collègues. ». Nous
soutenons ici la liberté universitaire, comme l’a défendu Claude Ake, celle qui
« consiste à rechercher et à diffuser la connaissance ainsi qu’à déterminer ce qui
mérite d’être l’objet de ce savoir. Vraisemblablement, la liberté académique est
souhaitable parce que sa négation tend à inhiber la créativité, à protéger les
orthodoxies en place du défi susceptible d’être posé par les idées nouvelles, et à
réduire les chances de mettre à nu et de corriger les erreurs au grand préjudice de la
société »870. Ake constate par ailleurs que « les universités et les institutions de
recherche sont des structures gouvernementale, l’universitaire africain est
typiquement un salarié au service du capital d’Etat. Ainsi pour bien mettre en
évidence le problème de la liberté académique, il est nécessaire d’examiner la nature
du pouvoir en Afrique »871. Il ajoute encore que « la classe politique africaine opère
avec une mentalité de siège qui la rend de plus en plus nerveuse, intolérante,
autoritaire et répressive. Dans cette ligne selon elle, nous nous trouvons devant un
environnement politique particulièrement hostile à la liberté académique »872.
Cette liberté ne tombe pas du ciel. C’est à l’intellectuel d’apporter ses efforts
dans ses recherches, en montrant cette nécessité. Il peut prendre cette « initiative
individuellement ou collectivement ». Mais stratégiquement, « il faut constituer une
communauté d’intellectuels, il faut lutter pour la démocratie et les stratégies
d’intégration ; cette communauté doit être pluridisciplinaire, et constituée de
chercheurs nationaux qualifiés »873.
Dans la même idée, l’historien africain Joseph Ki-Zerbo précise qu’« il faut
multiplier les académies et associations en s’assurant au préalable des conditions de
870
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, Sénégal,
CODESRIA/Paris, DIFFUSION, 1994, p. 20
871
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, Ibidem.
872
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p. 22.
873
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani,, Ibidem.
360
leur viabilité ; car avant de revendiquer des droits, il faut exister comme groupe et
intervenir comme tel dans le rapport des forces. […] La fonction prioritaire de
l’intelligentsia africaine aujourd’hui ne me semble pas d’être une avant-garde, mais
plutôt d’assurer, pour le plus grand nombre, la lecture critique des processus en
cours. Radiographier et décrypter la réalité afin de découvrir les moyens pour la
transformer »874. Cette responsabilité d’intellectuel africain consiste non seulement à
produire des ouvrages et autres travaux spécialisés, mais il faut aussi produire en
« tant que groupe spécialisé, et ce groupe doit veiller à la formation ultérieure de
nouveaux
chercheurs
et
enseignants,
assurant
une
responsabilité intergénérationnelle ».
Dans ce cadre, Ki-Zerbo considère que l’intellectuel africain peut procéder à
plusieurs types d’intégration : « l’intégration verticale dans l’axe du temps, il s’agit
de l’identité historico-culturelle »875 ; il faut ensuite « assurer l’intégration
horizontale dans l’espace ; car sans espace minimal, nous demeurons au-dessous de
la masse critique sans laquelle il n’y a pas de performance intellectuelle majeure.
[…] L’intégration est une exigence de la science elle-même »876. La troisième
intégration est « l’intégration sociale qui complète et consacre les intégrations
historico-culturelles et géographiques. C’est en se liant, dit-il, et en s’alliant avec le
plus grand nombre que les intellectuels africains seront organiques au sens de
Gramsci, et non principes de désorganisation »877. Or, l’on sait que la raison de
l’existence d’une université est non seulement de « découvrir et de disséminer les
connaissances, » comme le dit Hagan, mais aussi « d’appliquer ces connaissances
aux préoccupations et besoins des individus et de la société, au respect de l’opinion
des autres et à l’humilité »878. Dans la même réflexion, Hagan ajoute :
« Il ne peut y avoir d’originalité de pensée, d’incitation à la découverte
de nouvelles idées et à l’invention de nouveaux objets ou moyens de
faire des choses, là où des individus polémiquent à propos d’idées, de
874
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p.37.
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p.39.
876
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, Ibidem.
877
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p.39-40.
878
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p. 44.
875
361
modes de pensée et pratiques établis, sous peine de mort ou d’autres
formes de sanctions moins violentes telles que la dérision. Il ne peut y
avoir de vérité là où on est obligé de nier la force de l’évidence et de
renoncer aux opinions bien fondées et convictions en la force du dogme,
du credo public, du respect pour l’autorité et du confort de partager les
points de vue populaires. En effet, la société supprime souvent
l’évidence si celle-ci est susceptible de prouver les torts de l’autorité,
alors que la ratio alité est impossible à sauvegarder lorsque la rigueur de
l’argumentation provoque l’irritation, est critiquée ou même présentée
comme réactionnaire, subversive et semant la discorde. L’action sociale
et les relations interpersonnelles veulent que les discussions cessent à un
certain stade pour céder la place à l’action collective »879.
Dans certains états d’Afrique, ce comportement est toujours évident et
constitue sans aucun doute un obstacle à la production de la connaissance, comme
nous allons le voir dans la sous-partie suivante. Il est ainsi difficile pour les
universités d’accomplir leur tâche, à savoir « promouvoir et sauvegarder certains
principes fondamentaux, permettant d’ouvrir les voies du développement de la
culture humaine et, donc, de la liberté académique avec les tons presque religieux sur
lesquels elle est proclamée »880. La liberté des universités africaines est une question
urgente qui se ne manifeste pas car nous savons aussi que sur le continent africain,
certains pays voient leurs universités plutôt libres. Nous pouvons cependant soutenir
encore une fois que la mentalité doit évoluer et que la liberté des universités est le
fondement de la production du savoir scientifique, c’est ce qui permettra un réel
développement…
Tous les gouvernements africains doivent comprendre que « la liberté
académique force dès lors la société à reconnaître que le développement et la
dissémination des connaissances ne sauraient être menés à bien si les activités de
recherche, de découverte, d’invention et de critique se heurtent à une restriction des
capacités individuelles à penser, à s’exprimer, à élargir ses vues, à rechercher des
preuves et à publier ses idées ou pensées. Cette reconnaissance devrait constituer la
879
880
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit. p. 45.
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, ibidem.
362
base de l’acceptation, par la société, de sa responsabilité dans la liberté
académique »881. Hagan rappelle l’idée suivante :
« En Afrique, lorsqu’elles existent, les universités jouissent
généralement du droit de déterminer une large part de leurs activités, et
toute tentative ou même prétention à les influencer de l’extérieur est
considérée comme un empiétement sur leur autonomie. Il est,
néanmoins, un facteur qui permet aux forces extérieures de fixer
comment une communauté académique ou une université donnée doit
utiliser son autonomie, ou encore de lui imposer des lignes d’action. Il
s’agit de la menacer de retirer le soutien essentiel. Par le biais des
politiques budgétaires et autres, adoptées sans disposition sous-entendue
ou directe visant à orienter les universitaires vers des lignes d’actions
particulières, les gouvernements et autres centres de pouvoir ont réussi à
fixer et régler la manière dont les universités doivent conduire leurs
affaires. Les pressions exercées par les agents extérieurs ont toujours été
plus subtiles que brutales, mais toujours plus brutales à certaines
époques et dans certains états par rapport à autres »882.
Cette situation est fréquente sur le continent noir. Il est normal pour les états
africains, particulièrement le Mozambique, d’introduire un cours dans une université
en dehors des intérêts nationaux. On observe par ailleurs l’introduction de certains
cours dans un intérêt financier. Ainsi il arrive de trouver un cours disponible en
master, mais ce même cours n’existera pas au niveau licence, ce qui oblige l’étudiant
à poursuivre ses études. Comment comprendre cette logique ? Comment un étudiant
peut s’inscrire à université sans passer par l’école secondaire (soit le lycée en France)
? Tout ceci est d’une grande confusion.
Le problème de fond des universités africaines n’est pas nécessairement de
faire partie intégrante de l’appareil de l’Etat, comme nous le souligne ici Hagan :
« de nombreuses universités deviennent partie intégrante de l’appareil de l’Etat ou
acceptent de perdre leur liberté, temporairement et en attendant des jours meilleurs
pensent-elles, et d’autres ont survécu aux régimes qui les réprimaient »883.
Nous pensons que l’Etat doit connaître l’importance de la liberté des
universités car c’est le devoir des gouvernements d’encourager l’enseignement
881
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, ibidem.
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p. 47.
883 Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, ibidem.
882
363
supérieur à poursuivre des activités dans une liberté d’expression et de recherche. Le
problème se situe en fait au niveau de la définition et de la conception de ce qu’est
l’université, ainsi que sur la définition de sa mission première d’enseignement.
En Afrique, et particulièrement au Mozambique, le comportement de
nombreux universitaires est similaire à ce que Hagan dit à propos du Ghana. Quand
quelqu’un « porte le titre de docteur, tout le monde sait qu’il ne peut pas soigner de
maladie. Il est perçu comme ne devant pas servir de modèle au citoyen ordinaire. Il
est connu pour des habitudes irrégulières de travail irrégulier, d’innombrables jours
et périodes libres, sa nature polémiste ennuyeuse, ses attitudes détachées face aux
problèmes des autres, ses convictions politiques dangereuses et ses inclinations
sexuelles qui le portent régulièrement à de scandaleuses orgies bachiques. Un beau
jour, le docteur qui ne soigne pas atteint l’apothéose par une mystérieuse
transformation en professeur »884. Il constate également que les universités africaines
« se présentent comme des organes vitaux dans l’appareil institutionnel de la
nation »885. Oui, elles doivent guider chaque nation, car elles le cultivent en apportant
la connaissance. Elles doivent aussi guider les états, ou bien les états doivent y
trouver la façon d’exercer leur pouvoir.
Dans cette ligne directrice, on trouve les deux missions incombant aux
enseignants universitaires. La première « consiste à faire reculer les frontières du
savoir et à former des individus bien préparés non seulement à poursuivre leurs
propres aspirations dans la vie mais aussi à jouer un rôle dans la société par la
promotion du bien-être et de la grandeur tant individuels que collectifs, auxquels
s’identifie le processus de développement »886. La deuxième mission est liée à la
première :
« l’universitaire
a,
en
effet, une
responsabilité
professionnelle
particulièrement lourde, vu la rareté des professionnels en Afrique. Il s’agit d’aider à
la recherche et à la création d’institutions bien fondées, à la définition de politiques
884
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p., 48.
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit. p. 49.
886
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p. 52.
885
364
nationales saines et à l’application de pratiques de gestion scientifiques correctes
pouvant assurer un développement durable »887.
Eduardo Mandlane, Brazão Mazula, philosophe pédagogue mozambicain et
ancien président de l’Université, a publié un article sous le titre « La pauvreté et la
richesse de l’université », qui a été présenté à la Conférence Scientifique célébrant la
commémoration des cinquante ans de l’enseignement supérieur au Mozambique.
Dans cet article, Mazula a observé que « l’âme de l’université est la science », car
cette dernière « constitue en fait l’alimentation vitale de l’enseignement supérieur. Le
métabolisme de l’université se fait à partir de la recherche et l’activité de
passion »888.
Sur le même principe, Éla a observé que la vie scientifique elle-même requiert
une exigence de sociabilité. Mais cette sociabilité passe nécessairement par des
« réseaux de recherche, se pose la question des rencontres et des conférences, de
colloques, des débats et des controverses qui situent le rapport au savoir dans une
véritable agora dont la constitution repose sur la reconnaissance d’un espace public
de discussion et de confrontation »889. Qui doit le faire ? Est-ce le chercheur, le
professeur ? En réalité c’est à chacun, dans son domaine de savoir particulier. Ils
doivent diffuser et publier leurs travaux de recherches, comme une forme d’exercice
de la liberté académique. Le problème vient du fait que l’on confond l’académie avec
les autres institutions d’Etat, où il suffit d’attendre la fin du mois pour toucher son
salaire. À l’université, les choses sont loin de fonctionner ainsi : il ne s’agit pas d’un
« lieu de tranquillité » mais d’un lieu de travail et de recherche. C’est avant tout un
lieu de production de la connaissance...
Chaque université exige des résultats dans un laps de temps fixé par les
autorités universitaires, par exemple au terme de quatre ans… Il est alors demandé de
publier quelque chose, qui n’est pas nécessairement un livre. Cela peut être un
article. Il faut également participer et organiser des conférences nationales et
887
Liberté Académique en Afrique/ sous la direction des Mamadou Diouf, Mahmood Mamdani, op.cit., p.52.
Brazão MAZULA, “La pauvreté et la richesse de l‟Université », p., 2
889
Jean ŔMarc ELA, La Recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p. 39.
888
365
internationales, pour aider et encourager les étudiants à stimuler leur esprit, pour être
davantage capables de se plonger dans la recherche, ou dans le combat, comme le
spécifierait Heidegger.
Ceci est un réel problème dans les universités d’Afrique, surtout au
Mozambique. Bon nombre de professeurs ne comprennent pas que leurs cours
doivent aboutir à des résultats de recherche : ils ne comprennent pas qu’ils doivent
produire et être actifs dans leur domaine.
Plinio PRADO, philosophe du Département de Philosophie à Paris 8, a ainsi
défini son atelier de philosophie comme « lieu où forger des concepts pour élaborer
et penser cette condition présente, la nôtre. »890 Ce professeur défend l’orientation
d’élaborer un « travail ensemble », avec ses étudiants. Il le dit lui-même : « l’atelier
est un chantier où l’on œuvre ensemble »891.
Prado est l’exemple concret du professeur universitaire auquel on s’attend,
dans la mesure où il considère que son cours est une production pour la recherche, en
plus d’un travail collectif : « ces matériaux ont travaillé et été travaillés par des
modes de vie dont ils portent la marque et qui désignent des noms propres :
d’Épicure à Kant et à Kierkegaard, de Nietzsche à Freud, à Wittgenstein et aux
penseurs contemporains tels Benjamin, Proust, Pessoa, Beckett »892. Tout cela reflète
un réel travail de recherche. C’est donc ce type de professeur que l’on voudrait
rencontrer dans les universités africaines, particulièrement au Mozambique. Car c’est
grâce à ce type de combat que l’on peut progresser et former de nouveaux
chercheurs...
C’est dans l’université que doit exister l’agitation parle Don Prado. Les
universitaires ne doivent pas rester passifs, ils doivent montrer leur « indiscipline ».
Prado considère que c’est au sein de cette agitation et de cette attitude d’indiscipline
890
Plinio PRADO, De la Philosophie comme atelier, http://www.atelier-philosophie.org/presentation.htm
Plinio PRADO, De la Philosophie comme atelier, http://www.atelier-philosophie.org/presentation.htm
892
Plinio PRADO, De la Philosophie comme atelier, http://www.atelier-philosophie.org/presentation.htm.
891
366
que se trouve « le centre de la responsabilité des universités envers l’avenir »893.
Selon notre opinion, l’agitation revendiquée par Prado n’est pas du tout celle
apparentée à la destruction ou au vandalisme. Il s’agit plutôt d’un « travail critique et
créatif » qui se justifie dans les trois principes de l’université que nous avons définis
ci-avant. Ces principes sont ceux qu’il désigne par « Restlessness, à savoir l’absence
de repos, l’inquiétude, l’agitation, l’intranquillité ». Prado voit dans cette turbulence
intellectuelle l’essence de la production du savoir. L’Université africaine,
particulièrement
mozambicaine,
doit
suivre
ce
principe
de
« travailler
constitutivement par l’interrogation, la discussion contradictoire, le libre examen
réflexif Ŕ en un mot, par la critique »894. Prado est tombé dans l’esprit de
discontinuité de Bachelard qui nous affirme que : « l’aventure de la connaissance est
faite plutôt de discontinuités, de crises, paradoxes et catastrophes ».
C’est également cette idée que défend Bachelard lorsqu’il parle de
l’association maître-élève pour la production de la connaissance, en disant qu’ils
doivent la produire ensemble. C’est là que se « forme l’interrationalisme qui se
trouve être le rationalisme psychologiquement vérifié »895. Dans la même ligne de
pensée, Bachelard parle du « rationalisme enseigné qui devra se vérifier dans sa prise
de structure, précisément comme une valeur, comme la valeur par laquelle on voit
que comprendre est une émergence du savoir. Le professeur sera celui qui fait
comprendre, […] il sera celui que fait mieux comprendre »896.
Le philosophe ou l’enseignant africain doit suivre cette dialectique d’efforts
pour comprendre les deux dimensions du rationalisme que constitue tout d’abord
l’acte effectif d’enseigner : « le montage hypothético-constructif d’une part et la
constatation toute empirique des cas simples, des cas évidents d’autre part »897. La
893
Plinio PRADO, Le Principe d‟université comme droit inconditionnel à la critique, Paris, Nouvelles Éditions
Lignes, 2009, p. 29.
894
Plinio PRADO, Le Principe d‟université comme droit inconditionnel à la critique, op.cit., p. 30.
895
Gaston BACHELARD, La Rationalisme appliqué, op.cit., p. 19.
896
Gaston BACHELARD, ibidem.
897
Gaston BACHELARD, La Rationalisme appliqué, op.cit., p. 20.
367
réalisation de cette épistémologie est nécessaire dans le domaine « d’application du
rationalisme récurrent »898.
Bachelard constate deux valeurs d’une extrême importance dans l’acte
pédagogique. Il les appelle « la disproportion entre la facilité de l’empirisme de la
construction et la difficulté pédagogique de la construction rationnelle »899. Pour lui,
les deux sont des valeurs épistémologiques se différenciant dans un enseignement
effectif. Pourquoi Bachelard considère-t-il la difficulté comme une valeur ? On ne
doit pas oublier que tout au long de notre travail, nous avons expliqué que Bachelard
considérait l’erreur comme faisant partie du processus de connaissance. À partir de
là, il saisit l’idée de la « cité scientifique »900 et montre dans cette conceptualisation
une « cité scientifique présente […] comme une transcendance à l’égard de la
connaissance non seulement de la connaissance usuelle, mais encore au regard de la
connaissance de première culture. Toute philosophie de la culture doit accueillir
l’idée de niveaux pédagogiques. Toute culture est solidaire de plan d’études, de cycle
d’études. L’Homme adonné à la culture scientifique est un éternel écolier »901. Dans
l’interaction entre le maître et le disciple, on trouve une action dialectique qui permet
aux éléments pédagogiques de se mettre en place. La dialectique dans le processus
pédagogique est très importante car le disciple ou l’élève n’est pas considéré
seulement comme une page blanche, comme l’annonçait Locke, mais apparaît plutôt
comme sujet dans le processus d’acquisition de la connaissance. On retrouve
rarement cette dialectique dans les universités africaines, encore moins au
Mozambique où le maître apparaît toujours comme un « super Homme de
Nietzsche ».
On doit comprendre aussi que pour qu’un chercheur se lance dans le combat
scientifique, afin de transformer le réel et à partir de cela produire le nouveau, il doit
appliquer les points suivants :
898
Gaston BACHELARD, ibidem.
Gaston BACHELARD, ibidem.
900
Gaston BACHELARD, La Rationalisme appliqué, op.cit., p. 23.
901
Gaston BACHELARD, ibidem.
899
368
« 1. La liberté de la recherche en tenant compte de l’imbrication
de l’enseignement et de la recherche au sein des universités ; 2. La
collaboration interdisciplinaire ; 3. La recherche en vue de contribuer à
la production des connaissances et à la création de richesses ; 4. La
formation d’une relève scientifique de haut niveau afin de pourvoir aux
besoins futurs dans l’enseignement et la recherche ; 5. L’infrastructure
de recherche dont disposent les instituts, les centres, les groupes et les
programmes de recherche au sein du système d’enseignement et en
dehors des universités ; 6. L’accès à l’information, à la documentation
scientifique et au raccordement avec les réseaux internationaux de
recherche ; 7. L’évaluation des projets de recherche et la mise en valeur
des résultats de la recherche en vue du partage des savoirs ; 8. La
diffusion des résultats de la recherche en vue du partage des savoirs ; 9.
L’engagement efficace des moyens financiers pour soutenir les travaux
de chercheurs qualifiés »902.
Tout cela doit constituer le devoir du gouvernement, qui doit encourager la
recherche pour son pays, dans chaque domaine du savoir humain.
902
Jean-Marc ELA, La recherche africaine face au défi de l‟excellence scientifique, op.cit., p. 40.
369
VI.
LES OBSTACLES EPISTEMOLOGIQUES EN AFRIQUE
Nous avons déjà abordé les obstacles chez Bachelard. Ici nous ne les
traiterons pas tous mais nous y ferons quelques fois références, pour faciliter notre
discussion du contexte africain, toujours en nous appuyant sur la réflexion de
Bachelard...
Notre penseur parle donc des obstacles épistémologiques. Pourtant, il n’a pas
mentionné certains obstacles auxquels fait face l’Afrique. Conscients de cette réalité,
nous allons commencer par faire référence à ceux qui ne se trouvent pas dans la
réflexion de Bachelard. Ces obstacles en Afrique sont nombreux et de natures
différentes. Comme nous ne pouvons pas les analyser exhaustivement dans notre
recherche, nous allons nous limiter à ceux que nous considérons comme principaux.
De notre point de vue, la colonisation a été le premier obstacle au
développement scientifique en Afrique. La rencontre entre l’Occident et l’Afrique
noire n’allait pas bien dans le sens d’une relation de ces différents peuples, même si
chacun aurait pu apprécier et s’approprier les éléments culturels de l’autre. Au
contraire, l’Occident semblait le seul sujet dans cette rencontre, l’Afrique n’étant
qu’un simple objet pouvant être manipulé à volonté.
Le colonisateur, en refusant les éléments culturels de l’Afrique, a refusé
d’utiliser sa capacité et son désir à produire les connaissances valables. Les africains
se sont trouvés exclus de leur propre l’histoire903. Ce moment historique a provoqué
une rupture totale et complexe entre le passé et le présent de ce peuple. À partir de ce
moment, il est devenu un peuple sans histoire, sans culture, sans référence. Et
comment peut-on se développer sans référence ?
Le peuple africain s’identifié donc à une autre réalité. Son passé est éradiqué,
il croit à de nouveaux éléments culturels. Selon notre avis, la colonisation a été en
903
Cf. Jean-Godefroy BIDIMA, Que sais-je ? La philosophie négro-africaine, 1e éditions, Paris, Presses
Universitaires de Frances, 1995, p. 31.
370
Afrique un véritable obstacle épistémologique, parce qu’elle a occupé non seulement
la terre, l’espace géographique, mais surtout la mentalité africaine. Au nom de son
« projet civilisateur/explorateur », la colonisation a travaillé
négativement la
mentalité de l’Africain, au point que l’Africain s’est rejeté lui-même. La colonisation
a refusé le langage, l’éducation, l’histoire, les éléments culturels, et tous les autres
éléments qui faisaient l’existence du peuple africain. La seule chose que le
colonisateur n’a pas rejetée est la magnifique richesse des ressources naturelles de ce
continent.
Pendant et après la colonisation, on considérait que tous les programmes en
relation avec la recherche devaient être organisés par les chercheurs occidentaux.
Cette situation a duré longtemps, jusqu’à ce que les africains prennent conscience et
commencent à saisir, en principe, le destin de leur continent. Les problèmes existant
encore en Afrique sont le produit de la colonisation car les occidentaux contrôlent
encore l’Afrique dans toutes ses dimensions.
L’Occident a éduqué l’Africain à tout accepter et à ne jamais s’opposer. Cette
attitude a longtemps marqué l’Africain. Quand, plus tard, il a ouvert les yeux et a
commencé à comprendre ce qui lui arrivait, les règles de l’Occident normalisaient
déjà son existence.
L’autre obstacle épistémologique que nous pouvons mentionner concerne la
relation entre l’État et la technoscience. En Afrique, il se trouve que l’État contrôle
toujours les processus de transfert de technologies. C’est lui qui programme et
oriente la recherche et c’est lui-même qui a le droit et le pouvoir de distribuer « une
rationalisation bureaucratico-administrative »904.
Selon Bidima, cette rationalisation de divers secteurs de l’État entre en
« contradiction avec la tribalisation et la personnalisation du pouvoir dans les États
Africains. »905 Pour nous, c’est dans cette rationalisation que se trouve un nouvel
obstacle épistémologique sur le continent africain : les plans quinquennaux, déjà
904
905
Jean-Godefroy BIDIMA, Que sais-je ? La philosophie négro- africaine, op.cit., p. 95.
Jean-Godefroy BIDIMA , Ibidem.
371
mentionnés. La production scientifique ne doit pas être comprise dans ces plans,
comme nous l’avons indiqué, dans le sens où un délai de cinq ans n’est pas suffisant
pour développer une recherche nationale. Beaucoup de pays africains manquent de
plans nationaux de longues durées. Chaque état doit avoir un plan national à long
terme, non plus quinquennal. De plus, ce plan de recherche scientifique doit être
national et non ministériel. Il doit par ailleurs être durable indépendamment du
changement de régime. Les gouvernements peuvent terminer leur mandat mais les
plans de recherche nationaux doivent demeurer...
De notre point de vue, les autorités africaines constituent un autre obstacle
épistémologique. Ces autorités devraient aider leur peuple à se développer et non se
contenter de voir leurs comptes bancaires évoluer, ou leurs familles se développer.
Cela peut être possible si elles donnent à la recherche scientifique une ampleur et
une valeur, et si elles attribuent à la philosophie de la science une place
prépondérante. Qui peut douter que le développement, pour un domaine comme la
philosophie de la science, reflète directement la vie de la nation ? Personne. C’est
avec et dans la philosophie de la science que l’Occident trouve la « puissance du
pouvoir, après déplacements et simulations, (elle) sera obtenue grâce à la
technoscience »906.
Le philosophe africain Towa, cité par Bidima, affirme que « notre liberté
passe par l’identification et la maîtrise du principe de la puissance européenne ; car si
nous ne nous approprions pas ce principe […] jamais nous ne pourrons secouer le
joug de l’impérialisme européen’907. Quel principe Towa veut-il nous soumettre ? Il
s’agit sans doute du principe de la science. Towa fait appel à Bacon (« Knowledge is
Power ») et à Descartes (« devenir maîtres et possesseurs de la nature). Voilà l’état
de fait, la science dans cette réflexion est le sauveur de l’Afrique908.
Dans le même entendement, Hountondji admire la puissance de la science. Et
comme toujours avec son esprit d’ancien ethnophilosophe, il « assigne à la
906
Jean-Godefroy BIDIMA, Que sais-je ? La philosophie négro- africaine, ibid., p. 98.
Jean-Godefroy BIDIMA, Ibidem.
908
Cf : Jean-Godefroy BIDIMA, Ibidem.
907
372
philosophie le rôle de servante de la science (philosophia ancilla scientiae !) ‘nous
serions donc mieux inspirés de nous employer […] à promouvoir […] une science
africaine […] ce n’est pas de la philosophie, c’est d’abord de la science que l’Afrique
a besoin’ »909. Il refuse la pertinence de la philosophie sur le continent africain. Selon
son point de vue sur ce continent, la philosophie n’est pas pertinente, c’est donc
plutôt la science.
En 2009 au Mozambique, lors d’une journée de discussion organisée sous
notre houlette pour réfléchir à la pertinence d’introduire la Philosophie à l’Université
Eduardo Mondlane, une idée semblable à celle de Towa et Hountondji a été émise
par un professeur, docteur en philosophie. Il a dit la chose suivante : « pourquoi
introduire la philosophie au pays où le peuple veut de l’argent ? Quelle sera
l’entreprise pour laquelle le philosophe peut travailler » ? Nous étions à la fois tristes
et contents de recevoir cette idée, donnée par une personne détentrice d’un doctorat
en philosophie. Mais nous avions aussi du respecter envers cette idée : voilà
qu’apparaissait un nouvel obstacle épistémologique ! Comment Towa, Hountondji et
d’autres conçoivent-ils la science comme le sauveur ? De quel courage et de
quelle bizarrerie font-ils preuve pour refuser l’esprit critique ? C’est pourquoi Bidima
nous dit que tout se passe comme si la réflexion critique les animant s’arrêtait au
seuil de la science910.
Et c’est la raison pour laquelle le continent africain a depuis longtemps refusé
d’introduire la philosophie dans ses écoles et dans ses universités. Il a peur de l’esprit
critique, qui cherche la cause ultime du savoir humain. Beaucoup de gouvernements
africains craignent cette attitude de questionnement car ils savent qu’elle ouvre la
conscience du peuple. Ils optent donc pour la stagnation, afin de continuer à servir
leurs compromis avec l’Occident.
Refuser l’esprit critique en Afrique, c’est nier le développement de la science,
et par conséquent le développement général de ce continent. L’histoire de la science,
909
910
Jean-Godefroy BIDIMA, Ibidem.
Jean-Godefroy BIDIMA, Ibidem.
373
comme nous l’avons montré dans notre troisième chapitre, nous montre que la
philosophie a toujours été présente. Par ce fait, Kant nous explique que la
philosophie est la « science de la science » et la « mère de la science ».
La critique de Bidima envers Towa et Hountondji se retrouve dans cette ligne
de réflexion lorsqu’il dit qu’ « on ne critique plus, on fait confiance à la science qui
sauve des impérialismes et obscurantismes. Il y a un glissement d’une attitude
critique (philosophique) à une attitude de foi. Leurs discours sur la technoscience est
celui de l’idéologie dominante qui, pour mieux capter, saisit chaque objet en la
coupant de la réalité des ses contradictions »911. Il classifie la science de ces derniers
comme neutre et non contradictoire.
Il existe une forme de nécessité à concevoir la science en Afrique non comme
la seule planche de salut, mais comme une instance en devenir. « Ce qui implique ses
rapports avec le désir des sujets, ses diverses copulations avec les mythes, ses
dénégations et occultations et ses rapports avec la référence […] la technoscience en
Afrique devrait s’appréhender non plus selon de modus applicandi en vue du
développement, mais dans le processus de création »912.
Il s’agit-là de l’autre
obstacle. En Afrique, on manque d’esprit créatif. C’est en tous cas ce que nous dit
Bachelard lorsqu’il parle de décrire, de travailler l’inconnu ou de travailler la réalité.
L’Afrique doit inventer sa propre connaissance scientifique à partir de ses propres
convictions, et non nécessairement inventer le microscopique, comme l’a suggéré
Hountondji dans l’introduction du livre Les savoirs endogènes.
L’Afrique a besoin de cette attitude d’initiative à la découverte, comme
d’exploiter les richesses des ressources naturelles qu’elle a en quantité, et en qualité.
Nous devons être capables de pratiquer une science autoréflexive. Cette
autoréflexivité débouche sur d’autres priorités de réflexion concernant la philosophie
911
912
Jean-Godefroy BIDIMA, Que sais-je ? La philosophie négro- africaine, op.cit., p. 99.
Jean-Godefroy BIDIMA, Que sais-je ? La philosophie négro- africaine, op.cit., p. 99.
374
de la science en Afrique, comme les problèmes démographiques, écologiques,
d’éthique médicale ou la cohabitation science/religion pour le futur du continent913.
La dépendance économique est un autre obstacle à la production de la
connaissance scientifique. L’Afrique manque de financement suffisant pour les
activités de recherche technoscientifiques. En conséquence, « la rémunération des
chercheurs n’est pas suffisante, d’où le manque de motivation des chercheurs
africains ».
L’obscurité dans la gestion des moyens de recherche est désignée comme
étant aussi un obstacle épistémologique en Afrique. Les moyens de recherche doivent
évidemment avant tout bénéficier aux activités de recherche, et surtout à celles qui
sont innovatrices. « Les gestionnaires devront faire évoluer clairement les objectifs
de recherche par rapport aux moyens financiers disponibles »914. Dans cette
compréhension, tous les gestionnaires doivent être capables d’une planification
conséquente concernant les activités de recherche.
Dans les pays africains, et particulièrement au Mozambique, on manque d’une
communauté composée de chercheurs scientifiques issus des différents domaines du
savoir, et favorables à la complémentarité. Dans un pays, la communauté des
chercheurs est indispensable car c’est à partir d’elle que l’on entrevoir le système
social comme « ensemble d’idées résultant de la recherche »915. C’est dans cette
réflexion de communauté scientifique comme un système que la « science est
envisagée comme un tout dont aucune partie ne peut être éliminée sans provoquer un
changement global »916. En Afrique, notamment au Mozambique, les centres de
recherche sont toujours isolés les uns des autres et ne constituent pas un système.
Dans la même ligne, comme nous l’avons déjà mentionné, on considère que ces
centres de recherche sont « plus en relation avec l’étranger qu’avec les autres centres
913
Jean-Godefroy BIDIMA, Que sais-je ? La philosophie negro- Africaine, ibid., p. 101.
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p. 56.
915
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p. 58.
916
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, ibidem.
914
375
du pays et constituent plutôt un système avec la communauté de chercheurs à
l’échelle internationale »917.
En Afrique, les objectifs clairs au sujet des politiques de recherche font défaut.
Enfin, manque une attitude de coopération entre les chercheurs d’une même
université, dans les différents départements, ainsi qu’entre les chercheurs d’un même
pays, quand ils proviennent d’universités différentes, de même qu’entre tous les
chercheurs, à l’échelle internationale.
Selon Bachelard, les obstacles à la connaissance se trouvent non pas en dehors
mais «dans l’acte même de connaître » et celui d’éduquer. C’est dans cet acte qu’il
trouve la stagnation, voire la régression, de l’inertie de ce qu’il appelle les obstacles
épistémologiques. Chez lui, la condition pour accéder à la science vient avant tout de
la capacité à « contredire un passé »918.
Du point de vue de cette réflexion, le mot « contredire » n’est pas anodin pour
nous. Il diffère des termes « rompre » ou « couper ». Lorsque l’on dit « vous le
contredites sans cesse », par exemple, cela signifie que l’on va successivement dire
des choses contradictoires par rapport à un sujet ou à l’opinion de quelqu’un. Dans ce
sens, c’est « aller à l’encontre de »919. On contredit les idées de quelqu’un, ses
propositions, ses expériences, ses prédications ou même son éducation ou ses
principes... Il est clair qu’ici « contredire » correspond à l’affirmation du contraire,
peut-être meilleur que les idées antérieures. Il y a donc contradiction entre l’ancien et
le nouveau, et l’on peut parler de la substitution, ou bien, comme Popper l’a luimême dit, d’une théorie de falsifiabilité où la nouvelle théorie va se substituer à
l’ancienne.
Il est clair pour nous que lorsque l’on utilise « contredire », il ne s’agit pas de
rupture, car dans la rupture il n’existe pas de continuité avec l’ancien. Au contraire,
quand nous utilisons de « contredire », il y a l’idée de continuité… Il nous semble
917
Frédéric-Bienvenu Mabasi BAKABANA, Science et philosophie en Afrique, op.cit., p.59.
Gaston BACHELARD, La formation de l‟esprit scientifique, ibid., p.14.
919
Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert, 1993, p. 268.
918
376
que Bachelard met les deux concepts au même niveau lorsqu’il définit l’idée de
contradiction comme l’« opposition entre des choses qui se suivent ».
Dans cette optique, comme nous l’avons déjà cité, il soutient que « la science,
dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à
l’opinion. […] L’opinion a toujours tort. L’opinion pense mal, elle ne pense pas : elle
traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle
s’interdit de les connaître. Elle constitue le premier obstacle à surmonter »920. On
peut comprendre la vitalité platonicienne à laquelle Bachelard se réfère : Platon est
toujours contre l’opinion, c’est lui qui avance le premier ce que l’opinion ne pense
pas. C’est ici, chez nos compatriotes africains, que nous devons apprendre avec la
pensée de Bachelard. Ce dernier est convaincu, et nous devons aussi nous en
convaincre, que « l’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des
questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas
formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu’on
dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est
précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit
scientifique »921.
Cette position démontre une grande pédagogie, non seulement en ce qui
concerne la connaissance scientifique mais encore à propos de la bonne manière
d’agir. On ne peut se prononcer sur un sujet ou un contexte que l’on ne connaît point.
Alors que si l’on sait poser le problème, on trouvera beaucoup plus facilement une
réponse à proposer. C’est l’une des bases du progrès dans la connaissance. Cette
constatation de Bachelard doit nous servir de fil conducteur en Afrique. Nous devons
revisiter la formulation de nos problèmes pour en présenter les réponses plus
clairement, car le problème finalement est une base pour arriver à la connaissance,
car « pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question.
S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va
920
921
Gaston BACHELARD, La formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p.14.
Gaston BACHELARD, ibidem.
377
de soi. Rien n’est donné. Tout est construit »922. « C’est bien en termes d’obstacles
que se pose le problème de la connaissance scientifique. L’obstacle est ce qui
empêche la pensée d’effectuer la rupture productrice de la connaissance nouvelle.
L’obstacle désigne la résistance intellectuelle »923.
Bachelard formule une proposition qui n’est peut-être pas un obstacle. Ou
bien il n’indique pas clairement en quoi ceci en est un… « En admettant même
qu’une tête bien faite échappe au narcissisme intellectuel si fréquent dans la culture
littéraire, dans l’adhésion passionnée aux jugements du goût, on peut sûrement dire
qu’une tête bien faite est malheureusement une tête fermée. C’est un produit d’école.
[…] Les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système
du savoir. La tête bien faite doit alors être refaite. Elle change d’espèce. Elle
s’oppose à l’espèce précédente par une fonction décisive»924.
Cette décision d’être refait constitue un grand problème pour les chercheurs
africains, et surtout pour les professeurs universitaires. Ils n’acceptent pas le
changement et conservent toujours un peu de leur statut étudiant, utilisant les mêmes
matériaux que durant leur période scolaire… « Je n’ai jamais vu un éducateur
changer de méthode d’éducation. Un éducateur n’a pas le sens de l’échec
précisément parce qu’il se croit maître […] l’éducateur et l’éduqué relèvent d’une
psychanalyse spéciale. En tout cas, l’examen des formes inférieures, tous les
éléments de l’énergie spirituelle et préparer une régulation cognition-affective
indispensable au progrès de l’esprit scientifique. D’une manière plus précise, déceler
les obstacles épistémologiques, c’est contribuer à fonder les rudiments d’une
psychanalyse de la raison »925.
Mais si nous voulons nous ouvrir à la connaissance scientifique, nous devons
prendre modèle sur la pédagogie bachelardienne et nous devons travailler à ce
changement pour accéder à l’esprit scientifique. Il faut accepter ce changement
922
Gaston BACHELARD, ibidem.
Michel FABRE, Gaston Bachelard, la formation de l‟homme moderne, Paris, Hachette Éducation, 2001,
p.35.
924
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 16.
925
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 19.
923
378
spirituel pour « préciser, rectifier et diversifier » notre problème. Le non changement
d’esprit dans cette ligne est un obstacle pour la production de la connaissance
scientifique. Le dynamisme est nécessaire, « ce sont là des types de pensées
dynamiques qui s’évadent de la certitude et de l’unité et qui trouvent dans les
systèmes homogènes plus d’obstacles que d’impulsions. L’homme animé par l’esprit
scientifique désire sans doute savoir, mais c’est aussitôt pour mieux interroger »926.
On perçoit bien que les exigences se trouvent dans le dynamisme de la nécessité
d’élaborer la connaissance scientifique. Chacun doit comprendre cette tâche, celle de
« mettre la culture scientifique en état de mobilisation permanente, remplacer le
savoir fermé et statique par une connaissance ouverte et dynamique, dialectiser toutes
les variables expérimentales, donner enfin à la raison des raisons d’évoluer »927.
CONCLUSION
Dans ce chapitre, nous avons essayé de montrer la perspective africaine à
propos de la théorie de la connaissance. La production de la connaissance n’est pas
un processus facile car il n’y a pas d’unanimité sur le fait que l’Homme soit capable
de connaître. Amo pense que la réalité est la base de toute connaissance et que sans
elle, on ne peut produire les idées, c’est-à-dire que les idées se conçoivent
uniquement à partir de la réalité comme source de réflexion.
Dans la même problématique sur la production de la connaissance, Senghor
reste ferme quand il considère les sensations comme le fond de la connaissance.
Selon lui, l’esprit humain perçoit le réel, et cette perception est produite par les
sensations. Bachelard, quant à lui, opte d’une part pour l’expérience et d’autre part
pour
la raison : il parle d’interdépendance entre ces deux dimensions de la
connaissance humaine, l’une étant aussi importante que l’autre.
926
927
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 16.
Gaston BACHELARD, La Formation de l‟esprit scientifique, op.cit., p. 18-19.
379
Nous avons montré que Bachelard est toujours ferme également sur le fait que
la « formation de l’esprit scientifique est non seulement une réforme de la
connaissance vulgaire, mais encore une conversion des mentalités. Là réside
précisément le principe de l’engagement scientifique »928. Cette conversion doit être
la première préoccupation des pays africains, un impératif s’ils souhaitent produire la
connaissance scientifique. Cette conversion passe nécessairement par l’acceptation
de la rectification de leurs concepts, de leurs dogmatismes, de leurs ambitions, de
leurs croyances et surtout de leur mode de pensée.
Bachelard conseille aux philosophes africains de mener une évolution à traver
la science et cette évolution n’est possible qu’« au sein du travail scientifique luimême, pris dans toute sa complexité, car le philosophe trouve matière aux premières
grandes lignes de sa réflexion »929. Le philosophe africain dispose d’une matière à la
réflexion, la seule chose qui lui manque c’est la prise de décision…
928
929
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, ibid., p. 45.
Jean LIBIS, Gaston Bachelard ou la solitude inspirée, op.cit., p. 49.
380
CONCLUSION GÉNÉRALE
Arrivé à ce point, nous pouvons penser que nous voilà prêts à conclure notre
travail consacré à la philosophie de la connaissance scientifique selon Gaston
Bachelard : une urgence pour l‟épistémologie africaine ? Au contraire, comme nous
l’avions signalé, ceci n’est pas une fin mais bien un commencement et un nouveau
départ. En effet, le débat sur la philosophie de la connaissance est très ancien et reste
présent à chaque époque de l’histoire de l’Homme.
Nous avons montré que la Nature est la seule possibilité de l’Homme pour
qu’il conçoive sa connaissance, ceci dès le moment où il entre en contact avec cette
Nature. Sans aucun doute, la Nature est la première source de vie que l’on rencontre
dans l’espace, et c’est une erreur de parler de la connaissance humaine Ŕ peu importe
le domaine Ŕ sans faire référence à ces deux concepts, l’Homme et la Nature.
Avec raison, Foucault affirme que « le monde s’enroulait sur lui-même : la
terre répétant le ciel, les visages se mirant dans les étoiles, et l’herbe enveloppant
dans ses tiges les secrets qui servaient à l’homme. La peinture imitait l’espace. Et la
représentation qu’elle fût fête ou savoir se donnait comme répétition : théâtre de la
vie ou miroir du monde, c’est là le titre de tout langage, sa manière de s’annoncer et
de formuler son droit à parler »930.
À partir de cette conception, on peut considérer la Nature comme point de
départ, comme nous l’avons déjà fait dans notre démarche académique. Celle-ci était
difficile mais très intéressante puisqu’elle nous a permis de poser notre
problématique et de mener un discours épistémologique. Le problème de la
connaissance est important, très ancien et récurrent, tel le propre de l’Homme : c’est
un problème aussi vieux que l’existence humaine.
C’est l’Homme qui a inventé la science. Peu importe le lieu où il s’est trouvé,
il a toujours porté en lui la préoccupation de mieux explorer la Nature et non de la
930
Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1999, p. 32.
381
dominer comme on pourrait le penser. Il a toujours été clair pour nous que l’Homme
n’a pas le pouvoir de dominer la Nature, mais qu’il est capable, à travers ses actes, de
l’explorer. Il en est réellement capable car la Nature lui envoie des signes, comme le
déclare Foucault : « le monde est couvert de signes qu’il faut déchiffrer, et ces
signes, qui révèlent des ressemblances et des affinités, ne sont eux-mêmes que des
formes de la similitude. Connaître sera donc interpréter »931.
Alors que Bachelard dit « connaître c’est décrire », Foucault dit « connaître
c’est interpréter », et pour Amos « connaître c’est sentir »… Nous pensons que le
premier, comme les autres, était très conscient de l’importance et de la grandeur de la
Nature. Quelque dimension qu’on veuille prendre, connaitre, décrire, interpréter ou
sentir, cela témoigne clairement de la dépendance de notre connaissance par rapport
à la Nature. Cela signifie que notre connaissance est une imitation de la Nature.
Même si nous voulons parler de connaissance intuitive ou intellectuelle, tout cela se
fait à partir de la Nature, jamais en dehors d’elle. Par exemple, imaginons une
montre. Comment l’homme l’a-t-il faite ? Eh bien, à partir de l’imitation du
mouvement du cœur humain. Et qui a fait le cœur de l’homme ? Eh bien c’est la
Nature. Prenons d’autres exemples : l’avion a été conçu à partir de l’observation des
oiseaux, le bateau à partir de l’observation des poissons, tout ce que la Nature offre à
l’Homme.
En revanche, nous ne sommes pas d’accord avec la formulation suivante de
Foucault : « nous autres hommes, nous découvrons tout ce qui est caché dans les
montagnes par des signes et des correspondances extérieures ; […] il n’y a rien dans
la profondeur des mers, rien dans les hauteurs du firmament que l’Homme ne soit
capable de découvrir. Il n’y a pas de montagne qui soit assez vaste pour cacher au
regard de l’Homme ce qu’il y a en elle »932. L’Homme peut et doit connaître ce qu’il
y a dans la Nature mais il ne sera jamais capable de tout connaître. L’Homme n’est
pas capable de connaître toute la réalité existante dans les mers ou sur la terre, ou
bien dans la Nature.
931
932
Michel FOUCAULT, Les Mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, ibid., p. 47.
Michel FOUCAULT, Ibidem.
382
Cette préoccupation de « décrire » était présente dans l’esprit de Bachelard. Il
a soumis à l’épreuve les crises du débat du XXe siècle : « crise de la relativité, du
déterminisme », de la théorie des ensembles. Son apport fondamental est celui
d’avoir analysé les « obstacles » épistémologiques qui sont à l’intérieur même de la
pensée, « dans les profondeurs inconscientes, et souvent culturelles du psychisme ».
À partir de cette analyse, on saisit le pourquoi de notre pari avec Bachelard
pour aborder le problème de la philosophie de la connaissance en Afrique. Dans son
livre La philosophie du non, il apporte une dialectique de la connaissance qui
s’oppose à une « conception figée de la raison ». Il désigne sa pensée comme un
« surrationalisme ». Et c’est finalement avec ce pari que les Africains vont
comprendre la nécessité de rompre avec la connaissance sensible, et qu’ils vont
comprendre que l’esprit scientifique moderne se fait en rupture avec le passé. « Il y a
rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique »933. Les
Africains doivent désormais prendre une décision, s’ils veulent entrer dans l’ère
scientifique, parce que la culture scientifique, comme l’a dit Bachelard, entraîne des
« modifications de la pensée ».
Bachelard affirme que la véritable cohérence scientifique n’a rien de facile, ni
d’automatique. Celui qui veut apprendre « le surrationalisme ne peut l’atteindre d’un
seul mouvement ». Il doit « expérimenter les ouvertures du rationalisme les unes
après les autres ». Il doit chercher, un à un, les axiomes à « dialectiser » et notre
philosophe ajoute joliment : « un seul axiome dialectisé suffit à faire chanter toute la
Nature ».
C’est sur ce philosophe que les Africains doivent s’appuyer s’ils souhaitent
développer une philosophie de la science. Les philosophes africains doivent poser
« le problème général de la connaissance ». Bachelard défend une « philosophie
ouverte » qui s’avère décisive dans la production et le développement de la science et
de la technologie en Afrique. C’est Bachelard qui unifie la raison et l’expérience et
c’est lui qui établit la conciliation entre la raison et la sensibilité, en les rendant l’une
933
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 10.
383
et l’autre à leur turbulence. Telle est la « tâche véritable de la philosophie de
demain ». Parviendra-t-il enfin à prouver que « l’Homme ne se trouve pas en
s’exaltant »934 ?
Dans cette réflexion, Bachelard rejette une conception « chosiste » de l’image.
Il a compris l’imagination comme ouverte, « toute en avenir ». C’est sur ce même
principe qu’à travers la « psychanalyse des images », comme dans l’intelligibilité de
la science, les africains doivent chercher à pénétrer la richesse « inépuisable du réel
dont la profondeur est vécue avant d’être pensée ».
La compréhension que nous tirons de la pensée de Bachelard est que la
formulation de la science ne progresse pas de manière continue et linéaire, mais de
manière « conflictuelle, en dépassant de nombreux obstacles épistémologiques parmi
lesquels on compte la représentation du monde à travers les concepts du sens
commun, l’idée d’utilité, les éléments chargées symboliquement comme l’or, le feu,
le sang ».
Bachelard baptise l’époque moderne comme celle où existe une conception
vraiment ouverte de la science. À cette période « appartient un nouvel esprit
scientifique et l’apparition de la physique quantique ». C’est dans cette ouverture
qu’il souhaite une philosophie pluraliste. Chaque réalité a sa philosophie, nous dit
Bachelard, et nous répondons que chaque peuple a sa philosophie et que chaque
expérience peut être aussi le commencement d’une connaissance scientifique.
Nous sommes d’accord sur l’explication de la discontinuité scientifique mais
le développement de la science à travers les ruptures n’est pas toujours évident. En
effet, malgré les ruptures, il est vrai que les théories précédentes jouent un rôle
important et décisif dans le développement de la science et de tout champ de savoir.
Bachelard conseille que « l’esprit scientifique devrait viser à une réforme
subjective totale » et c’est un impératif pour les philosophes africains. Tout réel
934
Gaston BACHELARD, La Poétique de la rêverie, 5e édition, Paris, Quadrige/ PUF, 1999, p. 3.
384
progrès dans la pensée scientifique doit observer les « transformations dans les
principes mêmes de la connaissance ». Il conseille encore que « le philosophe [soit]
préparé à développer, à propos de la science, une philosophie claire, rapide, facile,
mais qui reste une philosophie de philosophe »935. C’est dans la même ligne que
Bachelard a défini « la philosophie de la connaissance scientifique comme une
philosophie ouverte, comme la conscience d’un esprit qui se fonde en travaillant sur
l’inconnu, en cherchant dans le réel ce qui contredit des connaissances
antérieures »936.
Attirons l’attention sur ce conseil de Bachelard, car il faut travailler sur
quelque chose que nous ne connaissons pas encore, même si cette chose est en fait
toujours visible dans la Nature. Il ne suffit pas d’avoir des ressources naturelles chez
nos compatriotes mais il faut travailler pour obtenir la richesse, la technique, la
science. La connaissance est là, la science est là, la technique est là : nous devons
suivre le conseil bachelardien, celui de travailler sur l’inconnu.
Foucault analyse de près la question des Lumières, en ce qui concerne
l’époque moderne, proposé par Kant. Il observe que Kant, dans son livre Conflits des
facultés, a fait référence aux « rapports conflictuels » entre facultés de philosophie et
de droit, en posant une question importante : « y a-t-il un progrès constant pour le
genre humain »937 ? Il dit encore qu’« il faut bien sûr déterminer s’il y a possibilité
d’un progrès et cause d’un progrès possible ». Mais, « une fois que l’on a établi qu’il
y a cause d’un progrès possible, en fait on ne pourra savoir si cette cause agit
effectivement qu’à la condition de dégager un certain événement qui montre que la
cause agit en réalité. [Foucault dit que ce] que Kant veut dire, c’est que l’assignation
d’une cause ne pourra jamais déterminer que la possibilité d’effets. La réalité d’un
effet ne pourra être assignée que si on isole un événement, un événement que l’on
pourra rattacher à une cause »938.
935
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 8
Gaston BACHELARD, La Philosophie du non, op.cit., p. 9.
937
Michel FOUCAULT, Le Gouvernement de Soi et des autres, Paris, Seuil/Gallimard, 2008, p. 17
938
Michel FOUCAULT, Le Gouvernement de Soi et des autres, op.cit., p. 17.
936
385
Dans ce sens, Foucault conclut qu’il doit « exister une cause permanente » à
la longue « histoire de l’Homme ». Celle-ci doit être comme un « guide des
hommes » pour le progrès, « cause constante dont on doit donc montrer qu’elle a agi
autrefois, qu’elle agit maintenant, qu’elle agira par la suite. L’événement, par
conséquent, qui pourra nous permettre de décider s’il y a progrès sera un signe,
signe, dit-il rememorativum, demostrativum, pronosticum »939.
Le projet de la philosophie moderne était de tendre vers le développement et
d’encourager le « genre humain dans sa totalité à marcher dans le sens du progrès ».
Nous observons bien ici que le projet de progrès est le but du « genre humain »,
c’est-à-dire que tous les continents progressent. Quand on parle de tous les
continents, le continent africain y est évidemment compris.
On peut se demander, après que Kant se soit interrogé sur cet objectif précis
de la philosophie moderne jusqu’à nos jours, si ce projet prenait également en
compte le continent africain. Il faut prendre conscience que ce progrès ne tombe pas
du ciel, qu’il faut du travail.
Pour cette raison, Bachelard dit avant tout qu’« il faut prendre conscience du
fait que l’expérience nouvelle dit non à l’expérience ancienne »940. Et nous disons
qu’avant tout, il faut changer de mentalité. C’est ce problème que nous indiquons
comme étant le premier obstacle à la production de la philosophie de la connaissance
scientifique en Afrique. Et nous proposons aux africains que le « non à l’expérience
ancienne » que Bachelard nous conseille ne doit pas être considéré dans le sens de
discontinuité continue comme il le veut, mais dans le sens de continuité discontinue,
comme je le conseille, parce que pour nous, toute la connaissance nouvelle a quelque
chose de la connaissance ancienne. Le nouveau n’a jamais commencé à partir de
rien : il part toujours de l’expérience déjà existante. Dans cette ligne de réflexion,
nous souhaitons que les africains partent de leurs cultures, de leurs expériences et de
leurs réalités de chaque jour pour élaborer leurs philosophie de la science. Mais ils
939
940
Michel FOUCAULT, Le Gouvernement de Soi et des autres, ibid., p. 17-18.
Gaston BACHELARD, Philosophie du non, op.cit., p. 9.
386
doivent prendre conscience que la continuité discontinue que nous proposons a aussi
ses exigences : il faut reformuler, réfléchir, critiquer les éléments anciens et trouver
de nouvelles méthodes.
Nous devons suivre les conseils de Bachelard, lorsqu’il dit que « la réalité
matérielle nous instruit. À force de manier des matières très diverses et bien
individualisées, nous pouvons acquérir des types individualisés de souplesse et de
décision […] la Matière et la Main doivent être unies pour donner le nœud même du
dualisme énergétique, dualisme actif qui a une tout autre tonalité que le dualisme
classique de l’objet et du sujet […] la main qui travaille pose le sujet dans un ordre
nouveau, dans l’émergence de son existence dynamique »941.
Que manque-t-il à l’Afrique pour se développer et ne plus être considérée
comme un continent pauvre ? Quelles raisons avons-nous pour justifier le non
développement de la science sur ce continent ? Bachelard nous dit qu’il faut
travailler la matière et que tout ce que nous voulons et cherchons est dans cette
matière, et que celle- ci est elle-même la Nature.
Combien de montagnes, combien de rivières et combien de pierres pouvonsnous utiliser pour construire des barrages, pour l’irrigation et pour l’agriculture ? De
combien de forêts pouvons-nous extraire le bois ? De quelle quantité d’or, de cacao,
de charbon, de minéraux, de gaz méthane, etc. disposons-nous ? Malgré tout cela,
l’Afrique reste un continent pauvre. Peut-être ne devrions-nous pas dire que
l’Afrique est pauvre puisqu’elle est très riche en comparaison avec les autres
continents… Cependant elle reste pauvre quant à la recherche et aux connaissances
scientifiques.
En réalité, soyons clairvoyants : c’est la mentalité africaine qui est pauvre, non
l’Afrique elle-même. C’est sa pensée qui l’est, malgré tout ce qui se tient à sa
disposition pour son développement. C’est là que nous insistons sur l’impératif de
changer de comportement pour se mettre au travail, comme le dit Bachelard, car
941
Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, ibid., p. 25.
387
selon notre point de vue, c’est uniquement le manque de développement de la
réflexion qui appauvrit le continent. Il faut développer une « philosophie scientifique
appropriée et adéquate, capable d’aider à la libération et au progrès des masses
africaines »942.
Le passage d’une époque à une autre inaugure ce que Bachelard nomme une
« révolution épistémologique », c’est-à-dire un changement radical dans la
« conception générale de la science », de « ses outils, de sa méthode et de ses
concepts de base ».
Pas de doute que de nos jours, le développement d’un pays dépend
nécessairement du développement de la science. Pour nous, le développement de la
science dépend du développement de l’esprit critique de type philosophique. Nous ne
devons pas tomber dans les conceptions de Hountondji et de Towa disant « la science
d’abord et la philosophie après ». Pour nous il s’agit du contraire : d’abord la
philosophie, après la science, parce que c’est elle qui va ouvrir la mentalité des
Africains. Dans cette perspective, nous souhaitons que toutes les sociétés africaines
introduisent la philosophie dans leurs plans d’éducation. Cette philosophie doit être
considérée comme une discipline obligatoire, et doit être enseignée à tous les
niveaux. C’est elle qui permettra de développer l’esprit critique de ce continent. Les
pays africains doivent prendre l’exemple l’initiative du Mozambique, où la
philosophie est obligatoire à école secondaire.
La science est considérée comme un moteur de développement. Dans le sens
proposé, elle doit être la préoccupation de toutes les sociétés en voie de
développement, surtout pour la société africaine. « Toutefois, la technologie demeure
au service du développement économique et c’est dans cette perspective qu’elle doit
être considérée »943.
942
P. Ngoma-BINDA, La Philosophie africaine contemporaine, op.cit., p. 222.
Sissa le Bernard N’zapa A NAI COLO, La Philosophie et le transfert des sciences et de la technologie en
Afrique, Paris, l’Harmattan, 2009, p. 33.
943
388
Les Africains, à partir de leur culture et de leur réalité, peuvent produire une
philosophie scientifique. Ce défi doit être relevé non seulement par la sphère
gouvernementale, mais aussi par tous. Les universités doivent jouer un rôle
fondamental dans ce jeu. Les professeurs doivent casser leurs habitudes de
consommation de la connaissance, car l’université n’est pas un lieu de consommation
mais un lieu de création de connaissances. Ils doivent accepter le conseil de
Bachelard : celui de changer leurs méthodes, d’être élève chaque jour. C’est
uniquement avec cette attitude qu’ils seront capables d’imaginer une philosophie de
la science ou une connaissance nouvelle du type scientifique.
Nous ne pouvons cesser d’insister sur le fait que la culture scientifique a des
exigences. C’est un « récit de drames », c’est-à-dire d’obstacles. Le professeur ou le
chercheur universitaire doit saisir cette exigence que la « cité scientifique présente,
dans son sein même, une telle activité de différenciation qu’on peut maintenant
prévoir qu’elle se posera désormais toujours comme une transcendance à l’égard de
la connaissance de première culture. Toute philosophie de la culture doit accueillir
l’idée de niveaux pédagogiques. Toute culture est solidaire d’un plan d’études, d’un
cycle d’études. L’homme adonné à la culture scientifique est un éternel écolier.
L’école est le modèle le plus élevé de la vie sociale. Rester un écolier doit être le vœu
secret d’un Maître. […] La culture scientifique met sans cesse un véritable savant en
situation d’écolier »944 [recherche permanente].
Ce conseil de Bachelard, celui qu’un savant ne doit cesser d’être un écolier,
est d’une extrême importance. C’est bien cette attitude que le chercheur doit adopter,
ainsi que les professeurs et tous les universitaires. C’est à travers ce comportement
nouveau que chacun va faire évoluer l’esprit scientifique...
Le conseil de Bachelard est important aussi pour le développement d’une
science effective en Afrique. « La dialectique du maître et du disciple s’inverse
souvent. Dans un laboratoire, un jeune chercheur peut prendre la connaissance si
poussée d’une technique ou d’une thèse qu’il devient sur ce point le maître de son
944
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, op.cit., p. 23.
389
maître. Il y a là les éléments d’une pédagogie dialoguée dont on ne soupçonne ni la
puissance ni la nouveauté si l’on ne prend pas une part active à une cité scientifique
[…] ce dialogue de maître à disciple, on le sentirait en action dans toute l’histoire de
la culture (scientifique) »945 scientifique.
D’une manière plus générale, chaque pays africain doit donc avoir élaboré un
plan de recherche scientifique, qui ne doit en rien ressembler au plan quinquennal
classique africain. Ce plan doit être non seulement ministériel, mais mené à long
terme, à l’échelle des nations, et tous les sujets de cette nation doivent y être
impliqués. La philosophie, comme nous l’avons souligné, doit être enseignée à tous
les niveaux, du secondaire à l’université. Car un pays sans pensée critique n’est rien.
945
Gaston BACHELARD, Le Rationalisme appliqué, ibid., p. 23.
390
INDEX GENERALE
a priori, 76, 89, 99, 109, 133, 142, 243,
262
Afrique, 2, 65, 66, 83, 99, 189, 191, 194,
195, 198, 201, 205, 206, 208, 209, 210,
211, 215, 216, 218, 220, 221, 222, 223,
224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231,
232, 233, 234, 235, 238, 239, 240, 251,
252, 253, 254, 255, 256, 258, 259, 260,
261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268,
269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276,
277, 279, 280, 281, 282, 283, 284, 285,
286, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 293,
294, 295, 296, 297, 298, 299, 300, 301,
302, 303, 304, 306, 307, 308, 309, 310,
311, 312, 313, 318, 319, 320, 321, 322,
323, 324, 327, 329, 332, 333, 334, 347,
348
Alexis Kagamé, 5, 202, 203
Amo, 5, 195, 196, 242, 243, 244, 326
approximation, 29, 134, 138, 141, 145,
176, 177, 185, 188, 267
Aristote, 41, 46, 47, 60, 70, 74, 78, 79, 80,
81, 84, 88, 114, 120, 126, 143, 214, 220,
243, 253, 264, 330 349
Auguste Comte, 93
Bakabana, 220, 221, 225, 226, 232, 233,
281, 282, 283, 285,284, 286, 287, 288,
289,290, 291, 292, 293, 294, 322, 323,
347
Bassong, 193, 218, 221, 228, 241
Bidima, 214, 216, 274, 275, 276, 277, 278,
279, 319, 320, 321
Blyden, 196
BrazãoMazula, 312
Brehier, 224
Canisius-Kimwenza, 206
caverne, 37, 38, 60, 156, 206, 237, 301,
302
Cheikh Anta Diop, 206, 214, 217, 229,
230, 233, 272, 271, 272
chercheurs africains, 254, 256, 273, 303,
306, 322, 325
chimie, 21, 25, 27, 66, 89, 93, 94, 109,
111, 112, 113, 114, 115, 116, 117, 118,
119, 135, 136, 156, 167, 169, 286, 295,
346, 272
Chindji- KOULEU, 49, 50
choses, 19, 27, 32, 44, 45, 46, 47, 48, 50,
51, 52, 54, 60, 73, 74, 76, 77, 79, 84, 87,
88, 90, 95, 105, 108, 114, 123, 124, 125,
127, 133, 139, 142, 146, 147, 161, 162,
196, 203, 219, 220, 230, 242, 243, 244,
262, 263, 265, 271, 282, 299, 309, 313,
323, 328
Ciel, 47
Colin Ronan, 61, 62, 63, 64, 65, 67, 68,69,
70, 87, 89, 88, 90, 91, 92, 93
communauté scientifique, 92, 162, 258,
322
comprendre, 21, 30, 32, 35, 37, 39, 46, 47,
57, 59, 60, 62, 65, 72, 73, 74, 79, 84, 98,
101, 106, 107, 109, 111, 112, 114, 115,
117, 120, 123, 124, 125, 127, 130, 131,
132, 136, 143, 146, 153, 154, 159, 167,
169, 176, 180, 192, 194, 195, 198, 208,
211, 214, 222, 224, 225, 228, 229, 231,
234, 235, 236, 237, 242, 244, 245, 246,
247, 248, 252, 256, 257, 261, 263, 265,
266, 268, 271, 275, 279, 283, 285, 287,
293, 299, 301, 302, 310, 311, 315, 316,
319, 324, 325, 329
concept, 28, 31, 34, 59, 61, 79, 80, 82, 91,
92, 93, 104, 105, 106, 107, 109, 113,
122, 127, 128, 130, 132, 136, 138, 139,
141, 142, 144, 153, 159, 168, 198, 201,
210, 220, 222, 233, 236, 241, 246, 247,
248, 249, 262, 268, 270, 293, 302, 305
connaissance, 2, 20, 21, 22, 23, 26, 27, 31,
37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 48, 52, 53, 54,
55, 56, 57, 60, 62, 65, 66, 67, 68, 71, 72,
73, 76, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 85, 86,
87, 90, 91, 92, 94, 96, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 105, 109, 110, 114, 115, 119,
120, 121, 122, 123, 124, 125, 126, 127,
128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135,
136, 137, 138, 139, 140, 141, 142, 143,
144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151,
155, 156, 157, 159, 160, 161, 162, 163,
164, 166, 167, 169, 170, 171, 172, 173,
391
174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181,
182, 183, 184, 185, 187, 188, 189, 194,
196, 197, 204, 206, 207, 208, 210, 211,
212, 215, 217, 218, 219, 220, 221, 222,
223, 225, 227, 230, 231, 233, 235, 236,
238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245,
246, 249, 251, 252, 253, 254, 255, 256,
257, 258, 259, 262, 263, 266, 267, 269,
270, 272, 280, 281, 282, 283, 284, 285,
286, 292, 293, 294, 295, 296, 298, 300,
301, 303, 304, 308, 310, 312, 313, 314,
315, 322, 323, 324, 325, 326, 327, 329,
330, 331, 332, 334, 346, 349, 350, 351,
354
connaissance commune, 151, 157, 160,
161, 167, 170, 171, 189, 256
connaissance humaine, 37, 38, 41, 42, 54,
55, 110, 123, 131, 134, 167, 197, 208,
211, 215, 280, 326, 327
connaissance rationnelle., 148
connaissance scientifique, 31, 99, 101,
104, 110, 161, 162, 164, 167, 170, 171,
179, 187, 189, 251, 253, 256, 257, 283,
286, 294, 300, 324, 325, 326
connaissance sensible, 120, 161, 162, 163,
254, 329
connaissance vulgaire, 144, 145, 151, 155,
161, 163
connaissances mathématiques, 66, 69, 71
connaître, 6, 7, 8, 12, 16, 31, 37, 39, 41,
42, 43, 46, 52, 66, 72, 88, 96, 100, 114,
120, 122, 123, 124, 125, 127, 130, 133,
134, 137, 140, 141, 145, 146, 147, 172,
176, 178, 179, 188, 193, 194, 233, 237,
241, 242, 243, 244, 251, 254, 267, 270,
281, 311, 323, 324,鿔326, 328
conscience, 36, 38, 47, 49, 53, 56, 96, 97,
98, 101, 102, 135, 138, 140, 145, 153,
154, 162, 166, 167, 168, 174, 180, 201,
203, 214, 231, 238, 245, 246, 252, 253,
254, 255, 256, 272, 273, 301, 319, 321,
331, 332
consciencisme, 49, 224
continent africain, 193, 225, 229, 232, 234,
240, 258, 274, 278, 283, 286, 288, 310,
319, 320, 321, 332
continue, 2, 97, 134, 135, 137, 141, 152,
169, 170, 189, 201, 208, 219, 223, 225,
255, 263, 285, 330
continuité, 2, 42, 78, 83, 136, 137, 140,
152, 153, 154, 157, 158, 159, 167, 168,
169, 170, 171, 175, 177, 181, 201, 223,
225, 244, 255, 270, 277, 323
critique, 2, 22, 26, 33, 43, 76, 81, 83, 84,
90, 91, 102, 107, 111, 116, 119, 153,
156, 158, 159, 162, 165, 168, 182, 200,
207, 208, 215, 222, 223, 233, 236, 246,
247, 251, 252, 255, 261, 265, 267, 270,
271, 274, 275, 276, 277, 278, 279, 292,
305, 309, 310, 314, 320, 321, 347, 353,
354
culture, 21, 28, 36, 43, 62, 65, 71, 72, 76,
105, 136, 156, 157, 159, 166, 167, 169,
180, 181, 182, 186, 192, 193, 194, 200,
203, 204, 206, 214, 220, 223, 225, 227,
229, 235, 236, 240, 247, 248, 249, 250,
251, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 269,
273, 280, 287, 288, 299, 300, 310, 315,
318, 325, 329, 333, 334, 348
culture scientifique, 169, 180, 315, 334
D’Alembert,, 35
Dakar, 206, 298, 303, 348
David Hume, 52
décrire, 27, 37, 40, 42, 45, 72, 86, 89, 107,
130, 132, 133, 135, 145, 160, 204, 234,
241, 266, 321, 328
Descartes, 39, 45, 60, 79, 82, 83, 84, 96,
120, 164, 165, 167, 195, 196, 197, 220,
230, 231, 232, 242, 243, 244, 245, 246,
286, 320, 330, 349
désir, 21, 37, 41, 98, 104, 120, 135, 278,
279, 318, 321
développement économique, 302, 333
dialectique, 22, 27, 56, 84, 100, 102, 103,
105, 107, 109, 110, 119, 120, 125, 147,
149, 160, 167, 171, 192, 220, 291, 315,
316, 329, 334, 346
Diderot, 35
discontinuité, 2, 23, 27, 140, 144, 154,
158, 175, 176 2, 20, 137, 201, 223, 225,
255, 330137, 140, 142, 151, 153, 154,
158, 167, 168, 170, 201, 223, 255, 263,
314, 330
392
dogmatique, 166, 222, 223
Dominique Lecourt, 105, 264
donné immédiat, 136
durée, 24, 152, 153, 154, 155, 346
Eboussi-Boulaga, 214, 217
Edmund Hussel, 238
éducation, 23, 31, 179, 180, 192, 250, 284,
306, 318, 323, 325
Egypte, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 204,
206,214, 215, 215
Einstein, 23, 25, 26, 90, 120
Éla, 251, 253, 254, 255, 256, 258, 259,
260, 262, 263, 264, 265, 267, 270, 271,
272,
273, 301, 302, 303, 304, 306, 308, 313
Emile Brehier, 24, 25
Emile Meyerson, 28
Emmanuel Kant, 33, 54, 89, 90, 91, 99,
108, 126, 137, 138, 220, 243, 248, 301,
302, 314, 321, 331, 332, 353
empirisme, 27, 29, 99, 100, 109, 118, 126,
156, 159, 169, 171, 182, 292, 315
énergie vitale, 327
enseignement, 75, 85, 118, 166, 169, 180,
187, 195, 249, 250, 255, 257, 287, 298,
299, 300, 303, 304, 306, 311, 312, 315,
316
enseignement supérieur, 195, 299, 300,
303, 311, 312, 313
entendement humain, 52, 137, 351
Épicure, 50, 51, 314
épistémologie, 2, 19, 22, 23, 25, 29, 31,
134, 156, 157, 164, 165, 168, 187, 193,
194, 239, 240, 258, 285, 300, 315, 327,
348
épistémologie africaine, 6, 13, 16, 17
épistémologue, 29, 93, 99, 100, 103, 106,
109, 110, 116, 130, 148, 156, 159, 162,
163, 164, 166, 178, 179, 180, 184, 185,
191, 201, 257
Ernest Menyomo, 79, 195, 196, 197, 230,
231, 232, 242, 243, 244, 245, 246, 286
esprit humain, 55, 60, 72, 83, 91, 195, 197,
212, 217, 242, 243, 244, 262, 280, 326
esprit scientifique, 27, 157, 164, 166, 179,
181, 182, 183, 186, 187, 250, 251, 253,
254, 256, 264, 273, 286, 324, 325
éthique, 22, 193, 207, 220, 242, 273, 322
être humain, 36, 37, 45, 52, 65, 78, 162,
218, 219, 261, 264, 269, 270, 271, 351
Europe, 23, 70, 195, 214, 261, 285, 287,
296, 304, 352
évolution épistémologique, 103, 104
expérience, 22, 42, 51, 64, 66, 67, 68, 73,
79, 80, 85, 86, 91, 92, 99, 100, 102, 103,
105, 106, 113, 118, 119, 120, 126, 128,
131, 132, 133, 137, 141, 143, 147, 148,
149, 151, 156, 157, 159, 160, 163, 164,
165, 166, 172, 175, 176, 179, 180, 181,
182, 183, 184, 186,鿔187, 189, 200, 209,
219, 223, 250, 254, 255, 256, 257, 265,
266, 273, 293, 295, 298, 326, 329, 332,
333
expérience ancienne, 102, 255, 332
expériences, 61, 66, 100, 109, 112, 115,
131, 133, 137, 140, 142, 144, 164, 166,
172, 175, 223, 280, 298, 323, 330, 354
expérimentation, 68, 80, 93, 116, 118, 165,
170, 181, 294, 295
Fernand Brunner, 48
force, 2, 39, 50, 52, 54, 55, 56, 88, 91, 92,
95, 96, 106, 107, 117, 119, 140, 154,
173, 192, 198, 199, 204, 205, 208, 244,
245, 251, 263, 278, 289, 291, 310, 330,
332
force vitale, 2, 39, 119, 192, 198, 199, 204
Foucault Machel, 120, 268, 269, 270, 327,
328, 331
Francis Bacon, 51, 82, 83, 84, 85
Franz Crahay, 5, 199, 200, 201
Freud, 27, 314
G. W. F. Hegel, 127
Galilée, 82, 83, 84, 85, 86, 88, 93, 120,
330
Gaston BACHELARD, 19, 21, 22, 26, 29,
30, 37, 38, 40, 41, 42, 44, 48, 52, 55, 56,
94, 96, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105,
106, 107, 109, 110, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 118, 119, 130, 131, 132,
133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140,
141, 142, 143, 144, 145, 146, 147, 148,
149, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157,
158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165,
166, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174,
393
175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182,
183, 184, 185, 186, 187, 188, 206, 209,
219, 223, 238, 241, 245, 253, 254, 256,
257, 262, 267, 272, 273, 280, 281, 291,
315, 324, 325, 326, 329, 332, 2, 19, 20,
21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28, 29, 31, 37,
38, 40, 42, 44, 46, 48, 49, 50, 52, 55, 56,
57, 59, 83, 92, 94, 95, 96, 97, 98, 99,
100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 107,
108, 109, 110, 111, 112, 113, 114, 115,
116, 117, 118, 119, 120, 121, 124, 130,
131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138,
139, 140, 141, 142, 143, 144, 145, 146,
147, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154,
155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 163,
164, 165, 166, 167, 168, 169, 170, 171,
172, 173, 174, 175, 176, 178, 180, 181,
182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189,
191, 201, 206, 209, 216, 219, 221, 222,
223, 224, 229, 238, 239, 240, 241, 244,
252, 253, 254, 255, 256, 262, 263, 265,
266, 267, 269, 272, 273, 280, 291, 294,
295, 300, 314, 315, 317, 318, 321, 323,
324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 332,
333, 334, 346, 350, 351, 353
gouvernant, 277, 307
Grecs, 47, 60, 64, 66, 70, 71, 72, 73, 75,
81, 87, 95, 214, 215
GUISSE, 299, 300, 348
Hagan, 309, 310, 311, 312
Hannah Arendt, 44
Heidegger, 272, 304, 313
Henri Bergson, 24, 25, 28, 88 25, 88, 89,
123, 142
histoire des sciences, 21, 22, 24, 74, 77,
79, 81, 82, 86, 167, 239
Homme, 19, 20, 21, 28, 29, 31, 33, 35, 37,
38, 39, 40, 41, 43, 44, 46, 47, 48, 50, 54,
61, 62, 63, 78, 91, 97, 120, 123, 132,
157, 188, 196, 207, 214, 216, 218, 230,
231, 249, 252, 260, 264, 273, 280, 324,
327, 334, 350, 351, 352, 353, 2, 6, 7, 8,
9, 11, 15, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 36, 37,
38, 39, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48,
49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 59, 62,
63, 65, 66, 69, 72, 76, 83, 94, 96, 118,
120, 123, 124, 126, 128, 134, 136, 162,
179, 184, 188, 192, 193, 195, 198, 199,
207, 208, 212, 216, 219, 221, 225, 241,
242, 243, 244, 245, 246, 248, 249, 250,
251, 261, 264, 265, 269, 271, 272, 274,
280, 282, 283, 301, 315, 326, 327, 328,
329, 331
Hountondji, 258, 260, 287, 294, 295, 296,
297, 298, 320, 321, 322
humanité, 21, 33, 158, 193, 194, 206, 227,
237, 238, 259, 296
hypothèse, 61, 70, 77, 79, 103, 133, 134,
138, 172, 173, 174, 199, 204, 209, 219
idéalisme, 25, 49, 134, 270
images, 19, 28, 42, 46, 52, 68, 77, 79, 98,
170, 182, 216, 220, 225, 242, 257, 329
imagination, 19, 28, 40, 42, 46, 48, 51, 52,
55, 63, 64, 127, 244, 249, 264, 265, 278,
329, 346
immédiat, 24, 115, 116, 135, 136, 155,
158, 187, 188, 201
immédiate, 29, 90, 100, 106, 111, 118,
149, 150, 153, 160, 170, 178, 179, 183,
184, 185, 187, 257, 266, 274
individu, 46, 47, 87, 208, 211, 237, 252,
253, 261, 262, 308
intellectuel africain, 309
intellectuel, 42, 77, 139, 166, 167,
180,241, 243, 257, 264, 307, 309, 314,
324, 83, 194, 202, 224, 225, 247, 274,
295, 306, 307, 308, 309
intelligence, 24, 54, 75, 85, 118, 122, 174,
196, 204, 208, 211, 212, 216, 226, 255,
327, 348
Irène Lakatos, 93
Isaac Newton, 84
Issiaka-Prosper L. Laleye, 193, 194, 195,
198, 199, 200, 201, 202, 204, 205, 206,
211, 212, 213, 216, 233
Jacqueline Russ, 96
Jean Baechler, 120
Jean E. Charon, 38, 40
Jean Fourastié, 266
Jean Godefroy Bidima, 261, 274, 275, 276,
277, 278, 279
Jean Libis, 326
Jean- Michel Bennier, 242
Jean-Claude Margolin, 19, 20, 21
394
Joseph Ki-Zerbo, 309
Karl Popper, 91
Kierkegaard, 314
Kinshasa, 199, 206, 207, 265, 269, 290,
349
l’épistémologie africaine, 2, 23, 31, 239,
240, 327
Lakatos, 93
langage, 34, 36, 47, 52, 68, 76, 106, 129,
131, 139, 147, 158, 170, 175, 222, 249,
258, 272, 293, 318, 328, 330
Léon Brunschcicg, 26
Léopold Sédar Senghor, 38, 39, 192, 245,
246, 249, 250, 251
liberté, 3, 22, 33, 38, 119, 140, 248, 253,
259, 267, 288, 302, 307, 308, 310, 311,
313, 316, 320
Locke, 126, 166, 316
logique, 61, 79, 84, 98, 135, 139, 152, 173,
174, 187, 193, 217, 220, 229, 260, 311
Ludovic Bot, 52, 53
lumière, 20, 42, 61, 73, 90, 101, 150, 158,
159, 178, 231, 254
Lumières, 251, 301, 331
Maât, 219, 221, 220, 241, 242
Mamva a Kabal, Tshisngu, 265
Marc Aurèle, 43
Marcel Conche, 45, 46, 47, 48, 53, 54, 55
mathématique, 60, 67, 74, 75, 77, 78, 82,
83, 85, 86, 88, 89, 93, 100, 108, 110,
131, 167, 173, 330, 21, 25, 60, 63, 66,
68, 71, 74, 75, 77, 78, 80, 81, 82, 84, 85,
86, 87, 88, 89, 103, 110, 119, 129, 131,
141, 167, 182, 227, 228, 293, 354
matière, 25, 30, 40, 45, 46, 47, 49, 50, 52,
53, 55, 56, 73, 74, 87, 88, 89, 98, 107,
111, 116, 127, 142, 158, 211, 218, 219,
220, 227, 243, 245, 246, 276, 278, 279,
326, 332, 346, 350, 25, 332, 350
Mbog Bassong, 41
méditation, 48, 97, 98, 119, 154, 165, 263
Mémoire, 25
mentalité, 73, 192, 194, 222, 223, 225,
227, 251, 279, 280, 292, 308, 310, 318,
332
Menyomo, 195, 196, 232, 245
Mésopotamie, 67, 68
Michel Foucault, 268, 328, 331
Michel Puech, 76
minorité, 217, 301, 302, 303
Monde, 46, 47, 165, 207, 280
Moritz Schlick, 90, 136, 137
Moyen-âge, 81
Moyen-Orient, 62, 81
Mozambique, 195, 233, 236, 276, 311,
312, 313, 316, 320, 322, 327
multiplicité, 62, 63, 65, 105, 114, 116,
135, 142, 143, 149, 201, 206, 207, 208,
220, 246, 272
muntu, 208
mythes, 19, 28, 200, 212, 217, 219, 221,
222, 321
Nature, 2, 37, 38, 43, 46, 48, 49, 50, 51,
52, 53, 54, 55, 56, 57, 59, 61, 62, 67, 72,
134, 241, 243, 245, 250, 251, 280
nature humaine, 6, 7, 41, 123, 242
Négritude, 49, 50, 208, 218, 222, 224, 225,
227, 347
Négro-Africain, 39, 217, 227, 244, 279
Ngoma-Binda, 206, 207, 226, 230, 285
Ngwey Ngond, 269
Nicolas Malebranche, 127
Nietzsche, 293, 314, 316
Nkrumah, 49, 50, 224
notion de masse, 104, 105, 106, 109
nouvel esprit scientifique, 21, 26, 27, 55,
89, 157, 165, 166, 167, 171, 182, 183,
184, 185, 186, 188, 262, 272, 280, 281,
330, 346, 347
nouvelle philosophie, 230
Ntambue, 292
Ntumba, 224
objet, 27, 29, 38, 46, 48, 49, 50, 60, 63, 77,
80, 81, 82, 87, 89, 98, 104, 108, 118,
119, 122, 124, 126, 127, 128, 129, 131,
133, 134, 138, 139, 140, 144, 145, 157,
159, 160, 165, 168, 170, 171, 172, 173,
174, 176, 180, 181, 184, 185, 187, 188,
197, 201, 207, 210, 211, 212, 218, 219,
220, 221, 228, 230, 241, 244, 245, 246,
252, 253, 263, 265, 269, 270, 308, 318,
321, 329, 332
obstacle, 2, 97,24, 104, 148, 169, 178, 179,
180, 181, 182, 183, 185, 188, 189,212,
395
222, 224, 251, 254, 256, 263, 273,
280,298, 307, 310, 318, 319, 320, 321,
322, 324, 325, 332,317, 318, 319, 323,
324, 325, 328, 330, 334
ontologie africaine, 41
opinion, 87, 89, 118, 129, 130, 153, 179,
226, 253, 254, 309, 314, 323, 324
paradigme, 61, 92, 93, 221, 230, 273, 278,
279, 280, 282
Passe, 21, 29, 121, 122, 137, 138, 152,
153, 154, 158, 206, 212, 222, 223, 224,
226, 236, 257, 263, 318, 323, 348
Paul Foulquié, 60, 122
pays, 83, 203, 206, 210, 214, 228, 229,
231, 233, 234, 259, 276, 278, 282, 283,
285, 286, 287, 288, 289, 295, 297, 298,
299, 301, 302, 303, 304, 306, 307, 310,
319, 320, 322, 323, 326, 333, 334
pensée, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 28,
29, 31, 33, 36, 39, 41, 43, 46, 47, 48, 49,
50, 51, 53, 55, 61, 74, 78, 84, 86, 88, 93,
94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102,
103, 104, 106, 107, 108, 109, 110, 111,
112, 113, 114, 116, 117, 118, 119, 122,
123, 125, 127, 129, 130, 132, 137, 139,
140, 143, 144, 145, 148, 150, 151, 156,
157, 159, 160, 161, 163, 164, 165, 167,
170, 172, 174, 176, 177, 179, 180, 181,
182, 183, 184, 185, 187, 188, 191, 192,
193, 194, 195, 196, 203, 204, 207, 211,
212, 214, 215, 216, 217, 219, 221, 224,
227, 230, 231, 234, 235, 236, 237, 238,
239, 241, 242, 243, 245, 250, 252, 253,
254, 255, 256, 257, 262, 264, 267, 270,
272, 273, 275, 280, 281, 286, 291, 305,
307, 309, 315, 324, 325, 326, 329, 330,
333, 347, 353
phénomènes, 38, 60, 62, 69, 80, 85, 86, 89,
93, 107, 112, 114, 116, 119, 123, 156,
158, 159, 165, 167, 183, 184, 186, 211,
242, 247, 293, 294
Philippe de la Cotardière, 68
philosophe, 19, 21, 27, 29, 39, 47, 57, 76,
79, 83, 84, 88, 95, 96, 97, 98, 99, 101,
103, 109, 110, 113, 117, 119, 127, 129,
130, 131, 133, 135, 136, 141, 144, 147,
156, 158, 159, 162, 163, 172, 174, 182,
188, 191, 193, 197, 199, 201, 202, 203,
210, 217, 218, 220, 221, 223, 226, 228,
230, 231, 232, 234, 235, 236, 237, 242,
248, 250, 252, 255, 258, 268, 272, 273,
286, 290, 291, 293, 297, 298, 304, 305,
312, 313, 315, 320, 326, 329, 330, 334,
347
philosophe africain, 202, 231, 235, 237,
255, 290, 326, 2, 194, 195, 213, 216,
218, 219, 221, 223, 225, 226, 227, 228,
230, 231, 233, 236, 238, 239, 272, 287,
290, 292, 326, 329, 330
philosophie, 1, 2, 3, 20, 21, 22, 23, 24, 25,
26, 27, 28, 29, 31, 49, 50, 52, 57, 70, 71,
76, 79, 80, 82, 93, 95, 96, 97, 99, 100,
101, 102, 103, 104, 105, 106, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 114, 117, 119, 120,
123, 126, 129, 130, 131, 133, 134, 145,
148, 152, 153, 155, 162, 164, 166, 168,
170, 171, 189, 191, 192, 193, 194, 195,
196, 197, 198, 199, 200, 201, 202, 203,
204, 205, 206, 207, 208, 209, 210, 211,
212, 213, 214, 215, 216, 217, 218, 219,
220, 221, 222, 223, 224, 225, 226, 227,
229, 230, 232, 233, 234, 235, 236, 237,
238, 239, 240, 241, 242, 244, 248, 251,
253, 254, 255, 257, 258, 264, 265, 268,
271, 272, 279, 281, 282, 283, 284, 285,
286, 287, 288, 289, 290, 291, 292, 293,
294, 298, 300, 301, 302, 313, 314, 315,
318, 319, 320, 321, 322, 323, 327, 329,
330, 331, 332, 333, 346, 347, 348, 349,
350, 351, 352, 354
philosophie africaine, 2, 189, 191, 192,
194, 195, 197, 198, 202, 203, 205, 207,
208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215,
216, 218, 221, 224, 225, 226, 227, 229,
291, 292
philosophie bantoue, 197, 198, 199, 200,
203, 238
philosophie de la connaissance
scientifique, 2, 31, 100, 102, 131, 194,
239, 240, 281, 286, 287, 300, 327, 330,
332
philosophie des sciences, 2, 99, 101, 258,
320, 25, 99, 102, 110, 206, 209, 219
396
philosophie scientifique, 26, 103, 209,
219, 238, 239, 240, 285
physique, 21, 23, 25, 26, 27, 28, 29, 32,
33, 42, 47, 63, 64, 66, 69, 72, 73, 74, 78,
83, 85, 89, 90, 93, 100, 103, 108, 109,
115, 126, 128, 131, 151, 157, 160, 163,
166, 167, 169, 186, 212, 229, 257, 286,
295, 330, 346, 354
Pierre Larousse, 35
Pierre Marie Morel, 50, 51
Pierre Teilhard de Chardin, 45
Platon, 41, 42, 67, 73, 77, 78, 79, 80, 95,
96, 120, 125, 135, 188, 204, 206, 214,
223, 230, 231, 235, 243, 253, 254, 265,
293, 324
Plinio Prado, 313, 314
principes, 37, 46, 54, 64, 71, 75, 77, 78,
79, 82, 84, 88, 99, 100, 101, 102, 107,
111, 126, 158, 161, 183, 232, 237, 254,
268, 277, 281, 284, 285, 309, 310, 314,
323, 330
problème, 31, 35, 37, 47, 49, 71, 74, 77,
89, 96, 99, 101, 103, 104, 107, 112, 114,
116, 117, 120, 124, 130, 131, 135, 137,
142, 146, 147, 148, 156, 157, 163, 167,
170, 172, 178, 184, 192, 193, 194, 209,
215, 216, 219, 220, 224, 233, 234, 235,
236, 242, 245, 253, 254, 258, 259, 260,
261, 262, 267, 270, 276, 277, 279, 281,
286, 291, 299, 308, 311, 313, 324, 325,
328, 329, 332.
professeur, 20, 29, 79, 147, 222, 264, 268,
269, 285, 290, 312, 313, 314, 315, 320,
334
progrès, 24, 28, 29, 49, 80, 82, 83, 101,
104, 110, 116, 120, 130, 132, 134, 150,
156, 157, 160, 163, 164, 167, 168, 172,
174, 181, 183, 202, 224, 225, 227, 229,
239, 252, 255, 264, 266, 277, 289, 296,
324, 330, 331, 332, 333
Pythagore, 72, 74, 75, 95, 214
raison, 22, 27, 28, 29, 42, 46, 48, 51, 52,
53, 60, 68, 75, 78, 79, 80, 85, 90, 99,
100, 104, 107, 108, 119, 126, 127, 133,
134, 135, 137, 147, 152, 165, 168, 179,
180, 181, 191, 193, 194, 204, 208, 214,
217, 218, 220, 228, 231, 232, 236, 237,
241, 243, 244, 245, 246, 263, 265, 267,
269, 271, 286, 292, 294, 295, 296, 298,
308, 309, 321, 325, 326, 327, 329, 352
rationalisme, 22, 23, 24, 26, 27, 29, 94,
100, 105, 107, 108, 109, 110, 111, 151,
156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163,
164, 168, 171, 208, 256, 257, 273, 295,
300, 315, 326, 329, 347
rationalité scientifique, 70, 71, 270, 273,
290, 348
réalisme, 25, 26, 103, 105, 106, 107, 109,
110, 111, 112, 163, 173, 185, 289
réalité, 19, 20, 23, 29, 32, 39, 40, 44, 45,
48, 49, 50, 51, 52, 57, 79, 80, 83, 85, 88,
90, 94, 100, 104, 105, 107, 108, 110,
111, 120, 123, 124, 125, 126, 127, 128,
132, 133, 134, 141, 144, 145, 147, 150,
152, 153, 155, 172, 173, 175, 176, 177,
180, 185, 193, 195, 204, 206, 208, 209,
219, 220, 225, 231, 233, 236, 237, 238,
242, 245, 252, 257, 262, 266, 270, 271,
274, 284, 297, 304, 306, 307, 309, 318,
321, 326, 328, 330, 331, 332, 333, 350
réel, 6, 8, 20, 29, 38, 41, 46, 47, 48, 53, 55,
90, 96, 101, 102, 104, 105, 106, 109,
110, 118, 124, 126, 128, 132, 134, 138,
140, 142, 145, 147, 148, 150, 155, 161,
162, 166, 169, 171, 174, 175, 176, 177,
178, 184, 207, 219, 223, 235, 238, 241,
242, 244, 245,鿔246, 252, 254, 257, 262,
263, 310, 314, 316, 326, 330
Renaissance, 248, 251, 265
René Taton, 68, 73, 74, 75, 77, 78, 80, 82,
86, 88
République Démocratique de Congo, 65
révolution épistémologique, 157, 169, 230,
333
Robin Fortin, 36
rupture, 2, 22,23, 26, 27,28, 92, 151, 156,
157, 158, 164, 166, 167, 170, 171, 178,
181, 184,187, 188, 189, 201, 222, 223,
251, 253, 255, 263, 265, 266, 269, 273,
318, 323, 324, 329, 330
Russell, 128
savants, 21, 23, 24, 27, 79, 82, 83, 88, 101,
103, 157, 168, 234, 266, 284, 287
397
savoir, 2, 22, 31, 37, 38, 41, 42, 43, 44, 49,
53, 59, 60, 61, 62, 63, 64, 65, 66, 67, 68,
70, 72, 73, 83, 93, 95, 96, 99, 102, 104,
120, 122, 124, 125, 131, 133, 142, 147,
148, 149, 156, 168, 169, 170, 172, 178,
179, 180, 193, 201, 203, 204, 205, 207,
210, 212,鿔214, 215, 216, 218, 219, 221,
223, 224, 227, 233, 240, 241, 242, 244,
245, 246, 251, 252, 253, 255, 256, 258,
259, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268,
269, 270, 271, 272, 273, 274, 279, 282,
285, 287, 290, 297, 298, 301, 302, 303,
304, 305, 308, 310, 311, 312, 313, 314,
315, 321, 324, 325, 327, 330, 331, 333,
351
savoir humain, 233, 268
savoir scientifique, 22, 168, 310
science, 2, 21, 22, 23, 24, 25, 26, 27, 28,
29, 38, 45, 48, 55, 57, 58, 59, 60, 61, 62,
63, 64, 65, 66, 67, 68, 70, 71, 72, 73, 74,
75, 76, 77, 78, 79, 80, 81, 82, 83, 84, 86,
87, 88, 89, 91, 92, 93, 94, 95, 96, 97, 99,
100, 101, 103, 104, 106, 108, 110, 112,
118, 120, 123, 126, 127, 129, 131, 132,
134, 141, 147, 151, 155, 157, 158, 160,
163, 164, 165, 167, 168, 169, 170, 171,
179, 183, 187, 188, 189, 208, 217, 219,
220, 221, 223, 225, 229, 230, 233, 238,
239, 240, 250, 251, 252, 253, 254, 255,
256, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263,
264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271,
272, 273, 274, 275, 276, 277, 278, 279,
280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 287,
288, 289, 291, 292, 293, 294, 295, 296,
297, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304,
305, 306, 309, 312, 320, 321, 322, 323,
324, 326, 328, 329, 330, 331, 332, 333,
334, 347, 350, 351, 352, 354, 20, 21, 22,
23, 25, 26, 27, 31, 35, 52, 53, 61, 62, 63,
64, 65, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 77, 78,
79, 80, 82, 83, 84, 87, 88, 90, 91, 92, 93,
94, 95, 99, 102, 105, 108, 110, 118, 119,
151, 157, 163, 165, 169, 170, 179, 205,
241, 265, 271, 276, 279, 280, 282, 283,
285, 286, 288, 289, 290, 291, 292, 294,
295, 303, 328, 333, 350, 351, 352, 353,
354
science physique, 157, 163
scientifique, 2, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26,
27, 28, 29, 31, 42, 48, 59, 62, 66, 67, 69,
71, 72, 78, 79, 80, 82, 83, 84, 85, 86, 87,
89, 90, 91, 92, 93, 99, 100, 101, 103,
104, 105, 107, 108, 109, 110, 120, 121,
130, 134, 137, 144, 145, 150, 151, 155,
156, 157, 159, 160, 161, 162, 163, 164,
166, 167, 168, 169, 170, 171, 175, 178,
179, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 186,
187, 188, 189, 194, 199, 200, 204, 206,
221, 222, 229, 230, 235, 236, 238, 239,
240, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 255,
256, 257, 258, 259, 260, 262, 263, 264,
265, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273,
275, 276, 277, 280, 281, 282, 283, 284,
285, 286, 287, 288, 289, 290, 291, 292,
294, 295, 296, 297, 298, 299, 300, 301,
303, 305, 306, 307, 313, 315, 316, 317,
318, 319, 322, 323, 324, 325, 326, 329,
330, 333, 334, 346, 348
Senghor, 39, 79, 192, 196, 214, 227, 244,
245, 246, 248, 249, 250, 326
sens commun, 26, 124, 129, 144, 169, 172,
176, 187, 330
sensations, 41, 123, 126, 127, 128, 142,
144, 149, 188, 242, 243, 326
société,, 22, 35, 226, 268, 290, 298, 309,
310
Socrate, 43, 76, 124, 125, 131, 210, 212,
214, 223, 228, 235, 298
Spinoza, 46
subjectivité, 293
substance, 40, 49, 50, 74, 110, 111, 112,
117, 118, 138, 166, 183, 184, 225
sujet, 31, 43, 45, 50, 55, 90, 97, 102, 123,
126, 128, 130, 146, 157, 167, 174, 191,
195, 197, 201, 206, 208, 209, 210, 211,
215, 218, 219, 220, 228, 230, 239, 246,
247, 250, 253, 260, 270, 280, 281, 304,
316, 318, 323, 324, 332
systèmes, 21, 29, 71, 134, 179, 183, 200,
251, 259, 279, 286, 288, 306, 325
technique, 28, 55, 64, 66, 75, 89, 106, 132,
151, 158, 159, 167, 200, 201, 256, 280,
285, 303, 306, 331, 334
398
technologie, 55, 62, 76, 250, 274, 276,
279, 302, 303, 329, 333, 348
technoscience, 274, 275, 276, 277, 278,
279, 280, 281, 284, 288, 292, 319, 320,
321
Tempels, 50, 197, 198, 199, 203, 204, 205,
206, 207, 208, 245
Teresa Catelaão, 22, 23, 24, 26, 28
Terre, 31, 33, 47, 49, 72, 80, 89, 227, 332
Thalès, 72, 73, 74, 120, 204, 210, 214,
223, 235, 298
Théétète, 124, 125
Théophile Obenga, 241
théorie, 20, 21, 22, 23, 29, 31, 60, 61, 64,
66, 74, 82, 83, 91, 92, 93, 100, 105, 106,
108, 112, 123, 128, 129, 130, 132, 137,
144, 145, 146, 173, 175, 181, 188, 198,
199, 201, 204, 207, 219, 230, 238, 242,
243, 245, 246, 323, 326, 328, 351
Thomas Kuhn, 92, 93
totalité, 23, 33, 41, 45, 47, 50, 53, 85, 90,
108, 126, 128, 149, 154, 165, 167, 173,
207, 220, 221, 241, 331
Towa, 222, 223, 230, 231, 285, 320, 321
Tshiamalenga Ntumba, 224
Tylor, 248, 249
UNESCO, 302, 303
Univers, 39, 40, 161, 162, 243
université, 24, 79, 301, 303, 304, 305, 307,
308, 309, 311, 312, 313, 314, 323, 334,
352, 354
Université Eduardo Mandlane, 312
universités, 200, 206, 214, 259, 277, 301,
303, 304, 306, 308, 310, 311, 312, 313,
314, 316, 321, 323, 333
africaines, 304, 310
vérité, 2, 21, 22, 33, 41, 42, 43, 45, 48, 52,
79, 84, 93, 95, 101, 108, 120, 123, 124,
125, 127, 131, 141, 150, 153, 154, 168,
174, 178, 188, 193, 194, 196, 202, 205,
207, 217, 219, 220, 222, 223, 231, 241,
242, 243, 244, 255, 267, 276, 281, 282,
285, 295, 296,鿔310, 353
vie, 19, 20, 22, 24, 25, 29, 32, 37, 40, 41,
42, 43, 44, 47, 49, 51, 52, 53, 54, 55, 56,
62, 65, 71, 76, 84, 95, 96, 98, 106, 110,
118, 120, 124, 127, 138, 152, 153, 154,
156, 159, 167, 171, 174, 180, 184, 186,
197, 198, 199, 204, 205, 209, 216, 217,
219, 220, 232, 233, 234, 236, 241, 242,
243, 244, 246, 248, 249, 250, 252, 263,
264, 265, 269, 281, 291, 298, 302, 304,
307, 312, 313, 314, 320, 324, 327, 328,
349
Vincent Jullien, 71, 72, 73, 74, 77, 79, 81,
82, 86
Vogt, 35
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