L'ŒIL CONTRE L'OREILLE L'œil et la raison s'entendent bien, l'oreille et le cœur aussi. On peut même dire qu'ils entretiennent ensemble des relations privilégiées. Comparons d'abord les positions respectives de ces deux sens dans le corps humain. Les yeux sont devant, intégrés au visage, dont ils forment d'ailleurs l'élément principal ; les oreilles sont sur les côtés, toutes seules. Cela nous vaut dans le premier cas une relation frontale avec les objets : nous ne verrons que ce qui se tient devant nous ; et dans le second cas, une relation en quelque sorte latérale, qui nous permettra d'entendre de partout. Autrement dit, le champ de vision s'ouvre devant nous à 180 degrés, mais le champ d'audition, lui, est de 360 degrés, ce qui revient à dire qu'il ne constitue pas vraiment un champ. Par contre, pour compenser ce désavantage, l'œil est mobile, tandis que l'oreille ne bouge pas. En conséquence, la vue est unidirectionnelle, l'ouïe, multidirectionnelle. Les rayons lumineux, qui voyagent en ligne droite, doivent frapper l'œil de plein fouet pour y pénétrer et nous faire voir quelque chose avec clarté et précision, les ondes sonores, elles, nous enveloppent et il suffit qu'elles touchent notre pavillon, pour que nous entendions un son. L'œil voit des « objets », c'est-à-dire, au sens étymologique, des êtres jetés devant lui. Ce que nous percevons avec l'œil nous apparait toujours comme extérieur à nous, à distance même de nous, ce qui fait de lui le plus « objectif » de nos sens. À cause de cela notamment, nous pouvons affirmer qu'il a avec la raison des affinités certaines. Penser selon la raison, en effet, ce sera toujours penser objectivement, penser sur des objets qui se tiennent devant nous et auxquels, en principe, nous ne nous mêlons pas. Cette propriété permettra à la raison d'être consciente d'elle-même, car elle pourra toujours revenir sur ses pas, refaire en sens inverse le chemin parcouru, détailler les diverses phases de son processus, s'y arrêter, les examiner. Cela s'appelle réflexion. Or, la vue elle aussi possède une propriété du même genre : au moyen d'une surface réfléchissante, un miroir ou une nappe d'eau par exemple, elle peut revenir sur elle-même. L'œil peut se voir, se regarder en train de regarder, se saisir en quelque sorte lui-même. Il n'est cependant pas le seul de nos sens qui puisse ainsi se connaitre lui-même. Le toucher y parvient également, par exemple lorsque nos deux mains se serrent l'une l'autre et se sentent. Mais cette réflexivité du toucher est plus obscure, plus fruste que celle de la vue, même si elle se passe d'un intermédiaire, contrairement à l'œil. L'oreille ne possède pas cette propriété, et nous ne pouvons nous entendre entendre, puisqu’entendre ne fait pas de bruit. En revanche, lorsqu'il règne au-dehors un silence parfait, l'oreille parvient à entendre certains bruits du corps, tels les battements du cœur, le sifflement de l'air dans les narines ou les bronches et une sorte de murmure qui accompagne, dirait-on, la circulation du sang dans les veines. L'oreille est ainsi plus proche de la vie organique, charnelle, animale, plus proche de la vie du sujet lui-même. Par opposition à la vue, sens objectif, l'ouïe sera le sens de la subjectivité. L'objectivité implique l'extériorité. De fait, l'œil nous emmène à l'extérieur, au milieu des choses elles-mêmes. Il semble que nous voyions les choses là où elles se trouvent, et non sur notre rétine comme à priori cela apparaitrait plus logique. Avec l'œil nous voyageons constamment dans l'espace et nous nous rendons en un instant jusqu'aux étoiles, jusqu'aux galaxies les plus reculées. Il y a là un réel prodige, un phénomène qui possède une dimension pratiquement spirituelle. L'oreille ne nous donne pas cette impression, car le son apparait d'emblée comme quelque chose de mobile dans l'espace, qui n'appartient pas aux choses elles-mêmes, mais sert à les relier aux autres choses des environs. Le son pénètre même en elles, si elles sont équipées pour entendre, et les fait résonner et vibrer. Le son de la cloche se détache du clocher, part dans l'espace et nous pénètre, tandis que sa couleur et sa forme lui appartiennent en propre, collent sur elle et nous restent toujours extérieures. La vue ne nous donne toujours qu'un aspect de la chose à la fois, qu'une de ses faces ou facettes. Chaque chose possède une infinité de ces facettes, correspondant à l'infinité des points de vue à partir desquels l'œil peut la regarder si nous tournons autour dans tous les sens. La vue, sens de l'objectivité et de l'extériorité, n'atteint que la surface des choses et c'est là son point faible. De plus, il est impossible qu'elle voie toute cette surface d'un coup, à moins qu'il ne s'agisse d'une image ou d'un tableau, c'est-à-dire d'une œuvre fabriquée par l'homme ayant pour but justement de contourner cette limite de notre vision et de produire des choses matérielles qui ressemblent à nos rêves ou à nos concepts. Ce faisant, nous quittons le monde purement physique et sensoriel et nous entrons dans celui de l'art et des symboles. L'ouïe se démarque ici encore nettement de la vue, car elle pénètre, elle, à l'intérieur, dirait-on. Le bruit ou le son qu'émet un être trahit communément la présence de quelque chose qui se passe au-dedans et le timbre de sa voix nous renseignera encore sur ses émotions et son état psychique. Puis considérant le sens de ce qu'il dit, nous pourrons entrer « dans » son esprit, façon de dire que nous accèderons à un temps et un espace autres, dans un véritable « monde » de significations ou d'idées, que nul ne peut voir de ses yeux et qui se tient dans une autre dimension – du moins c'est là une hypothèse – comme une âme dans un corps. Le son nous fait connaitre aussi l'intérieur des choses inertes. Par exemple, en frappant sur un contenant, nous apprenons s'il est vide ou non ; en frappant sur du métal ou du verre, nous saurons s'il est mince ou épais ; en écoutant le son d'une cloche, nous saurons si elle est intacte ou fêlée. L'oreille entend de partout, avons-nous dit, et il n'y a pas de « point d'ouïe » ni de champ d'audition, comme il y a un point de vue et un champ de vision. Ce qui entre dans l'oreille tourbillonne autour de nous, tandis que ce qui entre dans l'œil vient le rejoindre en ligne droite. La vue sera donc naturellement le sens de la droite ou du droit, à l'image des rayons de lumière qui voyagent telles des flèches dans l'espace, et l'ouïe, le sens du rond, à l'image des cercles concentriques selon lesquels se dispersent les sons autour de leur source. Il y a certes un point d'où l'oreille entend les sons, mais ce point ne se compare pas au point de vue. En le faisant varier, nous ne faisons changer que l'intensité de la perception, non sa qualité. Cette notion de point de vue est tout à fait particulière à la vision et aucun autre de nos sens n'en possède l'équivalent. Pour la comprendre, il faut recourir à deux autres notions : celle d'horizon et celle de champ. Le point de vue est un lieu à partir duquel s'ouvre un champ de vision, lequel champ est limité ou borné par un horizon. Ce qui se trouve au-delà de l'horizon ne peut pas être vu et ce qui se tient en deçà se découpe sur lui ou le cache. Pour pouvoir être vu, un objet doit toujours se situer dans un champ et à une certaine distance de l'œil, une distance permettant qu'un autre objet au moins puisse être aperçu simultanément. La vision d'une chose n'est en effet possible qu'en fonction d'une autre qui la délimite, l'entoure, la met en relief. D'un point particulier, l'œil ne voit pas tout ce qui est visible, il en voit seulement une partie, celle qui se trouve dans son champ. L'audible est audible en bloc et identiquement pour toute oreille de même constitution ; le visible, lui, est toujours relatif à un point de vue. S'il n'y a de vision que de ce qui se tient dans un certain champ et à partir d'un certain point, il n'y a aussi de pensée que dans des conditions analogues. Toute chose est toujours pensée sous un certain angle et dans son rapport avec d'autres réalités qui se tiennent dans le même champ. Elle l'est aussi en fonction des « préjugés » qui définissent le point de vue du penseur et son approche ou sa méthode. Dans le cas où nous appliquons ce schéma à la compréhension d'un texte, nous verrons à replacer chaque idée dans le champ du texte total et ce texte dans le champ de tous les textes de son auteur, de la même époque, ou traitant du même sujet. C'est ainsi seulement qu'un sens convenable pourra apparaitre. Par comparaison, l'audition ne varie qu'en fonction de la distance plus ou moins grande de sa source, ou encore en intensité. Cela nous fait voir que l'affectivité (on pourrait dire aussi le charme) est une réalité qui se fait valoir globalement, avec plus ou moins d'intensité seulement. Cela n'a rien à voir avec la position respective du sujet et de l'objet dans l'espace, mais seulement avec la présence ou l'absence, la proximité ou l'éloignement. Le cœur est d'un seul tenant, la raison est caléidoscopique. Notons encore que ce qui est vu est toujours mis en rapport avec quelque chose d'autre qui se trouve dans le champ visuel et qui lui sert de fond, tandis que ce qui est entendu n'a besoin que de rompre le silence. Le fond sur lequel l'audible se découpe est intérieur au sujet lui-même. Ici encore la dimension d'intériorité de l'ouïe s'affirme. Notre ouverture au monde sonore est permanente, l'oreille n'étant pas munie d'un mécanisme de fermeture. Les yeux, avec leurs paupières, jouissent donc ici d'un incontestable avantage. La volonté les contrôle parfaitement, les fait bouger, et elle peut sélectionner ce que nous verrons et ce que nous ne verrons pas. Par contre, nous sommes obligés d'entendre tout bruit qui nous arrive, même si cela nous heurte, nous assaille. Nous sommes pour ainsi dire prisonniers ou esclaves des sons. Là encore une ressemblance existe entre le monde sonore et le monde des sentiments, en ce que la volonté ne possède sur eux qu'un bien mince pouvoir et à la condition de prendre des moyens détournés. Cette évidente passivité de l'oreille renvoie à la relative passivité qui caractérise notre vie affective en général, tandis que l'activité de l'œil inaugure, met en branle déjà notre pensée rationnelle elle-même, qui est aussi une pensée méthodique, une pensée qui agit délibérément et qui se contrôle parfaitement. Le parallèle que nous établissons entre les deux sens et l'ordre du cœur ou de la raison peut encore être poussé. En effet, le processus par lequel une forme visuelle se détache sur un fond, afin d'être perçue, est déjà un commencement d'abstraction. La vue, tout en étant le plus superficiel des sens, est en même temps le plus abstrait et donc le plus spirituel. Voir une chose, c'est la fixer, s'arrêter sur elle et véritablement l'abstraire, la tirer hors du milieu des choses où elle se tient. Le processus qui va en fin de compte aboutir à la formation d'un concept s'enclenche dans la vision des choses extérieures et dans l'image que nous nous en formons. Le processus d'abstraction en est un de distinction et de séparation. Séparation de l'objet que nous voulons d'abord penser, séparation ensuite de ce qui en lui est accidentel et essentiel. L'œil est capable par lui-même de la première opération, l'intelligence accomplira ensuite la seconde. Mais comme dans ce cas il s'agira pour elle de distinguer un intérieur caché d'un extérieur manifeste, elle utilisera les mots ou le langage (autrement dit le sonore) pour y arriver. Dans la vision nous sommes plutôt actifs, nous dirigeons l'œil, le déplaçons, l'immobilisons. Dans l'audition nous sommes plutôt passifs, nous laissons l'objet sonore pénétrer en nous : nous l'entendons. Si de plus nous nous ouvrons et nous rendons intérieurement disponibles pour lui, alors nous écoutons, ce qui nous engage et nous compromet avec lui. Celui qui regarde avec attention, au contraire, se sépare affectivement de l'objet ou du spectacle, il s'en abstrait. Certes, le fait de scruter suppose un intérêt dans le spectacle, mais en même temps pose une distance qui sera d'autant plus grande que l'observation sera plus minutieuse, plus attentive. Le regard qui scrute est « froid », l'oreille qui écoute est « chaude » et nul ne doute qu'il vaille mieux gagner l'oreille de quelqu'un que son œil. Cela est particulièrement vrai dans le cas d'un supérieur. Le chef qui veut conserver intact son prestige se contente de regarder ses inférieurs et peut-être de les entendre, non de les écouter. Autrement la barrière qu'il cherche à maintenir entre lui et eux va s'effondrer. Il semble que l'œil soit moins dépendant du temps que de l'espace, alors que l'oreille, elle, est moins dépendante de l'espace que du temps. Le son s'étale dans le temps, comme la couleur et la forme s'étalent dans l'espace. Voir se fait rapidement, instantanément, pourvu que l'objet prenne place dans le champ convenablement. Cela confère à l'œil une incontestable supériorité technique. Plus agile, plus rapide, plus nerveux, l'œil peut percevoir une gamme de nuances plus étendue, il peut faire des différenciations plus fines, des lectures plus précises. Un savant dans son laboratoire pourrait être sourd, il ne pourrait être aveugle : il lui faut absolument ses yeux pour prendre ses mesures. En revanche l'œil a besoin de lumière et dans la noirceur, il est complètement neutralisé. L'oreille, elle, continue d'entendre et se révèle, justement dans la nuit, d'un extraordinaire secours. On dirait même qu'elle s'affine, s'aiguise dans ces conditions-là, sans doute parce que l'œil cesse de monopoliser une certaine partie de l'attention. Ainsi, encore une fois, sur le plan symbolique, par la lumière et le jour l'œil affirme sa parenté avec la raison, tandis que l'oreille, plus à l'aise dans la nuit, affirme la sienne avec le sentiment. Lequel de ces deux sens a préséance sur l'autre ? Il faut concéder l'avantage aux yeux, en raison notamment de leur possibilité d'expression. En eux l'âme se reflète, telle une image dans une flaque d'eau. L'esprit y brille et y pétille. Certains ont les yeux méchants, d'autres louches, d'autres doux. Un regard peut être angoissé, courroucé, souriant, moqueur, apeuré, exalté. Donc, les yeux ne font pas que voir, ils « parlent » aussi. Les oreilles ne font qu'entendre et de plus leur forme n'a rien d'esthétique. Tandis que le regard constitue le centre d'intérêt du visage, son haut lieu, son point focal. De tous les accessoires dont est pourvu le corps, l'œil est apparemment le plus précieux. Ne dit-on pas d'une chose infiniment précieuse qu'on y tient « comme à la prunelle de ses yeux » ? Aussi être privé de la vue constitue la plus tragique des infirmités, car les rapports avec le monde en général s'en trouvent profondément perturbés. Pourtant la perte de l'ouïe, dans certains cas, peut être presque aussi dramatique. Cette fois ce sont les rapports avec les personnes qui se trouvent profondément dérangés, rapports qui deviennent toujours plus précieux à mesure que nous vieillissons. Ainsi pour des jeunes, la cécité pourra apparaitre comme une infirmité plus grave, alors que pour certains vieux, ce pourra être la surdité. Finalement, il y a une sorte de privilège de la vision sur tous les autres sens. Voyant une chose, je pense voir cette chose même et non une image, un signe, une simple apparence d'elle qui lui appartiendrait d'une façon plus ou moins accidentelle. La forme visuelle d'une chose s'identifie presque avec son essence, tandis que ce que perçoivent de cette même chose tous les autres sens, y compris l'ouïe, en constitue des propriétés seulement. Aussi perdre la vue, c'est comme perdre le monde lui-même. En fait, nous perdons sa présence hors de nous et une sorte d'accès direct aux choses elles-mêmes. Pourtant, quand l'objet vu est un autre être humain, c'est bien moins sa forme ou sa physionomie, c'est-à-dire son apparence proprement visuelle, qui peut nous livrer ce qu'il est vraiment, que sa parole, c'est-à-dire, d'une certaine façon, les sons qu'il émet ou qu'il crypte dans des écrits ou qu'il symbolise dans tous ses actes.