L`islam est-il hostile à la laïcité?

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L'islam est-il hostile à la laïcité?
Françoise Lorcerie Cahiers Pédagogiques N° 431 mars 2005.
L’islam est-il hostile à la laïcité ? Nullement, répond Abdou Filali Ansary, philosophe marocain, en montrant comment la suppression du khalifat en 1924 a mis fin à toute ambiguïté à cet égard.
Plus moyen de confondre l'autorité religieuse et l'autorité politique, ce que le sultan tentait de faire à
son profit. Et d'ajouter que la laïcité moderne n'est pas davantage hostile à l'islam. Un « intégriste » dira
tout le contraire : la laïcité n'est pas compatible avec l'islam. L'interdiction du voile à l'école par la loi
française est-elle religieusement licite ? Certainement, déclare le cheikh Tantàwi, au nom d'une conception en fait non laïque du monde (un pays qui n'est pas musulman n'est pas obligé de respecter une loi
musulmane : c'est l'idée de partage de la planète en monde de l'islam et monde occidental);
l'interdiction n'est pas souhaitable, objecte le cheikh Qardâwi, proche des Frères musulmans, au nom
des libertés garanties à tous par les institutions européennes.
Interprétations divergentes au sein de l'islam
L'ordinaire de la religion musulmane est rempli de tels affrontements entre savants de l'islam
sur les questions importantes. Cela ne date pas d'aujourd'hui. Le Coran est supposé être la parole
même de Dieu, hors du temps, intraduisible et à jamais mystérieuse. D'où la nécessité de l'interpréter.
Intense aux premiers temps de l'islam, l'activité d'interprétation de la norme religieuse fut interdite
ensuite dans l'islam sunnite médiéval, les interprétations antérieures recevant valeur de dogme. Elle a
repris au XIXe siècle, sous le coup de l'expédition d'Egypte et de la colonisation, et elle est aujourd'hui
très présente, avec les divergences ou les conflits que cela génère. L'européanisation de l'islam a gonflé
une nouvelle vague d'interprétation, au nord et au sud de la Méditerranée.
De tels conflits, l'islam de France en connaît. N'empêche que ce dernier est français, tant par la
nationalité de la majorité de ses membres, que par leur volonté de vivre et d'interpréter l'islam dans le
cadre des valeurs de la société et de la République française. Exceptons quelques individus potentiellement dangereux, serrés de près par les renseignements généraux (l'actualité montre qu'on n'en
trouve pas que chez les musulmans), l'islam de France est résolument réformiste et français : cela veut dire
qu'il prône une lecture des textes en fonction de la modernité, et de la modernité française. Toutes les
sensibilités représentées au conseil français du culte musulman (installé en avril 2003, sous la houlette
du ministre de l'Intérieur) et dans les conseils régionaux souhaitent que les musulmans prennent leur
place dans la société française. Qu'ils s'intègrent en musulmans, même si tous n'ont pas la même
conception de l'intégration en tant que musulman.
Les lectures néoréformistes de l'islam se répandent parmi les musulmans éduqués, classes
moyennes, lycéens et étudiants, au détriment des lectures traditionalistes et loin de l'islamisme politique. D'un point de vue sociologique, cette orientation générale convient à des individus qui sont
objectivement des membres de la société nationale, qui n'imaginent pas leur vie ailleurs, mais qui vivent
aussi intensément leur statut d''outsiders.
L'islam fantasmatiquement fixe et un
Or pour la grande majorité des non-musulmans français, l'islam est étranger à la laïcité : il se
trouve d'éminents arabisants pour l'attester. Par conséquent, l'islam fait obstacle à l'intégration. Les
lycéens ne sont pas de cet avis en général, les lycéens musulmans encore moins. Mais pour l'opinion
dominante, la cause est entendue. L'islam est une menace.
Variante polémologique de l'idée de menace : elle a été accréditée dans l'opinion après les attentats
du 11 septembre 2001, attribués à l'islam, mais elle est présente depuis bien plus longtemps. Ce genre
de discours sur le conflit des civilisations recycle un vieux discours « savant » raciste du XIXe siècle.
Développé par Renan notamment (« L'islam c'est la haine de la science. La plus lourde chaîne que l'humanité ait
jamais portée. ») et investi dans la conquête coloniale et l'édification du pouvoir colon en Algérie, il a
aussi des points communs avec le discours religieux médiéval de la croisade. L'islam passe pour être le
contraire irréductible de « nous » et l'antagoniste de nos valeurs : anti-individualiste, antilibéral,
antiscientifique, antiféministe et aujourd'hui antilaïque. Fait nouveau, ce discours d'incompatibilité et de
haine a réémergé dernièrement dans l'espace public en France bien au-delà de l'extrême-droite, il a
pénétré le champ scolaire. Il imprègne par exemple le livre coordonné par Emmanuel Brenner, Les
Territoires perdus de la République, ou celui de Mara Goyet, Collèges de France1. Tout le monde n'a pas aimé
le livre de Mara Goyet. N'empêche : l'épisode de politisation du port du foulard islamique, entre avril
2003 et février 2004, lui a donné de l'aise.
Autre variante de l'essentialisation de l'islam : elle est d'orientation humaniste. On la trouve par
exemple dans un livre dont le courage avait été salué en son temps, L'Immigration, une chance pour la
France, par Bernard Stasi'. Tolérance de principe et pour des raisons pratiques : l'islam est une religion
qui est présente en France et ses pratiquants ne posent pas de problème majeur. Mais, sentiment d'une
discordance de fond : « La religion musulmane est la religion de l'unité du spirituel et du temporel. »
L'assertion sur l'unité du temporel et du spirituel en islam est un véritable lieu commun, sa
dénonciation remonte à l'époque des lumières. Cet a priori est relayé avec constance par les manuels
d'histoire lorsqu'ils traitent l'islam (classes de 5 e et de 2de), alors même qu'ils témoignent aujourd'hui
d'un effort pour déstéréotyper la présentation de l'islam comme religion et des Arabes comme acteurs
de l'histoire4.
Une politique d'intégration qui réactive l'assimilationnisme et l'autoritarisme
II y a peu de connaissance et peu d'empathie dans ces modes de perception de l'islam. Ils sont
éloignés de la vérité historique et sociale. Eloignés aussi de ce que vivent les élèves. A mon sens,
l'épisode de 2003-2004 a vu ces lectures triompher dans les médias et à la commission Stasi « sur
l'application du principe de laïcité dans la République », tandis que les porte-parole d'associations aussi
peu suspectes que la Ligue des droits de l'homme ou le MRAP (Mouvement contre le racisme et
l'antisémitisme et pour la paix), préconisant une conception dialogique et non-assimilation-niste de
l'espace public laïque (conformément au droit et à la lettre de l'idéologie républicaine), étaient
ridiculisés comme islamogauchistes...
La loi du 15 mars 2004, issue de la commission Stasi la volonté du président de la République et
celle des chambres, est-elle alors une « grande loi d'intégration », comme le proclame Malek Boutih 3 ?
Ou une petite loi qui permet de donner satisfaction aux tenants d'une conception autoritaire de l'ordre
scolaire, sans modifier la nature de la laïcité de droit commun (qui reste libérale, souligne le Conseil
d'État dans son Rapport 2004) et sans régler aucun des problèmes d'intégration ? On nous assure qu'elle
œuvrera au « vivre ensemble » ?
Parions en tout cas qu'elle ne fera pas avancer la pédagogie du vivre-ensemble.
Françoise Lorcerie, université d'Aix-en-Provence.
1 Éd. Mille et une nuits, 2002.
2 Éd.Fayard, 2003.
3 Éd. Robert Laffont, 1984.
4 Marlène Nasr, Les Arabes et l'Islam vus par les manuels scolaires français, Paris, Karthala, 2001, citation p. 332. Il s'agit d'une
étude approfondie effectuée sur plusieurs dizaine de manuels en usage en France à tous les niveaux et dans c .-sieurs
disciplines, au milieu des années 1980 puis au milieu as années 1990.
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