1 Les cadres de la problématisation philosophique (D’après Qu’est-ce que la philosophie de Deleuze et Guattari) Michel Fabre Comme toute problématisation, la problématisation philosophique s’effectue dans un cadre. Sauf à se situer dans une école particulière, toute grande philosophie élabore non seulement ses propres concepts, ses propres thèses, mais également son cadre spécifique. Il y a ainsi un cadre platonicien, un cadre cartésien… etc. C’est sans doute Deleuze et Gattari qui ont poussé le plus loin l’analyse de cette idée de cadre en philosophie dans leur ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ? Je vais me servir librement de ces analyses dans le but de préciser cette idée de cadre de problématisation. Dans leur ouvrage Deleuze et Guattari amorcent une comparaison entre philosophie et science qui peut également nous être utile. Je l’esquisserai en conclusion. Le plan d’immanence : l’exemple du platonisme La manière la plus simple d’aborder cette idée de cadre est de partir de la remarque de Bergson selon laquelle toute philosophie repose sur une intuition fondamentale qu’elle développe le plus possible. Comprendre une philosophie ce serait retrouver cette intuition fondamentale. Deleuze ne parle pas de cadre, mais de Plan d’immanence. Le plan d’immanence (la métaphore est géométrique) dit Deleuze, est « un crible tendu sur le chaos » (p. 45). C’est l’instauration d’un ordre dans l’expérience qui se présente d’abord comme fluente, chaotique, sans structure. Le plan est le milieu entre chaos et cosmos. Le plan est l’horizon sur lequel le philosophe déploie ses problèmes, crée ses concepts et énonce ses thèses. Deleuze dit que le Plan, c’est l’image que se fait le philosophe de la pensée et de l’être. Ces images sont – dit Deleuze – comme le verso et le recto d’une feuille de papier. Le Plan d’un philosophe, c’est son plan de problématisation pourrait-on dire. Prenons tout de suite un exemple de plans : le plan platonicien. Pour Platon, c’est l’Idée qui est la suprême réalité. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela signifie que pour pouvoir se repérer dans le monde il faut supposer des essences stables et absolument pures. Par exemple je ne peux juger si une action est juste ou injuste, courageuse ou non, qu’en ayant une idée de ce qui est absolument juste (La Justice), de ce qui est absolument courageux (Le Courage). Par conséquent, pour Platon, penser cela va être définir et évaluer. Définir c’est poser la question « qu’est-ce que ? ». Par exemple qu’est-ce qu’un philosophe, qu’est-ce qu’un chef ? Cette question sous-entend : qu’est-ce qu’un (vrai ou bon) chef ? Qu’est-ce qu’un (bon ou vrai) philosophe ? En effet, chez Platon, les Idées sont éclairées par le soleil du Bien de sorte que les questions de définitions sont en même temps des questions de valeurs. On comprend donc que la problématisation platonicienne, l’image de la pensée que se fait Platon, relève de l’évaluation et même de la sélection. On se souvient de Socrate qui interroge les experts sur l’agora en vue de savoir s’ils sont bien ce qu’ils prétendent être. Par exemple pour savoir si le général est courageux il faut comparer la qualité qu’il prétend avoir à l’idée du courage. C’est la question de représentation qui est au cœur de la philosophie platonicienne : comment distinguer les bonnes copies des simulacres ? Par exemple distinguer le vrai, le bon philosophe des rhéteurs ou des sophistes qui n’en sont que les caricatures. Le Plan permet de créer des concepts. L’activité philosophique c’est la création de concepts. Que serait un philosophe dont on dirait qu’il n’a pas créé de concept ? On pense au concept de 2 durée chez Bergson, au cogito chez Descartes… Chez Platon, le concept majeur c’est le concept d’Idée. Or ce concept a trois composantes (la valeur absolue, la valeur participée, la valeur prétendue). Il y a le Courage (valeur absolue), le courage humain trop humain (valeur participée) et la valeur prétendue (celle de X qui se prétend courageux). Le platonisme va mettre en scène trois personnages conceptuels : le Père (celui qui recèle la valeur en premier), la fille (valeur participée, celle qui tient sa valeur du père) et les rivaux (ceux qui prétendent à la fille, ou à la valeur) qui acceptent de passer l’épreuve de sélection qui les départagera. Deleuze tente de lire les dialogues platoniciens comme des demandes en mariage. Soit le problème de la définition du politique. Si on part de l’hypothèse que l’homme politique est le pasteur du troupeau humain, alors plusieurs rivaux ou prétendants se présentent : le commerçant, le laboureur, le boulanger prétendent tous être pasteurs parce qu’ils prennent soin du troupeau. Il va falloir les débouter de leur prétention et chercher celui qui peut vraiment prétendre à la qualité d’homme politique (Deleuze, 1969, p. 293). Le plan, dit Deleuze, est quelque chose de présupposé, d’implicite qui n’apparaît pas forcément à la conscience du philosophe. C’est peut-être seulement aujourd’hui que nous sommes sortis du platonisme – comme le disait Nietzsche - que le plan platonicien apparaît le mieux. En effet, nous avons bien des misères avec la question « qu’est-ce que ? ». Il nous est difficile de savoir ce qu’est ou ce que devrait un être père de famille (un vrai un bon père) ; ou encore ce qu’est ou devrait être un vrai, un bon enseignant. Nous ne savons plus trop comment définir la famille (une bonne une vraie famille) tant sont divers aujourd’hui les modes d’alliances. Autrement dit, nous sommes obligés de remonter d’une solution particulière que la modernité avait adoptée (celle de la famille bourgeoise hétérosexuelle à deux générations) au problème fondamental que se posent toutes les sociétés humaines : comment articuler filiation, alliance et transmission de l’héritage culturel et matériel ? C’est seulement en retrouvant cette problématique fondamentale qu’il nous est possible de sélectionner les réponses acceptables, qui sont forcément multiples dans une société plurielle. Nous sommes sortis du plan d’immanence platonicien car l’Idée platonicienne est devenue à présent une problématique. C’est ce que veut dire habiter désormais un monde problématique. Le feuilletage du cadre L’exemple du platonisme nous le montre, le cadre philosophique est feuilleté. Chaque philosophe - dit Deleuze – trace un plan, invente des personnages conceptuels et crée des concepts (p.74). 1. Le plan d’immanence concerne les présupposés fondamentaux du philosophe. Il apparaît à l’historien de la philosophie comme l’image que ce philosophe (par exemple Platon) se fait de la pensée et de l’être. Mais pour le philosophe en question, il reste le plus souvent implicite. Il est « pré-philosophique » dit Deleuze en ce sens qu’il constitue le sol de la pensée, ses conditions de possibilité. Il constitue l’élément dans lequel se meut sa pensée et reste aussi invisible que l’air qu’on respire. Sauf peut-être lorsque ce philosophe confronte sa pensée à d’autres. Chaque grande philosophie s’effectue sur un plan différent. Le plan de Platon n’est pas celui de Descartes. Celui de Platon présuppose l’existence d’une réalité objective : l’Idée comme réalité suprême. Par contre celui de Descartes ne présuppose l’existence d’aucune réalité autre que celle de la pensée même qui est en train de douter de la réalité du monde. On peut ainsi se demander quel est le plan d’immanence du pragmatisme de Dewey ? Sans doute l’intuition d’une expérience globale, syncrétique et dynamique, d’où vont émerger peu à peu quelque chose comme un sujet et un objet. Ou encore quel est le plan d’immanence 3 bachelardien ? Sans doute l’idée d’un doublet matériel-rationnel : le réel à la fois comme ce qui résiste à la raison et comme ce que la raison garantit. Au vu de ses différences de plans, on comprend pourquoi Deleuze se montre si pessimiste sur le dialogue entre philosophes. Les philosophes peuvent bien donner l’impression de se disputer sur des thèses ou des solutions. Mais les différends sont généralement plus importants et concernent la manière même de poser et de construire les problèmes. De sorte que ces soi-disant dialogues sont en fait et le plus souvent des dialogues de sourds. 2. Sur le plan d’immanence, le philosophe construit ses concepts fondamentaux, qui eux sont parfaitement explicites : l’Idée, chez Platon, le cogito chez Descartes. Chaque concept possède ses dimensions. Pour l’Idée (la qualité absolue, la copie, les prétentions). Pour le cogito (douter, penser, être) avec les zones de recoupement de ces dimensions : douter c’est penser et penser c’est être. Dewey élabore l’idée d’enquête avec ses dimensions (la dialectique des données et des conditions) et ses moments (poser, construire, résoudre le problème). Bachelard produit une série de concepts qui dialectisent l’expérience. Ce sont les doublets du matérialisme rationnel, du rationalisme appliqué. Mais également une série de concepts qui jalonnent la formation de l’esprit scientifique : la continuité / rupture, l’obstacle, comme conditions ou anti-conditions de l’accès à cette dialectique de l’expérience. Les concepts philosophiques ne renvoient pas à des états de choses dans le monde. Ils ne renvoient pas à l’expérience (c’est une thèse forte, mais évidemment contestable de Deleuze), mais à des évènements idéaux. Il faut entendre le terme d’évènement idéal au sens que lui donnent les géomètres. Par exemple, en géométrie projective un cône coupé par un plan sécant produit des évènements idéaux (un cercle, une ellipse, une parabole ou une hyperbole). 3. Deleuze identifie, derrière les concepts une strate pour ainsi dire narrative de la philosophie qui camperait des personnages conceptuels. Certes le philosophe utilise quelquefois la forme du dialogue comme Platon ou Leibnitz. Mais les personnages conceptuels n’ont rien à voir avec les personnages des dialogues platoniciens (Protagoras, Gorgias, Théétète, Menon…). Ces personnages représentent le plus souvent des concepts ou des thèses. Or les personnages conceptuels renvoient à des couches plus profondes. Ils expriment – dit Deleuze – les mouvements du plan d’immanence et interviennent dans la création même des concepts. Le personnage conceptuel – dit Deleuze – se situe entre chaos et cosmos. C’est pourquoi ils se manifestent rarement, sauf chez Nietzsche qui en crée une multitude : Dionysos, le prêtre, l’Antéchrist, Zarathoustra. Ailleurs ils doivent être, le plus souvent, construits par le lecteur. Le principal personnage conceptuel du Platonisme est Socrate. Non pas le Socrate réel, mais la fonction Socrate. La fonction Socrate c’est ce qui provoque l’engourdissement des experts, de ceux qui croient savoir, des faux prétendants, pour les mettre en recherche. Socrate est souvent comparé à un poisson torpille. Chez Descartes affleure le personnage conceptuel de l’Idiot, celui qui entend penser par lui-même, le sujet du cogito. Ou celui d’Archimède quand Descartes réclame un levier et un point d’appui qui puisse sous-tenir le monde du savoir. Mais on soupçonne aussi des personnages négatifs : celui du professeur qui transmet le savoir sans l’examiner. Ou encore celui du trublion qui, en politique ou en morale, veut tout détruire sans avoir de quoi rebâtir. On voit que le personnage conceptuel n’est pas le porte-parole du philosophe Il faudrait plutôt dire que l’auteur finit par devenir son ou ses personnages conceptuels et se confond avec eux. Platon devient Socrate, Descartes devient l’Idiot, et se prend pour un nouvel Archimède. Nietzsche pourrait signer Dionysos. Dewey emprunte aux empiristes le personnage conceptuel de l’Enquêteur. Bachelard forge un personnage à deux-têtes le théoricienexpérimentateur, ou encore le monstre maître-disciple. Mais il campe également toute une 4 série de personnages négatifs comme l’empiriste ou le formaliste qui manquent la spécificité du fonctionnement de la science moderne. Ou encore de véritables têtes de Turc comme le père Castel, ce jésuite du XVIII° siècle qui concentre un maximun d’obstacles épistémologiques. 4. Je crois qu’on ne peut vraiment comprendre cette dimension narrative de la philosophie qu’en invoquant une notion que Deleuze n’explicite pas, mais qu’il suggère quand il remarque que les personnages conceptuels décrivent la dynamique du plan d’immanence : la notion de schème (p. 68). Le schème est l’intermédiaire entre la raison (le tracé du plan) et l’imagination (l’invention des personnages). Ainsi Socrate incarne-t-il le schème de sélection qui dynamise le plan d’immanence platonicien : la fonction Socrate c’est de faire le tri entre vrais et faux prétendants. L’idiot cartésien exprime le rejet du personnage du professeur (celui qui transmet les pensées des autres) et incarne lui aussi un schème sélectif : celui du tri du vrai (l’évident) et du faux. L’idiot veut tout examiner par lui-même et va même jusqu’à considérer comme faux ce qui est simplement douteux. Les monstres à deux têtes de Bachelard expriment le schème du contrôle mutuel, de la surveillance de soi. L’enquêteur de Dewey veut raccommoder le tissu déchiré de l’expérience : il incarne le schème de la continuité, de l’unification de l’expérience. À l’enquêteur s’oppose l’homme du sens commun dualiste (Dewey laisse au lecteur le soin de l’incarne en une figure (docteur Jeckyll et Mister Hyde ? ) qui oppose théorie et pratique, intérêt et effort, culture et technique…Comprendre une théorie, disait Cavaillés, c’est « en attraper le geste ». Il y a un devenir platonicien, un devenir cartésien, bachelardien dans la lecture d’un philosophe. Celui qui lit et comprend attrape le geste, c’est-à-dire incorpore le schème. Il y a une culture physique, une gymnastique de la lecture philosophique. (Il faut parfois beaucoup contorsions pour attraper le geste deleuzien par exemple !) Il faut une cohérence entre le plan, les personnages et les concepts (ce que Deleuze appelle le goût (p 74) et qu’on pourrait aussi bien appeler son style). Qu’est-ce que comprendre une philosophie ? Retrouver l’intuition fondamentale, saisir les dimensions des concepts fondamentaux, attraper le geste (le schème) 5. Faut-il compléter la stratification de Deleuze par la couche des problèmes fondamentaux ? Je serais tenté de le faire. On verrait que ceux-ci s’intercalent entre le plan et ses schèmes et les concepts. Par exemple, le problème fondamental du platonisme s’exprime dans la question « qu’est-ce que ? » comme recherche du Vrai et du Bien, c’est-à-dire des vraies copies de l’Idée. Celui du cartésianisme est de savoir à quelles conditions on peut être certain de la vérité d’une idée. Dewey reprend la question empiriste (celui de Locke et de Hume) : à quelle condition une inférence est-elle légitime ? Il la traduit dans le vocabulaire de la problématisation : comment peut-on faire la vérité dans une enquête ? Bachelard reprend la question kantienne : comment une connaissance objective est-elle possible ? Il la traduit, tout comme Dewey, dans le vocabulaire de la problématisation, mais à sa manière propre : comment passer de l’opinion à la science, quelles sont les conditions de possibilités de la formation d’un esprit scientifique ? Chaque philosophe déploie ainsi son ou ses problèmes fondamentaux et ce sont ces problèmes qui donnent leur sens aux concepts. Conclusion Outre son intérêt pour la problématisation philosophique, l’analyse de Deleuze et Guattari a également l’avantage de rendre possible une comparaison entre problématisation 5 philosophique et scientifique. Qu’est-ce qu’un cadre scientifique dans sa différence d’avec un cadre philosophique. Au plan d’immanence philosophique correspond le plan de référence scientifique. C’est encore un crible tendu sur le chaos, mais qui opère par ralentissement et schématisation (par arrêt sur image). On pense à Bergson et à la métaphore cinématographique. Le plan d’immanence renvoyait à des évènements idéaux alors que le plan de référence renvoie à des états de choses dans l’observation ou l’expérimentation. Alors que la philosophie est création de concepts, la science est créations de fonctions : les fonctions sont des propositions (par exemple des équations qui expriment des lois). Les concepts philosophiques ont des dimensions, les fonctions ont des fonctifs : des constantes, des variables, des limites. Aux personnages conceptuels de la philosophie s’opposent les observateurs partiels de la science (le démon de Maxwell, l’observateur d’Einstein ou de Heisenberg). Je n’ai pas le temps de développer cette comparaison entre cadre philosophique et scientifique, mais il y a peut-être une piste intéressante pour la didactique comparée. ------Deleuze, Gilles, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969. Deleuze Gilles & Gattari Félix, Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Minuit, 1999. Bachelard, Gaston, Le rationalisme appliqué, Paris, P.U.F, 1970. Dewey, John, Reconstruction en Philosophie, Publications de l’université de Pau, Farrago Léo Scheer, 2003. Fabre, Michel, Philosophie et pédagogie du problème, Paris, Vrin, 2009. Gaston-Granger, Gilles, Essai d'une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1969 ; rééd. Odile Jacob, 1987. 6