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bachelardien ? Sans doute l’idée d’un doublet matériel-rationnel : le réel à la fois comme ce
qui résiste à la raison et comme ce que la raison garantit.
Au vu de ses différences de plans, on comprend pourquoi Deleuze se montre si pessimiste sur
le dialogue entre philosophes. Les philosophes peuvent bien donner l’impression de se
disputer sur des thèses ou des solutions. Mais les différends sont généralement plus
importants et concernent la manière même de poser et de construire les problèmes. De sorte
que ces soi-disant dialogues sont en fait et le plus souvent des dialogues de sourds.
2. Sur le plan d’immanence, le philosophe construit ses concepts fondamentaux, qui eux sont
parfaitement explicites : l’Idée, chez Platon, le cogito chez Descartes. Chaque concept
possède ses dimensions. Pour l’Idée (la qualité absolue, la copie, les prétentions). Pour le
cogito (douter, penser, être) avec les zones de recoupement de ces dimensions : douter c’est
penser et penser c’est être. Dewey élabore l’idée d’enquête avec ses dimensions (la
dialectique des données et des conditions) et ses moments (poser, construire, résoudre le
problème). Bachelard produit une série de concepts qui dialectisent l’expérience. Ce sont les
doublets du matérialisme rationnel, du rationalisme appliqué. Mais également une série de
concepts qui jalonnent la formation de l’esprit scientifique : la continuité / rupture, l’obstacle,
comme conditions ou anti-conditions de l’accès à cette dialectique de l’expérience. Les
concepts philosophiques ne renvoient pas à des états de choses dans le monde. Ils ne
renvoient pas à l’expérience (c’est une thèse forte, mais évidemment contestable de Deleuze),
mais à des évènements idéaux. Il faut entendre le terme d’évènement idéal au sens que lui
donnent les géomètres. Par exemple, en géométrie projective un cône coupé par un plan
sécant produit des évènements idéaux (un cercle, une ellipse, une parabole ou une hyperbole).
3. Deleuze identifie, derrière les concepts une strate pour ainsi dire narrative de la
philosophie qui camperait des personnages conceptuels. Certes le philosophe utilise
quelquefois la forme du dialogue comme Platon ou Leibnitz. Mais les personnages
conceptuels n’ont rien à voir avec les personnages des dialogues platoniciens (Protagoras,
Gorgias, Théétète, Menon…). Ces personnages représentent le plus souvent des concepts ou
des thèses. Or les personnages conceptuels renvoient à des couches plus profondes. Ils
expriment – dit Deleuze – les mouvements du plan d’immanence et interviennent dans la
création même des concepts. Le personnage conceptuel – dit Deleuze – se situe entre chaos et
cosmos. C’est pourquoi ils se manifestent rarement, sauf chez Nietzsche qui en crée une
multitude : Dionysos, le prêtre, l’Antéchrist, Zarathoustra. Ailleurs ils doivent être, le plus
souvent, construits par le lecteur. Le principal personnage conceptuel du Platonisme est
Socrate. Non pas le Socrate réel, mais la fonction Socrate. La fonction Socrate c’est ce qui
provoque l’engourdissement des experts, de ceux qui croient savoir, des faux prétendants,
pour les mettre en recherche. Socrate est souvent comparé à un poisson torpille. Chez
Descartes affleure le personnage conceptuel de l’Idiot, celui qui entend penser par lui-même,
le sujet du cogito. Ou celui d’Archimède quand Descartes réclame un levier et un point
d’appui qui puisse sous-tenir le monde du savoir. Mais on soupçonne aussi des personnages
négatifs : celui du professeur qui transmet le savoir sans l’examiner. Ou encore celui du
trublion qui, en politique ou en morale, veut tout détruire sans avoir de quoi rebâtir.
On voit que le personnage conceptuel n’est pas le porte-parole du philosophe Il faudrait plutôt
dire que l’auteur finit par devenir son ou ses personnages conceptuels et se confond avec eux.
Platon devient Socrate, Descartes devient l’Idiot, et se prend pour un nouvel Archimède.
Nietzsche pourrait signer Dionysos. Dewey emprunte aux empiristes le personnage
conceptuel de l’Enquêteur. Bachelard forge un personnage à deux-têtes le théoricien-
expérimentateur, ou encore le monstre maître-disciple. Mais il campe également toute une