Le quotidien de la presqu’île sous l’Occupation Après sa démobilisation, Michel et son épouse viennent s’installer à Grand-Piquey. Il est tour à tour droguiste, jardinier, peintre, éleveur. Poussé par les tragiques évènements qui ébranlent le pays et le monde entier, il reprend la rédaction de son Journal de Guerre fin février 1942. Il relate alors la vie quotidienne sur la presqu’île, occupée dès juin 1940. Une vie de restrictions Toute la France vit à l’heure allemande – deux heures d’avance sur le soleil. Un couvre-feu est fixé à 23h et il est interdit de sortir entre 23h30 et 5 heures du matin. Des restrictions touchent rapidement les produits de première nécessité alimentaire ou non-alimentaires. « On manque à peu près de tout. Il faut des cartes de tabac pour fumer (1 paquet pour 10 jours et quel tabac !!!), des cartes de points de textiles pour se vêtir, de tickets d’alimentation pour à peu près tout ce qui se mange et qui est sévèrement mesuré : pain, huile, pâtes, viande, vin, certains légumes, pommes de terre, etc. Les rares denrées non contingentées sont à des prix astronomiques. Voilà notre lot. Ajoutons que l’électricité est sévèrement distribuée et que le quidam qui brûle plus que sa part se voit dresser P.V. et en cas de récidive on lui coupe le « jus ». Aussi nous vérifions le compteur souvent et employons des petites lampes de 25W. » (1er janvier 1943) On manque de combustible, de vêtements, de moyens de transport. Les journaux sont limités et le téléphone est coupé. Michel se réjouit que sa femme puisse allaiter leur nouveau-né, Bernard, né le 14 mars 1942. La pagaille qui règne dans l’Administration quant à la répartition des cartes d’alimentation donne parfois lieu à des situations ubuesques. Ainsi, Bernard, tout juste âgé de 10 mois, peut avoir du rhum mais plus de chocolat ! Pour pallier ces restrictions, Michel Pinguet, comme tant d’autres Français, améliore son quotidien grâce au marché noir, mais surtout au système D et au troc. « Il faut faire un peu comme les Robinsons », note-t-il dans son carnet. Les Français vivant en zone rurale sont mieux lotis que les citadins. Ils peuvent pêcher, chasser, et entretiennent un potager familial où poussent fruits et légumes. Au grand bonheur des habitants, les estivants apportent également leur flot de provisions. Pour un temps seulement… le 1er septembre 1942, tous les vacanciers non autorisés par la Kommandantur doivent partir. « C’est honteux à dire mais le premier de nos soucis est de manger », déplore Michel. Les Allemands sur la Presqu’île En août 1941 toutes les communes du Bassin d’Arcachon passent en « zone interdite ». Le 23 mars 1942, la directive n°40 donne naissance au Mur de l’Atlantique. Les Allemands redoutent un éventuel débarquement des Alliés sur le Bassin. Dans la nuit du 7 au 8 juin 1942, les Allemands donnent l’alarme au Truc Vert car ils ont repéré deux bateaux suspects approchant des côtes. Sous l’effet de la panique, les deux bateaux se métamorphosent en une flotte entière. « Ils ont tenu le téléphone jusqu’au matin ; naturellement les deux bateaux se sont transformés dans la bouche des indigènes en 35 !, tous feux allumés par-dessus le marché, et ce matin ils avaient débarqué !, avaient fait ce qu’ils avaient à faire et se sont tranquillement réembarqués ! » (10 juin 1942) En conséquence, les Allemands fortifient les plages du littoral. Sous la direction de l’Organisation Todt, les travaux commencent en août 1942 et se poursuivent jusqu’en juillet 1944. A La Pointe du Cap Ferret, blockhaus et batteries d’artillerie côtières s’élèvent dans les dunes de sable. Des prisonniers marocains posent des barbelés le long de la route aux Réservoirs de Piraillan. Début janvier 1943, les Allemands plantent des piquets pour délimiter de futurs champs de mines, au Pont de Bredouille, au Cousteau de la Machine, aux Jacquets, et aux Réservoirs. Les soldats allemands réquisitionnent les villas et autres bâtiments, comme la villa Les Hirondelles à Grand Piquey ou le garage Gaume. Mais ils sont pour la plupart « invisibles et silencieux ». En octobre 1943, des « Hindous », partisans d’Hitler et porteurs de l’uniforme allemand, arrivent à Piquey pour travailler sur le Mur de l’Atlantique. « Certains ont des mines farouches peu rassurantes et des turbans imposants. » « Nos fils vont avoir une étrange succession ! » Michel consigne scrupuleusement les évènements sur le front qu’il entend par le biais de la radio anglaise ou suisse malgré les sanctions infligés à ceux qui écoutent les émissions des stations étrangères ou françaises critiquant le régime en place. A deux reprises, il s’émeut du sort réservé aux œuvres patrimoniales, détruites par les Allemands. « Musées écrasés, collections pulvérisées, œuvres d’art en pièces, monuments historiques démolis, laboratoires détruits ; tout cela est navrant, sans compter les valeurs humaines qui disparaissent. Combien sont morts qui auraient peut-être été les Pasteurs ou les Einsteins de demain ? Nos fils vont avoir une étrange succession ! Et nos arrière-neveux nous maudiront de n’avoir pas conservé les œuvres du passé. » (25 novembre 1944) Le spectre du STO En 1942 sévit le système de la Relève, consistant à libérer un prisonnier de guerre pour trois départs en Allemagne d’ouvriers qualifiés. En février 1943, Pierre Laval instaure le Service du Travail Obligatoire (STO). Le recrutement se fait désormais par classes d'âge entières. Les jeunes gens nés entre 1920 et 1922, c’est-à-dire ceux des classes « 1940 », « 1941 » et « 1942 » ont l'obligation de partir travailler en Allemagne. A trois reprises, Michel Pinguet se fait recenser à la Teste, redoutant un départ pour l’Allemagne. Mi-mai 1943, il reçoit sa convocation mais il réussit à échapper au STO en se faisant embaucher dans une usine de scierie à Marcheprime. Michel assiste d’ailleurs au départ de plusieurs de ses jeunes collègues, notamment la classe « 42 » pour l’Allemagne. Le 5 juin 1944, il est requis pour travailler à la Pointe du Cap Ferret ; il camoufle les routes en béton avec du sable et les barbelés avec des branches de pin. « Travail idiot », commente-t-il. La fin de l’Occupation Le 6 juin 1944, Michel apprend la nouvelle du débarquement en Normandie par les Allemands chargés de surveiller leur travail. « Notre gardien "interrogé" sur l’utilité des susdites branches partit dans des "explications" vaseuses où les mots de "Tommy" abondaient. Nous comprenons alors que le débarquement a eu lieu ! ce matin ! Nous digérons très mal cela. Au bout d’un moment nous reposons la question ; pas de doute le grand coup est déclenché ! Où ? Dans le nord. C’est tout ce que nous pouvons tirer de notre "frisou" qui n’a pas plus l’air que ça énervé par la nouvelle. » (6 juin 1944) Au fil des mois, les bombardements sur la région bordelaise s’intensifient et les avions des Alliés survolent le Bassin. A partir du 21 août, Michel assiste au départ des Allemands qui, avant de battre en retraite, réquisitionnent les véhicules et détruisent tout derrière eux. « Ce matin gros émoi dans le quartier car les Allemands qui évacuent le Ferret réquisitionnent les vélos, aussi nous planquons le nôtre en vitesse. La Maison Cazenave joue de malheur car la mule et la voiture ont été prises par les Fritz. M. Cazenave est parti à leur recherche. Toute la journée des explosions plus ou moins proches se font entendre : les Allemands continuent leurs destructions. Vers les 7h nous apprenons que les Fritz ont en quittant la "Martinière" laissé de grosses quantités de vivres, conserves, biscuits et autres pour distribuer à la population. » (21 août 1944) Dans la nuit du 21 au 22 août 1944, les Allemands dynamitent le phare du Cap Ferret. Bordeaux puis Arcachon sont pris par les Américains ou le maquis. Le 23 août, Michel confectionne un grand drapeau américain pour accueillir leurs sauveurs. La Résistance française au Canon les informe de l’arrivée prochaine du colonel chargé de la résistance sur la côte. Le 25 août, le maire de Lège est destitué, remplacé par « une sorte de soviet composé d’un tas d’éléments troubles. Au Canon s’est fondé un "Comité de défense civile". » Françoise, la fille de Michel Pinguet, naît après la guerre, le 30 octobre 1948. Arrivé en 1941 à Piquey, Michel Pinguet quitte définitivement la presqu’île en avril 1961 après la vente de son fonds de commerce, pour venir s’installer à Bordeaux. Il s’éteint le 19 octobre 2007 à Salleboeuf, en Gironde. Tour à tour émouvant, poignant, engagé, son témoignage reflète les inquiétudes et préoccupations des habitants de la commune sous l’Occupation allemande. Près de 70 ans après avoir été écrit, ce document exceptionnel est enfin reconnu. Car à travers ces pages d’histoire familiale et individuelle, c’est aussi la grande Histoire qui se joue.