Philosophie et existence

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Philosophie et existence
Mahamadé SA VADOGO
Philosophie et existence
L'Harmattan
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75005 Paris
FRANCE
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10214 Torino
ITALlE
@L'Hannattan,2001
ISBN: 2-7475-0597-9
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Le mythe de la fin de la philosophie
Il semble aujourd'hui, inutile, voire absurde d'envisager ne serait-ce que l'esquisse d'un nouveau départ en
philosophie, tant le sentiment universel de l'achèvement de
la philosophie s'impose avec force. Toute tentative de renouvellement de la pensée philosophique qui se donnerait
pour sérieuse est accueillie avec ironie parce qu'elle serait
l'expression manifeste de l'inculture de son auteur ou plus
simplement, l'indice d'un orgueil trop grand pour ne pas
être le signe même de la sottise.
Il est ainsi de bon ton de s'épancher sur "la mort de
la philosophie" tout comme l'on commémore "la fin de
l'histoire" et les hommes les plus intelligents se reconnaissent à leur refus catégorique de penser ou, pour être moins
sévère, leur acharnement à exhumer les cadavres de la
pensée, à les entretenir, plus salutairement, à les adapter à
l'air du temps!
Cette conviction que l'ère de la philosophie est
révolue se justifierait d'une part parce que les doctrines
philosophiques seraient désormais tellement nombreuses
qu'il paraît impossible de concevoir qu'un thème n'ait pas
encore été abordé, d'autre part parce qu'aucun ouvrage
récent ne s'assigne, quant au fond, la vocation d'instituer
un nouvel élan pour la philosophie dans son ensemble.
En dehors de l'histoire de la philosophie, de l'exégèse des grandes œuvres du passé qui évolue d'ailleurs
significativement vers la biographie pure et simple des
auteurs, la réflexion philosophique en est à s'orienter vers
la discussion de questions ponctuelles et spécialisées: le
langage, le droit ou la bioéthique pour ne citer que ces
exemples.
Bref: le fait trahirait la règle. La philosophie est
morte parce que ceux qui se désignent eux-mêmes comme
philosophes se préoccupent essentiellement d'histoire de
la philosophie: ils réduisent leur sujet à une dépouille
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dont ils se partagent les éléments, chacun s'attachant farouchement au lambeau qu'il est parvenu à arracher aux
autres!
Mais de l'absence ponctuelle d'une doctrine philosophique nouvelle, il est manifestement illégitime de vouloir déduire l'impossibilité fondamentale d'un renouvellement de la pensée philosophique. Le nombre de systèmes
philosophiques apparus au cours de l'histoire ne comporte
en lui-même aucune indication sur le destin de la philosophie et doit ainsi rester sans signification pour celui qui se
préoccupe de la situation actuelle de celle-ci.
Combien de doctrines l'idée de la philosophie admet-elle? Il est évident qu'il est impossible de répondre à
cette question sans s'interroger au préalable sur le sens
même de la philosophie. L'histoire de la philosophie,
l'étude des systèmes élaborés dans le passé, reçoit sa justification de l'intérêt actuel pour la philosophie, de la résolution présente de philosopher. Elle sert de matière au philosophe qui s'en empare pour bâtir sa réflexion. Coupée de
cette motivation, abandonnée à elle-même et cultivée pour
elle-même, elle condamne la pensée philosophique à demeurer un vain mot.
Pour mériter d'être écouté, le refrain de l'achèvement de la philosophie se doit de désigner la doctrine qui
le rend concevable. Il est ainsi fréquent de retrouver des
œuvres telles celles de Hegel, Marx, Nietzsche ou Heidegger indexées comme la pointe ultime de la pensée philosophique. La diversité de ces œuvres en les-quelles la
philosophie est censée s'exténuer est cependant révélatrice
en elle-même. Le lieu d'inhumation de la philosophie dépend en définitive du penchant personnel de l'historien de
la philosophie!
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En somme, la philosophie meurt en chaque doctrine philosophique! La mort de la philosophie qui se célèbre de nos jours à toutes les rencontres philosophiques
est en fait loin d'être une découverte récente. Elle se répète
en toute œuvre philosophique! Autrement dit, la mort de
la philosophie ne l'empêche jamais de renaître. La philosophie ne vit que parce qu'elle ne cesse de s'ensevelir.
Pour être plus précis, la fin de la philosophie est un simple
préjugé dont il convient de se débarrasser.
La circonscription de ce préjugé recèle pourtant le
mérite d'imposer à la réflexion de s'interroger sur ce qui
incite la philosophie, tel l'oiseau mythique, à renaître régulièrement de ses diverses sépultures, au grand dam de ses
fossoyeurs! Il est manifeste que la discussion de cette
question suppose une nouvelle élaboration de l'idée même
de philosophie.
Tel est l'objectif que s'assigne le présent ouvrage à
travers le titre "philosophie et existence". Il s'agit ici de
prendre pour thème de réflexion la question du sens même
de la philosophie pour l'existence et de préparer ainsi le
terrain pour un renouvellement de la pensée philosophique.
De prime abord, l'intérêt du thème "Philosophie et
existence" semble aller de soi et il apparaît inconcevable
qu'il n'ait pas déjà été amplement traité. Face à cette impression qui pourrait élever un obstacle à la réception du
propos qui s'esquisse, il convient d'indiquer que toute œuvre, dans l'exacte mesure où elle se donne pour philosophique se trouve concernée, en principe, par notre sujet. Il
n'en découle néanmoins pas que celui-ci a été explicitement érigé en préoccupation principale pour la pensée
philosophique. Bien que se profilant en toute réflexion
philosophique, l'enjeu que vise le titre "philosophie et
Il
existence" désigne une préoccupation dont il appartient au
présent ouvrage d'élucider les conditions de thésaurisation.
La confrontation avec cette tâche exigeait au préalable que soit sinon détruit, du moins ébranlé, le mythe
de la fin de la philosophie qui domine notre époque.
La remise en cause de ce mythe apparaît comme la
démarche la mieux appropriée pour atteindre également
celui de la fin de l'histoire qui l'accompagne généralement pour former l'esprit du temps. Contre cette idée de la
fin de l'histoire, mise en avant à travers l'œuvre de Hegel,
il est en effet vain d'objecter que des événements politiques de grande importance continuent de secouer l'humanité. La fin de l'histoire que conçoit Hegel est une conviction philosophique dont la signification se doit d'être appréciée à partir de la préoccupation directrice de son promoteur. La thèse de la fin de l'histoire permet à l'auteur de
l'Encyclopédie des sciences philosophiques de justifier
la suprématie de sa doctrine sur les autres, d'éviter l'écueil
de l'historicisme qui proclame que toute vérité est relative
à une époque.
Mais, Hegel néglige l'enracinement du projet philosophique dans la décision de l'individu concret. Après
lui, il s'avère que la réconciliation du droit de l'individu
sur l'acte de philosopher avec l'aspiration à l'universalité
de la réflexion philosophique est le défi auquel la pensée
philosophique se retrouve confrontée. Ce défi ouvre une
nouvelle page de l'histoire de la philosophie sur laquelle
s'inscrivent nombre de figures contemporaines.
Sa discussion radicale demande cependant que soit
ouvertement soulevée la question du sens de la philosophie pour l'existence. En assumant cette exigence, le présent ouvrage qui voudrait constituer l'esquisse d'un nou12
veau départ pour la pensée philosophique se donne également pour l'aboutissement de l'histoire de la philosophie
contemporaine, posthégélienne. Il revient évidemment à
son élaboration de confirmer cette assertion. Mais, contrairement à ce qui se produit habituellement en philosophie
(habitude due encore à Hegel), il n'est pas nécessaire que
cette confirmation intervienne seulement à la fin de l'ouvrage. Elle commence au contraire dès la réflexion sur les
conditions de la formulation de la question du sens de la
philosophie pour l'existence par laquelle il s'installe.
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ÉLUCIDATION
DES CONDITIONS DE
FORMULATION
DE LA QUESTION DU SENS DE LA
pmLOSOPHIE
POUR L'EXISTENCE
Remarque préliminaire
Au seuil de cette première grande partie de notre
ouvrage, il convient d'indiquer que les conditions visées à
travers son titre ne désignent pas les circonstances économiques, sociales et politiques qui soutiennent la conception d'une entreprise. En d'autres termes, l'objectif des réflexions qui vont suivre n'est pas de donner un tableau de
la situation historique dans laquelle se manifeste la question du sens de la philosophie pour l'existence. Cette observation est d'une portée décisive pour la suite de notre
propos.
Il n'est ni impossible, ni illégitime, de prime abord,
de soupçonner derrière une œuvre philosophique la mentalité d'une époque, l'idéologie d'une catégorie sociale ou la
psychologie d'un individu. Il est cependant important de
relever qu'à travers toutes ces démarches la pensée philosophique n'est pas prise au sérieux; elle n'est pas tenue
pour une exigence sensée. Ces manières d'aborder la pensée consacrent le triomphe des sciences sociales et entérinent en définitive le préjugé de la fin de la philosophie
dont le procès a été entamé dans notre introduction.
Il est fort aisé d'entreprendre la démystification de
la philosophie, de la ramener à une réalité plus profonde
qui serait l'esprit d'un temps, la culture d'une société, l'intérêt d'une classe ou le penchant d'un individu. Mais celui
qui adhère à une telle entreprise s'interdit du même coup
d'envisager la perspective d'un renouvellement de la pensée. Il dispose de préceptes dont l'application lui révèle la
clé de toute théorie mais il se condamne à ne jamais entrevoir ne serait-ce que la possibilité de l'élaboration d'une
théorie.
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Les précédentes remarques ne sont pas simplement
destinées à rappeler ce qui s'est caractérisé à une certaine
époque comme une "autonomie relative de la superstructure par rapport à l'infrastructure". L'idée de cette autonomie exprime certes la manière dont le souci qui nous préoccupe à présent est perçu à l'intérieur de la théorie marxiste. Mais l'enjeu des précédentes remarques est autrement plus radical. Il consiste à indiquer que les conditions
de la formation d'une doctrine philosophique se doivent
d'être dégagées de la philosophie elle-même. La philosophie se présuppose elle-même ou elle se condamne à ne
jamais se retrouver. La philosophie ne se déduit ni de la
structure d'une société, ni de la position d'une catégorie
sociale ou du tempérament d'un individu. Si la pensée philosophique a une histoire, la matrice de cette histoire se
désigne en elle-même.
Les conditions qui se profilent à travers le titre de
la première grande partie de cet ouvrage sont donc des
conditions philosophiques. Elles se découvrent dans
l'histoire de la philosophie elle-même et non dans une histoire politique qui la déterminerait en la transcendant.
L'histoire de la philosophie ici visée se doit d'être
distinguée à son tour de l'histoire positive de la philosophie, de l'exégèse désintéressée des doctrines. La succession des œuvres dans le temps est dépourvue de sens pour
celui qui se propose de les appréhender de l'extérieur, de
décrire leur élaboration comme il considérerait un objet.
L'histoire de la philosophie telle qu'elle s'annonce ici est
indissociable d'une motivation, d'une préoccupation philosophique. Il s'agit d'une histoire philosophique qui se
dévoile les moments décisifs de l'élaboration du projet
philosophique qui la fonde. La question de savoir qui de la
motivation philosophique ou de l'histoire de la philosophie
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précède l'autre est moins embarrassante qu'elle pourrait le
sembler à première vue. La relation entre la philosophie et
son histoire est circulaire: la philosophie se présuppose
dans son histoire pour se retrouver. Cette circularité qui
depuis Heidegger, s'appelle le "cercle herméneutique" est
le propre de la pensée philosophiquel. La création en philosophie est une réappropriation de l'histoire de la philosophie. Contre une telle démarche qui s'en tient au sens de
l'histoire, qui dispose librement des œuvres en les rapportant à un projet, il serait vain d'en appeler à la succession
factice des doctrines. Cette succession factice est, littéralement, dénuée de sens alors que cette première grande
partie de notre ouvrage se propose précisément d'élucider
les conditions de formulation de la question du sens de la
philosophie pour l'existence.
1 Ct: Être et temps, traduction F. Vezin, Paris, Gallimard, 1986. Ct: aussi H.
G. Gadamer, Vérité et méthode, traduction P. Fruchon, J. Grondin et G. MerHo, Paris, Seuil, 1996.
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