RAPPORT PARENT, C. XXIV: LA FORMATION PHILOSOPHIQUE

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RAPPORT PARENT, C. XXIV: LA FORMATION PHILOSOPHIQUE
922. On peut prendre la philosophie dans le sens très large que lui donnent les
Anglo-saxons et l’assimiler au simple bon sens, à la recherche intuitive ou
pratique par laquelle on se fait une opinion sur quelque chose. La philosophie peut
aussi être envisagée comme une discipline qui habitue l'intelligence à réfléchir
avec rigueur, avec précision sur les questions fondamentales qui se posent à l'être
humain. Entendue dans ce dernier sens, la philosophie ne doit pas être un exercice
d'érudition, mais un apprentissage. Il ne suffit pas d'apprendre de la philosophie, il
faut apprendre à faire de la philosophie. II s'agit là beaucoup plus d'une formation
que d'une instruction. Tout ce qui importe aux hommes peut servir de point de
départ à la philosophie qui ensuite, par un élargissement et un approfondissement
progressifs, atteint à des notions abstraites ou synthétiques - comme le bien, le
vrai, par exemple, - qui constituent des objets de réflexion philosophique. La
littérature, la religion s'interrogent aussi sur le sens de la vie; si elles se
distinguent de la philosophie, c'est plutôt par la manière d'aborder les problèmes
que par les problèmes qu'elles se posent.
923. On peut se demander s'il est opportun d'inscrire la philosophie dans les
programmes scolaires, à la fin et comme couronnement des études non
spécialisées. Cette formation présente, à ce stade qui et celui de la fin de
l'adolescence, certaines difficultés. La philosophie atteint très vite, en effet, aux
problèmes fondamentaux de l'homme, aux questions que se pose, plus ou moins
explicitement, tout esprit qui possède un certain niveau de maturité; elle s'appuie
sur l'ezpérience même de la vie et cherche à la synthétiser en une certaine
signification globale. Avec des adolescents, dont l'expérience est encore
insuffisante et fragmentaire, on nepourra prendre appui sur ce naturel effort de
synthèse qui caractérise souvent la maturité; on devra, un peu artificiellement,
leur faire d'abord prendre conscience de bien des questions qu'ils ne se posent pas
encore, qu'ils ne savent pas comment poser, ou qu'ils ne se seraient peut-être
jamais posées.
925. Par ailleurs, la philosophie, par la vue totale qu'elle cherche à atteindre,
répond à bien des curiosités et inquiétudes informulées ou mal formulées de
l'adolescence, contribue à la maturation de la personne; le saisissant au terme des
études, sans initiation préalable, elle provoque souvent chez l'élève un intérêt très
vif et l'aide à percevoir le sens général de ses diverses connaissances et de sa
propre existence. Les horizons nouveaux qui s'ouvrent alors peuvent causer une
confusion momentanée qui représente sans doute aussi un dépaysement salutaire.
L'intelligence s'ouvre aux problèmes humains, affine ses moyens de perception et
d'analyse. Peut-être la plupart des élèves n'auront-ils finalement perçu que l'objet
d'ensemble de la philosophie, ce qu'elle cherche, où elle se situe, comment elle
procède; c'est déjà un acquis fort précieux.
926. Celui qui a été initié, ne serait-ce que rapidement, à la discipline
philosophique sera plus conscient et plus libre; habitué à réfléchir, à réexaminer
les problèmes, il cédera moins facilement que d'autres aux propagandes, aux
mouvements collectifs irraisonnés; il saura se situer lui-même dans le monde,
dans la société, saura préférer une chose à une autre. Il aura acquis la possibilité
personnelle d'en arriver à la conscience claire d'un certain nombre de problèmes.
Il prendra des décisions avec plus de lucidité et donc plus de liberté. La valeur
éthique de cette formation est inestimable.
927. La philosophie doit protéger l’esprit contre les mythes, contre les
conformismes, le garder des glissements aveugles, l’empêcher de se laisser
submerger ou enliser dans la société technique et la civilisation de masse de notre
temps. Celui qui réfléchit méthodiquement reste une personne autonome, désire
que l’intelligence domine les forces matérielles qui font de plus en plus pression
sur les existences. « Ce que j'entends par sagesse, écrit Bertrand Russell, est, sans
l'ombre d'un doute, plus précieux que les rubis. Le monde a plus besoin que
jamais de cet état d'esprit. Si l'humanité peut l'acquérir, nos nouveaux moyens de
puissance sur la nature ouvrent des perspectives de bonheur et de bien-être telles
que l'homme peut difficilement les imaginer. Si l'humanité n'y parvient pas,
chaque découverte nouvelle nous rapproche du désastre sans recours.»
928. Le passage de la connaissance confuse à la conscience claire, d'après
Spinoza, est générateur de joie et de perfection. Cette conformité et cette
adhésion de l'esprit à la vérité transforment vraiment la personne par sa
participation à une réalité qu'elle a assimilée et absorbée et qui est devenue
elle-même. L'esprit s'agrandit par la philosophie peut-être encore plus que par
toute autre discipline, parce que la philosophie lui donne les raisons de la vie, de
l'être et des choses. Le plan d'universalité où se situe la philosophie aide la
personne à voir sa vraie place dans le monde des réalités et des idées et répond
ainsi à l'une de ses inquiétudes et à l'un de ses besoins les plus profonds.
929. La culture occidentale ne peut se comprendre sans la connaissance de la
pensée philosophique. Toute la littérature en est imprégnée, et cela est encore plus
vrai de la littérature contemporaine qu'auparavant. A celui qui n'a jamais réfléchi
sur une page de Platon, d'Aristote, de Thomas d'Aquin, de Descartes, de Kant, de
Hegel, de Marx, de Bergson, de Sartre ou de tant d'autres philosophes échappe
toute une dimension intellectuelle absolument irremplaçable. Le sens de bien des
oeuvres, celui de la culture, celui de la vie po1itique, ne se comprennent bien
souvent qu'en rapport avec des positions philosophiques - marxisme,
existentialisme, ou autres.
930. Les difficultés que comporte la formation philosophique de la jeunesse sont
largement compensées par le profit qu'elle peut en tirer. Pour que cette formation
évite les principaux écueils qu'elle rencontre souvent, elle devrait être conçue
comme une initiation aux méthodes de cette discipline et aux grands problèmes
que celle-ci aborde généralement Il ne s'agit pas de faire connaître aux élèves de
ce niveau toute l'histoire des idées, ni de chercher à répondre avec eux!, par une
méthode infaillible, à tous les problèmes; on devra centrer cette initiation sur
quelques problèmes tout au plus qui, de toute façon, s'inséreront dans cette
constellation plus générale que constitue l'ensemble de la pensée philosophique.
Émile BRÉHIER, Les. thèmes actuels de la philosophie. P.U.P.. 1959. p. 1.
Le maître doit chercher à circonscrire quelques-uns des problèmes qui habitent
l'esprit des élèves, à les formuler clairement, puis à établir entre ces problèmes
une certaine hiérarchie. Le maître de philosophie, ainsi à l'écoute de sa classe,
doit, à ce stade, posséder un don de curiosité d'autrui et de sympathie sans lequel
il est vain d'espérer un dialogue véritable avec ses élèves. Il se peut que les
problèmes présentés soient d'ordre assez concret; le maître devra les acheminer
vers un plan philosophique, en les rattachant à une signification plus englobante,
en leur assignant une place dans la constellation des grandes questions
philosophiques. Ce n'est qu'après avoir pris conscience du fait qu'ils se posent des
problèmes d'ordre philosophique que les élèves seront vraiment désireux d'en
éclairer quelques-uns au moyen de la démarche philosophique. Cet éveil
philosophique doit être un étonnement de la conscience, une sorte de regard neuf
et primitif sur le monde; cette candeur de l'interrogation vibre encore, après deux
mille ans, dans les écrits de Platon.
946.
Il est utopique de penser qu'on va transformer tous les étudiants en jeunes
philosophes. On doit surtout viser à leur apprendre comment procède la
philosophie, quelle sorte de rigueur doit être la sienne, comment on doit la lire; les
méthodes de la philosophie ne sont pas celles de la littérature, ni celles des
mathématiques, ni celles de la science expérimentale; voilà surtout ce qui doit
rester à l'élève, après une certaine initiation à la culture philosophique. On doit
donc limiter l'ambition des programmes de philosophie. Les méthodes que nous
avons suggérées - recherche en commun, laboratoire du raisonnement, séminaires sont des méthodes qui prennent du temps. Mieux vaut étudier quelques problèmes
durant une année, de cette façon inductive, lente et systématique que d'apprendre
par coeur un système philosophique au complet, en résumé ou dans l'original. On
doit se compter heureux si, après avoir réussi un certain accrochage des élèves aux
problèmes de la philosophie, on leur apprend à s'orienter dans l'univers
philosophique, on leur indique où trouver des éléments de réponse à leurs
questions, on les habitue aux rudiments du langage métaphysique le plus courant,
on tes entraîne à la réflexion, à l'analyse, à un certain mouvement dialectique dans
l'intention profondément naturelle de chercher avec eux la réponse à des questions
qui habitent leur esprit ou qu'on y a fait naître.
956. II nous semble important d'assurer aux étudiants, à la fin de leurs études
générales, une initiation à la philosophie, afin de leur ouvrir l'esprit aux grands
problèmes de l'humanité et afin de les habituer à se servir de leur raison de façon
rigoureuse et méthodique. Ce temps passé à réfléchir n'est pas du temps perdu; il
libère l'homme par l'intérieur, lui donne le courage intellectuel de résister au flux
des pressions qui s'exercent sur lui, de se surpasser lui-même; chacun pourra en
retirer le sentiment que l'être humain, tout faillible qu'il soit, assailli de doutes et
d'incertitudes, possède, au milieu de la création, la dignité suréminente que lui
donne la raison. Cette initiation philosophique, tellement significative, doit être
confiée à des professeurs qualifiés. C'est pour en assurer l'organisation et la
qualité que nous formulons les recommandations qui suivent.
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