GROSSESSE ET ADOLESCENCE Dr PETROVIC, Pédopsychiatre, Maternité du Kremlin Bicêtre, Fondation Vallée 17/11/2016 CENTRE HOSPITALIER UNIVERSITAIRE DE BICETRE PLAN • 1) Introduction • 2) Historique • 3) Epidémiologie • 4) Risques médicaux et/ou psychosociaux • 5) Développement psychique et maternité • 6) Situations cliniques 1) Introduction • La grossesse à l’adolescence est une situation complexe, • • • • ancienne, et comme tout « fait humain total », son histoire pèse fortement sur notre perception actuelle, que ce soit l’histoire « ancienne », ou l’histoire « récente ». Il est intéressant de voir les différences de fréquences de ces situations entre pays, et son évolution en France, pour mieux cerner les problématiques sous-jacentes. Les risques de ces situations sont essentiellement « psychosociales » et assez peu « médicales » au sens restreint. Il est important de resituer ces grossesses dans le développement psychosexuel normal des femmes pour mieux les comprendre. Quelques situations cliniques nous permettront finalement de nous focaliser sur les prises en charge que nécessitent ces situations. 2) Historique A/ Renaissance 2) Historique A/ Renaissance • « Les filles mères » : avant le mariage, les jeunes femmes qui choisissaient de garder leur enfant était mises au banc de la société +++ : impossibilité de travailler, choisir de vivre dans la misère toute sa vie. • L’abandon de l’enfant était fréquent (2-3 % des naissances au XVIIIième) et encouragé par la société ; c’était un moyen d’éviter les infanticides et de donner une chance à l’enfant malgré sa naissance « illégitime », hors « liens sacrés du mariage ». • Des lieux d’accueil se développent dans toute l’europe à partir du 15ième siècle (hôpital Saint Vincent de Paul à Paris) : des « tours », sortes de « boîtes à bébé » permettent un abandon anonyme en ville. Les enfants sont ensuite envoyés à la campagne dans des familles d’accueil. 2) Historique B/ Depuis 1945 • Changements sociétaux majeurs dans les droits des femmes et dans la procréation : l’avancée dans les droits des femmes révolutionne la société dans son ensemble. • Maîtrise de la fécondité : découplage sexualité/maternité • Etapes clés : - Droit de vote des femmes 1945 - Contraception possible en 1967 (gratuite et anonyme en 1974) - Accouchement médicalisé et « sans douleur » (Lamaze, années 70) (auparavant, beaucoup d’accouchements à domicile) - Avortement légalisé en 1975 (remboursé par la sécurité sociale en 1982 ; en 2001 : possible sans autorisation parentale, et passe de 10 SA à 12 SA ; en 2012 : IVG remboursée à 100%) - Pilule abortive en 1987 (gratuite et anonyme en 1999) - Prescription de la contraception par les sages femmes en 2009 3) Epidémiologie A/ selon les pays • Très variable Chiffres du nombre de naissances chez des femmes de 15 à 19 ans en 1997 (globalement stables depuis) : • 30/1000 en Angleterre • 14/1000 en Suède • 9/1000 en France • 5/1000 en Suisse • 55/1000 aux Etats-Unis (chiffre le plus élevé des pays industrialisés qui décroit le moins ; grande présence des maternités précoces dans la communauté noire ; influence des inégalités sociales ++) 3) Epidémiologie B/ En France 4) Risques A/ Risques médicaux • Ils sont quasi inexistants lorsqu’ils n’y a pas de risques psychosociaux associés. • Mais dans la plupart des cas, il y a des risques psychosociaux associés qui induisent des risques de : - MAP (menace d’accouchement prématuré) - RCIU (retard de croissance intra utérin) - Prématurité (11% VS 6% en population générale, mais 13 % dans la population socialement défavorisée) - Suivi médical tardif fréquent (déni ou dénégation de la grossesse) : en moyenne, début de suivi à 6 mois de grossesse (5 à 10 % sont découvertes à l’accouchement) • Le jeune âge est plutôt un facteur de protection médical (faible taux de césariennes, poids des bébés normaux). 4) Risques B/ Risques psychosociaux • Ce sont doublement les principaux risques : à la fois éléments forts de détermination causale des grossesses et « aggravation » des difficultés psychosociales du fait de la grossesse. Voire « répétition des scenarios de vie ». • Selon Le Van (1998), « il apparaît clairement que le vocable grossesse adolescente ne saurait désigner une réalité univoque, et donc participe plutôt à occulter une pluralité de situations » (grossesses souhaitées ou non, âges différents (de 13 à 17 ans : problématiques différentes), histoires de vie, personnalités, …). • La survenue d’une grossesse à l’adolescence va être influencée par une multitude de facteurs de natures différentes (multiples études sur le sujet). 5) Développement psychique et maternité A/ Puberté • Passage de l’auto-érotisme infantile (rêves de toute puissance, objet fantasmatique) à la sexualité (corps réellement puissant, objet réel). • Passage imposé, non choisi dans sa temporalité (gêne, timidité, honte, …) ou dans sa forme (anorexie, …) : possibles vécus d’effraction interne (règles…), +- traumatiques. • Réveil des pulsions sexuelles endormies, voire découverte d’une nouveauté radicale, de nouvelles perceptions, d’une nouvelle identité (« avoir un corps VS être un corps »). • Réaménagements à tous les niveaux : vécu intime et corporel, regard sur soi, regard des autres, nouveau statut social. 5) Développement psychique et maternité B/ Adolescence • Gains et pertes (deuil de la bisexualité psychique) : devenir une femme c’est aussi renoncer à être un homme, entrer dans une quête de l’autre différent, avoir un vécu d’incomplétude, s’éloigner de ses parents (nouveaux enjeux : inceste désormais possible). • Travail psychique nécessaire pour réaménager son positionnement : « crise identitaire » dont l’issue est le plus souvent favorable, d’autant plus que l’adolescente a des appuis externes (familiaux, amicaux, …) et que son enfance n’a pas été (trop) traumatique. • Relance des dynamiques identificatoires (nouveaux choix d’objet, modifications des relations familiales, mouvement vers l’extra-familial) avec appui identitaire et protection toujours nécessaires (« se séparer sans se perdre ») (« seconde phase de séparation-individuation »). • « Crise parentale » : les parents doivent accepter la « désidéalisation », les nouveaux choix de l’adolescente, le réaménagement des places familiales. 5) Développement psychique et maternité B/ Adolescence • Passage de l’identité sexuelle féminine à « l’être femme » : mère et fille se trouvent désormais en situation de rivalité réelle (mêmes possibilités de sexualité génitale). • C. Eliacheff : « la fille en tant que femme, en tant qu’être sexué, n’est plus la fille en tant qu’enfant. Exclues de la vie amicale ou amoureuse de leur fille, les mères chercheront peut-être à retarder ce moment funeste en la coupant du monde ; ou bien à s’immiscer dans ces relations et en en conservant le contrôle, histoire, bien sûr, de ne pas laisser l’enfant s’égarer. » • La transformation identitaire de l’adolescente est moins « canalisée » par des pratiques rituelles actuellement dans notre société qu’elle ne l’a été auparavant. 5) Développement psychique et maternité C/ Maternité • PC Racamier : la maternité est vue comme une véritable phase du développement psycho-affectif de personnalité de la femme (« maternalité »). • Comme à l’adolescence, il y a un double aspect de « crise » et « d’intégration » de nouvelles possibilités du self. • Réactivation de conflits anciens, plus ou moins inconscients : les images contrastées de sa propre mère sont revisitées, réexpérimentées et se projettent d’une nouvelle façon sur sa mère, sur elle-même et sur l’enfant à naître. • Comme pour l’adolescence (puberté VS adolescence), il peut y avoir une disjonction entre les phénomènes biologiques et le vécu psychique : la maternalité peut être différée voire non vécue (enfant non attendu, troubles psychiatriques graves,…) 5) Développement psychique et maternité C/ Maternité • Comme pour l’adolescence, d’importants remaniements psychiques se font durant cette « crise d’identité » • Pour M. Bydlowski, durant la grossesse, on peut parler de « transparence psychique » : les représentations habituellement refoulées et inaccessibles sont communicables plus facilement, témoignant du travail psychique en cours. • Le sentiment d’identité personnel peut être fragilisé, plus diffus, notamment du fait de la réalité de la symbiose mère/bébé • D. W. Winnicott a décrit, à la fin de la grossesse, l’état de « préoccupation maternelle primaire » qui est une « folie normale », une sorte de focalisation extrême sur les besoins du bébé, préparatoire à son arrivée et permettant le meilleur ajustement possible les semaines après la naissance. 5) Développement psychique et maternité C/ Maternité à l’adolescence • S. Lebovici : « leur grossesse a été prématurée comme leur vie. Elles n’ont pas fini d’être filles qu’elles sont déjà mères. » • Il y a donc une « double crise maturative » : l’adolescence et la maternalité modifient le corps, les hormones, le statut social, remanient les conflits psychiques, remettent en cause les identifications et le sentiment d’identité personnel. • Il y a donc une possibilité de « maturation doublement accélérée », et les craintes suscitées par ces grossesses sont très liées à l’incapacité de se représenter l’ampleur et l’intensité des changements qui peuvent pourtant se dérouler de façon très satisfaisante. 5) Développement psychique et maternité C/ Maternité à l’adolescence • Pour L. Coin, « La grossesse fait toujours violence à une femme ; c’est une expérience qui traverse le corps, une expérience à la fois de maîtrise et de non-pouvoir, une expérience d’étrangeté du corps et de plénitude. Cette violence atteint son paroxysme au moment de l’adolescence de par la propre crise identitaire de cette période de la vie. » • M. Titran : « On parle beaucoup d’angoisses, de soucis et de problèmes que ces jeunes femmes ont, mais en fait, c’est à peu près les mêmes problèmes que n’importe quelle maman qui porte un enfant, sauf si on rajoute aux problèmes de cette maman les problèmes des professionnels qui la rencontrent. (…) Il est absolument nécessaire de confirmer cette maman dans l’idée qu’elle est la meilleure des mamans possibles pour ce bébé. » 6) Situations cliniques A/ Pourquoi un suivi médical tardif ? • 1) L’adolescente connaît sa grossesse : elle est le plus souvent terrorisée, cache ce qu’elle sait et s’enferme dans sa solitude. Elle peut « tout faire pour oublier », « éviter de se rendre compte » (pensée magique : ne pas voir pour faire disparaître). • 2) L’adolescente méconnait sa grossesse : elle connaît encore mal son « nouveau » corps, interprète mal sa prise de poids, peut avoir des fausses règles. Le déni est alors inconscient, s’étend réellement à son corps et il est le plus souvent contagieux (proches, médecins, …). 6) Situations cliniques B/ Schémas fréquemment retrouvés 1) Les « bébé-couples » Une très jeune femme mariée, inscrite dans sa culture d’appartenance, vivant en couple, fait un choix clair d’avoir un bébé. Il n’y a en général aucune difficulté dans ces cas de figure. 2) La grossesse accidentelle chez une adolescente vivant chez ses parents Les réactions des familles sont très variables : rejet de l’adolescente, IVG (+ de 50%) en France ou à l’étranger (délais dépassés), adoption, accueil du bébé dans la famille,… La difficulté est de donner à l’adolescente les moyens de faire son propre choix et non pas celui de sa famille : risques de « rapt » par la GMM, d’IVG « traumatique », … 6) Situations cliniques B/ Schémas fréquemment retrouvés 3) L’adolescente en détresse, en rupture avec sa famille et l’école Parfois, la grossesse a été désirée, mais le plus souvent la grossesse est décrite comme accidentelle. Il y a fréquemment une recherche pour « combler un vide » relationnel et affectif, une volonté d’exister par le biais de cette grossesse qui vient revaloriser la jeune femme (« ça y est ! J’existe enfin pour les autres! »). Mais la désillusion est fréquente et l’accompagnement précoce serait nécessaire pour les préparer à leur futur nouveau rôle de mères (et les « désillusionner en douceur » avant l’arrivée réelle de l’enfant). Ces grossesses peuvent également être « transgressives », dans un contexte de passages à l’acte fréquents et de défiance vis à vis des adultes. L’accompagnement est alors bien plus délicat. 6) Situations cliniques B/ Schémas fréquemment retrouvés • Il y a également des « grossesses-réparation » visant à obtenir un objet d’amour qui pourrait lui donner tout ce dont elle a toujours manqué. • On décrit aussi des « grossesses-SOS » visant à attirer l’attention sur leur situation, des « grossesses-identité » permettant à la jeune femme d’enfin se définir aux yeux des autres. • Fréquemment, il y a aussi des « grossesses-répétition » : la mère de la jeune fille (voire sa grand mère) ont également eu leurs enfants très précocement. • On pourrait décrire finalement autant de schémas que de jeunes filles et c’est avant tout l’écoute et l’accompagnement individualisés qui doivent primer. 6) Situations cliniques C/ Un exemple récent • Irène, 16 ans, se présente à 3 mois de grossesse à la maternité du KB. • Elle est logée chez son compagnon, dans un appartement sans bail ; celui-ci est âgé de 33 ans, et elle est en couple avec lui depuis 4 ans. • Son histoire familiale est complexe : sa grande sœur (5 ans de plus qu’elle) a dénoncé des abus sexuels lorsqu’elle avait 2 ans ; elles sont ainsi placées en famille d’accueil jusqu’aux 7 ans d’Irène puis elle retourne à domicile. Son père décède d’un cancer ORL lorsqu’elle a 12 ans. Elle sera de nouveau placée peu après le décès de son père suite à des conduites hétéroagressives répétées sur sa mère. Elle fuguera à répétition des foyers où elle sera placée, passant notamment 6 mois avec son compagnon, à se cacher avec lui en changeant régulièrement de domicile. 6) Situations cliniques C/ Un exemple récent • Elle a une référente ASE et une référente UEMO judiciaire ; elle a été hospitalisée en milieu pédopsychiatrique à plusieurs reprises (3 mois pour dépression et auto-mutilations répétées) puis 6 mois en soin-études. Ses difficultés scolaires ont orienté vers un redoublement de la 4ième et vers l’idée d’une orientation en CAP par la suite. • Elle est accueillie en premier lieu par la sage-femme de PMI qui nous sollicite pour un entretien avec Irène. • Nous la recevons ensuite en binôme pédopsychiatre et assistante sociale lors d’une hospitalisation pour « douleurs » sans cause réellement retrouvée et nous la reverrons toutes les 3 semaines environ. 6) Situations cliniques C/ Un exemple récent • Elle parle facilement et abondamment de son parcours de vie difficile • • • • et de son vécu « abandonnique ». La relation, conflictuelle, avec sa mère est centrale dans ses préoccupations. Elle est anxieuse, de façon labile, et les interactions avec celle-ci sont l’occasion de « grands énervements » suivis « d’intense culpabilité ». Irène ne peut décrire « finement » ce à quoi elle pourrait s’attendre pour l’arrivée de son bébé : elle utilise des mots crus pour décrire sa perception de la grossesse (« il bouge tellement dans mon ventre, il me tabasse de l’intérieur »). La relation avec le futur père est très originale : elle « décide de tout » malgré l’importante différence d’âge ; les relations semblent tendues et fluctuantes et étonnamment, c’est la mère d’Irène qui encourage sa fille à poursuivre sa relation avec le futur père. Elle porte un voile « intégral » en dehors de la maternité mais porte un « débardeur décolleté » à la maternité, ce qui a suscité des mouvements d’agressivité de son compagnon à mon égard (!?) 6) Situations cliniques C/ Un exemple récent • Son compagnon et sa mère souhaiteraient que la grossesse soit • • • • suivie à la maternité, qu’Irène ne reste que quelques jours à la maternité pour retourner au plus vite auprès de son compagnon. Nous préconisons une orientation en hôpital « mère-enfant » au Vésinet en prénatal et en postnatal, ce avec quoi Irène est en accord lorsqu’elle est vue seule. Vue avec sa mère et son compagnon, elle « change de point de vue » et nous fait part de son irritation à ce que l’on s’oppose « à eux ». Le soir-même, après un entretien conflictuel, elle déclenche une MAP, est hospitalisée et acceptera l’orientation au Vésinet « pour ne pas perdre l’enfant ». Elle y est restée environ 4 mois ; elle a eu une petite fille qui va bien, à terme, mais les relations avec sa mère et son conjoint restent conflictuelles et fluctuantes ; un retour à domicile s’est déroulé avec un suivi en pédopsychiatrie. Bibliographie • Lorenza BETTOLI, Parents mineurs : la grossesse, facteur de • • • • maturation pour les jeunes parents ? Quels risques comporte-t-elle ? Quel accompagnement à Genève ? In Thérapie familiale, Genève, 2003, vol 24, n2, pp. 179-191 Joëlle BERREWAERTS Florence NOIRHOMME-RENARD, Les grossesses à l’adolescence : quels sont les facteurs explicatifs identifiés dans la littérature ? Juin 2006 https://www.uclouvain.be/cps/ucl/doc/reso/documents/Dos40.pdf Micheline BLAZY, L’adolescente enceinte, Manuel de psychologie clinique de la périnatalité, 2012 Laura COIN, Grossesse à l’adolescence : événement de vie, avènement d’un sujet, thèse de psychiatrie, 2005, http://psyfontevraud.free.fr/theses/coin2005.pdf Misgana GHEBREYESUS. Pratiques contraceptives et grossesses `a l’adolescence : etude comparative entre la Grande-Bretagne, la France et la Suède. Gynecology and obstetrics. 2014. http://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01070881/document