De la psychiatrie transculturelle à la psychiatrie

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Du migrant malade
à l’ « étranger » en terre médicale
et
de l’approche transculturelle
à la psychiatrie de liaison
Silla M. CONSOLI
Cours introductif au DU Santé, Maladie, Soins et Culture, 12 novembre 2007
1
Souvenirs, souvenirs…
Fin des années 70 – début
des années 80
Implantation d’une Unité de psychiatrie en hôpital
général (l’hôpital Broussais)
Relations de partenariat professionnel et d’amitié
avec Migrations Santé et le Centre Françoise
Minkowska
2
Et plus loin encore…
On réécrit indéfiniment sa
propre histoire
Tentative de retrouvailles avec l’objet perdu ou
tentative de consommer la rupture, en la dépassant
et en la sublimant ?
Toute ville natale (et certaines villes, peut-être plus
que d’autres) constitue(nt) à la fois une invitation au
départ et un gage de nostalgie sans fin…
3
4
5
6
Toute identité s’appuie
sur une succession
d’attachements et de
pertes ou de ruptures
Dialectique freudienne de l’être et de l’avoir
7
Penser au film de
Radu Mihaileanu
Va, vis et deviens
1984 : des centaines de milliers
d'Africains frappés par la famine se
trouvent dans des camps, au Soudan.
Opération Moïse menée pour emmener
des juifs éthiopiens vers Israël.
Une mère chrétienne va déclarer son fils
de 9 ans juif pour le sauver…
8
Septembre 2005, Istanbul
Congrès de l’Association Européenne de
Psychiatrie de Liaison et Psychosomatique
(EACLPP)
Thématique de la psychiatrie transculturelle :
Occasion d’une « conférence invitée »
et d’un bilan de parcours
9
Deux objectifs
complémentaires pour la
psychiatrie transculturelle
1. Différencier,
en
psychopathologie,
ce
qui
est
universel de ce qui est
influencé
par,
ou
même
spécifique à chaque culture
2.
Mieux décrire les facteurs de vulnerabilité et les
manifestations pathologiques propres aux groupes
ethniques minoritaires, à des patients d’origine
étrangère ou aux enfants de migrants

Meilleure détection, soins plus performants et
meilleure prévention
10
Trois cas cliniques pour
commencer à réfléchir
S. Consoli. Dépression et émigration. Théorie et pratique thérapeutiques.
1983, n° 33 : 9-25.
11
Mr A. : une intolérance alimentaire soudaine,
lourde de conséquences … et de sens
• Travailleur immigré portugais de 44 ans.
• Douleurs post-prandiales, nausées, vomissements.
• Suspicion de pancréatite ; bilans multiples.
• L’amaigrissement se poursuit. Le découragement
s’installe.
• Manœuvre de chantier ; en France depuis 7 ans.
• N’a jamais eu d’arrêt de maladie.
• Marié, 4 enfants. Attend d’avoir un logement plus
spacieux pour faire venir sa famille.
12
Mr A. : suite…
• A partagé, jusqu’au mois précédent, l’appartement
de sa sœur et de son beau-frère (seul lien familial
en France).
• Dispute violente. Paroles blessantes du beau-frère.
• Part loger dans un hôtel : début des troubles …
• En convalescence au Portugal et grâce à la
nourriture préparée par sa femme, atténuation des
troubles.
• Réapparition des symptômes dès le retour en
France.
13
Mr A. : Commentaires…
• Attention à le pas tomber dans la facilité du
diagnostic de trouble somatoforme ou de « plainte
médicalement inexpliquée » et de l’explication
psychosociale, sous prétexte de l’origine
étrangère d’un patient soumis à des conditions
économiques et affectives éprouvantes.
• A l’inverse, comment savoir mettre un terme
raisonnable aux investigations complémentaires ?
• Entre la perte et la blessure narcissique.
• Nourriture maternelle et nourriture étrangère.
• Le retour temporaire au pays : utilité et limites.
14
Mr B. : l’histoire du bout de verre
• Travailleur immigré algérien de 55 ans.
• Manœuvre dans une entreprise téléphonique depuis
15 ans, après avoir eu plusieurs autres emplois.
• Sa carte de séjour touche à sa fin.
• Vit seul à Paris. Vie plutôt ascétique. Sa femme, sa
mère et ses 3 enfants sont au pays.
• Perdu son père à 9 ans, et peu après, son frère, des
suites d’une hémorragie nasale.
• Retourne au pays l’été, mais là, personne ne le
connaît plus.
• Fils cadet non scolarisé, resté dans les jupons de la
mère .
15
Mr B. : suite…
• Douleur aiguë en mordant son sandwich.
• Expulsion immédiate d’un petit bout de verre dans
un crachat sanguinolent.
• Conviction qu’un autre bout est allé se nicher au
fond de la gorge.
• Plaintes diverses. Arrachage d’une dent. Angoisse.
Peur de mourir d’une « migration » du bout
hypothétique, de l’estomac vers le cœur.
• Indique, avec son doigt enfoncé dans sa gorge, aux
médecins qui essayent de le rassurer, l’endroit
précis où il sent le bout restant : il en est sûr !
Réclame des « radios ».
16
Mr B. : Commentaires…
• La sphère ORL : carrefour de tous les dangers.
• Précarité, insécurité, désorientation, ignorance
des réalités anatomiques et administratives : un
petit rien fait soudain de cet homme un être en
sursis.
• De quel « corps étranger » s’agit-il ?
• S’incruster ? Expulser - se faire expulser ?
• Qui menace qui ?
17
Le troisième cas sera repris de façon détaillée dans un TD
18
Mr C. : la conscience douloureuse de la
difficulté à « dire »
• Travailleur immigré algérien de 36 ans, arrivé en
France à l’âge de 17 ans.
• Employé
aux
cuisines
d’un
établissement
appartenant à une chaîne de restauration rapide,
après avoir eu plusieurs autres emplois.
• Parents morts tous les deux quand il était très petit.
• Vit seul à Paris. Femme au pays. Longue période de
stérilité. Finit par avoir un garçon la fois où il décide
de passer 3 mois de vacances chez lui, mais il est
obligé pour cela de démissionner d’un emploi stable.
19
Mr C. : suite…
• Épisode banal à l’origine d’une douleur dans les
« reins » avec irradiation testiculaire (effort violent
au travail).
• Pas d’arrêt de travail. Fatigue. Anorexie. Frilosité.
• Retourne en convalescence au pays.
20
Mr C. : suite…
• Sentiment d’insécurité, loin de la France. Survenue
de troubles érectiles.
• Début d’un engrenage… Impossibilité de reprendre
le travail.
• La « négativité » des bilans somatiques ne fait
qu’aggraver son désarroi.
• Diagnostic de dépression vraisemblable.
• Proposition que son parcours médical puisse être
filmé.
• Acceptation du patient (avait-il le choix ?)
21
« Je ne peux
pas dire »
Un film réalisé en partenariat avec le Comité Migrations et Santé
dans l’espoir de sensibiliser les professionnels de santé à la
prise en charge des troubles somatoformes et aux troubles de
l’humeur avec présentation dominante somatique, chez les
travailleurs immigrés vivant en France
22
Mobilisation de toute une équipe et du patient lui-même
23
Tournages à l’hôpital
Tournages en extérieur
Moments d’intimité
24
Que ne pouvait-il pas dire ?
Manier des mots d’une
langue étrangère pour
lui (le français)
Mettre en mots sa vie affective,
lui dont l’existence en France ne pouvait se justifier
que comme un corps capable de produire du travail
Gêner son interlocuteur en évoquant des domaines
couverts par la pudeur
Protester contre sa position de faiblesse, les injustices
subies, les humiliations encaissées
25
Les migrants insuffisamment
“acculturés”, mais aussi les sociétés
non occidentales privilégieraient-ils
le “langage du corps” ?
26
Étude internationale sur les relations entre symptômes
somatiques et dépression chez 5447 patients consultants
dans 15 centres de soins primaires sur les 5 continents.
G. E. Simon et al, New Engl J Med 1999, 341 : 1329-35
 Remplissage par les patients du GHQ-12
 Deuxième étape = interview structuré
(CIDI)
Prévalence moyenne d’un Épisode Dépressif Majeur (critères du
DSM-IV) : 10.1 %
1.5 % Shanghai Seattle Mainz Ankara
Japon
Berlin
Grèce Paris
Manchester
Pays Bas
Brésil
Chili
27.3 %
27
Trois définitions de la somatisation :
1. Nature somatique des plaintes spontanées du
patient,
2. Présence d’au moins trois symptômes
somatiques médicalement inexpliqués,
3. Déni de tout symptôme psychologique de la
dépression lors de questions directes.
28
Somatisation = nature somatique des plaintes
spontanées du patient diagnostiqué comme déprimé
En moyenne 69 % des patients déprimés
45 %
Paris
Italie
Manchester
Chili
Berlin Japon
Brésil
Inde
95 %
Shanghai Nigéria Ankara
Ni un gradient Ouest-Est, ni un gradient Nord-Sud,
ni un gradient entre pays développés et pays en
voie de développement
Centres avec consultations
sur RV et relations M/m suivies
Centres avec consultations
sans RV et sans relations suivies
29
Somatisation = présence d’au moins trois
symptômes somatiques médicalement inexpliqués
En moyenne 50 % des patients déprimés
sans différence entre les centres
30
Somatisation = dépression avec déni de toute
détresse psychologique
En moyenne 11 % des patients déprimés
sans différence entre les centres
31
Nombre de symptômes psychologiques
2
Chili
1.5
Brésil
Pays-Bas
1
Paris
Ankara
Manchester
Seattle Grèce
Mainz
0.5 Nigeria
Berlin
Inde
Italie
Shanghaï
Japon
0.5
1
1.5
Nombre de symptômes somatiques de la dépression
32
Le fait de rapporter des symptômes somatiques
ne témoigne pas d’un refus ou d’une incapacité
de la part du patient de reconnaître la nature
psychique de sa détresse.
Se plaindre de son corps est perçu par les
patients comme une raison plus valable pour être
soigné par un médecin de soins primaires.
« Ticket d’entrée »
33
Le langage du corps, non pas comme le
signe d’un écart culturel ou d’un défaut
d’intégration…
… mais au contraire comme celui d’un
effort d’adaptation pour « parler la langue la
plus communément admise » dans un
système de soins assujetti, lui aussi, à un
impératif de rentabilité
34
De la psychiatrie transculturelle à
la psychiatrie de liaison
• Présentations somatiques des troubles mentaux
dans les services de médecine
• Patients d’origine étrangère
• Obsession comptable des séjours courts et de
la rentabilité des dépenses de santé
• La méfiance, voire le mépris de toute
hyperexpressivité émotionnelle. Le « syndrome
méditerranéen »
• Les patients indésirables…
35
De la psychiatrie transculturelle à
la psychiatrie de liaison
• Patients co-morbides (stigmatisés par l’étiquette
« psy »)
• « Étrangers » en terre médicale
• Réactions des soignants : excès d’empathie (rejet
en raison de la perception d’un excès de
proximité) ? ou absence de références et d’outils
conceptuels permettant de donner sens à une
telle forme de souffrance ?
36
De la psychiatrie
transculturelle à la
psychiatrie de liaison
Psychiatres de liaison
• Perçus comme un groupe à part des autres
spécialistes en psychiatrie
• Considérés comme des étrangers dans les
services de médecine
... une position qui comporte des points
communs avec le personnage du travailleur
immigré, étranger dans le pays d’accueil, et
étranger dans son propre pays d’origine …
37
Une des missions essentielles des psychiatres de liaison
Faire en sorte que les patients, qui présentent des
troubles mentaux perturbant le bon fonctionnement
d’un service de médecine ou des comportement de
santé paradoxaux (comme une non-observance, des
habitudes de vie à risque, un refus d’investigations
comlémentaires ou de soins), apparaissent plus
familiers, plus compréhensibles, et ainsi également
plus humains, aux yeux des soignants
De la différence radicale … à une proximité
inattendue, mais supportable
38
L’expérience de la maladie : troubles de
l’adaptation et besoin d’un soutien psychologique
Le séjour hospitalier en tant qu’immersion
dépersonnalisante et déréalisante dans une
“culture” qui est radicalement différente de celle
qui définit la vie quotidienne des patients
La violence de certaines hospitalisations
en tant que rite initiatique :
rite de passage, qui doit être accompli, tout en
évitant de pleurer ou de se plaindre, ou du moins en
évitant de pleurer ou de se plaindre de toute
détresse psychologique
39
Différences entre les rites d’initiation institués
socialement et les rites forcés de certaines
hospitalisations :
pas de soutien par le groupe social, solitude, pas de
préparation, absence de discours les accompagnant
Authentiques États de Stress Post-Traumatiques
(PTSD) après un séjour en Unité de Soins Intensifs
40
Risque de survenue de symptômes de Stress
Post-Traumatique chez les proches de patients
hospitalisés en Unité de Soins Intensifs
E. Azoulay et al, Am J Respir Crit Care 2005, 171 : 938-9
 284 familles
 symptômes de Stress Post-Traumatique chez 33 % des
membres de la famille, trois mois après la sortie de
l’hôpital ou le décès du patient dans l’Unité
 48 % si l’information reçue dans l’USI a été perçue
comme incomplète
 48 % si la famille a partagé certaines prises de décision
 50 % si le patient est décédé en USI
 60 % si le décès a été précédé par des décisions
concernant la fin de vie
 82 % si la famille a partagé des décisions concernant la
fin de vie
41
Devons-nous aider les patients concernés
ou leur famille à exprimer leurs émotions ?
L’exemple de nombreux patients atteints de cancer :
silence sur le problème le plus préoccupant et
déplacement sur d’autres sources de préoccupation
Fonction défensive et ajustment plus
efficace au stress
42
L’exemple des candidats à une transplantation cardiaque
S. M. Consoli et al, Rev Med Liège 1993, 48 : 5-19
Evaluation avant TC
Angoisse de mort
Devenir à deux ans
Survie
Décès
Déni
14
0
Expression
16
12
RR de survie = 1.75 (IC 95 % : 1.27 - 2.41)
43
Champ des transplantations d’organe :
 les conditions pour une incorporation psychique
réussie du corps étranger...
L’archétype de la relation de soins :
 le patient doit intégrer des objectifs sanitaires souvent
imposés de l’extérieur par les professionnels de santé
et perçus par lui comme étrangers et non familiers par
rapport à sa nature de base
 il doit accepter de devenir redevable et accepter d’être
transformé par la médecine et les professionnels de
santé
44
Modification des patients
grâce aux contacts avec les
soignants et les autres
professionnels de santé
Modification des soignants et autres
professionnels de santé grâce au contact
avec leurs propres patients :
 Écoute plus attentive des patients
 Intégration des préoccupations des patients
 Partage des décisions thérapeutques
45
Rencontre avec l’étranger :
 Receveur – donneur
(transplantations d’organe)
 Patient – soignant (relation de soin)
 Rencontre entre psychiatres de liaison et autres
professionnels des équipes de liaison et équipes
médicales somatiques
Culture Psychiatrique
Culture Médicale
46
... Laisser une partie de
soi chez l’autre avant
de partir...
... se laisser en partie
transformer par l’autre après
chaque rencontre...
47
Merci de votre attention
48
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