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Recherches Sociologiques,
2001/1 - Anthropologie Prospective
N'est-ce pas précisément ce que fit l'écrivain-journaliste, Jack London,
quand il partit, en 1902, en reportage au cœur des quartiers pauvres de Lon-
dres ? En fait, comme l'écrit Noël Mauberret dans l'introduction de la nou-
velle édition française du Peuple d'en bas, Jack London a «une idée simple,
aller explorer l'East End de Londres, non comme un journaliste "voyeur", ni
comme un orateur préparant discours ou conférences, mais comme un marin
en rupture de ban. Il ira vivre la vie des chômeurs et des sans-abri. Il habitera
avec eux et les suivra dans leur vie quotidienne. Puis il racontera ce qu'il
voit, ce qu'il vit. "C'est simplement le livre d'un correspondant œuvrant sur
le terrain d'une guerre industrielle. Vous remarquerez que s'il est impito-
yablement critique à l'égard d'un état de choses existant, il ne fait pas de pla-
ce à la théorie. C'est un récit des faits tels qu'ils sont". Voilà ce qu'il propose
à George Brett, le directeur de Macmillan, son nouvel éditeur, qui accepte. Il
va donc descendre au "cœur des ténèbres" de la ville la plus riche du monde,
capitale de l'empire le plus puissant de la planète, "avec un état d'esprit
d'explorateur". [... ] Pendant quatre-vingt-six jours, il va vivre au quotidien la
vie du quartier, accumuler et lire une documentation énorme, des centaines
de livres, d'articles, prendre des photos et taper son livre
à
la machine» (Lon-
don, 1999 :14-15).
Si on oublie (pour la circonstance) la question de l'anonymat (et donc du
déguisement de l'identité professionnelle), on pourrait soutenir que ce travail
de reportage relève d'une logique très proche de la démarche ethnographi-
que. Certes, le travail théorique et bibliographique n'apparaît pas et la publi-
cation finale s'adresse bien davantage à un large public qu'à un cénacle de
collègues, mais l'esprit «d'exploration» (nous dirions de "prospection") est
bien là, vivant et essentiel à la démarche. Cet esprit empirique d'exploration
quasi ethnographique, on le retrouve encore aujourd'hui dans les écrits et
perspectives journalistiques. Ainsi, dans un petit ouvrage récent, Françoise
Vey définit le reportage comme «une tranche de réalité, une coupe à travers
une situation sociale. Le journaliste commence par décrire ce qu'il a sous les
yeux: une rue, uriquartier, ou bien des paysages. Plus son tableau est précis,
plus il est riche, plus le lecteur, l'auditeur, le téléspectateur auront l'impres-
sion d'être à sa place. La fonction du reporter, c'est d'être les yeux, les oreil-
les, le nez d'un individu qui serait privé de tous ses sens. Àlui de faire appa-
raître des personnages intéressants, de les faire parler, de nous raconter leur
histoire. [... ] Travail d'observation méticuleux, intelligence d'une situation,
empathie avec ses protagonistes, le reporter doit être capable de comprendre
et de faire comprendre rapidement. C'est un fabricant d'instantanés. Photos,
images, sons: tout est bon pour traduire la réalité - "une" réalité -, en
prenant bien soin de préciser de quel point de vue on se place» (Vey, 2000:
23-24). Cette façon d'envisager le travail du reporter ne semble guère éloi-
gnée de ce qu'on pourrait attendre d'un ethnologue, en tout cas en ce qui
concerne la relation à «la réalité des choses» et aux gens. Dans le champ
journalistique, on peut retrouver cette vision également en termes de pres-
cription. Par exemple, un guide pratique affirme: «Le reportage, c'est le con-
tact avec les événements et les hommes. Le journaliste se laissera impression-