Les entretiens du Haut-Pas « Un projet pour l`homme, selon le projet

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Les entretiens du Haut-Pas
« Un projet pour l’homme, selon le projet de Dieu, lecture de Laudato si »
Le 9 décembre 2015
Par Joël Molinario
Un humanisme écologique ?
L’Encyclique Laudato si du Pape François est incontestablement un grand texte.
Il est remarquable par la nouveauté des sujets qu’il traite mais il est surtout neuf
par la manière dont il aborde la question principale à savoir l’écologie. François
parvient à penser l’écologie, l’économie, le politique, la pauvreté, la technologie
et l’anthropologie comme un ensemble solidairement complexe : en termes
scientifiques on peut dire que l’ensemble fait système, « étant donné que tout est
intimement lié » comme le dit le pape François §137 1 . A cause de cela, il est
difficile de détacher un aspect de cette Encyclique pour le traiter à part, c’est
pourtant ce que je vais tenter de faire. En effet, au cœur de Laudato si, le
chapitre III introduit une réflexion fondamentale sur des liens entre technologie,
anthropologie et écologie. Plus précisément les § 101 à 123 avancent des
arguments décisifs en vue de fonder un humanisme écologique sur une
anthropologie chrétienne. Il n’est évidemment pas question de réduire
l’encyclique de François à ce chapitre, mais à partir de ce chapitre III nous
avons une clé pour comprendre l’ensemble du texte.
Avant d’atteindre ce cœur de Laudato si, je voudrais commencer par situer les
grandes lignes de pensée du pape François et notamment son approche de
l’évangélisation qu’il a exprimé à plusieurs reprise et notamment dans EG.
Puis nous regardons brièvement la logique d’ensemble de l’Encyclique Laudato
si afin d’en apprécier la cohérence.
Dans un troisième temps nous nous attacherons à montrer l’anthropologie que
développe l’Encyclique. Puis quelles sont les ressources théologiques et
bibliques de cette anthropologie que l’on peut qualifier d’humanisme
écologique.
Enfin, quel débat avec la société et culture contemporaine François engage-t-il ?
I La pensée du pape François : une Eglise missionnaire. Quelques clés
1
Tous les numéros renvoient aux paragraphes de Laudato si. 1 Deux principes de base : l’Eglise existe pour évangéliser – pas d’évangélisation
si l’Eglise ne s’évangélise pas elle-même. Cette évangélisation prend racine
dans le baptême. (Disciples missionnaires)
a. Rencontrer et se convertir
3. J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à
renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au
moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher
chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse penser
que cette invitation n’est pas pour lui, parce que « personne n’est exclus de la
joie que nous apporte le Seigneur ».[1] Celui qui risque, le Seigneur ne le déçoit
pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers Jésus, il découvre que celui-ci
attendait déjà sa venue à bras ouverts. EG Laudato si appelle à une conversion
écologique, qui n’est pas d’abord l’adhésion à nouvelle doctrine, mais la
conséquence de la rencontre avec le Dieu créateur et ses créatures.
La foi n’est pas une idée, ni réductible à une doctrine, c’est d’abord une
rencontre avec quelqu’un. Cette rencontre nous transforme.
b. Rien n’est plus solide que le Kérygme
164. Nous avons redécouvert que, dans la catéchèse aussi, la première annonce
ou “kérygme” a un rôle fondamental, qui doit être au centre de l’activité
évangélisatrice et de tout objectif de renouveau ecclésial. Le kérygme est
trinitaire. C’est le feu de l’Esprit qui se donne sous forme de langues et nous fait
croire en Jésus Christ, qui par sa mort et sa résurrection nous révèle et nous
communique l’infinie miséricorde du Père. Sur la bouche du catéchiste revient
toujours la première annonce : “Jésus Christ t’aime, il a donné sa vie pour te
sauver, et maintenant il est vivant à tes côtés chaque jour pour t’éclairer, pour te
fortifier, pour te libérer”. Quand nous disons que cette annonce est “la
première”, cela ne veut pas dire qu’elle se trouve au début et qu’après elle est
oubliée ou remplacée par d’autres contenus qui la dépassent. Elle est première
au sens qualitatif, parce qu’elle est l’annonce principale, celle que l’on doit
toujours écouter de nouveau de différentes façons et que l’on doit toujours
annoncer de nouveau durant la catéchèse sous une forme ou une autre, à toutes
ses étapes et ses moments.[126] Pour cela aussi « le prêtre, comme l’Église, doit
prendre de plus en plus conscience du besoin permanent qu’il a d’être évangélisé
».[127]
c. La hiérarchie des vérités
2 « Une pastorale en terme missionnaire n’est pas obsédée par la transmission
désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force
d’insister. Quand on assume un objectif pastoral et un style missionnaire, qui
réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions, l’annonce se concentre
sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant et en même
temps plus nécessaire. La proposition se simplifie, sans perdre pour cela
profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante et plus lumineuse. »
EG35.
Toutes les vérités révélées procèdent de la même source divine et sont crues
avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus importantes pour
exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. Dans ce cœur fondamental
resplendit la beauté de l’amour salvifique de Dieu manifesté en Jésus Christ
mort et ressuscité. En ce sens, le Concile Vatican II a affirmé qu’ « il existe un
ordre ou une ‘hiérarchie’ des vérités de la doctrine catholique, en raison de leur
rapport différent avec le fondement de la foi chrétienne ».[38] Ceci vaut autant
pour les dogmes de foi que pour l’ensemble des enseignements de l’Église, y
compris l’enseignement moral. EG 36.
d. La réalité de la foi plus que l’idée
Le pape s’attache toujours à la résistance des faits… la crise actuelle n’est pas la
perte d’une idéologie, mais la perturbation de quelque chose : perturbation de la
relation à la terre, perturbation de la relation à autrui. (cf N.Hulot)
e. Le temps supérieur à l’espace
Cet aspect de la pensée de François est fort impliquant pour nous notre lecture
de Laudato si. Héritage du renouveau théologique qui a permis Vatican II, il
s’agit pour lui de déployer le principe de l’historicité de la foi chrétienne comme
une caractéristique première du fait d’être chrétien. Développé dans EG nous le
retrouvons ici. « Le drame de l’immédiateté politique, soutenue aussi par des
populations consuméristes, conduit à la nécessité de produire de la croissance à
court terme. On oublie que le temps est supérieur à l’espace, que nous sommes
toujours plus féconds quand nous nous préoccupons plus d’élaborer des
processus que de nous emparer des espaces de pouvoir ». Laud. 178
f. La périphérie est au centre
Le terme périphérie est emprunté à la sociologie urbaine. Mais François en
change le sens. Dans la sociologie urbaine la périphérie de se situe par rapport
au centre comme un processus de décadence. Au centre la richesse culturelle et
économique, le dynamisme des initiatives, the place to be. Plus on s’en éloigne,
plus la pauvreté gagne, moins la culture est présente, plus les populations sont
3 délaissées. Cela a donné nos cités et banlieues d’aujourd’hui. Sauf que pour
François, c’est à la périphérie qu’il faut aller justement parce qu’y sont présents
les délaissés de la terre, les délaissés de la croissance et du dynamisme d’un
pays. C’est donc là qu’il faut être dit François, parce que c’est là qu’est le Christ.
Le mot périphérie s’élargit. Il ne désigne plus seulement le rapport centre
banlieue. Il est aussi culturel et spirituel, il est aussi planétaire. Les pays riches
occidentaux ont pollué, polluent encore et les plus pauvres subissent. Le cœur de
la foi, le kérygme nous invite à aller là. Bref quand vous allez à la périphérie
vous êtes au centre là où le Christ nous attend.
L’Église “en sortie” est la communauté des disciples missionnaires qui prennent
l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent, qui fructifient et qui fêtent. «
Primerear – prendre l’initiative » : veuillez m’excuser pour ce néologisme. La
communauté évangélisatrice expérimente que le Seigneur a pris l’initiative, il l’a
précédée dans l’amour (cf. 1Jn 4, 10), et en raison de cela, elle sait aller de
l’avant, elle sait prendre l’initiative sans crainte, aller à la rencontre, chercher
ceux qui sont loin et arriver aux croisées des chemins pour inviter les exclus.
Pour avoir expérimenté la miséricorde du Père et sa force de diffusion, elle vit
un désir inépuisable d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre
l’initiative ! En conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. EG 24.
II La cohérence d’ensemble de Laudato si
L’Encyclique de François commence par un regard à la fois de pasteur et de
scientifique sur la réalité écologique de notre planète, qu’il qualifie de maison
commune. De pasteur, parce qu’il regarde le monde d’aujourd’hui avec les yeux
de la foi de François d’Assise, de scientifique parce que les constats qu’il fait
s’appuient sur des grandes recherches internationales les plus sérieuses (GIEC,
groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat et son 5è
rapport). Que se passe-t-il dans notre maison commune ? C’est la question à la
laquelle répond l’Encyclique dans ce premier chapitre. Les questions de
pollution, de climat, de biodiversité, de l’eau, de détérioration de la vie humaine
et les liens qu’il tisse entre le changement climatique et la dégradation de la vie
humaine et sociale en certains endroits de la planète. Les plus riches polluent le
plus, les plus pauvres subissent le plus.
Le second chapitre est théologique. Il a pour titre l’Evangile de la création. La
foi permet de penser l’écologie parce que la terre c’est la vie donnée par Dieu
aux hommes. La lumière de la foi à travers la sagesse biblique permet de
comprendre les ressorts de la crise écologique contemporaine. Il y a un lien
intrinsèque entre la fragilité de la créature et la dégradation de la création.
4 Le troisième chapitre, celui sur lequel nous nous arrêterons évoque la racine
humaine de la crise écologique.
Le chapitre 4 porte sur l’écologie intégrale, qui est la conséquence du chapitre 3
où François énonce le principe systémique du paradigme technologique, il
montre que le l’écologie n’est pas une question sectorielle, parmi d’autres, mais
bien une question globale qui touche la culture, la vie quotidienne le bien
commun la justice lien entre les générations.
Le chapitre 5 porte sur l’action de l’homme afin d’enrayer cette crise écologique
et c’est le dialogue qui est le principal instrument d’une prise de conscience et
d’une action commune de l’humanité.
Enfin, le dernier chapitre parle d’éducation et de spiritualité écologique. Dans
cette fin d’Encyclique François remonte en amont de toute action humaine, à
l’éducation à un autre style de vie et à une conversion écologique. Ici il ne s’agit
pas seulement de réparer mais d’entrer dans une manière de vivre en harmonie
avec la création attitude, style de vie qui reçoit la planète comme un cadeau.
L’écologie est donc un projet de vie intégrale.
A travers ces 6 chapitres, nous reconnaissons une structure pastorale que la
Conférence des évêques sud-américains a souvent fait jouer : le triptyque voir/
juger/agir. Mais on sait la manière avec laquelle le pape François fait jouer le
voir/juger/agir. En effet, le voir n’est pas seulement le regard extérieur et froid
de l’observateur, il s’agit du regard du pasteur avec les yeux de la foi qui se
conjugue avec celui du scientifique pour porter un regard d’amour sur une
situation blessée. De même l’action, n’est pas seulement la conséquence de
principes ou de jugement, elle est aussi ce qui doit anticiper le jugement par
l’éducation. Le jugement, celui de la Parole de Dieu, n’est pas une parole
extérieure mais elle rejoint l’homme et révèle celui-ci dans sa situation et lui
offre une manière de se convertir.
III La vision anthropologique de Laudato si
Allons maintenant au cœur de l’Encyclique où François explique les racines
humaines de la crise écologique
« On peut dire par conséquent, qu’à l’origine de beaucoup de difficultés du
monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire de la
méthodologie et des objectifs de la technoscience un paradigme de
compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement des
sociétés. » nous explique François. (§107) Nous sommes au cœur de la
cohérence de l’Encyclique. La technique n’est pas seulement un moyen dont les
5 conséquences écologiques sont mesurables, la technique est un paradigme, donc
une manière d’être et de comprendre avec laquelle nos sociétés appréhendent le
monde, la nature, les hommes et les animaux.
François n’est pas passéiste et il loue les bienfaits de la technique moderne pour
les personnes et les peuples (qualité de vie, soins, transports, communications
etc.) et il admire aussi la beauté de ce que l’homme peut réaliser en construisant
un avion, un pont ou un gratte-ciel ! ( §102-103). Il ne veut pas revenir à
l’homme des cavernes. (114) Mais pour François la technique a cessé d’être un
instrument elle est un pouvoir, en ce cas il parle de technocratie, elle est une
idéologie en ce cas il parle de technologue (§106). Ce terme, peu usité en
Europe, mais très fréquent en Amérique latine, signifie pleinement que la
technique s’accompagne d’un discours qui en fait une idéologie aujourd’hui
dominante : la réalité est entièrement disponible à la manipulation à la
domination et à la transformation, puisque tout progrès de découverte est un
bien car il n’y a plus d’instance de retenue. Deux aspects de la technologie :
premièrement, lieu de pouvoir, puisque l’être humain n’a jamais eu autant de
pouvoir sur lui-même (§104) et sur autrui pour ceux qui possèdent la
connaissance de la technique, deuxièmement, paradigme culturel, idéal
consumériste, (§108) puisque la technique a en fait remplacé la science et d’une
double manière. Le lieu commun du technologue est non pas la recherche de la
vérité mais celle de l’utilité consommable qui devient domination et la technique
fait l’objet d’une confiance sans limite pour un lendemain meilleur. (112) La
technique devient donc un destin.
Ce paradigme culturel est tellement dominant que l’économie et la politique s’y
soumettent naturellement puisque là aussi les progrès techniques infinis
permettront de résoudre tous les problèmes. Les techniques d’ajustement du
marché et des finances sont accompagnées des mêmes types de discours que la
biotechnologie ou les nanotechnologies. (§109) Mais la technique est un
principe englobant qui ne dit pas son nom puisqu’elle intervient toujours en
savoirs fragmentés qui ignorent l’ensemble. Donc le paradigme technologique
est paradoxal puisqu’il est de fait un lieu commun global de l’intervention
de l’homme sur le monde et sur lui-même, et en même temps les techniques
sont éclatées et semblent s’ignorer les unes les autres et ignorer leurs
répercussions. (§110)
Une fois le paradigme technologique expliqué, François nous invite à faire un
pas de plus par une analyse profonde de la crise anthropologique que traverse
l’humain soumis à la technique. La modernité finissante a dévié l’anthropologie
biblique pour une démesure anthropocentrique où l’homme n’a plus de juste
place puisque la nature reçue et sa vie reçue ne sont plus qu’une matière à saisir,
6 à exploiter et à consommer. (115) François dénonce un humanisme prétentieux
dominateur, « frénésie mégalomaniaque », « rêve prométhéen », humanisme qui
naturellement engendre la violence à l’égard des animaux, de la fragilité, de
l’étrangeté et de la nature. La nature environnementale doit être comprise de la
même manière que la nature humaine vulnérable. Si l’homme n’est pas capable
d’accueillir le pauvre, le handicapé l’embryon comme un don reçu (117) alors la
nature non plus ne sera pas un cadeau mais seulement un espace d’exploitation,
« on n’écoutera difficilement les cris de la nature elle-même ». (§117) François
en appelle à une révolution culturelle en vue d’un humain écologique, car il n’y
aura pas de nouvelle relation avec la nature sans un être humain nouveau ».
(§118) Au cœur du projet écologique il y a pour François un vrai projet
anthropologique selon le projet de Dieu : homme collaborateur de la création
selon ses capacités propres : connaissance, liberté, volonté et responsabilité.
Puisque l’homme a une responsabilité dans la dégradation de la planète terre, et
dans la vie des créatures, alors l’humanisme devient un projet écologique
intégral.
Ici François définit clairement l’anthropologie biblique que suppose cet
humanisme écologique et ceci par rapport à la Tradition occidentale depuis les
grecs. Pour François il faut discerner de quel humanisme on parle dans la foi.
Quatre étapes marquent la naissance et le développement de l’humanisme depuis
l’antiquité. Dans la première étape, celle de la différence, l’homme s’est
compris en se distinguant des autres espèces de façon substantielle. Le souci
était de montrer la spécificité de l’humain par rapport à l’animal. Les grecs ont
mis en avant deux spécificités, le logos et la cité, c’est-à-dire l’homme
raisonnable et l’animal politique. 2 La seconde étape est celle de la supériorité.
Elle s’ajoute à la première étape, en ce sens que l’humain distingué de l’animal
s’efforce de se montrer supérieur à lui, mais cependant pas encore supérieur en
tout et à tout dans l’univers. Aristote, Plotin autant que le judéo-christianisme
assigne une place importante à l’homme mais relative à Dieu et à la nature.
« Qu’est-ce que l’homme pour que tu penses à lui » dit le Psalmiste. (Ps 8,5-9)
La prééminence de l’homme dans la Bible ne vient pas de ses qualités naturelles
propres, mais d’une grâce, celle de la création et de l’incarnation.3 Il en découle
une éminente dignité reconnue de l’antiquité jusqu’à la Renaissance. 4 La
troisième étape est celle de la conquête de la domination de l’homme sur les
autres espèces. Le XVIIè siècle en a posé la première pierre avec Bacon et
Descartes, le premier parle du « Règne de l’homme », (regnum hominis), le
2
Ibid. p.14‐15. Ibid. p.17‐18. 4
L’italien Gianozzo Manetti écrivit le premier traité sur la dignité de l’homme en 1453 ; De dignitate et excellentia hominis, éd. E.R. Leonard, Padoue, Antenore, 1975. 3
7 second de l’homme « maître et possesseur de la nature ». 5 Ici, la supériorité
n’est pas donnée par un Dieu ou par une nature, elle n’est pas reçue d’emblée
elle doit se conquérir de haute lutte. « L’homme réalise sa supériorité en
devenant le maître de la nature », explique Rémi Brague. 6 Plus tard pour Fichte,
l’homme est présenté comme Seigneur de la nature qui doit être sa servante.
Cette domination devient une exigence que le travail, œuvre de l’homme,
accomplit pleinement. 7 L’humanisme exclusif caractérise cette quatrième et
dernière étape. Avec Marx et Auguste Comte, en passant par Feuerbach,
l’homme devient Dieu. « La divinité suprême devant laquelle il ne saurait y
avoir d’autres divinités » affirme Marx à propos de l’homme dans sa thèse de
doctorat de 1841. 8 Quant à Auguste Comte, il qualifie l’homme de « grand
être » 9 ou « d’être suprême », qualificatif jusqu’ici réservé à Dieu chez
Rousseau ou par Révolution française. 10 C’est seulement lors de cette quatrième
étape que le substantif humanisme est apparu afin de manifester en l’homme un
être suprême remplaçant les dieux. 11
Cet humanisme exclusif engendra son opposé, l’antihumanisme puis le
déconstructivisme (Foucault) de la french theory notamment.
Il est clair pour François que la crise écologique que nous vivons est le résultat
d’une auto prétention démesurée de l’homme, un humanisme exclusif. Mais
aujourd’hui cet humanisme a eu des effets pervers. L’homme a tellement cru en
la technique qui lui permettrait de dominer le monde, que la technique le
dépasse maintenant et c’est le paradigme technologique qui est dominant et
l’homme se soumet au destin de la technique. François cherche alors la juste
mesure de l’homme dans la création. Cette mesure il la trouve dans la Bible et la
tradition spirituelle chrétienne.
IV Les ressources théologiques d’une anthropologie
« Ces récits [la Bible] suggèrent que l’existence humaine repose sur trois
relations fondamentales intimement liées : la relation avec Dieu, avec le
prochain et avec la terre. Selon la Bible ces trois relations vitales ont été
rompues, non seulement à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de nous. » (§ 66)
5
René Descartes, Discours de la méthode, VI, in Œuvres, éd. Ch. Adam et P.Tannery, Paris, Léopold Cerf, 1902, t.VI, p.61‐62. 6
Rémi Brague, op.cit. p.18. 7
Ibid. p.20. 8
Karl Marx, Differenz der demokritischen und epikureischen Naturphilosophie, 1841, préface, Werke, « Ergänzungsband », Berlin, Dietz, 1968, p.262‐263. 9
Auguste Comte, Discours sur l’ensemble du positivisme, 1848, « Conclusion générale », éd. Petit, GF‐
Flammarion, 2008, p.452 et passim. 10
Ibid. p.21. 11
Ibid. p.22. 8 L’anthropologie biblique est relationnelle. Mais pas seulement d’homme à
homme : (§64) mais aussi entre toutes les composantes de la réalité, nature,
animaux, et la source de tout, le créateur. Ainsi pour notre pape l’harmonie que
François d’Assises vivait avec toute la nature doit être interprétée comme une
guérison de cette rupture. Dans cette harmonie, il retrouve ainsi la nature avant
le péché. (§ 66)
Mais cela n’entraine pas pour autant une indifférenciation des êtres et des
créatures de l’univers. Car il y a bien une éminente dignité de la personne
humaine dans la création, car chacun est créé par amour à l’image et à ma
ressemble de Dieu. (§65) « Cela ne signifie pas que tous les êtres vivants sont
égaux ni ne retire à l’être humain sa valeur particulière, qui entraine en même
temps une terrible responsabilité. Cela ne suppose pas non plus une divinisation
de la terre qui nous priverait de l’appel à collaborer avec elle et à protéger sa
fragilité. » (§92) Donc, ni anthropocentrisme ni bio-centrisme ! C’est la juste
mesure l’homme dans l’univers qu’il s’agit de retrouver afin que toute la
création soit en harmonie, car paix, justice et sauvegarde de la terre sont
indissociables. Mais dans cette juste mesure il faut reconnaître la grande variété
des créatures qui reflète l’inépuisable richesse de Dieu. (§86) Toutes concourent
à l’achèvement de la création.
Ainsi la crise écologique est aussi le résultat du péché dans la définition très
précise qu’en donne François.
Puisque la création est un Don du créateur qui résulte d’une décision libre dont
l’amour est la cause, donc le monde n’est pas livré au hasard. Le projet de Dieu
est une communion d’harmonie entre les créatures. Le mal vient du refus
d’entrer en une juste relation. Le mal c’est toujours prendre la place de
quelqu’un d’autre et d’abord de Dieu. Donc le péché est le refus de reconnaître
sa finitude, ses limites. Car la reconnaissance de ses limites est ce qui permet
d’entrer en relation avec autrui, d’accueillir la création comme un don, l’animal
comme un être animé, la diversité des créatures comme une chance de vie. Dieu
donne lui-même l’exemple : en se limitant, il laisse place à une autonomie
légitime de ses créatures. (§80)
Le risque ici est certains, et à l’inverse d’une posture de réception passive de la
création, une sorte de « climato-quiétisme », qui consisterait à dire, puisque
Dieu est créateur et sauveur, « on verra bien ce qu’il fait ». Ici la sagesse et les
prophètes de la Bible conjuguent leurs efforts pour transformer le destin en
avenir. Ainsi le retrait de Dieu appelle la responsabilité de l’homme afin que la
parole créatrice s’accomplisse dans l’histoire.
V Le paradigme technologique : débat contemporain
9 a. contre l’homme limité, l’homme augmenté
La question des limites humaines et du flou qui en résulte est l’objet de remise
en cause radicale d’un certain humanisme des valeurs qui faisait globalement
consensus. Aujourd’hui de plus en plus nombreux sont ceux qui avancent que
non seulement l’homme peut se guérir, se réparer mais aussi et encore
s’augmenter. En somme,
plus les hommes explorent la différence
anthropologique, plus celle-ci leur paraît ténue. La question de l’amélioration de
l’homme brouille encore plus les représentations de l’humain.
Trois conceptions de l’homme augmenté (Human enhancement) apparaissent
dans la littérature scientifique. On peut distinguer : 1- l’augmentation des
capacités de l’individu, 2- l’amélioration de la nature de l’homme 3l’amélioration de soi. 12 Dans le premier cas il s’agit d’accroître la force, la santé
la longévité de l’individu par les techniques nouvelles de la biotechnologie,
notamment. Dans la deuxième conception, nous avons affaire au
transhumanisme qui correspond à la volonté d’appliquer cela à toute l’espèce
afin de créer une humanité nouvelle. La troisième recouvre la panoplie des
technologies de l’amélioration de soi à commencer par la chirurgie esthétique, la
psychopharmacologie, les hormones de croissance, la chirurgie de
réassignation…les drogues diverses. Ces trois conceptions de l’homme
augmenté, permettent avec une certaine facilité de concevoir un être cyborg,
mélange de vivant et de machine aux pouvoirs surhumains ne connaissant ni la
souffrance ni la mort. Rêve d’un homme sans limite, d’un humain qui s’autoconstruit, auto-créteur d’un posthumanisme.
b. Vers un transhumanisme ? 13
Katherine Hayles 14 définit « the posthuman view » à partir de quatre thèses qui
concernent respectivement l’incarnation, la conscience, le corps et l’interaction
entre hommes et machines. « Une fois posée l’hypothèse de la primauté de
l’information et de sa circulation sur ses effectuations matérielles, l’incarnation
est, dit-elle, un « accident de l’histoire », la conscience un « épiphénomène », le
corps une « prothèse », et l’être humain, enfin, un module défini par son
« éventuelle interaction avec des machines intelligentes ».
L’infinie malléabilité de l’humain liée à un progrès technique lui-même infini
s’accompagne d’un autre projet sur l’espèce. Plus que l’antihumanisme
12
Edouard Kleinpeter, « ‘homme face à ses technologies : augmentation, hybridation, transhumanisme » dans L’humain augmenté, les essentiels d’Hermès, Paris, CNRS éditions, 2013, p.17. 13
Catherine Perret, « The New Flesh et autres fables : à quoi rêvent les post‐humains ? », revue Cité, n°55/2013, p.43. 14
Pionnière sur le posthumanisme, Katherine Hayles est l’auteur de : How We Became Posthuman, Virtuel Bodies in Cybernetic, Literature and Informatics, The University Chicago Press, 1999. 10 philosophique post-métaphysique, le post-humanisme ou le transhumanisme
représente un véritable courant à la frontière du philosophique et du religieux.
La confiance est totale dans la capacité technique de fabriquer un nouvel
homme, où sans nostalgie on quittera le vieil humain fait de « viande ». Si le
discours des transhumanistes se veut apolitique et a-philosophique, c’est qu’il
remet sa foi et sa destinée entre les mains de la technique. Il s’agit bien
cependant d’une naïveté politique ou philosophique, écologique ou alors plus
cruellement d’une imposture.
L’homme nouveau sera ce qu’il fabriquera, pensent les transhumanistes. Sans
peine, sans complexe, les transhumanistes envisagent la sortie de l’espèce
humaine. Ce qui aboutira à créer des catégories nouvelles d’espèces qui seront
des catégories supérieures, celles qui auront acquiescé au destin de la technique.
Nous voyons donc, jusqu’où peut aller le paradigme technologique dont parle
François. Comme un typhon du réchauffement climatique il semble tout
emporter sur son passage. L’urgence est bien de trouver les ressources qui nous
font devenir humains. Sans doute que ces manières d’êtres humains doivent
aussi s’inventer. Les styles de vie nouveaux écologiques sont devant nous. Car
la Bible ne livre pas les réponses contemporaines au comment il faut faire. Elle
nous dit que la vie est vivable avec les autres hommes et espèces crées, avec la
terre et avec Dieu. C’est une illusion de croire que l’on peut se défaire de
l’appartenance au monde créé. Illusion qui est le symptôme et le début d’une
catastrophe.
François parle d’une conversion écologique parce que notre spiritualité
chrétienne n’est pas déconnectée ni de notre corps, ni de la nature, ni de la
réalité de ce monde ; la spiritualité se vit en commun avec ce qui nous entoure.
(§216) La grâce d’être créature humaine c’est la grâce d’être limité, la grâce
d’une fragile responsabilité dans notre relation à l’autre, à la nature, à Dieu.
11 
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