Cahiers d’études sur la Méditerranée
orientale et le monde turco-iranien
N° 5, janvier-juin 1988
RÉFLÉXIONS SUR L' ÉCONOMIE DE
L'EMPIRE OTTOMAN ET LE PASSAGE
A LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE
1
Hamit BOZARSLAN
L
e XIXe siècle et les premières décennies de notre siècle ont été marqués,
entre autres, par la décadence, le démembrement et enfin la dissolution de
l'un des plus grands empires du monde, l'Empire ottoman. Depuis plus de
cent ans, cet empire a retenu l'attention des historiens, des géographes, des
économistes, des officiers et des diplomates européens, qui ont largement
contribué à l'élargissement de nos connaissances. Alors que l'Empire
ottoman a bel et bien disparu, les travaux scientifiques concernant ses
aspects les plus variés sont nombreux. Actuellement, nous possédons la
reproduction ou la traduction de très nombreux textes originaux et des
matériaux de première main sur les différentes phases de son histoire.
Il reste cependant des questions non résolues et les débats ne
manquent pas. Surtout, après la redécouverte des travaux de Marx sur le
mode de production asiatique, les débats se sont intensifiés aussi bien parmi
les historiens turcs que parmi les étrangers. D'autre part, une question
étroitement liée à celle du mode de production de l'Empire commence à
intéresser les chercheurs : pourquoi l'Empire ottoman n'a-t-il pas pu passer
au stade de la révolution industrielle et se transformer en Etat capitaliste ?
Sur ce dernier point surtout, nous manquons de travaux originaux, et
nous pouvons même dire qu'en dépit des efforts fournis, il demeure encore
peu clair aujourd'hui, sans doute par défaut d'analyses comparatives. L'étude
d'un pareil problème nécessite des travaux en profondeur, bien plus détaillés.
Il va de soi que, limité par le cadre d'un article, nous ne pouvons en discuter
1
Je tiens à remercier mon amie E. Picard qui a bien voulu revoir ce texte et en corriger les
fautes linguistiques.
Hamit BOZARSLAN
tous les aspects, et que nous ne pouvons pas non plus suivre pas à pas les
différentes phases de l'évolution de l'Empire. Il nous faut jeter un coup d'oeil
rapide sur l'ensemble de ces six siècles d'existence et en particulier sur sa
période classique, de sa fondation jusqu'au début du XVIe siècle. D'autre
part, au risque d'entrer dans la polémique, nous devons aborder certaines
questions de base sans lesquelles on ne peut comprendre le problème du
passage au mode de production capitaliste. En traitant ces points, nous ne
pourrons donc éviter d'être schématique et d'en résumer au maximum
certaines données.
Finalement, il est clair que cette question demeure une des questions
fondamentales que pose le démembrement de l'Empire. Nous avons préféré
suivre l'évolution de cette question à travers l'âge classique de l'Empire,
malgré le fait que sa période de déclin ne soit pas dépourvue d'intérêt2. En
effet, il nous semble que durant cette période, malgré le processus de
dépendance vis-à-vis de l'Europe, les problèmes d'ordre politique prennent le
pas sur l'économie, et empêchent, ou du moins limitent également les
transformations économiques. L'analyse de cette période mouvementée
nécessitant d'autres travaux et la mise en oeuvre d'autres problématiques,
nous nous contentons ici seulement de préciser que l'échec des tentatives de
réformes reste néanmoins très lié à l'organisation de l'économie impériale à
l'âge classique. Précisons aussi que l'approche économique reste souvent
insuffisante même pour comprendre les problèmes posés par l'âge classique
de l'Empire. En effet, la nécessité d'élargir le champ de discussion, en y
incluant des domaines des mentalités et de cultures s'impose. Certains
travaux (notamment ceux de S.F. Ulgener) ont montré l'étroite relation entre
ces domaines et l'économie impériale.
***
Il nous faut commencer par un débat devenu maintenant classique .
l'Empire ottoman a-t-il connu ou non le mode de production asiatique ? A
notre avis, les discussions sur ce point sont essentielles dans la mesure où,
aux yeux d'une partie des chercheurs, l'Empire ottoman n'a pas pu passer à la
révolution industrielle puisque le mode de production asiatique dominait et
le condamnait à une stagnation, à un immobilisme des structures, qui lui ont
2
Pour l'ensemble des événements économiques de cette période, nous voudrions citer
quelques titres, devenus depuis leur parution des instruments classiques des chercheurs de
l'histoire économique de l'Empire ottoman . J. Thobie, Intérêts et Impérialisme Français dans
l'Empire Ottoman, Paris, 1977 ; D.C. Blasidel, European Financial Control in the Ottoman
Empire, Colombia, 1929 ; E.G. Mears (d), Modern Turkey, New York, 1924 ; E. M. Earle,
Turkey, The Great Powers and the Bagdad Railway, New York, 1924.
L’empire ottoman et le passage à la révolution industrielle
rendu impossible le passage au capitalisme. Selon cette thèse, il faut donc
admettre que l'Empire manquait d'une dynamique interne pour évoluer vers
le capitalisme3.
Les thèses de Marx sur le "mode de production asiatique"4 insistent,
comme on le sait, principalement sur l'utilisation collective du sol par des
membres d'une communauté qui sont égaux de jure, en tant qu'exploitants.
Cette forme d'utilisation se concrétise par l'appartenance de la terre à l'Etat,
et plus précisément au souverain. Ce système, plus complexe en réalité, peut
évidemment comporter des exceptions sans que celles-ci remettent en cause
le principe fondamental des thèses de Marx : selon lui, le système asiatique
ne peut être envisagé sans exploitation collective du sol.
Or, dans l'Empire ottoman, on observe une mosaïque de formes de
propriété, étatiques ou privées. Commençons par la forme purement privée
héritée des Seldjoukides5 ; elle était répandue dans tout l'Empire. Les
possesseurs pouvaient vendre leur terre, la louer, et l'hypothéquer, et la
laisser en héritage. Ils avaient le droit d'y bâtir, de la cultiver ou de la laisser
inculte. Ils ne la possédaient pas seulement de plein droit économique ; ils
jouissaient également des droits juridiques et administratifs de leur
possession. Ils possédaient aussi les paysans attachés à cette terre et
exerçaient sur eux le même droit que l'Etat exerçait à l'égard des reayas6.
Malgré l'absence officielle du servage dans l'Empire7, la situation de ces
paysans attachés à la terre ne différait pas en fait de celle des serfs d'Europe
occidentale. D'autre part, le Sultan avait tout pouvoir pour donner de
nouvelles terres en propriété privée (droit de temlik8). Dans la phase
3
Voir pour les tentatives d'adoption de cette thèse dans les cadres de l'Empire Ottoman
l'ouvrage classique de S. Divitçioglu, Asya Üretim Tarzive Osmanli Toplumu, Istanbul, sd.
Pour un essai plus récent voir . N. Berkes, Türkiye Iktisat Tarihi, Istanbul, 2v. 1976.
4
Il faut souligner que bien que cette thèse soit avancée par de nombreux chercheurs, elle n'a
pas pu éviter d'être une réaction au stalinisme rigide qui dominait la gauche turque et
mondiale. Sur cette thèse de Marx et ses critiques, voir : K. Marx, F. Engels, V.I. Lénine, Sur
les Sociétés-précapitalistes, Paris, 1969. CERM, Sur le Mode de Production Asiatique, Paris,
1969, P. Anderson, La Naissance de l'Etat absolutiste, Paris, 1978, K. Wittfogel, Le
Despotisme Oriental, Paris, 1977.
5
Sur ce sujet, voir notamment : O. Turan, Selçuklular Döneminde Türkiye, Istanbul, 1980 ; et,
I. H. Uzunçarsili, Osmanli Devleti Teşkilatina Medhal, Istanbul, 1941.
6
Reaya : le mot signifie essentiellement le paysan attaché à la terre, mais, il est couramment
employé comme un synonyme de "non-musulman". Voir O.L. Barkan, "Osmanli
Imparatorluğunda Çiftçi Siniflarin Durumu", Ulkü, 1937.
7
Voir l'article d'O.L. Barkan, "Türkiye' de Servaj Varmiydi ?" in O.L. Barkan, Türkiye' de
Toprak Meselesi, Istanbul, 1981.
8
Dans un temlikname, (acte de propriété délivré par le Sultan) on lit que le village de Sabi
Saruhan) "a été donné comme propriété privée, sans aucune condition, et que si quelqu'un
Hamit BOZARSLAN
d'émergence de l'Empire surtout, ce droit a été utilisé d'une manière large
comme un encouragement9 et, dans l'ensemble (même sous Mehmed II,
pourtant connu pour sa politique centralisatrice10), les sultans n'ont jamais
remis en question la légitimité de cette forme de propriété.
Celle-ci était complétée par d'autres formes de propriété privée,
notamment par les vakfs (fondations religieuses). Le but initial des vakfs est
l'utilisation d'une terre (en principe limitée) pour un acte de bienfaisance
religieuse. Le fondateur abandonne le droit de vendre et/ou d'hypothéquer sa
possession, mais il garde le plein contrôle sur elle, sur ses biens et ses
paysans. Il a également le droit de retarder la réalisation de l'oeuvre de
bienfaisance pratiquement à l'infini, jusqu'à une date où ni lui, ni personne de
sa famille et de sa génération n'est plus vivant11. Comme on le verra, ces
vakfs étaient devenus en pratique de vraies entreprises dans le commerce et
dans des activités de rente. Ces vakfs qui comprenaient parfois des dizaines
de villages avaient également le plein droit juridico-administratif12 et il
existait même des cas où ils contrôlaient des villes entières13. Au début, alors
même qu'ils étaient assurés contre un éventuel contrôle étatique14, ils
jouaient un rôle d'avant-garde dans l'expansion territoriale de l'Empire15.
s'oppose à cet acte, il est souhaité que Dieu et le Prophète le maudissent". Cité par I. H.
Uzunçarşili, "Osmanli Hükümdari Çelebi Mehmet Zamaninda Verilmiş bir Temlikname" in
Belleten, n° : 11-12.
9
Ş. Mardin, "Center-periphery Relations : A Key to Turkish Politics" in Daedalus, Hiver
1973, p : 170-171.
10
Voir l'ouvrage classique de Franz Babinger, Mehmed the Conqueror and his Time,
Princeton, 1978.
11
Voir : O.L. Barkan, Türkiye' de Toprak Meselesi, Istanbul, 1981, et I. H. Uzunçarsili, "XIV.
ve XV. Asirlarda Anadolu Beyliklerinde Toprak ve Hukuk Idaresi" in Belleten, n° : 5-6.
12
Voir par exemple l'article d'I.H. Uzunçarsili, "Karamanoğlu Devri Vesikalarinda Ibrahim
Bey'in Karaman Imareti Vakfiyesi" in Belleten, n° l. Cet article analyse la période pré-
ottomane, mais il reste cependant très important. Car on y lit qu'une seule fondation pouvait
compter 37 biens dont 13 villages. Cet état de choses a continué pratiquement sans aucun
changement durant la période ottomane.
13
Barkan constate qu'en 1561, dans 20 villages autour de Brousse, ces fondations avaient des
ressources de 339 119 akçe, provenant de l'usure et que la même année 3 250 799 akçe étaient
employés dans cette affaire. Ses recherches montrent fort bien que ce fait n'était guère limité à
Brousse. O.L. Barkan, "Türkiye' de Din de Devlet" in Cumhuriyet in 50. Yili Semineri,
Ankara, 1975, p. 75-77. Voir aussi son travail sur les vakfs à Andrinople, "Edirne Askeri
Kassamina Ait Tereke Defterleri, 1545-1699" Belgeler, v : 111, 1966.
14
Voir O.L. Barkan, "Bir Kolonizasyon Metodu Olarak Vakiflar" in Vakiflar v : II, p. 357.
15
Barkan dit à ce propos que "L'Etat ou les autorités locales ne s'occupent pas de la direction
des vakfs, et les dirigeants des vakfs ne sont pas obligés de s'entretenir avec le gouvernement
central pour entreprendre une affaire. Car même le Sultan ne se considère pas comme autorisé
à changer leur statut, de diminuer leurs droits, ni de remplacer leurs personnels". O.L. Barkan,
ibid., p. 358.
L’empire ottoman et le passage à la révolution industrielle
Une autre forme de propriété, encore plus répandue que celles
précédemment citées était celle de yurtluk et d'ocak des beys du Kurdistan.
Ces beys, militairement soumis à l'Empereur, avaient eux aussi un droit de
pleine propriété ; ils comptaient également parmi leurs biens des paysans ;
ils prélevaient les impôts pour leur compte et géraient des propriétés qui
couvraient des régions immenses, y compris des villes et des capitales. Il
existe au Kurdistan une liaison directe entre la domination et la propriété, de
sorte que les grands beys sont officiellement appelés hükümdar, ce qui
signifie "souverains"16. De plus, les raisons géopolitiques obligèrent le
pouvoir central à accepter ce phénomène jusqu'au début du XIXe siècle où le
Kurdistan comptait ainsi plusieurs hükümdar. Leur propriété était tellement
légitime, et même "sacrée", que lorsqu'ils trahissaient le Sultan et
s'enfuyaient en Iran, celui-ci ne pouvait leur enlever ni leurs titres ni leurs
possessions et que leurs héritiers devenaient automatiquement hükümdar17.
Citons enfin deux autres sortes de propriété privée
complémentaires : d'abord eskincili timar, qui était analogue au fief
européen : le propriétaire avait plein droit sur le sol ; il l'utilisait comme bon
lui semblait. Mais il était tenu d'aider militairement l'Empereur quand celui-
ci en avait besoin. En dernier lieu, malikane divan où le propriétaire n'était
pas l'exploitant. Le sipahi exploitait la terre et avait tous les droits sur elle,
mais il devait au propriétaire une part du profit.
Il est donc difficile, compte-tenu de ces cinq formes de propriété
largement répandues dans l'Empire18, de parler de "mode de production"
asiatique. Jusqu'ici, les analyses sur cette question se sont plutôt basées sur la
forme de propriété officielle, répandue dans la partie européenne de
l'Empire. Or, force est de réaliser que, celui-ci constituant une immense
mosaïque de pays au temps de sa grandeur, son mode de production ne peut
être analysé que sur la base d'études tenant compte de sa totalité. D'autre
part, on sait que même dans sa partie européenne, l'Empire a essayé
d'intégrer le système pré-ottoman en y ajoutant graduellement certaines
16
Il faut ajouter qu'au moins une partie de ces gouverneurs ont été progressivement intégrés
dans le régime officiel de l'Empire. Mais ce changement signifiait plutôt l'intégration de ces
beys parmi les autorités locales de l'Empire, sans pour autant modifier les limites de leur
autorité. Pour une analyse détaillée de ce fait, voir : H. A. Gibb, H. Bowen, Islamic Society
and the West : A Study of the Impact of Western Civilization on Moslem Culture in the Middle
East, 2v, Oxford, 1950.
17
Voir : Şeref Han, Şerefname, Istanbul, 1971.
18
Pour la distribution de ces cinq formes de propriétés dans certaines régions, voir : Barkan,
Türkiye' de Toprak Meselesi, p. 116, 286, etc.
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