Puissance maritime
et économie
E DÉVELOPPEMENT DE LÉCONOMIE SUR MER APPARAÎT SUR LES PHOTOS
satellites. La disposition des navires marchands les montre en ligne,
circulant en nombre sur des grandes voies maritimes. Ces lignes de
trafic focalisent leurs flux à l’approche des détroits et des grandes
agglomérations portuaires. Une circulation des richesses à la ciné-
matique planifiée est ainsi perceptible depuis l’espace. Et ces lignes
sont dessinées sur une Terre qui montre une surface de couleur
bleue, du fait de sa consistance essentiellement maritime (les conti-
nents ne représentent que 29 % de la surface terrestre). Seuls 28 pays
sur les 191 recensés à l’ONU ne disposent pas de façade maritime.
[ Une économie en croissance
est une économie maritime. ]
La croissance économique naît toujours de l’augmentation des
investissements de production. Et la spécialisation de production
s’est constamment renforcée, réduisant constamment l’autarcie au
profit du commerce. Ce fait a notamment entraîné l’augmentation
des échanges en masse et en volume, donc le recours croissant au
transport maritime. Grâce au phénomène de la flottabilité, l’eau
peut porter une quantité de masse qui n’est limitée que par son
conditionnement, la coque du navire. Le principe d’Archimède qui
permet de concevoir rationnellement les navires, a ordonné en
“principe physique des notions empiriques” remontant notamment
à l’histoire biblique de l’arche de Noé. Dès le Vesiècle avant notre
ère, Athènes est nourrie par la mer du blé de Chersonèse (Crimée)
apporté par les navires marchands.
De même, au cours de son “décollage” industriel qui va lui conférer
le premier rang de puissance mondiale, le Royaume-Uni abolit en
1846 les Corn Laws. Celles-ci établissaient une protection de la pro-
duction locale agricole. Le choix fut d’accepter le principe d’une
pendance alimentaire. Il visait à recentrer l’économie du
Royaume-Uni sur son industrie en misant sur l’efficience du com-
merce international. Il permit une vigoureuse expansion industrielle,
une exportation massive de produits manufacturés, dont le revenu
finança, non seulement les importations de denrées alimentaires et
les matières premières, mais également l’investissement industriel
nouveau. Par ce mécanisme multiplicateur, en 1892, à l’apogée de la
suprématie britannique, les chantiers navals du Royaume-Uni attei-
gnaient ainsi 81 % de la production mondiale.
La libéralisation de l’économie mondiale a accentuée progressive-
ment le phénomène. La maritimisation est continue comme l’a bien
montré André Vigarié. De 1950 à 1990, le tonnage transporté a été
multiplié par 7,5 ; puis de 1990 à 2005, par 1,6. Nous en sommes
pour l’année 2005 à six milliards de tonnes transportées par voie
maritime.
Le décollage économique des pays d’Extrême-Orient, et particuliè-
rement de la Chine, se révèle une cause produisant les mêmes effets
que le décollage du Royaume-Uni au XIXesiècle. La Corée du Sud,
pour la construction construction navale, concentre 38 % de la pro-
duction mondiale, et le Japon 30 %, tandis que la Chine a doublé sa
part en dix ans : de 7 à 16 % entre 1996 et 2006. Dans le classement
des ports par leur tonnage annuel, Shangaï, Singapour, Hong-Kong,
précèdent en 2005, Rotterdam, qui était au premier rang en 1980 et
tient la quatrième place aujourd’hui.
La construction économique de l’Union européenne (UE) éclaire
aussi ce phénomène à sa manière : si l’UEa cédé la primauté des
constructions navales et des flux maritimes à l’Asie, elle concentre
Capitaine de frégate
Audouin de Chanterac
Adjoint au chef du bureau “Stratégie et politique”
de l’état-major de la Marine
– 103
L
– 104
néanmoins les principaux armateurs mon-
diaux, (25 % de l’armement marchand
mondial est notamment détenu par les
armateurs grecs) et 80 % du tonnage de
son commerce extracommunautaire s’ef-
fectuent par mer en 2006.
Les États-Unis, quant à eux, révèlent leur
capacité maritime en 1945 en détenant
38 % des constructions navales, puis en
spécialisant leur activité dans la géopoliti-
que et la géostratégie maritime, entrete-
nant une marine militaire de superpuis-
sance.
La croissance économique est, de façon
pérenne, associée au développement et à
la répartition de l’activité maritime, selon :
le principe d’Archimède: le transport
maritime est seul capable d’acheminer de
très gros volumes sur de très grandes dis-
tances au prix le plus bas ;
l’intuition de la performance supérieure
de la production globale quand elle est
effectuée en divisant les tâches, et en met-
tant en circulation dans le commerce
maritime les différentes contributions à la
production globale, intuition traduite en
1817 en la loi des avantages comparatifs
de David Ricardo.
[ Les flux maritimes portent les flux
tendus du marché mondialisé. ]
Ce qui a changé depuis le Rule Britannia
de 1892, c’est la dépendance à plus court
terme de l’économie envers la régularité
du trafic, et l’extension continue des espa-
ces et activités exposées à cette dépen-
dance.
Il faut mentionner, pour mémoire, la crois-
sance rapide du transport aérien. Pour le
transport de passagers, le changement
apporté est désormais la prédominance de
la voie aérienne moins coûteuse autant
que largement plus performante que la
voie maritime. Pour les marchandises,
seuls emprunteront la voie aérienne les
biens et produits à encombrement et
masse compatibles, et dont le transport
nécessite vitesse et réactivité. Le transport
aérien représente, en valeur, 10 % des mar-
chandises transportées par mer. Le coût
de la voie aérienne reste plus important, et
la quantité transportée plus modeste par
le fait des lois physiques : l’avion est plus
lourd que l’air et s’équilibre par les filets
d’air fournis par sa vitesse, et donc par
l’énergie de sa propulsion, tandis que la
flottabilité suffit à équilibrer le poids du
navire
Quant à la voie exclusivement terrestre,
elle ne concerne aujourd’hui qu’un quart
du tonnage mondial de marchandises.
Phénomène plus remarqué qu’ailleurs en
Eurasie après l’ouverture au capitalisme
de la Russie et de la Chine, les continents
sont devenus des espaces de distribution
des marchandises plus que de transport à
longue distance, et servent davantage de
passerelles entre terminaux maritimes de
transports.
Quels phénomènes sont à l’origine de
cette prédominance de flux maritimes et la
caractérisent ?
Tout d’abord le développement des échan-
ges internationaux lointains est de plus en
plus le fait de firmes transnationales.
Apparues principalement au début du XXe
siècle et aux États-Unis, les sociétés trans-
nationales se caractérisent par trois traits.
Elles ont des implantations réparties dans
diverses nations, développent des réseaux
globaux de financement, de production et
d’échanges et remettent en cause le tradi-
tionnel marché entre nations, inspirateur
des mercantilistes et des classiques. On
– 105
ne voit pas que ce phénomène puisse aller
en diminuant, à en observer l’ampleur
croissante des implantations par investis-
sements directs à l’étranger (IDE). Le total
des IDE des firmes représentait 6,5 % du
PIB mondial en 1985, puis en 2000 trois
fois plus, soit 17 % du PIB mondial, selon
la Commission des Nations unies pour le
commerce et le développement (CNUCED).
Si cela tient à la libéralisation des mouve-
ments de capitaux, il est important de rap-
peler aussi que cela concerne les régions
industrielles : les pays industrialisés reçoi-
vent plus de 70% des IDE et en sont à l’ori-
gine à hauteur de 95 %.
Il y a par davantage qu’une sensibilité
de l’économie au trafic maritime : on peut
souligner une dépendance croissante en
revenu et à court terme.
Cela tient d’abord à la concentration des
firmes transnationales par croissance
externe et fusion acquisition. En 1995, le
produit des entreprises vendues a égalé le
montant du commerce international. Ces
acteurs ont pour les principaux, le poids
économique d’une nation.
Cela tient ensuite à l’impact de l’activité
interne de ces acteurs. La santé de l’écono-
mie dépend du commerce “intra-firme :
ensemble des échanges internationaux
entre les filiales d’un même groupe, ou
entre les filiales et la maison-mère qui
découlent de la concentration des firmes
transnationales. Les échanges intra-firmes
représentent au moins 30 % des échanges
internationaux de la France, et 50 % de
ceux des États-Unis.
Cela tient enfin au comportement de pro-
duction des entreprises industrielles. Ces
firmes transnationales de taille croissante,
avec les IDE réduisent leurs coûts en seg-
mentant la production, selon un choix
d’implantation par IDE optimisé par
gion. Une voiture low cost verra son
moteur construit dans un premier pays,
assemblée à la carrosserie dans un
deuxième, pour que cette voiture soit ven-
due dans un troisième.
Cette combinaison de pendances se
développe de la manière suivante. Les
chaînes logistiques dépendent des flux
maritimes. Ces chaînes sous-tendent les
échanges intra-firmes. Les échanges intra-
firmes constituent une part croissante du
commerce mondial. La compétitivité des
prix oblige à réduire les stocks : la produc-
tion et le transport se font à flux tendus.
Le transport maritime devient crucial pour
la production. La production des plus
grandes firmes est devenue, par le fait de
leur taille, un enjeu de court terme pour
l’économie des pays-centres, résident
les sociétés mères, comme pour celle des
pays-hôtes résident des entreprises
liées. La défaillance simultanée, provo-
quée par une interruption du transport
maritime, dans plusieurs firmes transna-
tionales, aurait assez rapidement des
effets systémiques (effets de dominos).
Ceci fonde une part de l’exposition à court
terme de l’économie à l’activité maritime :
les flux maritimes portent les flux tendus
de l’économie mondialisée.
Il existe, de ce fait, une dépendance de
long terme de l’économie envers la mer.
L’aménagement des espaces se trouve
influencé. Les unités de production sont et
seront implantées au plus près des termi-
naux maritimes, dans les agglomérations
portuaires, car les cargaisons, sont atten-
dues à leur destination avec un minimum
de retards et de ruptures de charges. Cela
explique un autre phénomène qui est l’at-
traction maritime dans l’aménagement
des espaces, manifesté par un surdévelop-
pement économique des zones du littoral
et des agglomérations portuaires. En 1995,
seuls 30 % de la population résidaient à
plus de 500 km des côtes. Il est à prévoir
qu’en 2025, c’est à moins de 200 km des
côtes, que se trouveront 70 % de la popu-
lation mondiale. Les principales villes du
monde se trouvent déjà dans cette frange,
qui produit les trois quarts du PNB de la
planète.
De paire avec cette concentration, les loi-
sirs se tournent fortement vers la mer
puisqu’en France, en 2005, le chiffre d’af-
faires de la construction de navires de plai-
sance a atteint celui de la construction de
navires marchands.
Un exemple d’approche macroéconomi-
que est de nature à confirmer ces élé-
ments : les récentes estimations de crois-
sance économique par département selon
l’INSEE pour 2006, montrent un écart
jusqu’à 0,5 % du PIB en croissance annuali-
sée, entre les départements littoraux et les
départements continentaux. L’économie
connaît une sensibilité forte et de court
terme envers le trafic maritime, le revenu
global est corrélé, à court, moyen et long
termes, à la fiabilité et à la performance de
l’activité maritime, et l’activité économi-
que se déplace vers les régions littorales et
portuaires.
[ La dépendance énergétique sollicite
fortement l’espace maritime. ]
Les échanges énergétiques (pétrole, gaz
et charbon) transitent à 80 % par les mers
et les détroits stratégiques et 40 % des
échanges énergétiques mondiaux passent
par le détroit de Malacca.
Mesurée par la part importée de l’énergie
consommée, la dépendance énergétique
concerne l’Amérique du Nord, l’Europe et
l’Asie, qui consomment 70 % du pétrole,
dont les réserves se situent, pour les deux
tiers, au Moyen-Orient. Le développement
économique de pays comme la Chine et
l’Inde, accélère la demande de pétrole en
présence d’une offre insuffisante. Ainsi le
taux de croissance des besoins en pétrole
de la Chine est passé de + 7,6 % en 2003
à + 15,8% en 2005.
Les surcapacités de production de pétrole
des années quatre-vingt, après les deux
chocs troliers, ont disparu et
aujourdhui, l’ensemble de la chaîne
pétrolière est sous tension. La capacité de
production excédentaire, évaluée de 1,5 à
deux millions barils par jour, ne suffirait
pas à couvrir l’arrêt brutal de la production
d’un grand pays fournisseur comme l’Iran
(production de 2,7 millions barils par
jour).
Des tensions importantes apparaissent
sur les prix. Le Brent est passé de 25 USD
en juillet 2003 à 80 USD en août 2006. L’in-
quiétude des marchés est réelle.
Pour les États, sont à l’ordre du jour du G8,
à Saint-Pétersbourg, en juillet 2006 et du
sommet de l’OTAN à Riga des 28-29
novembre 2006, les points suivants :
assurer les besoins énergétiques ;
sécuriser les approvisionnements ;
limiter les effets néfastes sur l’environ-
nement.
La hausse des cours rentabilise des inves-
tissements très lourds. Plusieurs milliers
de plates-formes sont en exploitation et le
pétrole off shore représente 35 % de la pro-
duction mondiale. Selon l’Agence interna-
tionale de l’énergie, la hausse du Brent
provoquera le maintien de la part mon-
diale de production des pays producteurs
non-OPEP, par exploitation de l’off-shore à
hauteur de 80 % de la croissance de la pro-
duction.
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Selon un déséquilibre analogue, plus de la
moitié des réserves de gaz se répartissent
entre la Russie (25%), l’Iran (15 %) et le
Qatar (14 %). À côté du pétrole off shore, le
gaz off shore connaît un développement
spectaculaire.
La flotte mondiale de méthaniers a été
multipliée par six en une décennie ; 140
méthaniers sont en commande, l’équiva-
lent du tonnage en service.
La dépendance énergétique des régions
industrialisées est critique, dans une géo-
graphie fortement maritime de la circula-
tion des biens énergétiques. En mer, les
ressources off shore en pétrole et gaz ren-
trent dans le marché sous l’effet de la
hausse du Brent.
[ La puissance maritime nucléaire
garantit les intérêts économiques
vitaux. ]
C’est le rôle de la dissuasion nucléaire
dont la puissance maritime met en œuvre
la totalité des composantes : composante
aéroportée depuis le porte-avions et com-
posante sous-marine,
“L'intégrité de notre territoire, la protection de
notre population, le libre exercice de notre souverai-
neté constitueront toujours le cœur de nos intérêts
vitaux. Mais ils ne s'y limitent pas. La perception
de ces intérêts évolue au rythme du monde, un
monde marqué par l'interdépendance croissante
des pays européens et aussi par les effets de la mon-
dialisation. Par exemple, la garantie de nos appro-
visionnements stratégiques ou la défense de pays
alliés, sont, parmi d'autres, des intérêts qu'il
convient de protéger. Il appartiendrait au président
de la République d'apprécier l'ampleur et les consé-
quences potentielles d'une agression, d'une menace
ou d'un chantage insupportables à l'encontre de ces
intérêts. Cette analyse pourrait, le cas échéant,
conduire à considérer qu'ils entrent dans le champ
de nos intérêts vitaux.”
Jacques Chirac, Île Longue, le 19 janvier
2006.
[ La puissance aéromaritime
préserve les flux énergétiques,
les flux logistiques. ]
Un groupe aéronaval permet de faire ces-
ser les attaques menées contre le trafic
pétrolier par des États en guerre.
L’apport de la puissance maritime à l’éco-
nomie est de niveau stratégique dans le
cas d’attaques contre le trafic marchand.
De telles attaques ont eu lieu de 1985 à
1988, de la part des forces irakiennes et
iraniennes, contre le trafic pétrolier dans
le golfe Persique. Ces attaques n’ont pu
être contrées que par une très forte réac-
tion internationale, avec le déploiement
de plusieurs marines. La marine française
y a envoyé le porte-avions Clemenceau pen-
dant quatorze mois sur zone (opération
Prométhée) et les navires de guerre fran-
çais ont pris les navires marchands sous
leur protection.
l est à noter que cette projection de puis-
sance romaritime sest effecte de
manière graduée et régulatrice, accompa-
gnée par le dosage des règles d’engage-
ment et par l’action diplomatique. De
sorte qu’elle a pu résoudre un problème
aigu, tout en évitant de dégrader la stabi-
lité globale de la région par rapport à son
état antérieur à l’intervention.
Cette affaire illustre la manière dont une
politique extérieure peut s’appuyer sur la
force maritime armée et s’exprimer avec la
diplomatie. Combinaison qui fonde le rôle
de la puissance maritime pour prévenir la
guerre et de l’extension des conflits. Dans
ce genre de cas, la puissance aéromaritime
vérifie, au profit de l’économie, dans une
crise géopolitique, ce que Montesquieu a
dit du pouvoir, dans “L’Esprit des lois” :“C’est
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