Vers l`économie soutenable

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CHANTiERS
LES
www.idies.org
de l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale
RENCONTRES DE L’IDIES 2011
Vers l’économie soutenable
TABLE RONDE ANIMÉE PAR SANDRA MOATTI, IDIES
La sortie du paradigme productiviste passe aussi par
l’élaboration de nouveaux outils capables d’orienter
les politiques publiques et l’économie dans son ensemble dans
le sens de la soutenabilité. Quel rôle peuvent jouer les nouveaux
indicateurs de richesse ou les instruments monétaires qui
privilégient l’échange sur l’accumulation ? Comment intégrer
les limites de la biosphère dans la macroéconomie et dépasser
le débat entre croissance et décroissance ?
Wojtek Kalinowski,
INSTITUT VEBLEN POUR LES RÉFORMES ÉCONOMIQUES
NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
1
Du développement durable
à l’économie d’état stationnaire
H
erman Daly a observé il y a
déjà fort longtemps, dans
l’introduction à son ouvrage classique
Steady-State Economics (1977),
toute la faiblesse d’une science économique qui peine à reconnaître que
certains problèmes d’économie
politique ne possèdent aucune solution d’ordre technique ou scientifique,
mais bel et bien une solution d’ordre
moral. Le terme de « développement
­durable » pointe un tel problème,
ou plutôt tout un nœud de problèmes imbriqués les uns dans les
autres, quels que soient les efforts
pour broyer la question dans le jar-
gon mathématique. « Si le paradigme sous-jacent et les valeurs
qui le sous-tendent ne changent
pas, affirme Daly, aucune habileté
technique ni intelligence manipulatrice ne pourra résoudre nos
problèmes ; en réalité, elles vont
encore les aggraver. »
Avouons que c’est à la fois du bon
sens et une position radicale qui,
sans nous dispenser des efforts théoriques ni des exercices chiffrés, nous
invite néanmoins à nous départir des
faux espoirs de pouvoir confier toute
la question au vieux couple « expert –
politique », le premier livrant au
second, clefs en main, les politiques
publiques à conduire. C’est déstabilisant pour les deux, tant ils se sont
habitués l’un à l’autre, mais un changement systémique ne se décrète
pas ; or, si la transition social-­
écologique veut dire quelque chose,
c’est bien une transformation sociale
profonde, celle des rapports sociaux,
des valeurs et des habitudes de la
vie quotidienne, à un degré qui pourrait surprendre les tenants de la
« croissance verte ».
Ce mot de précaution vaut également pour les efforts visant à
construire une macroéconomie de la
durabilité : il ne s’agit là que d’expliciter nos choix collectifs en les projetant dans le temps et à l’échelle «
macro », tout le travail politique pour
les voir réalisés reste encore à accomplir. A titre d’exemple, à supposer
même que nous arrivions un jour à
mesurer les flux de matière et d’émissions incorporés dans les produits et
services, tout au long de la chaîne de
valeur jusqu’au recyclage – au l l l
Vers l’économie soutenable
lieu de nous satisfaire des données brutes de consommation domestique et des importations –, une telle
comptabilité des flux de matièreénergie ne serait qu’un outil, la vraie
solution serait de savoir s’en servir.
lll
LA QUESTION
DE L’ÉCHELLE
La question vaut néanmoins qu’on
s’y attarde : à quoi ressemblerait et à
quoi servirait une macroéconomie de
la transition sociale et écologique ?
Les classiques d’économie écologique
comme Joshua Farley,
Robert Constanza ou
H. Daly répondent
qu’ils ne font qu’ajouter, aux deux notions
clés de la science économique que sont
l’allocation et la distribution, une troisième,
celle de l’échelle, de la
« taille » de l’économie
dans son ensemble
par rapport à la biosphère et les écosystèmes dans lesquels
elle fonctionne. A une
structure de distribution donnée, le marché parfait des économistes allouera les
ressources de façon
optimale (selon la
définition de Pareto),
mais ce n’est pas le
marché qui pourra
établir une structure
de distribution « optimale » ; celle-ci présuppose des critères éthiques extérieurs. De même, à toute échelle
donnée, le marché parfait imaginé par
les économistes pourra allouer les
ressources de façon optimale, mais ce
n’est pas le marché qui peut déterminer la question de l’échelle optimale ;
celle-ci présuppose des critères écologiques exogènes.
Arriver à intégrer la question de
l’échelle dans la macroéconomie, c’est
bien l’objectif affiché des chercheurs
“LA TRANSITION
ÉCOLOGIQUE
NÉCESSITE DES
INVESTISSEMENTS
DE LONG TERME
GÉRÉS PAR LES
ACTEURS PUBLICS,
LES ACTEURS PRIVÉS
PRÉFÉRANT DES
INVESTISSEMENTS
PLUS PROFITABLES
À COURT ET
MOYEN TERMES.”
2
NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
1.Prosperity without Growth:
Economics for a Finite Planet,
[Tr. Française : Prospérité
sans croissance : La
transition vers une économie
durable, De Boeck 2010].
2. Managing Without
Growth: Slower by Design,
Not Disaster, Edward Elgar
Pub, 2008.
comme ceux que nous venons d’évoquer. D’après Tim Jackson (1), le but
de l’exercice est d’explorer les aspects
suivants : le comportement d’une
économie soumise à des objectifs
exogènes d’émissions et d’usage des
ressources naturelles ; le potentiel d’un
ratio investissement/consommation
élevé ; le rôle de l’investissement public
et de la consommation publique ; la
stabilité d’une économie dont
la consommation privée ne croît que
lentement, voire pas du tout ; la stabilité d’une économie dont la demande
agrégée ne croît que lentement, voire
pas du tout.
Admettons que ce travail de modélisation n’en est qu’à ses débuts, et
même que les premiers résultats ne
sont pas entièrement satisfaisants.
Toujours est-il que le point de départ,
la critique de la comptabilité nationale
actuelle, est valable. En mesurant la
demande agrégée (consommation
privée, dépenses publiques, investissement), explique Jackson, nous ne
distinguons pas assez les différents
types de matières et d’énergie utilisés,
et le même problème se pose du côté
des facteurs de production. Si la croissance n’est pas séparable de la croissance physique, et si les limites
­physiques se manifestent de plus en
plus clairement, ne faut-il pas chercher
un modèle de développement qui
assure la qualité de vie et l’emploi sur
une autre base que la croissance, ou
en partant de l’hypothèse d’une croissance structurellement limitée ?
L’une des rares tentatives concrètes
pour modéliser un tel scénario a été
réalisée par un groupe de chercheurs
autour de l’économiste canadien Peter
Victor (2), une autre est actuellement
menée par la New Economic Foundation au Royaume-Uni. Dans le cas
canadien, le modèle puise ses paramètres dans les données de la comptabilité nationale et simule l’évolution
du PIB, de la balance fiscale, du chômage, mais aussi des émissions de gaz
à effet de serre, de la pauvreté, des
inégalités mesurables, etc. Il permet
d’évaluer les implications économiques
des limites exogènes imposées à
l’usage des ressources naturelles, de
mesurer l’impact économique du
changement des écosystèmes, de
distinguer différentes formes d’énergie,
etc. Plus généralement, il tente de
rompre avec l’idée que les facteurs de
production sont substituables, lui
préférant une substituabilité limitée
ou bien une complémentarité des
différentes ressources. Ce point est
crucial, car la réponse des économistes
classiques à l’économie écologique
est de dire que la rareté est toujours
relative, jamais absolue : une ressource
devenue plus rare sera remplacée par
une autre. Une macroéconomie de la
durabilité doit au contraire partir de
la rareté absolue.
Le modèle de Victor débouche sur
plusieurs scénarios pour la période
étudiée (2005-2035) ; dans le scénario
« catastrophe », les limitations
­physiques « cassent » la croissance et
génèrent des dommages collatéraux
sociaux colossaux, avec un taux de
chômage qui grimpe et des inégalités
sociales qui se creusent rapidement.
Dans le scénario « résilience », en
revanche, une stabilisation des émissions est obtenue tout en préservant
l’emploi et réduisant les inégalités.
Qu’est-ce qui différencie ces deux
scénarios ? Deux variables, surtout : la
structure de l’investissement et le
partage du temps de travail. Dans le
scénario « résilience », l’investissement
privé baisse progressivement au profit des investissements publics ; comme
l’explique Victor, la transition écologique nécessite des investissements
de long terme gérés par les acteurs
publics, les acteurs privés préférant
d’autres types d’investissements, plus
profitables à court et moyen termes.
Quant au partage du temps de travail,
c’est la variable clé pour partager les
efforts liés à la transformation du tissu
économique et l’extinction progressive
du « moteur croissance ».
Il va sans dire que ces scénarios
« macro » reposent sur des présup­posés
forts au niveau microéconomique : le
partage du travail ne sera l l l
Les outils de la transition écologique
ne manquent pas : l’écologie industrielle élabore des boucles du « métabolisme territorial », les entreprises
explorent le potentiel de l’économie
de fonctionnalité, les nouveaux indicateurs mettent au défi le statut dominant du PIB comme clef de lecture du
progrès, les propositions fleurissent
en matière de fiscalité verte et de
quotas d’émission, la restauration
collective découvre l’intérêt des circuits
courts alimentaires, les outils de traçabilité permettent de gérer le cycle
de vie des produits tout au long de la
chaîne, les adeptes des « Commons »
d’Elinor Ostrom opposent la gestion
locale et participative des biens communs aux solutions « tout marché »
mais aussi au « tout Etat »…
Parce qu’il présuppose des citoyens
actifs et désireux de prendre en main
leur destin, ce dernier exemple fait le
de l’Institut pour le développement de l’Information économique et sociale
Cet exemple est instructif précisément en ce que la contradiction entre
le temps court et le temps long n’est
pas vraiment levée : elle reste là,
troublante, pointant un avenir incertain. Pour reprendre la métaphore
de ­Kenneth Boulding, un précurseur
en la matière, de plus en plus d’acteurs comprennent que nous
sommes en train
de passer d’une
« économie du
cowboy », celle des
grands espaces
ouverts et des ressources naturelles
inépuisables, à la
« navette spatiale
Terre », un système
clos incapable de
croître, ne recevant
de l’extérieur que
l’énergie solaire.
Aussi est-il devenu
banal de dire que
l’économie ne
tourne pas dans le
vide, qu’elle est
insérée dans une
biosphère avec
laquelle elle interagit sans cesse, en
prélevant tout ce
qu’il y a à prélever
et rejetant tout ce
qu’il y a à y rejeter.
Au vu de tous nos
rejets et leurs effets
secondaires sur les
écosystèmes et la
biodiversité, qui risquent d’imposer
les vraies limites à la croissance bien
avant que ne commencent à se réaliser les pronostics d’épuisement des
ressources, on peut évidemment
être pessimiste. Toujours est-il que
notre regard sur l’économie, sa
matérialité même, change.
Ce changement nous rapproche de
la vision évoquée par H. Daly dans
l’ouvrage déjà cité, (et que l’on retrouve
facilement dans l’histoire de la pensée
économique, chez John Stuart Mill et
d’autres), celle d’une ­« écono- l l l
CHANTiERS
lll
« LA NAVETTE
SPATIALE TERRE »
lien avec un autre type d’outils, à savoir
toutes ces innovations locales menées
par des hommes et des femmes qui
inventent, bon gré mal gré, des modes
de vie nouveaux, souvent dans un
cadre contraignant et en s’attirant des
regards amusés de la société environnante. Après le slow food, les slow
cities ; après le commerce équitable,
les « consomm’acteurs » et les objecteurs de croissance ; après les Agenda 21, les collectifs « Villes en transition » préparant la vie après le pétrole,
etc. Les économistes s’y intéressent
rarement, mais si l’analyse de H. Daly
est juste, alors nous avons besoin de
tenir ensemble les différentes échelles
du changement social.
Quoi qu’il en soit, ce foisonnement
d’idées « macro » et « micro », au
centre et à la périphérie, témoigne
à sa façon d’une certaine frustration
devant les approches actuelles du
développement durable, et des résultats accomplis en la matière. Vingt
ans après la première conférence de
Rio et vingt-cinq ans après la publication du rapport Brundtland, les
doutes percent jusqu’au mainstream
de la pensée économique. Aussi le
représentant d’un des « fleurons »
de l’industrie française, François
Grosse de Veolia Environnement,
reconnaît-il qu’« à très long terme
l’idée d’une décroissance matérielle
est incontournable, dans la mesure
où nous vivons dans un environnement physiquement limité et que
les ressources de notre planète ne
sont pas inépuisables ». Certes, l’aveu
est suivi aussitôt des assurances que
« la perspective d’une décroissance
reste aujourd’hui extrêmement
éloignée et nous sommes bien en
peine d’imaginer à quoi elle ressemblera. Car il y a dans cette idée des
points cruciaux qui interrogent les
fondements mêmes de l’économie :
comment imaginer par exemple de
faire tourner une économie,
de motiver les différents acteurs à
investir, à immobiliser du capital,
sans ‘‘récompense’’ à court ou moyen
terme ? ». (3)
LES
­réellement possible qu’avec un
marché du travail fondé sur la mobilité sécurisée, capable de mieux apparier l’offre et la demande que ce n’est
le cas actuellement, ce qui exige à son
tour un faible niveau d’inégalités au
départ, etc. Une réduction radicale du
temps travail est par ailleurs indissociable du passage de l’idéal du pleinemploi à la « pleine-activité » (pour
reprendre un terme des années 1990),
où le temps libéré est consacré à la
coproduction de certains services
sociaux, aux activités locales d’utilité
publique, etc.
Sans aller plus en détails dans ce
débat, rappelons simplement la vision
générale dans laquelle ces efforts de
modélisation s’inscrivent. L’enjeu d’une
« autre » macroéconomie soulève en
réalité une double question : qu’est-ce
qu’une économie soutenable, au juste ?
D’autre part, quels sont les outils pour
transformer l’économie dans le sens
de la durabilité ? Les deux questions
sont étroitement liées, car pour
construire un outil, il faut savoir à quoi
il doit servir.
“L’ÉCONOMIE NE
TOURNE PAS DANS
LE VIDE, ELLE EST
INSÉRÉE DANS UNE
BIOSPHÈRE AVEC
LAQUELLE ELLE
INTERAGIT SANS
CESSE, EN
PRÉLEVANT TOUT
CE QU’IL Y A
À PRÉLEVER ET
REJETANT TOUT
CE QU’IL Y A
À Y REJETER.”
3. « Vers une écologie
industrielle », ParisTech
Review, entretien paru le 21
décembre 2011, accessible
en ligne www.
paristechreview.
com/2011/12/21/
ecologie-industrielle.
3
NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
Vers l’économie soutenable
mie d’état stationnaire », à savoir
une économie dont le stock de capital physique et la population reste
constants. Puisque ce stock de capital
physique doit être
entretenu en permanence, il doit respecter un volume global
que l’on peut régénérer dans des limites physiques. La
question n’est pas
tant de choisir entre
croissance et décroissance : les deux
sont possibles mais
toujours en tant que
phases intermédiaires, comme un passage d’un état
stationnaire à l’autre.
lll
“TOUTE ACTIVITÉ
ÉCONOMIQUE
COMPORTE
UNE PART DE
DÉGRADATION
IRRÉCUPÉRABLE.”
DE LA « VALEUR » ABSTRAITE
À LA MATIÈRE-ÉNERGIE
4. Voir à ce sujet « The Circular
Flow of Exchange Value and
the Linear throughput : A Case
of Misplaced Concreteness »,
article paru initialement dans
Review of Social Economy,
déc.1985, repris dans The
Steady State Economics,
op. cit., pp. 195-205.
5. Pour un résumé de
l’argumentation de Nicholas
Goergescu-Roegen par l’auteur
lui-même, voir « Energy,
Matter and Economic
Evaluation : Where do we
Stand ? », dans Energy,
Economics, and the
Environnement, Hermad Daly
& Alvaro F. Umana (éds.),
1981, pp. 43-79.
NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
Paradoxalement, le retard est peutêtre le plus marquant dans les manuels
d’économie, qui abondent d’images de
flux circulaires abstraits, reliant la production et la consommation ; dans leur
version élémentaire, le flux relit les
ménages aux entreprises : les ménages
livrent aux entreprises les facteurs de
production, les entreprises leur livrent
en retour les biens et services. Les versions plus sophistiquées ajoutent plusieurs boucles supplémentaires : la
dépense publique, la finance, le commerce international… mais les flux
tournent toujours dans le vide et non
au sein d’un écosystème. On pourrait
croire que ce qui tourne ainsi est une
substance abstraite, la « valeur », et non
la matière-énergie. La « valeur » se recycle à l’infini ; la production et la
consommation sont des flux physiques
où une partie d’énergie et de matières
transformées dans le processus devient
inutilisable à chaque boucle (4).
Autrement dit, l’enjeu d’une « autre »
macroéconomie renvoie inéluctablement aux arguments développés dès
les années 1960 par Nicholas
­Georgescu-Roegen (5), le premier à
avoir appliqué à l’économie le principe
d’entropie et la deuxième loi de la
thermodynamique. Toute activité
économique comporte une part de
dégradation irrécupérable. Cela vaut
de façon évidente pour les énergies
fossiles, mais la thèse s’applique
aussi à la matière utilisable : l’utilisation
de tout bien de consommation comporte une dégradation qui est, en
partie, irrécupérable. L’exemple donné
par Georgescu-Roegen est la pièce de
monnaie : pour tout solide qu’elle
paraisse, elle s’use, car les molécules
qui s’en détachent échange après
échange sont perdues irrévocablement.
Ce raisonnement jette un profond
doute sur les promesses d’un découplage absolu entre la croissance
­physique et la croissance économique,
et c’est bien là le cœur du débat. On
évite souvent la question en invoquant
le découplage relatif, les gains d’efficience dans la consommation d’énergie et de matière réalisés grâce au
progrès technologique. Il est vrai que
l’intensité énergétique du PIB baisse,
comme l’intensité carbone de la production d’énergie, mais il y a une limite
à ces gains d’efficience, et cela pas
uniquement à cause de l’effet de rebond qui fait que la consommation
globale augmente quand même. A
en croire les calculs de Tim Jackson,
si l’on considère un monde de demain
avec 9-10 milliards d’habitants ayant
un revenu comparable au nôtre,
l’intensité carbone devrait baisser
quinze fois plus vite que le progrès
réalisé depuis les années 1980. On
peut discuter les détails du calcul à la
base de ces estimations , mais l’argument de ­Georgescu-Roegen est plus
fondamental : puisque la croissance
immatérielle n’existe pas, l’économie
d’état stationnaire s’imposera tôt ou
tard. La question est simplement de
savoir si nous pouvons anticiper le
changement, pour éviter une douloureuse adaptation. u
Florence Jany-Catrice,
PROFESSEUR EN SCIENCES ÉCONOMIQUES
À L’UNIVERSITÉ LILLE 1
Quels nouveaux indicateurs
de richesse ?
E
xiste-t-il de bons indicateurs
pour réfléchir à la soutenabilité
et à la question multidimensionnelle
de la richesse? Le PIB et la croissance
ont été élaborés dans un contexte
socio-politique extrêmement particulier. D’abord pensé par Simon Kuznets
au lendemain de la grande dépression
de 1929 et mis en place en 1945 alors
que le projet politique était celui d’une
reconstruction des sociétés sur
une base industrielle et marchande.
C’est bien ces deux piliers du projet
politique qui ont finalement été accompagnés de l’outil du PIB. Celui-ci devait
permettre d’envisager dans quelle
mesure la croissance progressait,
l’expansion continue des sociétés se
faisant sur cette base industrielle et
marchande. La croissance mesure, ou
cherche à mesurer, l’expansion des
volumes de production, elle est donc
d’abord marchande et monétaire. Alors
qu’ont été formulées de nombreuses
critiques à propos de ces indicateurs
de croissance et du PIB, je vais m’attarder sur seulement deux d’entre elles.
CONTRE LE PIB
La première peut presque être qualifiée d’internaliste, et peut être facilement comprise. La croissance économique exprimant l’expansion de
volumes, cela pose problème pour un
certain nombre d’activités de plus en
plus importantes dans nos l l l
Une fois ces critiques établies, disposons-nous de bons indicateurs et
comment faire ? Sur ces questions très
délicates et complexes, nous ne partons
pas de rien. En particulier, il me semble
que la sociologie de l’action publique
et de la quantification sont tout à fait
instructives de ce point de vue. On
peut alors partir du constat que nous
sommes confrontés dans notre environnement actuel à une double contingence. Tout d’abord, en moins de deux
décennies, un ou deux indicateurs ont
en quelque sorte kidnappé nos représentations collectives de ce que sont
nos richesses et nos finalités de vie en
société. Il faut de la croissance pour la
croissance, c’est bien là qu’est le problème. Ce n’est pas tant l’indicateur
qu’on peut critiquer en soi, mais plutôt
ses usages en tant qu’indicateur de
pilotage automatique de la vie publique et donc de nos vies individuelles.
Cela pose un enjeu démocratique
majeur dans nos sociétés.
de l’Institut pour le développement de l’Information économique et sociale
de la légitimité pour supplanter ceux
qui sont extrêmement prégnants dans
nos représentations collectives ? Il faut
d’abord réfléchir à la spécificité de
nouveaux indicateurs potentiels et
essayer de trouver avec l’ensemble
des acteurs ce qui fait leur spécificité.
On voit bien que cela s’oppose à une
légitimité liée à des
formes d’universalisme qui sont extrêmement prééminentes dans les
nouveaux formats
d’indicateurs. Par
exemple, le PNUD et
son indicateur de
développement
humain (IDH), tout
rudimentaire qu’il
soit, a été fortement
aidé par la manière
universelle avec laquelle il était mesuré.
Il pouvait donc
s’appliquer indifféremment à la France,
au Luxembourg ou
à une région de
l’Amazonie. Mais
l’universalisme va
souvent de pair avec
une forme de domination dans la représentation que l’on
impose à ce que l’on appelle la soutenabilité, et va de pair avec une forme
d’ethnocentrisme dans ce que l’on
renvoie comme représentation.
CHANTiERS
lll
ENJEU DÉMOCRATIQUE
La deuxième contingence, pour laquelle je suis engagée et aussi souvent
critiquée, est la quantification. On peut
véritablement le déplorer, mais nous
sommes dans des sociétés qui sont
extrêmement guettées par la « quantophrénie » c’est-à-dire des formes de
frénésie de la mise en chiffres de toutes
les réalités. D’un côté, c’est très commode pour les acteurs publics, car ils
considèrent que les chiffres sont accrédités d’une forme de neutralité axiologique ou apolitique. C’est-à-dire que
l’on peut les utiliser pour des actions
publiques et qu’il n’y a plus besoin de
réinjecter ni de la politique ni du débat
public dans la question de la mesure.
Un autre aspect de la quantophrénie
est lié à la valeur sociale du chiffre. Les
chiffres sont en quelque sorte des
arguments supérieurs qui supplantent
toute autre forme d’argumentaire dans
le débat public. C’est tout à fait flagrant,
n’importe quel débat contradictoire
se fait à coups de chiffres. Cette contingence, que l’on peut déplorer, est
d’autant plus forte qu’elle repose sur
des concepts flous. On parle de bienêtre individuel ou collectif, de développement soutenable, de croissance
différente, de qualité de vie… Et ce
que je remarque, pour avoir participé
à la commission de concertation sur
les indicateurs du développement
durable en France, c’est que nous ne
prenons même plus le temps de réfléchir à une définition préalable de ces
concepts très importants. Et finalement,
ce sont les indicateurs qui finissent
par incarner les concepts.
Au sujet du développement durable
en France, je ne comprends pas bien
encore la stratégie adoptée par les
pouvoirs publics, mais je connais très
bien les dix indicateurs phares qui
constituent ce qu’est la stratégie du
développement durable. Tout ceci
pour vous dire que la question de la
mesure n’est pas une question
technique et qu’elle devrait être réappropriée par le monde du politique
au sens très noble du terme.
Quelles formes doivent alors pendre
ces indicateurs ? Comment produire
LES
sociétés. Par exemple, qu’est-ce
qu’un « volume » d’éducation ? De
santé ? D’aide à domicile ? Ces domaines nécessitent des conventions,
pas seulement techniques, mais qui
interrogent la représentation que l’on
se fait de la finalité de l’activité. Cette
critique est interne, car le PIB est constitué aujourd’hui aux deux tiers d’activités de service à propos desquelles
on a justement des difficultés à appréhender le « volume ».
La deuxième critique est plus externe : est-ce de l’expansion de volume
dont on a besoin quand on vise une
production plus durable, des biens de
meilleure qualité, plus économique
en composants matériels et accessible
à tous ou au plus grand nombre ? Il
ne faut jamais oublier la question
sociale dans le débat sur la soutenabilité. Peut-on donc rester arcbouté
sur l’idée que l’on peut avoir une forme
de gisement de productivité dans des
projets dans lesquels sont nécessaires
plus de qualité, plus de durabilité, plus
de sobriété et de solidarité ?
“LES CHIFFRES
SONT EN QUELQUE
SORTE DES
ARGUMENTS
SUPÉRIEURS
QUI SUPPLANTENT
TOUTE AUTRE
FORME
D’ARGUMENTAIRE
DANS LE DÉBAT
PUBLIC.”
SUBSTITUALITÉ
Une autre question liée à la légitimité porte sur la forme de ces
indicateurs et en particulier sur la
question de la substituabilité. Un
indicateur comme celui de la soutenabilité retenu par la commission
Stiglitz renvoie à des dimensions
qui relèvent à la fois de la question
économique, de la question sociale,
de la question environnementale.
Cet indicateur monétarise l’ensemble
de ces dimensions –et c’est le cas
de l’épargne nette ajustée– produit
des formes de substituabilité l l l
NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
Vers l’économie soutenable
implicites entre les dimensions
et entre les variables qui les composent. Autrement dit, c’est une
forme de liquidité complète entre
les différentes dimensions !
Par exemple, l’épargne nette ajustée est un indicateur qui a été élaboré par la Banque mondiale et a
été repris par la commission Stiglitz
comme indicateur
phare de la soutenabilité. Il est composé de
trois dimensions – le
capital social, le capital
économique et le capital environnementa l–
et fournit une monétarisation de ces trois
capitaux, même s’ils
sont non marchands.
L’idée étant que l’on
serait sur une trajectoire de soutenabilité
tant que ce stock de
capital ainsi mesuré
restait à un niveau soit constant,
soit positif. Mais peut-on réfléchir
à la soutenabilité en la réduisant à
des questions de capitaux ? On voit
bien que la commission Stiglitz était
composée d’économistes qui ont
donc d’abord mobilisé leurs
concepts. De plus, la question de la
monétarisation de l’environnement
est essentielle dans le débat autour
des nouveaux indicateurs et à même
le vent en poupe à l’instar des résultats fournis par les rapports Sukhdev
et Chevassus-au-Louis. Cela pose
un réel problème d’éthique dans la
volonté de tout monétiser, y compris
des choses qui ne sont ni marchandes ni monétaires et qui ne le
seront jamais. D’autre part, le capital social est uniquement restreint
à la dépense d’éducation, ce qui
semble un peu réducteur. Dès lors
que ces indicateurs sont pensés en
chambre par des scientifiques ou
des technocrates, comme à la
Banque mondiale, sans tenir compte
de la parole de l’ensemble la société civile, ils fournissent une représentation étriquée du monde. u
lll
“LA COMMISSION
STIGLITZ ÉTAIT
COMPOSÉE
D’ÉCONOMISTES
QUI ONT DONC
D’ABORD MOBILISÉ
LEURS CONCEPTS.”
NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
Jérôme Blanc,
MAÎTRE DE CONFÉRENCES DE SCIENCES ÉCONOMIQUES
À L’UNIVERSITÉ DE LYON 2
Se réapproprier la monnaie
L
es monnaies citoyennes, sociales,
complémentaires, ou locales interrogent la manière dont on mesure
habituellement la richesse. Un certain
nombre de systèmes de monnaie
locale que l’on connaît aujourd’hui
sont issues d’un travail de critique du
PIB et de la notion de richesse. Elles
participent aussi du débat entre croissance et décroissance : les groupes
locaux qui les animent ont en effet
des réflexions assez fortes autour de
la notion de décroissance. Il est non
seulement question de mesurer, valoriser, donner des indications monétaires
de la valeur des choses, mais il est
aussi question d’agir, d’échanger, de
modifier les comportements.
Sur la question de la valeur, par
exemple, ces monnaies revalorisent
des choses qui ne le sont pas suffisamment, tels que les comportements vertueux d’un point de vue
écologique ou le bénévolat. Elles
imposent aussi des formes de dévalorisation, en particulier de la monnaie elle-même. C’est assez paradoxal, car on utilise un outil qui est
la monnaie mais en même temps
on le tord, on le transforme, on le
dévalorise. Ce qui se traduit par des
systèmes de monnaie fondante, où
les gens qui disposent de cette
monnaie locale doivent payer une
forme de taxe au bout d’un certain
temps pour pouvoir continuer à
l’utiliser, ce qui les incite à faire circuler rapidement cette monnaie.
RÉAPPROPRIATION
CITOYENNE
Ces systèmes de monnaies renvoient à la question de la démocratisation puisque souvent l’enjeu est
celui d’une réappropriation ci-
toyenne de la monnaie. L’idée
consiste à construire une sorte de
prise en main, d’autonomie,
de contrôle sur des questions monétaires qui habituellement échappent
complètement au citoyen.
Ce sont des systèmes qui sont
généralement mis en œuvre par des
groupes associatifs. Une monnaie
de ce type circule de manière très
particulière : elle doit circuler exclusivement dans l’espace d’un réseau
socio-économique qui peut inclure
des commerces et des entreprises.
On peut identifier quatre grandes
générations de ces monnaies depuis
une trentaine d’années.
La première, ce sont notamment
ce que l’on connait en France sous
la forme les systèmes d’échange
local (SEL). Ce sont des groupes
associatifs où les gens réalisent des
échanges qui sont comptabilisés
dans une monnaie interne, par
exemple « le caillou » dans le quartier de la Croix-Rousse à Lyon. On y
débite et crédite les comptes de
chacun de la quantité de caillou
correspondant à un échange.
La deuxième génération, ce sont
les banques de temps, où les
échanges se font à peu près de la
même façon que dans les SEL, mais
uniquement sur des services et uniquement comptabilisés en heures.
Elles sont très peu répandues en
France aujourd’hui, mais elles se
sont développées au Québec sous
la forme d’un système qui s’appelle
« l’Accorderie», laquelle vient de
s’implanter en France à Paris et
Chambéry.
Les troisièmes et quatrièmes
générations ont un rapport plus
direct avec les questions environ-
INCITATIONS ETHIQUE
ET FINANCIÈRE
A Romans, dans la Drôme, vous
pouvez acheter en euros des bons
locaux libellés en une unité qui
s’appelle « la mesure » auprès d’une
maison de quartier. L’idée c’est qu’en
ayant cette monnaie locale, vous ne
pouvez pas l’utiliser partout. Elle ne
peut être utilisée qu’à Romans, dans
le cercle des prestataires (association,
petites entreprises et commerces,
producteurs locaux de légumes etc.)
qui sont référencés et acceptent
cette monnaie.
Dans ces systèmes, les prestataires
sont souvent sélectionnés, on n’accepte pas n’importe qui. Le filtrage
se fait en fonction de critères qui
respectent une charte précise. Il y
a une incitation éthique et souvent
une incitation financière. Si vous
échangez 100 euros vous obtenez
plus (par exemple, 110) en monnaie
locale, ce qui permet d’avoir un
pouvoir d’achat un peu augmenté.
Au-delà, les gens qui l’utilisent ont
été sensibilisés à la question et
savent qu’en utilisant cette monnaie
locale ils vont privilégier un certain
type de commerces. Un des enjeux
TAILLE CRITIQUE
L’une des difficultés pour toute
monnaie citoyenne est d’obtenir
suffisamment d’utilisateurs. Etre
seul à avoir une monnaie cela ne
sert à rien, un nombre élevé d’utilisateurs est une condition nécessaire
pour que se développe une confiance
méthodique, c’est-à-dire la confiance
dans l’acceptation par autrui de la
monnaie dont on dispose. Ainsi,
pour avoir un impact suffisant, il
faut qu’il y ait un nombre suffisant
et rapidement atteint de prestataires
et d’utilisateurs en général, ce qui
de l’Institut pour le développement de l’Information économique et sociale
peut difficilement se faire sans un
appui important des collectivités
locales. A côté de cet enjeu important de taille critique, il y a aussi
l’enjeu de la revendication d’appropriation de l’outil monétaire. Autrement dit, la construction par le bas
de systèmes par des gens qui ont
conscience des enjeux économiques
qui les concernent. Cette dimension
démocratique est très importante,
c’est l’une des raisons d’être de ces
monnaies citoyennes. u
CHANTiERS
de ces systèmes est ainsi l’information et la sensibilisation du public.
La quatrième génération, ce sont
par exemple les monnaies SOL, qui
sont principalement des systèmes
de paiement électronique avec une
carte similaire aux cartes de fidélité,
utilisable comme moyen de paiement au sein d’un réseau d’entreprises qui partagent des valeurs
équitables et solidaires.
Dans un contexte de crise financière et bancaire, une tentation
militante consiste à croire qu’en
changeant la monnaie, on peut
changer le monde. Au-delà de cette
sorte de risque d’ivresse monétaire,
l’intérêt de ces systèmes est d’articuler une dimension participative
citoyenne et des politiques publiques
qui les appuient et les soutiennent
financièrement pour leur donner
de l’ampleur.
LES
nementales. La troisième génération ressemble assez fortement à
la monnaie telle qu’on la voit habituellement : on utilise des billets
qui ressemblent à des billets de
banque et qui portent une unité
de compte, des symboles, etc.
actes 
(2/2)
• Cette vingt-deuxième note
de travail de l’Idies est le compte
rendu de la deuxième table ronde
des quatrièmes rencontres
annuelles de l’Idies, qui ont eu lieu
le 10 novembre 2011, à Lyon, dans
le cadre des Journées de l’économie. L’intégralité des débats est
disponible sous format vidéo sur
le site www.idies.org
• La première table ronde (sur la
démocratisation de l’économie),
a fait l’objet d’un compte rendu
spécifique qui a également été
publié sous la forme d’une note
de travail. A télécharger sur le site
www.idies.org, rubrique
« Publications ».
« Les Chantiers de l’Idies » est une publication éditée par l’Institut pour le développement de l’information économique et sociale (Idies), une association
à but non lucratif (loi 1901), domiciliée au 28, rue du Sentier, 75002 Paris.
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Directeur de la publication : Philippe Frémeaux.
Rédaction : Laurent Jeanneau. Secrétariat de rédaction : Martine Dortée. Edité avec le soutien technique d’Alternatives Economiques.
Conception graphique : Christophe Durand (06 12 73 34 95).
NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
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