Vers l’économie soutenable
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NOTE DE TRAVAIL N°22
MARS 2012
lieu de nous satisfaire des don-
nées brutes de consommation domes-
tique et des importations–, une telle
comptabilité des flux de matière-
énergie ne serait qu’un outil, la vraie
solution serait de savoir s’en servir.
LA QUESTION
DE L’ÉCHELLE
La question vaut néanmoins qu’on
s’y attarde : à quoi ressemblerait et à
quoi servirait une macroéconomie de
la transition sociale et écologique?
Les classiques d’économie écologique
comme Joshua Farley,
Robert Constanza ou
H. Daly répondent
qu’ils ne font qu’ajou-
ter, aux deux notions
clés de la science éco-
nomique que sont
l’allocation et la distri-
bution, une troisième,
celle de l’échelle, de la
« taille» de l’économie
dans son ensemble
par rapport à la bios-
phère et les écosys-
tèmes dans lesquels
elle fonctionne. A une
structure de distribu-
tion donnée, le mar-
ché parfait des écono-
mistes allouera les
ressources de façon
optimale (selon la
définition de Pareto),
mais ce n’est pas le
marché qui pourra
établir une structure
de distribution « opti-
male » ; celle-ci pré-
suppose des critères éthiques exté-
rieurs. De même, à toute échelle
donnée, le marché parfait imaginé par
les économistes pourra allouer les
ressources de façon optimale, mais ce
n’est pas le marché qui peut détermi-
ner la question de l’échelle optimale;
celle-ci présuppose des critères éco-
logiques exogènes.
Arriver à intégrer la question de
l’échelle dans la macroéconomie, c’est
bien l’objectif affiché des chercheurs
comme ceux que nous venons d’évo-
quer. D’après Tim Jackson (1), le but
de l’exercice est d’explorer les aspects
suivants : le comportement d’une
économie soumise à des objectifs
exogènes d’émissions et d’usage des
ressources naturelles ; le potentiel d’un
ratio investissement/consommation
élevé ; le rôle de l’investissement public
et de la consommation publique ; la
stabilité d’une économie dont
la consommation privée ne croît que
lentement, voire pas du tout ; la sta-
bilité d’une économie dont la demande
agrégée ne croît que lentement, voire
pas du tout.
Admettons que ce travail de modé-
lisation n’en est qu’à ses débuts, et
même que les premiers résultats ne
sont pas entièrement satisfaisants.
Toujours est-il que le point de départ,
la critique de la comptabilité nationale
actuelle, est valable. En mesurant la
demande agrégée (consommation
privée, dépenses publiques, investis-
sement), explique Jackson, nous ne
distinguons pas assez les différents
types de matières et d’énergie utilisés,
et le même problème se pose du côté
des facteurs de production. Si la crois-
sance n’est pas séparable de la crois-
sance physique, et si les limites
physiques se manifestent de plus en
plus clairement, ne faut-il pas chercher
un modèle de développement qui
assure la qualité de vie et l’emploi sur
une autre base que la croissance, ou
en partant de l’hypothèse d’une crois-
sance structurellement limitée ?
L’une des rares tentatives concrètes
pour modéliser un tel scénario a été
réalisée par un groupe de chercheurs
autour de l’économiste canadien Peter
Victor (2), une autre est actuellement
menée par la New Economic Founda-
tion au Royaume-Uni. Dans le cas
canadien, le modèle puise ses para-
mètres dans les données de la comp-
tabilité nationale et simule l’évolution
du PIB, de la balance fiscale, du chô-
mage, mais aussi des émissions de gaz
à effet de serre, de la pauvreté, des
inégalités mesurables, etc. Il permet
d’évaluer les implications économiques
des limites exogènes imposées à
l’usage des ressources naturelles, de
mesurer l’impact économique du
changement des écosystèmes, de
distinguer différentes formes d’énergie,
etc. Plus généralement, il tente de
rompre avec l’idée que les facteurs de
production sont substituables, lui
préférant une substituabilité limitée
ou bien une complémentarité des
différentes ressources. Ce point est
crucial, car la réponse des économistes
classiques à l’économie écologique
est de dire que la rareté est toujours
relative, jamais absolue : une ressource
devenue plus rare sera remplacée par
une autre. Une macroéconomie de la
durabilité doit au contraire partir de
la rareté absolue.
Le modèle de Victor débouche sur
plusieurs scénarios pour la période
étudiée (2005-2035) ; dans le scénario
« catastrophe », les limitations
physiques « cassent » la croissance et
génèrent des dommages collatéraux
sociaux colossaux, avec un taux de
chômage qui grimpe et des inégalités
sociales qui se creusent rapidement.
Dans le scénario « résilience», en
revanche, une stabilisation des émis-
sions est obtenue tout en préservant
l’emploi et réduisant les inégalités.
Qu’est-ce qui différencie ces deux
scénarios ? Deux variables, surtout : la
structure de l’investissement et le
partage du temps de travail. Dans le
scénario «résilience», l’investissement
privé baisse progressivement au pro-
fit des investissements publics ; comme
l’explique Victor, la transition écolo-
gique nécessite des investissements
de long terme gérés par les acteurs
publics, les acteurs privés préférant
d’autres types d’investissements, plus
profitables à court et moyen termes.
Quant au partage du temps de travail,
c’est la variable clé pour partager les
efforts liés à la transformation du tissu
économique et l’extinction progressive
du « moteur croissance ».
Il va sans dire que ces scénarios
«macro » reposent sur des présup posés
forts au niveau microéconomique: le
partage du travail ne sera
“LA TRANSITION
ÉCOLOGIQUE
NÉCESSITE DES
INVESTISSEMENTS
DE LONG TERME
GÉRÉS PAR LES
ACTEURS PUBLICS,
LES ACTEURS PRIVÉS
PRÉFÉRANT DES
INVESTISSEMENTS
PLUS PROFITABLES
À COURT ET
MOYEN TERMES.”
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1.Prosperity without Growth:
Economics for a Finite Planet,
[Tr. Française : Prospérité
sans croissance : La
transition vers une économie
durable, De Boeck 2010].
2. Managing Without
Growth: Slower by Design,
Not Disaster, Edward Elgar
Pub, 2008.