2015 CAHIER ÉCONOMIQUE La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 119 Impressum Responsable de la publication Dr Serge Allegrezza Auteur Gérard Trausch STATEC Institut national de la statistique et des études économiques Centre Administratif Pierre Werner 13, rue Erasme L - 1468 Luxembourg-Kirchberg Téléphone Fax E-mail Internet 247 - 84219 46 42 89 [email protected] www.statec.lu Avril 2015 ISBN 978-2-87988-123-2 La reproduction totale ou partielle du présent cahier est autorisée à condition d’en citer la source. Conception: Interpub’, Luxembourg Impression: Imprimerie Faber, Mersch La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Sommaire La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Avant-propos 8 Résumé 9 Introduction 10 1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon 1.1 La société luxembourgeoise en quatre caractéristiques 1.1.1 La démocratie 1.1.2 Le marché 1.1.3 La sécurité sociale 1.1.4 La politique de la voie du milieu 1.2 La croissance du PIB résumée en cinq périodes depuis la Seconde guerre mondiale 1.3 Une société face à ses problèmes et défis 1.3.1 Le vieillissement 1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement 1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement 1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux 1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité « évitable » 1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes 1.3.1.4 Conclusion d’étape 1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes 1.3.2.1 L’emploi 1.3.2.1.1 Notion d’emploi 1.3.2.1.2 Emploi et jeunes 1.3.2.2 Le chômage 1.3.2.2.1 Notion de chômage 1.3.2.2.2 Chômage et jeunes 1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au Luxembourg 1.3.3 Garder la protection sociale 1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers 1.3.4.1 Notion de risque 1.3.4.2 Risque, rente et héritage e 1.3.4.2.1 Première moitié du 19 siècle 1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé 1.3.4.2.3 La société financière 1.4 Conclusion 1.5 Annexe : Lectures 1.5.1 Marché et démocratie 1.5.2 Classes d’âge et autonomie 1.5.3 Impuissance économique face à la crise économique 1.5.4 Une économie de petit espace 1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation 1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie 1.5.5 Démocratie de consensus 1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel 13 13 13 19 23 25 27 29 29 30 32 32 32 33 35 37 37 37 38 38 38 39 40 42 44 44 45 45 45 45 47 50 50 50 50 51 51 51 51 52 Cahier économique 119 3 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1.5.7 Société civile et démocratie 1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe luxembourgeois 1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage revisitée 1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et emploi ? 52 53 53 53 2. De la société agraire à la financiarisation de la société 2.1 De la société agraire … 2.2… à la société industrielle 2.3 Bourgeoisie et industrialisation 2.4 Le Luxembourg et la théorie de la régulation 2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la régulation 2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation 2.4.2.1 La régulation à l’ancienne e 2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19 siècle) 2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres 2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme 2.4.2.5 Conclusion d’étape 2.5 Une autre interprétation de l’industrialisation 2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir 2.5.2 Interprétation selon Immanuel Wallerstein 2.5.2.1 Première étape : période avant l’industrialisation 2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation 2.6 La société de services 2.6.1 Présentation schématique de la tertiarisation 2.6.2 Un mode de régulation tertiaire 2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la crise 2.7 La situation géo-économique du Luxembourg 2.8 Annexe : Lectures 2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation 2.8.2 Modifications du commerce extérieur au Luxembourg et balance des paiements 2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices de grandes entreprises 2.8.4 Une nouvelle grande transformation 2.8.5 Ein marginalisiertes Europa 2.8.6 Des traités différents des traités habituels 2.8.7 Un déni d’histoire 2.8.8 Aux origines de la régulation 55 55 57 61 63 63 64 65 65 66 66 67 69 69 73 73 74 77 77 78 79 80 81 81 81 81 82 82 83 83 83 3. La concurrence, un concept central 3.1 Le libéralisme économique 3.1.1 Le libéralisme économique classique 3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste 3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel 3.1.4 L’ordolibéralisme 3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme 3.1.4.2 Le modèle allemand 3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme 3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme 3.1.6 Rapide comparaison entre les divers libéralismes économiques 3.1.7 Excédents commerciaux allemands et ordolibéralisme 3.2 La concurrence 3.2.1 Notion de concurrence parfaite 3.2.2 La modélisation de la concurrence parfaite 3.2.2.1 Modélisation selon Walras 3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 85 85 85 86 86 87 87 89 90 90 92 94 95 95 96 96 97 98 4 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 3.3 La concurrence au niveau des traités européens 3.4 La concurrence au niveau du Luxembourg 3.5 Conclusion 3.5.1 Au niveau de la théorie économique 3.5.2 Au niveau européen et national 3.6 Les ambigüités de la notion de concurrence 3.7 Ordolibéralisme et unification européenne 3.8 Le commerce extérieur du Luxembourg 3.9 Annexe : Lectures 3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité 3.9.2 Ordolibéralisme et Etat 3.9.3 Concurrence parfaite : I 3.9.4 Concurrence parfaite : II 3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de marché 3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme 3.9.7 Equilibre selon Walras 3.9.8 Les métamorphoses du commerce extérieur luxembourgeois 3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg 3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg 4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social 4.1 De l’Etat à l’Etat social 4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social 4.1.1.1 La protection sociale 4.1.1.2 La régulation des rapports du travail 4.1.1.3 Les services publics 4.1.1.4 Les politiques économiques 4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social 4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale 4.1.4 Conclusion 4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du pays 4.2.1 Changements sociétaux 4.2.2 Changements démographiques 4.2.3 Changements économiques 4.3 Le Luxembourg et l’Europe 4.3.1 Origine de l’Europe 4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe 4.3.3 Le Traité de Paris (CECA) 4.3.3.1 De Yalta à la CECA 4.3.3.2 Le Traité de Paris 4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA 4.3.4. La CEE 4.3.4.1 Le chemin vers la CEE 4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE) 4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE 4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome 4.3.5 Maastricht et ses conséquences 4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht 4.3.5.2 Le Traité de Maastricht 4.3.5.3 Le plan Werner 4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht 4.3.5.5 Quelques mots de conclusion 4.4 Le Luxembourg et la mondialisation 4.4.1 Première mondialisation 4.4.1.1 Jaurès, le protectionnisme et le libre-échange Cahier économique 119 100 106 115 115 117 121 122 123 124 124 124 124 125 125 125 126 126 126 126 129 129 129 129 129 131 132 133 134 134 135 135 137 138 139 139 141 142 142 144 146 149 149 150 151 153 155 155 155 156 160 161 162 163 164 5 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange 4.4.1.3 Le Luxembourg et la première mondialisation 4.4.2 Seconde mondialisation 4.5 La croissance, l’échange et le Luxembourg 4.6 Annexe : Lectures 4.6.1 Situation de la sécurité sociale 4.6.2 L’Europe en sept traités 4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation 4.6.4 Une société de seniors 4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat 4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation 4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident 4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident 4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident 164 166 166 169 170 170 171 171 172 172 173 173 173 173 5. Eléments de conclusion 5.1 Résumé sur la société luxembourgeoise 5.1.1… à partir des développements de Manfred Schmidt 5.1.2… à partir des développements d’Immanuel Wallerstein 5.1.3… à partir du régulationnisme 5.2 Quelques problèmes économiques de la société luxembourgeoise 5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme, ordolibéralisme et le Luxembourg 5.2.2 Le rôle de l’Etat 5.2.3 Lien entre régulationnisme et ordolibéralisme 5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers 5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise nouvelle 5.2.6 Classes moyennes, société civile et générations 5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture économique 5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg 5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg 5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg 5.2.9 Economie et société civile 5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins 5.2.9.2 Au-delà de l’économie 5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle 5.2.9.2.2 L’après-démocratie 5.3 Résumé rapide sur la société luxembourgeoise depuis l’indépendance 175 175 175 175 176 177 177 177 180 180 182 183 184 186 186 188 191 191 201 201 202 206 Annexe statistique 210 6 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Table des tableaux 1. Les problèmes d’une société : un rapide tour d’horizon 13 Tableau 1.1: Population active par secteur économique en 1907 et en 1935 Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011 Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010 Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et 1981 Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon l’ADEM Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935 Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance 15 27 31 31 33 37 39 40 41 49 2. De la société agraire à la financiarisation de la société 55 Tableau 2.1: Population active, population à charge et population dépendante Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques 75 78 3. La concurrence, un concept central Ce chapitre ne contient pas de tableau. 85 4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique et le social 129 Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922 138 138 5. Eléments de conclusion Ce chapitre ne contient pas de tableau. 175 Cahier économique 119 7 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Avant-propos Voici le troisième et dernier volume d'une trilogie rédigée par l'économiste Gérard Trausch sur le devenir économique et social du Luxembourg et publiée dans la série des Cahiers économiques du STATEC. Dans le premier volume, publié en 2009, Gérard Trausch, loin de se reposer sur les lauriers bien mérités d'une vie accomplie d'enseignant des sciences économiques, avait mis ses projecteurs sur le passage d'une société agraire, vers une société industrielle, aboutissant à une économie dominée par le secteur des services et tout particulièrement des services financiers. Trois ans plus tard, le second volume retraçait les mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise depuis la Révolution française. Dans ce troisième volume, Gérard Trausch reprend des éléments développés dans les deux premiers volumes et montre les réponses que la société luxembourgeoise a trouvées en confrontation avec ses problèmes économiques et sociaux. A son accoutumée, il situe ces problèmes dans une perspective historique, sait que les problèmes d'aujourd'hui prennent leur origine e dans un passé lointain, à la fin du 18 siècle par exemple, ou plus tard, soit qu'ils sont survenus plus récemment, par exemple avec la mondialisation. Gérard Trausch ne se limite point à une simple description des problèmes de la société luxembourgeoise, mais il les considère et les place dans leur contexte géographique, politique et économique plus global. A cette fin il incorpore dans son examen bon nombre de considérations théoriques sur des concepts comme la démocratie, la régulation, la concurrence, pour ne citer que ceux-là. Puisant abondamment dans ses recherches approfondies depuis de nombreuses années, l'auteur s'appuie dans son analyse sur un chapelet de théories d'économistes célèbres, de Ricardo, Marx à Keen et Piketty, en passant par Walras et Arrow/Debreu. Dans son exposé il accorde une large place aux politologues et sociologues, comme Wallerstein qui, comme des touches de pinceau, l'aident à brosser le tableau complexe de la vie en société. Le troisième volume de la trilogie de Gérard Trausch est publié dans la série des Cahiers économiques du STATEC. Les opinions exprimées, les analyses et conclusions, tout comme le choix des annexes documentaires, portent la responsabilité de l'auteur et vont au-delà des missions en général plus restreintes du STATEC. Ainsi, la documentation statistique dans le texte est plus réduite que dans les publications traditionnelles du STATEC, mais ceci s'explique aussi par le fait qu'il est quasi impossible, à de rares exceptions près, d'établir des séries chronologiques sur plus d'un siècle. L'annexe statistique essaie en partie de combler cette difficulté. Gérard Trausch essaie de nous montrer la complexité intrinsèque et les imbrications historiques des phénomènes qu'il décrit. La lecture, qui à première vue peut paraître difficile, est néanmoins facilitée du fait que les quatre chapitres principaux et la conclusion peuvent être lus de manière indépendante. Quelques répétitions de ce fait inévitables, sont là pour nous aider à rester sur le chemin tracé par l'auteur. Nous espérons que le lectorat de ce dernier volume soit aussi nombreux et intéressé que celui des deux volumes précédents. Nico Weydert Directeur adjoint du STATEC 8 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Résumé La société luxembourgeoise repose sur quatre piliers : la démocratie, le marché, la sécurité sociale et la voie du milieu (refus des extrêmes). Les problèmes, auxquels le Luxembourg est confronté, sont connus : le vieillissement, le chômage (surtout le chômage des jeunes et de longue durée), la pérennité de la sécurité sociale. L’ère fordiste a plongé le Luxembourg dans la société de consommation. L’ensemble de la population en e profite et pas seulement la bourgeoisie, comme au 19 siècle. La financiarisation de l’économie luxembourgeoise a prolongé le fordisme, mais a généré deux effets inquiétants. D’abord, elle favorise la rente spéculative (cf. titrisation), c’est-à-dire une formation rapide de fortune. Ensuite, lors de l’extension de la place financière (besoins d’espacebureau et de logements), des rentes immobilières juteuses apparaissent et se transmettent par héritage. Le Luxembourg est-il engagé sur le chemin d’une société d’héritiers et de rentiers ? Au centre de ce cahier est placée la notion de concurrence ; les facettes suivantes sont traitées : Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ Une approche critique de la théorie de la concurrence parfaite. Un tour d’horizon sur la législation de la concurrence au Luxembourg. La concurrence et les traités européens ; par exemple articles 85 et 86 du Traité de Rome. Le Luxembourg est confronté à la concurrence : du Zollverein à la mondialisation actuelle. L’histoire économique du Luxembourg est aussi l’histoire de la loi de la concurrence, à laquelle le pays est soumis. Le néolibéralisme s’installe dans l’Union européenne. Dès les débuts de la République fédérale allemande, ce pays bascule dans l’ordolibéralisme, version allemande du néolibéralisme, mais sans le « laisser-faire ». L’ordolibéralisme mène à la soziale Marktwirtschaft et présente quelques traits caractéristiques : Ͳ L’accent est mis sur la production : création de richesses. Cahier économique 119 Ͳ La Mitbestimmung (cogestion) est au centre de l’ordolibéralisme (cf. Konsensdemokratie). Les exportations jouent un rôle considérable : financer les importations d’énergie, financer la protection sociale. L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre un « ordre de concurrence » et un « ordre institutionnel » : entre les deux existe une relation efficace. Ͳ Ͳ Le Luxembourg est plus proche de l’ordolibéralisme que du néolibéralisme. e Le 19 siècle est l’âge d’or de la bourgeoisie luxembourgeoise : incontestée, incontestable. Elle a su tirer avantage de l’industrialisation du pays : passage de la bourgeoisie foncière à la bourgeoisie industrielle. L’industrialisation déclenche une modification sociétale considérable : la montée des classes moyennes. Au cours de l’entre-deux-guerres deux importantes modifications se déroulent dans la société luxembourgeoise : les réorientations économique, financière, politique et dynastique ; l’intégration du monde ouvrier dans la société luxembourgeoise. Notons trois approches de la réalité économique et sociale du Luxembourg selon Manfred Schmidt, Immanuel Wallerstein et selon le régulationnisme. x Le modèle de Schmidt est lié à la voie du milieu. Il est fondé sur la réussite économique en relation avec la productivité, ce qui rend possible l’installation et l’extension de la protection sociale. x Si, selon Wallerstein, le revenu d’un ménage ouvrier se compose du seul salaire, on parle de ménage prolétarisé. Si le salaire est complété par d’autres revenus (par exemple petite exploitation agricole), alors on parle de ménage semi-prolétarisé. Wallerstein note que la bourgeoisie/patronat préfère des ménages semi-prolétarisés, car elle peut allouer à ces ménages des salaires moins élevés. Cette situation e peut s’appliquer au Luxembourg industrialisé du 19 siècle. x Le régulationnisme, contrairement à la théorie classique (cf. concurrence parfaite), réintroduit l’histoire et la sociologie dans l’analyse économique. 9 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Introduction Ce travail est le dernier d’un cycle de trois cahiers économiques qui ciblent la transformation économique et sociale du Luxembourg depuis la Révolution française. Le premier cahier économique fait un tour d’horizon général, avec trois centres de gravité : la préindustrialisation, l’industrialisation et les mutations d’une société. En complément quelques problèmes auxquels la société luxembourgeoise est confrontée : désindustrialisation-tertiarisation. Gérard Trausch, La société luxembourgeoise depuis le e milieu du 19 siècle dans une perspective économique et sociale, cahier économique n° 108, Luxembourg (STATEC), 2009. Le deuxième cahier économique remonte à la Révolution française, passe par le Régime néerlandais, l’indépendance du pays, l’industrialisation, l’entredeux-guerres, le fordisme et la financiarisation. Après la Seconde guerre mondiale l’apogée de la société industrielle est atteint, suivi de l’ère financière (place financière), puis de la crise économique. Gérard Trausch, Les mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise depuis la révolution française, cahier économique n° 113, Luxembourg (STATEC), 2012. *** Le troisième cahier économique est articulé sur cinq chapitres. Chapitre 2. De la société agraire à la financiarisation de la société Le passage de la société agraire à la société industrielle est présenté de manière stylisée. Est examinée la place de la bourgeoisie dans cette société industrialisée. Immanuel Wallerstein fournit une interprétation originale qui s’applique parfaitement au e Luxembourg du 19 siècle. Lors de l’industrialisation du Luxembourg le monde ouvrier présente deux sortes de ménages : le ménage prolétarisé ne touche que le salaire du mari travaillant à l’usine ; le ménage semiprolétarisé dispose encore d’autres ressources (petite exploitation agricole, jardinage, …). C’est la conjointe qui s’occupe de ces autres ressources, mais pas exclusivement. La bourgeoisie a un intérêt immédiat à faire face à des ménages semi-prolétarisés, auxquels elle peut servir des salaires moins élevés, car ces ménages ont encore d’autres ressources pour survivre. S’y ajoute un groupe isolé d’ouvriers immigrés, surtout Italiens, réduits au rang de variable d’ajustement. Finalement la bourgeoisie luxembourgeoise a réussi à « dompter » le ménage ouvrier : le mari à l’usine, la conjointe dans le ménage. La théorie économique classique est d’application universelle, c’est-à-dire sans considération de l’histoire ni de la géographie. La théorie de la régulation s’appuie sur deux piliers : l’accumulation de capital et les formes institutionnelles ; celles-ci représentent l’organisation générale de l’économie (par exemple formes de la concurrence, rapport salarial, nature de l’Etat, régime monétaire). Réguler, c’est ajuster les deux piliers de la théorie de la régulation. Chapitre 3. La concurrence, un concept central Chapitre 1. Les problèmes d’une société : un rapide tour d’horizon Sont passés en revue les trois piliers de la société luxembourgeoise : la démocratie, le marché et la protection sociale. S’y ajoute la politique de la voie du milieu, c’est-à-dire l’absence d’extrêmes politiques. Sont abordés les problèmes auxquels le Luxembourg doit faire face : le vieillissement, le chômage, l’emploi (parfois aux dépens des jeunes). Une question se pose : le Luxembourg est-il devenu une société de rentiers et d’héritiers ? 10 Au cœur de ce chapitre est situé le concept de concurrence. Pour bien approcher cette notion les éléments suivants sont brièvement examinés : le libéralisme économique classique, le néolibéralisme (ou Ecole marginaliste) et le néolibéralisme actuel. L’ordolibéralisme est étudié davantage, car il fournit le cadre de l’économie de marché. Ce qui nous permet d’établir le modèle allemand et de le rapprocher du modèle luxembourgeois. La notion de concurrence est examinée sous différents aspects : optique théorique, modélisation selon Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Walras, selon Arrow/Debreu. Ensuite, la concurrence est suivie dans une vue européenne et finalement les lois et règlements luxembourgeois liés à la concurrence sont analysés. Chapitre 4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique et le social Ce chapitre est axé sur trois niveaux. D’abord, l’Etat social et ses quatre piliers : la protection sociale, la régulation des rapports du travail, les services publics, les politiques économiques. Ensuite, la Ville de Luxembourg est un lieu de changements sociétaux, démographiques et économiques. Enfin, considérons le Luxembourg face à l’Europe, de Yalta à Maastricht, en passant par les Traités de Paris et de Rome. Dans ce contexte le rapport Werner (1970) est analysé et comparé au rapport Delors (1986). Pour terminer, apprécions la position du Luxembourg par rapport à la première mondialisation (avant 1914) et par rapport à la seconde. Chapitre 5. Eléments de conclusion Ce chapitre comprend deux parties. La première dresse un résumé sur la société luxembourgeoise selon quelques approches différenciées. La seconde partie reprend quelques défis et problèmes que le Luxembourg doit affronter : par exemple le rôle de l’Etat, les classes moyennes, l’euro et le Luxembourg. Enfin, des aspects dépassant l’économique sont évoqués. *** Le lecteur doit tenir compte de trois particularités. Chaque chapitre forme un tout cohérent indépendant des autres chapitres. Dans un tel contexte des répétitions sont inévitables. Elles sont même possibles dans un même chapitre, car insérées dans une optique différente. A la fin de chaque chapitre (sauf pour la conclusion) figure une annexe intitulée lectures. Il s’agit d’extraits de publications nationales ou internationales, destinées à fournir des explications complémentaires. Le lecteur a intérêt à les consulter et éventuellement à se procurer la publication en question. Ces particularités ont une seule finalité : faciliter la lecture de ce cahier économique. Je tiens à remercier particulièrement Monsieur Serge Allegrezza, Directeur du STATEC et Monsieur Nico Weydert, Directeur adjoint du STATEC, qui ont rendu possible cette publication. Un grand merci à Monsieur Guy Zacharias (STATEC), à Madame Arlette Steffen (STATEC) et à tous ceux qui m’ont épaulé dans mon travail. L’auteur, Trausch Gérard Docteur en sciences économiques Cahier économique 119 11 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Aujourd’hui, ce que Nietzsche nommait la volonté de puissance se manifeste dans le culte de la croissance. Jean-Luc Marion, philosophe, dans Le Figaro du 21 août 2013 12 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon 1.1 La société luxembourgeoise en quatre caractéristiques La société luxembourgeoise s’appuie sur quatre principes fondamentaux : la démocratie, le marché, la protection sociale et la politique de la voie du milieu. Passons-les brièvement en revue. 1.1.1 La démocratie La démocratie est « comprise comme le régime 1 politique où le peuple est souverain » , c’est bien connu. La Révolution française est considérée comme une étape principale vers la démocratie moderne. La démocratie, à l’époque révolutionnaire, est dotée de 2 deux volets : le volet politique et le volet social. Analysons-les rapidement. Le volet politique introduit le suffrage universel, c’està-dire la souveraineté du peuple. Entre 1860 et 1892 le cens électoral baisse de moitié (de 30 à 15 francs), 3 ce qui double le corps électoral . Au fur et à mesure que la fin du régime censitaire approche, le cens diminue et le nombre d’électeurs augmente. Lisons Alexis de Tocqueville: « Lorsqu'un peuple commence à toucher au cens électoral, on peut prévoir qu'il arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire disparaître complètement. C'est là l'une des règles les 4 plus invariables qui régissent les sociétés ». Au Luxembourg le suffrage censitaire persiste jusqu’en 1919. Au cours de cette année le suffrage universel (tant pour les hommes que pour les femmes) est introduit et l’âge électoral ramené de 25 à 21 ans. Avant même la disparition du cens de la législation électorale, une réforme de taille est intervenue par la 5 loi du 28 mai 1879. Ecoutons Henri Goedert : « la réforme de 1879 a en effet instauré le vote secret et l'anonymat de l'électeur, conditions de base d'élections libres et sincères ». Le volet social est « caractérisé par l’absence d’inégalités statutaires de type aristocratique et par la 6 place centrale qu’y ont les aspirations égalitaires » . Au Luxembourg (plus encore qu’en France) ces aspirations sont confrontées à une problématique liée au Code civil de 1804 : « il n’y a, au départ, en droit, 7 que des individus ». Cet individu, s’il est salarié, est désarmé vis-à-vis de son patron (il n’y a pas encore de syndicats). Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour voir le salarié en général et l’ouvrier en particulier intégré dans la société luxembourgeoise. Revenons au volet politique ; la démocratie est pleinement atteinte en 1919 : le suffrage universel a obligé la bourgeoisie luxembourgeoise à des 8 compromis. Eric Hobsbawm pense « qu’un tel régime était politiquement inoffensif », la bourgeoisie garde entièrement le pouvoir économique. Les premières élections législatives au suffrage universel, c'est-à-dire sans aucune intervention du cens (principe de la souveraineté du peuple), sont 9 fixées au 26 octobre 1919. Quatre conditions doivent être réunies pour devenir électeur: « être Luxembourgeois ou Luxembourgeoise; être âgé de vingt-et-un ans accomplis; jouir des droits civils et politiques; être domicilié dans le Grand-Duché ». 1 Alain Renaut (philosophe), Démocratie, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le dictionnaire des sciences sociales, Paris, 2006, p. 248. Le vote est obligatoire et des sanctions sont prévues (art. 176 à 179 de la loi). Le parti de la droite (parti 2 Philippe Raynaud, Démocratie, in : François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française – Idées, Paris, 2007, p. 103-119. 3 Nicolas Als, La Chambre des Députés. Histoire d’une Institution, in : Robert L. Philippart et Nicolas Als, La Chambre des Députés – Histoire et lieux de Travail, Luxembourg, 1994, p. 212-214. 4 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique - Souvenirs - L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, 1986, p. 83. Introduction et notes de Jean-Claude Lamberti (professeur à l'université de Paris V - Sorbonne) et de Françoise Mélonio (Assistante de la Commission nationale pour la publication des Œuvres complètes de Tocqueville). Dans la foulée voir aussi : Serge Audier, Tocqueville retrouvé – genèse et enjeux du renouveau tocquevillien français, Paris, 2004, 319 pages. Cahier économique 119 5 Henri Goedert, Isoloirs et bulletins de vote pré-imprimés: comment la loi du 28 mai 1879 a révolutionné les normes électorales au Luxembourg, in: Hémecht, Heft 2, Jg. 65, 2013, p. 149. 6 Philippe Raynaud, 2007, op. cit. p. 103. 7 Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. 1. La révolution moderne, Paris, 2007, p. 117. 8 Eric J. Hobsbawm, L’ère du capitalisme 1848-1875, Paris, 1978, p. 17-18. Traduit de l’anglais par Eric Diacon. 9 Loi du 16 août 1919, concernant la modification de la loi électorale, Mémorial 1919, p. 865. 13 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux chrétien social à partir de 1945) est le grand gagnant de cette élection: 27 sièges (56,25%) sur 48. Depuis lors cette formation politique est continuellement partenaire (principal) dans un gouvernement de coalition, soit avec les socialistes, soit avec les libéraux. Seules deux exceptions sont à signaler. Entre 1974 et 1979 la coalition gouvernementale se compose des socialistes et des libéraux, avec le libéral Gaston Thorn comme président du Gouvernement. Au début de décembre 2013 un nouveau Gouvernement, issu d’élections anticipées, est constitué : coalition entre les libéraux, les Socialistes et les Verts, une première du genre ; Xavier Bettel est président du Gouvernement, Ministre d’Etat. Tel n'est pas le cas du référendum économique. Après le Zollverein se pose la question centrale: quel partenaire économique pour le Luxembourg? La France (73% des bulletins) ou la Belgique (27%). De nouveau deux particularités apparaissent. La dépendance économique du Luxembourg est rappelée: sa vulnérabilité économique est liée à un partenariat avec un de ses voisins. Les préférences luxembourgeoises ne sont pas respectées par les puissances européennes; la France nous impose la Belgique comme partenaire économique et « utilise son désintéressement pour obtenir certaines concessions de la Belgique (conclusion d'un accord militaire franco-belge, partage du chemin de fer 4 Guillaume-Luxembourg) » . 1 Le succès de la droite est en relation avec trois aspects. * Le parti de la droite a continuellement et sans faille opté pour la dynastie en général et pour la GrandDuchesse Charlotte en particulier et contre la république comme forme de l'Etat. Voilà qui a suggéré à la fois modération et continuité. Des électeurs ont pu honorer cette attitude mesurée. 2 Reprenons brièvement le double référendum (politique et économique) du 28 septembre 1919. Le référendum politique sur la forme future de l'Etat pose 3 quatre questions aux électeurs. La première sur le maintien de la Grand-Duchesse Charlotte atteint 77,8% d'approbation, celle sur l'adoption de la république 19,7%; 1,5% pour une autre GrandDuchesse et 1% environ pour une autre dynastie. Retenons une curiosité: des 126 193 inscrits 90 984 (72%) ont voté dont 85 871 (68%) bulletins sont valables. Toutefois, les 77,8% en faveur de la GrandDuchesse Charlotte semblent sans appel, malgré (environ) 20% de bulletins au profit de la république. Deux particularités découlent du référendum politique. La monarchie au Luxembourg, contrairement à celle des autres pays européens, dispose ainsi d'une légitimité démocratique. Ce référendum reste une affaire purement luxembourgeoise. De cette situation la droite s'en tire mieux – ceteris paribus – que les autres partis politiques. Ceux-ci subissent des morcellements/scissions et l'attitude de leurs leaders sur l'indépendance du pays n'a pas été toujours bien claire. 5 Ecoutons la formulation pointue de Christoph Bumb : « In der neu gewählten Abgeordnetenkammer saȕ nun eine relativ geschlossene "rechte", also monarchietreue und überwiegend katholischkonservativ geprägte Mehrheit einer ideologisch zersplitterten Minderheit von Liberaldemokraten, Sozialisten, Republikanern und einstigen Revolutionären gegenüber (...). Die "doppelte" Demokratisierung des Jahres 1919 bestand also in der Besonderheit, dass in Luxemburg nahezu parallel zur Verfassungsreform und zur Einführung des allgemeinen Wahlrechts, und damit zu den ersten demokratischen Parlamentswahlen, das gesamte politische System per Volksabstimmung eine unmittelbare, weit ausstrahlende direktdemokratische Legitimation erfuhr ». * La population électorale, nombreuse du fait de la disparition du cens, penche plutôt vers le conservatisme, en relation avec son origine largement 6 rurale. L'historien Guy Thewes l'a bien résumé : « La démocratisation aura profité à la droite dans un pays où, malgré les progrès de l'industrialisation, la majorité de la population reste attachée à une mentalité rurale, traditionnelle et conservatrice ». 1 Sur l'histoire du parti de la droite, voir: Gilbert Trausch (Hrsg), CSV - Geschichte der Chrislich-Sozialen Volkspartei Luxemburgs im 20. Jahrhundert, Luxembourg, 2008, 991 pages. 2 Pour des détails voir Christian Calmes, 1919. L'étrange référendum du 28 septembre 1919, Luxembourg, 1979, 541 pages. 3 Referendum du 28 septembre 1919. Procès-verbal général de Recensement des votes dressé par la première Commission de relèvement, Mémorial 1919, p. 1143-1152. 14 4 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine (du partage de 1839 à nos jours), Luxembourg, 1981, p. 134. 5 Christoph Bumb, Luxemburgs Weg zur parlamentarischen Demokratie, Berlin, 2011, p. 97. 6 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 78. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Vérifions par le degré d'urbanisation. Selon le STATEC « sont considérées comme zones urbaines les communes qui comptent plus de 2 000 habitants agglomérés au chef-lieu ». 1 2 Considérons le recensement de la population du 31 décembre 1922. Selon ce critère l'urbanisation du 3 Luxembourg compte 13 zones urbaines et un taux d'urbanisation de 46%, ce qui à première vue semble élevé. Il faut nuancer: si l'on ne tient pas compte des villes industrielles de la minette le taux tombe à 30%. Mais ce taux est en réalité moins élevé car la croissance démographique de la capitale est liée partiellement à l'industrialisation (davantage de services). S'y ajoute une répartition asymétrique de la population sur le territoire. Ainsi, la ville de Luxembourg et le canton d'Esch accaparent 46% de la population totale, face à 11% du territoire. En d'autres mots, le territoire national garde une allure largement rurale. * Considérons la population active par secteurs économiques. 1907 1935 43,2 38,4 18,4 30,2 38,4 31,4 100,0 100,0 Primaire Secondaire Tertiaire Total Quant au volet social, il est (difficilement) élaboré entre les deux guerres mondiales, mais il faut attendre l’après Seconde-guerre-mondiale, pour qu’il puisse déployer tous ses effets. C’est l’époque du fordisme, 5 l’âge d’or de la société industrielle luxembourgeoise . *** 6 Au Luxembourg, les ministres et surtout les Premiers ministres persistent longtemps dans leurs fonctions. De ce fait ils ne sont pas des inconnus pour les responsables politiques des autres pays. Voilà qui signale à l’étranger la stabilité politique interne du pays. 7 Tableau 1.1: Population active par secteur économique en 1907 et en 1935 Secteur administratives et de gestion, c'est-à-dire des activités tertiaires. On peut admettre que l'activité purement secondaire est en réalité moins élevée, au profit du tertiaire. La conséquence en est un renforcement numérique des classes moyennes. Qui dit classes moyennes dit modération, c'est-à-dire réticence face à des slogans ou menées extrémistes ou révolutionnaires. Prenons quelques exemples. Joseph Bech (18871975) est Ministre des Affaires étrangères de 1926 à 1959, Ministre d’Etat de 1926 à 1937 et de 1953 à 8 1958. Ecoutons l’historien Guy Thewes à propos de Bech. « Joseph Bech inaugure une politique de présence plus active sur la scène internationale. Il 5 4 Selon ces données statistiques il y a un basculement symétrique autour de l'industrie: baisse de l'agriculture (de 13 points de pourcentage), hausse des services (de 13 points de pourcentage). Ce tableau suggère un basculement classique du primaire vers le secondaire, puis vers le tertiaire. A l'intérieur du secondaire sont situées des activités 1 Recensement de la population du 31 décembre 1960, vol. V et VI, Luxembourg, 1968, p. 86. 2 Résultats du recensement de la population du 1er décembre 1922 et chiffres de la population de résidence habituelle au 31 décembre 1922, fasc. 46, Luxembourg, 1923, p. 2-57. 3 Ces 13 zones urbaines comprennent Luxembourg, Bettembourg, Differdange, Dudelange, Esch/Alzette, Kayl, Pétange, Rumelange, Schifflange, Diekirch, Ettelbruck, Echternach et Grevenmacher. A chaque fois la définition de la zone urbaine du STATEC a été appliquée. Ainsi, Troisvierges n'a pas été retenue, bien que la commune du même nom dépasse 2 000 habitants, mais le cheflieu a une population bien inférieure à cette limite. 4 Recensement de la population du 31 décembre 1960, Luxembourg, 1967, vol. III, p. 122. Cahier économique 119 Pour des détails, voir Gérard Trausch, La société luxembourgeoise e depuis le milieu du 19 siècle dans une perspective économique et sociale, Luxembourg (cahier économique n°108), 2009, surtout pages 31 et suivantes et p. 38-51 ; et du même auteur, Les mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise depuis la Révolution française, Luxembourg (cahier économique n°113 du STATEC), 2012, surtout p. 11-29 et p. 124-138, p. 150152. 6 Le président du Gouvernement est ministre d’Etat, les autres chefs de département sont directeur général (par exemple directeur général de l’Intérieur, directeur général de l’Instruction publique). En 1936 (arrêté grand-ducal du 24 mars 1936, Mémorial 1936, p. 261) le titre de directeur général est remplacé par celui de ministre. A partir de 1989 le ministre d’Etat est encore appelé Premier ministre. Pour des détails voir Guy Thewes, Les Gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, Luxembourg (Service Information et Presse), 2011, 271 pages. 7 Gilbert Trausch, Joseph Bech – un homme dans son siècle, Luxembourg, 1978, 257 pages. Voir aussi une présentation ramassée et dense de Bech par l’historien Charles Barthel, Bech Joseph (1887-1975), in : Y. Bertoncini, T. Chopin, A. Dulphy, S. Kahn, Ch. Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union européenne, Paris, 2008, p. 27-28. Enfin, voir Grosbois Thierry, Bech Joseph, in : Pierre Gerbet (dir.), Gérard Bossuat et Thierry Grosbois, Dictionnaire historique de l’Europe unie, Bruxelles, 2009, p. 91-95. 8 G. Thewes, 2011, op. cit. p. 95. 15 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux assiste régulièrement aux réunions de la Société des Nations à Genève et en 1930, il est élu président de la Commission de coordination économique de l’Union européenne. Il est présent à la Conférence du désarmement à La Haye en 1932 et prend part aux réunions de l’Alliance d’Oslo qui rassemble les petits Etats, la Norvège, la Suède, le Danemark et la Finlande, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxemburg. Depuis 1927, le Grand-Duché a ratifié la plupart des conventions élaborées sous les auspices de la Société 1 des Nations ». Selon l’historien Gilbert Trausch « Bech est l’inventeur de la politique étrangère luxembourgeoise ». Bech est encore présent à San Francisco au printemps 1945 lors de l’instauration de l’organisation des Nations unies. Au cours des années 1950 la carrière du Ministre des Affaires étrangères est à son comble : c’est « l’heure européenne, l’heure de gloire de Joseph 2 Bech » . Pierre Werner (1913-2002) a été ministre des Finances de 1953 à 1959 et de 1962 à 1974 ; il a été président du Gouvernement, Ministre d’Etat de 1959 à 3 1974 et de 1979 à 1984 . P. Werner est connu à l’étranger pour ce qu’on appelle plan Werner (ou 4 rapport Werner, ou comité Werner ). Pour apprécier son œuvre écoutons l’économiste français Robert 5 Salais : « La perspective du Comité Pierre Werner fut de préserver l’Europe et sa croissance de l’instabilité des marchés financiers internationaux. C’était celle de Giscard d’Estaing et de Raymond Barre dans les années 1970. Leur idée n’était aucunement, comme ce fut le cas de celle de Jacques Delors plus tard, de plonger l’Europe dans la globalisation financière, mais au contraire de la prémunir de ses effets ». Et encore : « Le rapport Werner (…) n’eut guère de suites en raison de désaccords entre pays … ». 1 Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg – Le destin européen d’un petit pays, Luxembourg, Toulouse, 2002, p. 246. 2 Gilbert Trausch, 1978, op. cit. p. 127-133 (titre d’un chapitre). 3 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 159. 4 Dans ses mémoires P. Werner parle de groupe Werner. Voir : P. Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens – Evolutions et Souvenirs 1945-1985, Luxembourg, 1991, tome II, p. 123. 5 Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, 2013, p. 251 et p. 253. R. Salais est chef de file de l’Ecole des conventions avec André Orléan, Luc Botanski et Olivier Favereau. La notion de conventions couvre l’ensemble des dispositifs dotés d’une « force normative obligatoire » et comprend même les coutumes et habitudes culturelles. Pour une information rapide voir : Denis Clerc, Comprendre les économistes, Paris, 2009, p. 72-73. 16 6 Gaston Thorn (1928-2007) a été Ministre d’Etat, président du Gouvernement de 1974 à 1979, Ministre des Affaires étrangères de 1969 à 1974 et de 1979 à 1980. De 1981 à 1985 il a été président de la Commission des Communautés européennes à e Bruxelles. Retenons qu’il a présidé la 30 session ordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU. 7 Jacques Santer (né en 1937) a été Ministre d’Etat de 1984 à 1989 et (Premier ministre) de 1989 à 1995. Il a exercé des fonctions de Ministre des Finances de 1979 à 1984 et auparavant celles de Secrétaire d’Etat entre 1972 et 1974. De 1995 à 1999 il a été président de la Commission européenne. Ces hommes politiques ont su représenter avec talent le Luxembourg à l’étranger et ont réussi à le faire connaître et apprécier au niveau international. Retenons que – petite dimension oblige – chaque ministre est tenu en général de gérer plusieurs départements. Jean-Claude Juncker (né en 1954) a été Premier ministre de 1995 à 2013. En 1982 il entre au Gouvernement comme Secrétaire d’Etat au Travail et à la Sécurité sociale ; en 1984 il devient Ministre du Travail et Ministre délégué au département des er Finances chargé du budget. A partir du 1 janvier 2005 Juncker devient le premier président permanent de l’Eurogroupe ; il y est reconduit à trois reprises. Juncker rafle de nombreux prix, honneurs et récompenses sur la scène internationale. Contentonsnous d’en relever deux : lauréat du Prix Charlemagne à Aix-la-Chapelle (Aachen), membre associé étranger à l’Académie des sciences morales et politiques à l’Institut de France. Jean-Claude Juncker est un homme politique populaire dans son pays et apprécié dans le reste du monde. Comment expliquer le phénomène Juncker ? Ici intervient le charisme de cet homme politique. Le 8 sociologue Max Weber distingue deux sortes de charisme : le charisme personnel et le charisme de fonction (Amtscharismus). 6 Voir Henri Roemer, Gaston Thorn 1928-2007, Luxembourg, 2013, 478 pages. 7 Voir: Thomas Schmitz, La Commission européenne - La présidence de Jacques Santer (1995-1999), Luxembourg, 2007, 210 pages (sous la direction de Jean-Claude Gégot, Université Paul Valéry - Montpellier III). 8 Max Weber, Economie et Société, t. 1. Les catégories de la sociologie, Paris, 1995 (1971), p. 320-336. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Entré au Gouvernement à l’âge de 28 ans Jean-Claude Juncker semble être doté a priori de charisme personnel. Depuis 1982 à 2013 il est constamment membre du Gouvernement, Premier ministre à partir de 1995. S’y ajoutent ses mandats internationaux. Le résultat en est un solide charisme de fonction. Le charisme de Juncker est un mélange de charisme personnel et de charisme fonctionnel. 1 Pour Pierre Bourdieu le charisme est davantage « l’effet de l’institution » que « l’attribut de la personne ». Avec 18 ans de Premier ministre et 30 ans de présence au Gouvernement J.-Cl. Juncker connaît son « métier » d’homme politique. Peut-être peut-on y voir ce que 2 l’historien Ch. Delporte appelle « la séduction, phénomène ancien, (est) aujourd’hui devenu dominante dans le rapport du politique au citoyen ». Relevons l’activité de Jean Asselborn, ministre des Affaires étrangères depuis 2009. Il a su représenter avec talent le Luxembourg dans le monde et a bien défendu les intérêts du Grand-Duché. Ainsi, sous son impulsion le Luxembourg est devenu membre non permanent du Conseil de sécurité à New York. Pour signaler sa pérennité à ses voisins, le Luxembourg a recours à ses représentants politiques qui agissent dans la durée. Voilà un moyen de défense d'un petit pays, le moyen de faire valoir ses droits visà-vis de ses voisins et vis-à-vis des Autorités européennes. Dans le contexte de la longévité des premiers ministres (présidents du Gouvernement) une dérive spécifique a probablement surgi. Les partis politiques ne sont-ils pas chargés prioritairement – et aux dépens du programme politique – d'assurer la reconduction de leur leader, lors des élections? *** Quelques mots sur la démocratie et les pouvoirs politique et économique. Les nationalisations, surtout si elles sont substantielles, génèrent une dangereuse 1 Citation de Jean-Claude Monod (philosophe, CNRS et enseignant à l’Ecole normale supérieure de Paris), Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, 2012, p. 37. 2 Christian Delporte (Université de Versailles Saint-Quentin-enYvelines), Une histoire de la séduction politique, Paris, 2011, p. 17. Voir aussi, dans un autre genre : Luciano Canfora (philologue classique), La nature du pouvoir, Paris, 2010, 95 pages. Traduit de l’italien par Gérard Marino. Cahier économique 119 3 concentration de pouvoir. Selon Robert Reich la démocratie « suppose des sources de pouvoir économique indépendantes d’une autorité centrale, faute de quoi, les gens se trouvent dans l’impossibilité d’exprimer leur désaccord par rapport à l’orthodoxie officielle ». Toutefois, le même auteur constate, à l’image de la Chine, que « la démocratie n’est peutêtre pas indispensable au capitalisme ». Ce pays « a adopté la liberté des marchés mais pas la liberté politique ». La séparation des pouvoirs est bien connue : pouvoir exécutif, pouvoir législatif et pouvoir judiciaire. Peutêtre faut-il davantage séparer, à l’avenir, pouvoir politique et pouvoir économique. La confusion des deux dévie de la voie démocratique, car la concentration de pouvoir devient incontrôlable. Les Autorités publiques n’ont pas, dans une démocratie de marché, vocation à assurer la production de biens et de services. Toutefois, elles interviennent légitimement dans la vie économique ; par exemple promouvoir la protection sociale, favoriser les produits ménageant l’environnement. La décentralisation des décisions économiques encourage à la fois efficacité économique et efficacité démocratique. La concentration croissante de pouvoir dans l’Etat se fait en général au détriment de la démocratie. 4 L’anthropologue (atypique) David Graeber parle de « l’impossible mariage de la démocratie et de l’Etat ». *** La démocratie a – en résumé – deux fondements : le libéralisme politique et la vie en société. Le libéralisme politique reste lié à la liberté individuelle, y comprises les libertés de contracter, de se réunir, de s’associer, liberté de presse. Ce premier fondement inclut l’idée égalitaire inhérente au Code civil de 1804. Mais apparaît aussi son côté sombre, souligné par l’industrialisation : le salarié est à la merci de son patron. Il ne faut donc pas confondre libéralisme politique et libéralisme économique. La vie en société comprend un ensemble de variables qui soutiennent cette société : par exemple la prépondérance de la loi, l’intérêt général, une certaine 3 Robert Reich (Université de Californie à Berkeley), Supercapitalisme – Le choc entre le système économique émergent et la démocratie, Paris, 2008 (2007), p. 7-9. Traduction de l’américain par Marie-France Pavillet. 4 David Graeber (London University), La démocratie aux marges, Paris, 2014, p. 105. Traduction de Philippe Chanial. 17 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux conception de la vie dans la communauté nationale. Intervient aussi et avant tout « le lien étroit entre 1 démocratie et Etat social ». Qu’en est-il au Luxembourg ? Le premier fondement a été introduit au Luxembourg, au moins partiellement, e dans la seconde moitié du 19 siècle (cf. Constitution de 1868). Le deuxième fondement remonte à l’entredeux-guerres. La démocratie complète, civile et sociale, joue pleinement après la Seconde guerre mondiale. La démocratie luxembourgeoise est, en règle générale, une démocratie plurielle, dans le sens qu’il faut plus d’un parti politique pour former un gouvernement. Voilà qui encourage le compromis, évite des situations extrêmes et rapproche de la notion de consensus (cf. 1.1.4.). 2 Retenons l’approche de Jacques Brasseul : la démocratie présente trois traits essentiels. Ͳ Ͳ Ͳ « Le pouvoir émane de représentants élus par la majorité au suffrage universel, libre et transparent, ouvert à tous, … ». « Les élections ont lieu régulièrement et permettent un changement pacifique des hommes au pouvoir. « La pratique de la liberté d’expression est la règle, notamment de critique des Autorités, ainsi que la liberté d’information, d’association, de croyance et de circulation ». Le capitalisme de marché a assuré le développement économique qui a favorisé l’éclosion des classes moyennes, qui, à leur tour, ont exigé à la fois une participation à cette démocratie et une participation aux fruits de ce développement économique. Après la Première guerre mondiale, ce schéma a joué au Luxembourg : les classes moyennes ensemble avec le monde ouvrier ont fait entrer le pays dans la démocratie. *** Quelle est l’attitude des Luxembourgeois vis-à-vis de la démocratie ? A la question êtes-vous satisfaits de la démocratie dans votre pays et dans l’Union 1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos libéral, Paris, 2012, p. 271. 2 Jacques Brasseul (professeur de sciences économiques à l’université du Sud, Toulon-Var), Un monde meilleur ? – Pour une nouvelle approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 47-48. 18 3 européenne la réponse est la suivante (Eurobarometer - 2006), avec entre parenthèses la satisfaction vis-àvis de la démocratie au niveau européen : Luxembourg 83% (63%) ; Belgique 68% (67%) ; Allemagne 55% (43%) ; France 45% (40%) ; moyenne UE 56% (50%). Le Luxembourg occupe la deuxième place derrière le Danemark (93% et 65%). En 2011 le résultat est le suivant quant à la satisfaction du jeu démocratique: Luxembourg 88% (68%), Allemagne 68% (49%) ; Belgique 61% (59%) ; France 53% (42%). Le Danemark (92%) devance le Luxembourg, mais pas au niveau européen (65%). La moyenne de l’Union européenne est de 52% (45%). La transparence est considérée comme une composante de la démocratie, mais le secret peut aussi protéger l’individu (par exemple secret médical). 4 Retenons la conclusion de Daniel Soulez Larivière , avocat, membre du barreau de Paris: « La transparence et le secret ne sont que des techniques et pas des vertus. Et le dévoiement de la transparence est aussi dangereux que celui du secret ». 5 Le philosophe Jacques Steiwer présente la problématique liée à la démocratie. Intervient ici « le fait contradictoire que de plus en plus de gens donnent leurs voix à des partis ou à des mouvements qui s’inscrivent en adversaires de la démocratie communicationnelle, si bien qu’on voit arriver au pouvoir, par voie légale, des ennemis de l’Etat de droit ». Et encore du même auteur : « Comme on ne peut pas se passer de la représentation et de l’aliénation fiduciaire du pouvoir démocratique, la dimension de confiance dans la délégation prend une amplitude croissante au fur et à mesure que se développe l’assise populaire réelle de ce pouvoir ». *** Au moins deux dangers, guettant la démocratie représentative, peuvent être identifiés. 3 Eurobarometer 65, Die öffentliche Meinung in der europäischen Union, 2006 ; Eurobarometer 76, Die öffentliche Meinung in der europäischen Union, 2011. 4 Daniel Soulez Larivière, La transparence et la vertu, Paris, 2014, p. 184. 5 Jacques Steiwer, La démocratie en question, in : Actes de la Section des Sciences morales et politiques de l’Institut GrandDucal, vol. XI, Luxembourg 2008, p. 219 et p. 220. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux x 1 La « dissidence électorale » se manifeste sous deux formes : « l’abstention endémique » et le « vote de perturbation ou de nuisance ». Le but est de « bloquer le système ». Une partie non négligeable de la population est d’avis que les élections ne sont pas aptes à contribuer à améliorer leur situation économique et sociale. x Le populisme est le second danger. Le 2 sociologue Gérald Bronner entend par là « toute expression politique donnée aux pentes les moins honorables et les mieux partagées de l’esprit humain ». Le populisme est favorisé par « des erreurs si bien partagées qu’elles ne semblent rien d’autre que la manifestation du bon sens ». Ceci est encouragé par Internet où de nombreux sites confirment ces erreurs. « … certains populismes se nourrissent de la xénophobie des peuples, d’autres de leur aversion pour les possédants et les puissants, d’autres encore de leur conception simpliste de l’égalité, … ». Au Luxembourg le populisme est largement absent. Est-ce que ce serait encore le cas si, par malheur, le Luxembourg était plongé dans une grave crise économique et sociale ? exemple le marché hebdomadaire sur la place du « Knuedler » dans le centre de la ville de Luxembourg. Remontons à Adam Smith, le « père » du libéralisme 4 économique ; sa métaphore sur la « main invisible » mérite quelques précisions. x La main invisible, ou l’autorégulation du marché, est l'image d’un mécanisme assurant l’équilibre entre offre et demande sur les marchés de produits. Or, on constate que l’égalisation entre offre et demande n’est pas toujours atteinte. Comment résoudre ce problème ? A. Smith a une solution 5 originale ; il considère deux prix : le prix du marché et le prix naturel. 1.1.2 Le marché « Le prix actuel auquel une marchandise se vend communément, est ce qu’on appelle son prix de marché. Il peut être ou au-dessus, ou au-dessous, ou précisément au niveau du prix naturel ». Le prix naturel résulte d’un « taux moyen ou ordinaire le taux naturel du salaire, du profit et du fermage ». Le prix du marché oscille autour du prix naturel. L’intervention de la concurrence fait coïncider prix naturel et prix du marché, ce qui effectue l’égalisation de l’offre et de la demande. Le marché est la confrontation de l’offre et de la demande exprimant la formation des prix. « 0n peut (donc) parler de marché chaque fois qu’on est en présence d’échanges sur la base de prix (ou de taux 3 d’échange) acceptés par les parties en présence » . Trois idées sont accrochées à cette définition succincte. Ce mécanisme concurrentiel vers l’équilibre est l’acte fondateur de l’économie politique. Par le canal de quelques conditions on aboutit aux modèles de L. Walras et plus tard d’Arrow/Debreu. Ces modèles assureraient par le libre fonctionnement du marché (cf. 3. La concurrence, un concept central) l’équilibre entre offre et demande. Il y a d’abord le simple échange entre deux personnes (physiques ou morales) ; puis c’est la notion d’économie de marché : « système où la plupart des transactions se font sur la base de prix librement négociés, ou acceptés ». Enfin, le marché peut désigner le lieu de l’échange réel (ou virtuel) ; par x 1 Alain Brossat (philosophe, Université Paris 8-Saint-Denis) Le sacre de la démocratie – Tableau clinique d’une pandémie, Paris, 2007, p. 139 et suivantes, les citations y comprises. 2 Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, 2013, p. 265 et suivantes, les citations y comprises. La main invisible est non seulement un mécanisme qui encourage la croissance économique (selon A. Smith la division du travail y a contribué), mais elle est aussi l’image d’un ordre social : la somme des intérêts personnels produit le bien-être général. Smith y voit le résultat de la situation de l’Angleterre e de la seconde moitié du 18 siècle : des droits démocratiques, des institutions adéquates y comprise la séparation des pouvoirs, une société dotée d’un certain consensus. 3 Bernard Guerrien, Marché, in : S. Mesure et P. Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 741 ; la citation suivante y comprise. Voir aissi : Mathieu Laine, Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 387 et suivantes. Pour une vue sociologique du marché, voir : François Borlandi, Raymond Boudon, Mohamed Charkaoui et Bernard Valade, Dictionnaire de la pensée sociologique, Paris, 2005, p. 420 – 424. Augustin Landier et David Thesmar, Le grand méchant marché – Décryptage d'un fantasme français, Paris, 2007, 182 pages. Cahier économique 119 Comparons brièvement au Luxembourg. En 1804 le Code civil y est introduit (département des Forêts), 4 Adam Smith, textes choisis et préfacés par G. H. Bousquet (à l’époque professeur à la faculté de droit à Alger), Paris, 1950 (collection des grands économistes), p. 249. 5 A. Smith, op. cit. p. 92 et 91. 19 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux accordant des droits à l’ensemble du pays. Apparaît au moins un point commun à l’Angleterre et au Luxembourg : les droits profitent exclusivement ou presque au patronat, c’est-à-dire à la bourgeoisie. Au Luxembourg cette configuration persiste bien au-delà d’un siècle. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour que les choses bougent réellement : droit de vote universel (pour hommes et femmes), intégration du monde salarié dans la société luxembourgeoise (cf. pleine reconnaissance des syndicats). • La main invisible du marché assure à la fois son équilibre et l’allocation (rationnelle) des ressources. Dans un tel contexte l’intervention de l’Etat est inutile, voire nuisible. Mais Smith n’est pas un inconditionnel de la non-intervention de l’Etat. 1 Ainsi, l’Etat est appelé à assurer trois rôles : Ͳ Ͳ Ͳ 4 Retenons quelques caractéristiques du marché . Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ Le marché est aveugle, dans le sens qu’il n’est ni juste ni injuste, ni moral ni immoral. « Le marché ne peut être responsable des faiblesses de la société ». « Le marché crée de la valeur ajoutée, mais son coût social peut être exorbitant. Mais at-il été question de tout réduire au marché ? » « Il n’est de marché sans autorité. Celle-ci doit être le garant de la transparence des conditions de formation des prix et doit veiller à ce que les termes de la concurrence soient au mieux respectés ». Parler d’offre, de demande et de prix c’est oublier les individus cachés derrière ces notions. Le sociologue 5 allemand Max Weber l’a bien exprimé : « Lorsque le marché est laissé à sa propre légalité, il n'a de considération que pour les choses, aucune pour les personnes … ». Garantir la défense nationale, Garantir la sécurité intérieure, Créer et entretenir des ouvrages publics, par exemple infrastructure des transports. Le débat sur le marché est ancien, son avenir semble d’ailleurs assuré. L’attitude bienveillante de 6 Montesquieu vis-à-vis du commerce est bien connue : « … et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces ». Adam Smith est sur la même 7 longueur d’onde. Selon Raymond Aron les libertés politiques impliquent les libertés économiques. L’autoritarisme politique mènerait tout droit vers la planification centralisée. En d’autres mots, l’auteur de la main invisible admet la main visible de l’Etat. x Retenons l’approche inédite de Jean 2 Dellemotte : Selon Adam Smith « c’est précisément quand l’explication scientifique fait défaut, et lorsqu’on ne dispose ni de théorème ni de principe pour expliquer les choses, qu’on évoque une main invisible ». Et encore : « La métaphore de la main invisible symbolise finalement les conséquences non intentionnelles et bénéfiques de certaines actions individuelles ». 8 Smith préconise le libre échange, c’est-à-dire il applique le mécanisme du marché à la dimension internationale, bien qu’il prévoie des exceptions. En d’autres termes « les bénéfices de la division du travail 3 doivent donc être étendus à l’échelle internationale » . Ecoutons Karl Polanyi : « La véritable critique que l’on peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était fondée sur l’économique – en un sens, toute société, quelle qu’elle soit, doit être fondée sur lui – mais que son économie était fondée sur l’intérêt personnel. Une telle organisation de la vie économique est 4 Philippe Chalmin, Le marché – éloge et réfutations, Paris, 2000, p. 17-40 ; y comprises les citations. 5 Max Weber, Economie et société, vol. 2. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, 1995 (1971), p. 411. Traduction par un collectif sous la direction de Jacques Chauvy et Eric Dampierre. *** 6 1 A. Smith, op. cit. p. 275-276. 2 Jean Dellemotte, La « main invisible » d’Adam Smith : pour en finir avec les idées reçues, in : L’Economie politique n° 44 sur Le libéralisme en crise, Paris, octobre 2009, p. 31 et p.39. 3 e Jean-Jacques Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIII – e XX siècles, Bruxelles/Genève, 2004, p. 55. 20 Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, 1995, p. 609 (vol. II). Edition établie par le professeur Laurent Versini. 7 R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 751-989. Préface de Nicolas Baverez. 8 Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), p. 320 et p. 111. Traduit de l’anglais par Catherine Malamoud et Maurice Angeno. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux complètement non naturelle, ce qui est à comprendre dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle ». La société civile, soumise à la marchandisation, est devenue « un appendice du système économique ». Enfin, Rosa Luxemburg (1871-1919) pense que le capitalisme, donc le marché, aboutirait nécessairement à la guerre. *** Le Grand-Duché a été continuellement à la merci de marchés extérieurs. Ceux-ci ont un impact sur sa configuration institutionnelle. Quatre étapes ont joué. re 1 étape : le Zollverein Au lendemain de l’indépendance (1839) le Luxembourg a deux préoccupations principales : créer une administration luxembourgeoise et faire redémarrer l’économie. Et tout ceci après un désordre 1 appelé Régime néerlandais . 2 L’installation d’une administration luxembourgeoise – 3 à l’époque on parle de « Bureaux du Gouvernement » – se fait dans la douleur ; par exemple l’arbitraire/favoritisme dans la nomination des fonctionnaires. Voilà qui rend les fonctionnaires plutôt dociles. A partir de 1848 la situation s’améliore. Le démarrage économique ne peut se faire que dans un contexte territorial plus large. D’où l’entrée dans le Zollverein en 1842, malgré une certaine réticence de la population. encourageant le développement économique. Prenons deux exemples. En 1859 et en 1863 le Gouvernement 4 lance deux emprunts par obligations au profit du financement des chemins de fer ; le premier de 3,5 millions de francs, le second de 8,5 millions (dont 5,8 millions sont destinés aux chemins de fer). Entre 1870 et 1898 est mise en place une régulation des concessions minières : l’interdiction de trafic en 1882 évite la simple exportation du minerai qui est désormais transformé sur place. Le traité du Zollverein, à l’instar de l’UEBL, du Benelux et des traités européens, a donné lieu à des controverses, des interprétations divergentes, à des moments difficiles. Mais le Luxembourg n’est jamais allé jusqu’à la rupture. Quant au Zollverein, écoutons 5 Paul Schmit : « Une fois de plus, il n’y eut donc pas de rupture. Entretemps, les deux côtés avaient en effet réalisé que les avantages de l’union l’emportaient sur les inconvénients, même si les craintes luxembourgeoises allaient demeurer face à l’hégémonisme de la Prusse, suite à ses victoires sur l’Autriche en 1866 et sur la France en 1870. Cette crainte fut alimentée une nouvelle fois lorsqu’en 1872 se posait la question ferroviaire ». 6 Les institutions ont comme finalité la production et l’application de règles. « Lorsque l’on pense que de telles règles ne sont en général pas nécessaires, que les marchés, par exemple, s’autorégulent, ou au contraire qu’elles sont quasiment immuables et suivies tout naturellement par les acteurs, …, il n’est guère utile de se pencher sur les institutions ». e L’appartenance au Zollverein pèse sur les institutions à deux égards. D’abord, la souveraineté du jeune Etat est restreinte ; par exemple les douanes luxembourgeoises restent sous la coupe du Zollverein (leur directeur est prussien). Ensuite, les Gouvernements successifs ont porté une législation 1 Sur ce régime voir : Albert Calmes, Naissance et débuts du Grand-Duché 1814-1830, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le Royaume des Pays-Bas, Luxembourg, 1971, 570 pages. Cet auteur a publié en 1932 une première version, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le Royaume des Pays-Bas (1815-1830), Bruxelles, 163 pages. Prosper Müllendorff, Das Grossherzogtum Luxemburg unter Wilhelm I 1815-1840, Luxembourg, 1921, 371 pages. Cahier économique n°113, op. cit. Chapitre intitulé: Le régime néerlandais, p. 36-44. 2 Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg, e 1954, 4 partie, intitulée L’administration, p. 191-301. Gérard Trausch, Création d’une fonction publique moderne au Luxembourg, Actes de la Section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg, 2005, 43 pages. 3 Archives Nationales du Luxembourg (ANL), dossiers H-3 et H-4. Cahier économique 119 2 étape : L’entre-deux-guerres Au lendemain de la Première guerre mondiale le Luxembourg est contraint d’effectuer une réorientation complète de son économie. L’UEBL remplace le Zollverein. Au cours de cette période l’influence entre marché et institutions est réciproque. Ainsi, la nouvelle configuration institutionnelle (UEBL, chambres professionnelles, Conseil national pour la conciliation des conflits collectifs du travail, …) structure le marché luxembourgeois, lequel est lié au marché d’un partenaire économique aux dimensions 4 Nicolas Kerschen, Les emprunts de l’Etat au cours du dernier siècle, Luxembourg, 1955, p. 5 et suivantes. 5 Paul Schmit (juriste, membre du Conseil d’Etat), Le Luxembourg et le Zollverein, in : Hémecht, n° 3-2013, p. 330. 6 Alain Chatriot et Claire Lemercier (CNRS), Institutions et histoire économique, in : Jean-Claude Dumas, L’histoire économique en mouvement – entre héritages et renouvellements, Villeneuve d’Ascq (France), 2012, p. 148 (y comprise la citation). 21 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux bien plus réduites par rapport à l’ancien partenaire. Le Luxembourg est dans l’obligation absolue de vendre ses produits sidérurgiques dans le monde entier, ce qui amène la sidérurgie à créer des comptoirs de vente (par exemple Columeta). Cette extension commerciale de notre sidérurgie a deux conséquences, selon 1 l’historien Charles Barthel . D’abord, des cadres supérieurs de la sidérurgie sont appelés à conseiller le Gouvernement sur des dossiers internationaux. Ensuite, ces cadres « font de facto figure de 'corps diplomatique' », vu le réseau réduit des ambassades luxembourgeoises. « On chercherait en vain pareille constellation ailleurs dans le monde ». e 3 étape : les institutions européennes Les traités européens de 1951 (Communauté européenne du charbon et de l’acier), de 1957 (Communauté économique européenne) de 1992 (traité de Maastricht) ont placé le marché au centre des préoccupations européennes. La notion de concurrence (cf. chapitre 3) est devenue la règle absolue ; autrement dit la concurrence est le mot-clé de l’Europe. Cette vision marchande de l’Europe est inscrite dans les traités européens et ceci dès les années 1950. D’ailleurs on peut se demander si cette conception de l’Europe n’a pas contribué à la crise structurelle dans laquelle sont plongés actuellement les pays membres. e 4 étape : la mondialisation La mondialisation aggrave la marchandisation de l’Europe, où la concurrence est devenue, au moins partiellement, un facteur de désindustrialisation, ceci au nom des exigences de la concurrence. Cette problématique sera évidemment reprise ultérieurement. *** Reprenons brièvement la controverse sur le libre 2 échange et le juste échange . Présentons le point de vue des Européens : le commerce international de la Chine est libre mais pas juste. Ce pays accorde aux ouvriers des salaires de misère et des conditions de vie 1 Ch. Barthel, Bras de fer – Les maîtres de forges luxembourgeois entre les débuts difficiles de l’UEBL et le Locarno sidérurgique des cadres internationaux 1918-1929, Luxembourg, 2006, p.652. 2 Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, Paris, 2012, p. 26 et suivantes, y comprise la citation. Traduction de Françoise et Paul Chemla : 23 Things They Don’t Tell You about Capitalism, Londres 2010. 22 inhumaines. De ce fait la Chine exerce une concurrence déloyale à l’égard de l’Europe (dumping social). Dans l’optique de la Chine, l’Europe préconise effectivement le libre-échange, mais dresse des barrières artificielles. Parler de dumping social est un simple prétexte, car la Chine utilise la ressource dont elle est largement dotée : une main-d’œuvre abondante. Le problème de fond apparaît immédiatement : il est impossible d’évaluer de manière objective salaire de misère/conditions inhumaines. Ceci découle des considérables écarts internationaux dans le développement économique et donc de niveau de vie. Ainsi, un salaire dérisoire d’un ouvrier luxembourgeois paraît faramineux à un ouvrier chinois (et correspond à une petite fortune aux yeux d’un ouvrier de l’Inde). Finalement, toute décision liée à un dumping social est plus politique qu’économique. « Même s’il porte sur un problème économique, ce n’est pas un débat dans lequel les économistes, avec leur boîte à outils technique, sont particulièrement équipés pour trancher ». *** 3 Ecoutons Laurence Fontaine : « Le marché, qui est un lieu de la concurrence entre les vendeurs, fonctionne normalement au bénéfice des consommateurs, en même temps qu’il construit une société d’égaux qui s’entendent sur la valeur des biens après discussion, et ce n’est pas un effet du hasard si dans les sociétés démocratiques anciennes le lieu de la discussion politique est aussi la place du marché ». Le marché est à la fois un lieu de liberté et de pouvoir. Le marché comme lieu de liberté e Au 19 siècle la femme mariée, réduite à l’incapacité juridique, a pu – sur le marché – discuter les prix, apprécier la qualité des marchandises. Les femmes achètent les produits de consommation courante sur le marché, mais les transactions importantes sont réservées aux hommes (par exemple vente de bétail). Voilà qui reflète la société inégalitaire de l’époque. 3 Laurence Fontaine, Le marché – Histoire et usages d’une conquête sociale, Paris, 2010, p. 152, et pour la citation suivante p. 196. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Le marché est aussi un lieu de contacts sociaux, de loisirs et de distractions, « le marché ouvre un espace de choix et d’expression individuelle ». En 1875 les 1 mercuriales indiquent 28 produits offerts sur les marchés du pays (produits alimentaires et bois de chauffage) ; ils se déroulent dans 37 localités. Le 2 Mémorial fournit chaque année les localités, dates et genre de marché pour l’année suivante, c’est dire l’importance de ces marchés au Luxembourg. Ces marchés peuvent être spécialisés ou combinés : marché de produits alimentaires, de produits de consommation courante ; marché de bétail ; marché de chevaux ; marché de vêtements, etc. qu'est-ce qui revient au marché, qu'est-ce qui revient à l'Etat? Cette configuration est complexifiée par l'unification européenne: qu'est-ce qui revient à l'Union européenne ? « Le marché, même dans (le) cas de nécessité, demeure une liberté par la faculté qu’il laisse à chacun de choisir les échanges qui lui conviennent le mieux ». Le Luxembourg est déjà un pays industrialisé lorsque débute la marche vers l’Etat providence. Trois lois interviennent. 1.1.3 La sécurité sociale Le régime de la sécurité sociale luxembourgeoise peut 4 être suivi en quatre étapes . re 1 étape : l’instauration de la sécurité sociale (19011911) Ͳ Le marché comme lieu de pouvoir Dès qu’on s’éloigne de la « place du marché » le marché se transforme en lieu de pouvoir unilatéral : en situation oligopolistique, très fréquente, l’entreprise, appuyée souvent par une publicité envahissante, s’impose face aux acheteurs, qui restent le plus souvent isolés, malgré les organisations visant la protection du consommateur (Union luxembourgeoise des consommateurs – ULC). Cette asymétrie profonde entre acheteurs et vendeurs soulève la question de la transparence. Les Pouvoirs publics doivent-ils intervenir pour protéger les plus faibles, c’est-à-dire les clients (par exemple en cas de monopole) ? *** Ͳ Ͳ La loi du 31 juillet 1901 concernant l’assurance obligatoire des ouvriers contre les maladies. La loi du 5 avril 1902 concernant l’assurance obligatoire des ouvriers contre les accidents. La loi du 6 mai 1911 sur l’assurance vieillesse et invalidité. Ces trois lois marquent le passage d’un régime d’assistance vers un régime d’assurance. Deux phases se dégagent. • Le Code civil de 1804 laisse l’ouvrier tout à fait désarmé vis-à-vis de son patron. Cette situation est encore aggravée par l’industrialisation, car l’immense asymétrie de pouvoir entre ouvrier et patron éclate au grand jour. 3 Selon Immanuel Wallerstein le capitalisme historique, dans son développement, est un système à trois arènes. « On les appellera, faute de mieux, l'arène économique (ou marché), l'arène politique (ou des Etats) et l'arène culturelle (ou des idéologies et des structures du savoir) ». Le présent cahier économique traite des deux premières arènes et ceci dans un contexte social. Apparaît ici un problème fondamental. La frontière entre les deux premières arènes. En d'autres mots, 1 Les mercuriales sont une liste de prix sur un marché, relevés par les Pouvoirs publics. 2 Le Mémorial de 1875 fournit ces renseignements pour l’année 1876, Mémorial 1875 II, p. 140-141. 3 Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, 2002 (1983), p. 109. Cahier économique 119 • Ces quelques lois sociales fondamentales ont changé la donne. Jusqu’ici les relations entre ouvriers et patrons sont gérées par le seul droit commun. Dorénavant elles seront soumises au droit social : la faute ou responsabilité professionnelle est remplacée 5 par la responsabilité sociale. Le député Michel Welter a parlé à juste titre de « révolution dans notre droit politique et économique ». Dans cette matière le Luxembourg n'est pas en avance 6 sur les pays voisins . En Allemagne la loi sur 4 Pour des détails voir les cahiers économiques n°108 et n°113. 5 A la Chambre des députés le 21 juin 1901. Sur la comparaison internationale du droit social voir par exemple: Gerhard A. Ritter, Der Sozialstaat - Entstehung und e Entwicklung im internationalen Vergleich, Munich, 1991, 2 éd. 252 pages. 6 23 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l'assurance vieillesse et invalidité (Gesetz über die Invaliditäts- und Altersversorgung) est votée le 22 juin 1889. Auparavant l'assurance maladie est introduite en 1883 et l'assurance accident en 1884. Par contre, en France la première loi sur les retraites paysannes et ouvrières est votée le 5 avril 1919. En Belgique la loi sur l'assurance pension apparaît en 1900, mais à titre non obligatoire. e 2 étape : extension et consolidation (1918-1939) Il s’agit en fait d’une étape de consolidation et d’approfondissement du régime de sécurité sociale. Les conséquences sociales de la guerre sont graves. Pour y remédier le Gouvernement prend des mesures à caractère social, par exemple les allocations de chômage. Des mesures générales d’apaisement social sont mises en route. Prenons deux exemples. En 1918 (avant la grande grève de 1921) la journée de travail de huit heures est introduite (évidemment sans réduction de salaire). La loi du 4 avril 1924 crée cinq chambres professionnelles : la Chambre des employés privés, la Chambre de travail, la Chambre de commerce, la Chambre de l’agriculture et la Chambre des artisans. Finalement, l’entre-deux-guerres est une époque de raffermissement et d’amplification du régime social. Ce dispositif est complété par des réformes dans la société civile. e 3 étape : le régime social à son zénith (1945-1974) Lors de l’ère du fordisme la sécurité sociale est à son apogée, dans le sens que tout au long de cette période le régime de sécurité sociale a été continuellement étendu. Le Luxembourg bénéficie pleinement de la protection sociale. Retenons un seul exemple, mais de taille : loi du 20 octobre 1947 sur les prestations familiales. Il y a évidemment d’autres exemples. Le lecteur intéressé peut s’adresser utilement au Code de la sécurité sociale de 2013 (814 pages), qui fournit des informations précises. Le régime de la sécurité sociale a été adossé strictement au travail lors de sa création. Au cours de cette étape le système bismarckien évolue nettement vers le système béveredgien, c’est-à-dire vers un régime de sécurité sociale à caractère universel. e 4 étape : le temps des difficultés (à partir de 1975) Quatre éléments se dégagent de cette nouveauté. Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ La création des chambres professionnelles introduit la conciliation et l’arbitrage dans les relations du travail. Elles ont un caractère consultatif. La Chambre de commerce a été créée en 1841, mais la loi de 1924 y a incorporé le principe électif, comme pour les autres chambres. La loi du 12 février 1964 crée la Chambre des fonctionnaires et employés publics, une ancienne revendication de l’Association générale des fonctionnaires et employés de l’Etat (AGF). Les chambres professionnelles sont alors au nombre de six. Mais la loi du 13 mai 2008 introduit le statut unique pour les salariés du privé : la distinction entre statut d’ouvrier et statut d’employé disparaît. Dans ce contexte la Chambre du travail et la Chambre des employés privés sont fusionnées dans la Chambre des salariés et le nombre des chambres professionnelles est ramené à cinq. L’extension continuelle de la sécurité sociale a dévié 1 vers ce qu’on appelle l’arrosoir social . Tout le monde bénéficie de la sécurité sociale, ce qui est une bonne chose. Mais l’extension pose aussi et surtout la question du financement. Par ailleurs, la politique de l’arrosoir social devient à la longue de plus en plus inefficace du point de vue social et risque de mener dans l’impasse budgétaire. La distribution généreuse de droits sociaux, c’est-àdire une large application de l’arrosoir social est du point de vue politique une solution de facilité (au moins en période d’expansion économique), car elle ne suscite guère d’opposition. Comme il est indispensable de préserver notre système de sécurité sociale, il faut le réformer, c’est-à-dire se concentrer davantage sur ceux qui en ont besoin. Estce qu’un bénéficiaire de la sécurité sociale, touchant cinq fois le salaire minimum, doit bénéficier à 100% d’une mesure sociale ? Cette problématique sera évidemment reprise par la suite. 1 24 Cf. cahier économique n° 108, op. cit. p. 88. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1.1.4 La politique de la voie du milieu 1 Le politologue allemand Manfred G. Schmidt a dessiné pour l'Allemagne fédérale une architecture économique et sociale inédite: la politique de la voie du milieu (« die Politik des mittleren Weges »). Il s'agit d'une voie intermédiaire entre deux extrêmes: le système de protection sociale à la suédoise et le système relevant du capitalisme anglo-saxon. Exposons brièvement les traits essentiels de la voie du milieu, tout en la rapprochant de la situation du Luxembourg. • L'efficience économique en relation avec un régime social généreux est la pièce maîtresse de ce 2 dispositif. Nous y trouvons le cœur du fordisme : l'augmentation de la productivité du travail permet le partage des fruits de la croissance économique entre capital et travail, lesquels sont appelés à collaborer dans certains domaines. • Les transferts sociaux sont devenus une caractéristique centrale de notre système social. Leur financement repose primordialement sur deux sources: l'impôt et les cotisations sociales. Ainsi, en 2011 les recettes totales de la protection 3 sociale s'élèvent à 10 339,1 millions d'euros (100%) dont 5 221,8 millions (50,5%) de cotisations (2 771,7 millions d'euros de la part des employeurs et 2 450,1 millions de la part des personnes protégées) et 4 599 millions (44,5%) de recettes fiscales. Cette structure reste relativement stable: en 2002 les cotisations font 50,2% et les impôts 42%. • L'Etat n'a pas le monopole des relations sociales. Divers organismes/institutions assurent certaines tâches dans la vie sociale: chambres professionnelles, Conseil économique et social (CES), tripartite, quadripartite (avec en plus les prestataires de santé). La Caisse nationale de santé (CNS) – issue 1 Manfred G. Schmidt, Die Politik des mittleren Weges – Die Wirtschafts- und Sozialpolitik der Bundesrepublik Deutschland im internationalen Vergleich, in: Jürgen Osterhammel, Dieter Langewiesche und Paul Nolte (Hrsg), Wege der Gesellschaftsgeschichte, Göttingen, 2006, p. 239-252. Geschichte und Gesellschaft - Zeitschrift für Historische Sozialwissenschaft, Sonderheft 22. 2 Sur le fordisme au Luxembourg voir cahier économique n° 113, op. cit. p. 150 et suivantes, p. 163 et suivantes. 3 Rapport général sur la sécurité sociale - 2011, Ministère de la Sécurité sociale (Inspection générale de la sécurité sociale), Luxembourg, 2012, p.31. Cahier économique 119 de diverses caisses de maladie – est un organisme de gestion, placé sous la responsabilité d'un comitédirecteur composé de représentants des salariés, des professions indépendantes et des employeurs. L'assurance dépendance est organisée par la CNS et la Cellule d'évaluation et d'orientation, placée sous l'autorité du ministre ayant dans ses attributions la sécurité sociale. • Même l'agencement entre partis politiques est spécifique à la voie du milieu. Dans les pays nordiques la social-démocratie domine largement, dans les pays anglo-saxons prédominent des organisations encourageant le marché. Au Luxembourg deux grands partis dominent la scène politique (le parti chrétien social et le parti socialiste). En règle générale aucun des deux partis n'atteint la majorité absolue et un troisième parti doit intervenir (le parti libéral) comme partenaire de l'un des deux grands partis. Ou bien, les deux grands partis populaires forment ce qu'on appelle une grande coalition. A chaque fois deux partis, trois partis depuis 2013, sont amenés à coopérer pour former un Gouvernement. • Une condition centrale de la voie du milieu est la politique de stabilité des prix. L'Allemagne fédérale en est obsédée. La situation du Luxembourg est tout à fait particulière. La petite dimension du pays attribue un poids excessif au commerce extérieur. Le prix des produits importés est difficile à 4 maîtriser. Le STATEC l'a judicieusement formulé dans les années 1970: « En résumé, de tous les produits figurant à l'indice des prix, un quart seulement peut être considéré en réalité comme luxembourgeois au sens de la fixation des prix ». Par contre, cela ne signifie nullement que l'inflation soit forcément 5 élevée. Ainsi, selon le STATEC , l'indice des prix de détail passe de 100 à 118,3 au Luxembourg, mais passe à 123 pour l'Allemagne et la Belgique, entre 1959 et 1967. Le Luxembourg a bien rempli les conditions nécessaires à l'accomplissement de la voie du milieu. Cette structure n'a pas été créée ex nihilo, ses racines remontent plus loin. D'abord, les lois sociales, initiales et fondamentales de 1901 (assurance maladie), 1902 (assurance accident) et 1911 (assurance pension) e expriment le refus du libéralisme « sauvage » du 19 siècle. Ensuite, après la Première guerre mondiale, patronat et salariat, après des affrontements durs 4 L'économie luxembourgeoise en 1976 et 1977, Luxembourg, cahier économique du STATEC n°57, 1978, p. 203. 5 L'économie luxembourgeoise en 1967, Luxembourg, cahier économique du STATEC n°41, 1968, p. 122. 25 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux (grèves, refus patronal de négocier) tirent la leçon de leurs erreurs et arrivent à un accord débouchant sur les accords collectifs (intégration du monde ouvrier dans la société luxembourgeoise). *** Après la Seconde guerre mondiale la voie du milieu a été un réel succès pour le Luxembourg. Plusieurs éléments y ont contribué. Les partenaires sociaux ont réussi à concilier efficacité économique et politique sociale ambitieuse. Des taux de croissance élevés au Luxembourg y ont contribué puissamment. Avançons quelques indications 1 numériques. Selon le STATEC « il semble que le produit national ait progressé moins rapidement au Luxembourg que dans d'autres pays développés entre la fin des années 1930 et le milieu des années 1950 ». Et encore: « De 1960 à 1985, la croissance du PIB réel du Luxembourg a été de 3,1% dans la version SEC et 2 de 3,6% dans la version nationale . Ces taux correspondent à ceux observés dans les pays voisins à cette époque: France 3,8%, Belgique 3,9% et Allemagne 3,1% ». La voie du milieu semble quelque peu décalée par rapport aux Trente glorieuses, ou, ce qui est plus approprié, elle débute vers le milieu de ces Trente Glorieuses et se prolonge largement au-delà. Ce qui est une réelle performance, c'est le passage réussi de l'économie industrielle (sidérurgie) vers l'économie financière (banques). Heureusement, le temps du déclin de la sidérurgie correspond au temps de 3 l'émergence du secteur financier . A partir du milieu des années 1980 c'est « l'envol » de la croissance économique, liée au nouveau moteur 4 économique: la place financière. Le STATEC note: « De 1985 à 1998, le PIB du Luxembourg s'est accru de quelque 5,5% en volume, soit plus du double de la performance des économies voisines ». Quelle est l'évolution de la voie du milieu? Le système fonctionne toujours, puisque les taux de croissance sont au rendez-vous. La solution de la crise sidérurgique est passée par la tripartite: les partenaires sociaux (salariat et patronat) sont d'accord à faire supporter les coûts par la collectivité (par exemple retraite anticipée, une partie du coût de la division anticrise (DAC), aide à l'investissement, bonification d'intérêt, contribution au fonds pour l’emploi). La tripartite fait fonction « d'amortisseur de chocs » au profit des partenaires sociaux. Par la suite, la voie du milieu a tendance à faire supporter des coûts de production par la 5 collectivité (par exemple les cotisations sociales dans certains cas d'embauche). Toutefois des signes d'essoufflement apparaissent déjà. La proximité, dans la sidérurgie, entre patrons et syndicalistes a disparu dans le secteur financier. La 6 syndicalisation y est moins forte, car « parmi les cadres, le taux de syndicalisation est particulièrement bas, à savoir 16% », face à un taux en général de 44%. Or dans les banques les cadres sont les plus nombreux, contrairement à la sidérurgie où prévalent le nombre d'ouvriers. En s'appuyant sur des données de l'OCDE le 7 STATEC note: « Au Luxembourg le taux de syndicalisation est progressivement passé d'environ 46% en 1970 à 53% en 1984. A partir de 1985, le taux de syndicalisation entame une baisse et passe à 37% en 2008 ». Deux facteurs, qui ne sont pas indépendants, mettent à mal la voie du milieu: le chômage et la crise économique. L'autonomie tarifaire des partenaires sociaux et les organismes (par exemple CES, tripartite), qualifiés de néo-corporatistes, n'arrivent plus guère à satisfaire les attentes de ces partenaires sociaux. Quelques conséquences se dégagent. Ͳ Ͳ 1 F. Adam, P. Pieretti, R. Weides, P. Zahlen, La croissance de l'économie luxembourgeoise au cours du XXe siècle - Mesure, résultats, facteurs de croissance, in: L'économie luxembourgeoise, Luxembourg (STATEC), 1999, p. 49-55. 2 La version nationale du PIB, contrairement à celle du SEC tient compte des spécificités du secteur financier. 3 Pour des détails consulter les cahiers économiques (du STATEC) n° 73, 108, et 113. 4 F. Adam, P. Pieretti, R. Weides et P.Zahlen, 1999, op. cit. p. 55. 26 Le coût de la voie du milieu s'accentue. Il y a durcissement de l'attitude des partenaires sociaux: chacun persiste sur ses positions. Ainsi, le patronat a boycotté en 2011 les séances du CES. 5 Pour des détails voir cahier économique n° 113, p. 155 et suivantes. 6 Jean Ries, Regards sur la syndicalisation, Luxembourg, 2011, Regards 12 - 2011, STATEC. 7 Rapport travail et cohésion sociale, Luxembourg, 2011, cahier économique du STATEC n° 112, p. 128. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Ͳ Un déséquilibre surgit entre d'une part une activité en stagnation voire en baisse et d'autre part une aspiration à une protection sociale ambitieuse. Une tendance inquiétante peut apparaître, car facile à mettre en œuvre: le financement de la protection sociale par l'endettement. Malgré ces difficultés le pays reste fidèle à la voie du milieu. Pourquoi? Plusieurs raisons interviennent. Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ Cette voie assure à la population une protection sociale avantageuse. Abandonner cette voie risque de devenir plus coûteux que son maintien. Les deux grands partis populaires ont largement porté ce projet ainsi que le parti démocratique, en coalition avec les socialistes de 1974 à 1978 (cf. crise sidérurgique à l'époque). Rappelons que le parti démocratique a introduit la tripartite. La notion voie du milieu a probablement des affinités avec la notion classes moyennes. Or le Luxembourg est le pays des classes 1 moyennes . Enfin, écoutons le professeur Manfred G. 2 Schmidt : « Die Politik des mittleren Weges basiert, so kann zusammenfassend gesagt werden, auf Weichenstellungen und Reproduktionsmechanismen, die ihren Schwerpunkt eher in der politischen Mitte als auf dem linken oder rechten Pol des politischideologischen Spektrums haben und die für weitgehende Kontinuität von groȕen wirtschafts- und sozialpolitischen Weichenstellungen auch dann noch sorgen, wenn deren Kosten zunehmen ». 1.2 La croissance du PIB résumée en cinq périodes depuis la Seconde guerre mondiale L'époque qui a suivi la Seconde guerre mondiale peut être subdivisée en cinq périodes, caractérisées par le 3 taux de croissance du PIB. Le tableau suivant indique ces taux pour le Luxembourg, les pays voisins et l'UE15. Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB Période 1960-1974 1975-1985 1985-2007 2008-2011 UE-15 Belgique Allemagne France Luxembourg 4,6 2,0 2,3 -0,2 4,9 1,8 2,3 0,6 4,1 2,1 2,1 0,7 5,6 2,2 2,2 0,1 4,1 1,5 5,3 -0,1 re 1 période: 1945-1960 C'est l'époque de la reconstruction politique, économique et sociale du Luxembourg après la guerre. L'Organisation européenne de coopération économique 4 (OECE) « trouve son origine dans le plan d'assistance économique et politique nord-atlantique connu sous le nom de plan Marshall ». Cette organisation est « chargée de la réalisation d'une économie européenne saine ». Bien que le Luxembourg ait été un pays bénéficiaire 5 du plan Marshall , l'aide directe dont le pays a bénéficié reste limitée. Toutefois, le Luxembourg a des avantages indirects appréciables: le commerce extérieur luxembourgeois profite du fait que les pays aidés par le plan Marshall ont davantage de possibilités de faire du commerce avec le Luxembourg. Le premier objectif de l'OECE (répartition de l'aide Marshall) semble atteint vers le début des années 1960, car cette organisation est transformée en Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), et le second objectif (la 3 1 Sur les classes moyennes voir le cahier économique n° 108, p. 29 et suivantes, p. 75 et suivantes; cahier économique n° 113, p. 109 et suivantes. 2 Manfred G. Schmidt, 2006, op. cit. p. 252. Cahier économique 119 Paul Zahlen, L'évolution économique globale du Luxembourg, in: Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 29 et suivantes. 4 Claude -Albert Colliard, Institutions internationales, Paris, 1967 e (4 éd.), p. 424-425.; y comprise la seconde citation. 5 Jean Marie Kreins, La réception du plan Marshall au GrandDuché de Luxembourg 1947-1951, in: Hémecht, Luxembourg, première partie, n° 3, 2009, p. 309-343; seconde partie, n° 4, 2009, p. 437-465. 27 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux coopération économique internationale) doit être poursuivi et ceci même à une échelle plus large. 1 L'OCDE ne se limite plus à l'Europe . Les 13 et 14 décembre 1960 est signée, de nouveau à Paris, la convention de l'OCDE, avec effet au 30 septembre 1961. Le passage de l'OECE à l'OCDE marque ainsi la fin de la période de reconstruction européenne. Au cours de la période 1953-1965 le taux de 2 croissance annuel moyen du PIB est établi à 5,9% en valeur et à 3,3% en volume. Cette croissance est nettement plus faible que celle de l'Allemagne et de la France; la croissance de la Belgique dépasse légèrement celle du Luxembourg. e 6 numériques de remplacement. Selon la première, les salaires réels des ouvriers auraient été multipliés par six sur la période 1923 à 1984; la part essentielle en revient à l'après-guerre. Selon la deuxième, les dépenses annuelles des ménages augmentent de 9% en moyenne entre 1964 et 1987, de 3,5% entre 1987 et 2009. Enfin, la troisième indique une croissance annuelle moyenne de 3,7% dans les dépenses de consommation entre 1964 et 1987, face à 1,3% pour la période 1987-2009. A partir de l’intervalle 1960-1974 la modernisation se 7 focalise sur « la marchandise-reine : l’automobile ». Les classes moyennes accèdent à la mobilité. e 2 période: 1960-1974 3 période: 1975-1985 Au cours de cette période « la croissance moyenne 3 annuelle du PIB du Grand-Duché atteint 4,1% ». Cette croissance reste forte et se situe à un niveau légèrement inférieur à celui de l'Europe des Quinze. La sidérurgie soutient la croissance tout au long des deux premières périodes. Au cours de cette période le Luxembourg est confronté à une double crise économique: la crise 8 énergétique (première crise pétrolière en 1973 et seconde crise pétrolière en 1979) et le déclin de la sidérurgie. Le taux de croissance du PIB se réduit à 1,5%, à un niveau inférieur à celui des pays voisins et de l'UE-15. Ces deux premières périodes, c'est-à-dire de 1945 à 1975 sont communément appelées les Trente 4 Glorieuses . En fait, elles ne sont rien d’autre que l’alliance réussie de la productivité et de la protection sociale. C'est l'époque d'une forte extension, sinon d'une explosion du niveau de vie, de l'amélioration considérable de la qualité de vie de l'ensemble de la population, du recul de la rareté. Les Gouvernements de cette époque ont réussi, malgré des difficultés évidentes, à éviter une casse sociale trop pesante. Finalement, le résultat de ces années peut être jugé satisfaisant, vu les circonstances exceptionnelles. Peut-être peut-on parler des Dix Satisfaisantes. e 4 période: 1985-2007 Retenons d’emblée une des premières critiques des Trente glorieuses de la part de Pierre Drouin dans le Monde du 21 mars 1979, donc l’année de parution de 5 l’ouvrage de Jean Fourastié. Selon P. Drouin la « description des trente glorieuses est passionnante, mais ne sommes-nous pas entrés depuis cinq ans dans l’ère des trente cagneuses ? ». C'est l'explosion de la croissance du PIB: 5,3% en moyenne. Le taux de croissance luxembourgeois est en général le double des pays voisins et de l'UE-15. Paul Zahlen parle à juste titre des Vingt Splendides. Cette croissance est portée par le secteur financier: les banques peuvent titriser à volonté; elles créent en continu des produits financiers. C'est l'âge d'or de Faute de données statistiques sur le revenu disponible avant 1985, contentons-nous de trois indications 6 1 Les Etats-Unis et le Canada en font partie dès la création, le Japon rejoint l'organisation en 1964. 2 Raymond Kirsch, La croissance de l'économie luxembourgeoise, Luxembourg, 1971, cahier économique du STATEC n°48, p. 47. 3 Paul Zahlen, Evolution économique globale du Luxembourg, op. cit. p. 29. 4 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de 1946 à 1975, Paris, 1979, 299 pages. 5 Critique reprise par Le Monde du 7 juin 2014 ; page spéciale (Histoire) : Ces lointaines « trente glorieuses ». 28 La première indication numérique est de Jean Langers, L'accroissement du niveau de vie à travers quelques indicateurs, e in: L'économie luxembourgeoise au 20 siècle, Luxembourg (STATEC), 1999, p. 174. Les deux autres indications proviennent d'Armande Frising, La consommation des ménages, in: Guy Schuller (coord.), 2013, op. cit. p. 220. 7 Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes Lefebvre et la culture consumériste in : Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (sous la dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », Modernisation, contestation et pollutions dans la France de l’après-guerre, Paris, 2013, p. 268. 8 On parle parfois de crise pétrolière de 1974, car ses effets agissent surtout à partir de 1974. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l'économie de services au Luxembourg. Retenons deux remarques. 1 Paul Zahlen a dégagé une nette césure sur un demisiècle (1960-2011): 1960 à 1985 et 1985 à 2011. Au cours de la première période la croissance est liée à la productivité du travail; la croissance de l'emploi (secteur financier) assure grandement la croissance économique au cours de la seconde période. La différence de croissance entre les deux périodes peut être confirmée par la production d'acier. Ainsi l'indice 2 de production d'acier passe de 100 à 164 entre 1953/54 et 1965/66. Entre 1960/61 et 1975/76 cet indice augmente moins rapidement: de 100 à 112. Pour améliorer la comparaison entre les deux périodes plusieurs mesures sont prises: deux années consécutives sont considérées; pour la première période le même laps de temps est saisi que pour le taux de croissance 1953-65 et non la période complète (1945-1960); l'année 1974 (record historique absolu de production d'acier) et les quelques années précédentes ont été écartées. 3 Selon Nicolas Baverez les Trente Piteuses ont pris la relève des Trente Glorieuses en France. Voilà qui ne vaut pas pour le Luxembourg. e 5 période: 2008-2011 C'est le temps de la crise financière, mutée en crise économique générale. Le Luxembourg n'y échappe pas, au contraire, le taux de croissance du PIB est négatif: -0,1%. Vu le comportement insouciant des banques, au cours de la période précédente, on peut parler des Vingt Insouciantes. La crise de 2008 en est le prix à payer. D'ailleurs, cette crise, qui va bien au-delà d'une crise financière/économique, est loin d'être terminée. *** Les Trente Glorieuses se prêtent à une approche critique, bien qu’elle soit relativement récente. La nostalgie de l'époque, élevée au rang de mythe a freiné toute prise de conscience que ces Trente 4 glorieuses ont aussi un côté sombre . La productivité est au cœur de l’activité industrielle. Une double conséquence surgit : gaspillage des matières premières (dont le pétrole), car trop bon marché ; ruée vers le consumérisme. Le mode de vie qui en résulte a un effet désastreux sur l’environnement : pollution de l’air, des rivières, du sol, épuisement des matières premières, etc. Peut-être peut-on parler dans ce contexte, au moins dans une optique environnementale des « Trente Gaspillantes ». 1.3 Une société face à ses problèmes et défis 1.3.1 Le vieillissement Le vieillissement de la population évoque deux facettes qui s’appuient sur deux logiques différentes. 5 La logique du recul de la mort : jamais l’espérance de vie à la naissance n’a été aussi élevée. Au 6 Luxembourg, en 1901, l’espérance de vie à la naissance est de 47 ans pour le sexe masculin et de 49 ans pour le sexe féminin. Comme la mortalité infantile est élevée à cette époque l’espérance de vie à deux ans remonte : 55,4 ans pour le sexe masculin et 57.4 ans pour le sexe féminin. S’y ajoute un vieillissement en meilleure santé en relation avec le progrès médical/sanitaire et une prise de conscience croissante de chacun de prendre en mains sa santé (cf. 7 tabagisme, obésité). Vers 2006/07 l’espérance de vie à la naissance est de 77,6 ans pour les hommes et de 82,7 ans pour les femmes. De 1901 à 2007 l’espérance de vie à la naissance a augmenté en moyenne de 3,6 mois par an. Dans la longue période on peut parler de 8 « révolution de la longévité ». Cette longévité a un prix : c’est la logique du coût. Sans entrer dans les détails, deux aspects apparaissent prioritairement. D’abord, en ce qui concerne l’assurance pension, l’augmentation continuelle de l’espérance de vie à la naissance n’est pas compensée 4 1 P. Zahlen, op. cit. précédemment, p. 332 pour des détails. Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990, p. 216. 3 Nicolas Baverez, Les trente piteuses, Paris, 1997, 298 pages. 2 Cahier économique 119 Céline Pessis, Sezin Topçu et Chritophe Bonneuil (sous la dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit. 309 pages. 5 Paul Yonnet, Le recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain, Paris, 2006, 517 pages. 6 Gérard Trausch, La mortalité au Luxembourg, Luxembourg (cahier économique du STATEC n° 88), p. 1 du volet statistique. 7 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 87. 8 Françoise Forette, La révolution de la longévité, Paris, 1997, 222 pages. Cet auteur est médecin et professeur des universités. 29 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux par une hausse de l’âge de départ à la retraite. Au contraire, l’âge effectif de départ à la retraite est plus près de 60 ans que de l’âge légal de départ à la retraite (65 ans). Notons encore que le taux d’emploi des personnes de 55 à 65 ans augmente, mais reste toujours parmi les plus faibles de l’Union. 1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement Ensuite, l’assurance maladie est durement confrontée au vieillissement de la population. En effet, les personnes âgées ont en général davantage besoin de soins médicaux que les jeunes. Les dépenses liées à l’assurance maladie sont ainsi soumises à un effet de hausse « mécanique ». S’y ajoute une extension de l’équipement médical et des frais de personnel. *** 1 Le vieillissement démographique de la population est l’étude de la structure par âge de cette population. Cette notion ne doit pas être confondue avec le vieillissement individuel : décrépitude à un âge avancé. Voilà qui explique que le vieillissement démographique soit souvent assimilé à des situations catastrophiques. *** Jetons un coup d’œil rapide sur le vieillissement au 2 Luxembourg . Le vieillissement y est : Ͳ Ͳ féminin ; parmi les personnes âgées de 65 ans et plus, les femmes sont majoritaires : 57,2% ; 41 023 femmes face à 30 719 hommes, selon le recensement de la population de 2011 ; luxembourgeois. Ceci est lié à l’apport continu de l’immigration. « La part des étrangers dans le total des personnes âgées de 65 ans et plus n’est que de 21,4% en 2011 (15 380 sur 71 742), alors que la part des étrangers de tous âges dans la population du Grand-Duché atteint les 43% (220 522 sur 512 353) ». En d’autres mots l’immigration est jeune. Les seniors sont moins nombreux au Luxembourg. Présentons les personnes de 65 ans et plus, entre parenthèses les 85 et plus au Luxembourg et dans les pays voisins : Luxembourg 14,0% (1,5%) ; Belgique 17,2% (2,2%) ; Allemagne 20,7% (2,3%) ; France 16,6% (2,5%). 1 Voir Jean-Hervé Lorenzi et Hélène Xuan (dir.), La France face au vieillissement – Le grand défi, Paris, 2013, 582 pages. 2 Armande Frising et Paul Zahlen, Regards sur le vieillissement au Grand-Duché, n° 19, septembre 2012 ; la citation y comprise. 30 3 Le tableau 1.3 indique la population par grands groupes d’âge depuis le recensement de 1880, année où la structure par âge est saisie pour la première fois. Ce tableau permet de dégager deux effets : un effet démographique et un effet de dépenses sociales. Effet démographique Le tableau 1.3 montre le vieillissement continu de la population du Luxembourg. Ce vieillissement se fait en deux étapes. D’abord le vieillissement par le bas de la pyramide des âges : la part des jeunes dans la population totale baisse. Ensuite, le vieillissement par le haut : la part des personnes âgées augmente. Ainsi, en une centaine d’années (de 1900 à 2001) la part de la population de 60 ans et plus a doublé. Deux grands mouvements sont parfaitement visibles : la baisse de la part des jeunes et la hausse de la part des vieux. Entre les deux, la part de la population adulte augmente aussi, mais de manière bien modérée. Cette hausse est liée à l’immigration, composée surtout d’une population en âge de travailler. Effet de dépenses sociales Le vieillissement de la population mène « mécaniquement » à une hausse des dépenses sociales. Retenons deux exemples : les dépenses croissantes de l’assurance dépendance, les soins médicaux connexes liés aux personnes âgées. Revenons à la mortalité par le bas et par le haut. La première a amplement baissé : le quotient de 4 mortalité infantile a chuté de 152,2‰ en 1901 à 3,6‰ en 1995 pour le sexe masculin. Quant au sexe féminin ce quotient passe de 144,2‰ à 5,3‰. De 1950 à 1995 la mortalité infantile baisse de 93,3% 3 er Recensement de la population au 1 mars 1991, vol. 1, Luxembourg, 1994, p. 59, (tableaux rétrospectifs) pour les recensements de 1880 à 1991. Recensement de la population 2001. Résultats détaillés, Luxembourg, 2003, p. 26. Une communication du STATEC pour le recensement de 2011. 4 Le quotient de mortalité indique la probabilité de mourir à un âge donné. Sauf indication contraire les données démographiques proviennent de Gérard Trausch, cahier économique n° 88, op. cit., 182 pages et annexe statistique de 239 pages. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux pour le sexe masculin et de 88,4% pour le sexe féminin. La mortalité infantile reste largement inférieure à 10‰. Des gains futurs sont donc difficiles à réaliser. Tel n’est pas (encore) le cas pour la mortalité aux âges élevés (mortalité par le haut). L’instrument de mesure privilégié est l’espérance de vie à 60 ans. Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011 Groupe d’âge 0-14 ans 15-64ans 65 ans + 0-19 ans 20-59 ans 60 ans + 0-14 ans 15-64 ans 65 ans + 0-19 ans 20-59 ans 60 ans+ 1880 1900 1910 1922 1930 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011 En valeur absolue 73 598 74 711 84 905 69 755 73 828 72 923 57 710 67 256 75 450 75 167 67 498 66 418 83 197 88 637 124 491 147 038 159 404 174 530 207 061 202 684 205 707 213 675 220 078 221 835 247 558 263 170 295 272 351 974 11 481 14 205 15 582 16 482 19 104 21 306 27 575 33 958 39 262 42 839 49 546 50 298 61 070 71 742 93 138 97 739 108 172 95 733 99 031 93 171 81 525 87 041 97 837 99 724 95 446 87 861 107 930 119 173 97 775 116 187 127 906 139 502 171 216 170 552 168 374 176 424 177 973 177 200 204 207 220 336 250 098 295 479 18 657 22 028 23 813 25 532 29 741 33 190 41 093 51 414 58 980 62 917 64 949 71 689 81 511 97 701 35,2 59,3 5,5 44,5 46,6 8,9 31,7 62,3 6,0 41,5 49,2 9,3 32,6 61,4 6,0 41,6 48,2 9,2 26,7 67,0 6,3 36,6 53,6 9,8 24,6 69,0 6,4 33,0 57,1 9,9 24,6 68,3 7,1 31,4 57,5 11,1 19,8 70,7 9,5 28,0 57,8 14,2 21,3 67,9 10,8 27,6 56,0 16,4 22,5 65,8 11,7 29,2 53,2 17,6 22,1 65,3 12,6 29,3 52,2 18,5 18,5 67,9 13,6 26,2 56,0 17,8 17,3 68,4 13,1 22,8 57,3 18,6 En pourcentage 18,9 17,3 67,2 68,7 13,9 14,0 24,6 23,3 56,9 57,7 18,5 19,0 Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans Espérance de vie à 60 ans Année 1901 1910 1920 1930 1940 1950 1960 1970 1980 1990 2000* 2010** *années 2000/02 Gain par période décennale M F Période M F 13,2 13,6 14,3 14,6 14,4 15,4 15,4 15,1 15,8 17,6 19,5 21,3 13,2 14,4 14,7 15,6 15,6 17,1 17,9 18,8 19,7 22,2 23,8 25,2 1901-1910 1910-1920 1920-1930 1930-1940 1940-1950 1950-1960 1960-1970 1970-1980 1980-1990 1990-2000 2000-2010 0,4 0,7 0,3 -0,2 1,0 0,0 -0,3 0,9 1,8 1,9 1,8 1,2 0,3 0,9 O,0 1,5 0,8 0,9 0,9 2,5 1,6 1,4 **années 2005/07 1 Plusieurs commentaires découlent de ce tableau . • Les gains d’espérance de vie à 60 ans augmentent inégalement : ils sont modérés jusqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale. • Le recul en 1940 de l’espérance de vie à 60 ans du sexe masculin et la stagnation du sexe féminin s’explique par la guerre. • La stagnation/recul du sexe masculin entre 1950 et 1970 se situe dans l’ère du fordisme. • A partir des années 1980 l’espérance de vie à 60 ans a littéralement explosé. Se pose la question de savoir si, à l’avenir, cette lancée peut continuer. On admet généralement que la limite physiologique de la durée de vie se situerait vers 120 ans. Une chose semble acquise, une amélioration de l’espérance de vie aux âges élevés n’est possible que si les personnes concernées y aident activement : hygiène de vie avec activité physique et alimentation appropriée. Et ceci pas seulement à un âge avancé, Par ailleurs, selon le 1 Les données du tableau proviennent du cahier économique n° 88 pour les années 1905-1995 ; les autres données proviennent de l’Annuaire statistique 2012, Luxembourg (STATEC), p. 87. Cahier économique 119 31 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 docteur Françoise Forette « le mot d’ordre des gérontologues c’est la prévention ». • Entre 1950 et 2000 l’espérance de vie à 60 ans progresse de 4,1 ans pour le sexe masculin et de 2 6,7 ans pour le sexe féminin. En France on a 4,8 ans pour le sexe masculin et 7,2 ans pour le sexe féminin. *** Les gains d’espérance de vie à la naissance diffèrent 3 selon les classes d’âge . Entre 1990 et 2010 cette espérance de vie augmente de 6,9 ans pour le sexe masculin, mais les Ҁ de cette augmentation proviennent des classes d’âge de 60 ans et plus. Pour le sexe féminin le gain d’espérance de vie à la naissance est de 5,2 ans, dont 70% émanent des classes d’âge de 60 ans et plus. Nous sommes pleinement dans l’ère du vieillissement par le haut. *** Enfin, comparons brièvement l’espérance de vie à la naissance du Luxembourg aux pays voisins, selon Eurostat ; année 2012 : * sexe féminin : Luxembourg, 83,8 ans ; Belgique, 83,1 ans ; Allemagne, 83,3 ans ; France, 85,0 ans (2011). * sexe masculin : Luxembourg, 79,1 ans ; Belgique, 77,8 ans ; Allemagne, 78,6 ans ; France, 78,7 ans (2011). passent et qui nous éloignent de cette naissance. Cet effet est évidemment mesurable : c’est l’âge que nous avons. Le second effet nous rapproche inexorablement de la mort, dont la date est imprévisible pour chaque personne. Mais pour la collectivité cette impossibilité peut être rompue par le canal de l’espérance de vie à chaque âge et appuyée sur une approche probabiliste. Prenons un exemple tiré des tables longitudinales de 5 mortalité luxembourgeoise. Soit une personne de sexe masculin, née en 1935. A la naissance cet individu a 6 une espérance de vie de 60,8 ans. A 50 ans son espérance de vie est encore de 23,4 ans. Cet homme s’est éloigné de 50 ans de sa naissance, mais il ne s’est rapproché de sa mort que de 60,8-23,4 = 37,4 ans. Dix ans plus tard, c’est-à-dire à 60 ans, son espérance de vie s’élève encore à 15,3 ans. Au cours de ces 10 ans il s’est éloigné de sa naissance, mais il ne s’est approché de sa mort que de 23,4-15,3 = 8,1 ans. Selon A. 7 Jacquard « vieillir en âge, c’est alors rajeunir en espérance de vie ». Comment expliquer ce « rajeunissement » des vieux ? Un ensemble de causes a joué. La génération née en 1935 a bénéficié des progrès immenses de la médecine et de l’hygiène. Elle a pu prendre conscience que son potentiel santé est un atout primordial dans la vie. Cette génération a encore eu la chance de voir augmenter la qualité alimentaire. S’y ajoute une amélioration des conditions de travail. 8 Ecoutons le sociologue Serge Guérin : « En 50 ans, notre espérance de vie a augmenté davantage que durant les cinq millénaires précédents ». C’est à juste titre que l’on peut parler de révolution de la longévité. 1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement 1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux Longtemps le vieillissement a été perçu comme un grand naufrage, une tare à cacher autant que possible. L’intervention de l‘espérance de vie permet une 4 approche nuancée . A la naissance de chaque individu deux effets se mettent à jouer. Le premier effet entre en action dès la naissance : ce sont les années qui 1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité « évitable » 9 Présentons brièvement ces deux notions . La mortalité « prématurée » concerne tous les décès survenus avant 65 ans. La mortalité « évitable » concerne toujours les 5 Cahier économique n° 88, p. 156-157 de l’annexe statistique. 6 Françoise Forette, médecin, professeur des universités, directrice de la Fondation nationale de gérontologie, in : Le Figaro du 27/28 novembre 2010. 2 Arnaud Parienty, Protection sociale : le défi, Paris, 2006, p. 63. Il s’agit d’une table de mortalité longitudinale ou table de génération, en l’occurrence celle née en 1935, dont les conditions de mortalité sont suivies à l’aide des quotients de mortalité à chaque âge (ou probabilité de mourir) et de l’espérance de vie à chaque âge. Celle-ci reflète les conditions de mortalité de la génération née en 1935. 7 A. Jacquard, 1993, op. cit. p. 46. 3 8 1 François Peltier, Regards sur la mortalité, n° 19, nov. 2013 (STATEC), p. 2. 4 Alain Jacquard (généticien), L’explosion démographique, Paris, 1993, p. 40 et suivantes. 32 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 33. Haut Conseil de la santé publique, rapport rédigé par Eric Jougla, Indicateurs de mortalité « prématurée » et « évitable », Paris, 2013, 47 pages. 9 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux décès de moins de 65 ans et est définie par les décès liés aux comportements à risque. Ces décès peuvent être évités par une prévention primaire (par exemple alcoolisme, tabagisme, conduite routière dangereuse, suicide, chute mortelle). C’est une mortalité liée aux (mauvaises) « habitudes de vie ». 1 Le tableau 1.5 indique, séparément pour chaque sexe, la mortalité prématurée, la mortalité évitable par la prévention primaire et la mortalité à 65 ans et plus. Il s’agit de taux de mortalité (standardisés) pour 100 000 habitants, en relation avec l’année 2010. Nous avons pris en dehors du Luxembourg les pays voisins. Comme la Belgique ne figure pas dans cette statistique, nous l’avons remplacée par les Pays-Bas. La position du sexe féminin est bien plus favorable que celle du sexe masculin. Ceci vaut aussi et surtout pour le Luxembourg. D’ailleurs la mortalité à 65 ans et plus est élevée au Luxembourg, au moins par rapport aux trois autres pays, bien que la mortalité évitable ne soit pas élevée. Une baisse de la mortalité évitable est donc difficile à réaliser. Pour y arriver il faut probablement compter sur l’action médicale, hygiénique et préventive. 2 Notons les taux de mortalité évitables liés au seul cancer du poumon et au seul suicide. Dans le premier cas les taux de mortalité évitable sont les suivants : Luxembourg 21,1 ; France 31,0 ; Allemagne 21,2 et Pays-Bas 20,3. Quant aux taux de mortalité évitables liés au suicide on a : Luxembourg 14,7 ; France 20,3 ; Allemagne 13,3 et Pays-Bas 12,2. Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010 Pays Mortalité prématurée Mortalité évitable Mortalité à 65 ans et plus Sexe masculin Luxembourg France Allemagne Pays-Bas 187,6 261,3 232,9 179,2 62,3 92,2 72,1 51,4 4 651,2 3 971,5 4 450,7 4 538,3 Luxembourg France Allemagne Pays-Bas 119,7 119,8 123,4 128,1 23,5 27,3 27,2 28,0 Sexe féminin 2 813,4 2 380,2 3 121,7 3 094,2 Taux de mortalité standardisés pour 100 000 habitants 1 2 Ibid. p. 19. Ibid. p. 20-21. Cahier économique 119 1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes De nombreuses dispositions des lois fiscales et sociales sont en fait tournées contre les jeunes. 3 Mathieu Pigasse note « une taxation du travail plus élevée que celle du capital, ce qui est injuste socialement et absurde économiquement. Pourquoi ? Précisément en raison de l’écart entre les générations. Les vieux détiennent le patrimoine, alors que les jeunes sont endettés ». Passons rapidement en revue quelques cas d’imposition dont profitent surtout les personnes âgées. x Plus-values immobilières Ecartons le cas des exploitations agricoles et forestières. Depuis 1990 est introduite l’imposition sans délai d’acquisition des plus-values sur immeubles. Leurs prix d’acquisition sont réévalués par application de coefficients de réévaluation. Le résultat issu des plus-values immobilières est imposé comme revenu extraordinaire, c’est-à-dire il est imposé à la moitié du taux global. Retenons que la résidence principale est assujettie à un régime spécial. x Pension complémentaire Lors de la constitution d’un régime complémentaire de pension (selon la loi du 8 juin 1999), les cotisations affectées à un plan de financement ont fait l’objet d’une imposition (au taux de 20%) au moment de leur versement. Ces pensions complémentaires sont alors intégralement exemptées d’impôt lorsqu’elles sont servies. Dans le cadre des pensions complémentaires retenons que les rentes versées en vertu d’un contrat prévoyance-vieillissement (rente constituée à titre individuel selon l’article 111bis LIR) sont imposables pour moitié de leur montant. x Imposition des intérêts La loi du 23 décembre 2005 introduit une retenue à la source libératoire de 10% sur certains produits de l’épargne mobilière. La même loi abolit l’impôt sur la fortune dans le chef des personnes physiques. 3 Mathieu Pigasse (directeur général de Lazard France), Révolutions, Paris, 2012, p. 170. 33 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux x Imposition des dividendes Les dividendes touchés de la part des sociétés de 1 capitaux résidentes pleinement imposables bénéficient dans le chef des contribuables d’une exemption de 50% avant d’entrer dans le total des revenus nets imposables d’après le barème de l’impôt sur le revenu. Remarquons encore que ces dividendes subissent une retenue à la source de 15% du montant brut, retenue imputable sur le total de l’impôt. x Les plus-values mobilières Toute vente de titres (actions, obligations, etc.), endéans les six mois de leur acquisition, est considérée comme spéculative et un éventuel gain est imposé de ce fait. Au-delà de la durée de détention de 2 six mois, cette vente ne donne pas lieu à imposition . Certains organismes de placement collectif fiscalement non transparents tirent parti de la non imposition des plus-values mobilières au-delà de ce délai de six mois pour incorporer leurs bénéfices dans la valeur de l’actif net et renoncer ainsi au paiement de dividende (type Sicav-capitalisation). Le gain en capital réalisé lors de la vente – plus de six mois après l’acquisition – des parts ou actions ne constitue actuellement pas un revenu imposable. *** Notons d’emblée que le niveau d’imposition du travail est à un niveau moyen au Luxembourg. Au Luxembourg le taux d’accroissement maximal de l’impôt sur le revenu est de 56% en 1987, de 50%, en 1991, de 42% en 2001 et de 38% en 2002. A partir de 2011 la tendance s’inverse : 39% à partir de 2011 et 40% à partir de 2013. Pour 2014 la tranche d’entrée de 8% s’applique aux revenus annuels se situant entre 11 265 et 13 173 euros. Les trois dernières tranches se présentent comme suit : 38% pour la tranche de revenu comprise entre 39 885 et 41 793 euros, 39% pour la tranche de revenu comprise entre 41 793 et 100 000 euros, 40% pour la tranche de revenu dépassant 100 000 euros. S’y ajoute une contribution destinée au fonds pour 1 Quant aux sociétés non résidentes il est renvoyé aux dispositions de l’article 115 LIR pour connaître le champ d’application de la mesure d’exemption de 50%. 2 Exception : réalisation de titres provenant d’une participation importante au sens des articles 100 et 101 LIR. 34 l’emploi de 7% ou éventuellement de 9% (maximum) calculée sur l’impôt dû. Voilà qui gonfle l’imposition réelle. Les revenus de placement offrent des perspectives plus favorables comme nous l’avons vu précédemment : par exemple retenue à la source libératoire de 10%, exonération d’imposition des revenus provenant d’une Sicav-capitalisation. Or, ce sont le plus souvent des personnes âgées qui touchent des revenus de placement. Les jeunes ménages, par contre, peinent à rembourser leur emprunt-logement. Cette configuration se dégrade encore dès que les cotisations sociales s’ajoutent à la fiscalité. Présentons un exemple de la sécurité sociale en faveur des vieux et contre les jeunes. A cet effet considérons l’assurance dépendance ; cette nouvelle branche de la 3 sécurité sociale est introduite par la loi du 19 juin 1998. Cette assurance, obligatoire, « crée un droit inconditionnel aux prestations, c’est-à-dire sans 4 examen des ressources des personnes dépendantes ». Considérons la définition de la dépendance : « Est considéré comme dépendance, l’état d’une personne, qui par suite d’une maladie physique, mentale ou psychique ou d’une déficience de même nature a un besoin important et régulier d’assistance d’une tierce personne pour les actes essentiels de la vie ». Deux remarques s’y rattachent. 5 Ce texte n’exclut pas expressément les enfants. La loi du 23 décembre 2005 note que pour les enfants de huit ans accomplis, « la détermination de l’état de dépendance se fait en fonction du besoin supplémentaire d’assistance d’une tierce personne par rapport à un enfant du même âge sain de corps et d’esprit ». Aucune restriction n’existe à l’égard de la population âgée dépendante. 6 A l’autre bout de la pyramide des âges, le règlement grand-ducal du 13 février 2009 introduit un dispositif, appelé « chèque-service accueil » en faveur des er enfants. Notons l’article 1 : « Dans le domaine de 3 Loi du 19 juin 1998 portant introduction d’une assurance dépendance, Mémorial 1998, p. 710-720. 4 Ministère de la Sécurité sociale – IGSS, Droit de la Sécurité sociale, Luxembourg, 2013, p. 197. 5 Loi du 23 décembre 2005 modifiant des dispositions du Code des assurances sociales, de la loi du 25 juillet 2005 et de la loi du 8 juin 1999, Mémorial 2005, p. 3370. 6 Règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le « chèque-service accueil », Mémorial, p. 375-381. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l’accueil éducatif extrascolaire, il est institué un dispositif de gratuité partielle et de participation financière parentale réduite favorisant l’accès des bénéficiaires à des prestations éducatives professionnelles ». Par la suite – crise économique oblige – cette gratuité est encore réduite par une 1 disposition de 2012. 2 Selon le docteur Sauveur Boukris « vieillir coûte cher » ; les actifs, par leurs cotisations, contribuent à financer ces dépenses. 1.3.1.4 Conclusion d’étape Nous avons vu la baisse du taux d’imposition des revenus jusqu’en 2010. Ce mouvement de baisse correspond à une redistribution des revenus des « pauvres » vers les gens aisés en général et à une redistribution des jeunes vers les vieux en particulier. Cette configuration est encore amplifiée par l’absence d’imposition sur la fortune (des personnes physiques) depuis 2006. La TVA joue un rôle analogue : augmenter la TVA c’est viser la consommation, donc les ménages à revenus faibles dotés d’une faible propension à épargner. De nouveau on peut parler de « transferts » des jeunes vers les vieux. Retenons que le taux de TVA au Luxembourg est toujours peu élevé, au moins dans la comparaison internationale : 15% depuis le début de 1992. Une augmentation de la TVA est prévue. Sur le plan sociétal, on peut se demander s’il y a une 3 « préférence pour les vieux ». Voilà qui favorise une « dérive conservatrice ». L’adaptation de la structure du tarif de l’impôt sur le revenu notamment à la variation de l’indice pondéré des prix de la consommation entraîne un effet inégal en fonction de la structure par âge des contribuables. Les jeunes ménages en ont un besoin urgent (endettement logement), contrairement à la tranche d’âge 55 à 65 ans (emprunt logement largement remboursé). 4 Ecoutons le sociologue Serge Guérin , spécialiste du vieillissement : « Une société des seniors équilibrée et viable doit favoriser la création d’un système collectif 1 Règlement grand-ducal du 21 juillet 2012 portant modification du règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le « chèque-service accueil ». 2 Dr. Sauveur Boukris, Demain, vieux, pauvres et malades ! Comment échapper au crash sanitaire et social, Paris, 2014, p. 146. 3 4 Mathieu Pigasse, op. cit. p. 174. Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 153. Cahier économique 119 permettant de prendre en charge les conséquences de la perte d’autonomie chez les plus âgées ». Au Luxembourg s’est chose faite avec l’introduction de l’assurance dépendance. Pour assurer son financement la contribution dépendance peut être augmentée. Elle 5 passe de 1% sur divers revenus à 1,4% à partir de 6 2007 . A l’autre bout de la pyramide des âges, il n’y a pas de gratuité, au contraire, la charge des parents est aggravée (cf. « chèque-service accueil »). Au Luxembourg, il n’y a pas (encore) de « parti des seniors ». D’ailleurs, les partis à but déterminé ont peu d’avenir : par exemple parti représentant les enrôlés 7 de force. Le Conseil économique et social, un organisme consultatif, rapproche les deux ailes de la population active : salariat et patronat. Serait-il possible de créer un organisme représentant la population par la structure par âge ? Difficile à imaginer. Notons la boutade d’Olivier Pastré et Jean-Marc 8 Sylvestre : « Cessons donc de penser en priorité aux relativement riches sexagénaires dépressifs pour nous intéresser un peu plus aux trentenaires fauchés comme les blés mais porteurs de plein de rêves ». *** Terminons par quelques remarques. x La longévité a une influence sur le mariage. 9 D’abord, considérons l’espérance de vie . Un homme qui se marie à 30 ans a une espérance de vie de 35 ans en 1910. Cent ans plus tard cette espérance de vie à 30 ans a grimpé à 48,5 ans. e Ensuite, vers le début du 20 siècle la dissolution du 10 mariage se fait par la mortalité . Ainsi, en 1901/02 les 5 Revenus professionnels, revenus de remplacement, revenus sur le patrimoine. 6 Loi du 22 décembre 2006 promouvant le maintien dans l’emploi et définissant des mesures spéciales en matière de sécurité sociale et de politique de l’environnement, Mémorial 2006, p. 4721, art. 33, 2°. 7 Gérard Trausch, Le Conseil économique et social et la société luxembourgeoise, Luxembourg, 2006, 153 pages. 8 O. Pastré (université Paris VII) et J.-M. Sylvestre (journaliste et éditorialiste), Tout va bien (ou presque) – La preuve en 18 leçons, Paris, 2013, p. 187. 9 Selon les tables de mortalité du cahier économique n°88. 10 Publications de la Commission permanente de statistique, Mouvement de la population dans le Grand-Duché de Luxembourg pendant les années 1891 à 1902, Luxembourg, 1904, fascicule 6, p. 111. 35 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Ͳ mariages d’une durée de 20 à 45 ans dissous par la mort d’un partenaire, représentent 55% de l’ensemble des cas de dissolution du mariage. 1 Les services de statistique de l’époque fournissent une indication inédite : « on compte 4,74 nouveaux mariages sur 100 mariages existants, alors que, sur le même nombre d’existants, il y en a 3,10 de dissous par la mort ». Voilà qui met en évidence le poids de la mort dans la séparation des mariages. En 2010 le nombre des mariages est de 1 749 unités, face à 1 083 divorces. Toutes les séparations ne sont 2 pas retenues, car la cohabitation et le partenariat n’apparaissent pas dans les statistiques, donc pas non plus leur dissolution. L’allongement de la durée de vie a un impact sur les structures sociales, le point suivant confirme cette situation. x La transmission du patrimoine d’une génération à la suivante est bouleversée par la longévité. Admettons deux générations : un homme de 30 ans et son père de 60 ans en 1901 (s’il a survécu jusque-là). 3 4 Selon la table de mortalité de 1901 la proportion des hommes de 30 ans dont le père est décédé à 60 ans est de 0,4. Donc à cette époque 4 hommes sur 10 en moyenne héritent à 30 ans de leur père. Selon la table de mortalité de 1995 c’est un homme sur 10 qui hérite à 30 ans de son père. x Reprenons le tableau 1.4 (espérance de vie à 60 ans). En cent ans – de 1910 à 2010 – l’espérance de vie à 60 ans passe de 13,6 ans à 21,3 ans (augmentation de 7,7 ans) pour le sexe masculin et de 14,4 ans à 25,2 ans (augmentation de 10,8 ans) pour le sexe féminin. Deux facettes se présentent. Cette augmentation de l’espérance de vie à 60 ans est une bonne chose : une vie après le travail. Toutefois, cette longévité croissante au-delà de 60 ans doit être financée. Pour cela ne faut-il pas lier l’âge de départ à la retraite aux gains d’espérance de vie à 60 ans ? En règle générale deux solutions s’offrent. Ͳ 1 Loi du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains partenariats, Mémorial 2004, p. 2020-2038. 3 Albert Jacquard, 1993, op. cit. p. 43. 4 Tables de mortalité du cahier économique n° 88. 36 x Le psychogériatre Olivier de Ladoucette relève les bienfaits du travail, aux âges élevés, sur la santé des personnes âgées : « travailler plus pour vieillir moins ». Selon cet auteur le risque de survenue de la maladie d’Alzheimer diminuerait. 5 x Revenons à la structure par âge de la population (cf. tableau 1.3), car le vieillissement de la population est en fait une modification de cette structure. En une cinquantaine d’années la part de la population de 65 ans et plus passe de 10,8% en 1960 à 14,0 % en 2011. En valeur absolue cette population a plus que doublé : passage de 33 958 personnes à 71 742. Le lecteur conçoit aisément qu’une telle évolution, surtout si elle continue, peut avoir un impact sur le financement des retraites. x Le coefficient de charge (nombre moyen de pensions par 100 assurés cotisants) baisse de 1997 jusqu’à 2008 : de 48,4 à 38,6, puis il y a hausse : de 39,3 en 2009 à 40,1 en 2011. La situation « reflète toujours la bonne santé financière (niveau relatif de la réserve) actuelle du régime général ». 6 Le nombre de cotisants est lié à l’évolution économique. Or, celle-ci est négative ou stagnante depuis quelques années. Le nombre des plus de 75 ans explose, le chômage s’étend. Une réforme du régime de retraite devient inéluctable dans le sens qu’il faut le préserver et non l’abîmer. Il importe de procéder à une réforme avant que la situation devienne catastrophique comme en France. Ce qu’il faut absolument éviter, c’est financer notre protection sociale par l’endettement, car c’est risquer de la mettre à la merci des marchés financiers. x Observons maintenant les taux d’activité. Ceuxci ont augmenté entre 1981 et 2001 (cf. tableau 1.6). Une solution monétaire : augmentation des contributions obligatoires à l’assurance pension. Ibid. p. 107. 2 Une solution non monétaire : une hausse de l’âge d’entrée en retraite et/ou une hausse des années de contributions. 5 Olivier de Ladoucette (université Paris-V), Travailler plus pour vieillir moins, in : Le Figaro du 19.09.2013. 6 Ministère de la sécurité sociale – IGSS, Rapport général sur la sécurité sociale 2011, Luxembourg, 2012, p. 202 ; y comprise la citation. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux personnelle, les origines et le caractère ». « Le plus urgent consiste à augmenter le taux d’emploi des 7 seniors ». Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et 1981 2001 1991 1981 189 700 164 700 151 700 282 100 263 200 247 600 67,3% 62,6% 61,3% Population active de 15 à 64 ans ayant un emploi (D) 183 800 161 400 148 600 Taux d’emploi (E = D/B) Population au chômage (F) Population active totale (G) Taux de chômage (H = E/G) 65,2% 5 800 191 200 3,1% 61,3% 3 300 165 300 2,0% 60,0% 3 100 153 800 2,0% Population active de 15 à 64 ans (A) Population totale de 15 à 64 ans (B) Taux d’activité (C = A/B) 1 Les indications du tableau sont plutôt au beau fixe, sauf le chômage (déjà). Un paradoxe peut être observé : taux d’activités/d’emploi et taux de chômage augmentent en même temps. 2 Au cours de la période 2001 à 2011 le paradoxe a disparu : la part des hommes en activité professionnelle baisse de 52,2% à 48,3% (baisse de 7,5%). Par contre, la part des femmes en activité professionnelle est en hausse : de 35,7% à 38,2% 3 (hausse de 7,1%). Le chômage s’étend . En 2001 il est de 2,4% et de 3,5% au sens large (sont comprises dans ce taux « les personnes occupées dans des mises au travail ou dans des mesures de formation »). En 4 2010 le chômage est de 4,4% (5,2% l’année précédente), mais le chômage élargi est de 9,1% (face à une moyenne européenne de 13,6%). x Des personnes (très) âgées ont toujours vécu, ce qui fait problème c’est leur nombre. « Il suffit de préciser que d’ici 2040, la proportion des plus de 75 ans va tripler. Celle des plus de 85 ans va 5 6 quadrupler ». Toujours selon le même auteur : « les seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir avec leurs ainés. Non seulement on vit plus longtemps qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup moins vite. Les seniors ne sont ni moins modernes ni moins ouverts que les jeunes. Ce n’est pas l’âge qui détermine notre rapport au monde, mais l’histoire x 8 Ecoutons la conclusion d’un magistrat français : « Le système de retraite reste un sujet de débat conflictuel en France. Nous ne sommes pourtant pas au bout des réformes, ce qui annonce d’autres tensions, d’autres conflits dans l’avenir ». Réformer le régime des retraites, ce n’est pas le démanteler, mais assurer sa pérennité et garantir son financement. 1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes 1.3.2.1 L’emploi 1.3.2.1.1 Notion d’emploi Le point de départ est l’emploi intérieur (selon le système européen des comptes de 1995 – SEC 95). Il comprend les personnes travaillant au Luxembourg quelque soit leur lieu de résidence (au Luxembourg ou non). Les frontaliers résidant à l’étranger, mais travaillant au Grand-Duché en font partie ; on parle de frontaliers entrants. Deux groupes de personnes n’en font pas partie : les personnes résidant sur le territoire luxembourgeois et travaillant à l’étranger (frontaliers sortants), les agents des institutions internationales. Dans le cas de ces institutions internationales le territoire géographique n’est pas considéré, mais le territoire économique : les agents internationaux travaillant au Luxembourg sont assimilés à des frontaliers sortants. On peut écrire : Emploi national = emploi intérieur – (frontaliers entrants – frontaliers sortants). Selon la différence frontaliers entrants – frontaliers sortants = frontaliers nets on a encore : Emploi national = emploi intérieur – frontaliers nets Appliquons cette relation à l’année 2011 (en milliers) : 1 La société luxembourgeoise à travers le recensement de 2001, Fiches thématiques, Luxembourg (STATEC), 2003, p. 57. Travail coordonné par Fernand Fehlen. 2 Recensement de la population 2011, Premiers résultats, n° 7, déc. 2012. Rédaction de A. Heinz, F. Peltier et G. Thill. 3 Note de conjoncture 2 – 2002, p. 30, y comprise la citation. 4 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 112, p. 49, p. 57. 5 Serge Guérin, L’invention des seniors, Paris, 2007 (2002), p .19. 6 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, op. cit. p. 196. Cahier économique 119 368,4 – (155,2 – 11,4) = 224,6 L’emploi intérieur se compose à 94,2% de salariés. Notons encore la définition de l’emploi selon le 7 Mathilde Lemoine, La croissance face au vieillissement, in : Problèmes économiques n°3065, avril 2013, p. 60. 8 Bertrand Fragonard, Vive la protection sociale, Paris, 2012, p. 233. 37 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Bureau international du travail : « une personne est en emploi si, au cours d’une semaine de référence, elle a effectué un travail rémunéré pendant au moins une heure ». augmentation depuis 2003. Seuls six pays de l’UE-27 ont un taux inférieur à celui du Luxembourg. Il s’agit d’un problème structurel qui frappe de nombreux pays européens. Retenons d’emblée une précision sur le chômage de la 1 part de Serge Allegrezza , directeur du STATEC : « Le chômage est souvent considéré comme un stock, comme un groupe permanent de personnes stigmatisées par leur inactivité. Or cette manière de voir est trompeuse : le chômage est un solde d’un flux d’entrée et de sortie de demandeurs d’emploi, c’est un changement d’état. Il en va aussi de la fluidité du marché du travail. C’est la durée et la vitesse, avec laquelle un individu retrouve un emploi, qui sont décisives plutôt que le taux de chômage à un moment donné, quelle que soit la définition retenue. La transition entre les états – l’emploi, le chômage et l’inactivité – est le critère décisif qui devrait interpeller les décideurs politiques ». « La part du temps partiel est désormais plus élevée parmi les autochtones que parmi les étrangers au Luxembourg ». … « La famille, principale raison invoquée pour le travail à temps partiel au Luxembourg ». Notons que « le travail à temps partiel involontaire semble peu répandu au Grand-Duché ». Les contrats à durée déterminée (travail temporaire) restent peu étendus au Luxembourg, bien qu’une tendance à augmenter soit apparue. 1.3.2.1.2 Emploi et jeunes Déterminons brièvement la situation du marché du 2 travail. Selon le STATEC « la croissance de l’emploi intérieur au Luxembourg reste positive et supérieure à celle de l’UE en moyenne ». Et encore : « La croissance de l’emploi frontalier au Luxembourg recule très fortement suite à la récente crise économique ». Toujours selon le STATEC : « près du quart de l’augmentation de l’emploi dans la Grande-Région est imputable au Grand-Duché, alors que sa part dans l’emploi total dans la Grande-Région n’était que de 5,1% en 1995 ». Enfin, « en tendance, le taux d’emploi est en augmentation ce qui est dû largement à l’augmentation du taux d’emploi féminin ». Considérons l’emploi selon les classes d’âge. Le STATEC « constate que l’augmentation du taux d’emploi concerne toutes les classes d’âge, mis à part les jeunes de 20 à 24 ans (taux d’emploi en baisse) et de 25-29 ans (taux d’emploi stable). Dans la classe d’âge des 20 à 24 ans le taux passe de 46,6% en 2003 à 35,1% en 2011, ce qui est dû largement au fait que la proportion des jeunes en éducation ou en formation a augmenté ». Le taux d’emploi des 55 à 64 ans, élevé dans les pays nordiques, est faible au Luxembourg, malgré une 1 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 6. 2 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114, Luxembourg (STATEC), 2012, p. 22-45. 38 Enfin, les taux d’emploi sont relativement faibles au début et vers la fin de la vie active. 1.3.2.2 Le chômage 1.3.2.2.1 Notion de chômage Le chômage exprime le déséquilibre entre le nombre de personnes qui aspirent à travailler (offre de travail) et le nombre de postes qui leur sont offerts (demande 3 de travail). Selon le STATEC « le taux de chômage est défini comme étant le rapport entre le nombre de chômeurs et la population active. La population active se définit comme l’ensemble des personnes en âge de travailler qui sont disponibles sur le marché du travail, qu’elles aient un emploi ou qu’elles soient au chômage ». « La définition du concept chômage est intimement liée aux sources utilisées pour le mesurer » : deux concepts du chômage entrent en jeu. Selon le premier concept le chômage est mesuré d’après les enquêtes sur les forces du travail (EFT). Dans ce cas le « nombre de chômeurs correspond au nombre de personnes qui ont répondu d’une certaine manière à un questionnaire ». Précisons que cette mesure du chômage est conforme à la définition recommandée par le Bureau international du travail (BIT). Pour être classé chômeur, il faut être sans emploi, disponible pour prendre un emploi et être activement à la recherche d’un travail. Selon le second concept sont chômeurs ceux qui sont inscrits auprès de l’Administration de l’emploi (ADEM). Celle-ci s’appuie sur la notion de demandeur d’emploi résident. Dans ce cas-ci il s’agit de toute personne 3 Cahier économique n° 114, op.cit. p. 53 et p. 54, pour les quelques citations. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux « sans emploi, résidante sur le territoire national, disponible pour le marché du travail, à la recherche d’un emploi approprié, non-affectée à une mesure pour l’emploi, indemnisée ou non indemnisée, ayant respecté les obligations de suivi de l’ADEM ». 1 Le tableau 1.7 indique quelques taux de chômage selon les deux concepts. Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon l’ADEM Chômage en % selon Année 2009 2010 2011 2012 BIT 5,2 4,4 4,9 5,1 ADEM 5,4 5,8 5,7 6,1 Comment expliquer les deux (légères) baisses du taux de chômage, l’une de 2009 à 2010, pour le taux BIT, l’autre de 2010 à 2011, pour le taux ADEM ? En règle générale toute augmentation substantielle du taux d’emploi fait baisser le taux de chômage. Tel n’est guère le cas ici : Ainsi, le taux d’emploi entre 2009 et 2010 passe de 70,4% en 2009 à 70,6% en 2010, mais baisse à 70,1% l’année suivante. Cette progression semble trop faible pour influencer le taux de chômage. Une explication moins encourageante est probable ; des gens, découragés dans leur recherche de travail, se sont retirés et reviennent gonfler le taux d’inactivité. Ci-après nous utilisons le taux de chômage selon le BIT, car il assure seul la comparabilité dans l’Union européenne. 1.3.2.2.2 Chômage et jeunes 2 En 2012 le taux de chômage officiel est de 6,1% selon l’ADEM ; il est de 5,1% selon l’EFT. La différence entre les deux est liée aux sources des deux calculs. « Ainsi, toutes les personnes inscrites à l’ADEM ne correspondent pas aux critères internationaux du BIT mais à l’inverse, toutes les personnes correspondant aux critères internationaux du BIT ne sont pas inscrites à l’ADEM ». Et encore, « seulement 64,9% des personnes sans emploi déclarant être inscrites à l’ADEM correspondent simultanément à tous les critères du BIT et sont donc comptées comme chômeurs dans les statistiques internationales. De ce fait, il n’est guère surprenant que le taux de chômage officiel (celui de l’ADEM) soit supérieur au taux de chômage Eurostat (BIT ou EFT), qui exclut les chômeurs découragés (non activement à la recherche) et/ou non disponibles ». Quel est le chômage en fonction de l’âge ? En 2010 le taux de chômage en général est de 4,4% et le Luxembourg se place en première position en Europe (UE-27), où la moyenne est de 9,7%. La position du Luxembourg est beaucoup moins favorable quant au taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans : notre e pays occupe la 7 place avec un taux de 16,8%, face à 21,3% en moyenne dans l’UE-27. Par contre, le taux de chômage des 25 à 64 ans est relativement modéré : 3,8% (toujours en 2010). Le chômage touche différemment les résidents selon la nationalité : le taux des travailleurs nés au Luxembourg reste limité (3,4%), mais il passe à 5,2% pour les ressortissants de l’UE-27. Le taux des ressortissants hors UE-27 monte à 12,1%. Le taux de chômage de longue durée, encore modeste au début des années 2000 (autour de 0,5%), a grimpé à 2,5% en 2010. Il n’est pas étonnant que les dépenses en faveur de la politique d’emploi augmentent constamment : 353 millions d’euros en 2008, 491 millions en 2009 et 514 millions en 2010. Une conclusion d’étape s’impose. La situation du pays est telle que deux séries de taux doivent être dressées. Plutôt favorable dans l’UE-27 notre position ne cesse de se dégrader et ceci à une vitesse effrayante. Les jeunes sont particulièrement touchés par le chômage. Le coût de la lutte contre le chômage va croissant. 3 Selon des indications statistiques récentes, sur l’évolution du chômage des jeunes, la situation n’est pas aussi dramatique, car un biais statistique a joué. « … le simple fait de la diminution de la part de la population active dans le total de la classe d’âge a conduit à une augmentation spectaculaire du taux de chômage, alors que la part des chômeurs dans la population des jeunes n’a en réalité que peu évolué : 4,1% en 1983 ; 5,1% en 2012. Ce phénomène ne se retrouve pas pour les classes d’âge plus élevées et est propre au chômage des jeunes. 1 Ibid. p. 53-54 ; Note de conjoncture 1-2013, p. 75. Les données proviennent de : cahier économique n° 114, p. 5366 et cahier économique n° 112, p. 47-51 ; Note de conjoncture 1-2013, p.75 et suivantes. EFT signifie enquête sur les forces du travail. 2 Cahier économique 119 3 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116, op. cit. p. 191. 39 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux En d’autres mots : La principale raison de l’explosion du taux de chômage des jeunes est l’augmentation des jeunes faisant des études, alors que l’augmentation du nombre de jeunes au chômage y est pour beaucoup moins ». 1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au Luxembourg Depuis le tout début de son industrialisation le Luxembourg a été confronté à quatre crises économiques majeures, de portée et aux conséquences différentes, notamment en matière de chômage : 1873/78, la grande crise de 1929, le déclin de la sidérurgie (1974/75-1985), la crise économique qui a commencé en 2007 et qui semble interminable. La crise de 1873-1879 Cette crise prend son départ dans les deux grands pays – les Etats-Unis et l’Allemagne impériale – fraîchement entrés dans le processus industriel. Rappelons qu’elle est une crise de surproduction, accompagnée d’aspects financiers non négligeables (par exemple baisse boursière). La crise est favorisée en Allemagne par cinq milliards de francs de réparations payés par la France (cf. guerre francoprussienne de 1870). Cette grande dépression 1 s’exprime surtout par une « grande déflation » ; elle n’a pas le caractère d’un recul de long terme de la production. Retenons que cette crise marque une 2 rupture internationale que Jean-Pierre Rioux a bien formulée. « La révolution industrielle a triomphé. Centrée sur la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la France et l’Allemagne, elle leur permet de dominer le monde. Le grand problème de l’avenir n’est plus produire, mais vendre et se partager les marchés : l’âge libéral cède la place. Désormais, après 1873, aucune révolution industrielle nationale ne se fera sans que les quatre puissances n’interviennent – favorablement ou non, peu importe – dans son démarrage et sa croissance. Les processus d’industrialisation naturels ne jouent plus aussi librement qu’avant, car les économies dominantes e veillent. Les déséquilibres économiques de notre XX siècle naissent sur ce moment de 1873 ». Dans ce contexte la puissance industrielle qui intervient quant à l’industrialisation au Luxembourg, c’est l’Allemagne du Zollverein. Cette intervention est évidemment 1 Hans-Ulich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, dritter Band – Von der Deutschen Doppelrevolution bis zum Beginn des Ersten Weltkrieges 1849-1914, Munich, 2e éd. 2006 (1995), p. 105. 2 Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle 1780-1880, Paris, 1989, p. 148-149. 40 favorable, mais n’est nullement exempte de contraintes (par exemple dépendance vis-à-vis de cette union : Zulieferland). Quel est l’impact de la crise sur le Luxembourg ? Deux aspects interviennent. D’abord, l’aspect surproduction : « so trug die Krisis doch vor allem den typischen Charakter der 3 Überproduktion ». Une baisse de la production est 4 nécessaire. Aussi de 1873 à 1877 la production de fonte baisse de 256 449 tonnes à 215 388 tonnes. S’y ajoute un recul des prix. Ensuite, apparaît un effet ravageur pour le Luxembourg : le basculement de l’Allemagne vers le libre-échange. La concurrence anglaise est désastreuse. Ceci est d’autant plus grave que le Zollverein est entouré de barrières douanières. Le résultat final est brutal : 30 % à 40% des ouvriers de la sidérurgie sont flanqués dans le chômage, sans parler des baisses de salaire. La crise de 1929 Cette crise frappe le Luxembourg comme les pays 5 voisins, mais entre 1931 et 1935. Le tableau 1.8 indique les indemnités de chômage, leur poids par rapport aux recettes totales de l’Etat et le nombre des chômeurs (d’abord le minimum de chômeurs, puis le maximum au cours de l’année). Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935 Année 1930 1931 1932 1933 1934 1935 Recettes totales de Indemnité de l’Etat X1000 (2) chômage (1) 17 546 1 154 167 4 212 446 3 719 526 2 016 571 944 619 402 191 504 991 340 014 368 466 294 480 260 702 (1)/(2) X 1000 Nombre de chômeurs 0,04 0,23 1,24 1,01 0,68 0,36 1 – 76 84 – 1080 761 – 1727 455 – 2159 215 – 1202 46 – 708 A première vue l’impact de la crise tant sur le chômage que sur les finances de l’Etat semble limité. 3 M. Ungeheuer, Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen Eisenindustrie im XXten Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227. 4 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990, p. 216. 5 Statistiques économiques luxembourgeoises – Résumé rétrospectif, Luxembourg, 1949, p. 242 et cahier économique n° 108, p. 36. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux En fait, le Luxembourg a dévié les conséquences sur la population étrangère. Le chômage a évidemment frappé en priorité notre sidérurgie : la production de fonte a baissé de 8,8%, celle d’acier de 9,7%. A titre d’information retenons que la baisse de la production d’acier a été de 39,4% de 1974 à 1975. Considérons le recul du nombre 1 d’ouvriers dans la sidérurgie (avec minières) : le nombre d’ouvriers étrangers baisse de 54,1%, face à une diminution de 9,2% du nombre des ouvriers luxembourgeois, entre 1931 et 1935. Le Luxembourg a atténué les effets de la crise de 1929 par le renvoi d’ouvriers étrangers dans leur pays d’origine ; il s’agit surtout d’Italiens et d’Allemands. Deux facettes de la crise ont dominé. D’abord, cette crise est très grave sinon transnationale, car elle marque le déclin de notre sidérurgie, qui depuis l’industrialisation a fait le Luxembourg moderne. Enfin, les Gouvernements de l’époque ont remarquablement géré la crise, surtout si l’on tient compte de son caractère exceptionnel. 5 Selon Ph. Chalmin l‘année 1974 marque la fin des Trente glorieuses (ou fin de l’ère fordiste). Ce qui sauve le Luxembourg c’est la coïncidence de la quasi disparition de la sidérurgie et de l’émergence d’une place financière. Ainsi s’explique que tout au long des années 1970 le PIB ne baisse qu’une seule fois (de 1974 à 1975 : -4,3%). En fait l’expansion liée à la financiarisation de l’économie luxembourgeoise prolonge l’ère fordiste (voir plus loin sub 2.3.2.). La crise de 1974/75 à 1985 La crise de 2007 Cette crise économique est l’expression du recul (irréversible) de la sidérurgie. Parler de l’industrie au Luxembourg, c’est viser la sidérurgie, c’est dire son importance dans l’économie du pays. Notons une 2 unique indication statistique du recul de la sidérurgie luxembourgeoise : la part de la sidérurgie (minerais et métaux) dans la valeur ajoutée totale baisse de er 62,30% en 1970 à 32,17% en 1997. Entre le 1 3 janvier 1975 et le 31 décembre 1986 l’effectif de la sidérurgie au Luxembourg baisse de 86,4%. Cette transformation s’est déroulée sans trop de casse sociale : pas de chômage massif ni renvois secs de 4 salariés. Retenons trois mesures-phare sociales à l’époque : des travaux extraordinaires d’intérêt général créés en 1975 ; la division anti-crise (DAC) est constituée en 1977, par exemple 3 619 travailleurs sont inscrits à la DAC en 1981, 2 529 en 1983 ; la préretraite est instaurée fin 1977, ainsi entre 1979 et 1984 environ 500 à un peu plus de 600 départs annuels à la préretraite ont eu lieu. 6 La crise de 2008 a débuté aux Etats-Unis en 2007 par les fameuses subprimes ; elle s’est transformée en crise financière générale, puis en crise économique mondiale. Le sujet sera repris ultérieurement. Retenons ici l’aspect chômage, la pire calamité sociale que le Luxembourg a connue. Nous avons relevé quelques taux de chômage au Luxembourg. Considérons maintenant le taux de chômage élargi [1], basé sur la notion de force de 7 travail potentielle ; si en plus le sous-emploi intervient, on parle de taux de chômage élargi [2]. En 2011 le taux de chômage [1] est de 10,0% et le taux de chômage élargi [2] est de 11,5%. Comparons 8 brièvement aux pays voisins , en 2011. Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays (%) Pays BIT Élargi [1] Élargi [2] Allemagne Belgique France Luxembourg UE-27 5,9 7,2 9,3 5,1 9,6 8,5 10,4 11,7 10,0 13,7 13,0 11,2 15,6 11,5 17,0 1 Statistiques historiques, op. cit. p. 236. Arnaud Bourgain, Paolo Guarda et Patrice Pieretti, Dynamique de la croissance et spécialisation – Analyse en panel des branches industrielles, in : Cahiers Economiques de Bruxelles, n° 167, 3e trimestre 2000, p. 293. 2 3 L’économie industrielle au Luxembourg, 1966-1983, cahier économique n° 73, Luxembourg (STATEC), 1987, p. 190. 4 Pour une information rapide, voir cahier économique n° 113, p. 157. Cahier économique 119 5 Philippe Chalmin, Crises 1929, 1974, 2008 – Histoire et espérances, Paris, 2013, p. 25 et suivantes. 6 La crise de 2008 est plutôt appelée crise de 2007, année qui a marqué son point de départ, à l’image de la crise de 1929, qui n’a atteint le Luxembourg que dans les années 1930. 7 Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114, op. cit. p. 59-62. 8 Ibid. p. 63. 41 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Résumons quelques conséquences générales du chômage au Luxembourg. x Le taux de chômage élargi [2] fait doubler le chômage BIT. La position du Luxembourg en est sérieusement dégradée, au moins par rapport aux pays voisins. x Le niveau du chômage est croissant, même chose pour les dépenses y relatives. Ainsi, les seules 1 dépenses en faveur des politiques de l’emploi ont augmenté de 352 millions d’euros à 514 millions entre 2007 et 2010. emplois, alors qu’avec la Lorraine l’emploi de la Grande Région n’augmente que très peu, avec un plus de 5 000 emplois ». Cette évolution est liée aux années 2001 à 2010. x Le Luxembourg est une exception dans la Grande Région : l’emploi au Grand-Duché augmente de 36,4% entre 2000 et 2010, face à 7,3% dans la Grande Région. x La part de l’emploi frontalier passe de 26% en 1995 à 42% en 2008, puis se stabilise à ce niveau. 1.3.3 Garder la protection sociale x L’ampleur du chômage et la crise économique persistante mettent en danger, à la longue, la générosité de notre protection sociale. Retenons toutefois que l’ensemble des recettes fiscales et des cotisations sociales ont augmenté de 16,5%. La protection sociale repose – en approche résumée – sur trois piliers. x Le pilier scolaire : libre accès à l’école (du fondamental à l’université) et à la formation continue. x Le pilier santé : un système de santé publique au bénéfice de la population. x Le pilier mécanismes de redistribution : destiné à réduire les inégalités sociales. x Des quatre crises économiques – et partant du chômage – la dernière est la plus grave : une fin n’est pas encore en vue. x La technologie creuse l’écart entre salariés qualifiés et salariés non qualifiés ; ceux-ci sont davantage exposés au chômage. *** A titre d’information retenons quelques indications 2 statistiques récentes. x L’augmentation de la population est liée pour les ¾ à l’immigration. x « L’indicateur conjoncturel de fécondité du Luxembourg se situe dans la première moitié du peloton européen … mais assez loin de la tête ». x De la seconde moitié des années 1960 jusque vers le début des années 1970 les décès l’emportent sur les naissances. Mais dès la fin des années 1970 il y a renversement de tendance : le taux de variation naturelle de la population augmente jusqu’au milieu des années 1990, puis se stabilise. x « Avec la crise, l’emploi recule en Lorraine ; sans la Lorraine la Grande Région aurait gagné 25 000 1 Le résultat se déroule sur deux niveaux. Le niveau individuel et/ou familial : une certaine assurance contre les aléas de la vie, une meilleure intégration dans la société. Au niveau de la collectivité les trois piliers, par le canal d’une meilleure cohésion sociale, ont favorisé le processus de croissance. 3 Selon le STATEC « les transferts sociaux représentent en moyenne 25% du revenu brut des ménages ». La composition majeure de ces transferts est la suivante : pensions vieillesse pour 17% (du revenu brut) et 3% pour les prestations familiales. « Le poids des transferts sociaux dans le revenu brut des ménages passe de 56% chez les 10% des ménages les moins aisés à 10% chez les 10% des ménages les plus aisés ». Toujours selon le STATEC « le système luxembourgeois de prestations sociales est bien redistributif : en gros, les 30% des ménages les plus aisés payent pour les autres ». Notre protection sociale est menacée (le Luxembourg 4 n’est pas seul dans ce cas) par trois facteurs : la crise économique et le chômage, la montée probable des prélèvements obligatoires, la mondialisation. Cahier économique n° 114, p. 66. 2 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116, Luxembourg (STATEC), 2013, 314 pages. 42 3 4 Ibid. p. 251. Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 16 et suivantes. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux er 1 facteur perturbateur : la crise économique et le chômage Notre protection sociale, comme dans les pays voisins, est un système d’assurance sociale des salariés et de leur famille. Son financement est étroitement lié aux cotisations prélevées sur le travail. Le régime fonctionne à la condition que chacun ait un emploi. C’était le cas tout au long des Trente glorieuses : production croissante, recettes fiscales et cotisations sociales généreuses, absence de chômage. Ce qui met en péril la sécurité sociale c’est la crise économique avec son cortège de chômage, c’est bien connu. Nous sommes en présence de la plus grave crise depuis 1929. La durée de la crise génère deux effets. • Le recul de l’activité économique et bancaire 1 pèse sur les cotisations de la sécurité sociale : entre 1996 et 2010 la croissance annuelle de l’emploi domestique s’élève à 3,4% en moyenne ; en 2009 celle-ci tombe à 0,9%. De 2010 à 2011 le nombre moyen d’assurés augmente de 2,9%, face à une hausse de 3,4% du nombre de pensions. « A partir de 2009, la crise économique et la situation tendue sur le marché de l’emploi provoquent à nouveau un ralentissement spectaculaire des rentrées en cotisations et menacent sérieusement l’équilibre financier de la CNS » (Caisse Nationale de Santé). Le 2 fonds pour l’emploi (destiné, entre autres, aux indemnités de chômage) augmente de 65% de 2010 à 2011. Entre 2000 et 2010 le nombre de la population bénéficiaire de l’assurance dépendance a doublé et les dépenses pour cette assurance ont été multipliées par 3,7. La situation financière de la sécurité sociale est loin d’être catastrophique. La durée persistante de la crise peut toutefois changer la donne ; le renversement peut même intervenir brutalement. • Une conséquence de la dégradation sévère de l’activité économique est un ensemble de modifications liées à la société salariale. Rappelons que celle-ci est un produit de l’industrialisation, à son point culminant au cours de l’ère du fordisme. Une nouvelle évolution affaiblit la société des salariés : précarisation des statuts professionnels ; contrat à durée déterminée ; travail à temps partiel, des contrats commerciaux cachant une fausse indépendance ; etc. 1 Selon le Rapport général sur la sécurité sociale, 2012, op. cit. p. 16, p. 42, p. 187, p. 135, p. 147, p. 170 ; y comprise la citation. 2 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 146. Cahier économique 119 Les contrats de travail à temps indéterminé restent toujours la règle générale, mais les autres modèles existent bel et bien et gagnent du terrain si l’environnement économique reste morose, voire en régression. Le régime social est lié au travail, nous l’avons relevé : société salariale et protection sociale sont indissociables. Le grignotage permanent du travail met en cause cette société salariale et partant sa protection sociale. e 2 facteur perturbateur : la montée du coût de la protection sociale 3 La part des recettes et des dépenses de la protection sociale par rapport au PIB reste stable : en 2010 les recettes font 23,7%, en 2011 elles font 23,3% ; les dépenses s’élèvent à 21,8% en 2010 et en 2011. La participation de l’Etat au financement de la protection sociale (en %tage du budget) reste à un niveau élevé : 2007, 55% ; 2008, 59% ; 2009, 57% ; 2010, 55% ; 2011, 56%. e 3 facteur perturbateur : la mondialisation Qui dit mondialisation dit concurrence et ceci entre entreprises et entre pays. Le Luxembourg est un pays (très) ouvert sur l’extérieur, ce qui produit deux effets. • Cette ouverture tous azimuts réduit sensiblement sinon annule carrément l’effet d’incitation à la demande domestique. Une incitation (keynésienne) à consommer des produits du pays, peut au contraire favoriser (cf. concurrence) l’importation de marchandises. • La sécurité sociale, d’un coût élevé, est en grande partie fondée sur le travail (mais pas seulement, par exemple assurance dépendance). Les produits importés au Luxembourg supportent évidemment la TVA, mais ne contribuent pas à financer la protection sociale, car ces produits sont fabriqués en dehors du territoire luxembourgeois. Cette situation peut être atténuée si une partie des 4 charges sociales est transférée vers la TVA . Par exemple le Luxembourg augmente la TVA de deux points de pourcentage : le produit de cette hausse est destiné à financer la sécurité sociale. On parle, à tort ou à raison, de TVA sociale. Mais l’augmentation de 3 Rapport général sur la sécurité sociale 2010, p. 26 et 2011, p. 26, p. 38. 4 Cahier économique n° 108, p. 92. 43 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux TVA frappe de plein fouet les gens à petit revenu, les chômeurs, les précarisés. Par contre, ceux-ci profitent prioritairement de la sécurité sociale, dont ils sont les « consommateurs » en règle générale les plus assidus. Ainsi, le financement de la sécurité sociale pourrait être renforcé. 1 Une variante , liée à la TVA est parfois évoquée : un relèvement de la TVA et une baisse correspondante des cotisations côté employeurs pour faire redémarrer l’emploi. Malheureusement ce scénario est fragile, dans le sens que la réponse de l’emploi peut être faible, sinon nulle. En d’autres mots l’augmentation de la TVA reste acquise, mais l’emploi n’augmente pas nécessairement. La TVA est considérée comme un impôt « antisocial », c’est bien connu. Les ménages modestes consacrent, proportionnellement à leur revenu, davantage à la consommation que les ménages aisés, dont l’épargne 2 est plus élevée. Le STATEC a calculé que « la TVA représente en moyenne 5% du revenu brut des 10% des ménages les moins aisés contre seulement 2% du revenu des 10% des ménages les plus aisés ». 1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers Ce qui a fait la force du Luxembourg industriel c’est son esprit d’innovation, son goût du risque. Cette société est ouverte à la nouveauté ; elle a triomphé de l’ultra-conservatisme rural. Elle a permis l’instauration d’une protection sociale qui est toujours la nôtre. Il ne s’agit nullement de défaire la sécurité sociale, mais de cibler davantage ceux qui en ont besoin, de combattre pauvreté et précarité, d’écarter l’arrosoir social. « Le niveau élevé de protection sociale (…) traduit bien une préférence pour la sécurité ». • Un autre signe de la préférence pour la sécurité est l’épargne : celle qui ne finance pas la croissance est souvent préférée, car comportant moins de risque. « L’encours d’actions détenues par les ménages n’est ainsi que de 22% du PIB en Europe, contre 55% aux Etats-Unis et 60% au Canada ». • Le principe de précaution est un obstacle à la prise de risque économique. L’intensité atteinte par ce principe est la plus dense en Europe. « Le principe de précaution ne relève pas de l’action curative, il ne vise pas à réparer les conséquences d’un dommage qui s’est produit. Il ne relève pas non plus de l’action préventive, il ne vise pas à limiter les conséquences d’un dommage dont on sait qu’il peut se produire ou qu’il va se produire. Pas du tout ! Il consiste à prendre des mesures de précaution, c’est-à-dire interdire, limiter, empêcher, même si le risque n’est pas avéré, même si l’on n’est pas certain qu’il y ait même un risque. C’est le symbole même de l’aversion pour le risque. On n’est pas sûr que le risque existe, mais on va quand même le prévenir … ». Quatre critères généraux de risque illustrent la notion de risque. Le comble de l’interprétation stricte provient de la Cour de justice des communautés européennes en 1990 : « Un Etat doit prendre les mesures de précaution sans avoir à attendre que la réalité ou la gravité du risque soit démontrée … ». Voilà qui signifie qu’il n’est même pas nécessaire de démontrer la réalité d’un risque pour s’en protéger. C’est-là l’expression, surtout en Europe, d’une peur de l’avenir, du progrès ; c’est la montée du pessimisme. • Notre niveau élevé de la protection sociale est un signe global d’une certaine prédilection pour la sécurité. La participation de l’Etat au fonctionnement de la protection sociale, exprimé en pourcentage du budget des dépenses, s’élève à 46,2% de 1990 à 1994 et à 56,5% de 2007 à 2011. Sur cette lancée cette proportion atteindra les Ҁ vers la fin des années 2020. Quelle est la limite : 3/4, 4/5 ? • La peur du risque se manifeste encore par la faible mobilité du marché du travail dans le sens que le mouvement des salariés des secteurs en déclin vers les secteurs plus productifs est assez lent. Les syndicats préfèrent garder les salariés dans l’emploi présent le plus longtemps possible, au lieu d’aider au recyclage. Joue ici une certaine appréhension de la nouveauté. 1.3.4.1 Notion de risque 3 *** 1 Mireille Elbaum, Economie politique de la protection sociale, Paris, 2008, p. 404 et suivantes. 2 Cahier économique n° 116, op. cit. p. 250. 3 Mathieu Pigasse, Révolutions, Paris, 2012, p. 181 et suivantes ; avec les citations. 44 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Ecoutons une réponse possible au risque : « Les sociétés occidentales ont besoin, face aux risques collectifs, de bâtir un Etat-précaution, comme on dit e que s’était développé au XX siècle un Etatprovidence ». foncière, face aux « salariés soumis au régime du 5 travail commandé ». 1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé 6 « Chacun s’accorde sur le fait que le nouveau repère normatif qu’est le principe de précaution doit se traduire par de nouvelles obligations pour les agents qui créent des risques et pour ceux qui ont la responsabilité de les contrôler et de les prévenir. Il est cependant essentiel que ces obligations soient définies et organisées ex ante dans le cadre d’un Etatprécaution et non inventées par le juge de façon rétrospective au gré des contentieux … ». 1.3.4.2 Risque, rente et héritage 1.3.4.2.1 Première moitié du 19e siècle A cette époque la bourgeoisie dominante forme en fait une société de rente. Deux facteurs y ont 2 contribué. Le Code civil de 1804 a sacralisé la propriété foncière et assure sa transmission par 3 héritage. Le Régime néerlandais , par sa régression économique, a davantage valorisé cette propriété foncière. Rappelons que la rente est un revenu qui n’est pas le résultat d’un travail. Jusqu’à l’industrialisation cette bourgeoisie, loin de la grande bourgeoisie des pays voisins, ne peut guère vivre de sa rente sans travailler. On ne peut donc pas parler de rente « pure », dans le sens que les rentiers vivent de leur seule rente. Les rentiers ne sont pas rares au Grand-Duché. Ainsi, dans les Etats 4 provinciaux , entre 1815 et 1830, siègent 34% de propriétaires et/ou rentiers. Si on y ajoute les propriétaires-juges, on arrive à 44%. La Députation des Etats (exécutif) comprend 72% de propriétaires/rentiers. La bourgeoisie, de sa position dominante, est dans une situation générale de rente, liée à la propriété 1 O. Godard, Cl. Henry, P. Lagadec et E. Michel-Kerjan, Traité des nouveaux risques – Précaution, crise, assurance, Paris, 2002, p. 79, p. 179. 2 Cahier économique du STATEC n° 113, p. 11-34. 3 Ibid. p. 36-44. 4 P. Ruppert, Les Etats Provinciaux du Grand-Duché de Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. VII-XVI. Cahier économique 119 Une « nouvelle dynamique rentière » apparaît, non que la rente foncière ait disparu, la bourgeoisie s’appuie toujours sur la propriété foncière. Mais, de nouvelles rentes, détachées de la propriété foncière, sont liées à l’industrialisation. Deux catégories de rentes peuvent être distinguées. La rente en relation avec la qualité d’actionnaire de la nouvelle industrie sidérurgique. Souvent l’ancienne rente foncière s’ajoute à la nouvelle : la bourgeoisie ne dédaigne pas cette nouvelle opportunité. La seconde catégorie de rente est liée au statut de salarié-cadre de la sidérurgie ; par exemple dirigeants, ingénieurs. Ces salariés ont un double avantage : un salaire dépassant celui servi en général en dehors de la sidérurgie, le prestige conféré par l’industrie qui fait la richesse du pays et qui représente la modernité. 1.3.4.2.3 La société financière A la rente procurée par la lente accumulation réalisée par la propriété des moyens de production se substitue la rente financière. Il s’agit surtout de la pratique effrénée de titrisation qui mène à une formation rapide de fortune que la crise (cf. subprime) a pu défaire rapidement. C’est la rente de spéculation. A cela s’ajoute la rente immobilière. Le secteur financier a besoin à la fois de bureaux et de logements pour les employés de banque. Malgré la 7 crise ces établissements de crédit occupent 26 744 personnes (dont 20 426 étrangers) ; données liées à l’année 2011. Les rentes les plus juteuses proviennent du lotissement de terrains agricoles (prairies, champs, terrains vagues, …) en terrains à bâtir. A la différence des rentes financières, celles-ci ne sont ni volatiles ni exposées à la crise. Elles se transmettent par héritage, ce qui fixe dans la durée les situations de rente. Toutes proportions gardées, est-ce une résurrection de 5 Ahmed Henni, Le capitalisme de rente. De la société du travail industriel à la société des rentiers, Paris, 2002, p. 7. 6 L’expression est d’Ahmed Henni, op. cit. p. 8. 7 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 108. 45 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux la société des propriétaires d’avant la révolution industrielle ? *** Les Luxembourgeois semblent ballotés entre goût du risque et préférence pour des situations de rente : entre statu quo (rente) et changement (goût du risque). Nos gouvernements successifs prônent bien la modernisation et l’innovation économiques. Mais les réformes structurelles sont plutôt rares sinon inexistantes. La tripartite est tiraillée entre statu quo (salariat) et exigence de réduction des charges sociales (patronat). 1 Mathieu Pigasse décrit judicieusement l’antagonisme de fond entre risque et rente. « … derrière les notions de risque et de rente, il y a celles d’égalité et d’inégalité. Le risque est le meilleur moyen de lutter contre les inégalités, de redistribuer les cartes, de permettre à chacun de pouvoir corriger, d’ajuster sa vie, de donner sa chance à chacun. La rente, c’est-àdire l’aversion pour le risque, c’est au contraire le conservatisme, l’immobilisme, la volonté de ne pas changer ou de ne pas bouger les situations acquises, établies, de ne pas toucher aux privilèges. Le risque est mouvement, la rente est ordre ». « Pourquoi faut-il favoriser le risque et pénaliser la rente ? Précisément pour lutter contre les inégalités ». De nombreux Luxembourgeois en position inconfortable entre risque et rente, préfèrent le statu quo qui leur convient bien, car ils appréhendent une détérioration de leur situation économique et sociale. Prenons deux exemples. La prédilection pour le statu quo (situation de rente) en matière européenne est bien connue. Pour l’élève modèle européen, le oui médiocre (56%) lors du référendum de 2005, est un signe de prédilection pour le statu quo. En matière fiscale l’immobilier et les valeurs mobilières sont dans une structure de rente, en fait imposés plus favorablement que le travail. Pour terminer deux remarques. Première remarque. Les notions de rente et d’héritage impliquent la crise du travail, dans le sens qu’elles permettent de toucher des revenus ou d’acquérir des biens, sans travailler. 1 M. Pigasse, 2012, op cit. p. 186. 46 2 Seconde remarque. Quelques mots sur la transmission par héritage des petites et moyennes entreprises. Deux aspects sont à considérer : aspect moral, aspect économique. 3 Raymond Aron a relevé l’aspect moral. En général « l’inégalité du capital peut être atténuée théoriquement grâce aux droits prélevés par le fisc sur l’héritage ». Et en particulier : « … un système de concentration des fortunes comporte une certaine transmission de celle-ci et il est permis de penser que l’inégalité à supprimer n’est pas tant l’inégalité des revenus que l’inégalité au point de départ ». La transmission par héritage d’entreprises peut se faire par actionnariat familial ou/et par management familial. Le premier cas ne présente pas de difficultés. Dans le second cas le management peut ne pas être professionnel, ce qui peut poser problème. Ce qui est nécessaire, c’est « refaire des patrimoines un levier de croissance. Il faut accélérer leur ‘circulation’. Pour rebattre les cartes à chaque 4 génération ». Au Luxembourg, les héritages en ligne directe ne sont pas imposables. Nous avons vu que l’âge de l’héritage a augmenté (cf. 1.3.1.4.). Pour accélérer la circulation des patrimoines l’introduction d’une taxation des héritages en ligne directe est possible et en contrepartie la donation serait exempte de toute imposition. Voilà qui pourrait permettre aux jeunes générations de se lancer tôt dans l’achat d’une entreprise ou d’un logement. Les générations nées autour de 1935 à 1960 ont pleinement profité du fordisme et de l’émergence du secteur financier après le recul de la sidérurgie. Elles ont pu investir dans la propriété immobilière. Elles ne connaissent pas le chômage et bénéficient de leurs plus-values immobilières. Leur niveau de vie est appréciable. Mais, leurs enfants ne profitent pas de ce contexte économique ; au contraire, leur niveau de vie se détériore : chômage, précarité, coût élevé de l’immobilier, conditions de travail parfois déplorables, syndrome du burn-out, etc. Dans cette configuration les jeunes générations, victimes de la crise 2 Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers – la crise française du travail, Paris, 2007, p. 66 et suivantes. 3 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 828, p. 830. 4 J.-H. Lorenzi, A. Villemeur et H. Xuan, Le risque d’un retour à une société de rentiers, in : Le Monde du 30 avril 2013. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux économique, comptent sur leurs parents pour accéder à la propriété immobilière : par héritage, une aide pécuniaire, une garantie de prêt, etc. Peut-être peuton parler de « société d’héritiers ». Pour faire fortune vaut-il mieux hériter que travailler ? L’héritage reprend-il l’étendue qu’il a eue 1 au temps du Père Goriot ? Une chose semble confirmée, c’est le poids repris par l’héritage dans la transmission de la fortune. « abolition des impôts sur la succession serait un cadeau fait aux riches ». D’un autre côté « est-il normal, …, que celui qui a travaillé, épargné et conservé, ne puisse transmettre le bénéfice se son labeur comme il l’entend ? ». Le point de vue moral reste ambivalent : « l’aspect redistribution des richesses permet sans doute de militer en faveur des impôts sur la succession, mais la cellule familiale doit rester préservée ». 1.4 Conclusion Un dernier mot sur le principe de précaution. En France, il a été inscrit dans la Constitution en 2005. Heureusement, tel n’a pas été le cas au Luxembourg. Ce principe a comme finalité de protéger contre les risques de la technologie et des sciences, ce qui apparaît – mais seulement à première vue – comme une règle de bon sens. Cette logique peut, à la limite, se retourner contre l’innovation, car, par définition, celle-ci évolue dans un environnement incertain ; le risque nul n’existe pas. L’économie du Luxembourg, au vu de sa petite dimension, est obligé d’innover. 2 L’approche suivante peut être un guide : « notre souci devrait être de savoir si l’innovation engendre une situation moins problématique que celle qui l’a précédée ». *** 3 La sociologue Dominique Schnapper parle de rente en relation avec l’Etat providence. « Grâce à la redistribution des ressources, elle (la socialdémocratie) a intégré tous les salariés dans un continuum de droits et de devoirs en assurant la protection et la sécurité de ceux qui disposent d’un emploi direct (les salariés) ou indirect (les retraités, les chômeurs, la famille des salariés). Les salariés sont devenus titulaires d’une rente sur l’Etat ». 4 Selon le professeur Alain Steichen « le sort fiscal qu’il faudrait réserver à l’héritage n’est pas aisé à établir ». Deux positions s’affrontent. D’un côté toute 1 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, 1971. Préface de Félicien Marceau, notice et notes de Thierry Bodin. Balzac a rédigé cette œuvre en 1834. Voir aussi « Les héritiers sont de retour » dans Le Monde (Forum) du 30 août 2013 ; contributions des économistes Julie Clarini, Jean-Marc Daniel et François Chesnais. 2 Cécile Philippe (directrice de l’Institut économique Molinari), Pour une suppression du principe de précaution, in : Le Figaro (Débats) du 10 février 2014. Le système du régime de protection sociale fait partie de nos institutions et à ce titre mérite respect et préservation. Trois remarques s’y rattachent. • La société salariale a posé la question sociale e au Luxembourg dans la seconde moitié du 19 siècle. La réponse a été l’instauration progressive de la protection sociale. L’Etat y a joué un rôle central. Faire reculer l’Etat dans ce domaine peut être interprété comme une tentative de marchandisation de la protection sociale. • Réussite économique et protection sociale vont de paire et se complètent mutuellement. Il ne faut pas croire que la protection sociale soit liée au seul fordisme, dans une sorte de lien conjoncturel. La protection sociale assure la paix sociale, qui à son tour, assure la productivité du travail. Même si l’index ne porte pas complètement à cause de la crise, on peut écrire l’équation suivante : Index = paix sociale + productivité. Retenons brièvement le théorème d’Helmut Schmidt : il faut encourager l’offre, c’est-à-dire réduire les charges et les rigidités (par exemple sur le marché du travail) et la mécanique économique repart de nouveau (cf. « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain »). Ce mécanisme a fonctionné jusqu’au moment où la bourgeoisie/patronat a « investi » dans la spéculation financière (argent facile). Le résultat est connu : crise économique et baisse de l’activité industrielle. Incriminer le seul salariat, dans la baisse de la productivité, s’avère donc un peu court et passe à côté de la réalité. 3 Dominique Schnapper, L’esprit des lois, Paris, 2014, p. 43. Alain Steichen (Université du Luxembourg), La légitimité des droits de succession, in : Actes de la section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XI, 2008, p. 172. 4 Cahier économique 119 • Un important mouvement de l’individualisme vers le collectif s’est déroulé, non sans difficulté au Luxembourg. Le Code civil de 1804 a créé l’individu, ce 47 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux qui accorde tout le pouvoir économique au patronat. 1 La création de la protection sociale prépare « l’intégration de l’individu dans le collectif ». C’est le passage de la responsabilité individuelle à la responsabilité collective : le salarié jouit de « garanties minimales contre les risques de l’existence sociale ». 2 • Nicolas Schmit , ministre du travail, a pointé quelques problèmes liés à l’emploi : au Luxembourg le marché de l’emploi est « convalescent », situation au milieu de l’année 2014. Le renforcement du dialogue social est une priorité, d’où le projet de loi sur la réforme du dialogue social. L’Allemagne a une longueur d’avance dans ce domaine. La mobilité interne à l’entreprise doit être renforcée et les entreprises sont invitées à investir davantage dans leur personnel. 3 La flexibilité n’est pas forcément négative ; il faut tenir compte à la fois de l’intérêt des salariés et de la situation objective de l’entreprise. *** La population est souvent subdivisée en trois grands 4 groupes d’âge : enfance/jeunesse, âge adulte, e vieillesse (3 âge). Le deuxième âge est l’âge de l’activité professionnelle, donc de l’autonomie. Premier âge et troisième âge sont déconsidérés : le premier, e car il n’est pas encore autonome, le 3 âge, car il n’est plus autonome, puisque non actif. Après la Seconde guerre mondiale les premier et deuxième groupes deviennent plus visibles. « C’est 5 l’émergence de la figure juvénile dans l’espace public et le développement des politiques de jeunesse ». La presse a parlé parfois de « classes dangereuses » ; une minorité de « blousons noirs » a attiré l’attention. C’est le temps de la remise en cause des valeurs dites traditionnelles. Quant au troisième âge, le passage du vieillard vers le retraité signifie son émancipation rendue possible par un relèvement de son niveau de pension. S’y ajoute un accroissement de la longévité, permettant au troisième âge de se projeter dans l’avenir, de concevoir des projets d’activité. La vie hors de la vie active prend alors une nouvelle dimension. Entre 1960 et 2011 la part des jeunes de moins de 20 ans passe de 27,6% à 23,3% (de 87 041 personnes à 119 173). La proportion des plus de 65 ans passe de 10,8% à 14% (de 33 958 personnes à 71 742) : leur nombre a plus que doublé. Terminons par quatre remarques. • Des modifications se déroulent aux limites de l’âge adulte. Quant à la forme, on a : jeunes de 0 à 19 ans ; à l’autre bout de la pyramide des âges on a : 60 ans et plus, 65 ans et plus. A la limite inférieure des adultes des jeunes ont tendance à rester davantage dans le premier âge, qualifié par sa dépendance. Ainsi, crise et chômage gardent les jeunes plus longtemps auprès de leurs parents (coût du logement, loyer élevé). A la limite supérieure de la pyramide des âges le troisième âge est non seulement financièrement indépendant, mais il est devenu un groupe de « vieux » dont la retraite ne correspond plus à la fragilité et à la précarité d’antan. D’ailleurs, la vie plus longue a fait émerger le quatrième âge : à partir de 75 ans. 1 Pour les deux citations voir : Robert Castel, Le choix de l’Etat social, in : Philippe Auvergnon, Philippe Martin, Patrick Rozenblatt et Michèle Tallard, L’Etat à l’épreuve du social, Paris, 1998, p. 99100. 2 Dans une interview accordée à paperjam, juillet-août 2014, p. 59-60. 3 Voir dans le même numéro le dossier Un besoin de flexibilité, p. 100-104. 4 Vincent Caradec, Cécile Van de Velde, Etre jeune, être vieux dans la société française – Un bilan sociologique des évolutions depuis e l’après-guerre, Paris, 2011 (3 éd.), p. 43-64 ; bibliographie p. 64.68 ; y comprise la citation. 5 Voir par exemple : Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, e Paris, 2011, 5 édition, 250 pages. 48 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance Population de 75 ans et plus Population de 80 ans et plus Année Masc. Fém. total Masc. Fém. total 1960 1960 2011 2011 4 723 42,1 12 930 37,7 6 483 57,9 21 362 62,3 11 206 100 34 292 100 1 007 41,5 6 681 33,9 2 818 58,5 13 047 66,1 4 815 100 19 728 100 En 1960 il n’y a pas de centenaires, en 2011 ils sont 61 personnes (dont 48 femmes). • En cinquante ans il y a eu basculement autour du groupe central, l’âge des adultes : la part des jeunes diminue, celle des « vieux » augmente. Cela rappelle le mouvement de bascule autour du secteur secondaire : le primaire baisse, le tertiaire augmente (cf. tableau 1.1.). • Le groupe de l’âge adulte, c’est-à-dire le deuxième âge, contribue à financer la retraite du troisième âge. Vu la croissance des plus de 75 ans le 1 sociologue Louis Chauvel a suggéré une idée intéressante : faire contribuer le troisième âge à financer la retraite du quatrième âge « dans une logique de solidarité intergénérationnelle véritable ». Ainsi, une cotisation de 1% à 2% sur les revenus qui servent d’assiette au calcul de la contribution à l’assurance dépendance, semble être une piste utile. Ceci est d’autant plus justifié que le troisième âge, souvent bien situé financièrement, peut davantage profiter des niches fiscales. • Au Luxembourg le départ précoce à la retraite a été un instrument – entre autres – de la lutte contre la crise sidérurgique. Il est évidemment difficile de faire marche arrière, maintenant qu’il faut retenir le plus longtemps possible dans la vie active les personnes entre 60 et 65 ans. Retenons quelques précisions sur le chômage, le 2 paradoxe luxembourgeois et l’inflation, que le STATEC vient de publier. Le chômage a augmenté les dernières années : à peine supérieur à 2% au début des 1 Louis Chauvel, Qu’en est-il des rapports intergénérationnels en France ? Débat avec L. Chauvel et alii, in : Centre d’analyse stratégique, Paris, 2007 (Documentation française), p. 128. années 2000, le taux de chômage dépasse 7% à la fin de 2013. Ce qu’on appelle le paradoxe luxembourgeois est la coexistence entre la croissance du chômage et la croissance de l’emploi. L’inflation de la zone euro est inférieure à 1% depuis le dernier trimestre 2013. Au Luxembourg le taux d’inflation est de 0,8% en avril 2014. *** L’image sociale que le Luxembourg a gardée – à tort ou à raison – de sa société industrielle est celle d’une époque apaisée (surtout au temps du fordisme) : protection sociale généreuse, absence de chômage, salaires appropriés, etc. La financiarisation de notre économie a généré une modification du rapport au travail qui s’est considérablement détérioré (chômage, précarité, incertitude, …). Du temps de la sidérurgie une relation particulière a lié salariés et patronat de cette branche industrielle : la fidélité du salarié vis-à-vis de la société dans laquelle il travaille. Aujourd’hui ce lien s’est estompé. La mobilité des salariés est devenue importante, la précarité est en hausse. L’entreprise protectrice, voire même paternaliste, comme l’Arbed jadis, s’est raréfiée, sinon a disparu. Actuellement, l’entreprise, surtout financière mais pas seulement, se considère plutôt comme « un rassemblement provisoire de facteurs de production, taillant dans les effectifs quand le besoin s’en fait 3 sentir ». 4 • Mathieu Pigasse présente une vue quelque peu pessimiste sur le vieillissement. « Mais la préférence pour les vieux dépasse de loin les seuls sujets économiques et financiers. Elle explique l’usure du modèle européen, son manque de ressort, de 2 Note de conjoncture 1-2014 : La situation économique au Luxembourg – Evolution récente et perspectives, Luxembourg, 2014, 166 pages. Cahier économique 119 3 4 Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 163. M. Pigasse, op. cit. p. 174. 49 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux capacité de renouvellement et d’élan. Elle s’accompagne d’une dérive conservatrice ». 1 • Nicolas Cuzacq a posé une question pertinente. « Le système de retraite par répartition est fondé sur la solidarité entre actifs et inactifs. Mais où est-elle quand les actifs doivent payer des cotisations d’un montant substantiel pour financer des niveaux de retraite dont ils ne bénéficieront pas pour des raisons démographiques et économiques ». 2 • Le philosophe Jean-Luc Marion ne se fait guère d’illusions quant aux réformes. « Ces réformes sociétales, …, qu’elles soient de droite ou de gauche, ne visent qu’un objectif : transformer l’ensemble de la population en groupe de consommateurs homogène ». 1.5 Annexe : Lectures 1.5.1 Marché et démocratie Le marché a cela de commun avec la démocratie que son fonctionnement optimal suppose une parfaite égalité des acteurs. Tel n’est manifestement pas le cas dans la réalité : les hommes sont différents dans leur degré de richesse tant matérielle qu’intellectuelle ; ils sont plus ou moins libres. Le mot libéralisme implique cette notion de liberté et l’Etat doit en être le garant. Etre un homme libre dans la société actuelle, c’est avoir la capacité de ses choix individuels, c’est avoir la maîtrise de la compréhension du monde qui nous entoure. Les conditions minimales de la liberté passent donc par la correction par l’Etat des inégalités matérielles les plus fortes, par la protection de ceux qui restent au bord du chemin, par l’éducation du plus grand nombre. Rendre des hommes libres, en faire des citoyens, au sens de membres de la cité et d’acteurs de la scène économique devrait être l’objectif central de toute politique publique plutôt que de chercher à manipuler les termes du marché pour s’efforcer d’influencer la croissance ou l’emploi. C’est déjà un programme si ambitieux que bien rares sont les Etats pouvant se targuer de l’avoir totalement mis en œuvre. Philippe Chalmin (économiste/historien, Université Paris-Dauphine), Le marché – Eloges et réfutations, Paris, 2000, p. 46-47. 1 Nicolas Cuzacq (Université Paris-Est-Créteil), Pour un impôt de solidarité entre les générations, in : Le Monde du 30 avril 2013. 1.5.2 Classes d’âge et autonomie D’une part, à toutes les étapes de la vie, l’autonomie constitue un enjeu majeur pour les individus contemporains. C’est le cas dans la jeunesse, dont l’existence est marquée par la tension entre une norme d’autonomie croissante en termes relationnels et de choix de vie et des conditions d’indépendance plus difficiles à acquérir. C’est le cas également pour les personnes âgées lorsque les difficultés du grand âge les rendent davantage dépendantes d’autrui et les confrontent au défi du maintien de leur souveraineté sur leur existence et sur les décisions qui engagent leur avenir. Quant à l’âge « adulte », défini justement comme celui de l’autonomie, il est aussi marqué par des situations de dépendance financière ou physique qui entrent en tension avec la satisfaction de la norme d’autonomie. Au niveau sociétal, l’enjeu consiste à accompagner le déroulement de vies plus longues, dans lesquelles les périodes passées hors du marché du travail occupent une place accrue. Il s’agit donc d’organiser la prise en charge de ces phases croissantes d’inactivité, tout en assurant le maintien de l’autonomie de ceux qui se trouvent ainsi placés en situation de dépendance. Vincent Caradec, Cécile Van de Velde, Etre jeune, être vieux dans la société française contemporaine, in : Olivier Galland et Yannick Lemel, La société française – Un bilan sociologique des évolutions e depuis l’après-guerre, Paris, 2011 3 édition, p. 63. 1.5.3 Impuissance économique face à la crise économique Ce qui est en cause ici, c’est l’impuissance de l’analyse et des concepts économiques à rendre compte d’une crise panique qui s’ingénie à brouiller l’ensemble des catégories. Tout l’appareil de la théorie économique doit être remisé au placard lorsque le système économique en vient à se comporter comme une foule panique. Cela un économiste de génie le comprit, à l’occasion d’une crise non moins terrible que la tourmente actuelle : John Maynard Keynes. Non pas le Keynes rationaliste et cybernéticien que nous présentent les manuels d’économie au chapitre de l’économie dite « keynésienne ». Mais celui qui perçut qu’en temps de panique des marchés la psychologie collective, ou psychologie des masses, devient la discipline reine. Engoncée dans son orgueil, la théorie économique n’a toujours pas compris la leçon. 2 Jean-Luc Marion, philosophe et académicien français, dans Le Figaro du 21 août 2013. 50 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Jean-Pierre Dupuy (Ecole polytechnique, Université Stanford), La marque du sacré, Paris, 2008, p. 15. 1.5.4 Une économie de petit espace 1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation La globalisation est bien plus que l’interdépendance croissante des économies. Elle est un processus dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par des mutations technologiques et par des décisions politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette accélération de la circulation (des biens et services, des capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et de la diffusion des innovations. De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les économies de très petit espace sont particulièrement vulnérables et exposées aux profondes mutations en cours. Ainsi l’évolution économique du Luxembourg est bien plus volatile que celle des pays voisins plus grands, … Par ailleurs, les chocs à l’issue d’une crise sont en général plus véhéments, d’autant plus si le secteur (largement dominant) est plus affecté. Au Luxembourg, ce fut le cas en 1975 avec la sidérurgie et en 2009 avec le secteur financier. Il est d’ailleurs utile de souligner que l’ampleur du recul de 2009 fut inférieure à celle de 1975, ce qui est une exception en Europe ; tous les autres pays ont comparé l’effet de la crise de 2009 à celui des années trente. Guy Schuller, Une économie de petit espace face aux mutations du monde, in : Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 25. 1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie En 1848, le franc devenait légalement la monnaie du pays en remplacement du florin hollandais, les paiements se faisant en Thalers ou autre monnaie du Zollverein. Dès 1919, le franc belge s’installe graduellement comme monnaie de fait au Luxembourg et la convention établissant l’UEBL crée une association monétaire et consacre le franc luxembourgeois. L’effet principal d’une adhésion à une association monétaire consiste dans le fait qu’une série de contraintes monétaires (comme la politique de change, Cahier économique 119 y compris la gestion des réserves) sont transférées à la zone, tout en étant remplacées par des contraintes qui opèrent dans la sphère réelle. En revanche, l’évolution sur laquelle l’économie de très petit espace devra ajuster son développement, lui sera dictée par la zone et notamment par le partenaire dominant. En raison des parités fixes au sein de la zone, le petit partenaire se voit privé de l’instrument d’ajustement que constitue encore partiellement le taux de change. Indépendamment de ces restrictions, une économie de très petit espace aura tout intérêt à privilégier la coopération en matière monétaire. L’association monétaire décharge le petit partenaire d’un certain nombre de responsabilités et contraintes monétaires et lui permet de bénéficier d’une unité monétaire à plus grand rayonnement. Les avantages pour lui sont d’autant plus grands que la monnaie est bien gérée et qu’elle l’est au profit de l’ensemble de l’association. En contrepartie, l’économie de très petit espace renonce à toute autonomie en matière de monnaie et de change, réalise les ajustements de son économie dans la sphère réelle au lieu de le faire, du moins partiellement, à l’aide d’instruments monétaires et cambiaires. Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch Gilbert (dir.), Le Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette, 1999, p. 102. 1.5.5 Démocratie de consensus Neben der Weiterentwicklung des Sozialstaates war es vor allem das auf dem Konsens der groȕen gesellschaftlichen Gruppen aufgebaute System des Interessenausgleichs, das die innenpolitische Stabilität während der Langen Fünfziger Jahre garantierte. Die Praxis des bundesrepublikanischen Interessenausgleichs bestand zum einen darin, den Verbänden und Groȕorganisationen von Wirtschaft und Gesellschaft weitgehende Autonomie in der Regelung ihrer Angelegenheiten zu lassen. Soweit es um Fragen von nationaler Bedeutung ging, wurde die Problemlösung in der Kooperation der betroffenen Verbände gesucht, wobei dem Staat die Rolle eines Moderators zufiel. Die Neuordnungsvorstellungen der Gewerkschaften richteten sich nach 1945 zunächst auf die Überführung der wichtigsten Wirtschaftsbereiche (Schlüsselindustrien) in eine gemeinwirtschaftliche Ordnung, die den Rahmen für eine betriebliche und 51 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux überbetriebliche Mitbestimmung der Arbeitnehmer und der Verbraucher am Wirtschaftsgeschehen bieten sollte. Werner Abelshauser (Université Bielefeld), Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 bis zur Gegenwart, Munich, 2004, p. 355. 1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel Plus les membres adultes d’une famille sont happés vers des enjeux professionnels extra-familiaux, plus les fonctions exercées initialement par la famille sont externalisées et prises en charge par des professionnels de l’enfance ou de l’adolescence, de la santé, de la culture et de l’art, de l’éducation religieuse, de l’instruction, du travail domestique, etc. : les crèches, les garderies, les jardins d’enfants ou les nourrices s’occupent des bébés et des enfants en bas âge, le système scolaire prend en charge l’instruction des enfants, des adolescents et des jeunes adultes, le système de santé (…) s’occupe des soins de tous, les institutions socioculturelles et sportives de toute une myriade d’activités que les parents n’ont pas euxmêmes les compétences ou le temps d’organiser, les Eglises du catéchisme, les psychologues des problèmes relationnels, du mal-être et des troubles du comportement … et jusqu’aux maisons de retraite des personnes âgées autrefois insérées jusqu’à leur mort dans l’univers familial. La distribution des fonctions et des activités vers des institutions distinctes contribue à rendre beaucoup plus hétérogènes les conditions de la socialisation des enfants et les cadres de la vie sociale. La spécialisation des tâches et des fonctions ainsi que le processus d’externalisation de ces tâches et de ces fonctions originellement accomplies en interne conduisent à un processus de dessaisissement. Chaque fonction retirée à la famille (ou dont ses membres se dessaisissent plus ou moins volontairement) contribue à bouleverser l’ordre familial des choses. 1.5.7 Société civile et démocratie Der Begriff der Zivilgesellschaft dient einem doppelten Zweck. Er hilft uns zu verstehen, wie eine bestimmte Gesellschaft eigentlich funktioniert und wie sie sich von alternativen Gesellschaftsformen unterscheidet. In der Zivilgesellschaft sind Staat und Wirtschaft voneinander getrennt ; der Staat ist ein untergeordnetes Werkzeug, kann aber extreme Indivudualinteressen in Schach halten und wird seinerseits von Institutionen mit ökonomischer Basis in Schach gehalten ; sie ist auf Wirtschaftswachstum angewiesen, das kognitives Wachstum erforderlich und so ein ideologisches Monopol unmöglich macht. Das ist ihr Ort auf der Landkarte möglicher Gesellschaftsformen. Ihre historischen Wurzeln scheinen im Stadtstaat zu liegen und im politischen Zentralismus des autoritären Staates und sogar einem vereitelten, aber nicht gänzlich unterdrückten Streben nach einer Umma. Sie ist eine Gesellschaftsform neben anderen. Es ist sinnlos, ihre Einführung zu predigen, wenn die Bedingungen dafür nicht gegeben sind. Zugleich hilft uns der Begriff « Zivilgesellschaft » zu einem klaren Bewuȕtsein unserer sozialen Normen, unserer Werte und der Gründe, warum sie uns zusagen. In dieser Hinsicht ist « Zivilgesellschaft » einem Begriff wie « Demokratie » deutlich überlegen, der uns, auch wenn er vielleicht die Tatsache betont, daȕ wir Konsens der Gewalt vorziehen, herzlich wenig über die gesellschaftlichen Voraussetzungen erfolgreich praktizierten sozialen Konsenses und sozialer Partizipation sagt. Ernest Gellner, Bedingungen der Freiheit – Die e Zivilgesellschaft und ihre Rivalen, Stuttgart, 2001, 2 édition, p. 222. Traduction de l’anglais par Siegfried Kohlhammer, titre original: Conditions of Liberty – Civil Society and its Rivals, Londres, 1994. La famille reste néanmoins l’un des derniers lieux socialement non spécialisé (où le culturel, l’éthique, l’affectif, le religieux, le politique, le sportif, etc., se mêlent en permanence) d’un monde hautement différencié et hyperspécialisé. Bernard Lahire, Monde pluriel – Penser l’unité des sciences sociales, Paris, 2012, p. 178-179. 52 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe luxembourgeois 1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et emploi ? 1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage revisitée Le taux de chômage connaît une hausse quasicontinue sur les dernières années. Dépassant légèrement les 2% au début des années 2000, il s’est progressivement hissé jusqu’à atteindre un niveau supérieur à 7% à la fin de 2013. De fait, le chômage a ainsi connu une progression presque structurelle sur la dernière décennie, avec quelques rares et courtes périodes de rémission. Cette hausse quasi-continue du chômage s’est produite alors que l’emploi a lui aussi été continuellement orienté à la hausse sur cette période, ce que d’aucuns ont qualifié de « paradoxe luxembourgeois ». Il n’y a pourtant rien de paradoxal à ce qu’une progression de l’emploi s’accompagne d’une hausse du taux de chômage, surtout si d’une part la taille de la population augmente rapidement et que d’autre part la part de l’emploi frontalier est conséquente, deux conditions que le Luxembourg remplit parfaitement. Le problème, observé sur les données luxembourgeoises au cours des dernières années, ce n’est pas qu’il n’y a pas eu de créations de nouveaux emplois – c’est même l’un des pays d’Europe où l’emploi a le plus progressé – mais c’est que la création de nouveaux emplois a été insuffisante – bien inférieure par exemple à ce qu’elle avait été à la fin des années 1990/début des années 2000 – pour absorber le flux de demandeurs d’emploi. Très populaire, le « paradoxe luxembourgeois » sert régulièrement d’explication médiatique commode à toute poussée du nombre de demandeurs d’emplois. L’argument repose en gros sur la porosité du bassin d’emplois de la grande Région et la mobilité des travailleurs transfrontaliers. Cependant, on omet de mentionner, un constat établi dans plusieurs Notes de Conjoncture, à savoir que la part des frontaliers dans la création d’emplois a sensiblement diminué sur les dernières années. De plus, un encadré de la présente Note de Conjoncture montre que la croissance de l’emploi et le taux de chômage restent fortement corrélés même s’il faut, en moyenne, moins d’emplois pour peser sur la courbe du taux de chômage que par le passé. En effet, le taux de chômage s’arrête de progresser lorsque la création d’emploi passe le seuil de 3% en moyenne annuelle, un seuil inférieur à ceux en vigueur il y a une décennie encore. Cela devrait permettre de combattre le chômage plus facilement. Serge Allegrezza (directeur du STATEC), Préface à la Note de Conjoncture 1-2014, p. 5. Note de Conjoncture 1-2014 : La situation économique au Luxembourg – Evolution récente et perspectives, Luxembourg, 2014, p. 92. Cahier économique 119 53 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux … les institutions européennes devraient soutenir : égalité réelle entre les pays, coopération fondée sur le gain mutuel et sur celui de l’Europe comme un tout. Robert Salais, Le viol d’Europe - Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, 2013, p. 374 54 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 2. De la société agraire à la financiarisation de la société Le passage de la société agraire à la société tertiaire est présenté de manière stylisée. Par contre, les entreprises voient leur périmètre d’influence agrandi au-delà des frontières nationales. 2.1 De la société agraire … Revenons brièvement aux institutions. L’Etat fait partie de « l’environnement ‘institutionnel’, au sens large du terme, à savoir les règles ou organismes 1 participant de l’organisation de la société ». Il s’agit des institutions nationales, internationales, européennes et aussi d’organismes non liés à des Autorités publiques. Selon une optique économique la société luxembourgeoise de la première moitié du 19e siècle est identifiée par des institutions et le couple Etat/marché. Des institutions Deux aspects saillants interviennent: l'introduction du Code civil et la création de la Chambre de commerce. Le Code civil de 1804 a généré deux effets: l'égalité devant la loi de tous les citoyens et le pouvoir de contracter. Ce sont-là des conditions indispensables au développement du commerce et de l'artisanat. Revenons au temps de l'indépendance (1839). En 1841 la Chambre de commerce apparaît, en 1842 le Luxembourg rejoint le Zollverein. C'est alors qu'une administration étatique est (laborieusement) mise en place. En d'autres mots, le Grand-Duché a d'abord un marché avant de disposer d'une administration nationale bien établie. *** La Chambre de commerce, créée en 1841, représente les intérêts de l'activité commerciale. Le commerce dispose ainsi très tôt d'une organisation capable d'agir avantageusement dans la société. Par contre, le salariat s'organise tardivement au Luxembourg: entre les deux guerres mondiales seulement le salariat, par le canal des syndicats, est pleinement reconnu par le patronat. Le couple Etat/marché L’Etat détient l’Autorité publique et détient seul la force légitime, qui protège aussi la vie économique. Il manifeste encore son pouvoir et sa force d’influence par la réglementation de la vie économique et de la protection sociale. Le marché est représenté par un capitalisme d’individus et/ou de puissantes entreprises. Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein ont développé le concept « économie-monde » : l’économie s’est développée à l’échelle mondiale, dépassant les limites étroites des Etats. Le problème fondamental est l’existence récurrente d’intérêts divergents entre Etat et marché. Dans l’Union européenne les Etats nationaux ont cédé une partie de leurs prérogatives au profit des Autorités communautaires (par exemple en matière monétaire). Cahier économique 119 Les traits remarquables de la société agraire, à cette 2 époque, se présentent en quelques points . • La population luxembourgeoise est composée de deux blocs. La masse de la population (96%) est intiment liée à la terre: paysans, journaliers, individus mi-ouvriers mi-paysans, individus mi-artisans mipaysans. On y ajoute les domestiques, même s'ils travaillent dans une famille bourgeoise. Ce bloc peut être qualifié de bloc rural. Le reste de la population, représenté par la bourgeoisie ou bloc bourgeois, est composé comme suit: bourgeoisie foncière et marchande (y compris les maîtres de forge), hauts fonctionnaires, juristes (avocats, magistrats, notaires), professeurs à l'Athénée, prélats, médecins, etc. Il faut y ajouter quelques exploitants agricoles aisés, même chose pour les artisans. • Cette société agraire est définie par deux statuts. Le premier concerne une minorité, la bourgeoisie dont le pouvoir est lié à la propriété foncière, protégée par le Code civil de 1804; son pouvoir politique est cadenassé par le cens, bien que celui-ci baisse jusqu'à sa disparition en 1919. La 1 Olivier Grenouilleau, Et le marché devint roi, Paris, 2013, p. 168. Les développements présentés ci-après sont complémentaires à ceux du cahier économique n° 113, que le lecteur a intérêt à consulter. 2 55 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • L’analphabétisme n’est pas a priori incompatible avec la société agricole. Ne pas savoir bien lire et/ou avoir de sérieuses difficultés à écrire, n’empêche nullement le travail agricole, qui s’apprend sur le tas. Par ailleurs, l’obligation scolaire (pendant six ans) est introduite seulement en 1881, contre l’avis des députés conservateurs. qualité de propriétaire est le critère général d'appartenance à cette classe dominante. Le second groupe, la masse de la population, reste exclu de la décision politique, qui est réservée à la classe possédante. • La reproduction sociale (cf. P. Bourdieu) est au cœur de cette société. La masse de la population s'autoreproduit, c'est-à-dire l'éducation de ses enfants se fait "sur le tas": dans l'exploitation agricole, artisanale ou industrielle (sidérurgie ancienne). Seuls les enfants d'une minorité (bloc bourgeois) jouissent d'une réelle instruction (cf. Athénée). Coexistent alors autoreproduction économique et autoreproduction éducative. 1 • Cette société a une « structure ordonnée » . Les différents rôles ont été fixés, c'est-à-dire cette société est peu compatible avec la croissance, l'innovation et le changement. L'agriculture autant que la sidérurgie de l'époque sont ancrées dans l'archaïsme: l'équipement reste traditionnel, dépassé. Toutefois il ne faut pas en conclure à un immobilisme complet, il y a lente évolution, perceptible seulement 2 dans le long terme. Ecoutons Henri Mendras : « A la limite on peut dire que l’innovation n’a pas de place dans ces sociétés ». • La période agraire sous revue est aussi celle où une partie substantielle de la population ne sait pas lire. Vers le début des années 1840 « au moins les trois quarts des habitants des campagnes étaient 3 illettrés » A partir de la loi organique sur l'enseignement primaire (loi du 26 juillet 1843) les améliorations sont sensibles. En 1856 on a la situation 4 suivante : 7,5% d'analphabètes (ni lire ni écrire), 14,2% de semi-analphabètes (lire mais pas écrire) et 4,5% ont une formation dépassant l'école primaire. 1 Ernest Gellner (anthropologue, Université de Cambridge), Nations et nationalisme, Paris, 1989, p. 97; voir aussi p. 41, p. 50, p. 115. Traduction de l'anglais par Bénédicte Pineau. Voir aussi du même auteur : Bedingungen der Freiheit – Die Zivilgesellschaft und ihre Rivalen, Frankfurt, 2001 (1994). Traduit de l’anglais par Siegfried Kohlhammer. 2 Henri Mendras, La fin des paysans, suivi d’une réflexion sur la fin des paysans vingt ans après, Paris, 1992 (1984), p. 56. 3 Albert Calmes, La création d'un Etat (1841-1847), Luxembourg, 1954, p. 267. 4 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine, Luxembourg, 1981, p. 103. 56 5 Ecoutons deux avis autorisés. Selon Augé-Laribé « le retard de l’instruction générale, simplement élémentaire, est une des explications de la lenteur du progrès matériel et intellectuel. On n’enseigne pas facilement des techniques méthodiques à des 6 illettrés ». Et selon H. Mendras « pour le paysan d’autrefois il suffit de savoir manier sa houe, sa faux et sa faucille, et conduire sa charrue ou son araire ». Le dispositif culturel et éducatif est mis en place pour une minorité de la population. Il produit une palette de clercs qui se servent d’une ou de deux langues mortes (latin et grec), étrangères à la masse de la population. Voilà qui achève leur domination politique sur les exclus de la culture. • La situation linguistique du Luxembourg est inédite. Le « dialecte » ou « idiome » luxembourgeois (langue depuis 1984) prédomine dans le périmètre familial, c'est-à-dire dans la vie quotidienne. L'allemand et le français sont les deux langues écrites que l'article 29 de la Constitution de 1868 consacre langues officielles. Mais dès la création du GrandDuché le Mémorial (journal officiel) est publié à la fois en français et en allemand. En dehors de la langue parlée (le luxembourgeois) le bloc rural pratique l'allemand, sauf illettrisme. Le bloc bourgeois comprend à côté de la bourgeoisie proprement dite ce qu’E. Gellner appelle la « classe des clercs ». Celle-ci, sinon l'ensemble du bloc bourgeois, est séparée du bloc rural par une double barrière linguistique. C'est d'abord le français, puis ce sont les deux langues mortes enseignées à l'Athénée. A l'époque le nombre d'élèves en classe terminale (classe re 7 de 1 classique) reste limité ; année scolaire 1839/40: 13 élèves, année scolaire 1859/60: 33 élèves, 1879/80: 48 élèves. La pénétration de l'écrit dans la campagne se fait par l'allemand. 5 6 Michel Augé-Laribé, La révolution agricole, Paris, 1955, p. 283. Henri Mendras, 1992, op. cit. p. 199. 7 Michel Schmit, Regards et propos sur l'enseignement supérieur et moyen au Luxembourg, Luxembourg, 1999, p. 577-578. Publication de la Section historique de l'Institut Grand-Ducal, vol. CXVI. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Retenons un effet aggravant : la césure entre les deux blocs. Une partie de la bourgeoisie élève ses enfants 1 en français, la langue de la culture . • Cette société agraire est profondément inégalitaire: une petite minorité, bourgeoisie foncière et marchande, avec la classe des clercs, dirige exclusivement la politique et l'économie du pays. 2 Selon E. Gellner ces effroyables inégalités sont supportables, car « elles sont stables et sont consacrées par la coutume ». 3 • Albert Calmes a judicieusement résumé la situation de l’industrie luxembourgeoise au temps de l’avènement de l’indépendance: « Ce qui manquait à l’industrie luxembourgeoise, c’était à la fois les voies de communication vers les marchés intérieurs et étrangers, les connaissances techniques et les capitaux ». 2.2… à la société industrielle Exposons les particularités et attributs de la société industrielle luxembourgeoise en quelques points. 4 • Selon le sociologue Anthony Giddens « dans les sociétés industrialisées surtout (…) nous sommes entrés dans une phase aiguë de la modernité, rompant avec les amarres rassurantes de la tradition, … ». • L’époque industrielle c’est le basculement du secteur primaire vers le secteur secondaire, c’est bien connu. Mais c’est aussi l’apparition du tertiaire, qui est une conséquence naturelle de l’industrialisation. • L’industrialisation a déclenché deux mouvements de fond: apparition du salariat et de la bourgeoisie. Le rude combat qui les a animés se termine par un armistice honorable : intégration du monde salarial dans la société civile ; les conventions collectives de 1936 (ouvriers), de 1937 (employés) en sont un instrument. 5 • Selon Max Weber un « speziell rationaler kapitalistischer Betrieb ist ein Betrieb mit Kapitalrechnung, d. h. ein Erwerbsbetrieb, der seine 1 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 103. 2 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 43. Albert Calmes, Aperçu de l’histoire économique de 1839 à 1939, in : Le Luxembourg – Livre du Centenaire, Luxembourg, janvier 1948, p. 132. Rentabilität rechnerisch durch das Mittel der modernen Buchführung und die Aufstellung der Bilanz kontrolliert ». La rationalité est au centre de l’entreprise industrielle, tout en contraste avec 6 l’exploitation agricole , axée pleinement sur la tradition et la coutume. • La société agraire est ordonnée: l’avenir d’un e paysan luxembourgeois du début du 19 siècle est l’image du passé de son père. Est privilégiée la pérennité de l’exploitation agricole. Mais cette société n’est pas immobile, elle change lentement, parfois très lentement. Le passage à la société industrielle c’est le saut dans l’incertain, dans l’aléatoire. Dans cet ordre 7 d’idées M. Ungeheuer a noté des renvois d’ouvriers dans la sidérurgie luxembourgeoise lors de la chute de la production (par exemple entre 1873 et 1878). 8 • Revenons à Max Weber ; cohérence et efficacité sont les mots-clés de l’entreprise. Ecoutonsle: « Was letzten Endes den Kapitalismus geschaffen hat, ist die rationale Dauerunternehmung, rationale Buchführung, rationale Technik, das rationale Recht, aber auch nicht sie allein; es muȕte ergänzend hinzutreten die rationale Gesinnung, die Rationalisierung der Lebensführung, das rationale Wirtschaftsethos ». Pour cet auteur la rationalité est au centre de l’entreprise industrielle. S’y ajoute un autre aspect : la continuité; celle-ci n’a guère été assurée dans la sidérurgie ancienne. • La société industrielle est liée à la mobilité et à la communication, contrairement à la société agraire. Cette communication est attachée à l’écrit. Le système éducatif est renforcé et prend une place de choix dans la société luxembourgeoise. L’enseignement classique est complété par un enseignement scientifique et technique. Retenons que ce changement commence timidement mais effectivement avec la réforme de l’enseignement 9 secondaire en 1848. Ecoutons Gellner : « Le fait que seule une culture transmise non par le peuple mais par l’école confère à l’homme de l’époque industrielle son utilité, sa dignité et le respect de soi montre que, de ce point de vue, elle est incomparable ». L’Etat est définitivement appelé à exercer la fonction éducative des jeunes. C’est le temps de l’éducation pour tous, le droit à l’éducation. • Revenons à l’éducation/instruction, ou plutôt à son poids dans le passage de la société agraire vers la société industrielle. L’espace dans lequel évolue 3 4 Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, 1994 (1990), p. 183. 5 Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991 (1923), p. 238. Weber parle davantage de « l’industrialisme » dans sa publication « Die protestantische Ethik und der ‘Geist’ des Kapitalismus ». Cahier économique 119 6 Henri Mendras, La fin des paysans, op. cit. Voir par exemple p. 56 et suivantes. Pour ce qui est du Luxembourg voir par exemple cahier économique n° 113, p. 64 et suivantes. 7 M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 230. 8 9 Max Weber, 1991, op. cit. p. 302. E. Gellner, 1999, op cit. p. 58. 57 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux tout individu est un ensemble culturel borné par cette éducation/instruction, qui reste son investissement le plus précieux. L’éducation reste en fait une activité rurale: le village est l’horizon indépassable. Une telle société peut s’accommoder de l’existence de l’analphabétisme dans une partie de la population. Seule une minorité a accès à l’enseignement (cf. Athénée grand-ducal), par opposition à la masse de la 1 population. Selon Nicolas Ries « la conception du monde de la masse du peuple … est dirigée par le sentiment et la volonté, non par l’intelligence et la connaissance ». Le symbole de l’ordre social dans la société agraire est 2 la justice qui a souvent la main lourde . La société industrielle a comme symbole social l’enseignement. 3 Gellner a retenu une formule percutante : « A la base de l’ordre social moderne se trouve non le bourreau mais le professeur ». Voilà qui met en évidence le rôle de l’Etat dans l’éducation, qui seul peut remplir cette fonction essentielle. La société industrielle est dotée d’une « haute culture qui permet de maîtriser l’écrit et fournit une 4 formation ». Au Luxembourg une particularité persiste : malgré le passage à la société industrielle, l’enseignement secondaire reste longtemps élitaire. En d’autres mots, la société industrielle garde dans l’enseignement secondaire des traits caractéristiques provenant de la société agraire. 5 Notons quelques statistiques à ce sujet. Le nombre total d’élèves de l’enseignement secondaire (par moyennes quinquennales) est de 514 élèves en 1845/50, de 1 203 élèves en 1895/1900. Le cap des 8 000 élèves est seulement (légèrement) dépassé lors de l’année scolaire 1979/80. Retenons une autre information numérique. Le nombre de diplômes 6 terminaux conférés par des jurys luxembourgeois est de 7 en 1850, mais seulement 13 en 1900. • Mobilité et communication favorisent la productivité, qui elle-même encourage l’égalitarisme. 7 Selon Gellner « la société moderne n’est pas mobile 1 parce qu’elle est égalitaire ; elle est égalitaire parce qu’elle est mobile. De plus, elle doit être mobile, qu’elle le veuille ou non, parce que la satisfaction de ce terrible et insatiable appétit de croissance économique l’exige ». Industrialisation et éducation/instruction pour tous est propice à l’égalité. Mais l’industrialisation a un autre effet, de sens contraire : la division de la société en deux classes ; classe de la bourgeoisie et classe ouvrière. Selon 8 Gellner « une classe est ainsi définie, quand elle est fondée sur un attribut qui a une tendance marquée à ne pas se diffuser de manière égale dans la société tout entière, même quand du temps s’est écoulé depuis la fondation d’une société industrielle ». La classe de la bourgeoisie est dotée du pouvoir politique et économique. La classe ouvrière a comme attribut central la dépendance totale et subjective. Cette constellation persiste au Luxembourg au moins jusqu’à la Première guerre mondiale. L’entre-deuxguerres intègre le monde ouvrier dans la société luxembourgeoise. • La société agraire, du fait de sa structure rigide, est peu compatible ni avec la croissance économique ni avec l’innovation. La société industrielle, par contre, est fermement liée à un régime de croissance relativement constante et ininterrompue. Cette société est animée de l’idéal de progrès en flot continu. La société industrielle reste liée à la division du travail nécessaire à la productivité. Revenons une dernière 9 fois à E. Gellner : « Chaque type de fonction est, par exemple aujourd’hui, lié à au moins un type de spécialiste : ainsi les garages se spécialisent selon les marques de véhicules dont ils s’occupent ». Le nombre de tâches distinctes est croissant, ce qui entraîne la société industrielle vers davantage de spécialisation. A cela la société agraire oppose une configuration e contrastée : le paysan luxembourgeois du 19 siècle 10 11 reste à la fois paysan et artisan . Selon N. Ries le paysan luxembourgeois « était à la fois forgeron et fondeur, maçon, tailleur et cordonnier, charpentier et menuisier ». N. Ries, 1920, op cit. p. 211. 2 Cahier économqie n° 113, op. cit. p. 56. E. Gellner, 1999, op. cit. p. 56. 4 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 60. 5 Michel Schmit, Regards et propos sur l’enseignement supérieur et moyen au Luxembourg, 1999, op. cit. p. 606 et p. 684/5. 6 Il s’agit des matières suivantes : philosophie et lettres, sciences physiques et mathématiques, droit, médecine (avec médecine vétérinaire), pharmacie. 7 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 42. 3 58 • Quel est au Luxembourg le lien entre 12 évolution agricole et évolution industrielle ? 8 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 99. 9 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 44. Cf. Cahier économique n° 113, du STATEC, op. cit. p. 64-73. 10 11 12 N. Ries, 1920, op. cit. p. 101. Cahier économique n° 113, op. cit. p. 64 et suivantes. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux L’industrialisation a entraîné la révolution agricole (cf. scories Thomas, mécanisation de l’agriculture). e L’agriculture a évolué lentement au 19 siècle, c’est-àdire ce mouvement n’est perceptible que dans le long terme. L’industrialisation du pays a sorti l’agriculture de sa léthargie. Une situation paradoxale est apparue e au 19 siècle : de l’industrialisation émane une forte demande de main-d’œuvre, mais de nombreux e Luxembourgeois émigrent vers les Amériques. Au 19 siècle le Luxembourg est à la fois un pays d’émigration et à partir de l’industrialisation un pays d’immigration. Notons que le poids du passé agricole a pesé longtemps sur la société industrielle. • Quel est le lien entre révolution institutionnelle et révolution économique au e Luxembourg ? Au cours de la première moitié du 19 siècle la révolution institutionnelle (par exemple Code civil) ne se répercute guère sur le domaine du développement économique (cf. Régime néerlandais). e Il faut attendre la seconde moitié du 19 siècle. La révolution institutionnelle (création d’une administration spécifiquement luxembourgeoise à partir des années 1840) est intimement liée à la révolution industrielle. Les deux se complètent judicieusement. La révolution institutionnelle constitue un choc endogène. L’industrialisation forme en grande partie, mais pas exclusivement, un choc exogène : par exemple technologie (procédé Thomas-Gilchrist), main-d’œuvre étrangère, entrée dans le Zollverein. Le succès de l’industrialisation est lié à l’interaction entre les deux révolutions. Le choc endogène a été un préalable au choc exogène. • Les chemins de fer, c’est l’invention de la 1 vitesse , ce qui a deux effets. D’un point de vue technologique deux aspects jouent un rôle décisif. Il y a d’abord, la première fois dans l’histoire de notre pays, la possibilité technique de transporter des objets lourds et encombrants. Ensuite, l’immense baisse des coûts du transport a une prise directe sur l’activité économique. Dans l’optique sociétale la conception même du 2 voyage a été révolutionnée. Ecoutons Bruno Marnot : « Le chemin de fer a bouleversé en profondeur les 1 Christophe Studeny (docteur en histoire, agrégé en éducation e e physique), L’invention de la vitesse, France XVIII – XX siècle, Paris, 1995, 416 pages. 2 Bruno Marnot (Université Michel-de-Montaigne Bordeaux III), La e mondialisation au XX siècle (1850-1914), Paris, 2012, p. 201. Cahier économique 119 rapports de l’homme à l’espace et au temps, dans un monde où le pas du cheval constituait depuis toujours l’étalon de la mobilité ». Le repli sur le local recule : un sentiment de cohésion nationale se répand dans le 3 Luxembourg. Les chemins de fer à voie étroite y ont contribué de manière non négligeable. Pour terminer 4 écoutons l’historien Charles Barthel : « Qu’est-ce qui, avant l’implantation des lignes ferrées, a bien pu unir toutes ces gens ? Un monde a dû les séparer ! ». e • Dans la première moitié du 19 siècle le Luxembourg est un désert financier. Il n’y a pas encore de banque, signe d’un développement modéré du commerce. Le régime financier de l’époque s’appuie sur deux axes. 5 Le premier axe est lié à ce que Jacques Le Goff appelle « le marchand-banquier. Les deux sont alors indissociables ». L’apparition de ce « couple » remonte 6 donc au Moyen Age. Au moment de l’indépendance « les seuls instituts qu’on pouvait qualifier de banque étaient ceux de J.-P. Pescatore à Luxembourg et de Joseph Tschiderer à Diekirch ». Un peu plus tard, la « Handlungshaus Wagner und Schoemann » de Trêves s’installe à Luxembourg. En fait ces « maisons » pratiquent à la fois des opérations de commerce et des opérations bancaires simples. Il n’y a pas encore d’infrastructure financière au Luxembourg. L’année 1856 marque un début de développement timide, mais réel. Au cours de cette 7 année sont créées la Caisse d’épargne de Luxembourg 8 et la Banque internationale à Luxembourg (avec droit 3 Voir par exemple : Ed Federmeyer, Schmalspurbahnen in Luxemburg, Luxembourg, 1991, Band 1, 417 pages et Band 2, 501 pages. 4 Charles Barthel, Les chemins de fer et le « démantèlement » de la forteresse de Luxembourg avant le traité de Londres de 1867, in : nos cahiers, n° 4, 2009, p. 28. 5 Jacques Le Goff, A la recherche du Moyen Age, Paris, 2003, p. 72. 6 Paul Margue et Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa monnaie, Luxembourg, 1990, p. 56. 7 Loi du 21 février 1856 portant établissement d’une caisse d’épargne et abrogation des lois du 18 et 20 mars 1853 sur le crédit foncier et la caisse de prévoyance, Mémorial 1856, p. 33-34. Voir : Pierre Guill, Caisse d’Epargne de l’Etat du Grand-Duché de e Luxembourg Banque de l’Etat, 125 anniversaire, Luxembourg, 1981, 189 pages suivies d’une large documentation photographique. Raymond Kirsch, Images d’une Banque 18561996, Luxembourg, décembre 1995, 190 pages. 8 Arrêté grand-ducal du 8 mars 1856, approuvant les statuts de la Banque internationale de Luxembourg, Mémorial 1856, p. 69-70. Ces statuts sont publiés (en allemand) à la suite de l’arrêté. 59 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’émission). A partir de la fin de 1858 l’Etat garantit 1 l’intégralité des dépôts faits à la Caisse de ‘Epargne . Le second axe est en relation avec une activité particulière des notaires : le crédit aux paysans. Ce système a perduré jusqu’à l’invasion allemande de 1940. En 1944 seulement, le rôle de banquier rural des 2 notaires est définitivement abrogé . • L’industrialisation et le Zollverein font entrer le Grand-Duché dans la logique du marché : la barrière douanière entre le marché national et les pays membres du Zollverein tombe ; une part croissante de la population (luxembourgeoise et immigrée) s’engage dans la sidérurgie, travaillant pour l’économie internationale. 3 L’électrification du Luxembourg est généralisée à partir de 1928 par l’intermédiaire de la Cegedel. Cette électrification : fournit un second souffle à l’économie du pays ; se répercute à la fois sur la vie quotidienne de la population et sur la production des entreprises ; est une condition indispensable à l’entrée dans la société de consommation. • L’Arbed a occupé une place à part dans la 4 société luxembourgeoise . Selon le sociologue Michel Crozier une entreprise peut être considérée comme 5 une institution : une telle entreprise a « des aspects institutionnels sans en être légalement une ». Et encore, selon le même auteur « ce qui transforme une organisation en institution, c’est la durée, la formalisation et l’engagement des participants ». L’Arbed a parfaitement correspondu à une telle configuration, avant de devenir une victime de la crise permanente de la sidérurgie mondiale. L’influence de l’Arbed sur la société luxembourgeoise a été largement au-delà de celle qu’une entreprise détient généralement dans un pays. • L’effondrement des régimes soviétiques de l’Europe de l’Est et le déclin de la classe ouvrière permettent une approche nouvelle. Le rôle des classes sociales n’est plus réduit à leur seule place dans le processus de production. • La frontière entre industrie et services s’est 6 estompée . L’industrie travaille actuellement sous forme de « réseaux internationaux de production ». Y sont mobilisés les différents intervenants de la conception jusqu’à la commercialisation. Entre ces deux stades l’étape de production perd du poids au 7 profit des éléments suivants : « intellectualisation croissante, rôle des innovations, réorganisation des systèmes réticulaires avec la mise en place des flux tendus, … ». Ceci est encouragé par « la montée des fonctions internationales de gestion des grandes firmes transnationales ». Dans cette chaîne de production les services sont de plus en plus impliqués. Les services aux entreprises profitent autant à l’industrie qu’aux entreprises de services stricto sensu. Dans ce contexte on distingue les services aux entreprises et les services aux particuliers. Il s’agit du secteur marchand. A côté de celui-ci existe le secteur de services non marchands (administrations, écoles, santé, services sociaux, justice, etc.), qui ne relèvent pas du système productif. Le Luxembourg est pleinement plongé dans cette société de services. Ceux-ci sont offerts à la fois à la place financière, aux petites et moyennes entreprises industrielles, au commerce, à l’artisanat. 1 Loi du 28 décembre 1858 sur la caisse d’épargne, Mémorial 1859, p. 2. 2 Arrêté grand-ducal du 25 octobre 1944 complétant l’art. 6 de l’ordonnance royale grand-ducale du 3 octobre 1841 sur l’organisation du notariat, Mémorial 1944, p. 79. Cet arrêté est pris à Londres. Retenons l’énoncé du Mémorial : « Il est défendu aux notaires de recevoir des dépôts ». 3 A ce sujet voir l’ouvrage de l’historien Paul Feltes, L’électrification du Luxembourg – Genèse et développement de la Cegedel (1928-2003), Luxembourg, 2003, 180 pages. 4 Gilbert Trausch, L’ARBED dans la société luxembourgeoise, Luxembourg, 2000, 96 pages. 5 Michel Crozier, Nouveau regard sur la société française, Paris, 2007, p. 141 et suivantes. L’ouvrage se présente sous la forme d’un entretien avec Bruno Tilliette (sociologue). 60 6 François Bost (agrégé de géographie, professeur à l’université de Reims Champagne-Ardenne), La France : mutations des systèmes productifs, Paris, 2014, p. 29 et suivantes, la citation y comprise. 7 Laurent Carroué (professeur des universités, géographie économique et industrielle), La France – Les mutations des systèmes productifs, Paris, 2014, p. 129. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 2.3 Bourgeoisie et industrialisation Présentons en quelques mots rapides l’ouvrage de 1 Josiane Weber sur la bourgeoisie luxembourgeoise de e la seconde moitié du 19 siècle. Son influence omniprésente est évidemment bâtie sur l’accumulation de ses pouvoirs politique, économique et culturel. Ceux-ci sont liés à trois facettes : une politique familiale, une éducation spécifique, un train de vie (Lebensführung, Lebenswelten). La pérennité, c’est-à-dire la garantie de la durée, découle d’une politique de mariages gardant et améliorant la fortune familiale. Le mariage n’est pas seulement l’union de deux personnes qui forment une famille, mais aussi et surtout la réunion de deux fortunes. Le mariage « met en relation deux familles, 2 et au-delà leurs réseaux d’alliance ». On parle de mariage mal assorti (cf. mésalliance) si la fortune se limite à une seule famille. La bourgeoisie luxembourgeoise se compose alors d’une vingtaine de familles liées entre elles par des liens de parenté et d’alliance (mariages entre cousins 3 et cousines, endogamie sociale) : Metz , Pescatore, Servais, de Blochhausen, de Roebé, de Tornaco, Jurion, Vannérus, Le Gallais, de Colnet d’Huart, de Scherff, 4 Richard, Boch, de Gargan, Turk, Wurth , de La Fontaine, Jacquinot, etc. Josiane Weber a établi les relations familiales entre des familles bourgeoises: par exemple entre les familles Richard et Boch; entre les familles Servais, Collart, Majerus et Wurth; entre les familles Nothomb, Boch, Tesch, Metz, Muller et Barbanson. Dans ce contexte quelques volets ont joué un rôle de premier plan. 1 Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg – Elitenbildung & Lebenswelten 1850-1900, Luxembourg, 2013, 593 pages. Cet ouvrage est incontournable, dès qu’on se propose e d’étudier la société luxembourgeoise du 19 siècle. Voir aussi : Edmond Thill (dir.), Charles Bernhoeft – Photographe de la Belle Epoque, Luxembourg (MNHA), 2014, 800 pages. 2 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la bourgeoisie, Paris, 2000, p. 47. Voir aussi le dernier ouvrage paru des deux sociologues : La violence des riches, Paris, 2013, 252 pages. 3 Voir Jules Mersch, Les Metz, la dynastie du fer, in : Biographie nationale du pays de Luxembourg depuis ses origines jusqu’à nos jours, XIIe fascicule, Luxembourg, 1963, p. 311-612. 4 Jules Mersch, La famille Wurth, in : Biographie nationale, op. cit. e XV fascicule, Luxembourg, 1967, p. 165-378. Cahier économique 119 • Vu l’étroitesse du territoire nationale cette politique familiale de la bourgeoisie est d’une redoutable efficacité: influence et richesse vont croissant au cours de cette période. Par ailleurs, cette politique n’est-elle pas imposée par le Code civil de 1804? La succession est partagée entre les frères et les sœurs. Pour échapper à l’érosion de la fortune familiale ceux-ci sont amenés à épouser des partenaires plutôt fortuné(é)s. 5 • La bourgeoisie a envoyé ses fils à l’Athénée ou parfois à un établissement à l’étranger (cf. internat). Ils ont continué des études supérieures (surtout le droit) ou non. Dans cette dernière éventualité ils ont souvent bénéficié d’une formation dans une entreprise à l’étranger; ce qui les différencie du reste de la population. A l’époque l’Athénée royal grand-ducal est considéré comme un établissement élitaire. L’éducation des filles de la bourgeoisie est laissée à la famille et/ou à l’enseignement privé; par exemple Ecole Sainte-Sophie, d’un niveau élevé. Cet enseignement est en général axé sur des aspects ménagers y compris organisationnels, sur le rôle que les jeunes filles vont jouer dans la société et sur des activités artistiques, culturelles et caritatives. Ce qui distingue cette bourgeoisie ce n’est pas seulement son instruction, mais aussi et surtout sa façon d’être et de vivre (Lebenswelt). • La bourgeoisie est la (seule) classe de la mobilité : « L’histoire de la bourgeoisie, après tout, 6 n’est guère plus que l’histoire de la circulation ». • L’industrialisation débute vers 1870. L’ère des entreprises sous forme de sociétés (anonymes surtout) a commencé. Un double avantage apparaît: rassembler d’importants capitaux et limiter la responsabilité personnelle à concurrence de l’apport en société. Comme dans les pays voisins la bourgeoisie luxembourgeoise profite de ces opportunités nouvelles. • Toute bourgeoisie se caractérise par sa fortune foncière (dont la résidence, souvent un château) et par des revenus élevés. L’éventail des 5 Pour l’éducation des fils de la bourgeoisie voir Josiane Weber, op. cit. p. 103-1160 et pour l’éducation des filles, p. 69-101. 6 Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes, Lefebvre et la culture consumériste, in : Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit. p.268. 61 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 revenus entre ouvriers et bourgeoisie est de 1 à 100 et même plus. L’industrialisation du Luxembourg s’est déroulée dans une société inégalitaire. commencent à s’organiser à partir de 1906. Les employés comptent 5 078 personnes (dont 421 de sexe féminin) et relèvent à la fois du secteur privé et du secteur public. e • Au 19 siècle la fortune bourgeoise est le plus souvent nette de dettes, donc moins exposée aux aléas économiques. Mais fortune et revenus ne sont pas les seuls critères de définition de la bourgeoisie. Intervient son activité culturelle et surtout un aspect particulier : à la domination économique et culturelle s’ajoute ce que 2 les sociologues Michel Pinçon et Monique PinçonCharlot appellent la « domination symbolique ». La domination matérielle et culturelle s’appuie solidement sur l’acceptation dans la mentalité de la masse de la population de cet état des choses. En d’autres mots « les dominés participent alors euxmêmes à leur domination en reconnaissant celle-ci comme bien fondée ». Voilà qui consolide largement la domination bourgeoise : elle est devenue incontestée, voire incontestable. Entre 1907 et 1935 la population active totale augmente de 14%, face à une hausse de 86% de la population active du secteur tertiaire. Voilà un signe 5 de moyennisation de notre société . L’entre-deux-guerres opère des changements dans la structure de la bourgeoisie, dans le sens que le caractère exclusif de cette bourgeoisie s’estompe sous l’impact de plusieurs facteurs, par exemple : L’introduction de la progressivité de l’impôt sur le revenu (1919). Le droit de vote universel affaiblit le pouvoir politique de la bourgeoisie. Des fortunes se sont évanouies, par exemple avec l’effondrement des valeurs mobilières allemandes et russes. La réduction de l’activité économique limite les revenus de cette bourgeoisie. Un facteur clé du recul de cette bourgeoisie est la concomitance de la crise économique et financière et la disparition de sa domination symbolique, nécessaire à sa reproduction sociale. La population ne reconnaît plus le bien fondé de la domination bourgeoise. L’élément déclencheur a été la Première guerre mondiale, une cause exogène. Avant même la Première guerre mondiale le pouvoir économique de la bourgeoisie a été atténué. Revenons au Code civil de 1804 dans la perspective de l’ouvrier: sa responsabilité est entièrement engagée en cas de maladie et en cas d’accident du travail. Ainsi, le salarié accidenté ne peut toucher une indemnité que 6 si les trois conditions suivantes sont remplies: un dommage dans le chef du travailleur; ce dommage est la conséquence de l’activité salariale; il faut démonter une faute du patron. e Au cours de la seconde moitié du 19 siècle le face-àface bourgeoisie et monde ouvrier est difficile, car figé dans une incompréhension totale. A titre d’information relevons le décompte du nombre 3 des ouvriers lors du recensement de 1907. Nombre total d’ouvriers 83 886 100 Dont : dans l’industrie dans l’agriculture dans le commerce/transport domestiques* 35 265 36 098 7 012 3 550 42 43 8 4 * Les domestiques sont assimilés aux ouvriers dans le recensement ; ces domestiques (dont 3 423 de sexe féminin) vivent dans le ménage du patron. Voilà mis en évidence le poids du monde ouvrier dans la société luxembourgeoise. Entre celui-ci (grand nombre) et la bourgeoisie (pouvoir politique et économique) se sont glissées les classes moyennes. Celles-ci, surgies sous la poussée de l’industrialisation, 4 se composent de deux volets. Les commerçants 1 Josiane Weber, op. cit. p. 388. M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, 2000, op. cit. p. 46-47, avec la citation afférente. 3 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, fasc. XXII, p. 25, p. 89-92. 4 Cahier économique n° 108, op.cit. p. 29 et suivantes. 2 62 5 Cahier économique n° 113, op. cit. p. 112 et suivantes. André Thill, La protection sociale, in: MEMORIAL 1989 – La société luxembourgeoise de 1839 à 1989, Luxembourg, 1989, p. 628. 6 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cette troisième condition est difficile, sinon impossible à démontrer devant la juridiction civile. L’ouvrier est complètement désarmé vis-à-vis du patronat. Celui-ci, par contre, est fermement installé dans une position privilégiée : comme propriétaire-actionnaire dans une société anonyme sa responsabilité personnelle est limitée à ses apports dans la société, mais sa fortune personnelle est préservée. Bref, le Code civil établit la responsabilité totale du salarié, le Code de commerce réduit la responsabilité du patron à ses apports en société. Le Code civil met le « droit » du côté de la bourgeoisie. Voilà qui résume parfaitement les relations asymétriques entre patronat et salariat. e Les lois sociales du début du 20 siècle (lois du 31 juillet 1901, du 5 avril 1902, du 6 mai 1911) changent la donne : passage du droit commun au droit social. En d’autres termes la responsabilité personnelle ou faute du salarié est remplacée par la responsabilité sociale. Cette révolution sociale a rééquilibré quelque peu les relations entre patronat et salariat. Avec le recul qui est le nôtre la société luxembourgeoise a « admis qu’il existait une responsabilité proprement sociale, irréductible 1 au jeu des responsabilités individuelles ». Ce n’est évidemment pas la disparition de la bourgeoisie luxembourgeoise, mais il y a extension de cette notion, peut-être peut-on parler de sa « démocratisation ». La domination exclusive de la bourgeoisie a disparu. D’ailleurs la frontière entre la nouvelle bourgeoisie et les classes moyennes n’est pas étanche. Finalement le temps de la bourgeoisie « héréditaire » (dynasties bourgeoises) est révolu, dans le sens que : • • Les pouvoirs politique, économique et juridique sont dorénavant davantage séparés. La pérennité des dynasties bourgeoises n’est plus assurée. Le Luxembourg est dirigé par une élite, en nombre restreint, issue de la bourgeoisie (cf. grandes familles). 2 Le professeur de sociologie Michael Hartmann a bien 1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos néolibéral, Paris, 2012, p. 433. 2 Michael Hartmann, Geschlossene Gesellschaft – Interview mit Michael Hartmann, Professor für Soziologie an der Technischen Cahier économique 119 formulé cet aspect : « Es gibt nur vier wirkliche Kerneliten, die aus Wirtschaft, Politik, Justiz und Verwaltung. Die treffen die wichtigsten e Entscheidungen ». Tout au long du 19 siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale au moins, cette constatation s’applique pleinement au Grand-Duché. 3 e Selon Josiane Weber seuls 10% des ministres au 19 siècle sont issus des milieux agricoles et ouvriers ; le cabinet formé en 1866 par de Tornaco est exclusivement composé de nobles, d’où l’expression « gouvernement des barons ». *** La bourgeoisie luxembourgeoise de l’époque pratique des relations mondaines dans un cercle relativement restreint. Les classes moyennes se rencontrent dans 4 les cafés de la Ville. Ecoutons Guy May : « Das gesellschaftliche Leben für den Normalbürger spielt sich zum Teil in den Wirtshäusern der Stadt und mit besonderer Vorliebe in den Gartencafés auȕerhalb der Festungsmauern ab ». Cet auteur indique quelques lieux de rendez-vous connus des classes moyennes : dans le périmètre en dehors de la forteresse, on compte 196 cafés et 11 hôtels. 2.4 Le Luxembourg et la théorie de la régulation 2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la régulation Sans entrer dans les détails de la théorie de la régulation présentons brièvement les principes de base de cette approche. • L’accumulation du capital Il s’agit de « l’ensemble des régularités assurant une progression générale et relativement cohérente de l’accumulation du capital, c’est-à-dire permettant de résorber ou d’étaler dans le temps les distorsions et déséquilibres qui naissent en permanence du Universität Darmstadt, in : Forum, für Politik, Gesellschaft und Kultur, n° 314, janvier 2012, p.16. 3 Josiane Weber, Politische Eliten in Luxemburg – Die Rekrutierung der Minister in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, in : Forum, n° 314, op. cit. p. 21 et p. 22. Voir aussi, dans la même publication : Henri Wehenkel, De la formation des élites intellectuelles dans un petit pays, p. 36-40. 4 Guy May, Kultur und Gesellschaft in der Bundesfestung und der Stadt Luxemburg (1815-1914), Luxembourg, 2013, p. 92. 63 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 processus lui-même ». Sont concernés les liens entre les éléments suivants : organisation de la production, état de la technique, partage de la valeur ajoutée, origine de la demande. • Les formes institutionnelles Il s’agit de dégager les conditions dans lesquelles opère l’ensemble des entreprises. Il importe de préciser les relations entre les entreprises, de préciser le rapport salarial. Sont impliquées cinq formes institutionnelles majeures : la forme de la concurrence, le rapport salarial, la nature de l’Etat, le régime monétaire, l’insertion dans le régime international. Il s’agit de l’organisation générale d’une économie nationale. • La régulation « Parler de régulation d’un mode de production, c’est chercher à exprimer la manière dont se reproduit la structure déterminante d’une société dans ses lois 2 générales ». Réguler, c’est ajuster les différents éléments de l’accumulation du capital et les formes institutionnelles. L’Ecole de la régulation connaît une succession de régimes d’accumulation en relation avec le mode de régulation. Il n’y a donc pas une seule forme de régulation. Le marché n’est pas autorégulateur ; les institutions permettent des ajustements assurant l’accumulation, donc la croissance à long terme. L’histoire indique des changements du régime d’accumulation. Appliquons grossièrement cette configuration à la situation du Grand-Duché. Selon le régulationnisme, le capitalisme connaît deux grands modes de régulation : la régulation concurrentielle et la régulation monopoliste (ou e monopolistique). La première est typique du 19 siècle (concurrence effrénée, des salariés dépourvus de droits sociaux, flexibilité tous azimuts pour les seuls salariés). La seconde se situe dans un autre contexte : grands groupes industriels, conventions collectives, intervention de l’Etat. Le capitalisme, au cours de son histoire, a parcouru différentes formes institutionnelles. A l’opposé de la théorie classique le régulationnisme intègre les sciences sociales (par exemple histoire, sociologie) dans l’analyse économique. Le régulationnisme sort l’analyse économique de sa « splendid isolation ». 3 R. Boyer parle de « la théorie de la régulation comme réinsertion de l’économie politique dans l’histoire du capitalisme ». Contrairement à la théorie économique classique, le régulationnisme connaît donc des métamorphoses, et ceci à deux niveaux. Dans le temps, par exemple le régime fordiste diffère du régime concurrentiel de la e fin du 19 siècle. Dans l’espace, c’est-à-dire dans les différents pays, par exemple le capitalisme anglais et le capitalisme français. Nous sommes là dans le cœur de la régulation. Le régulationnisme s'intéresse prioritairement aux transformations structurelles et institutionnelles du capitalisme. 2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation En un raccourci rapide la régulation adresse une 4 double critique à la théorie classique. Celle-ci, autonome (indépendante du contexte historique et sociale) est animée par l’homo oeconomicus, déterminé par un comportement individuel et rationnel. Selon le régulationnisme « l’économie est encastrée dans les pratiques sociales, que les comportements individuels s’inscrivent dans les normes générales et que la dynamique économique est irréversible, dépendante de sa trajectoire passée ». La seconde critique s’adresse au marxisme, situé dans « une reproduction automatique de la dynamique économique ». Les travailleurs sont considérés « comme des supports passifs des relations de production ». Au contraire, le régulationnisme voit ceux-ci pleinement engagés dans la lutte sociale (cf. années 1917-1921 au Luxembourg). D’ores et déjà la position du Luxembourg peut être esquissée. L’accumulation a joué pleinement au Grand-Duché, grâce notamment aux formes institutionnelles, au 3 1 Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), Théorie de la régulation – l’état des savoirs, Paris, 2002, p. 567. Cet ouvrage comprend un glossaire (p. 556-570) adapté à une information rapide. 2 R. Boyer et Y. Saillard, op. cit. p. 569. 64 Robert Boyer, L’économie peut-elle (re)devenir une science sociale ? A propos des relations entre économie et histoire, in : Revue française de socio-économie, premier semestre 2014, n° 13, p. 211. 4 Christian Chavagneux, Economie politique internationale, Paris, 2010, page 104 (citations) et suivantes. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux sens large ; par exemple création d’un Etat luxembourgeois avec une administration performante, montée du salariat, un système concurrentiel acceptable. La régulation fonctionne sans trop d’accrocs. Ce système est fortifié par la stabilité internationale qui prend successivement différentes formes : Zollverein, UEBL, traités européens. Elles protègent, en grande partie, le Luxembourg vis-à-vis de la mondialisation. Finalement, le succès de la régulation au Grand-Duché est lié principalement à son aspect international. Cette protection s’effrite avec la crise de 2007. Au Luxembourg l’évolution du capitalisme fait e remonter plusieurs époques successives. Le 19 siècle présente deux périodes successives de régulation : la régulation à l’ancienne, la régulation concurrentielle e (type 19 siècle). 2.4.2.1 La régulation à l’ancienne La régulation à l’ancienne se déroule de l’Ancien e régime jusque vers le milieu du 19 siècle. L’Ancien régime est lié à des structures rurales et présente les caractéristiques suivantes. Un capitalisme de négoce et d’industrie sidérurgique ancienne. La dynamique économique – si elle existe – est liée aux incertitudes de l’agriculture. Des crises dites d’Ancien régime sont déclenchées, avec leur engrenage bien connu. Mauvaise récolte ĺ prix agricoles grimpants ĺ disette/famine ĺ offre industrielle>demande ĺ baisse salaires ĺ crise générale Ce schéma de régulation, de par la surmortalité (cf. disette/famine), rappelle le modèle malthusien. 2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19 siècle) e Les prix sont concurrentiels et ceci à double titre. D’abord, le Luxembourg, membre du Zollverein, est exposé à la concurrence industrielle de ce territoire. Ensuite, nous sommes en présence de mécanismes concurrentiels dans la relation salariale, avec une forte sensibilité salariale à la conjoncture. 1 Marcel Ungeheuer a mis en évidence les mouvements conjoncturels de la sidérurgie. Les salariés sont soumis aux fluctuations de l’accumulation et n’ont aucune influence sur le salaire nominal ; il n’y a pas encore de syndicats dans la sidérurgie luxembourgeoise. Retenons une particularité institutionnelle : 2 notre régime monétaire inédit. Le Luxembourg est entré dans le Zollverein en 1842, mais lors du premier renouvellement de ce traité en 1847 le Luxembourg est dispensé (petite dimension oblige) de ses contraintes monétaires (Münzverein). Il fait partie du Zollverein, mais pas du Münzverein. La situation monétaire est la suivante : sont admis comme monnaie le thaler prussien, les francs français et belge ; jusqu’en 1848 le florin néerlandais est admis dans les caisses de l’Etat. Le franc luxembourgeois est une monnaie de compte. Ce régime a bien fonctionné et ceci essentiellement pour deux raisons : la flexibilité ainsi fournie à notre négoce international, l’absence totale de consommation de masse. Toutefois, ce système a évidemment été adapté au fil du temps. Par exemple en 1854 apparaissent les 3 premiers signes monétaires luxembourgeois (monnaie divisionnaire, mais pas de billets) ; le mark allemand devenu la principale monnaie des transactions commerciales, remplace le thaler. Par ailleurs, l’appartenance au Zollverein empêche l’entrée dans l’Union monétaire latine. Dans ce contexte la monnaie est un puissant instrument de la régulation au Luxembourg, souvent sous-estimé. Ce mode de régulation est tout à fait différent du précédent, car l’industrie sidérurgique est au cœur de la régulation. Résumons ses caractéristiques. L’accumulation est de nature extensive : le capitalisme étend ses relations de production, 1 M. Ungeheuer, 1910, op cit. 362 pages. Paul Margue, Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa monnaie, Luxembourg, 1990, 192 pages. Pour ce qui est de la monnaie au Luxembourg, le lecteur intéressé est renvoyé à cet ouvrage. 3 Ibid. p. 50 et suivantes. 2 Des phases prospérité/retournement se succèdent : les salaires sont soumis aux fluctuations de l’accumulation. Cahier économique 119 65 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux mais ne change pas substantiellement les conditions de production. Le salariat industriel au Luxembourg reste encore minoritaire : il contribue de façon décisive à la création du profit, mais ne participe pas à la formation de la demande et on parle de « demande tirée par le profit » (Robert Boyer). Parmi les 123 116 personnes actives (population totale : 249 822) on compte 83 886 ouvriers dont 35 265 dans l’industrie (36 098 dans l’agriculture) ; 1 données statistiques liées à l’année 1907. Ce régime économique n’est jamais au repos. 2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres 2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme 2 La régulation au temps du fordisme est différente de la régulation concurrentielle. On parle de régulation monopoliste. Cette période est le temps de profondes modifications économiques, financières, politiques, sociales et sociétales, comparables aux transformations opérées par la Révolution française au Luxemboourg. Caractérisons la régulation particulière de cette période. 1 Retenons d’emblée que l’entre-deux-guerres est une époque particulière dans le sens que l’ancienne régulation disparaît sans qu’une nouvelle soit installée. Une crise profonde s’est abattue sur le pays. Le salariat a obtenu – non sans difficultés – des droits (syndicats, grève). Le rapport salarial a changé. Le temps des contrats collectifs est amorcé : 1936 pour les ouvriers, 1937 pour les employés. Les formes institutionnelles sont modifiées, par exemple le droit de vote universel. La salarisation croissante de la société modifie le rapport de force entre capital et travail. Le rôle de l’Etat s’étend dans le sens d’une plus grande intervention ; par exemple : journée de huit heures de travail, indemnités de vie chère, indemnité de chômage. L’entre-deux-guerres présente une accumulation capitalistique intense, mais dotée d’une certaine incohérence liée à l’absence de consommation de masse, ce qui n’est pas sans brutalité vis-à-vis des salariés (chômage, conditions de vie détériorées, stagnation sinon recul des salaires). La marche vers une nouvelle régulation est inexorable, mais lente, car le patronat a longtemps tenté d’enrayer cette évolution. Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, Luxembourg, 1912, fascicule XXII, p.89, p. 92, p.2. 66 Avec le recul qui est le nôtre cette période peut être considérée comme la préparation du fordisme. Le rapport salarial est transformé par 3 l’indexation du salaire nominal sur les prix : la productivité du travail est anticipée. La protection sociale se modifie dans le sens que des « éléments collectifs entrant dans le mode de vie salarié (accès à l’éducation, à la santé et partiellement au logement) sont incorporés dans des systèmes de couverture 4 sociale », de type bismarckien pour le Luxembourg, car les cotisations sociales des salariés et des patrons alimentent la couverture sociale. La sensibilité du salaire à la conjoncture économique est en déclin : il y a progression quasi continue du salaire réel, lié au caractère stagflationniste des récessions. Salariat et patronat sont appelés à collaborer : par exemple création en 1966 du Conseil économique et social (CES). Les modifications institutionnelles ont un sérieux impact sur la régulation, qualifiée alors de monopoliste. On peut parler d’accumulation intense : production de masse et consommation de masse. Des rythmes différents, en relation avec des régulations nationales divergentes sont 2 Robert Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 47 et suivantes, p. 57 et suivantes. 3 L’échelle mobile des salaires et traitements est introduite en 1921 (arrêté grand-ducal du 14 mai et loi du 9 août 1921) au profit des agents publics et des chemins de fer. Dans la sidérurgie les salaires sont déjà adaptés à l’évolution du coût de la vie (mais pas encore sur une base légale). Pour une information très rapide voir : L’économie luxembourgeoise au 20e siècle, Luxembourg 1999 (STATEC), p. 163-164. Voir aussi : La réforme de l’indice des prix à la consommation – Historique, Réforme de 1984, Séries statistiques, Echelle mobile, Luxembourg (STATEC), 1985, 179 pages ; cahier économique n° 69. Voire aussi deux publications de Pierre Camy : Un demi-siècle d’échelle mobile au Luxembourg et Un demi-siècle d’indice des prix au Luxembourg, in : cahiers économiques de la Banque internationale à Luxembourg (n° 3/77, 40 pages et n° 4/76, 42 pages). 4 Robert Boyer, op. cit. p. 48. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux corrigés grâce aux réajustements des taux de change. La politique joue un rôle de choix dans la régulation ; cela commence après la Première guerre mondiale avec le Gouvernement Emile Reuter, poussé à l’intervention par les événements. Après la Seconde guerre mondiale le Gouvernement Pierre Dupong 1 crée quelques organismes renforçant ce rôle : par exemple la Conférence nationale du travail (10.11.1944), le Conseil de l’économie nationale (04.08.1945). 2 Ecoutons encore Robert Boyer : « Sous le fordisme, la dynamique de la progression négociée du salaire réel n’est-elle pas le stimulant de la productivité et de l’innovation ? ». Pour terminer écoutons une approche critique du 3 professeur Isabelle Cassiers : « La théorie n’étant pas totalement bouclée, ne pouvant pas l’être, il s’agit de mettre en œuvre ces concepts dans une recherche historique, comparative ou même prospective ». Quant à la régulation au temps de la société de services, voir sous 2.6.2. 2.4.2.5 Conclusion d’étape par les grandes grèves de 1917 et 1921 et l’attitude intransigeante et rigide du patronat. La concurrence des espaces nationaux est relevée par la disparition du Zollverein et la création de l’union économique du Luxembourg avec la Belgique (UEBL), vers laquelle la France a poussé le Luxembourg. Enfin la grande crise de l’entre-deux-guerres (politique, économique, sociale et sociétale) a complètement bouleversé la société luxembourgeoise. 6 R. Boyer parle des « Vingt douloureuses » pour les années 1970 et 1980. Ceci ne s’applique pas au Luxembourg. L’industrie fordiste est bel et bien en crise (cf. concurrence des pays hors d’Europe). Toutefois au Luxembourg le recul sidérurgique (19751985) aurait dû mener à une vraie catastrophe, car parler industrie, c’est pointer la sidérurgie. Il n’en est rien, deux effets ont joué. En 1963 les Etats-Unis sont occupés à lutter contre le déficit de la balance des paiements. L’interest equalization tax rend les achats de titres étrangers plus onéreux. La réponse est simple : les dollars et les entreprises prennent le chemin de l’Europe. Pour le Luxembourg, c’est le temps « heureux » des eurodollars et des euro-obligations, car la finance y est encore peu développée. Jusque-là les banques sont surtout tournées vers le petit marché intérieur : il y a donc peu de réglementation bancaire et financière. 4 Selon R. Boyer « la théorie de la régulation répond par la négation à l’idée de lois d’évolution immanentes du capitalisme ». Et encore : … ce qui importe c’est « la forme précise que prennent les rapports sociaux capitalistes, tels qu’ils sont façonnés par les conflits sociaux et politiques, la concurrence des espaces nationaux, ou encore les grandes crises qui marquent le développement de ce système économique ». Voilà qui s’applique à merveille à la crise générale de la société luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres. Les 5 conflits sociaux et politiques peuvent être symbolisés 1 Pour des détails voir : Gérard Trausch, Le Conseil économique et social et la société luxembourgeoise. Luxembourg, 2006, p. 6 et suivantes. 2 Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Paris, 2004, p. 223. 3 Isabelle Cassiers (université catholique de Louvain), Boyer Robert – La théorie de la régulation : une analyse critique, in : Xavier Greffe, Jérôme Lallement, Michel de Vroey, Dictionnaire des grandes œuvres économiques, Paris, 2002, p. 69. Voir aussi, dans un autre genre: Isabelle Cassiers (dir.), Redéfinir la prospérité, Paris, 2013 (2011), 382 pages; préface de Dominique Méda. 4 R. Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 105, y comprise la citation suivante. 5 Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du Luxembourg 1914-1922, 1974, 118 pages. Cahier économique 119 Entre 1968 et 1974 la Bundesbank augmente les réserves obligatoires non rémunérées pour lutter contre l’inflation. En 1974 l’Allemagne introduit une retenue à la source sur les intérêts. En réponse des banques allemandes s’installent au Luxembourg. De fait le Luxembourg n’a pas attiré euro-dollars et euroobligations et les banques allemandes. Au contraire, l’étranger a saisi l’opportunité offerte à cette époque par la situation particulière du Luxembourg. L’ère fordiste a été prolongée au Luxembourg par le secteur financier/bancaire, parce que la productivité et les rendements d’échelle sont au rendez-vous, au moins par rapport aux pays voisins. Voilà qui explique cette ère de prospérité fordiste, renforcée par la légendaire stabilité politique et un environnement économique et social favorable au Luxembourg. Le fordisme se prolonge donc au Luxembourg jusque vers les années 1990. *** 6 R. Boyer, op. cit. p. 73. 67 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux sociaux et psychologiques subis par les chômeurs. L’emploi a un effet intégrateur, or le chômage freine cette mécanique. Pourquoi la société fordiste s’est-elle enrayée ? Pour aborder cette question, revenons – en résumé – sur ses caractéristiques. L’ère fordiste est définie par ce qu’on appelle le « cercle vertueux ». • • • • • • • Accroissement simultané de la production et de la productivité avec partage des fruits de la croissance entre salariat et patronat. Il y a consensus social : collaboration entre patronat et salariat. La proximité entre salariat et patronat (du temps de la sidérurgie) y a contribué. Le plein-emploi règne : absence de chômage. Un système généreux de protection sociale est mis en place. Le Luxembourg bascule dans la société de consommation : la consommation n’est plus réservée à la bourgeoisie, l’ensemble de la population y accède. Le dispositif de la protection sociale est axé sur l’activité professionnelle. A la protection sociale assurantielle s’ajoute un volet de solidarité, donc non lié au travail. Ceci augmente le risque de l’assistanat. D’où une évolution potentiellement dangereuse : protection sociale assurantielle ĺ solidarité nationale (nécessaire) ĺ protection sociale assistantielle. En d’autres mots, la protection sociale, au lieu de cibler ceux qui en ont besoin, pratique l’arrosoir social, facile à mette en œuvre, mais coûteux, car difficile à arrêter. • Les immigrants traditionnels d’Italie, puis du Portugal n’ont guère posé de problèmes d’intégration : la société industrielle a su offrir du travail même à ceux qui ne disposent d’aucune formation. Dans la société de services les immigrants sans formation sont confrontés à de sérieux problèmes. Actuellement la moitié des chômeurs n’a aucune formation ; un quart d’entre eux n’a pas fréquenté les écoles du pays. Une situation spécifique peut se présenter : des immigrants font face à un environnement culturel qui leur est tout à fait étranger. Ils peuvent être heurtés par le « laxisme des mœurs, …, partie de la liberté 1 démocratique ». Des problèmes d’intégration apparaissent et peuvent peser sur la cohésion sociale. • Enfin, à cela s’ajoute la crise économique : augmentation des dépenses, mais les recettes augmentent aussi (au moins jusqu’à maintenant). La redistribution sociale est de nature assurantielle (comme dans les pays voisins). Cette configuration économique et sociale a été un succès, parce que ces divers points fonctionnent ensemble, se complètent mutuellement ; il y a enchaînement excellent entre ces points. Ainsi, le partage de la valeur ajoutée entre salariat et patronat suppose une certaine concertation entre les deux. Le régime de protection sociale marche sans difficulté, car il y a absence de chômage. L’accès à la consommation de la masse de la population mène à la pleine acceptation de la société fordiste. Au Luxembourg l’ère fordiste a duré davantage que dans les pays voisins. Ses avantages ont joué plus longtemps. En effet, l’économie financière a pu prendre la relève au moment du déclin sidérurgique. Le recul fordiste est lié à une forte atténuation, sinon à la disparition des caractéristiques définissant le fordisme. A l’image de la liste précédente le constat suivant peut être dressé. • La productivité dans le tertiaire a baissé, ce qui a entraîné des problèmes dans le partage des fruits de la croissance. Le consensus social est ébranlé : le patronat a boycotté le CES en 2011. 1 • 68 Le chômage croissant a bouleversé la donne : le coût du modèle luxembourgeois devient exorbitant. Il en est de même des dégâts Dominique Schnapper (sociologue), La cohésion sociale : de quoi parle-t-on ? in : Christophe Fourel et Guillaume Malochet, Les politiques de cohésion sociale – Acteurs et instruments, Paris, 2013, p. 25. Centre d’analyse stratégique, Rapports et documents n° 55. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 3 2.5 Une autre interprétation de l’industrialisation 2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir 1 Retraçons brièvement les tendances politiques e existant au 19 siècle au Luxembourg. Deux camps se détachent nettement : les libéraux, les catholiques. Le premier camp comprend les libéraux doctrinaires et les libéraux progressistes. Les libéraux doctrinaires sont autoritaires dans leur optique politique, conservateurs dans leur optique sociale, orangistes et anticléricaux. Il s’agit surtout de hauts fonctionnaires, sans grande résonance dans la population. Le Roi Grand-Duc les installe au pouvoir dans le contexte de la constitution de 1841. Ignace de la Fontaine (1787-1871) est leur chef de file. Les libéraux progressistes témoignent d’un esprit plus ouvert : élargissement du pouvoir législatif, liberté de presse, liberté individuelle. Ces finalités profitent en premier lieu à ce groupe qui se dit plus accessible au domaine social, mais se refuse au suffrage universel. La révolution de 1848 les installe au pouvoir qu’ils perdent avec le « coup d’Etat » du Grand-Duc de 1856, mais ils reviennent au pouvoir avec la constitution libérale de 1868. Leur chef de file est la dynastie Metz. Le second camp est représenté par les catholiques et s’oppose au premier. D’abord progressistes, ils sont pour le droit de vote universel en 1848, par la suite ils deviennent de plus en plus conservateurs sous la houlette de leur chef de file Charles-Gérard Eyschen (1800-1859). Notons en quelques traits la situation sociale du pays et le regard que la bourgeoisie y porte. Les notables ne sont guère capables de saisir la gravité du problème social. « Ils ne s’occupent du chômeur et de l’ouvrier devenu invalide par maladie, l’accident de travail ou la vieillesse que sous l’aspect de la répression de la 2 mendicité. ». Le Journal de la Ville de Luxembourg du 4 novembre 1829 parle avec enthousiasme du travail en usine de garçons et de filles entre 8 et 12 ans. Le 19 décembre 1829 le même journal relate le travail de 60 à 70 petites filles, la plupart en dessous de huit ans, dans une usine de fourrures de gants. Il faut attendre la loi du 6 décembre 1876 pour interdire aux enfants avant l’âge de douze ans révolus les travaux en usines ou ateliers. Cet âge est porté à 16 ans pour des travaux de nuit ou des travaux souterrains (mines, minières, carrières). Retenons un comportement symptomatique de la bourgeoisie à l’égard du domaine social à la veille de 4 la révolution de 1848. « Une loi de Napoléon du 19 janvier 1805, …, avait mis aux frais de l’Etat l’éducation, à partir de l’âge de dix ans, dans un lycée ou une école des arts et métiers d’un enfant mâle de chaque famille qui en comptait sept vivants. Le 17 avril 1847 cette loi étant encore en vigueur, un cultivateur de Sandweiler, père de 15 enfants vivants, e en demanda le bénéfice pour son 10 fils, âgé de 10 ans. Sur cette demande, le gouvernement proposa aux Etats l’abrogation de la loi. Le 22 juin 1847, les Etats votèrent la suppression de cette aide aux familles nombreuses … ». La loi de 1805 est abrogée à l’unanimité, ce qui témoigne d’un manque total de sensibilité sociale. Au Luxembourg la révolution de 1848 a un aspect distinctif par rapport aux pays voisins. Ecoutons Albert 5 Calmes . La première différence est « l’inertie des pouvoirs publics lors des famines de 1846 et 1847 ». Selon la seconde « la révolution fut déclenchée dans les communes et non, comme dans les autres pays, à l’échelon de l’Etat et dans la capitale. Et ceci non pour des griefs financiers, …, mais pour des motifs politiques culminant dans l’opposition aux oligarques locaux. Promus édiles non par les votes des administrés, mais par la faveur du gouvernement, et gérant les affaires communales dans le secret, ils ne pouvaient échapper au soupçon de soigner leurs intérêts personnels au détriment de l’intérêt général et ceux de leur classe à l’encontre des besoins des petites gens ». Ce contexte explique la grande réforme des communes, dès 1848, par la Chambre issue des élections de septembre 1848. Cette réforme est effectivement une urgence. Revenons à Albert 3 1 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 54. 2 Albert, Calmes, La Révolution de 1848 au Luxembourg, Luxembourg, 1957, p. 148. Cahier économique 119 Albert Calmes, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le Royaume des Pays-Bas (1815-1830), Bruxelles, 1932, p. 43-44. 4 Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 149. 5 Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 23-24. 69 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Calmes : « Comparée à la loi belge de 1836, qui avait régi les communes du Grand-Duché, sauf la capitale, la loi de 1843 était en recul des libertés communales et de la liberté tout court. En effet, bourgmestre, échevins, conseillers et fonctionnaires communaux, sous des formes diverses et parfois après un simulacre d’élections, étaient en fait désignés par le gouvernement, qui, armé du droit de révocation, les tenait bien en mains ». En plus, « la loi interdit la publicité des séances du conseil communal ». Quels sont les gagnants et les perdants de la révolution de 1848 ? • Les vrais gagnants sont du côté de la bourgeoisie libérale, malgré la régression entre 1856 et 1868. Leur pouvoir politique et économique, consolidé, est devenu incontesté, sinon incontestable. • Le monde ouvrier est le vrai perdant. Leur 2 adresse aux Etats, présentant des revendications démocratiques modérées, est esquivée. Une 3 commission d’enquête des Etats, meilleur moyen pour enterrer des revendications, passe sous silence leurs doléances et ne retient que la question du chômage. Comble de l’ironie ou du sarcasme, cette commission préconise d’utiliser les crédits prévus au budget à des travaux publics pour peser sur le chômage. La détresse sociale dans le pays persiste : pauvreté, précarité, chômage. S’y ajoute le truck system et le livret 4 d’ouvrier . L’industrialisation mène à des modifications notables de la société luxembourgeoise. Résumons. Cette industrialisation est marquée par le passage vers l’usine utilisant exclusivement le coke et la minette. Dès 1865 une telle usine est installée à 5 Dommeldange . Vers la fin des années 1860 seul un tiers du 6 minerai extrait au Luxembourg est transformé sur place. A partir de 1880 apparaissent les clauses d’interdiction de trafic dans les conventions de concession : le minerai luxembourgeois en profite directement. L’industrialisation a deux effets : concentration technique dans le sud du pays des usines et concentration financière. La sidérurgie se déplace vers le sud du pays et la répartition géographique suit le mouvement. S’y ajoute une salarisation croissante de la société luxembourgeoise. Les capitaux allemands sont largement majoritaires dans la sidérurgie luxembourgeoise. Le pays compte 7 cinq grandes sociétés : Gelsenkirchener Bergwerks AG, Arbed (1911), Deutsch-Luxemburgische Bergwerks- und Hütten-AG, SA Ougrée-Marihaye et 8 Felten et Guillaume. En 1913 et selon une estimation bilantaire 69% des usines sidérurgiques appartiennent ou sont exploitées par des sociétés allemandes. *** • Les troubles de 1848 sont majoritairement apparus dans les communes ; par exemple Ettelbruck, Diekirch, Mersch, Grevenmacher, Wiltz, Esch/Alzette, Esch/Sûre, Echternach, Luxembourg. Les manifestants dans ces communes sont mi-gagnants, mi-perdants. Ils sont gagnants, car la loi communale de 1848 améliore la situation dans les communes ; ils sont perdants, car la situation sociale du pays reste préoccupante. *** 1 Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg, 1954, p. 252. 2 Albert Calmes, La première manifestation ouvrière au Luxembourg, en avril 1848, in : même auteur, Au fil de l’histoire, Luxembourg, 1968, p. 65-75. 3 Cette commission de sept membres est composée comme suit : deux membres du Gouvernement, un grand propriétaire et quatre industriels. Ni ouvriers ni artisans (aucun salarié) ne sont représentés dans cette commission. 4 Pour des détails, voir cahier économique n° 113, surtout p. 2324, p. 49 et suivantes, p. 79 et suivantes. 70 La notion de « libéralisme » revêt des significations différentes. Dans le monde anglo-saxon ce terme a une connotation de gauche. En Amérique latine et en Europe du Sud il a une résonance conservatrice, sinon néolibérale. 5 Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIXe – XXe siècles), Bruxelles, 2012, p. 34. 6 Ibid. 2012, op. cit. p. 35. 7 Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 37 et 39. Travaux de la Commission sur l’orientation économique du e Grand-Duché de Luxembourg, II partie : Rapport sur la métallurgie, rédigé par Paul Wurth (ingénieur), Luxembourg, 1919, p. 3 et p. 4. Voir aussi la réponse à cette Commission de Léon Nemry (consul attaché à la légation de Belgique à Luxembourg) : Die wirtschafliche Zukunft des Groȕherzogtums Luxemburg – Kritik der Arbeiten der « Kommission für das Studium der durch den Krieg hervorgerufenen wirtschaftlichen Probleme und deren eventuellen Folgen », Luxembourg, 1919, 128 pages ; traduit du français. 8 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 L’écrivain et essayiste Mario Vargas Llosa (prix Nobel de littérature 2010) a même établi une liaison entre une certaine forme de libéralisme et le marxisme. « Il existe par exemple des libéraux qui pensent que l’économie est le domaine au travers duquel tous les problèmes se résolvent, et que le marché libre est la panacée à tous les maux, de la pauvreté au chômage, en passant par la discrimination et l’exclusion sociale. Ces libéraux, de véritables algorithmes vivants, ont parfois fait plus de tort à la cause de la liberté que les marxistes, lesquels furent les premiers à proclamer l’idée absurde que l’économie est la force motrice de l’Histoire. Cela n’est tout simplement pas vrai. Ce sont les idées et la culture, et non l’économie, qui distinguent la civilisation de la barbarie ». 1902 sur l’assurance accident est une avancée sociale de taille. Le salarié accidenté ne doit plus prouver une faute de l’employeur pour toucher une indemnité, faute difficile à prouver devant un tribunal civil. « L’économie à elle seule … ne peut constituer un objectif à la vie ». L’ensemble de ces trois libéralismes permet à la bourgeoisie luxembourgeoise de dominer sans entrave la vie politique, économique et sociale du pays. L’industrialisation a dégagé trois groupes dans la population. Cet auteur se déclare libéral et considère « la liberté comme une valeur absolument essentielle. Ses fondements sont la propriété privée et l’Etat de droit. Ce système réduit au maximum les formes possibles d’injustice, génère mieux que tout autre le progrès matériel et culturel, contient le plus efficacement la violence et veille au respect des droits humains. Les libertés politique et économique présentent les deux faces d’une même médaille ». Le libéralisme économique (voir plus loin sous 3.1.) est mis en scène par le marché. A. Smith part de la division du travail en relation avec un espace de libreéchange, c’est-à-dire un marché. Il résume cette 3 approche par une phrase lapidaire : « Donne-moi ce que je veux et tu auras ce que tu veux, … ». Selon P. 4 Rosanvallon A. Smith « pense l’économie comme fondement de la société et le marché comme opérateur de l’ordre social ». Le même auteur parle de « société de marché généralisé ». *** Revenons à la « bourgeoisie triomphante », imprégnée 2 de libéralisme. P. Rosanvallon distingue trois libéralismes : le libéralisme politique, le libéralisme moral et le libéralisme économique. Le libéralisme politique est lié à une notion juridicopolitique. L’aspect juridique est représenté par le Code civil de 1804 et par un ensemble de lois ou règlements. Ainsi, les dispositions assurant le travail sur place du minerai luxembourgeois est en faveur de la bourgeoisie/patronat. Le libéralisme moral est lié à l’individualisme, c’est-àdire à l’autonomie individuelle. Celle-ci implique la responsabilité individuelle, parfois dramatique pour le salarié. Pour celui-ci le chemin est bien long de la responsabilité professionnelle (ou faute) issue du droit commun à la responsabilité sociale. La loi du 5 avril Un petit groupe de grands bénéficiaires : la bourgeoisie/patronat, à l’abri des trois libéralismes. Un grand groupe de petits bénéficiaires (relatifs) : les ouvriers de la nouvelle sidérurgie. Malgré une situation sociale parfois difficile (cf. logement) leurs salaires dépassent en général ceux des autres salariés (ouvriers agricoles et ouvriers en dehors de la sidérurgie, journaliers, domestiques). Un troisième groupe comprend justement ces autres salariés, dont les salaires restent constamment à la traîne par rapport à la sidérurgie. La vie politique est entre les mains de la bourgeoisie. Il n’y a pas encore de partis politiques, mais entre les différentes tendances (par exemple entre libéraux et catholiques) les joutes oratoires sont parfois mémorables. Des groupements autour de fortes personnalités se font et se défont facilement. Un phénomène curieux est apparu. Ecoutons Gilbert 5 Trausch . « On chercherait en vain entre 1872 et 1906 ces grandes joutes politiques qui caractérisent les années 1848 à 1872, … ». Est-ce que la bourgeoisie 3 1 Extrait d’une conférence prononcée le 21 août 2014 lors de la réunion des lauréats du prix Nobel à Lindau (Allemagne). 2 Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique – Histoire de l’idée de marché, Paris, 1999, p. IX. Cahier économique 119 Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, 2000, p. 20. Nouvelle traduction coordonnée par Philippe Jaudel, responsable scientifique Jean-Michel Servet. 4 5 P. Rosanvallon, 1999, op. cit. p. 70. Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 64. 71 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux s’est concentrée sur l’industrialisation, car consciente des nouvelles perspectives offertes ? La bourgeoisie est-elle davantage unie que ne le suggère les diverses tendances politiques ? L’ère de l’industrialisation est aussi le temps de passage du capitalisme des grandes familles (par exemple les Metz, Pescatore, Brasseur, Collart, Wurth, Munchen), vers le grand capitalisme (sociétés anonymes). Quelle relation entre la bourgeoisie et les lois sociales de 1901, 1902 et 1911 ? Trois facteurs ont joué. * Le Luxembourg est membre du Zollverein qui a évidemment une influence sur sa législation. D’ailleurs, le Luxembourg réagit avec un certain retard. 1 * Paul Eyschen , « un libéral modéré » (selon Gilbert Trausch) et « un stratège incontournable » (selon Denis Scuto) fait avancer les choses après mûre réflexion. * Les trois lois sociales sont strictement adossées au travail, ce n’est pas une protection sociale universelle. L’industrialisation a généré du pouvoir d’achat. Les augmentations des salaires dans la sidérurgie reviennent, au moins partiellement, par un détour de consommation, à la bourgeoisie marchande, sous 2 forme de « profits différés ». La Première guerre mondiale a marqué une crise généralisée ; c’est aussi une crise de la bourgeoisie 3 luxembourgeoise. Ecoutons Immanuel Wallerstein : « … ce n’est pas parce qu’un système est en crise qu’il n’essaie pas de continuer à fonctionner comme à 1 Paul Eyschen (1841-1915) est ministre d’Etat, président du Gouvernement de 1888 à 1915. Voir par exemple Jules Mersch, Paul Eyschen, in : Biographie nationale du pays de Luxembourg e depuis ses origines jusqu’à nos jours, V fascicule, Luxembourg, 1953, p. 71-153 ; Antoine Funck, Eyscheniana, in : ibid. p. 155168 ; Léon Metzler, In memoriam Paul Eyschen, homme d’Etat et jurisconsulte, in : ibid. p. 169-234 ; Marcel Noppeney, Paul Eyschen entre la France et l’Allemagne, in : ibid. p. 235-241. 2 L’expression est d’Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, 2002 (3e éd.), p. 59. 3 Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde – Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, 2009 (2004), p. 138. Dans la foulée voir aussi du même auteur : La construction d’une économie-monde européenne 1450-1750, in : Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel, Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, 2009, p. 191-202. Traduction de Philippe Beaujard. 72 l’accoutumée. … les habitudes sont familières et elles assurent des bénéfices … ». La bourgeoisie espère continuer les affaires comme par le passé, appuyée sur une longue tradition de monopolisation du pouvoir économique et politique. Voilà qui explique son attitude intransigeante et 4 arrogante. Gilbert Trausch a constaté « un mur d’incompréhension qui sépare en ces années le patronat et le salariat ». Dans un contexte de pénurie alimentaire, de perte de pouvoir d’achat, de revendications salariales (licenciements, baisses de salaire), la lutte du monde ouvrier contre ces calamités débouche, après la guerre, sur la lutte pour la reconnaissance et la légitimité des syndicats dans l’entreprise. Le monde patronal, cantonné dans une attitude de rejet vis-à-vis du monde ouvrier, a mis du temps pour pressentir, audelà de la crise économique, une crise sociétale. Face à la bourgeoisie/patronat, le monde ouvrier fait son entrée dans la société luxembourgeoise. On a reproché au mouvement ouvrier une réaction excessive. En réponse au comportement rigide et fermé à toute concession, les ouvriers ont eu recours au seul moyen d’exprimer leur mécontentement : manifestations et grèves. Les deux grèves de 1917 et 1921 sont bien 5 connues. Gilbert Trausch a dénombré une série de 17 petites grèves en 1919 et en 1920. Le Gouvernement, désemparé vis-à-vis de cette situation inédite, dans la personne d’Emile Reuter (ministre d’Etat de 1918-1925) « a préféré tergiverser. Pour lui il s’agissait d’éviter l’irréparable, d’empêcher que le sang ne coulât. Il y a pleinement réussi et ce 6 n’est pas un mince mérite ». Reuter joue l’apaisement (par exemple conseil d’usine, journée de huit heures de travail). Il est vrai que les ouvriers ont pratiqué un langage outrancier, mais n’est-ce pas un moyen de se faire entendre par la bourgeoisie/patronat. En 1848 elle a traité les ouvriers avec mépris tout en ignorant superbement leurs doléances. Le dénouement est bien 4 Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du Luxembourg, op. cit. p. 84. Pour bien comprendre cette période de l’histoire du Luxembourg, cet ouvrage de 118 pages est incontournable. 5 6 Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 86-87. Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 110. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 connu : un compromis . Au cours de l’entre-deuxguerres les syndicats, pleinement acceptés, se penchent vers des problèmes qui leur sont propres (par exemple salaire, conditions de travail) et laissent le champ politique aux partis politiques. 2.5.2 Interprétation selon Immanuel Wallerstein Abordons la dimension historique de cette époque selon l’approche du sociologue américain Immanuel 2 Wallerstein . A cet effet prévoyons deux étapes : la période avant l’industrialisation et l’époque de l’industrialisation. 2.5.2.1 Première étape : période avant l’industrialisation Dans cette communauté purement agraire la cellule fondamentale de la société est la famille. Cette situation est encore renforcée par la Révolution 3 française : pas d’intermédiaire entre l’Etat et les citoyens ; le Code civil de 1804 est caractérisé par une absence de privilèges liés à la naissance. La famille ou le ménage se compose des époux, des enfants, d’autres membres de famille, de journaliers ou domestiques. C’est à la fois un lieu de production de produits agricoles et même de produits artisanaux, c’est un lieu de reproduction sociale (l’avenir des enfants est le passé des parents), c’est un lieu stable mais changeant (naissances, décès, départs/arrivées). Cette famille est une communauté de vie et de survie dans un milieu rural. Tout au long de la première e moitié du 19 siècle disettes et famines persistent. On 4 parle des « horreurs de la famine » de 1816 et 1817. Retenons les principales famines ou disettes : 1831, 5 1846, 1847, 1848 et la dernière en 1853 . Notons 6 l’appréciation d’Albert Calmes : « A partir de 1845, les cris de misère s’élèvent de toutes parts. Il ne s’agit pas de l’effroyable dénuement de prolétaires tels que ceux des fabriques de Birmingham, de Gand, de Paris, de Lyon et de Silésie. Au Luxembourg et en Rhénanie, c’est des populations rurales que montent les cris : De 7 l’ouvrage ! Du pain ! ». Et encore du même auteur : « En 1842, des bandes d’affamés parcoururent le pays. Des gens moururent de faim lors de la famine de 1847 et de nouveau des bandes parfois menaçantes parcoururent les campagnes ». Le Luxembourg préindustriel et agricole souffre de la faim. Souvent l’émigration semble la seule issue. A. 8 Calmes fournit quelques indications sur l’émigration au cours des années 1840, entre parenthèses la part de ceux partis pour l’Amérique ; 1843 : 917 (253) ; 1844 : 377 (24) ; 1845 : 526 (218) ; 1846 : 1 587 (991). Au cours des quatre premiers mois de 1847, on compte déjà 1 521 émigrants. A l’époque autosuffisance et autoconsommation sont des mots-clés. Le nombre des salariés est encore réduit. D’ailleurs, journaliers et domestiques sont partiellement rémunérés en nature (nourriture et logement), le salaire résiduel est forcément réduit. On est loin d’une société salariale. Cette société est dominée par la pauvreté. Ecoutons 9 Gilbert Trausch : « Les conditions de vie des classes populaires restent précaires. Les pauvres se nourrissent mal : pommes de terre, pain et lait, voilà l’essentiel de leur menu tout au long de l’année. La viande (aux riches protéines) est un plat rare, réservé aux grandes occasions. La famine n’a pas encore disparu. Dans cette société encore agraire, il suffit d’une ou deux mauvaises récoltes pour qu’il y ait crise alimentaire. De soudaines poussées de prix des céréales mettent le pain hors de la portée du pauvre 10 journalier ». Concluons avec Emmanuel Servais : « … un petit peuple toujours inquiet au sujet du sort que l’avenir lui réserve ». 1 Pour des détails voir l’ouvrage (1974) de Gilbert Trausch. Rappelons que Wallerstein s’est inspiré à la fois de Karl Marx (théorie du développement inégal) et de Fernand Braudel (Ecole des Annales, dont il emprunte la très longue durée). Le lecteur intéressé par les écrits de Marx et des marxistes peut consulter des extraits d’ouvrages dans : Kostas Papaioannou (historien), Marx et les marxistes, Paris, 2001, 505 pages. 3 Voir premier chapitre du cahier économique n° 113, op. cit. p. 11-34. 4 P. Ruppert, Les Etats provinciaux du Grand-Duché de Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. 133. 5 Albert Calmes, La disette de 1853, in : Albert Calmes, Au fil de l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179-182. 2 Cahier économique 119 6 Albert Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 424. Albert Calmes, La disette de 1853, in : A. Calmes, Au fil de l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179. 8 A. Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 431. 7 9 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 114. E. Servais (1811-1890), Autobiographie, préface de Christian Calmes, Luxembourg, 1990, p. 47. E. Servais a été Ministre d Etat, président du Gouvernement de 1867 à 1874. 10 73 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation Notons la situation de la famille dans les classes 1 populaires. Selon Immanuel Wallerstein « l’unité économique engagée est le ménage ». Son harmonie est liée à l’engagement familial de ses membres. Comment assurer sa survie ? Ses ressources sont diverses : salaire, autoconsommation, vente sur le marché de produits agricoles (par exemple légumes, œufs), autres contributions de membres du ménage. L’industrialisation change la donne. Cette industrialisation a deux conséquences majeures : la salarisation et la division du travail à l’intérieur des ménages. L’industrialisation fait grimper mécaniquement le nombre de salariés, surtout les ouvriers. Ainsi, entre 1871 et 1907, le nombre des 2 ouvriers occupés dans l’industrie sidérurgique et minière augmente de 3 383 à 15 218 (multiplication 3 par 4,5). Sur la même période la population active dans l’agriculture baisse de 60,4% à 43,2%, face à une augmentation du secteur secondaire de 20,2% à 38,4%. Salarisation et industrialisation sont les deux piliers d’un même phénomène. Nous venons de relever les diverses ressources du ménage préindustriel. Au fur et à mesure que l’industrialisation avance, la part du salaire prend une ampleur croissante. Dans ce contexte une 4 différenciation du travail du ménage s’opère. Le mari/père et le cas échéant les jeunes gens travaillent à l’extérieur du ménage et touchent un salaire. L’épouse/mère avec les filles vivant dans le ménage s’occupent du ménage, font du jardinage et s’occupent de la basse-cour, etc. A cela s’ajoute une évaluation des travaux. Le travail à l’extérieur du ménage et générant un salaire est qualifié de productif. Le travail effectué à l’intérieur du ménage est traité d’improductif, même si la ménagère vend des produits du jardinage sur le marché. Cette évaluation des travaux a achevé le partage des rôles entre les sexes et les générations. Ainsi, l’homme salarié est classé « breadwinner » du ménage, la femme affectée aux travaux ménagers, est devenue « femme au foyer » ; son travail est dévalué. Le « breadwinner » est économiquement actif, tel n’est pas le cas pour la femme au foyer. « Ainsi le sexisme 5 s’est-il trouvé institutionnalisé », selon I. Wallerstein . Cette architecture est entrée dans les statistiques et est loin d’avoir disparu au Luxembourg. Ainsi, le 6 recensement de la population de 1960 parle d’aides familiaux ou aidants : « personnes qui travaillent dans une entreprise économique exploitée par un membre de leur famille et qui vivent dans le ménage du chef 7 d’entreprise ». Ce recensement indique encore 12 931 aidants (dont 9 227 dans l’agriculture), face à une population active totale de 128 475 personnes (ce qui fait 10%). Ces aidants assistent le chef de ménage dans son travail productif. Considérons les ressources d’un ménage ouvrier : le salaire, d’autres moyens de subsistance. Dans ce cas le salaire monétaire peut être inférieur à ce qu’il est dans l’hypothèse où le ménage ne touche que le seul salaire monétaire. Le salaire minimal à accorder à l’ouvrier doit au moins correspondre à assurer sa survie. La bourgeoisie/patronat, qui préfère « payer 8 moins que plus », a un avantage à ce que le ménage ouvrier dispose de ressources dépassant le seul salaire monétaire. Elle paie un salaire monétaire moins élevé, car le ménage ouvrier dispose encore pour survivre d’autres ressources. 9 Wallerstein qualifie un ménage ouvrier de semiprolétarisé, s’il dispose d’autres ressources que le seul salaire. Le même auteur parle de ménage prolétarisé, si celui-ci a comme revenu uniquement le salaire. Quelle est la situation au Luxembourg ? 10 Selon le recensement de 1907 des 66 663 professions accessoires exercées 48 719 (74%) relèvent de l’agriculture ; 19% sont liés au commerce/transport et 7% sont en relation avec l’industrie. Les ouvriers sont majoritaires parmi ceux qui ont une activité accessoire. Ainsi, ils représentent 61% des professions accessoires dans le canton d’Esch, région industrielle par excellence et encore 50% dans le canton de Mersch, région agricole. 5 I. Wallerstein, 2002, op cit. p. 25. Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. VI, p. 85. 7 Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. III, p. 18. 8 I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 26. 9 Ibid. p. 27. 6 1 I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 24. 2 Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 79. Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. III, p.122. 4 I. Wallerstein, 2002, op.cit. p.24 et suivantes. 3 74 10 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, op. cit. fascicule XXII, p. 169 et p. 161. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Tableau 2.1*: Population active, population à charge et population dépendante (en %tage) Population active Secteur Primaire Secondaire tertiaire Population à charge Population dépendante 1871 1907 1871 1907 1871 1907 60,4 20,2 19,4 43,2 38,4 18,4 72,8 13,2 14,0 31,6 49,1 19,3 66,3 16,9 16,8 37,6 43,5 18,9 * Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. III, p. 122. De nombreux ménages ouvriers ont encore une occupation accessoire dans l’agriculture. Ils ont une petite « exploitation » agricole (volaille, quelques cochons, une ou même plusieurs vaches, quelques lopins de terre) ou parfois aident dans une autre exploitation agricole plus grande. Dans la terminologie de Wallerstein il s’agit de ménages semi-prolétarisés. Faute de statistiques détaillées sur une longue période nous utilisons la relation suivante : amplificateur sur les salaires. D’ailleurs, celle-ci se fait une réputation croissante de servir des salaires plutôt élevés, au moins en comparaison avec les salaires hors sidérurgie. Ici le schéma de Wallerstein ne semble guère jouer de rôle. Toutefois, cette configuration en relation avec l’existence des ménages semiprolétarisés explique au moins partiellement que les renvois secs d’ouvriers ont été possibles : « Von 1873 bis 1878 waren 30-40% Arbeiter sowohl auf Hütten 2 wie in den Gruben entlassen worden ». Dans le même ordre d’idées des baisses de salaire ont été facilitées. population dépendante = population active + 1 personnes à charge . Le tableau 2.1 explique cette relation pour les trois secteurs économiques. Une transformation en profondeur de la société luxembourgeoise se déroule entre 1871 et 1907, sur deux niveaux. D’abord, et c’est bien connu, la population active du secteur primaire baisse au profit du secondaire, de 60,4% en 1871 à 43,2% en 1907. Puis, la population dépendante du secondaire passe de 16,9% à 43,5%, toujours au cours de la même période. En fait, ce principe montre la formation croissante de ménages semi-prolétarisés. En d’autres mots, au cours de ce laps de temps l’industrialisation a généré la division sexuelle et générationnelle du travail (travail productif et travail improductif). • Revenons à deux idées-forces de Wallerstein. La bourgeoisie/patronat a tendance à payer des salaires situés aux environs de ce qui est nécessaire à la survie des ménages. Cette approche peut-elle s’appliquer à la sidérurgie e du 19 siècle ? Une réticence de la population rurale vis-à-vis de l’embauche dans la sidérurgie liée à une demande de main-d’œuvre dans cette industrie, a un effet Selon Wallerstein a été encouragée « la reconnaissance de groupes ethniques bien définies, en cherchant à les affecter dans toute la mesure du possible à des tâches spécifiques, auxquelles étaient associés des niveaux différents de rémunération réelle ». Voilà qui s’applique parfaitement au Luxembourg. Le groupe visée au Luxembourg est représenté par les immigrants italiens, sans qualification, venus sans famille, mal logés, ils sont malléables et corvéables à merci. Dans l’optique wallersteinéenne un employeur préfère une main-d’œuvre issue d’un ménage semi-prolétarisé à celle provenant d’un ménage prolétarisé. Selon cet auteur « au lieu d’avoir à expliquer les causes de la prolétarisation, il nous fallait expliquer pourquoi elle a été si incomplète ». En d’autres mots, toujours selon le même auteur « l’appartenance des salariés à des ménages semi-prolétarisés a justement été la norme statistique, et non l’exception ». 3 Au Luxembourg la bourgeoisie/patronat a disposé d’un double avantage. Sans l’intervention des nombreux ménages ouvriers semi-prolétarisés, des salaires plus élevés auraient dû être payés par les employeurs. Le 1 Les personnes à charge comprennent les enfants (y compris étudiants), la femme au foyer et d’autres adultes au foyer. Selon le recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. V + VI, p. 82. Cahier économique 119 2 M. Ungeheuer, op. cit. p. 230. 3 I. Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris 2002 (1983), p. 28, y comprises les deux citations qui suivent. 75 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux groupe délimité des Italiens joue à la fois le rôle de variable d’ajustement et de moyen de pression sur les salaires. La concurrence des ouvriers Italiens vis-à-vis des autres ouvriers empêche toute solidarité ouvrière, ce qui favorise le patronat. La théorie de Wallerstein est renforcée par une analyse empirique de Simon Kuznets, parfois appelée 1 « loi de Kuznets ». Ecoutons cet auteur : » … in the early phases of industrialization in the underdeveloped countries income inequalities will tend to widen before the leveling forces become strong enough first to stabilize and then reduce income inequalities ». 4 En résumé la bourgeoisie-patronat a selon Wallerstein un quadruple avantage. • • • • Dans le contexte des analyses de Wallerstein et de Kuznets le comportement des ouvriers de 1917 à 1921 devient bien plus compréhensible. En dehors des explications inédites de Wallerstein et de Kuznets d’autres facteurs, que l’on peut qualifier de classiques, sont avancés. 6 *** Cette situation est celle du Luxembourg au début de l’industrialisation. Ainsi, les salaires sont à la baisse au moins pendant les années 1870. Par la suite les gains de productivité du travail ne se répercutent guère dans les salaires du monde ouvrier. Ces gains sont largement accaparés par le patronat. *** 5 exemple Nicolas Ries , Paul Weber , Joseph Hess , 7 8 9 André Heiderscheid Gilbert Trausch et Denis Scuto . Les salaires servis par le patronat aux ouvriers de ménages semi-prolétarisés sont moins élevés du fait d’autres sources de revenus (par exemple exploitation agricole). Pour la même raison des réductions du salaire des ouvriers sont possibles (par exemple entre 1873 et 1878). Un groupe d’ouvriers étrangers (Italiens) est discriminé à deux points de vue au moins : salaire, conditions de travail ; d’où logements insalubres par exemple. La situation est encore aggravée si ces ouvriers ne font pas partie d’un ménage semi-prolétarisé. Le patronat profite largement des gains de la productivité du travail au cours de l’industrialisation du Luxembourg. *** L’analyse de Wallerstein est complétée par les 10 développements de la philosophe Silvia Federici . e Dans la seconde moitié du 19 siècle, avec l‘industrialisation, apparaît la famille ouvrière, calquée « sur le modèle de l’usine ». 2 Selon Leibbrandt la persistance de la mentalité rurale est la conséquence de l’absence de prolétarisation et non sa cause. Mais sa relation peut aussi être inversée : l’absence de prolétarisation est la conséquence de la mentalité rurale. Finalement on en 3 revient toujours à trois facteurs : la révolution industrielle tardive, l’absence de concentration démographique et le lien entre monde rural et monde ouvrier. De nombreux auteurs luxembourgeois ont souligné le lien persistant – devenu mythique entre-temps – entre le monde rural et le monde industriel ; par 1 Simon Kuznets, Economic Growth and Income Inequality, in : The American Economic Review, vol. XLV, n° 1, mars 1955, p. 24. 2 J. G. Leibbrandt, Zware Industrie In Een Agrarische Omgeving – Rapport over de door Utrechtse studenten in de sociologie gemaakte excursie naar het Groothertogdom Luxemburg in juni/juli 1957, Utrecht (Sociologisch Instituut Van de Rijksuniversiteit Te Utrecht), 1957, 47 pages. 3 Cahier économique n° 108 du STATEC, op. cit. p.28. 76 L’épouse/mère est confinée dans la maison (ménage, enfants, jardinage, etc.). « On dit que le père travaille 4 Nicolas Ries, Le peuple luxembourgeois – Essai de psychologie, e Diekirch, 1920 (2 éd.), 294 pages. 5 Paul Weber, Histoire de l’économie luxembourgeoise, Luxembourg, 1950, p. 7-8. 6 Jos. Hess, Quelques aspects de la vie populaire, in : Le GrandDuché de Luxembourg, brochure publiée à l’occasion de l’exposition universelle et internationale à Bruxelles en 1935, Luxembourg et Bruxelles, 1935, p. 124-130. 7 André Heiderscheid, Aspects de sociologie religieuse du Diocèse de Luxembourg, tome 1, L’infrastructure de la Société Religieuse – La Société Nationale, Luxembourg, 1961, p. 138. 8 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, op. cit. p. 117. 9 Denis Scuto, La naissance de la protection sociale au Luxembourg (le contexte économique et social, les acteurs et les enjeux politiques), in : Bulletin luxembourgeois des questions sociales, vol. 10, Luxembourg 2001, p.47. 10 Silvia Federici (université Hofstra à New York), Caliban et la sorcière – Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, 2014 (2004), 461 pages. Les deux citations proviennent d’une interview dans Le Monde du 11 juillet 2014. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux franco-prussienne de 1870, ni l’industrialisation du pays n’ont pu détruire cet équilibre. Les événements qui ont suivi cette guerre décrivent un pays où l’aspect social (absence de protection sociale) et l’aspect démocratique (absence de droit de vote universel) ne sont pas à la hauteur de la stabilité politique. tandis que la mère est au foyer. Il n’y a pourtant rien de naturel dans la famille, dans le travail, dans les rôles sexués. Tout est construit pour un marché, … ». Finalement, l’épouse/mère est domestiquée au foyer, le mari est domestiqué à l’usine. 2.6 La société de services D’emblée, résumons un siècle d’histoire économique e en une seule phrase. Au début du 20 siècle l’économie luxembourgeoise est caractérisée par une surindustrialisation et une sous-financiarisation ; au e début du 21 siècle la situation est inversée : sousindustrialisation et sur-financiarisation. La marche vers la tertiarisation de l’économie luxembourgeoise n’a pas son origine dans une action volontariste des divers Gouvernements luxembourgeois, mais est le fruit de dispositions légales/réglementaires à l’étranger, notamment aux Etats-Unis et en Allemagne. La tertiarisation a généré une réglementation nouvelle. 2.6.1 Présentation schématique de la tertiarisation Ͳ Retenons d’emblée un point commun fondamental à l’économie industrielle et à l’économie financière : les deux ont eu de puissants effets d’entraînement sur l’ensemble de l’économie. Ͳ Un autre point commun se dégage rapidement, la spécialisation économique. Au temps du Zollverein l’industrie sidérurgique est un fournisseur (Zulieferer) de l’industrie sidérurgique allemande. Actuellement, le Luxembourg est spécialisé dans « l’industrie » des fonds d’investissement. Ͳ Enfin, un dernier point commun : le Luxembourg, de par sa petite dimension est économiquement dépendant de l’extérieur. Ceci vaut surtout pour un petit pays dont la production sidérurgique et, plus tard, la production financière est largement supérieure aux besoins domestiques. Peutêtre faut-il parler de dépendance complète. Ͳ La stabilité politique du Luxembourg est bien connue. De son indépendance (1839) jusqu’à la Première guerre mondiale le Luxembourg échappe aux bouleversements politiques internationaux. Ni la crise internationale de 1866 (neutralité du Luxembourg), ni la guerre Cahier économique 119 Ͳ Apprécier la tertiarisation de la population c’est surtout définir la population active en fonction des trois secteurs économiques (cf. tableau 2.2.). Du point de vue du secteur tertiaire trois étapes se dégagent. La première est liée à l’ère préindustrielle : le secteur tertiaire reste forcément limité et ne dépasse pas ou de peu les 20%. Au cours de la deuxième étape l’industrialisation de l’économie génère des services liés par exemple au commerce, à l’extension de l’administration publique et à l’enseignement. Des services spécifiques apparaissent : services bancaires divers, services juridiques, marketing, etc. L’extension du tertiaire est encore liée à une protection sociale croissante. Cette étape s’étend grosso modo depuis la veille de la Première guerre mondiale jusque vers 1970. Retenons que l’émergence des services suit avec un certain décalage l’industrialisation. A partir des années 1970 s’amorce la troisième étape : l’émergence de la place financière. C’est le règne absolu du tertiaire. De nombreux services liés à la Place surgissent ; par exemple : OPC (organisme de placement collectif), PSF (autres professionnels du secteur financier), …, ABBL (Association des banques et banquiers de Luxembourg), …, fiduciaires…, CSSF (Commission de surveillance du secteur financier), Banque Centrale, …, Commissariat aux Assurances, etc. Patrice Pieretti, Arnaud Bourgain et Philipe 1 Courtin dessinent une présentation structurée de l’architecture de la Place. 1 P. Pieretti, A. Bourgain, P. Courtin, Place financière de Luxembourg, Analyse des sources de ses avantages compétitifs et de sa dynamique, Bruxelles, 2007, p. 23-39. 77 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques Secteur 1871 1907 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011* Primaire Secondaire Tertiaire 60,4 20,2 19,4 43,2 38,4 18,4 30,2 38,4 31,4 26,1 39,7 34,2 15,1 44,1 40,8 11,2 45,0 43,8 7,5 43,9 48,6 5,0 33,7 61,3 3,6 26,3 70,1 1,8 20,4 77,8 1,5 16,0 82,5 * Le total de la population ayant un emploi indique 13% de non indiqués dans les trois secteurs économiques. Ils n’ont pas été retenus dans les calculs. 1 Ͳ Notons un abus lié à la finance . Pour cela remontons à la création de la société anonyme dans la e seconde moitié du 19 siècle. Elle vise en fait deux buts : rassembler les capitaux pour l’industrie lourde, réduire la responsabilité des actionnaires à leurs seuls apports. C’est l’ère de la responsabilité limitée qui commence, dans les grandes entreprises constituées sous forme de société à actions. Trois étapes se sont déroulées successivement. La première correspond au temps des grandes sociétés anonymes, à leur tête de grands « capitaines » de l’industrie le plus souvent fondateurs de l’entreprise (par exemple famille Metz). C’est une génération de « directeurs-propriétaires », souvent charismatiques qui ont agi avec un succès indéniable. La deuxième étape est liée à la taille croissante des entreprises. Les familles fondatrices détiennent en général une part inférieure à 10% du capital social. Apparaît alors une génération de manageurs professionnels (directeurs salariés) qui gèrent les sociétés. Ils visent la maximisation du profit, mais ils peuvent aussi maximiser les ventes au lieu du profit (revenant aux actionnaires), sans perdre de vue leurs propres intérêts. D’où la troisième étape. Des actionnaires, sous l’impulsion du néolibéralisme, poussent davantage sur le profit. La parade est vite trouvée ; la « shareholdervalue » doit être maximisée : « principe de la maximisation de la valeur pour l’actionnaire ». C’est l’entente entre actionnaires et dirigeants pour maximiser l’enrichissement des actionnaires. Les dirigeants voient leur rémunération attachée à ce but. Des taux de rendement des actions non de 4% à 5% (norme jusque-là) sont visés, mais des taux supérieurs à 10%. C’est l’enfer. L’entreprise travaille au seul profit immédiat des actionnaires et au détriment de toutes les autres parties prenantes dans l’entreprise : salariés, fournisseurs, clients ; tous sont pressurisés à souhait. En temps de crise l’entreprise mise alors sur la baisse des dépenses, augmenter les recettes est bien plus difficile. C’est la réduction inexorable de l’emploi, dans un climat (malsain) d’insécurité : bonjour les dégâts (stress, burn-out) ! S’y ajoutent la baisse des investissements (en recul au profit des actionnaires) et la montée des inégalités des revenus. « Dans cette orgie des profits » les dirigeants ne sont pas oubliés ; ils bénéficient de stock-options et d’autres avantages. Retenons que les actionnaires sont les moins attachés à l’entreprise dans le sens qu’ils peuvent vendre leurs actions, ce qui les libère de toute responsabilité. Les autres parties prenantes sont davantage liées à l’entreprise, surtout le personnel. Au Luxembourg la « shareholder-value » a été pratiquée, bien qu’elle ne soit pas seule responsable des plans sociaux (cf. crise généralisée). En Allemagne une parade a été trouvée : stabiliser l’actionnariat par une participation dans les grandes entreprises (au niveau fédéral et des Länder). Pour conclure on peut retenir que la « shareholdervalue est « l’idée la plus bête du monde », qui mène tout droit à la désindustrialisation. 2.6.2 Un mode de régulation tertiaire L’emploi tertiaire, largement majoritaire au Luxembourg (cf. tableau 2.2.) a introduit dans la régulation une dose d’incertitude. L’articulation des formes institutionnelles en est perturbée. Ainsi, le dialogue social à l’intérieur du CES entre patronat et salariat a été interrompu en 2011. Une concurrence 2 salariale risque même de mener à la « balkanisation » des contrats de travail. La configuration est d’autant moins stable que le fordisme a duré davantage au Luxembourg. L’ancienne régulation est en crise : la 1 Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, Paris, 2012 (2010), p. 33-46 ; y comprises les citations. Traduction de l’anglais par Françoise et Paul Chemla. 78 2 Robert Boyer, 2013, op. cit. p.50. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux libéralisation et une certaine rigidité institutionnelle y ont contribué. Il en est de même de la 1 déréglementation pour le travail. Deux facteurs sont avancés. Le chômage et l’emploi augmentent en même temps. Ainsi, le taux d’emploi augmente de 67,2% à 70,1% entre 2003 et 2011, face à une hausse du chômage de 8 504 unités en 2005 à 13 494 unités 2 en 2011 . La baisse du pouvoir des salariés (cf. syndicats en perte d’audience) est une caractéristique du déclin fordiste, au profit du pouvoir des « actionnaires 3 financiers ». Du temps du fordisme les relations apaisées salariat-patronat se déroulent sur un pied d’égalité (si l’on peut parler d’égalité entre patronat et salariat). Actuellement le salariat, dans la société tertiaire luxembourgeoise, semble être réduit à un coût, ce qui mène finalement à un rôle de variable d’ajustement. La viabilité d’un tel modèle de régulation est douteuse, au moins dans le long terme. Nous sommes en pleine dérive capitaliste ou faut-il dire délire capitaliste : le règne de la « shareholdervalue ». • Expliquons les crises économiques de 1929 et 2007 selon le régulationnisme. Au Luxembourg la crise de 1929 est une crise typiquement régulationniste (cf. 2.4.2.3.) : passage d’une période d’accumulation (celle d’avant la Première guerre mondiale) à une autre (celle du fordisme). La crise économique de 2007, qui a frappé le Luxembourg, peut être interprétée selon le régulationnisme ou selon l’approche ordolibérale. Ͳ 2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la crise La notion de régulationnisme a été brièvement exposée (cf. 2.4.). Reprenons-la en quatre points. • • • Le régulationnisme sort définitivement de la conception marxienne de l’universalisme des lois de l’économie, figées dans l’aspect du processus de production. D’ailleurs le néolibéralisme témoigne lui aussi d’une attitude universaliste. 4 La régulation délaisse le « système de marchés » au profit du capitalisme. Celui-ci est « conçu comme ensemble de rapports sociaux institutionnellement appareillés ». C’est le retour de l’histoire dans l’analyse économique, car « le capitalisme change parce que ses armatures institutionnelles Ͳ 1 Pascal Petit, Emploi, chômage et politique économique, in : R. Boyer et Y. Saillard, 2002, op. cit. p. 256-257. 2 Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114, op. cit. p. 33 et Note de conjoncture 3-2012, p. 66. 3 L’expression est de Sabine Montagne, Le trust, fondement juridique du capitalisme patrimonial, in : Frédéric Lordon (dir.), Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Paris, 2008, p. 223. 4 Les quelques citations proviennent de Frédéric Lordon, La société des affects – Pour un structuralisme des passions, Paris, 2013, p. 113-114. Cahier économique 119 changent ». Le capitalisme correspond donc à « une succession historique de (ses) régimes d’accumulation ». La crise représente la transition d’une époque d’accumulation à l’autre et se manifeste par des variations brusques de paramètres économiques : par exemple baisse du taux de croissance, explosion des dettes. L’importance du secteur bancaire fait du Luxembourg une économie de services, c’est bien connu. La baisse brusque de l’activité financière témoigne d’une crise d’accumulation. Toutefois, et c’est-là le problème, on ne voit guère le passage à une autre période d’accumulation, du moins jusqu’à maintenant. Il n’y a pas de transformations institutionnelles visibles dans notre pays. Celles-ci sont liées aux pratiques politiques, ce qui ouvre la voie à l’incertitude dans l’analyse économique. Peut-être la crise est-elle à la base d’une « érosion par la finance de la plupart des formes institutionnelles et de l’arrivée aux limites du 5 mode de régulation, … ». L’interprétation ordolibérale est peut-être une solution à ce problème. Notre secteur financier a été continuellement dérégulé depuis une vingtaine d’années au moins et l’ordolibéralisme s’est estompé au profit du néolibéralisme. Ses caractéristiques typiques apparaissent : restrictions budgétaires, tentations de réduire le social, mise en évidence de la flexibilité liée à la compétitivité. Par ailleurs, les prérogatives des marchés financiers n’ont guère été rognées par des dispositions européennes. Au plan national le secteur financier reste maître du 5 Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux, Paris, 2004, p. 99. 79 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux jeu. La prochaine crise financière est-elle déjà en marche ? Une intervention ordolibérale est nécessaire : fixer les règles du jeu. Or, c’est justement le problème : ces règles sont fixées en dehors du petit Luxembourg. Elles sont imposées par le monde financier anglo-saxon au reste du monde (par exemple normes comptables). Dans ce contexte on peut se demander si le Luxembourg ne prend pas le chemin vers le régulationnisme concurrentiel (cf. 2.4.2.2.). Ce que la crise révèle pour l’avenir, c’est le retour nécessaire vers un contrôle par les Autorités de la logique des marchés. *** Selon Robert Boyer il y a « un espace bien délimité, précisément défini par la monnaie ». A cet égard le Grand-Duché est dans une position inédite. D’abord, surgit le problème d’une monnaie réelle, c’est-à-dire ayant cours international, vu la petite dimension du pays. Jusqu’en 1848 le florin néerlandais est accepté dans les caisses de l’Etat ; plus tard, le Thaler allemand a cours (cf. industrialisation), le franc luxembourgeois est une monnaie de compte. Tout au long de l’UEBL le franc belge a cours légal au Luxembourg, en dehors du franc luxembourgeois. Enfin, avec l’euro la question monétaire semble résolue. Ensuite, intervient l’aspect zone monétaire délimitée. Le Grand-Duché a toujours disposé d’une zone monétaire dépassant largement sa petite dimension territoriale (cf. annexe 1.5.4.2.). 2.7 La situation géo-économique du Luxembourg Notons quelques mots sur la situation géographique du Luxembourg en relation avec son développement 1 économique. David Cosandey , dans une approche géo-historique de l’innovation, pose la question de savoir pourquoi l’industrialisation a émergé en Europe et non pas dans une autre région du monde. Selon cet 2 auteur la proximité à la mer a joué un rôle décisif. Le « contour côtier extrêmement découpé a favorisé le transport par mer, voie royale du commerce ». Cet 3 auteur a calculé quelques indices (par exemple le rapport de la longueur des côtes à l’aire totale), expliquant la situation géographique privilégiée de l’Europe occidentale par rapport à d’autres régions du monde (par exemple Asie : Chine, Inde). 4 Dans ce contexte écoutons l’historien Paul Bairoch : « Le continent européen est, sans conteste, la région la plus ouverte sur l’extérieur en raison de la forte échancrure de ses côtes ». Et encore : « Cela contraste avec le caractère massif des quatre autres continents ». Toujours selon cet auteur, « si l’on excepte la Russie, …, aucun lieu d’Europe (occidentale) ne se trouve à plus de 500 km de la mer ». Enfin, « si, par exemple, on se limite à la péninsule indienne, on trouve des lieux qui se situent à plus de 1 500 km de la mer, et pour l’Asie en général à plus de 2 000 km ». 5 Cosandey parle de 800 km de distance maximale à la mer pour l’Europe occidentale. Au moment de l’indépendance (1839) le lien très ancien avec la nouvelle province belge de Luxembourg est définitivement rompu, malgré la loi belge de faveur. Toutefois la proximité avec la mer persiste évidemment. L’isolement géographique du Luxembourg vis-à-vis des pays voisins est lié à son manque de moyens de transport. Les chemins de fer vont résoudre cette difficulté. Le Luxembourg dispose alors d’un double avantage : proximité relative à la mer, position avantageuse (cf. Zollverein) par rapport à l’industrie allemande (Ruhr, Sarre). 1 David Cosandey (docteur en physique théorique), Le secret de l’Occident – Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, 2008 (1997), édition corrigée, 865 pages. 2 D. Cosandey, op. cit. p.103, y comprises les deux citations. 3 D. Cosandey, op. cit. p. 556 et suivantes. 4 Paul Bairoch, Victoires et déboires – Histoire économique et e sociale du monde du XVI siècle à nos jours, t. I, Paris, 1997, p. 260. 5 D. Cosandey, op. cit. p. 559. 80 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 2.8 Annexe : Lectures 2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation L’attachement des Luxembourgeois à leur terre est ancien. Sous l’Ancien Régime il va au « pays », mot pour lequel nos ancêtres désignent tantôt le duché de Luxembourg dans son ensemble, tantôt le coin familier dans lequel ils habitent, une vallée, un haut plateau ou une plaine. Ils s’attachent surtout au petit espace dans lequel vivent des hommes qui ont quelque chose en commun et qui se sentent solidaires. La constitution du grand-duché dans ses frontières de 1839 fait du pays un Etat. A partir de ce moment ce qui n’était qu’un patriotisme régional ou local va pouvoir se transformer en véritable attachement national. L’Etat joue alors pleinement sa fonction de matrice de la nation. En dernière analyse le passage de l’Etat à la nation est de nature mentale. Une nation existe d’abord dans les têtes. En prenant conscience d’elle-même elle tient à affirmer sa légitimité en justifiant son passé. Gilbert Trausch, Le Luxembourg – Emergence d’un Etat et d’une Nation, Anvers 1989, p. 367. 2.8.2 Modifications du commerce extérieur au Luxembourg et balance des paiements A partir de 1960, et de façon plus spectaculaire encore au cours des années 70, l’économie luxembourgeoise a cependant subi des mutations structurelles profondes. La crise grave dans la sidérurgie (principal secteur de l’industrie), d’une part, et l’extraordinaire expansion du secteur bancaire, d’autre part, sont à l’origine d’un brusque passage d’une société industrielle vers une société de services. Le changement fut même si spectaculaire, que d’aucuns se sont alarmés pour dénoncer tantôt une « tertiarisation » exagérée (orientée en outre largement vers le secteur bancaire), tantôt une « désindustrialisation » démesurée. Cette impression générale d’un bouleversement de la structure économique doit toutefois être nuancée : La répartition sectorielle (« industrie/services ») du Luxembourg ressemble aujourd’hui assez fortement à celle des autres pays industrialisés. (…). C’est surtout pendant la période 1960-1974 que le secteur industriel occupait une place plus importante dans la structure économique du Luxembourg que dans Cahier économique 119 celle des autres pays européens. A cette époque, le secteur des services était déjà proportionnellement plus développé dans les principaux pays partenaires du Luxembourg. (…). Au cours des années 60, la balance commerciale a essentiellement déterminé le solde de la balance courante, les échanges extérieurs de services étant encore très modestes. Dès le début des années 70, les transactions sur services ont cependant connu un développement très dynamique. Alors que la valeur des exportations de services ne représente même pas la moitié du montant des ventes à l’étranger de marchandises en 1970, elle est presque quatre fois plus importante en 1985. Grâce à cette extraordinaire progression des échanges de services, l’économie luxembourgeoise a réussi à dégager un excédent courant, et ce même au lendemain de la crise sidérurgique et à la suite du renchérissement brutal des prix des produits pétroliers. Le développement extraordinaire du secteur bancaire explique en très grande partie cette évolution positive. Guy Schuller, Balance des paiements courants du Luxembourg – Evolution de la structure des transactions courantes du Luxembourg au cours du dernier quart de siècle (1960-1985), in : repères, Bulletin économique et financier, Luxembourg (BIL), déc. 1986, n° 7, p. 7 et p. 13-14. 2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices de grandes entreprises Die Bedeutung der Familienorganisationen für die Entwicklung des Kapitalismus in den westeuropäischen Ländern steht auȕer Zweifel. Bis zum Ersten Weltkrieg blieben die meisten europäischen Firmen in Familienbesitz. Der Aufschwung der Luxemburger Wirtschaft lässt sich nicht vorstellen ohne das Engagement ganzer Familien, das schon vor der Gründung der Firmen begann. Es waren fast immer die vorherigen Generationen, die den Grundstock des Vermögens legten und die Richtung der Investitionen vorgaben, ob das nun im Bereich der Eisenhütten bei den Familien Servais, Metz und Collart, in der Porzelanherstellung bei der Familie Boch oder im Tabakhandel bzw. im Bankgeschäft bei der Familie Pescatore der Fall war. Die Vorfahren der « Gründergeneration » stammten teilweise aus dem 81 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Herzogtum Luxemburg in seinen Grenzen vor 1815 wie die Familien Servais, Collart und Metz und teilweise aus dem Ausland wie die Familien Pescatore und Boch. Beim Vergleich der Familiengeschichten fallen mehrere Parallelen, aber auch etliche Differenzen zwischen den einzelnen Wirtschaftsdynastien auf. … Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg – Elitenbildung & Lebenswelten 18501900, Luxembourg, 2013, p. 328. 2.8.4 Une nouvelle grande transformation Rétrospectivement, il apparaît que l’origine lointaine, mais structurelle, de la crise actuelle n’est autre que la progressive re-marchandisation du travail sous l’effet de la remise en cause du compromis salarial fordien, de la mise en concurrence des économies nationales et de la délocalisation des unités de production des économies du centre vers les pays neufs. Sous le mot d’ordre général de flexibilisation du marché du travail, se sont développées des stratégies multiformes visant à faire du travail une marchandise comme les autres. Symétriquement, les capitalismes développementistes ont créé une nouvelle masse de salariés, mais ces derniers n’ont pas su s’organiser pour conquérir un pouvoir de négociation équivalent à celui qu’avaient perdu les salariés dans les capitalismes historiques. Ainsi, salaire et emploi redeviennent les variables clés de l’ajustement macroéconomique, ce que renforce l’affirmation progressive d’un capital financier qui entend défendre des taux de rendement du capital hauts et stables. Les innovations financières ont eu pour conséquences la privatisation des décisions de crédit et l’articulation de la finance avec la création monétaire a changé. En organisant de nouveaux marchés, liquides et profonds pour reprendre l’expression consacrée, les financiers ont cru qu’ils pouvaient se passer de la monnaie, comme institution fondatrice de la collectivité nationale. L’effondrement du système financier est venu rappeler que la monnaie de la banque centrale était la seule source de liquidité susceptible de relancer les échanges marchands. Robert Boyer (économiste, CNRS, EHESS ; un des principaux artisans de l’Ecole de la régulation), Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris, 2011, p. 212. 82 2.8.5 Ein marginalisiertes Europa Warum hat Europa es nicht geschafft ? Dafür gibt es eine Vielfalt von Gründen und noch mehr Erklärungen, von denen einige hier schon erwähnt wurden. Die Loyalität der Europäer hat jahrhundertelang in erster Linie immer dem Nationalstaat gegolten, während die Idee einer europäischen Solidarität jüngeren Datums ist. Die Unterschiede in Weltanschauung, Kultur und Lebensart zwischen den vielen Ländern sind beträchtlich. Es gibt keine gemeinsame Sprache und wenig Vertrauen. Niemand ist bereit, souveräne Rechte an eine Zentralmacht abzugeben, die kein groȕes Zutrauen erweckt und wenig Führungsqualitäten gezeigt hat. Der Niedergang Europas, das einst das Zentrum der Welt war, lässt sich vor allem als ein Niedergang des Willens und der Dynamik interpretieren – oder als Abulie, um einen Begriff zu gebrauchen, der in Frankreich im 19. Jahrhundert in der Psychiatrie auftauchte. Im ganzen Verlauf der Geschichte sind dominante Mächte aufgestiegen und wieder verfallen. (…). Warum wurde Europa marginalisiert ? Die beiden Weltkriege, die einige als europäische Bürgerkriege betrachten, spielten eine entscheidende Rolle. Doch sie schufen auch den Antrieb zur Gründung der Europäischen Union. Europas Erholung nach 1945 machte die Herausbildung des Wolfahrtstaates möglich, doch es bedeutete auch, dass Europa mit Niedriglohnländern nicht mehr konkurrieren konnte. Vor allem gab es das Verlangen, keine wichtige Rolle mehr in der Weltpolitik zu spielen ; « die Bürde des weiȕen Mannes », die darin bestanden hatte, den Heiden das Christentum zu predigen, wandelte sich zur Predigt von den Menschenrechten vor Ungläubigen. Die Europäer begriffen jedoch nicht ganz, dass das Sich-Heraushalten aus der Weltpolitik keinen Schutz vor den Folgen der Weltpolitik bot, und das zu einer Zeit, da wir in einer keineswegs friedlicher gewordenen Welt leben, wo die Verbreitung von Massenvernichtungswaffen und der Kampf um Rohstoffe sowie auch extremistische Religionen und gescheiterte Staaten (manchmal in Wechselwirkung) ernsthafte Bedrohungen des Weltfriedens darstellen. Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall, Munich, 2012 (2011), p. 313-315. Traduit de l’anglais par Klaus Pemsel. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 2.8.6 Des traités différents des traités habituels Le pacte fondateur (1951) se distinguait des traités traditionnels. Il prévoyait en effet, hormis les obligations réciproques habituelles, la création de deux institutions composées de personnes qui ne représenteraient ni leur gouvernement ni leur parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité (devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt général européen, était appelée à prendre des décisions, et d’une Cour chargée de veiller au respect du traité. C’est là que résidait la rupture. Soulignant la différence que l’on cherchait à atteindre par rapport à la diplomatie, Schuman, l’un des initiateurs, put écrire à l’époque de la signature du pacte : « Désormais, les traités devront créer non seulement des obligations, mais des institutions, c’est-à dire des organismes supranationaux dotés d’une autorité propre et indépendante. De tels organismes ne seront pas des comités de ministres, ou des comités composés de délégués des gouvernements associés. Au sein de ces organismes, ne s’affronteront pas des intérêts nationaux qu’il s’agirait d’arbitrer ou de concilier ; ces organismes sont au service d’une communauté supranationale ayant des objectifs et des intérêts distincts de ceux de chacune des nations associées. Les intérêts particuliers de ces nations [associées] se fusionnent dans l’intérêt commun ». Luuk Van Middelaar (philosophe/historien), Le passage à l’Europe – Histoire d’un commencement, Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot. 2.8.7 Un déni d’histoire Il n’est pas certain que cette foi soit bien vivace chez les dirigeants européens. Ils semblent incapables d’instaurer une unité politique plus ambitieuse que celle d’une zone économique de libre-échange. Elle pourrait s’ouvrir indéfiniment au-delà des 27 membres actuels sans la moindre considération pour leur culture passée. Les peuples européens croient-ils d’ailleurs en un héritage commun à partir de leurs patrimoines particuliers. Deux décisions de l’Union européenne permettent d’en douter. Alors que toutes les monnaies de l’histoire ont été frappées d’un emblème qui figurait l’identité de leur pays, les billets de l’Euro sont, pour la première fois, dénués de tout signe représentatif de l’Europe. (…). Cahier économique 119 En second lieu, le refus d’inscrire le patrimoine chrétien dans la constitution européenne témoigne d’une volonté de nier sa propre histoire au moment où le devoir de mémoire devient impératif pour les crimes prêtés à l’Europe. Pourtant, les Pères fondateurs de l’Union européenne se réclamaient tous du christianisme, Robert Schuman en premier lieu, mais aussi Alcide de Gasperi et Konrad Adenauer, et ne réduisaient pas l’identité de l’Europe à la Haute Autorité du charbon ». Jean-François Mattéi, Le procès de l’Europe – Grandeur et misère de la culture européenne, Paris, 2011, p. 12-13. 2.8.8 Aux origines de la régulation Le courant régulationniste trouve son origine dans une critique sévère et radicale du programme néoclassique, qui postule le caractère autorégulateur des économies de marché et livre une vision erronée des déséquilibres et contradictions qui marquent la fin des Trente Glorieuses. Fallait-il pour autant adopter les problématiques marxistes traditionnelles ? Des raisons de type historique comme théorique vont conduire à une réponse négative. Les recherches historiques qui marquent le point de départ de la régulation font ressortir les transformations en longue période des capitalismes américain puis français et invalident la théorie marxiste orthodoxe, par exemple celle qui attribue à l’Etat un rôle central dans le prolongement du capitalisme monopoliste de l’entre-deux-guerres. Pour sa part, la réinterprétation structuraliste de Marx ne faisait qu’analyser les conditions de la reproduction du capitalisme, sans accorder suffisamment d’importance aux transformations qui ont été nécessaires pour assurer cette surprenante résistance aux crises économiques et aux conflits. La notion de régulation permet précisément d’étudier la dynamique contradictoire de transformation et de permanence d’un mode de production. Seconde caractéristique essentielle, le programme de recherche est guidé, dès l’origine, par l’observation du dérèglement progressif des processus qui avaient conduit à considérer comme automatique et garantie une croissance rapide. Là où la majorité des économistes voyaient les turbulences d’une économie prospère, les régulationnistes diagnostiquaient l’entrée dans une crise structurelle. Robert Boyer, Aux origines de la théorie de la régulation, in : Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), Théorie de la régulation – l’état des savoirs, Paris, 2002, p. 21-22. 83 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Une très petite économie développée est contrainte à l’ouverture. De ce fait, elle subit très directement et rapidement les effets – positifs ou négatifs – des mutations de l’économie mondiale. Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 18 84 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 3. La concurrence, un concept central La concurrence est une notion qui remonte au 1 libéralisme économique. Celui-ci est séparé – dans 1 Retenons quelques publications liées au libéralisme économique, pour le lecteur intéressé. D’abord, contentons-nous de six livres, dont trois très critiques. * Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – une archéologie intellectuelle, Paris, 2012, 628 pages. Voir aussi du même auteur : Une voie allemande du libéralisme ? ordo-libéralisme, libéralisme sociologique, économie sociale de marché, in : L’économie politique, n°60, Paris, 2013, p. 48-76. * Serge Audier, Le Colloque Lippmann – Aux origines du « néolibéralisme », nouvelle édition augmentée, texte intégral précédé de : Penser le « néo-libéralisme », Paris, 2012, 495 pages. * Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, 272 pages. Cet ouvrage reprend les contributions faites à l’occasion du colloque sur l’ordolibéralisme allemand les 8 et 9 décembre 2000 à l’université de Cergy-Pontoise. * René Passet, L’illusion néo-libérale, Paris, 2000, 303 pages. * Christian Chavagneux, Les dernières heures du libéralisme, Paris, 2009, 169 pages. Edition revue et corrigée. * Guillaume Duval, Le libéralisme n’a pas d’avenir – Big business, marché et démocratie, Paris, 2003, 173 pages. Ensuite, voici six autres livres, de nature diversifiée, concernant le libéralisme. *Alain Laurent et Vincent Valentin, Les penseurs libéraux, Paris, 2012, 918 pages. Une centaine de textes de divers auteurs ; une généalogie du mot « libéralisme », un dictionnaire des auteurs libéraux. Malheureusement les pages 801 à 832 manquent. * Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages. * Valérie Charolles, Le libéralisme contre le capitalisme, Paris, 2006, 273 pages. * Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique, politique, société, Paris, 2009, 843 pages. * Pierre Larrouturou, Le livre noir du libéralisme – Crise boursière – Chômage – Précarité – Sécurité sociale – Retraites – Salaires, Paris, 2007, 383 pages. Avec une préface de Michel Roccard. Du même auteur voir : Nous ne voulons pas mourir dans les décombres du néolibéralisme ! in : Le Monde (Eco & entreprise) du 2 mai 2012. * Michel Santi, Splendeurs et misères du libéralisme, Paris, 2012, 173 pages. Ajoutons-y encore l’ouvrage suivant sous la direction de Philippe Nemo et Jean Petitot, Histoire du libéralisme en Europe, Paris, 2006, 1 427 pages. Enfin, voici quelques ouvrages en langue allemande : * Walter Eucken, Die Grundlagen der Nationalökonomie, Berlin, e 1989 (9 éd.), 279 pages. * Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 bis zur Gegenwart, Munich, 2011, 620 pages. * David Gilgen, Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg.), Deutschland als Modell ? Rheinischer Kapitalismus und Globalisierung seit dem 19. Jahrhundert, Bonn, 2010, 440 pages. * Ralf Ptak, Vom Ordoliberalismus zur sozialen Marktwirtschaft – Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, 334 pages. Cahier économique 119 une optique simplifiée – en quatre courants élémentaires ; le libéralisme économique classique, le néolibéralisme ou Ecole marginaliste, le néolibéralisme actuel et l’ordo-libéralisme. 3.1 Le libéralisme économique Pour les besoins de ce travail le libéralisme est observé selon quatre optiques. 3.1.1 Le libéralisme économique classique Trois auteurs, devenus des « classiques » du genre, sont à la base de cette pensée libérale. Adam Smith (1723-1790), « père » de l’économie politique. David Ricardo (1773-1823), réputé premier économiste moderne et théoricien du libéralisme : théorie des coûts comparatifs, théorie de le rente différentielle, théorie de la valeur-travail. Jean-Baptiste Say (17671832), prône les principes de la libre concurrence et s’oppose au protectionnisme et au dirigisme. Cette pensée économique s’appuie sur trois grandes idées. • Les individus se comportent de manière rationnelle : ils sont indépendants et informés. L’intérêt personnel aboutit à l’intérêt général. Deux aspects interviennent selon A. Smith. L’ordre naturel réconcilie intérêt personnel et l’intérêt général. La main invisible y contribue en assurant à la fois l’ordre social et l’ordre économique, appuyés sur le marché. Actuellement on voit dans cette configuration « la base d’une soumission sans limites de toute activité 2 humaine à la science économique ». 3 Ecoutons le célèbre passage d’A. Smith : « Ce n’est pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du boulanger que nous attendons notre dîner, mais de l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt. Nous Christoph Butterwegge, Bettina Lösch, Ralf Ptak (Hrsg), Neoliberalismus – Analysen und Alternativen, Wiesbaden, 2008, 420 pages. 2 Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem, Comprendre les théories économiques, Paris, 2011, p. 171. 3 Adam Smith, Recherche sur la Nation et les Causes de la Richesse des Nations (Livres I et II), Paris, 2000, p. 20. Nouvelle traduction coordonnée par Philippe Jaudel, responsable scientifique Jean-Michel Servet. 85 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux nous adressons non à leur humanité mais à leur amour d’eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de nos propres besoins mais de leur avantage ». • Le marché est justement au cœur de l’économie, sa force motrice (cf. 1.1.2.). En d’autres mots, le marché est le régulateur par excellence de 1 l’économie. Quatre aspects dominent cette notion de marché. Ͳ Sur le marché circulent les informations. Ͳ Le libre fonctionnement du marché assure la meilleure allocation des ressources (d’où le plein-emploi). L’individu y maximise sa satisfaction, l’entreprise y maximise son profit. Ͳ Le marché élimine des entreprises faibles ou incompétentes : la concurrence évite la formation de rentes et abaisse les prix. Ͳ L’entreprise est au centre de cet ensemble d’ajustements. • Les valeurs s’échangent contre des valeurs : c’est la loi des débouchés, très appréciée par D. Ricardo. Selon les classiques l’échange se fait sur le modèle du troc, car la monnaie n’est qu’un voile, une marchandise comme les autres. 3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste Parmi les chefs de file de cette pensée économique figurent William Stanley Jevons (1835-1882), Léon Walras (1834-1910) et Carl Menger (1840-1921). L’Ecole marginaliste fait une analyse en quatre points. • Le marginalisme est centré sur le comportement individuel, l’économie classique se réfère plutôt aux classes sociales : Les classiques parlent de théorie objective liée à la valeur-travail, les marginalistes distinguent la théorie subjective liée à la valeur-utilité. • L’utilité marginale et la rareté sont au centre de cette approche : il s’agit du supplément d’utilité résultant de la détention d’une unité supplémentaire d’un bien. L’utilité marginale est donc décroissante au fur et à mesure que nous consommons et que le besoin est satisfait. • Selon les marginalistes la rémunération des facteurs de production (travail et capital) correspond à la productivité marginale de ce facteur. Ainsi, un employeur embauche tant que le salarié rapporte plus qu’il ne coûte. 1 J.-M. Albertini et A. Silem, 2011, op. cit. p. 180-181. 86 • Selon les marginalistes les forces du marché, c’est-à-dire la loi de l’offre et de la demande, jouent un rôle central dans la détermination du prix, qui est un prix d’équilibre. Les classiques par contre considèrent des prix naturels, c’est-à-dire liés à une structure technique et sociale donnée de la production. Le prix du marché « gravite » autour de ce prix naturel. Ces trois économistes sont considérés comme les « pères fondateurs » de la révolution marginaliste, ce qui n’empêche nullement des approches divergentes. Ainsi, Menger repousse l’analyse mathématique, au contraire de Walras, adepte et pionnier de la modélisation mathématique en économie. Jevons s’est concentré – à la suite de Jeremy Bentham (17482 1832) – sur la notion d’utilitarisme . 3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel Il n’est pas question, dans le cadre de ce travail, de développer la « nébuleuse néolibérale ». Tout 3 commence avec le Colloque Lippmann à Paris à l’Institut International de Coopération intellectuelle (du 26 au 30 août 1938). Son but général est de revaloriser la pensée du libéralisme économique (des libéraux « hantés par le communisme et le 4 fascisme »). Celle-ci n’en reste pas moins hétérogène. Ainsi, il y a ceux qui préconisent un retour en arrière à un libéralisme sans préoccupation sociale. D’autres recommandent une intervention étatique pour tenir compte de considérations sociales. Une exigence dominante, qui fait consensus, est formulée dans la 5 séance du 30 août 1938 : « Le libéralisme économique admet comme postulat fondamental que seul le mécanisme des prix fonctionnant sur des marchés libres permet d’obtenir une organisation de la production susceptible de faire le meilleur usage des moyens de production et de conduire à la satisfaction maxima des désirs des hommes, tels que ceux-ci les éprouvent réellement et non tels qu’une minorité centrale prétend les établir en leur nom ». 2 Voir : Cathrine Audard (textes choisis et présentés par), Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, t. II L’utilitarisme victorien (1838-1903), Paris, 1999, 279 pages et t. III, L’utilitarisme contemporain, Paris, 1999, 374 pages. 3 Du nom de l’intellectuel, écrivain et journaliste américain Walter Lippmann (1889-1974), auteur de : An Inquiry into the Principles of the Good Society (1937), traduit en français sous le titre La Cité Libre. Des 26 membres du Colloque les plus connus sont en dehors de W. Lippmann: R. Aron, F. von Hayek, Ludwig von Mises, C. Polanyi, W. Röpke, J. Rueff, A. Rüstow. 4 Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit., p. 140. 5 Serge Audier, op. cit p. 485. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux La Société du Mont Pèlerin, créée en 1947 au bord du lac de Genève, est, au moins partiellement, la continuation du Colloque de 1938. Ces économistes sont à contre-courant de la pensée keynésienne. Friedrich von Hayek (1899-1992), cofondateur de cette société et ancien du Colloque Lippmann, est un « ultralibéral ». Ainsi, aucune intervention de l’Etat n’est justifiée : il recommande même la privatisation de la monnaie. Selon Ludwig von Mises le socialisme planificateur est voué à l’échec, car il y a absence de mécanisme de fixation des prix par le marché. 1 Alexander Rüstow appelle ces économistes « die 2 Paläoliberalen ». Karl Polanyi , par contre, dénonce les excès du libéralisme. *** 3 Présentons brièvement les exigences du néolibéralisme : un vrai « crédo libéral ». • Réduction de l’intervention publique. barrières tarifaires, allègements des autorisations pour créer une entreprise, réduire le nombre de documents officiels liés au commerce, etc. Ce modèle néolibéral, de texture anglo-saxonne, n’est pas sans brutalité sociale. Il serait en plus d’application universelle, c’est-à-dire on ne tient pas compte ni de la géographie, ni de l’histoire d’un pays. Au centre de ce modèle se situe la déréglementation tous azimuts. *** A ce dogme ultralibéral s’oppose la déclaration de 4 Philadelphie du 10 mai 1944, dont le but général est d’établir un ordre international adossé au droit et à la justice. Son titre est le suivant : Déclaration concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail (OIT) ; elle est d’application universelle. Notons quelques extraits de cette Déclaration : Sont particulièrement visés les points suivants : réduire les dépenses publiques, réduire les prélèvements fiscaux, réduire le nombre de fonctionnaires, réduire les programmes sociaux. • Ͳ Encourager l’initiative privée. Favoriser le secteur privé, c’est le corolaire à la réduction du secteur public. D’un côté il faut réduire, sinon éliminer, les subventions publiques ; d’un autre côté il faut encourager les entreprises privées (par exemple la réduction de l’impôt sur les sociétés de capitaux). • Ͳ Ͳ Libéraliser l’environnement économique. D’abord alléger les réglementations, et la législation pesant sur les affaires. Ensuite, c’est la flexibilité du travail. En vrac, énumérons quelques exemples d’exigences néolibérales : licenciements facilités, réduction des 1 A. Rüstow, Paläoliberalismus, Kommunismus und Neoliberalismus, in : Wirtschaft Gesellschaft und Kultur – Festgabe für Alfred Müller-Armack, Berlin, 1961, p. 63. Herausgegeben von Franz Greiȕ und Fritz W. Meyer. 2 Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), 419 pages. 3 Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 99-100. Cahier économique 119 « Le travail n’est pas une marchandise » « la possibilité pour tous d’une participation équitable aux fruits du progrès … » « l’extension des mesures de sécurité sociale en vue d’assurer un revenu de base à tous ceux qui ont besoin d’une telle protection ainsi que des soins médicaux complets ». 3.1.4 L’ordolibéralisme 3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme L’Ecole de Fribourg ou Ecole de l’ordolibéralisme a été fondée dans les années 1930 à l’université de Fribourg-en-Brisgau par l’économiste Walter Eucken et les juristes Franz Böhm et Hans Grossman-Doerth : « … les fondateurs de l’Ecole avaient pour souci commun la question des fondements constitutionnels 5 d’une économie et d’une société libre ». L’ordolibéralisme est la version allemande du libéralisme économique. Ce courant de pensée est représenté par quelques figures emblématiques. Son chef de file, Walter Eucken (1891-1950), a enseigné à l’université de Fribourg en Allemagne (1927-1950). 4 Alain Supiot (professeur de droit), L’esprit de Philadelphie – la justice sociale face au marché total, Paris, 2010, 182 pages. Le texte de la Déclaration renvoie aux pages 175 à 179. 5 Viktor J. Vanberg, L’Ecole de Fribourg : Walter Eucken et l’ordolibéralisme, in : Philipe Nemo et Jean Petitot, Histoire du libéralisme en Europe, Paris, 2006, p. 911. 87 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Wilhelm Röpke (1899-1966) a enseigné à l’université d’Istanbul, puis à Genève. Il a « une vision humaniste 1 proche de la pensée sociale catholique ». Alexander Rüstow (1885-1964) a enseigné aux universités 2 d’Istanbul et de Heidelberg. D’autres noms peuvent 3 être avancés : A. Müller-Armack. , F. Böhm, F. A. Lutz, H. C. Lenel, L. Miksch, K. F. Maier, etc. Au cours de l’entre-deux-guerres l’Allemagne est 4 devenue « das höchst kartellisierte Land der Welt ». e Tout a commencé vers la fin du 19 siècle. Le « Reichsgericht », par décision du 4 juillet 1897, a permis en règle générale la formation de cartels. En 1905 l’Allemagne compte 385 cartels (Kartelle oder kartellartige Gebilde) ; en 1925 leur nombre a grimpé 5 à 2 500 . Le remède efficace c’est introduire de la concurrence dans l’économie. L’interventionnisme – selon Rüstow – va dans le sens du marché, et non contre le marché. Müller-Armack, auteur en 1947 de l’expression « soziale Marktwirtschaft », est le théoricien de cette doctrine économique, qu’il a conçue dès le début des années 1930. Il est partisan d’une « sozialgesteuerte 6 Marktwirtschaft » : le social et l’interventionnisme sont liés. entwerfen haben ». Le même auteur précise encore le fondement de la politique économique ordolibérale : « 1. Rahmenpolitik 2. Marktpolitik (liberaler Interventionismus) ». L’ordolibéralisme est – entre les deux guerres mondiales – la réponse à la cartellisation de l’industrie allemande, à la grande crise de 1929 et au refus du nazisme. A cette époque Ludwig Erhard a affirmé trois principes : le rejet de la lutte des classes, la nécessité d’une intervention étatique (limitée) et la primauté de l’Etat sur l’économie, tout en conservant la liberté des acteurs économiques. D’où son aversion pour les cartels. Toutefois la loi anticartel n’entre en vigueur que le premier janvier 1958. Cette loi est parfois appelée « Grundgesetz der Sozialen Marktwirtschaft ». L’ordolibéralisme a été mis en pratique par A. Müller8 Armack et L. Erhard. Selon Ralf Ptak on a : « die soziale Marktwirtschaft als Träger des ordoliberalen Programms ». Ci-après est brièvement présenté l’ordolibéralisme. • 7 Wilhelm Röpke a bien résumé la finalité à atteindre après la Seconde guerre mondiale « : Aufrichtung der Marktwirtschaft als einer echten Wettbewerbsordnung : das ist die erste klare Linie in dem architektonischen Grundriȕ, den wir zu • 1 Jean-Michel Ycre, Les sources catholiques de l’ordolibéralisme allemand : Röpke et la pensée catholique sociale allemande, in : Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p.167. 2 Röpke et Rüstow ont dû fuir le régime nazi en 1933. 3 Alfred Müller-Armack (1901-1978) est professeur à l’université de Cologne, Abteilungsleiter (Grundsatzfragen) au ministère de l’économie, puis secrétaire d’Etat ; il est proche de Ludwig Erhard, son ministre. 4 Volker Berghahn, Rheinischer Kapitalimus, Ludwig Erhard und der Umbau des westdeutschen Industriesystems, in : David Gilgen, Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg), Deutschland als Modell – Rheinischer Kapitalismus und Globalisierung seit dem 19. Jahrhundert, Bonn, 2010, p. 96. Historisches Forschungszentrum der Friedrich-Ebert-Stiftung, Reihe : Politik- und Gesellschaftsgeschichte, Band 88. 5 Walter Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolitik, Munich, 1967, p. 118 et suivantes. Voir aussi, du même auteur : Die Grundlagen e der Nationalökonomie, Berlin, 1989 (9 éd.), p. 32 et suivantes, p. 55. 6 Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 bis zur Gegenwart, Munich, 2011, p. 90. 7 W.Röpke, Civitas humana – Grundfragen der Gesellschafts- und e Wirtschaftsreform, Berne/Stuttgart, 1979 (1 publication en 1944), e 4 éd. p. 74 et p. 79. 88 • L’ordolibéralisme se fonde sur le couple marché/concurrence, mais sans le « laisserfaire » des néolibéraux. L’Etat intervient par des normes juridiques et fixe les règles ; par exemple le code du travail. En résumé : « autant de marché que possible, autant d’Etat que nécessaire ». Le libéralisme économique allemand est accompagné d’un libéralisme politique : liberté politique (partis politiques) et liberté économique (concurrence). L’ordolibéralisme, comme la première partie du terme l’exprime, se réfère à l’ordre, en l’occurrence à l’ordre constitutionnel et procédural ; c’est dire l’importance du droit dans cette société. La population allemande a la phobie de l’inflation (cf. hyperinflation en 1923), d’où une double réaction : l’Etat doit maîtriser ses dépenses et la Bundesbank doit être indépendante, ou « la justification 9 ordolibérale de l’indépendance ». 8 Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus zur sozialen Marktwirtschaft, Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, p. 201. 9 Eric Dehay, L’indépendance de la banque centrale en Allemagne : des principes ordolibéraux à la pratique de la Bundesbank, in : Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 248. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • destruction du tissu industriel au cours de la Seconde guerre mondiale. Au centre figure la création de richesses. Notons la formulation 5 de Michel Foucault : « L’homo oeconomicus qu’on veut reconstituer, ce n’est pas l’homme de l’échange, ce n’est pas l’homme consommateur, c’est l’homme de l’entreprise et de la production ». Et encore, selon le 6 même auteur : « Ça veut dire, d’un côté, généraliser en effet la forme entreprise à l’intérieur du corps ou du tissu social ; ça veut dire reprendre ce tissu social et faire en sorte qu’il puisse se répartir, se diviser, se démultiplier selon non pas le grain des individus, mais le grain des entreprises ». L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre un « ordre de concurrence » et un « ordre institutionnel » : il y a correspondance efficace entre régime concurrentiel et armature institutionnelle. *** Pour terminer notons ce qui a amené les Allemands 1 vers l’ordolibéralisme, selon Raymond Aron : « … le fait décisif me paraît le complet épuisement des idéologies qui, de la patrie de Marx et de Hitler, étaient parties à la conquête du monde. Le peuple allemand a vécu jusqu’au bout la folie nationaliste, il a du régime soviétique une expérience incomparablement plus directe que n’importe quel autre peuple d’Europe ». 3.1.4.2 Le modèle allemand 2 Le modèle allemand se résume en trois points. • • • La priorité absolue aux exportations, cet aspect est bien connu, car tout en contraste avec d’autres pays de l’Union. Ces exportations permettent à la fois de réinvestir dans l’industrie, de fournir les moyens pour financer les importations (par exemple produits énergétiques et matières premières) et la protection sociale. La cogestion privilégie la concertation au détriment de l’affrontement dans l’entreprise : l’Allemagne fédérale est le pays de la 3 Mitbestimmung . Pour les syndicats allemands l’entreprise n’est pas « l’ennemi », contrairement à la position des syndicats 4 français. Le professeur Werner Abelshauser parle de « Konsensdemokratie ». La primauté est accordée au producteur et non pas au consommateur, ou seulement en second lieu. Cette attitude est liée aussi à la 1 Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 561. Première publication dans la Nouvelle NRF (Nouvelle Revue Française), 22, 1954. 7 La structure du pouvoir dans l’Allemagne fédérale repose sur trois piliers : l’appareil de production (industrie), la Bundesbank (indépendante) et les Länder (décentralisation). Le chancelier joue le rôle d’arbitre/coordinateur. La différence est saisissante avec l’Allemagne nazie, fondée sur le « Führerprinzip ». « La nouvelle Allemagne fédérale va, au nom de l’ordolibéralisme, prendre le contre-pied de la politique de Hitler ». « Le projet géopolitique du pays va se confondre avec la géostratégie des grands groupes. L’intérêt de ces derniers est de pousser à la création de la CECA, puis du Marché commun. Cela correspond au désir du protecteur américain et reprend les idées d’union douanière d’avant 1914, inspirées elles-mêmes du Zollverein ». L’ordolibéralisme, non seulement permet l’intervention étatique, mais la recommande même dans certains cas ; par exemple protection sociale, préservation de la concurrence. Notons la référence quant à la position de la protection sociale : en Allemagne fédérale c’est un Etat fort, dans le monde anglo-saxon c’est l’individu, en France c’est un Etat volumineux. Le Luxembourg est proche de la position allemande. 2 Une rapide comparaison entre les modèles français et allemand est effectuée par Jean-Louis Beffa (dirigeant d’entreprises) dans Le Monde du 12 septembre 2013, supplément EUROPA : Trop forte l’Allemagne ? p. VIII. Voir aussi du même auteur : La France doit choisir, Paris, 2012, 287 pages. Guillaume Duval, Made in Germany – Le modèle allemand au-delà des mythes, Paris, 2013, 231 pages. Bruno Odent, Modèle allemand, une imposture – L’Europe en danger, Paris, 2013, 205 pages. 3 Mitbestimmungsgesetz du 4 mai 1976. 4 Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftgeschichte, op. cit. p. 355. Cahier économique 119 5 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, op. cit. p. 152. A l’occasion du trentenaire de sa mort voir : le dossier dans Le Monde des Livres du 9 mai 2014, sous le titre « Vitalité de Michel Foulcault » ; « Foucauldmania » dans Le Monde du 21 juin 2014 (culture & idées). 6 Ibid. p. 247. Jean-Michel Quatrepoint, Le Choc des Empires – Etats-Unis, Chine, Allemagne : qui domine l’économie-monde ? Paris, 2014, p. 144-145 ; les deux citations y comprises. 7 89 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Le modèle allemand suscite parfois des réactions excessives. D’un côté, ce serait un modèle à imiter, car la solution aux problèmes économiques, une vraie panacée. En fait, ce modèle, issu de l’ordolibéralisme, s’applique en priorité à la situation spécifique de l’Allemagne de l’après-guerre. Par ailleurs, l’économie allemande n’est pas dépourvue de faiblesses ; par exemple il y a un manque flagrant d’investissements dans l’infrastructure, sa politique énergétique (abandon brusque du nucléaire) présente de sérieuses incertitudes quant à l’avenir, sa faible natalité renchérit le coût des retraites. S’y ajoute une faiblesse structurelle : toute chute des exportations pose problème à la fois à l’Allemagne même et à l’Union. D’un autre côté, ce serait un modèle catastrophique. Ainsi, Bruno Odent a publié l’ouvrage suivant, au titre évocateur : Modèle allemand, une imposture – L’Europe en danger. L’Allemagne fédérale n’est pas ce modèle exécrable décrit par ce journaliste (chef du service Monde de l’Humanité). En fait, la réalité se situe loin de ces deux extrêmes. 3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme Théories régulationniste et ordolibérale sont fort éloignées l’une de l’autre. Toutefois au moins deux aspects les rapprochent, malgré les oppositions qui les 1 caractérisent . D’abord, le régulationnisme étudie les systèmes capitalistes et leurs institutions. Or, l’ordolibéralisme est la source, sinon le pilier du capitalisme rhénan. Dans ce sens les régulationnistes sont intéressés par ce capitalisme. Ensuite, les théories régulationniste et ordolibérale réintroduisent l’histoire dans l’analyse économique : c’est « la réconciliation entre l‘histoire et la théorie ». Et encore : « Malgré leurs divergences, la confrontation entre l’ordolibéralisme et la théorie de la régulation montre qu’il existe en France et en Allemagne des modes de théorisation relativement proches et alternatifs à ceux du mainstream néoclassique ». Terminons par une comparaison rapide entre la pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand. 2 Ecoutons le professeur (émérite) François Bilger : « … si la France privilégie l’approche déductive de la réalité économique à partir de modèles mathématiques, la méthode euckenienne de l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la méthode inductive développée par l’Ecole historique allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans une philosophie politique et sociale libérale individualiste, à dominante anti-étatiste, l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une préoccupation d’harmonie sociale et une vision kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi morale ». 3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme L’économiste américain Henry Charles Carey (17931879) a développé une approche originale sur le commerce des Etats-Unis. Il écarte la théorie de D. Ricardo sur le libre-échange, car c’est en fait justifier la domination industrielle de la Grande-Bretagne, qui devient l’atelier industriel du monde. Carey propose l’architecture suivante pour protéger le commerce des Etats-Unis : à l’intérieur le libéralisme économique s’impose, mais vers l’extérieur il faut dresser des barrières douanières. Carey est même plus sévère que Friedrich List (1789-1846) et prévoit toute une palette de droits de douane. La théorie de Carey s’applique aisément à notre pays. Au lendemain de notre indépendance le Luxembourg est intégré dans un espace dépassant largement sa petite dimension. Le Zollverein protège notre sidérurgie de la concurrence située au-delà de cette union douanière. Le Luxembourg reste à l’abri du Zollverein entre 1842 et 1918. L’UEBL prend la relève du Zollverein en 1921. Dans les années 1950 les traités européens jouent le même rôle (voir plus loin). A chaque fois les produits luxembourgeois sont protégés, au moins partiellement, de la concurrence mondiale (par exemple de la concurrence des produits e sidérurgiques anglais au 19 siècle). Par contre, nos produits peuvent circuler librement à l’intérieur de l’espace protégé. D’ailleurs, les avantages de cette protection ont été démontrés par leur absence entre 1873 et 1878 : la sidérurgie luxembourgeoise est écrasée par la 2 1 Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste du détour par l’ordolibéralisme, in : Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 49-66. 90 François Bilger, La pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 17. Sur l’Ecole historique allemande voir : Marc Montoussé, L’Ecole historique allemande, Origine, portée et postérité, Paris, 2010, 186 pages. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux concurrence située hors du Zollverein (notamment anglaise). La Belgique, contrairement au Luxembourg, est un pays libéral tant économique que politique. Paul Van Zeeland, Premier ministre belge de 1935 à 1937, est 1 partisan du libéralisme , bien qu’il ne soit pas hostile à un interventionnisme tempéré. Il a présenté un rapport d’inspiration néolibérale sur la collaboration économique internationale, contre le protectionnisme et les politiques d’autarcie, rapport qui fait débat en France et en Belgique. Par ailleurs, le frère du Premier ministre belge est le seul représentant belge au Colloque Lippmann. Dans un tel contexte le Luxembourg, plus proche du protectionnisme, est dans une situation plutôt fragile par rapport à la Belgique. La Belgique est un pays de tradition libérale, face au Luxembourg, protectionniste, habitué au bouclier du Zollverein. C’est au Luxembourg de s’adapter. Cette situation de faiblesse est encore accentuée par deux aspects. 2 Selon l’historien Gilbert Trausch « la guerre révèle (aussi) la fragilité du statut international du Luxembourg. Aux yeux des puissances européennes, le grand-duché demeure un Etat de convention, créé par elles selon leurs convenances, pour ainsi dire à titre provisoire ». Le traité de l‘UEBL, entré en vigueur en 1922, présente deux dangers : les Luxembourgeois n’en voulaient pas, des difficultés de rodage. L’entre-deux-guerres révèle deux mouvements. D’abord, le Luxembourg est amené à diversifier ses débouchés face à un partenaire économique doté d’un effet d’entraînement réduit par rapport au Zollverein. Ensuite, la crise économique diminue le transit 3 international du commerce. Emile Etienne , directeur de la Fédération des industriels luxembourgeois en 1935, l’a bien exprimé : « Essentiellement pays de transformation, dépourvu de marché intérieur, le Luxembourg devra donc poursuivre une politique de libre-échange que les tendances actuelles du monde semblent cependant répudier de plus en plus ». Rappelons que le Luxembourg affronte à la fois deux difficultés majeures : le Zollverein a été longtemps un abri (trop !) confortable ; la réorientation est difficile avec un partenaire économique tourné traditionnellement vers le libre-échange. 4 Antoine Funck , chargé d’Affaires du Grand-Duché de Luxembourg à Paris lors de l’exposition internationale de 1937, espère un redémarrage de l’activité économique du Luxembourg et exprime son désir « de collaborer, dans la paix et la prospérité, avec tous les pays, petits ou grands ». L’ensemble de ces circonstances ont probablement contribué à la situation difficile du Luxembourg de l’entre-deux-guerres. L’Union européenne est une large zone économique dont le Luxembourg profite. Longtemps elle a constitué un rempart contre la concurrence hors Union. Tel n’est plus autant le cas avec la mondialisation : l’afflux (presque) sans limites de produits dans l’Union européenne a des conséquences graves ; chômage et désindustrialisation, bien que l’Union européenne ne soit pas la seule cause. En d’autres termes, l’euro-enthousiasme des Luxembourgeois au cours des années 1950/1960 s’est estompé. C’est la montée de l’euroscepticisme, même au Luxembourg, longtemps élève modèle de l’Europe. Celle-ci est de plus en plus ressentie comme une entité exposée aux ravages du libéralisme économique. L’Union européenne est une (des) victime(s) du néo-libéralisme. Dans ce contexte on peut se demander si l’Union n’a pas intérêt à se rapprocher quelque peu de la théorie de Carey. *** Comparons le modèle allemand de l’économie sociale de marché issue de l’ordolibéralisme au modèle luxembourgeois. De nombreuses similitudes apparaissent. • 1 Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit. p. 196 et suivantes. Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg, op. cit. 2002, p. 238. 3 Emile Etienne, Les courants commerciaux du Grand-Duché de Luxembourg, in : Le Grand-Duché de Luxembourg, brochure publiée à l’occasion de l’Exposition universelle et internationale de Bruxelles en 1935, Luxembourg/Bruxelles, 1935, p. 67. 2 Cahier économique 119 Le Luxembourg est obligé d’exporter, à la fois du temps de la sidérurgie et actuellement. Et ceci d’abord à cause de sa petite dimension, puis les mêmes raisons que pour l’Allemagne surgissent : financer les importations (matières premières et énergétiques) ; s’y ajoute la nécessité d’importer son équipement 4 Antoine Funck, La participation luxembourgeoise à l’exposition internationale de Paris 1937, in : Les Cahiers luxembourgeois, 1937, XIVe année n° 7, p. 753. 91 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • • industriel ; assurer le financement de l’Etat providence, réinvestir. A l’instar de la République fédérale allemande le Luxembourg a établi une législation sur la 1 cogestion , qui privilégie la concertation au détriment de l’affrontement (cf. paix sociale). Cette cogestion implique l’accès aux informations économiques et financières des représentants des syndicats, ce qui mène à un sentiment de coresponsabilité. Le modèle allemand est axé sur le « couple 2 Arbeitgeber/Arbeitnehmer ». Le Luxembourg est proche de ce modèle. Contrairement à l’Allemagne, le Luxembourg ne met pas l’accent sur la production, dans le sens qu’il n’a pas subi la destruction de son industrie au cours de la guerre. Le Luxembourg a pu favoriser la consommation et c’est d’autant mieux. Notre niveau de vie est exceptionnel à l’intérieur de l’Union. Toutefois, dans le contexte de la crise actuelle le Luxembourg doit veiller à ne pas financer sa consommation par l’endettement. Voilà qui vaut à la fois pour l’Etat et pour les consommateurs. Faire quelques centaines de millions d’euros de dettes budgétaires par an peut rapidement mettre en danger le modèle luxembourgeois. Dans une approche stylisée le modèle luxembourgeois 3 peut être brièvement caractérisé , à l’image de l’Allemagne fédérale : • • Ordolibéralisme, teinté de corporatisme libéral (cf. tripartite, CES). Individualisme conservateur, déjà traditionnel, car remontant au Code civil de 1804. 1 Voir à ce sujet l’ouvrage de Henri Goedert, La représentation des salariés dans les organes des sociétés en droit luxembourgeois et en droit ouest-allemand, thèse pour l’obtention d’un doctorat d’Etat, Nancy, 1983, 590 pages. Voir aussi. Guy Bemtgen, Die Mitbestimmung der Arbeitnehmer in Deutschland unter Berücksichtigung der ‘participation aux décisions dans l’entreprise’ in Frankreich und Luxemburg – Historischer Abriss, aktuelle Probleme, Luxembourg, 1983, 161 pages. Mémoire présenté pour l’obtention du grade de professeur en sciences économiques et sociales. 2 Alfred Grosser, L’art du dialogue social à l‘allemande, in : Le Figaro du 17 juin 2014. 3 Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste du détour par l’ordolibéralisme, op. cit. p. 57. Pierre-Cyrille Hautcoeur (président de l’Ecole des hautes études en sciences sociales) et Eric Monnet (économiste), Changer l’enseignement des sciences économiques à l’université – Interdisciplinarité, pluralisme, innovation pédagogique, in : Le Monde du 17 juin 2014. 92 • Economie sociale de marché, construite au cours de l’ère fordiste. 3.1.6 Rapide comparaison entre les divers libéralismes économiques Le libéralisme classique vise la réduction de la toute puissance de l’Etat : garder un espace libre de l’intervention de l’Etat pour faire jouer la rationalité économique. C’est le fameux « laisser-faire » d’Adam Smith. Ce n’est pas la toute puissance de l’économie ni celle de l’Etat : « d’un côté le marché et la rationalité économique et, de l’autre, l’Etat et la 4 rationalité politique ». Smith réagit contre la toute 5 puissance de l’Etat. Selon Norbert Campagna Thomas Hobbes « développe une théorie libérale en l’inscrivant dans un cadre institutionnel qui, par certains aspects du moins, ne l’est guère ». Le néolibéralisme est tout à fait différent : « il s’agit 6 ici de diffuser le marché partout ». Ecoutons Michel 7 Foucault : « La société régulée sur le marché à laquelle pensent les néolibéraux, c’est une société dans laquelle ce qui doit constituer le principe régulateur, ce n’est pas tellement l’échange de marchandises, que les mécanismes de la concurrence. … ce qu’on cherche à obtenir, ce n’est pas une société soumise à l’effet-marchandise, c’est une société soumise à la dynamique concurrentielle ». Le projet néolibéral est d’une radicalité inouïe : la concurrence doit être le seul régulateur de cette société. L’ordolibéralisme est le néolibéralisme allemand, mais sans sa radicalité, ce qui a permis l’évolution vers l’économie sociale de marché. Ordolibéralisme et néolibéralisme doivent donc être nettement distingués. A cet effet mettons en évidence 8 la définition du capitalisme selon Robert Boyer : « Une interdépendance de l’économie, de la société et de la politique ». 4 Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur le libéralisme, la théorie et la politique, Paris, 2012, p. 50. 5 Norbert Campagna (philosophe), Thomas Hobbes, L’ordre et la liberté, Paris, 2000, p. 30. 6 Geoffroy de Lagasnerie, op. cit. p. 51. 7 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France 1978-1979, Paris, 2004, p. 152. Edition établie sous la direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Senellart. 8 Robert Boyer, Le capitalisme d’une crise à l’autre : résilience et transformations, in : Problèmes économiques, hors-série : comprendre le capitalisme, Paris, mars 2014, p. 52-60. Citations pages 52, 53 et 60. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux * L’ordolibéralisme est pleinement imbriqué dans la société. Ainsi, selon la définition de l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4.1.) le premier volet de la définition du capitalisme (l’économie) est représenté par le couple marché/concurrence. Le deuxième volet est lié à la société : liberté politique et liberté économique avec une organisation décentralisée de la société civile (séparation entre décideurs économiques et décideurs politiques). Le troisième volet est en relation avec la politique ; par exemple maîtrise des dépenses publiques, protection de la population vis-à-vis de l’inflation. L’ordolibéralisme est aussi le retour de l’histoire dans l’analyse économique. domaines de la fiscalité et de la protection sociale. Dans une posture critique on parle de dumping social et/ou fiscal. Une tendance dangereuse se dessine : « non plus fabriquer l’ordre de la concurrence par la législation européenne, mais fabriquer la législation européenne par le libre jeu de la concurrence. Ce qui semble ainsi se dessiner aujourd’hui, c’est une sorte de mutation de certains courants de l’ordolibéralisme, … ». *** Récapitulons quelques critiques adressées à l’ordolibéralisme. Selon Robert. Boyer « … des solutions significativement différentes pourront être données selon les sociétés qui peuvent déboucher sur autant de formes de capitalisme ». Ͳ * L’approche néolibérale s’appuie sur l’économie de marché qui postule « un quasi automatisme des ajustements de marché ». Ceux-ci sont indépendants de la société civile, c’est-à-dire de l’organisation sociale et politique. Une crise éventuelle a donc un caractère exogène, situé en dehors de la sphère économique. L’histoire est évacuée de ce modèle. 1 Pierre-Cyrille Hautcoeur et Eric Monnet regrettent « que l’enseignement de l’histoire des crises financières avait presque entièrement disparu des cursus ». Ͳ Ͳ Conclusion : modèle néolibéral et modèle ordolibéral 2 s’excluent mutuellement. Selon Catherine Audard « L’ultralibéralisme de Milton Friedman, repris par les gouvernements Thatcher et Reagan, est difficilement intégrable dans le camp libéral, car il bascule très vite dans le conservatisme, par la forme de son argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout autant que par le contenu de ses idées ». Ͳ Ͳ *** Actuellement l’ordolibéralisme se situe entre deux bornes : l’économie sociale de marché et une nouvelle 3 « conception ultra », qui semble prendre de l’ampleur : c’est « la mise en concurrence des systèmes institutionnels eux-mêmes ; par exemple dans les 1 Op. cit. Catherine Audard (professeur de philosophie politique et morale à la London School of Economics), Le « nouveau » libéralisme, in : L’Economie politique n° 44 d’octobre 2009, p. 26. 3 Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue), La nouvelle raison du monde – Essai sur la société néolibérale, Paris, 2009, p. 349 ; les citations y comprises. 2 Cahier économique 119 Dès les traités européens des années 1950 l’ordolibéralisme s’impose aux Six. Cette Europe évolue alors dans un monde ordolibéral. « Parce qu’elle voulait sanctuariser ses propres principes de politique économique, l’Allemagne a trouvé la solution 4 simple de les faire inscrire dans les traités ». En Allemagne l’ordolibéralisme n’est pas l’enjeu de l’alternance électorale. Quelle que soit la coalition gouvernementale, les règles ordolibérales sont acceptées et appliquées. L’ordolibéralisme implique un ordre monétaire : l’indépendance de la Banque centrale. L’Allemagne a-t-elle davantage peur de 1923 que de 1929 ? Voilà qui semble quelque peu étonnant : ce n’est pas l’hyperinflation des années 1920 qui a initié les succès électoraux d’Hitler, mais plutôt la déflation liée à la crise de 1929. L’ordolibéralisme est un modèle destiné à une situation spécifique : l’Allemagne de l’aprèsguerre. Ce modèle est-il applicable à l’époque actuelle et à l’ensemble des pays de l’Union ? Les principes ordolibéraux sont en perte de vitesse, voire même complètement dépassés, c’est bien connu. Toutefois, il faut nuancer ; deux aspects interviennent. Premier aspect. L’ordolibéralisme a permis l’installation, en Allemagne, d’une démocratie parlementaire qui fonctionne toujours, grâce à une représentation nationale réussie. Voilà une vraie prouesse liée à l’ordolibéralisme. Second aspect. Paradoxalement, la mise en cause de l’ordolibéralisme est plutôt liée à l’économique (par exemple mondialisation). Un nouveau départ, voire un nouveau modèle économique, du côté de l’écologie, est 4 Frédéric Lordon, La malfaçon – Monnaie européenne et souveraineté démocratique, Paris, 2014, p. 63. 93 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Ͳ susceptible de déclencher des recherches/innovations favorisant la croissance économique. Dans un tel contexte les principes ordolibéraux peuvent être renouvelés et aboutir à des projets d’avenir qui, à leur tour, peuvent fortifier les principes démocratiques. L’ordolibéralisme est autant politique qu’économique (cf. constellation juridico- constitutionnelle). Malgré des faiblesses l’ordolibéralisme a assuré à l’industrie allemande une position centrale tant en Allemagne même que dans la zone euro. l’Etat, ni d’une aide de l’Etat, il y a absence de dumping. Le succès allemand est lié à l’innovation, à la qualité, donc à une clientèle satisfaite. L’Allemagne est entièrement plongée dans une économie de concurrence où il n’est guère possible d’interdire de produire et de vendre ; elle a mis l’accent sur la production pour assurer la croissance. Concurrence et production sont deux facteurs clés de l’ordolibéralisme. D’ailleurs, prendre le chemin de l’interventionnisme étatique, sans nécessité, garantit la « Friedhofsruhe der staatlich gelenkten Wirtschaft ». 3 Intercalons une petite remarque sur l’ouvrage bien connu de Thomas Piketty, qui compare dans le temps et l’espace, le taux de croissance du rendement du capital et le taux de croissance économique. Retenons 1 une appréciation générale de Robert Boyer : « La plus importante contribution de l’ouvrage est sans doute de réintégrer l’histoire économique et sociale au cœur de la discipline économique ». 3.1.7 Excédents commerciaux allemands et ordolibéralisme Les excédents commerciaux allemands sont bien connus. L’Allemagne est la championne incontestée dans le trio : machine/outil, chimie et automobile. Ces excédents se sont installés dans la durée, ce qui pose problème au reste de l’Europe. Mettons brièvement en évidence les griefs adressés à l’Allemagne et la 2 réponse de celle-ci . Le FMI et la Commission de Bruxelles reprochent à l’Allemagne cet excédent, qui dans leur optique, est exorbitant et compromet l’équilibre économique dans l’Union européenne et même dans le monde : l’Allemagne exporte trop et ne consomme pas assez. La réponse allemande ne se fait pas attendre. En règle générale un excédent commercial est favorable à l’emploi, au niveau de vie, à la protection sociale. Estce que le Gouvernement allemand doit obliger la population à consommer, interdire aux entreprises d’exporter ? L’économie ne fonctionne pas selon ce schéma. Contrairement à la Chine, l’Allemagne ne bénéficie nullement d’un taux de change fixé par 1 In : Alternatives Economiques, n° 336, juin 2014, p. 63. 2 Patrick Welter, Deutscher Exportüberschuss – Das Märchen vom Gleichgewicht, in : Frankfurter Allgemeine Zeitung du 8 novembre 2013 ; la citation y comprise. Ce journaliste, spécialiste d’économie, est correspondant à Washington. 94 Le succès allemand est aussi lié à une particularité : l’entente, entre banques et grande industrie, orientée vers l’exportation. Cette collusion entre banque et industrie lourde a déjà existé du temps de Bismarck : les banques sont focalisées sur le financement de l’industrie allemande, même les petites et moyennes entreprises industrielles profitent du crédit bancaire. En France la situation est différente : ainsi, « entre 1897 et 1903, 30% des profits du Crédit Lyonnais 4 provinrent des affaires russes ». En Allemagne le lien entre banques et industrie reste une caractéristique de 5 l’ordolibéralisme et persiste toujours. Un autre élément de succès est la concordance entre productivité du travail et niveau des salaires. Ecoutons 6 le journaliste allemand Wolfgang Münchau : « Eine der wichtigsten ökonomischen Beziehungen ist die zwischen den Löhnen und der Produktivität. Man kann Lohnniveau nicht unabhängig von der Produktivität betrachten ». L’Allemagne en a fait l’expérience lors de la réunification. Le taux de change est inadéquat. Un mark (fort) de l’Allemagne de l’Ouest contre un mark (faible) de l’Allemagne de l’Est. La productivité du travail en Allemagne de l’Est était trop faible, face à l’économie de marché, qui y a été introduite. Les difficultés étaient préprogrammées, mais le problème était autant politique qu’économique. *** 3 Patrick Velley, L’échelle du monde, Paris, 2013 (1997), p. 796 ; Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, 2003, p. 4243. 4 Suzanne Berger, op. cit. p. 42. 5 Hermann Josef Abs (1901-1994) est le « symbole » de cette entente : il a été un champion du nombre de sièges détenus dans les conseils d’administration des banques et de l’industrie. 6 Wolfgang Münchau, Das Ende der Sozialen Marktwirtschaft, Munich/Vienne, 2006, p. 136. W. Münchau ist Europa-Kolumnist und Associate Editor der Financial Times Limited mit Sitz in Brüssel. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Dans ce contexte retenons un « malentendu » entre la France et l’Allemagne, remontant à l’époque de l’ordolibéralisme. réunification : les Allemands ont « pu intégrer les pays d’Europe centrale et orientale dans leur système productif ». L’Allemagne, adossée à l’ordolibéralisme, défend une politique de l’offre : priorité à la production et à l’exportation, une monnaie forte, etc. La crise, enclenchée à partir de 2007, doit être contrée par des mesures structurelles : compétitivité, innovations (par exemple industrielles), productivité des travailleurs, assouplissement du marché du travail, simplification administrative, etc. A. Fabre pense que l’Allemagne a « l’économie la plus robuste d’Europe ». Ce pays a démontré que protection sociale et mondialisation sont compatibles. Enfin, Fabre compare la gouvernance des systèmes sociétaux dans les deux pays : en Allemagne « la société gouverne l’Etat, contrairement à la France, où l’Etat gouverne la société ». Cet auteur va encore plus loin : « … l’Allemagne est un miroir un peu troublant du déclassement français ». La France, par contre, a une préférence pour une politique de la demande : l’origine de la crise de 2007 résiderait dans la demande. La croissance économique doit être stimulée par des mesures keynésiennes. Par ailleurs, les Allemands redoutent que si Bruxelles accorde de nouveaux délais à la France pour redresser ses finances publiques, celle-ci en profitera pour retarder les réformes nécessaires. Pour terminer, abordons le modèle allemand selon 1 deux points de vue : allemand (Mathieu von Rohr, correspondant du Spiegel à Paris), français avec Guillaume Duval (économiste et rédacteur en chef d’Alternatives économiques) et l’économiste Alain Fabre. Ecoutons von Rohr : « … je suis étonné de la virulence avec laquelle l’Allemagne est traitée par les médias et les hommes politiques ». « La préoccupation française pour l’Allemagne s’apparente parfois à une obsession. C’est un peu comme si la France devait constamment se mesurer à l’aune de l’Allemagne, qu’il s’agisse du modèle économique, de la notation AAA, de la natalité ou du poids de sa politique étrangère dans le monde. Sans doute cela reflète-t-il, pour de nombreux Français, le manque d’assurance lié à la faiblesse actuelle de l’économie française ». G. Duval souligne trois éléments. L’Allemagne aura de sérieux problèmes avec sa démographie déclinante. En plus l’Allemagne est le seul pays de l’OCDE où les investissements publics sont inférieurs à l’usure des infrastructures. Toutefois, l’Allemagne a un avantage avec la chute du Mur, malgré le coût de la *** A la suite des développements précédents quatre conceptions du marché peuvent être dégagées : le marché classique (Adam Smith et Jean-Baptiste Say) ; le marché néolibéral (Alfred Marshall : vulgarisateur 2 du néoclassicisme en Angleterre) ; le marché hayekien (Friedrich. von Hayek et Ludwig von Mises) et le marché ordolibéral (Walter Eucken). 3.2 La concurrence 3.2.1 Notion de concurrence parfaite Des générations d’élèves de notre enseignement classique et technique ont été et sont toujours confrontées à la notion de concurrence pure et parfaite. Rappelons brièvement les conditions fondamentales. • • • • • Atomicité du marché: grand nombre de vendeurs et d'acheteurs. Aucun d'entre eux n'a une influence individuelle sur le marché. Homogénéité du produit: sur un même marché tous les produits sont censés être identiques. Libre accès au marché: il n'y a pas d'entrave à l'entrée sur le marché. Transparence du marché: l'information des participants au marché est parfaite et sans coût. Hypothèse de mobilité: les facteurs de production sont parfaitement mobiles. 1 Le « modèle allemand », objet de passions en France, dans Le Monde du 21 septembre 2013 : Mathieu von Rohr, « Un géant en trompe-l’œil » ; Guillaume Duval et Alain Fabre : Le capitalisme rhénan : affaibli ou revitalisé ? Interview avec Alain de Tricornot. Cahier économique 119 2 Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem utilisent ce terme tout au long de leur ouvrage : Comprendre les théories économiques, Paris, 2011 4e éd. 744 pages. 95 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Le fonctionnement du marché de concurrence parfaite est assujetti à ces conditions. En présence des quatre premières conditions on parle de concurrence parfaite, l'ensemble des cinq conditions mène plutôt à l'expression concurrence pure et parfaite. L'usage s'est répandu d'utiliser la construction ramassée concurrence parfaite, même si les cinq conditions sont 1 visées . Relevons deux paradoxes de la concurrence. • En régime de concurrence parfaite – selon 2 Bernard Guerrien – la compétitivité fait en sorte que la meilleure entreprise gagne et à la limite on risque d'aboutir à un monopole. En d'autres mots, la concurrence parfaite court le risque de se détruire 3 elle-même. Selon le philosophe Michel Foucault « il serait (donc) dans la logique historico-économique de la concurrence de se supprimer elle-même, … ». Notons la formulation pertinente de quelques 4 économistes : « si les coûts unitaires de production diminuent de manière continue lorsque la taille de la firme augmente, elle élimine ses concurrents et le marché atteint une situation de monopole ». • Le second paradoxe a été relevé par Piero Sraffa. Selon cet économiste le régime de concurrence parfaite est incompatible avec la notion d'économie d'échelle à l'intérieur de l'entreprise. Selon la première condition il faut un grand nombre de producteurs. Comment fabriquer des voitures (ou des avions) dans de petites unités de production? 3.2.2 La modélisation de la concurrence parfaite 3.2.2.1 Modélisation selon Walras A l'économiste Léon Walras (1834-1910) revient le grand mérite d'avoir présenté formellement le modèle d'équilibre général de concurrence parfaite, en 1874. Cet auteur imagine, dans un modèle mathématique, n biens et services, donc n marchés différents. L'existence même d'un équilibre général se réduit à un problème mathématique: résoudre le système à n équations, qui indique les prix égalisant offre et demande des différents marchés. Walras a su mettre en évidence l'interdépendance des prix et des quantités sur les différents marchés, ce que l'économiste Oskar Lange (1904-1965) a appelé loi de Walras. Résumons la critique du modèle walrasien en quelques points. • Les intervenants sur le marché sont des « price-takers »; c'est-à-dire ils « prennent » les prix, car ils n'ont pas d'influence sur eux. Alors qui a « donné » les prix? Walras passe par la fiction d'un commissairepriseur, coordinateur, suggérant par là « un système très centralisé, ce que n'est pas censé être le 5 marché » . Son intervention permet, par tâtonnements, d'atteindre l'équilibre. Les ménages et les entreprises formulent de nouvelles offres et demandes à de nouveaux prix que le « commissaire-priseur » confronte, ce qui le conduit à proposer de nouveaux prix, jusqu'à l'équilibre de concurrence. • Walras admet, dans son modèle, la neutralité de la monnaie; aucune intervention de l'Etat n'est prévue dans ce modèle. 6 • Le modèle walrasien a un caractère normatif, c’est-à-dire il « ne cherche nullement à décrire la concurrence telle qu’elle est mais bien plutôt à en reconstruire le concept adéquat telle qu’elle devrait 7 être ». 8 • L'équilibre de Walras est un optimum social , qui ne peut évidemment être atteint que si les conditions de concurrence parfaite sont remplies. Or, ces conditions ne sont pas réunies et l'Etat doit agir de différentes manières: par exemple, établir des lois anti-trust, introduire des lois sur la concurrence. « Une grande partie de l'activité de la Commission de Bruxelles consiste à lutter contre les monopoles et pour la concurrence ». • Retenons une hypothèse de l'équilibre walrasien illustrée par l'image des tâtonnements: « Alain Beitone, Antoine Cazorla, Christine Dollo, Anne-Mary Drai, e Dictionnaire des sciences économiques, Paris, 2007, (2 éd.), p. 86. 2 Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007, p. 107. 5 3 7 1 Michel Foucauld, Naissance de la biopolitique, op. cit. p. 140. C. Chavagneux, F. Milewski, J. Pisani-Ferry, D. Plihon, M. Rainelli et J.-P. Warnier, Les enjeux de la mondialisation, III Les grandes questions économiques et sociales, Paris, 2007, p. 10. 4 96 Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 83. L’adjectif dérivé de Walras se retrouve sous deux formes dans la littérature économique : walrasien et walrassien. 6 André Orléan, L’empire de la valeur – refonder l’économie, Paris, 2011, p. 68. 8 Philippe Simonnot, L'invention de l'Etat - Economie du droit, Paris, 2003, p. 237, y comprise la citation. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l'absence d'échanges tant que les prix d'équilibre n'ont pas été atteints, les quantités offertes et demandées 1 tout au long du processus ne sont que virtuelles » . • Revenons brièvement au commissaire-priseur de Walras, en relation avec son « marché-mécanisme ». « Les discours qui font référence à l'économie de marché renvoient tous à cette vision issue de Walras. Mais, si elle était vérifiée dans la vie réelle, alors la planification centralisée aurait dû s'imposer contre le marché ». (...). « Une agence centrale de planification serait une réponse plus réaliste que ce personnage hérité d'une assimilation du marché au 2 fonctionnement de la Bourse de valeurs » . • Selon l’économiste Oscar Lange, l’Etat doit jouer le rôle de commissaire-priseur, ce que Hayek juge impossible. • Selon la loi de l’offre et de la demande toute augmentation du prix pousse l’offre à croître et la demande à baisser. Si, au départ, il y a situation de pénurie, celle-ci tend à se résorber. Ainsi, la flexibilité des prix permet de piloter efficacement la rareté. 3 Dans ce modèle la qualité est définie ex ante, c’est-àdire elle est exogène au modèle. Dès que la qualité n’est pas déterminée préalablement, elle devient endogène et la quantité demandée dépend à la fois du prix et de la qualité. Or la qualité est une fonction croissante du prix de marché. Il y a donc deux effets, de sens contraire. L’effet rareté ; la demande baisse lorsque le prix augmente, ainsi que l’effet qualité ; la demande augmente lorsque le prix augmente en relation avec la qualité. Lorsque l’effet rareté l’emporte, la pente des courbes d’offre et de demande est de sens opposé et il y a équilibre. Si l’effet de qualité l’emporte, les deux courbes (d’offre et de demande) ont des pentes positives et l’équilibre disparaît. Selon A. Orléan gérer à la fois la rareté du bien et sa qualité est une mission impossible, dans une situation d’asymétrie d’informations. Selon le modèle walrasien la qualité du bien a un caractère exogène et on reste dans une situation de gestion de la rareté. Cette condition est nécessaire à l’équilibre walrasien. 1 Ghislain Deleplace, Histoire de la pensée économique, Paris, 2009, p. 224. 2 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique - Essai sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Paris, 2000, p. 21. 3 André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 92 et suivantes. Cahier économique 119 4 Ecoutons le professeur Jacques Généreux « A partir de Léon Walras en effet, le souci d'imiter les méthodes des sciences physiques conduit le courant dominant de la science économique – le courant néoclassique – à des coupes claires dans son objet d'études. Les lois de la nature étant intemporelles et indépendantes de l'action humaine, l'économie ne peut énoncer de telles lois qu'à la condition d'être hors du temps, anhistorique et totalement déconnectée des réalités de l'action humaine, c'est-à-dire également amorale, asociale et apolitique » • Pour terminer retenons la critique sur Walras, ancienne mais toujours d'actualité, du professeur 5 Bertrand Nogaro . « En fait, il n'est pas exact que tout acheteur ou tout vendeur ne soit acheteur ou vendeur qu'à un certain prix. Il n'est pas exact que, à tout moment, le prix soit fonction d'un rapport entre une quantité offerte et une quantité demandée qui, ellesmêmes, seraient fonction et uniquement fonction, d'un prix. Cette formule statique n'explique, d'ailleurs, pas comment et pourquoi se forme le prix du marché, car celui-ci se forme à travers le temps, à la suite d'actions et de réactions dans lesquelles prix et quantités jouent alternativement le rôle d'antécédent et de conséquent, de variable indépendante et de fonction ». 3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu Le modèle de Walras est problématique et les néoclassiques avec un de leurs représentants anglais (Alfred Marshall, 1842-1924) délaissent l'équilibre général walrasien et se limitent à des équilibres partiels. Par la suite le modèle de Walras s'estompe quelque peu, car peu connu dans le monde anglosaxon. Les Principes d'économie politique d'A. Marshall deviennent le manuel de référence pour des générations d'étudiants. Ce manuel remplace celui de J. S. Mill (1806-1873), daté de 1848. Au cours des années 1950 deux éminents économistes 6 Arrow et Debreu ont repris le modèle de Walras et ont – à partir de conditions qu'ils ont jugées 4 Jacques Généreux (Sciences Po), Les vraies lois de l'économie, Paris, 2001, p. 38. 5 B. Nogaro, La valeur logique des théories économiques, Paris, 1947, p. 67 (ensemble de la critique p. 53-67). Voir aussi une critique ramassée mais dense du professeur Jean-Jacques Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIIIe-XXe, Genève/Zurich/Bâle, 2004, p. 113-116. 6 Kenneth Arrow (né en 1921), prix Nobel de sciences économiques en 1972 (conjointement avec John Hicks) et Gérard Debreu (19212004), prix Nobel 1983. 97 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux raisonnables – démontré l'existence d'un équilibre général dans une situation de concurrence. Ces conditions sont principalement liées à la rationalité des consommateurs et au comportement des entreprises. L'équilibre général « est considéré par les économistes néoclassiques comme le résultat le plus important de la science économique. Il prouve (selon Arrow et Debreu), que les informations fournies par les prix d'équilibre suffisent à coordonner les décisions 1 prises par les agents économiques » . Voilà qui a ravivé l'intérêt porté au modèle walrasien. Pour les théories néoclassiques, repliées avec A. Marshall sur les équilibres partiels, de nouvelles perspectives sont ouvertes. 2 Vers le début des années 1970 Hugo Sonnenschein montre que les fonctions de demande et d'offre liées à l'équilibre général selon Arrow et Debreu (de forme quelconque) ne convergent pas a priori vers un équilibre général stable et unique. Ce résultat reste vrai même si quelques hypothèses de départ sont modifiées. « … une courbe de demande peut prendre n’importe quelle forme, à part celle d’une courbe se coupant elle-même. Dès lors, la loi de la demande ne 3 s’applique pas à la courbe de demande de marché ». Selon Bernard Guerrien, c'est « un vrai désastre pour les néoclassiques, puisqu'il met en cause l'équilibre de 4 concurrence parfaite en tant qu'état de référence » . 5 Claude Mouchot pense même que « l'équilibre général n'est en définitive qu'une construction vide et inutilisable ». Enfin, selon le professeur Steve Keen « l’économie néoclassique est bien davantage un système de croyances qu’une science ». Cet auteur 6 parle d’une méthodologie qui marche sur la tête . Et encore, tout récemment: « La théorie dominante 7 s'apparente à un système de croyance ». 1 B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 86. 2 H. Sonnenschein, né en 1940, mathématicien/économiste; Université de Chicago, dont il a été président de 1993 à 2000. 3 Steve Keen (directeur du département Economie, Histoire et Politique de l’université de Kingston à Londres), L’imposture économique, Paris, 2014, p. 88 et p. 136 pour la seconde citation. Titre original : Debunking Economics : The Naked Emperor dethroned ? Préface et direction scientifique de Gaël Giraud ; traduit de l’anglais par Aurélien Goutsmedt . 4 B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 87. 5 C. Mouchot (Université Lumière-Lyon-2), Méthodologie économique, Paris, 1993, p. 263. 6 Steve Keen, op. cit. p. 196-212 ; il s’agit de l’intitulé du chapitre VIII. 7 Titre d'une interview accordée par le professeur Keen à Alternatives Economiques, n° 341, déc. 2014, p. 66-67. 98 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée Les sciences économiques se sont séparées en deux 8 groupes ; le premier à prédominance axiomatique, lié à des approches théoriques formalisées (algèbre classique, théorie des ensembles, topologie algébrique). A titre d'exemple retenons deux représentants de cette tendance, prix Nobel d'économie: Kenneth Arrow (Universités de Chicago, de Stanford, de Harvard) et Gérard Debreu (Universités de Chicago, de Yale, de Berkeley). Ils sont autant mathématiciens qu'économistes. D'ailleurs, Debreu est à la fois professeur de mathématiques et professeur d'économie. L'incertitude est en grande partie absente du modèle de la concurrence parfaite. Voilà qui est favorable au traitement mathématique, mais fait 9 douter de la pertinence de ce modèle , car « tout peut arriver, à condition de choisir les croyances et le cadre institutionnel approprié ». Le second groupe est lié « à la connaissance et l'interprétation des processus et 10 phénomènes observables » . Notons deux représentants de ce groupe: Ronald Coase (prix Nobel en économie 1991) et Friedrich von Hayek (prix Nobel d'économie en 1974 conjointement avec Gunnar Myrdal). Ronald Coase (London School of Economics, Universités de Buffalo, de Virginie, de Chicago) a développé le concept de coût de transition qui ne découle pas de la production. Il a traité de ce qu'on appelle aux Etats-Unis « law and economics ». Cet économiste s'est gentiment moqué du premier groupe par une boutade. « Dans ma jeunesse, on avait l'habitude de dire que ce qui était trop stupide pour être dit pouvait toujours être chanté. Dans l'économie 11 moderne, on l'exprime par les mathématiques » . Hayek (docteur en droit et docteur en science politique de l'université de Vienne) fait une critique sévère du socialisme et note que la planification socialiste est impossible. Dans la vue hayékienne le marché fait le travail du planificateur; les pouvoirs publics doivent s'abstenir d'y intervenir. Il parle de l'illusion mathématique en économie politique, de même il taxe la macroéconomie d'illusoire (par 8 Michel Beaud et Gilles Dostaler, La pensée économique depuis Keynes – Historique et dictionnaire des principaux auteurs, Paris, 1993, p. 106. 9 B. Guerrien, Marché, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 742. 10 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 106. 11 R. Coase, L'entreprise, le marché et le droit, Paris, 2005, p. 212. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux exemple la notion de niveau général des prix a peu de signification). 1 Hayek a une vue d'ensemble de la société et prévoit trois ordres: les ordres artificiels ou ordres construits par l'homme; les ordres naturels où les sciences révèlent des régularités. Enfin, les ordres spontanés ne sont pas une construction délibérée de l'homme, mais un produit de l'évolution (par exemple le marché, la monnaie, la morale, le langage). 2 Et encore, selon M. Beaud et G. Dostaler : « Discipline éclatée, la science économique d'aujourd'hui se développe à travers une multitude de travaux, consacrés pour la plupart à des objets ponctuels, abordés à travers des approches réductrices. Le temps des synthèses et des reconstructions paraît encore loin ». 3 Selon Jacques Sapir les agents « sont de purs automates; ils réagissent à des signaux (les prix) ». Au cœur même de ce modèle est posée « l'affirmation que, sur les marchés concrets, les échanges se dénouent grâce à la concurrence. Or ceci n'est rien d'autre que la main invisible d'Adam Smith ». Toujours selon le même auteur: « L'être humain n'est pas un automate programmé, il est fondamentalement un animal social. Ses comportements sont en grande partie déterminés par les interactions qu'il a avec d'autres individus ». L'homme n'est pas un être isolé, indemne de toute influence de la société dans laquelle il vit, uniquement préoccupé, ou faut-il dire obsédé par l'idée de prendre des décisions rationnelles au sens de Walras/Arrow/Debreu (par exemple « choix 4 rationnels indépendants de ceux des autres »). 5 Dans ce contexte le prix Nobel d'économie A. Sen parle « des idiots rationnels ». Selon cet auteur « la question principale est de savoir si l'on peut accepter l'hypothèse de la poursuite systématique de l'intérêt personnel dans chaque acte ». 6 Lisons Robert Boyer : « La rationalité est rarement substantielle et complète puisqu’elle est toujours institutionnellement et historiquement située. De plus, au modèle normatif de la théorie néoclassique qui assimilerait toutes les relations économiques à des relations de concurrence sur des marchés idéaux, la théorie de la régulation oppose la hiérarchie des formes institutionnelles qui est le reflet de relations de pouvoir, s’exprimant dans des coalitions politiques ». 7 Revenons une dernière fois à B. Guerrien : « … la voie suivie par la théorie néoclassique est sans issue, indépendamment de la virtuosité mathématique de ses adeptes. Il y a deux raisons à cela, qui relèvent chacune d’une forme d’indétermination : l’indétermination de l’issue de tout marchandage et l’indétermination de décisions dans lesquelles les croyances jouent un rôle essentiel. Le fait que les théoriciens néoclassiques aient besoin de recourir à des modèles aussi étranges que celui de la concurrence parfaite pour lever ces indéterminations prouve, a contrario, leur caractère insurmontable, du moins tant que l’accent est mis exclusivement sur les individus et leurs choix ». 8 Le sociologue Frédéric Lebaron parle d'une « longue chaîne de la croyance économique », qui s'étend du plus abstrait (par exemple théorie de l'équilibre général) jusqu'aux préoccupations concrètes (par exemple choix d'investir dans un titre financier, acheter tel ou tel produit). 9 Selon Jacques Généreux « cette économie-là n'est pas une science économique mais une théologie économique qui énonce une vérité transcendante audelà du réel au-delà de l'histoire ». Et encore, du même auteur: « … les grands économistes sont souvent assez intelligents pour ne pas prendre leurs jeux de l'esprit pour la réalité. Aussi redoutent-ils d'autant moins de s'aventurer dans des modèles trop abstraits qu'ils ne se sentent en rien liés par ces derniers pour leurs choix réels de citoyens. Ils peuvent, comme Walras, démontrer la supériorité théorique d'un système de marchés parfaits et soutenir des 1 Pour une information rapide sur Hayek voir par exemple: Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages. 2 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 207. 3 J. Sapir, Les trous noirs de l’économie, Paris, 2000, op. cit. p. 49 et p. 55. 4 P. Calame, Essai sur l’œconomie, Paris, 2009, p. 107. 5 Amartya Sen, Des idiots rationnels - Critique de la conception du comportement dans la théorie économique, in: A. Sen, Ethique et économie et autres essais, Paris, 1993 (1991), p. 87-116; citation p. 115. Cahier économique 119 6 Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux, Paris, 2004, p. 106. 7 Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 91. 8 Frédéric Lebaron (Université Picardie-Jules-Verne à Amiens), La croyance économique – Les économistes entre science et politique, Paris, 2000, p. 10-11. Voir aussi, du même auteur: La crise de la croyance économique, Paris, 2010, 234 pages. 9 Jacques Généreux, 2001, op. cit. p. 188 et p. 191. 99 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux politiques socialistes de régulation de l'économie » (nationalisation des terres)! *** 1 Abordons brièvement la notion de valeur dans la 2 pensée économique . En fait il n’y a que deux paradigmes : la valeur travail selon Adam Smith (1723-1790), Karl Marx (1818-1883), David Ricardo (1772-1823) et la valeur utilité selon William Stanley Jevons (1835-1882), Carl Menger (1840-1921) et Léon Walras (1834-1910). Ce dernier paradigme a bénéficié d’un développement mathématique très sophistiqué et reste toujours dominant dans la théorie économique. Dans ce contexte l’approche de l’échange se fait par le troc, c’est-à-dire marchandise contre marchandise. Marx procède de la même façon, Walras aussi. La monnaie est écartée dans les échanges, bien que les marchandises s’échangent contre de la monnaie. A. 3 Orléan pose la bonne question. « Comment expliquer, dans ces conditions, que Marx et Walras, comme l’immense majorité des économistes, et malgré l’évidence empirique, abordent l’étude de la circulation des marchandises en partant du troc ? ». Même Gérard Debreu, dans son ouvrage monumental sur la valeur, ne parle que de l’échange direct (troc) : la monnaie est absente. Or le troc est le signe d’un dysfonctionnement économique ; par exemple dans l’Allemagne de 1945 la population a dû recourir au troc, pour survivre. 4 *** Quelques mots sur la théorie des jeux : les participants visent la maximisation de leur gain. Sans entrer dans 5 les détails , retenons deux conditions : « chaque joueur prévoit correctement ce que l’autre va faire » ; « les joueurs annoncent simultanément et une fois pour toutes la stratégie qu’ils ont choisie ». Si « aucun des 1 André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 27 et suivantes. 2 Sur la notion de valeur voir par exemple : Gilles Dostaler, Valeur et prix, histoire d’un débat, Paris, 2013, 218 pages. Nouvelle édition révisée et augmentée ; avec une préface de Michel Beaud. 3 A. Orléan, L’empire de la valeur, op. cit. p. 28. 4 Gérard Debreu, Théorie de la valeur. Analyse axiomatique de e l’équilibre économique, Paris, 2001, 2 édition, 224 pages. 5 Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La théorie économique néoclassique – Microéconomie, macroéconomie et e théorie des jeux, Paris, 2008 (3 éd.), p.126-152 ; citations p. 144/5, p. 137 et p. 152. Voir aussi de Bernard Guerrien, La théorie des jeux, Paris, 2010, 4e éd. 112 pages. 100 joueurs ne regrette son choix après avoir constaté celui des autres », on est en présence d’un équilibre de 6 Nash . Un point commun avec la concurrence parfaite surgit : on est entré dans un monde imaginaire ; les comportements individuels sont-ils « vraiment rationnels » ? La théorie des jeux ne permet pas « de résoudre des problèmes concrets ou de faire des prédictions ou des recommandations en rapport avec la vie réelle, … ». Toutefois, la théorie des jeux présente au moins deux avantages sérieux. D’abord, elle s’éloigne enfin de l’omniprésente concurrence parfaite et ensuite, elle est susceptible de déboucher sur de nouveaux développements théoriques. Ses possibilités sont loin d’être épuisées, contrairement à la concurrence parfaite. *** 7 Concluons avec le professeur Jean-Marc Daniel : « Les économistes d'aujourd'hui sont des milliers qui se déchirent comme des théologiens médiévaux ». Selon 8 André Orléan la discipline économique est confrontée à un manque flagrant de pluralisme : « Faut-il rappeler l’aveuglement des économistes face à la crise financière de 2007 ? Cet aveuglement est le résultat prévisible de l’uniformisation qu’a connue la pensée économique au cours des vingt dernières années ». 3.3 La concurrence au niveau des traités européens 9 Un fonctionnaire européen , spécialiste de la concurrence, a bien situé le poids de la concurrence 10 dans le Traité de la CECA . « Les règles communautaires de concurrence sont au cœur de l'acte fondateur de la construction européenne qu'est le traité CECA de 1951 ». L'article 67 du traité 6 Du nom de John Nash, né en 1928 : mathématicien de génie, prix Nobel d’économie en 1994 ; a connu de graves problèmes psychiatriques (schizophrénie), qui ont entravé quelque temps sa carrière. 7 J.-M. Daniel, Histoire vivante de la pensée économique, Paris, 2010, p. 418. 8 André Orléan (président de l’Association française d’économie politique), Renouveler le recrutement des enseignants-chercheurs, in : Le Monde du 17 juin 2014. 9 François Arbault, Concurrence, in: Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvie Kahn, Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l'Union européenne, Paris, 2008, p. 77. 10 Communauté européenne du Charbon et de l'acier, ou traité de Paris (18 avril 1951), ou plan Schuman. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux examine le concept de concurrence de la CECA. Si, dans les industries du charbon et de l'acier, des actions sur les conditions de la concurrence ne sont pas engendrées par des variations de rendements, alors la Haute Autorité peut intervenir. En fait elle est seulement « habilitée » à prononcer les « recommandations nécessaires ». 1 de Lisbonne (« un système garantissant que la 5 concurrence n’est pas faussée »). Les protocoles ont la même force juridique que le traité de Lisbonne luimême. Voilà une attitude ambiguë vis-à-vis de la notion de concurrence. *** Selon le Traité de la CEE , l’article 85 a « pour objet ou pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l’intérieur du marché commun ». Les règles de concurrence, de pratique antidumping et les aides accordées par les Etats sont régies par les articles 85-94. Selon l’exposé des 2 motifs « à l’intérieur de la Communauté, la concurrence n’est pas seulement admise, elle est appelée à jouer un rôle capital ». Quelle est l’origine de la régulation supranationale de la concurrence en Europe ? Après la grande crise de 1929 avec ses tendances protectionnistes et la cartellisation en Allemagne (Konzerne), la notion de concurrence présente un intérêt évident. Le fondement de la concurrence – inscrit dans le traité CEE – a une triple origine : le Sherman Act américain de 1890, l’ordolibéralisme et les dispositions du Traité de Paris liées à la concurrence. Le Traité sur l'UE, signé à Maastricht le 7 février 1992, reprend cette disposition : « un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le marché intérieur 3 » . De même prévaut le « respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». L’approche par le Sherman Act est préconisée par Jean Monnet, fin connaisseur du monde anglo-saxon, mais il n’y a pas consensus en France. Selon François 6 Denord l’approche ordolibérale a un effet « régulateur de conflits, abstentionniste dans la sphère de la production et des échanges, mais prêt à sanctionner les écarts de conduite par le droit et la justice » : un modèle concurrentiel. Néanmoins, selon le même auteur le néo-libéralisme présente « un projet cohérent : créer les conditions institutionnelles d’une société libérale ; restreindre le périmètre de l’action étatique sans revenir au laissez-faire ; ouvrir de nouveaux espaces au mécanisme concurrentiel ; défendre sans concession la libre-entreprise ». Dans ce contexte le mot-clé est concurrence. Enfin, le Traité de Paris, malgré ses insuffisances liées à la concurrence, a été une référence pour les articles 85 et 86 du Traité de Rome. Le principe même de concurrence, apparu vers 1950/51 dans le contexte européen, devient une caractéristique dans la réflexion sur les relations entre entreprises. Le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, a modifié l’architecture de l’Union : « le traité de Lisbonne, à l’image des précédents traités modificatifs, se contente d’apporter des amendements aux traités existants, c’est-à-dire le traité sur l’Union européenne (TUE) et le traité instituant la Communauté européenne, rebaptisé ‘traité sur le fonctionnement de 4 l’Union européenne’ (TFUE) ». Les anciens articles 85 et 86 réapparaissent dans le TFUE sous les articles 101 et 102. A la suite du référendum négatif sur la Constitution européenne la France a obtenu (traité de Lisbonne) de retirer « la concurrence libre et non faussée » des objectifs de l’Union. Toutefois, la notion de concurrence réapparaît dans les protocoles du traité 1 Communauté économique européenne (marché commun) ou traité de Rome du 25 mars 1957. 2 Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et Institutions communes – Documents et Discussions parlementaires, Luxembourg, 1957 (Chambre des Députés), p. 499. 3 Projet de loi n° 3601, portant approbation du Traité sur l’Union Européenne et de l’Acte final, p. 36 ; ou : Les traités de Rome, Maastricht et Amsterdam, textes comparés, Paris (La Documentation française), 1999, p. 47 et p. 48 (selon les modifications résultant de l’adhésion de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède). 4 Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain Kahn et Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union européenne, Paris, 2008, p. 432. Cahier économique 119 7 Selon Laurent Warlouzet « c’est clairement la vision ordolibérale qui constitue l’influence dominante grâce à un réseau de décideurs allemands occupant des postes stratégiques à la Commission européenne, au premier chef, le commissaire à la concurrence Hans 5 Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, doc. parl. 5833, p. 142. 6 François Denord, Néo-libéralisme et « économie sociale de marché » : les origines intellectuelles de la politique européenne de la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société, e 2008/1, 27 année, p. 25-26. 7 Laurent Warlouzet, La politique de la concurrence européenne depuis 1950 : surveiller les entreprises et les Etats, Arras (Université d’Artois), 2012, p. 4. 101 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux von der Groeben » et son chef de cabinet Albrecht. Toutefois il ne faut pas croire à une germanisation : « … the German model was perhaps the most influential in the development of early EEC competition policy but there was no process of ‘Germanization’, as the complex interaction between the national and the supranational institutions, 1 policies, and reflections suggests ». Comparons brièvement CECA et CEE en relation avec le concept de concurrence. Le Traité CECA concerne uniquement le charbon et l’acier. Le Traité CEE est lié à l’ensemble de l’économie. La Haute Autorité a en fait peu de moyens pour intervenir dans deux branches industrielles protégées (charbon et acier) quant à la concurrence. La Commission de la CEE, par contre, peut intervenir si les articles 85 et 86 sont bafoués. Elle est confortée dans cette direction par le premier règlement d’application des articles 85 et 86 du traité émanant du Conseil de la CEE (règlement CE 17/62 pris le 6 février 1962 à Bruxelles ; cf. art. 3). S’y ajoute le concours de la Cour européenne de justice, installée à Luxembourg. *** ensemble 250 millions d’euros dans la Communauté. En 2004 d’autres séries de seuils interviennent. Une exception est prévue : si une entreprise réalise les deux tiers de son chiffre d’affaires dans un seul pays membre, c’est ce pays qui est compétent pour la mise en œuvre de la procédure de contrôle des concentrations. 3 Le contrôle se fait en six étapes chronologiques : « Première étape : y a-t-il concentration ? Deuxième étape : cette concentration relève-t-elle du contrôle d’une autorité de concurrence ? Troisième étape : quels sont les marchés concernés par l’opération ? Quatrième étape : cette concentration affecte-t-elle les marchés ? Cinquième étape : comment porter remède aux difficultés rencontrées ? Sixième étape : quelle décision rendre ? ». • Ces pratiques anticoncurrentielles sont au nombre de quatre. Ͳ Quels sont les instruments de la politique de concurrence ? Cette politique communautaire prévoit 2 trois instruments : le contrôle des concentrations, la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, le contrôle des aides de l’Etat. • Lutte contre les pratiques anticoncurrentielles Le contrôle des concentrations Ce contrôle est préventif et sert davantage à prévenir les comportements nuisibles à la concurrence qu’à les punir. Du point de vue technique deux conditions sont nécessaires. Ͳ Ͳ Ͳ L’ensemble des entreprises doit réaliser un chiffre d’affaires dépassant les cinq milliards d’euros dans l’Espace économique européen (c’est-à-dire l’Union, à laquelle on ajoute la Norvège, l’Islande et le Liechtenstein). Le chiffre d’affaires réalisé par au moins deux entreprises individuelles doit dépasser Ͳ 1 Adrian Kuenzler and Laurent Warlouzet ; National Traditions of Competition Law – A Belated Europeanization through Convergence ? In : Kiran Klaus Patel and Heike Schweitzer, The Historical Foundations of EU Competition Law, Oxford (UK), 2013, p. 124. 2 Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et e Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3 édition, p. 247 et suivantes. 102 3 Les cartels. « Un cartel est généralement défini comme une structure de production par laquelle les différents producteurs d’un bien ou service s’entendent entre eux pour 4 constituer une situation de monopole ». Le terme même de cartel a une résonance négative (« l’idée d’une collusion entre producteurs ou même d’un complot pour obtenir des gains aux dépens des consommateurs »). On distingue plusieurs types de cartel, par exemple cartel des prix, cartel de répartition géographique des marchés. Les accords horizontaux. Ces accords sont conclus entre entreprises situées sur des niveaux commerciaux identiques et de ce fait se font concurrence. Des exceptions sont prévues : des accords de recherchedéveloppement concernant des produits ou des procédés (à certaines conditions). Les accords verticaux lient des entreprises qui se situent à des niveaux commerciaux différents. Il faut un effet anticoncurrentiel, en général atteint si la part du marché dépasse 30%. Ibid. p. 249-250. 4 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 123 ; y comprise la citation suivante. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Ͳ • L’abus de position dominante amène une entreprise à se comporter comme opérant en situation de monopole. Deux critères-clés interviennent : la part du marché et la dépendance. La politique des aides de l’Etat Le but visé est d’éviter des aides accordées par les Autorités nationales, faussant la concurrence. Plusieurs critères sont exigés : l’intervention d’un Etat avec ses ressources, susceptibles d’entraver la concurrence et de peser sur les échanges entre Etats membres, conférer des avantages à l’entreprise qui en bénéficie. La politique de la concurrence a une position clé dans l’architecture européenne. Retenons deux indications 1 statistiques : le montant total des amendes (au profit du budget communautaire) s’élève à 2 868 millions d’euros en 2010, mais se réduit à 400 millions en 2012. Les « opérations de concentration notifiées », c’est-à-dire le contrôle des concentrations, sont au nombre de 274 en 2010, de 283 en 2012 ; le montant le plus élevé est de 402 en 2007. *** « La politique de la concurrence est une politique de la 2 construction européenne ». Et encore : « La politique de la concurrence a une place particulière dans l’Union européenne ». Le rôle de l’Europe joue sur trois axes. • Une compétence fondamentale de l’Union Cette compétence est très large, car elle concerne toute pratique susceptible d’affecter le commerce entre les Etats membres. Est visé le maintien d’un marché à structure concurrentielle. La finalité de la concurrence consiste en des avantages au profit des consommateurs et en des encouragements à la compétitivité de l’Europe. • Une politique européenne intégrée La concurrence est un des (rares) domaines dans lesquelles la Commission peut agir seule. « Qu’il s’agisse du contrôle des concentrations, de la politique des aides d’Etat ou de la poursuite des pratiques anticoncurrentielles, c’est très largement seule que la Commission agit ». • Une construction originale Depuis le traité de Rome la concurrence occupe une position centrale. « Aujourd’hui encore, la concurrence bénéficie d’une présomption favorable au sein de la Commission européenne, et plus largement dans les instances européennes, dès lors qu’il s’agit d’orienter une politique européenne ». La notion de concurrence n’est pas exempte de critique : elle risque de déboucher, au fil du temps, sur le dogmatisme. Ainsi, serait empêchée la formation d’entreprises capables de résister aux entreprises géantes situées hors de l’Union. En fait il ne s’agit pas d’apprécier la taille des entreprises, mais d’assurer une juste compétitivité au profit du consommateur. Enfin, l’ouverture des marchés ne correspond pas toujours aux attentes espérées. Une question se pose : la crise économique qui sévit en Europe depuis 2008 doit-elle influencer la politique de concurrence ? *** Quel est le point de vue luxembourgeois ? A cet effet considérons les documents parlementaires liés à la notion de concurrence du traité de la CECA. Selon 3 l'exposé des motifs l'article 67 « règle le problème délicat des relations entre les économies générales des Etats adhérents et celle du charbon et de l'acier soumis à la juridiction de la Haute Autorité. Les décisions et interventions des Etats pourraient, en effet, réfléchir dans leurs effets sur le secteur des industries mises en commun et y affecter sensiblement les conditions de concurrence ». C'est dire l'importance du concept de concurrence pour l'ensemble des Six. 1 Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et Julien Sorin, op. cit. p. 268. 2 Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et Julien Sorin, op. cit. p. 240 et suivantes, les citations suivantes incluses. Voir surtout le chapitre 9 intitulé La politique de la concurrence, p. 240-273. Cahier économique 119 3 Document parlementaire n° 395, p. 134. Projet de loi portant approbation du Traité instituant la Communauté du Charbon et de l'Acier et des Actes complémentaires, signés à Paris le 18 avril 1951. 103 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Selon l'exposé des motifs « la création d'un marché commun pour les produits de charbon et d'acier constitue la pierre angulaire des dispositions économiques et sociales du traité. Celles-ci répondent aux nécessités majeures qu'entraîne le passage des économies nationales cloisonnées à l'économie ouverte du secteur unifié. Examinons brièvement l'idée de concurrence dans le Traité de la CEE selon Pierre Werner, qui, à l'époque ministre des finances, ramasse en cinq points les moyens aptes à instituer une communauté 5 économique européenne, à la Chambre des Députés le 19 novembre 1957: Ͳ Le principe posé exige, en effet, l'abolition de toutes entraves à la libre circulation des biens mis en pool. Toutes les barrières existant du fait de l'homme devront disparaître ». L'abolition de ces entraves à la libre circulation et l'abolition des barrières existantes sont visées par la réalisation de la concurrence. Ͳ Ͳ Ͳ Mais une certaine angoisse perce dans ces documents parlementaires, ce qui d’ailleurs est tout à fait normal. Ͳ 2 • Le Conseil d’Etat a souligné l’importance de l’enjeu par quelques indications statistiques liées à l’année 1949 : la valeur de la production sidérurgique représente 71,78% par rapport à toute l’industrie du pays ; la part des exportations de la sidérurgie s’élève à 89,75% ; les salaires bruts payés par l’industrie sidérurgique se chiffrent à 65,81% par rapport au total des salaires industriels ; enfin, la part des ouvriers dans la sidérurgie fait 57,74% du nombre total des ouvriers industriels. Au Luxembourg viser l’industrie c’est viser purement et simplement la sidérurgie. Engager notre sidérurgie dans la CECA est donc un geste beaucoup plus lourd que dans les autres pays. Le poids de notre sidérurgie est renforcé par son effet d’entraînement sur l’ensemble de l’économie. Le Luxembourg a toujours été soumis à un lien de dépendance vis-à-vis de la conjoncture internationale. 3 • La section centrale de la Chambre, dans son rapport du 2 mai 1952, estime que « la capacité concurrentielle future de notre sidérurgie doit rester assurée ». 4 • Le Conseil d'Etat insiste – entre autres – sur l'aspect suivant: « assurer à tous les utilisateurs du marché commun placés dans des conditions comparables un égal accès aux sources de production ». Voilà qui peut éviter des goulots d'étranglement. « - la suppression progressive des droits de douane et des contingents entre les Etats membres et la création d'un tarif extérieur commun, l'élimination des entraves à la circulation des services, des capitaux, des travailleurs et à la liberté d'établissement entre les divers Etats membres, fixation de règles de concurrence, la coordination des politiques économiques et monétaires et le rapprochement des législations nécessaires à la réalisation du Marché commun ». Les trois premiers points sont liés directement au concept de concurrence, les deux derniers le sont de manière indirecte tout au plus. La concurrence est le fil conducteur du traité. La 6 Chambre de commerce , dans son avis, pense que la CEE « écarte dans la mesure du possible les obstacles qui s'opposent à la libre circulation des biens, des 7 hommes et des capitaux ». La Chambre des métiers a quelques appréhensions, car « les entreprises artisanales seront exposées à une concurrence accrue, provenant dès lors non pas seulement d'un pays, mais de trois pays limitrophes ». Les articles 85 à 91 de la CEE sont directement liés à la concurrence (et au dumping). Il y a une certaine continuité dans ce domaine. Ainsi, l'article 65 du traité de la CECA est élargi par l'article 85 du traité de la CEE. Selon la Chambre de commerce les règles sur la concurrence des traités européens sont inspirées par les lois « antitrust » des Etats-Unis. Il faut éviter « une répartition à l'amiable des marchés qui aurait pu *** 5 Ibid. p. 129. 2 Ibid. p. 163. Doc. parl. n° 637, p. 6 : Marché Commun – Euratom – Institutions communes, Documents et discussions parlementaires, Luxembourg (Greffe de la Chambre des députés), 1957, 749 pages. 3 6 1 Ibid. p. 188. 4 Ibid. p. 157. 104 7 Doc. parl. n° 637, p. 585. Doc. parl. n° 637, p. 615. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux anéantir les effets de la suppression des barrières 1 douanières » . Les traités d'Amsterdam (2 octobre 1997) et de Nice (26 février 2001), qui modifient le traité de Maastricht, gardent les dispositions sur la concurrence, mais mettent l'accent sur d'autres sujets. 2 L'exposé des motifs lié au traité d'Amsterdam n'aborde plus le sujet de la concurrence. Il en est de même du projet de loi en relation avec le Traité de 3 Lisbonne . La notion de concurrence donne lieu à deux remarques en relation avec les traités européens. • Les règles de la concurrence ne s'entendent pas strictu sensu. Ces règles comprennent tout ce qui est susceptible d'entraver le commerce entre Etats membres: le marché intérieur doit être préservé (cf. art. 81 et 82). La Commission européenne est appelée à jouer le rôle de gardien de la concurrence. Elle peut engager des procédures d'infraction vis-à-vis d'entreprises (par exemple pour abus de position dominante) ou contre des Etats membres (par exemple pour aides incompatibles avec les règles du marché commun). La mission de la Commission n'est pas sans ambiguïtés. Elle peut revêtir le rôle de gendarme du marché ou au contraire se rapprocher d'un dogmatisme libéral. La légitimité du pouvoir de la Commission reste donc un 4 sujet de discussion. Les initiatives de la Commission peuvent aboutir à « de véritables choix de politique économique » (par exemple libéralisation du secteur des télécommunications au cours des années 1990). Toutefois, le Conseil des ministres devient actif, en priorité pour des options très politiques (par exemple libéralisation du transport aérien et ferroviaire). • Les règles de la concurrence s'appliquent à deux niveaux: au niveau des entreprises, au niveau des Etats membres. 1 Doc. parl. n° 637, p. 594-595. 2 Document parlementaire n° 4381, p. 2 – 23. Projet de loi portant approbation du Traité d'Amsterdam modifiant le Traité sur l'Union européenne, les Traités instituant les Communautés européennes et certains Actes annexes, signé à Amsterdam, le 2 octobre 1997. 3 Document parlementaire n° 5833, p. 3-35 de l'exposé des motifs. Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, modifiant le Traité sur l'Union européenne instituant la Communauté européenne, des Protocoles, de l'Annexe et de l'Acte final de la Conférence intergouvernementale, signé à Lisbonne, le 13 décembre 2007. 4 Ibid. p. 79. Cahier économique 119 Le jeu concurrentiel se déploie évidemment en premier lieu à l'intérieur des entreprises de chaque Etat membre. Il faut protéger les consommateurs et éviter la formation de cartels ou d'accords secrets entre entreprises concurrentes, méprisant les règles de la concurrence. De telles pratiques risquent de mener à la monopolisation du marché et, partant, à des rentes non justifiées. Les traités européens (art. 82) interdisent « les accords qui affectent le commerce entre les Etats membres et restreignent la concurrence 5 de manière appréciable » (par exemple abus de position dominante, distribution sélective). Dans le même esprit la Commission procède au contrôle des opérations de fusion/acquisition d'envergure communautaire. Les règles de concurrence jouent à l'égard des Etats membres. Un principe général (art. 87) interdit les « aides » d'Etat qui affectent le commerce entre Etats. Ainsi, la Commission peut exiger le remboursement d'aides d'Etat incompatibles avec les règles de la concurrence. Certaines activités échappent à ces règles (par exemple enseignement, santé). Par contre, la législation d'un pays membre peut conférer certaines activités à un monopole national, pour des raisons d'intérêt général (par exemple la Poste a un droit exclusif de distribution du courrier de moins de 50 grammes). Certaines catégories d'aide peuvent être compatibles avec les règles du marché commun: par exemple aide à des restructurations d'entreprises, en matière d'environnement, certaines aides à caractère social. *** Retenons deux observations de la Commission 6 spéciale de la Chambre des Députés au sujet du projet de loi portant approbation du Traité instituant la Communauté Economique Européenne. La première est en relation avec la question d’adhérer ou non à la CEE. « Tout ceci ne touche évidemment pas la question de l’opportunité de l’adhésion du Grand-Duché aux chartes nouvelles. Cette question ne saurait être discutée sérieusement. Le marché commun et l’Euratom ne sont plus pour le GrandDuché une question de plus ou moins de prospérité ; 5 Ibid. p.78. Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et Institutions – Documents et discussions parlementaires, op. cit. p. 722 et 720. 6 105 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux le choix est celui d’être ou de ne pas être ». Le Luxembourg n’a pas été confronté à un choix réel : la situation géographique, économique et l’étroitesse du territoire ont impérativement exigé son adhésion. La seconde observation concerne une question tout à fait inédite à l’époque : la question de savoir si une Allemagne réunifiée pourrait entrer dans la CEE. Voici la réponse de la Commission spéciale. « L’Allemagne réunifiée n’existe pas actuellement comme sujet de droit international. N’étant pas titulaire d’obligations à présent, elle ne saurait devenir titulaire de droits plus tard. Les traités sont conclus pour demeurer en vigueur, rebus sic stantibus. Que l’Allemagne réunifiée veuille se substituer à l’Allemagne fédérale, ce changement constituerait un fait nouveau qui, en droit pur, nécessiterait une révision complète de la situation. L’Etat fédéral disparaissant et l’Etat d’Allemagne réunifiée se présentant comme membre nouveau, les Traités deviendront caducs ». Avec le recul qui est le nôtre nous savons pertinemment que les choses se sont passées différemment : la RDA a disparu par son intégration dans l’Allemagne fédérale et les traités ont persisté. • • • • • • 3.4 La concurrence au niveau du Luxembourg • Avant d’aborder la notion de concurrence au niveau national, présentons schématiquement les principales dispositions réglementaires et légales y relatives. • • • • • • • 106 Article 309 du Code pénal. Article 311 du Code pénal. Loi du 5 juillet 1929, concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1929, p. 643645. Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 interdisant la remise de primes ou de bons-primes dans le commerce, Mémorial 1934, p. 574-575. Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la spéculation illicite en matière de denrées et marchandises, papiers et effets publics, Mémorial 1935, p. 463-464. Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936, concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 49-54. A la suite de cet arrêté est publié l’avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté grand-ducal qui précède, concernant la concurrence déloyale, même Mémorial, p. 5456. • • • • • Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de vente, Mémorial 1944, p. 7-8, arrêté pris à Londres le 9 août 1944. Arrêté du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, Mémorial 1944, p. 106107, arrêté pris à Londres le 8 novembre 1944. Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945 complétant l’article 4 de l’arrêté grand-ducal du 28 octobre 1944 pris en exécution de l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944 permettant au Gouvernement de prendre les mesures nécessaires à l’approvisionnement du pays, ainsi que l’article 6 du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des Prix, Mémorial 1945, p. 272-273. Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948 complétant l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des Prix, Mémorial 1948, p. 208. Arrêté ministériel du 16 septembre 1953, obligeant les producteurs, importateurs et commerçants à signaler toute hausse des prix à l’Office des Prix, Mémorial 1953, p. 1224. Arrêté ministériel du 29 mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix, Mémorial 1956, p. 520. Arrêté ministériel du 13 novembre 1956, remplaçant celui du 29 mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix, Mémorial 1956, p. 1215-1218. Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet 1°d’habiliter le Grand-Duc à réglementer certaines matières ; 2° d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des prix, Mémorial 1961, p. 489-491. Doc. parl. n° 833. Règlement grand-ducal du 15 février 1964 concernant le prix normal des produits et articles de marque importés, Mémorial 1964, p. 425-426. Règlement grand-ducal du 9 décembre 1965 portant réglementation des prix imposés et du refus de vente, Mémorial 1965, p. 1332. Loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques commerciales restrictives, Mémorial 1970, p. 892-894. Doc. parl. n° 1236. Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970 fixant les prix de vente maxima aux consommateurs pour les combustibles minéraux solides destinés à l’usage domestique, Mémorial 1970, p. 1205-1207. Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970 fixant les marges maxima applicables au Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • • • • matériel de chauffage central, Mémorial 1970, p. 1207-1208. Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, Mémorial 1983, p. 1217-1219. Doc. parl. n° 2660. Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant 1. la loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques commerciales restrictives ; 2. La loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, Mémorial 1989, p. 504-505. Doc. parl. n° 3302. Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence, Mémorial 2004, p. 1111-1121. Doc. parl. n° 5229. Loi du 23 octobre 2011 relative à la concurrence, Mémorial 2011, p. 3756-3767. Doc. parl. n° 5816. Retenons que le respect des marges maximales a été 1 assuré par des règlements grand-ducaux . *** Les plus anciennes dispositions sur la concurrence concernent les prix et le secret de fabrication dans 2 l’optique du salarié. Elles remontent au Code pénal , articles 309 et 311. Notons ce dernier article : « Les personnes qui, par des moyens frauduleux quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises ou papiers et effets publics, seront punies d’un emprisonnement d’un mois à deux ans et d’une amende de trois cents francs à dix mille francs ». Enfin, écoutons l’article 309 : « Celui qui aura méchamment ou frauduleusement communiqué des secrets de la fabrique dans laquelle il a été ou est encore employé, sera puni d’un emprisonnement de trois mois à trois ans et d’une amende de cinquante francs à deux mille francs ». 3 La loi du 5 juillet 1929 a comme but de combattre la concurrence déloyale. Cette loi est articulée en trois parties. D’abord l’article 1 de la loi : « Sera puni d’un emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende de 51 fr. à 5 000 fr. ou d’une de ces peines seulement, celui qui, dans l’intention de faire naître dans le public la croyance qu’il vend des marchandises à des conditions particulièrement favorables, aura annoncé de mauvaise foi et publiquement, sur la nature, l’origine, le mode de production ou de fabrication, la quantité, le prix ou la provenance des marchandises en magasin, sur la possession de récompenses industrielles ou de distinctions honorifiques quelconques, ou enfin sur le but ou les motifs de la vente, des indications fausses, propres à tromper l’acheteur ». Ensuite c’est le secret d’affaires et le secret de fabrication qui sont visés, selon l’article 4 qui remplace l’article 309 du Code pénal : « Celui qui, étant ou ayant été employé, ouvrier ou apprenti d’une entreprise commerciale, ou industrielle, dans un but de concurrence ou dans l’intention de nuire à son patron, divulgue, pendant la durée de son engagement ou endéans les deux ans qui en suivent l’expiration, les secrets d’affaires ou de fabrication dont il a eu connaissance par la suite de sa situation, sera puni d’un emprisonnement de trois mois à trois ans et d’une amende de 51 fr. à 10 000 fr ». Enfin, divers sujets sont traités : par exemple le refus de vendre une marchandise exposée à la vente avec indication de prix (art. 6) ; et encore la vente de marchandises neuves (art. 5). Cette loi présente trois caractéristiques. Les sanctions prévues sont sévères (jusqu’à trois ans d’emprisonnement, art.4 ; jusqu’à un an, art.1). Cette loi est rédigée de manière à permettre de passer facilement à travers ses mailles. Sa rédaction n’est pas sans un certain flou. Il s’ensuit une efficacité réduite. L’arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936 doit pallier les lacunes. 4 L’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 interdit la remise de primes ou bons-primes dans le commerce. Selon l’article 1 « sera considérée comme prime toute chose offerte ou accordée indistinctement à tout acheteur à 3 1 Un état de ces règlements est dressé par le doc. parl. n° 5229, exposé des motifs, p. 27-28. 2 Pierre Ruppert, Code pénal – Code d’instruction criminelle et Lois et Règlements en matière répressive, Luxembourg, 1900. Cahier économique 119 Loi du 5 juillet 1929, concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1929, p. 643-645. 4 Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934, interdisant la remise de primes ou de bons-primes dans le commerce, Mémorial 1934, p. 574-575. 107 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux titre d’accessoire aux marchandises offertes en vente ». Trois exceptions sont prévues : s’il s’agit d’objets sans réelle valeur, d’objets de réclame et désignés comme tels, d’accessoires occasionnels, conformes aux usages du commerce. er L’entrée en vigueur de cet arrêté est prévue pour le 1 juin 1934. Mais à la demande de la Chambre de er commerce cette date est reportée au 1 octobre 1934, par l’arrêté grand-ducal du 28 mai 1934. Toutefois la longévité de l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 est réduite : il est abrogé par l’arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936 (voir infra). 1 L’arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 a été pris face à la crise économique. Il n’a guère été appliqué, ne prévoit que la seule voie judiciaire et s’inspire du Code pénal. Cette disposition est dirigée uniquement contre la spéculation illicite. Sont punis ceux qui ont opéré ou tenté d’opérer et de maintenir à la hausse ou à la baisse les prix « des denrées, des marchandises ou des papiers et effets publics » (art. 1). Les sanctions prévues sont sévères : emprisonnement de huit jours à cinq ans et/ou une amende de 51 à 10 000 francs. Il revient aux tribunaux d’apprécier souverainement « le caractère anormal de la hausse ou de la baisse » (art. 2). 2 L’arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936 entend redresser les lacunes de la loi du 5 juillet 1929 et de reprendre l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934. Des modifications d’une loi par un arrêté grand-ducal sont 3 rendus possibles par la loi du 10 mai 1935. Selon cette loi « le pouvoir exécutif est autorisé à prendre en matière économique des règlements d’administration publique, même dérogatoires à des dispositions légales existantes » (art. 1). Le Conseil d’Etat, dans son avis sur l’arrêté du 15 janvier 1936, convient qu’il n’y a pas « le moindre doute » quant à la légalité de cette procédure. tout commerçant, industriel ou artisan qui, par un acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale ou industrielle, enlève ou tente d’enlever à ses concurrents ou à l’un d’eux une partie de sa clientèle ; ou porte atteinte ou tente de porter atteinte à leur capacité de concurrence ». Suivent les détails des infractions possibles (art. 2). La deuxième partie s’occupe des ventes spéciales et des liquidations. Enfin, la dernière partie traite des poursuites et pénalités. La sanction est de nouveau sévère : « Toute infraction contre les prescriptions du présent arrêté sera punie d’une peine d’emprisonnement de 8 jours à 5 ans et d’une amende de 51 à 10 000 francs ou d’une de ces peines seulement » (art. 9). 4 Le Conseil d’Etat parle des « faiblesses » de la loi du 5 juillet 1929 qui « n’a pas donné les résultats qu’on attendait ». L’arrêté du 9 mai 1934 est abrogé (au profit du nouvel arrêté). Les articles 1, 2, 3, 5, 6 et 7 de la loi du 5 juillet 1929 sont abrogés, « mais la disposition 7 pour autant seulement qu’elle n’est plus applicable aux infractions du présent arrêté » (du 15 janvier 1936). Retenons un dernier point. Dans le préambule de l’arrêté du 15 janvier 1936 on parle de « protéger les producteurs, commerçants et consommateurs contre certains procédés tendant à fausser les conditions normales de la concurrence ». Pour la première fois apparaît dans un texte la notion de « fausser … la concurrence ». Dès le 9 août 1944 le Gouvernement luxembourgeois 5 prend un arrêté grand-ducal permettant – dans une situation de guerre – de fixer et de contrôler « les prix de vente de tous produits, matières denrées ou marchandises ». A cet effet est créée une Commission des prix. L'arrêté, pris à Londres, doit être rapidement adapté en fonction de l'évolution des événements liés à la guerre. 6 Le nouvel arrêté est en fait ramifié en trois parties. La première définit la concurrence déloyale dans son article 1 : « Comment un acte de concurrence déloyale L'arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 – toujours à Londres – abroge celui du 9 août et le remplace par des dispositions plus adaptées à la situation et davantage détaillées. Un Office des prix est constitué, 1 4 Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la spéculation illicite en matière de denrées et marchandises, papiers et effets publics, Mémorial 1935, p. 463-464. 2 Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936, concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 49-54. 3 Loi du 10 mai 1935 fixant la compétence du pouvoir exécutif en matière économique, Mémorial 1935, p. 411. 108 Avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté grand-ducal qui précède, concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 55. 5 Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de vente, du 9 août 1944, Mémorial 1944, p. 7-8, y comprise la citation. 6 Arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d'un office des prix, Mémorial 1944, p. 106-107, y comprises les quelques citations. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux chargé d'une mission générale de « fixer, contrôler et surveiller » les prix de tout ce qui est vendu ou acheté. L'Office est doté « d'un droit d'investigation le plus large ». Cet arrêté reste intiment lié à la situation de guerre dans laquelle le pays est plongé; l'expression fixer, contrôler et surveiller va dans ce sens. D'ailleurs l'Office est « sous la direction du Commissaire au Ravitaillement et aux Affaires économiques ». A l'Office est adjointe la Commission des prix ; celle-ci est composée de « représentants des consommateurs, producteurs, industriels, commerçants et artisans » et comprend au plus 12 membres. commissions n’ont ni le droit d’examiner les livres ou la comptabilité, ni de procéder à des confiscations. L'architecture des deux arrêtés grand-ducaux de 1944 est d'abord le pur produit des pénuries de l'aprèsguerre. Ensuite, intervient une large absence de réglementations dans le domaine de la concurrence avant la guerre. A l’époque on ne ressent guère la nécessité de réglementer. D'ailleurs, dès 1947 des voix s'élèvent pour demander l'abrogation de l'arrêté du 8 novembre 1944. Il n'en est rien. *** Il est évidemment interdit de dépasser les prix fixés par l'Office, sous peine de sanctions (amende ne dépassant pas 100 000 francs et/ou une peine d'emprisonnement de 8 jours à 3 ans). « A défaut de la fixation d'un prix il est interdit de demander un prix supérieur au prix normal ». Le caractère normal du prix est déterminé par le Commissaire au Ravitaillement et aux Affaires économiques, par les tribunaux à un échelon supérieur. L’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 est 1 complété par ceux du 12 mai 1945 et du 21 janvier 2 1948 . Ainsi, le premier de ces deux arrêtés permet au Ministre du Ravitaillement et des Affaires économiques de transiger sur l’amende et la confiscation (une délégation de pouvoir est possible). Le Ministre doit observer quelques conditions : par exemple, circonstances atténuantes ou amende inférieure à 20 000 francs. L’arrêté du 21 janvier 1948 réserve aux Conseils communaux le droit de créer « des commissions locales chargées de contrôler l’observance des prix maxima et des règles concernant l’affichage des prix ». Le bourgmestre est président d’office de cette commission locale. Toutefois, il peut se faire remplacer en cas d’empêchement par un délégué, soit un échevin, soit le commissaire de police. La commission locale de contrôle comprend au maximum cinq membres, porté à neuf, si la localité dépasse les 20 000 habitants. Notons que les membres de ces 1 Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945 complétant l’article 4 de l’arrêté grand-ducal du 28 octobre 1944 pris en exécution de l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944 permettant au Gouvernement de prendre les mesures nécessaires à l’approvisionnement du pays, ainsi que l’article 6 (de l’arrêté grand-ducal) du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des prix, Mémorial 1945, p. 272-273. 2 Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948 complétant l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des Prix, Mémorial 1948, p. 208. Cahier économique 119 3 La loi du 30 juin 1961 « a pour objet de conférer au Gouvernement des pouvoirs spéciaux pour prendre par la voie réglementaire des mesures d’ordre 4 économique, … ». Dans le cadre de cette loi deux facettes apparaissent. La première a trait aux interventions urgentes du Gouvernement en matière de mesures économiques. Par exemple, en ce qui concerne le Traité instituant l’Union économique Benelux. Il s’agit « d’adapter notre législation économique au régime créé par les conventions 5 internationales économiques ». Ensuite, des mesures liées à la concurrence sont prises. « Les prix d’achat et de vente, les prix de production, de fabrication, préparation, détention, transformation, emploi, réparation, exposition, livraison et transport de tous produits, matières, denrées ou marchandises, ainsi que les rémunérations de toutes prestations à l’exception des honoraires, traitements et salaires et des prix, dont la fixation est attribuée à des organes déterminés par des lois spéciales, pourront être fixés, contrôlés et surveillés » (art. 5 de la loi). Les mesures, liées à cet article, sont prises par des arrêtés grand-ducaux et publiés au Mémorial. En cas d’urgence, ces mesures peuvent être prises par le Ministre des Affaires économiques et publiées dans deux journaux quotidiens au moins et entrent en vigueur le lendemain de leur publication. Toutefois ces mesures doivent être ratifiées par arrêté grand-ducal dans le délai d’un mois après leur publication par la voie de la presse. 3 Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet 1° d’habiliter le Grand-Duc à réglementer certaines matières ; 2° d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, Mémorial 1961, p. 489-491. 4 Rapport de la Section centrale de la Chambre des Députés, doc. parl. n° 833. 5 Ibid. 109 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Relevons une particularité, sinon une curiosité de la loi du 30 juin 1961. L’arrêté du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, tel qu’il a été modifié et complété par les arrêtés grand-ducaux du 12 mai 1945 et du 21 janvier 1948, est abrogé par la loi du 30 juin 1961 (art. 4). La même loi (art. 5) prévoit « un office des prix (est) chargé de la surveillance des mesures arrêtées conformément aux dispositions ci-dessus ». A l’image de l’arrêté du 8 novembre 1944 la nouvelle loi prévoit de nouveau un office des prix, composé de maximum 12 membres nommés par le Ministre et représentant les consommateurs, producteurs, industriels, commerçants et artisans. Cet office dispose d’un large droit d’investigation. Des sanctions (sévères) sont prévues : un emprisonnement n’excédant pas cinq ans et/ou une amende inférieure à un million de francs. Elles sont constatées par la police et par l’office des prix ou par le Ministère des Affaires économiques. De nouveau le ministre compétent peut transiger sur l’amende ou la confiscation (dans certains cas). Il faut attendre l'année 1970 pour voir apparaître une 2 nouvelle réforme: loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques commerciales restrictives. Le contexte économique et social a bien changé par rapport à toutes les dispositions légales et réglementaires précédentes. D’emblée, on peut faire les constatations suivantes. • • • 1 Le règlement grand-ducal du 9 décembre 1965 interdit, lors de la vente de marchandises ou de prestations de services, « de procéder à une fixation verticale des prix, …, ayant pour objet d’imposer individuellement ou collectivement des prix minima de vente … ». De même il est interdit « d’imposer le caractère de prix minima aux prix conseillés, aux prix indicatifs, aux prix ou marges bénéficiaires maxima fixés par l’office des prix, … ». Des dérogations, limitées dans le temps et accordées par le Ministre de l’économie nationale, sont prévues. La décision de dérogation doit être motivée et peut être publiée au Mémorial. Il est interdit de déjouer les dispositions du règlement grand-ducal par un refus de vendre à des acheteurs des marchandises ou des prestations de services ne présentant aucun caractère anormal et venant de demandes de bonne fois. Enfin, des sanctions sont prévues : amende de cinq cent un à cinquante mille francs. *** • Cette loi est en fait la première disposition légale cohérente sur la concurrence. Un aspect est tout à fait nouveau : les traités de Paris et Rome interviennent sur le sujet de la concurrence. Or les traités européens ont le pas sur la législation interne luxembourgeoise. Le Luxembourg est obligé de réagir : le bricolage, en matière de concurrence, ne suffit plus. L’extension de l’activité économique de par le monde entier a généré des pratiques commerciales restrictives : entente, quasimonopole, … . Une législation économique est nécessaire. L’éminent juriste luxembourgeois 3 Pierre Pescatore a défini cette législation économique. « C’est l’ensemble des dispositions qui régissent l’intervention de l’Etat dans la vie économique, pour la sauvegarde des intérêts de l’économie nationale. Il y a une certaine polarité entre le droit commercial et la législation économique. Alors que le droit commercial est axé sur l’idée de l’intérêt particulier et fondé sur un principe de liberté, la législation économique est dominée par les besoins des structures économiques plus larges – économie nationale, économie européenne et même mondiale ». Vers la fin des années 1960 le Luxembourg a basculé dans la société de consommation : les pratiques commerciales changent. Il faut protéger les consommateurs. 4 Selon l'exposé des motifs trois préoccupations se dégagent des travaux parlementaires. D'abord, il faut sortir des dispositions liées à l'après-guerre. Ensuite, il faut éviter toute pratique commerciale restrictive (ententes et accords d'entreprises ayant comme but de réduire la concurrence; les monopoles ou quasi- 2 Mémorial 1970, p. 892-894. 3 1 Règlement grand-ducal du 9 décembre1965 portant réglementation des prix imposés et du refus de vente, Mémorial 1965, p. 1332. 110 Pierre Pescatore, Introduction à la science du droit, Luxembourg, 1960, réimpression avec mise à jour 1978, p. 21-22. 4 Projet de loi n° 1236 concernant les pratiques commerciales restrictives, p. 1085 et suivantes. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux monopoles de fait). Enfin, la nouvelle loi est conforme aux traités européens. • Pendant les quelques années de l’après-guerre les difficultés sont liées à des pénuries générales et les mesures prises visent à éviter les manipulations de prix. • Par la suite des phénomènes d’entente et de collusion doivent être combattus sur le territoire de l’Europe pour garantir la concurrence. Vu l’exigüité du territoire les ententes en tous genres ont leur origine le plus souvent hors des frontières nationales. Ce qui explique que la législation luxembourgeoise contre ces pratiques soit peu étoffée. question. Si celle-ci ne réagit pas, le Ministre prend la décision au vue de l’instruction de la commission qui a constaté l’infraction, de transmettre le dossier au procureur, aux fins de poursuivre. L’appréciation des tribunaux reste souveraine dans l’instance judiciaire. Après avoir pris l’avis de la commission sur des propositions relatives à des mesures à prendre vis-àvis des personnes faisant l’objet d’une instruction, le Ministre a, selon l’article 7, trois possibilités : classer l’affaire, adresser aux parties intéressées des avertissements ou des recommandations, interdire totalement ou partiellement des mesures ou pratiques reconnues contraires à l’article 1. Pour conclure retenons trois aspects liés à cette loi : • Enfin, le Luxembourg doit se conformer aux règles de la concurrence des traités européens. Voilà qui a plutôt favorisé cette loi. Reprenons brièvement les principales dispositions de la loi de 1970. Les chambres professionnelles vont dans le sens de l’intérêt de leurs membres. La Chambre de commerce insiste sur la liberté économique, la Chambre du travail met en évidence la protection des consommateurs, la Chambre des métiers reste hésitante. Des sanctions sont prévues par cette loi (art. 1) : Ͳ Ͳ en cas d’accord entre entreprises (associations, pratiques, …) en vue de restreindre ou d’empêcher ou de fausser le jeu de la concurrence ; en cas de position dominante abusive sur le marché. Ne sont pas visés les accords : Ͳ Ͳ qui résultent d’un texte législatif ; qui contribuent à augmenter la production (ou distribution) de produits, ou qui améliorent le progrès technique et économique, tout en respectant les intérêts des consommateurs. Pour instruire les cas tombant sous le coup de l’article 1 une commission des pratiques commerciales restrictives est créée qui émet des avis adressés au Ministre, concernant les cas d’infraction. La commission, composée de six membres (y compris son président), est nommée par ce Ministre. Le mandat, de cinq ans, est renouvelable. Cette commission dispose d’un secrétariat et peut s’adjoindre des experts avec l’autorisation du Ministre. En pratique, une instance administrative du Ministère de l’économie intervient auprès de l’entreprise en Cahier économique 119 Une législation sur la concurrence existe aux Pays-Bas 1 et dans les pays voisins. Selon Antoine Wehenkel « seul le Luxembourg constituait un îlot vierge sous ce rapport au sein de la Communauté ». Au Luxembourg aucune localité n’est éloignée de plus de 25 km de la frontière la plus proche. « Ainsi l’avantage naturel dont jouit une entente sur la concurrence étrangère, se réduit généralement chez nous à la très modeste différence dans les frais de 2 transport ». De vastes manipulations commerciales redoutées par des consommateurs sont donc peu probables. *** 3 4 La loi du 7 juillet 1983 a son origine dans les discussions de la tripartite en 1982 concrétisées dans la loi du 24 décembre 1982 favorisant le maintien dans l’emploi. Une conclusion en est la perte de compétitivité de l’économie luxembourgeoise. 1 A la Chambre des Députés le 29 avril 1970. 2 Avis du Conseil d’Etat du 20 mai 1969 ; doc. parl. n° 1236. Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, Mémorial 1983, p. 1217-1219. 4 1 Projet de loi n° 2660 : avis de la Chambre de commerce du 15.02.1983, p. 2. 3 111 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Le projet de loi (n° 2660) garde les caractéristiques fondamentales de la loi du 30 juin 1961, c’est-à-dire se limite aux changements strictement nécessaires, tout en cherchant à améliorer la compétitivité de notre économie. Selon l’exposé des motifs « le présent projet de loi n’entend pas élargir démesurément les compétences attribuées en matière de prix au Gouvernement et à l’Office des prix à la faveur de la loi du 30 juin 1961 ». Les modifications apportées par la nouvelle loi de 1983 peuvent être ramassées en quatre points. • Le champ d’application de la loi de 1983 est étendu, par exemple au secteur tertiaire. A cet égard retenons l’article 1 de la loi. « Les prix d’achat et de vente, les prix de production, fabrication, préparation, détention, transformation, emploi, distribution, exposition, livraison et transport de tous produits, matières, denrées ou marchandises, ainsi que les rémunérations de toutes les prestations de service peuvent être surveillés, contrôlés et fixés. Tombent également sous le champ d’application de la présente loi les prix des spécialités pharmaceutiques. En sont exclus les honoraires, traitements et salaires. Il en est de même des indemnités, prix et tarifs dont la fixation relève de lois spéciales. Ces indemnités, prix et tarifs sont toutefois soumis à contrôle et à surveillance, conformément aux dispositions de la présente loi ». Retenons encore l’article 3 : « Il est interdit de dépasser les prix et marges fixés conformément à l’article 2 de la présente loi. A défaut de fixation d’un prix, il est interdit de demander un prix supérieur au prix normal. Dans ce cas, le caractère normal des prix est apprécié par le ministre ayant dans ses attributions l’économie et les classes moyennes ou son délégué et, en cas de litige, par la juridiction saisie ». pouvoir nécessaire par le Ministre, ont un droit d’investigation très étendu. Ils peuvent contrôler sur place tous les documents comptables et autres pièces justificatives. Ils peuvent interroger les parties intéressées, susceptibles de leur fournir des renseignements utiles. • La commission des prix dispose du droit d’investigation dans certains domaines. Ainsi, elle a « le droit de faire des propositions, d’examiner les demandes de hausse de prix émanant d’un secteur économique et de soumettre au ministre du ressort des suggestions concernant les travaux de l’office des prix ». En contrepartie de leur pouvoir les membres de la commission des prix sont tenus de garder le secret à l’égard des informations confidentielles portées à leur connaissance. • A l’instar de la loi du 30 juin 1961 des sanctions sont prévues. Retenons que le Ministre garde son droit de transiger sur l’amende et la confiscation. Enfin, pour terminer, notons une particularité quant à la politique des prix. Deux thèses radicalement opposées s’affrontent. Celle du patronat attachée à la liberté économique, celle du salariat axée sur un renforcement du contrôle des prix. Le CES, dans son 2 avis spécifique de 1982, a tenté une synthèse de ces deux approches : la possibilité d’une « voie médiane ». 3 La loi du 20 avril 1989 est destinée à corriger quelques insuffisances de la loi du 7 juillet 1983 et de ce fait ne présente pas d’autres nouveautés. Ecoutons 4 le Conseil d’Etat « Le projet a pour but de combler des lacunes qui sont apparues à la suite de l’abrogation des articles 4 à 12 de la loi du 30 juin 1961 ayant pour objet d’abroger et de remplacer l’arrêté grandducal du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, abrogation réalisée par l’article 9 de la loi du 7 juillet 1983 ». *** 2 • L’Office des prix voit son pouvoir d’investigation renforcé. Cet office se compose 1 dorénavant de 15 membres . Ses agents, dotés du 1 La composition est la suivante : un délégué du Ministre (président), 4 représentants du Gouvernement, 4 représentants des organisations patronales, 4 représentants des syndicats, un représentant des professions libérales, un représentant d’une association des consommateurs. 112 CES, La politiques des prix, in : CES, Avis spécifiques du Conseil économique et social, période 1977-1982, p. 479-512, annexes p. 513-532, Luxembourg, en date du 20 juillet 1982. 3 Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant 1° la loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques commerciales restrictives ; 2° la loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, Mémorial 1989, p. 504-505. 4 Avis du Conseil d’Etat, au 13 déc. 1988, sur le projet de loi n° 3302. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 La loi du 17 mai 2004 réalise la grande réforme de la concurrence au Luxembourg. Selon l’exposé des 2 motifs « le présent projet de loi engage une des réformes les plus radicales du droit public économique du pays ». Deux périodes se dégagent quant à la politique des prix. A partir de la fin de la Seconde guerre mondiale commence le temps des prix surveillés, fixes ou administrés. Les années 1940 après la guerre sont celles d’une certaine pénurie. Des mesures sont prises pour éviter des dérapages de prix. Nous venons de voir les arrêtés des 9 août et 8 novembre 1944. L’avis du 11 juillet 1950 de l’Office des prix concerne le blocage des prix. 3 Selon l’arrêté ministériel du 16 septembre 1953 toute hausse des prix (avec motivation) doit être signalée à l’Office des prix, sauf pour les produits agricoles et les marchandises soumises au régime des prix maxima. 4 L’arrêté ministériel du 29 mars 1956 revient à la hausse de prix. Toute hausse de prix nécessite une autorisation préalable auprès de l’Office des prix. Mais 5 l’avis du 11 juillet est abrogé. L’arrêté ministériel du 13 novembre 1956 remplace celui du 29 mars. Il faut toujours une autorisation préalable. Toutefois, si la hausse ne dépasse pas 5% aucune autorisation n’est requise. 6 Le règlement grand-ducal du 15 février 1964 introduit la notion de prix normal au consommateur. Ce prix, pour les produits importés, comprend le prix au consommateur du pays d’origine augmenté des frais et droits de douane, de la taxe d’importation et de l’impôt sur le chiffre d’affaires, des frais de transport et d‘assurance, d’un forfait de 5% pour frais d’importation. Notons encore deux règlements grand-ducaux. Celui 7 du 15 octobre 1970 fixe les prix maxima de vente de l’anthracite et du charbon à usage domestique. Celui 8 du 16 octobre de la même année indique les marges maxima applicables au matériel de chauffage pour grossiste et pour installateur (importateur). 9 Toutes ces dispositions – avec d’autres – ont mené à la pratique des prix fixes ou administrés. Cette mentalité a persisté longtemps au Luxembourg. Dès les années 1980 l’économie est peu à peu libéralisée. Par exemple les règlements grand-ducaux des 15 et 16 octobre 1970 sont abandonnés. Le régime des prix perd de sa rigidité. La période de la libéralisation des prix commence, mais le cadre légal reste inapproprié, car la tutelle de l’Etat pèse lourdement sur les prix (cf. Office des prix : prix maxima, notion de prix « normal », prix fixes, respect d’une certaine marge commerciale). La voie réglementaire est alors la voie royale. Quelques mots sur la nécessité d’une réforme. Deux aspects prévalent : l’obsolescence de la réglementation, l’instrument de contrôle inadéquat. La réglementation, axée sur l’immédiat après-guerre, est devenue complètement inadaptée aux réalités économiques de notre société de services. L’inadaptation des textes en vigueur peut être mise en évidence par deux exemples. L’Office a reconnu sans ambages que certains textes réglementaires ne sont plus applicables. Ainsi, le règlement sur les jouets ne tient pas compte des jouets électroniques. Les marges commerciales prescrites ne correspondent plus à la réalité économique sur le terrain. 1 Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence, Mémorial, 2004, p. 1111-1121. 2 Doc. parl. n° 5229, p. 26. 3 Arrêté ministériel du 16 septembre 1953, obligeant les producteurs, importateurs et commerçants à signaler toute hausse des prix à l’Office des prix, Mémorial, 1953, p.1224. Arrêté signé par le Ministre des Affaires économiques, Michel Rasquin. 4 Arrêté ministériel du 29 mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix, Mémorial 1956, p. 520. Arrêté signé par le même ministre. 5 Arrêté ministériel du 13 novembre 1956, remplaçant celui du 29 mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix, Mémorial, 1956, p. 1215-1218. Cet arrêté porte la signature du même ministre. 6 Règlement grand-ducal du 15 février 1964 concernant le prix normal des produits et articles de marque importés, Mémorial, 1964, p. 425-426. Cahier économique 119 L’organe de contrôle, l’Office des prix, de par l’accumulation de textes s’enfonce dans la bureaucratisation. D’ailleurs, il a offert la possibilité de procéder à des déclarations collectives de hausse de prix. Son droit d’investigation est démesuré dans le sens que l’Office peut s’immiscer dans les relations 7 Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970 fixant les prix de vente maxima aux consommateurs pour les combustibles minéraux solides destinés à l’usage domestique, Mémorial 1970, p. 1205-1207. 8 Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970 fixant les marges maxima applicables au matériel de chauffage central, Mémorial, 1970, p. 1207-1208. 9 Doc. parl. n° 5229, Exposé des motifs, p. 27. 113 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux contractuelles de l’entreprise et qu’il dispose d’un droit de regard sur la stratégie financière de l’entreprise. En outre, les sanctions pénales sont exorbitantes (jusqu’à trois ans de prison). S’y ajoute des notions tout à fait subjectives, par exemple le concept de « prix normal ». personne physique ou morale ayant un intérêt légitime. Il peut prendre des mesures coercitives ou conservatoires. Il peut infliger des amendes (« de façon motivée pour chaque amende ») aux entreprises, proportionnées à la gravité et à la durée des faits retenus (art. 18). En 2001 la Commission européenne exhorte les Autorités luxembourgeoises à moderniser leur législation sur les prix, c’est-à-dire en priorité « les prix fixes et administrés ». L’année suivante la Commission revient à charge (« dispositions obsolètes sur les prix »). • Le corollaire de la libération des prix est l’instauration de la concurrence. Justement, la loi du 17 mai 2004 a comme finalité la concurrence. Notons que cette réforme est d’autant plus nécessaire que notre environnement économique international est de plus en plus marqué par la liberté des prix. Présentons brièvement la structure de la loi du 17 mai 2004. • Concurrence et marché Notons la première phrase de l’article 2 de la loi : « Les prix des biens, produits et services sont librement déterminés par le jeu de la concurrence ». Voilà qui est clair : le marché décide en règle générale du prix des biens et services, bien que des exceptions soient prévues (par exemple circonstances exceptionnelles, anormalité manifeste du marché). Une conséquence immédiate est l’interdiction des ententes (art. 3), susceptibles de fausser le jeu de la concurrence. Dans la même lancée se situe l’interdiction des abus de position dominante. L’article 5 fournit une liste de quatre cas d’abus possibles. • Considérations finales La loi du 17 mai 2004 est la grande réforme de la concurrence au Luxembourg. On est tenté de dire la seule. La loi du 17 juin 1970 n’a guère fait de 1 jurisprudence, « pour peu qu’elle ait été appliquée ». La cause en est probablement que « la loi luxembourgeoise n’édicte aucune interdiction de principe des ententes et des abus de position dominante, et ne prévoit pas non plus la nullité de tels 2 accords ». La nouvelle loi a été d’autant plus indiquée que le « Luxembourg est le seul pays européen à ne 3 pas disposer d’une autorité de concurrence ». 4 La loi du 23 octobre 2011 est la dernière en date sur 5 la concurrence. Depuis il y a eu évolution du concept des fonctions et missions de l’autorité de concurrence. L’accent est mis sur « un important travail de sensibilisation et d’éducation en vue de promouvoir une véritable culture de la concurrence ». De sérieuses améliorations sont possibles. La loi de 2004 a trop insisté sur le volet répression. Or l’expérience a montré que le jeu de la concurrence peut être faussé par les agissements des autorités publiques sur lesquelles les autorités de concurrence n’ont pas de prise. L’autorité de concurrence doit effectuer un travail de sensibilisation aux problèmes de libre concurrence ; elle ne devrait pas seulement s’adresser aux entreprises en raison de faits passés. Instruments de la concurrence Il s’agit du Conseil de la concurrence et de l’Inspection de la concurrence. Le Conseil est l’autorité administrative indépendante, chargée d’appliquer le principe de la liberté des prix et de combattre les ententes. Sa composition, nomination et son fonctionnement sont prévus par la loi (art. 7). Selon l’article 8 de la loi « il est créé un service auprès du ministre, sous la dénomination Inspection de la concurrence ». Sa mission consiste à recevoir les plaintes, à rechercher les infractions. A cette fin « elle en rassemble les preuves et en saisit le Conseil ». Le Conseil peut être saisi par l’Inspection ou toute autre 114 La concurrence n’est pas une fin en soi, car d’autres fins sont à considérer, par exemple la compétitivité 6 des entreprises. Selon la Chambre des employés privés « le principe de la libre concurrence doit bénéficier au 1 Ibid. p. 38. Ibid., p. 44. 3 Doc. parl. n° 52298, Rapport de la Commission de l’économie, de l’énergie, des postes et des transports, p. 2. 4 Loi du 23 octobre 2011 relative à la concurrence, Mémorial, 2011, p. 3756-3767. 5 Doc. parl. n° 5816, Exposé des motifs, p. 2. 2 6 Doc. parl. n° 5816, Avis de la Chambre des employés privés du 21 février 2008, p. 3. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux consommateur final pour lequel les prix doivent toujours être abordables ». 1 Retenons la formulation des chambres de commerce et des métiers : « La Chambre de commerce et la Chambre des métiers soulignent en premier lieu qu’elles souscrivent entièrement aux finalités poursuivies par le droit de la concurrence. Une concurrence saine ne contribue pas seulement à l’amélioration de la compétitivité mais encourage encore l’innovation et la recherche, l’esprit d’entreprise et vise à garantir une allocation optimale des ressources. Elle contribuera par ailleurs à améliorer la qualité des produits et services, à élargir l’éventail de choix des consommateurs et à réduire les prix. Les deux chambres professionnelles appuient donc pleinement le rôle assuré par les autorités de concurrence qui consiste en la sauvegarde de l’ordre public économique ». Une optimisation des travaux de l’autorité de concurrence est visée. L’existence de deux instances (Conseil et Inspection) a mené à une bureaucratisation, car entre les deux autorités il n’y a ni lien organique ni lien hiérarchique. La nouvelle loi prévoit l’intégration de l’Inspection dans le Conseil de concurrence. Cette création d’une seule autorité de concurrence a amélioré à la fois son fonctionnement 2 et sa visibilité. Les chambres de commerce et des métiers, s’opposent à cette intégration parce qu’en cas de litige les droits de la défense sont négligés. « Le Conseil cumulerait et confondrait ainsi entre ses mains les fonctions d’un procureur (par le fait de l’autosaisine), les pouvoirs d’un juge d’instruction (par le fait de ses investigations et enquêtes) et des fonctions juridictionnelles (par le fait des décisions qu’il prononcera). Les deux chambres professionnelles ne sauraient adhérer à cette proposition trop peu soucieuse des droits de la défense … ». D’ailleurs, à la suite du refus formel du Conseil d’Etat, un second vote (12.10.2011) à la Chambre a été nécessaire (oui : 39 ; abs: 21 ; non : 0 ; total : 60). De l’extérieur il n’a pas toujours été facile de percevoir la répartition des compétences entre Conseil et Inspection. La nouvelle et dernière loi sur la concurrence introduit une simplification administrative et procédurale. Enfin, cette autorité bénéficie d’outils supplémentaires dans l’accomplissement de ses missions : pouvoir 1 Doc. parl. n° 58164, Avis commun de la Chambre de commerce et de la Chambre des métiers, p.1. 2 Ibid. Cahier économique 119 consultatif, exécution d’enquêtes de marché et sectorielles. Pour terminer présentons quelques règlements grandducaux qui, bien qu’ils existent toujours, sont tombés en désuétude ou en oubli, sans parler des avis (obsolètes) de l’Office des prix. • • • Règlement grand-ducal du 30 mai 1967 concernant la vente de pain, Mémorial 1967, p. 521-522. Règlement grand-ducal du 17 février 1971 concernant les prix normaux des papiers peints, Mémorial 1971, p. 256-257. Règlement grand-ducal du 18 mars 1976 fixant un prix maxima pour les pommes de terre, Mémorial 1976, p. 130. 3.5 Conclusion Quelques considérations finales sur le concept de concurrence peuvent être abordées sur deux niveaux: au niveau de la théorie économique, au niveau européen et national. 3.5.1 Au niveau de la théorie économique La concurrence parfaite reste toujours au cœur de la microéconomie comme modèle central. Cet état des choses est soutenu par la mathématisation croissante de l'économie politique (par exemple de Walras à Arrow/Debreu). Dans cette configuration l'ensemble des hypothèses de départ en matière de concurrence parfaite a tendance à s'effacer devant l'ampleur de 3 l'appareil mathématique. Selon Beaud et Dostaler « l'investissement de la science économique par les techniques et le langage mathématique ont contribué au fait qu'elle est devenue de plus en plus difficile à définir par son objet ». Que les mathématiques restent indispensables à la discipline économique est hors de doute, mais les auteurs notent « des relations complexes de fascination/répulsion ». De tels rapports, qui ne sont pas sans ambiguïtés, s'étendent même au cercle restreint des prix Nobel d'économie. Revenons dans le contexte de la concurrence parfaite, 4 à la notion de rationalité économique . Partons 3 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, p. 105 et p. 106. 4 Sur le concept de rationalité voir C. Mouchet, op. cit. 2003, p. 423-464. 115 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d'abord du point de vue du consommateur. Cette rationalité se justifie par le fait que tout individu tente « d'obtenir la plus grande satisfaction possible 1 de ses besoins » . N'importe quel comportement peut alors être qualifié de rationnel et cette notion est dépourvue de sens. Selon l'économiste autrichien Ludwig von Mises la science économique est « une science des moyens à 2 mettre en œuvre pour la réalisation de fins choisies » . Elle est amorale et wertfrei selon Max Weber. 3 Ecoutons von Mises : « De quelque manière que l'on s'y prenne, l'on ne parviendra jamais à formuler la notion d'action irrationnelle sans que son irrationalité ne soit fondée sur un jugement de valeur arbitraire ». 4 Selon le professeur Ph. Simonnot : « Même si pour démontrer la fausseté de la théorie de l'action rationnelle, on s'efforçait de faire un acte purement irrationnel, cet acte serait encore rationnel puisqu'il serait mis au service d'une fin, la démonstration en question! En un mot comme en cent: il est absolument impossible de sortir de la rationalité ! ». Par contre le professeur Jon Elster – titulaire de la chaire Rationalité et Sciences sociales au Collège de France (2006-2011) – parle de « l'indétermination de la théorie du choix rationnel ». La théorie économique, pour sortir des généralités, introduit alors la recherche du plus grand gain, exprimé en unités monétaires. Deux remarques rapides peuvent s'appliquer à la notion de rationalité, en relation avec son réalisme. • D'autres finalités peuvent être visées: par exemple pouvoir, prestige, estime, popularité. Elles ne s'expriment pas par une mesure monétaire. Certains aspects au moins du comportement humain ne sont guère expliqués par l'hypothèse de rationalité. 5 • Pour le prix Nobel d'économie Gary Becker (1992) tout comportement humain peut s'expliquer 1 2 3 4 Cl. Mouchet, op. cit. 2003, p. 433. Citation de Philippe Simonnot, 2003, op. cit. p. 108. ibid. p. 113. ibid. p. 113. 5 Gary Becker part du principe d’hédonisme : le moins d’efforts possibles pour atteindre le plus de richesses. Il y ajoute le principe de transitivité au niveau individuel, mais ce principe ne se généralise pas au niveau de la collectivité (paradoxe de Condorcet). Enfin, Becker retient le principe de la stabilité des choix individuels, s’il n’y a pas d’autres informations. Spécialiste du comportement humain, il a étudié quatre domaines : la discrimination, la criminalité, la famille, le capital humain. Gary Becker est né le2 décembre 1930 à Pottsville en Pennsylvanie et 116 par une approche économique. Cet économiste montre que l'ensemble des comportements humains peut être exprimé par les principes fondamentaux de l'analyse économique néoclassique. Qu'il s'agisse de se marier, d'effectuer un cambriolage, de frauder le fisc, ... , l'individu, pour prendre une décision, compare le bénéfice à retirer au coût engagé dans une perspective de maximisation de la 6 satisfaction. Ecoutons Becker quant à la décision de contracter mariage. « Entsprechend dem ökonomischen Ansatz heiratet ein Mensch, wenn der Nutzen, den er von einer Heirat erwartet, den Nutzen übersteigt, den er sich vom Alleinbleiben oder von weiterer Suche nach einem passenderen Partner verspricht ». De fait, Becker ne semble pas avoir besoin des sciences humaines (psychologie, sociologie) pour 7 expliquer le comportement humain. Beaud et Dostaler parlent d'une « science économique qui prétend se substituer aux autres sciences sociales, et même à la psychologie ». Adoptons maintenant la position du producteur. Sa rationalité est la recherche du profit. En réalité d'autres finalités apparaissent: par exemple prendre des parts de marché, augmenter la puissance ou le prestige de l'entreprise. Le profit reste une donnée centrale, mais est davantage un moyen pour l'entreprise qu'une finalité (par exemple subsister à long terme). Sur le marché de concurrence parfaite le seul lien entre les acteurs économiques (offreurs et demandeurs) est le prix. Que les décisions y prises soient strictement rationnelles est utopique. L'homo rationalis est un leurre. 8 Lisons Max Weber : « Les prix chiffrés en monnaie sont le résultat de luttes et de compromis, autrement dit, ils découlent de la puissance respective des parties engagées ». Ces marchandages – sur base de puissance – n’interviennent pas dans le modèle de Walras. Il en est de même des relations sociales qui peuvent se nouer sur un marché. est mort le 3 mai 2014 à Chicago (Jean-Marc Daniel dans Le Monde du 7 mai 2014). 6 Gary s. Becker, Ökonomische Erklärung menschlichen Verhaltens, e Tübingen, 1993 (2 éd.), p. 10. Traduction de Monika et Viktor Vanberg. Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de Becker, voir Ramon Febrero et Pedro S. Schwartz (éd.), The essence of Becker, Stanford University, California, 1995, 665 pages. 7 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 240. 8 Max Weber, Economie et société, tome I Les catégories de la sociologie, Paris, 1995, p. 158. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Sur un marché les individus agissent selon leur intérêt égoïste, mais la somme de leurs comportements individuels assure nécessairement l'intérêt général de la société. Est-ce la main invisible d'A. Smith (1776) ou sommes-nous dans la parabole de Bernard 1 Mandeville ? Selon cet auteur viser son seul intérêt personnel, être cupide et aimer la luxure, mène à une amélioration du bien-être général de la société. Dans une société prospère où règne l'abondance la moralité humaine serait une illusion. Le prix Nobel d'économie H. Simon a affiné l'analyse de la rationalité économique en la plaçant dans un contexte plus complexe, celui de l'information imparfaite. D'où la notion de rationalité limitée: les individus sont appelés à choisir parmi quelques possibilités, car ils ne peuvent pas les envisager toutes. 3.5.2 Au niveau européen et national « Dans les systèmes dits d'économie de marché, dans lesquels la concurrence entre les entreprises est considérée comme le système le plus efficace d'allocation des ressources, toute politique de concurrence a pour but essentiel de veiller à ce que les différents opérateurs n'adoptent pas des comportements susceptibles de remettre en cause son existence, de la fausser, cela à la fois dans l'intérêt général et au-delà, pour le bien-être des consommateurs. La politique communautaire de 2 concurrence s'inscrit dans cette logique » . Les effets de la politique de concurrence dans les communautés européennes sont de taille: décloisonnement des marchés nationaux au profit du marché intérieur. Le tissu économique a changé significativement; par exemple baisse de prix (pas d'ententes), émergence de nouveaux produits. Les bénéficiaires de cette politique sont les consommateurs. La politique communautaire de la concurrence a constitué une véritable régulation sur les marchés et dans un tel contexte reste indispensable, même si des lacunes subsistent. Par ailleurs, on peut estimer que cette politique de concurrence a contribué au succès du fordisme. La politique de concurrence date d'une époque d'expansion et un ajustement est probablement nécessaire pour tenir compte de la crise. S'y ajoute les divers élargissements de l'Union. Les défis à relever ne sont pas minces. Ainsi, la politique de concurrence doit, à l'avenir, se situer davantage dans des préoccupations d'ordre social. Au niveau national la loi luxembourgeoise intervient dès que le commerce intercommunautaire n'est pas concerné. La loi du 23 octobre 2011 est entrée en er vigueur le 1 février 2012. Nous avons constaté un retard dans la législation luxembourgeoise sur la concurrence. A première vue cela peut étonner. En fait, l'arrêté du 8 novembre 1944 a été largement suffisant au cours de l'aprèsguerre, parce que le vrai problème c'est de prévenir une explosion des prix. Avec la loi du 17 juin 1970 la concurrence semble sauvegardée entre petites et moyennes entreprises. La sidérurgie, par contre, en fait l'Arbed, n'est guère concernée. La modernisation de la loi sur la concurrence est liée à la désindustrialisation/financiarisation de notre économie et aux exigences de Bruxelles. Notons quelques remarques rapides quant à l’Autorité 3 de concurrence au Luxembourg . • La loi de 2004, mal ficelée, a été peu efficace (par exemple, Conseil versus Inspection). L’Autorité de concurrence joue surtout à partir de la loi de 2011. • Ce qui a joué un rôle indéniable c’est l’effet petite dimension. Bruxelles considère les fusions à partir d’un certain seuil de grandeur, rarement atteint au Luxembourg. 1 B. Mandeville est un médecin néerlandais qui s'est installé à Londres au début des années 1690. En 1723 il publie La fable des abeilles (2e éd. augmentée), qui fait scandale à l'époque. D'ailleurs le sous-titre nous éclaire à cet égard: les vices privés font les vertus publiques. Pour une information rapide sur B. Mandeville, voir par exemple Mathieu Lainé (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 385-387. Enfin, voir une réédition récente : Bernard Mandeville, La fable des abeilles, suivie de Recherches sur l’origine de la vertu morale, Paris, 2013, avec une notice de l’éditeur (Damien Theillier), 54 pages. 2 Laurence Idot, La politique communautaire de concurrence, in: Jacques Ziller (dir.), L'Union européenne - Edition Traité de Lisbonne, Paris, 2008, p. 85 (Les notices de la Documentation Française). Cahier économique 119 • Le Conseil de la concurrence mise non pas sur la répression, mais sur le conseil et la procédure d’arrangement, attitude dérivée du modèle luxembourgeois. • Dans le milieu restreint luxembourgeois les dénonciations auprès de l’Autorité sont rares. 3 Voir l’article de Bernard Thomas dans d’Lëtzebuerger Land n° 37, du 12 septembre 2014, p. 9. 117 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • Les sanctions sont peu nombreuses et le montant des amendes est réduit (cf. effet de petite dimension). • Une question se pose : « Une entreprise luxembourgeoise, qui a la taille pour jouer dans la ligue internationale, ne se retrouvera-t-elle pas automatiquement en position dominante sur le marché luxembourgeois ? ». *** La notion de concurrence est devenue une véritable obsession et ceci à deux égards. D'abord, elle est omniprésente dans l'économie politique; par exemple la théorie des coûts comparatifs de David Ricardo évolue dans le cadre de la concurrence parfaite (cf. 4.5.). Ensuite, l'Union européenne semble envoûtée par la fameuse « concurrence non faussée ». Ceci vaut d'autant plus que l'Union est la partie du monde la plus ouverte. Cette ultra-ouverture économique perd de sa pertinence face à un monde où le protectionnisme persiste. Ainsi, des pays émergents n'hésitent pas à recourir à des mesures protectionnistes, même indirectes (notamment des mesures administratives); par exemple la Chine, on peut y ajouter les Etats-Unis. La concurrence est une notion complexe et parfois ambiguë, qui ne peut pas être traitée à fond dans ce 1 travail. Limitons-nous à trois pistes . Ͳ Ͳ Ͳ Selon Schumpeter une situation de monopole est plus propice à l’innovation qu’un marché concurrentiel, car pour la recherche/innovation un certain pouvoir de marché est nécessaire. A l’inverse, selon Arrow le remplacement des produits est plus aisé en concurrence que dans le cas du monopole. Enfin, les Autorités de surveillance de la concurrence, tant nationales que communautaires, privilégient le court terme et l’approche statique. échapper à cette situation inconfortable le Luxembourg a cherché refuge dans des espaces économiques plus larges. Ce rôle revient d'abord au Zollverein (1842-1918). 2 La position économique de l'Allemagne des années 1870 peut être résumée sommairement en six observations. • Le Zollverein est pleinement engagé dans le libre-échange et sa sidérurgie est exposée à la concurrence anglaise et belge. Ces deux pays ont déjà modernisé leur industrie sidérurgique. • L'Allemagne est en récession ou plutôt en déflation (Preisverfall). Cette récession a été précédée d'une onde de haute conjoncture de 1850 à 1873 et ceci à l'échelle mondiale. La récession présente le caractère d'une crise de surproduction. L'indice global des prix du commerce de gros (100 en 1870) baisse de 130,4 à 88,0 entre 1873 et 1879. Le cours en bourse des actions recule de 63%. L'indice des prix de la fonte brute n'est pas mieux loti: il passe de 208,7 à 80,6, toujours au cours de la même période. Retenons que la Ruhr a été le plus durement touchée: le prix de la fonte passe de 190 à 45 Mark entre automne 1873 et fin 1874. • L'Allemagne de cette période a un avantage inédit: l'impact de la récession est atténué par les exportations (déjà !). • Ces années sont aussi le temps de la modernisation industrielle. Trois effets peuvent être dégagés: amélioration de la production industrielle, rationalisation/intensification du travail industriel, innovations industrielles. • Une nouvelle concentration géographique est 3 amorcée. Ecoutons l'historienne Monique Kieffer : « Les sidérurgies lorraine et luxembourgeoise, séparées certes par une frontière politique mais faisant partie du même espace économique (le Zollverein), seront à la veille de la Première guerre mondiale le deuxième pôle d'industrie lourde du Reich à côté du bassin *** Le Grand-Duché en tant que petit pays a été le plus souvent exposé à la concurrence économique des pays limitrophes, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Pour 1 Noboru Kawahama, Concurrence et innovation : une relation complexe, in : Problèmes économiques, n° 3065, avril 2013, p. 2025. Numéro consacré à « La bataille pour la concurrence ». 118 2 Hans-Ulrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte 1849e 1914, Munich, 2006, 2 éd. tome 3, p. 546-595. Voir aussi, Maurice Niveau et Yves Crozet, Histoire des faits économiques e contemporains, Paris, 2010, 3 éd. p. 203 et suivantes. 3 Monique Kieffer, Le Grand-Duché de Luxembourg: le pays du fer et de l'acier, in: Hélène Fréchet, Industrialisation et sociétés en Europe occidentale de 1880 à 1970, Paris, 1997, p. 178. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 rhénan-westphalien ». L'historien H. Kiesewetter parle de « Lothringen als Wachstumsmotor ». • Un conservatisme croissant apparaît, lié au recul des libéraux (« Zerfall der Liberalen »). • Enfin, un facteur technique a joué un rôle de premier plan tant pour le Luxembourg que pour le Zollverein: l'introduction, à la fin des années 1870, du procédé Thomas-Gilchrist permet l'utilisation du minerai contenant du phosphore ; le procédé Bessemer ne tolère pas l'emploi de minerai phosphoreux. Le nouveau procédé permet l'exploitation intense des bassins luxembourgeois et lorrain. • Les droits de douane deviennent une source budgétaire appréciée. Après les années euphoriques (1850-1873) deux facteurs ont eu un impact sévère: la crise de surproduction sidérurgique et le basculement dans une phase de libre-échange. Pour le Luxembourg les 2 conséquences sont graves; résumons en trois points. • Des 20 hauts fourneaux existant en 1877, seuls 8 sont en activité. • La production sidérurgique est en baisse: la fonte produite atteint 230 500 tonnes en 1874; en baisse de 26 000 tonnes par rapport à l'année précédente. • Entre 1873 et 1878 le nombre des ouvriers dans la sidérurgie baisse de 30 à 40%: la casse sociale est évidente. Les effets de la dépression sont largement amplifiés par des mesures libre-échangistes. Le Luxembourg est ainsi à la merci de décisions du Zollverein, sur lesquelles il n'a guère d'influence. Ceci est d'autant plus grave que le Luxembourg n'est pas associé à la gestion de cette union douanière (le directeur des douanes luxembourgeoises est allemand). Le retour vers une attitude plus protectionniste est lié à 3 quelques facteurs : « Übergang vom liberalen Freihandel zum Zollprotektionismus ». • Les doléances des industriels soumis à la concurrence étrangère. 4 Trois éléments vont sauver la sidérurgie luxembourgeoise: le rétablissement des droits de douane, le progrès technique, la concentration économique et technique. L'effet des droits de douane a été nécessaire, mais pas suffisant. Le progrès technique a rendu possible l'utilisation du minerai contenant du phosphore. Les scories Thomas ont une retombée inédite (engrais) pour l’agriculture. Enfin, La concentration économique et technique a été un levier de productivité. L'essor de notre économie en général et de notre sidérurgie en particulier prend son envol. En 1886 est construite la première aciérie du pays à Dudelange. Une fois le facteur technique acquis et la concentration effectuée, le premier facteur devient déterminant: la protection douanière du Zollverein, contre la concurrence située hors du territoire douanier. Selon l'article 4 du traité d'union douanière de 1842 le Luxembourg s'est engagé à adapter son système des taxes de consommation (Verbraucherabgaben) à celui de son partenaire (notamment en ce qui concerne la taxation de la bière, du vin de l'eau de vie et du sel). Le Luxembourg reste exposé à des mesures douanières de son grand partenaire qui peuvent même prendre un aspect chicanier (par exemple taxation de l'eau de 5 vie). Ecoutons l'historien Gilbert Trausch . « L'inégalité entre les deux partenaires est trop grande pour que le Luxembourg puisse avoir droit au chapitre. Dans l'ordre économique le petit Etat doit se plier à la volonté du grand Etat. Le Luxembourg n'a même pas de délégué dans les organes du Zollverein; c'est la Prusse qui y représente le Luxembourg ». Le Luxembourg a effectivement profité du Zollverein – protection contre la concurrence anglaise et belge – mais le « prix à payer » n'est pas anodin. 1 Hubert Kiesewetter, Industrielle Revolution in Deutschland Regionen als Wachstumsmotoren, Stuttgart, 2004, p. 190-193. 2 M. Ungeheuer, Die Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen ten Eisenindustrie im XIX Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227 et p. 230. 3 H.-U. Wehler, 2006, op. cit. p. 547-567; y comprises les deux citations. Cahier économique 119 Retenons un contexte particulier: l'économie luxembourgeoise évolue dans un mouvement 4 5 M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 236 et suivantes. Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 30-31. 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 économique de longue durée appelé Kondratieff , de baisse entre 1873 et 1896, à l'intérieur duquel se situent des mouvements conjoncturels. Cette baisse de long terme est atténuée au Luxembourg par les trois éléments que nous venons de voir. pays, moins le Luxembourg a d'influence sur cet espace. • A aucun moment le Luxembourg n'a eu le choix d'entrer ou non dans un espace économique. A chaque fois le Luxembourg a été obligé d'adhérer à une union pour éviter son isolement économique. D'ailleurs, le pays n'a pas eu le choix du partenaire. • Prenons une éventualité extrême. Admettons que le Luxembourg soit surendetté et demande l'aide financière de l'Union. Cette aide pourraitelle être subordonnée à une réduction de son secteur financier, comme cela a été exigé pour Chypre, ce secteur y a été jugé pléthorique ? Ce serait la ruine de notre secteur financier. • A chaque fois que le Luxembourg a bien bénéficié d'un large espace économique, les contraintes n'ont pas manqué, bien que – jusqu'à maintenant – les avantages l'aient emporté. Le Grand-Duché a dénoncé le Zollverein avec effet au premier janvier 1919. Deux problèmes majeurs apparaissent. • Le problème des débouchés 2 Deux indications numériques renseignent à ce sujet: à la veille de la Seconde guerre mondiale 56% de la fonte produite au Luxembourg est transformée en acier. Du reste la presque totalité est exportée vers l'Allemagne (Ruhr) pour y être transformée. Le pourcentage grimpe de 56% à 88% en 1925 et à 93% en 1929. Voilà qui témoigne d'une sérieuse restructuration de notre sidérurgie (par exemple recherche et écoulement de nouveaux produits). • Le problème de la concurrence belge Le Luxembourg entre dans un espace traditionnellement libre-échangiste, tout en sortant d'un territoire protégé par des barrières douanières. Le marché de la Belgique est trop réduit pour écouler l'importante production sidérurgique 3 luxembourgeoise. L'UEBL est loin d'avoir l'épaisseur économique du Zollverein. La sidérurgie luxembourgeoise est contrainte de s'adresser au marché mondial, c'est-à-dire d'affronter la concurrence internationale. L'agriculture luxembourgeoise, confrontée à la productivité élevée de l'agriculture belge, se réfugie rapidement dans le protectionnisme. Toute l'époque de l'entre-deuxguerres a été une période de restructuration complète (économique, financière, politique). Dans ce contexte l'UEBL a été un apprentissage utile pour l'entrée ultérieure dans les communautés européennes. Nous avons déjà parlé de la concurrence à l'intérieur des communautés européennes. Concluons par quelques remarques. • 1 Plus l'espace économique, dans lequel le Luxembourg évolue, se compose de nombreux M. Niveau et Y. Crozet, 2010, op. cit. p. 204. 2 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg, 1990 (STATEC), p. 216. 3 Sur l'UEBL voir: Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans e l'UEBL, Luxembourg, 1972 (2 éd.), 91 pages. 120 *** Nous venons de constater que la notion de concurrence est au centre des préoccupations des sciences économiques et est une obsession européenne. Toutefois la concurrence fiscale entre pays membres est mal vue par les Autorités communautaires. Dans ce contexte, une absence de concurrence fiscale dans l'Union risque d'augmenter l'impôt sur les sociétés et de peser sur les investissements. Est-ce que Bruxelles tente d'élargir son espace de décisions en matière fiscale? La concurrence est une chose à la fois nécessaire et terrible. Elle est nécessaire, car une économie sans aucune concurrence risque de sombrer dans une société de type soviétique (hyper bureaucratique, répressive et à niveau de vie dérisoire). En règle générale la concurrence réduit à la fois les rentes et les rémunérations excessives (superprofit) ; elle tire les prix vers le bas et favorise donc le pouvoir d’achat des consommateurs. Dans cette perspective la concurrence encourage la demande. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Elle est terrible, car elle est en grande partie (mais pas exclusivement) responsable de la désindustrialisation de l'Europe. La Chine est devenue le fournisseur industriel de l'Europe, grâce à ses travailleurs migrants faiblement rémunérés. En d'autres mots, c'est la montée des inégalités à la fois en Europe et en Chine (cf. 4.4.2.). Par ailleurs, la Chine a montré que dictature et succès économique sont compatibles (mais avec corruption). Thomas Hobbes a parlé de la « guerre de chacun 1 contre chacun » ; peut-on parler actuellement de concurrence de chacun contre chacun ? 3.6 Les ambigüités de la notion de concurrence 2 Selon François Denord « la politique de la concurrence présente un aspect paradoxal. Elle peut à la fois être pensée comme un outil de démocratie économique et comme un instrument de préservation du capitalisme moderne ». « A vrai dire, les partisans du libéralisme se sont montrés parfois réducteurs et même maladroits. Au e XIX siècle notamment, de nombreux libéraux n’ont pas hésité à justifier le libéralisme de manière caricaturale et contestable comme un simple laissezfaire, à l’origine d’un prétendu homo oeconomicus – l’homme ramené à la dimension d’un acteur rationnel du marché, l’homme unidimensionnel brocardé par le marxiste Marcuse – et d’une mythique concurrence pure et parfaite entre des individus réduits au rang 3 d’atomes ». Voilà une critique percutante à la fois du libéralisme et de la notion de concurrence. Comment expliquer la pérennité de la représentation 4 walrasienne de la concurrence ? Lisons André Orléan : « … elle demeure jusqu’à aujourd’hui le modèle de référence, celui qu’on trouve dans tous les manuels de microéconomie. Il en est ainsi essentiellement parce que aucune modélisation alternative ne s’est imposée, malgré de nombreuses tentatives ». 1 Pour un commentaire sur cette notion voir : Norbert Campagna, Thomas Hobbes – L’ordre et la liberté, Paris, 2000, p. 38 et suivantes. 2 François Denord, Néo-libéralisme et économie sociale de marché : les origines intellectuelles de la politique européenne de la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société, e 2008/1, 27 année p. 23. 3 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 16. 4 André Orléan, L’empire de la valeur, 2011, op. cit. p. 69. Cahier économique 119 5 Selon Pascal Salin le « monopole est mauvais, mais les seuls monopoles durables sont les monopoles publics ». *** Revenons brièvement au temps de l'industrialisation. Plusieurs facteurs ont joué. • A l'époque le droit (code civil) est le trait fondamental de cette société, car il a réglé le droit de propriété et a instauré une société civile hiérarchisée (bourgeoisie, monde ouvrier). • L'Etat luxembourgeois met progressivement en place une structure administrative au cours des années 1840. Il n'intervient pas par des mesures macroéconomiques, mais prend des mesures législatives aptes à favoriser la vie économique (industrie sidérurgique, agriculture). Prenons quelques exemples. Entre 1870 et 1898 les conditions des concessions minières sont réglementées. En 1870 une loi « déclare l'Etat propriétaire de tous les gisements miniers d'une certaine profondeur. ... En 1897, l'Etat impose au concessionnaire l'obligation de lui fournir 10 tonnes de scories Thomas, par an et par ha, à un 6 prix de faveur » . En 1863 l'Etat lance un emprunt par 7 obligations de 8,5 millions de francs, au profit des chemins de fer et de l'exécution de grands travaux. • Le Luxembourg, membre du Zollverein, est dans une structure décentralisée, favorable à notre pays. Une telle architecture est difficilement concevable avec la France, pays centralisé. • L'industrialisation luxembourgeoise a été facilitée par le couple stabilité/innovation. La stabilité est politique, mais aussi et surtout juridique. D'abord, les droits de propriété ne donnent pas lieu à des problèmes depuis le Code civil de 1804, condition que D. North a soulignée. Ensuite, il faut disposer, selon 8 Max Weber , d'un «rationales, das heiȕt berechenbares Recht ». La stabilité semble donc assurée. Les innovations sont liées à l'industrialisation. Les premières proviennent de l'étranger (par exemple 5 Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007, p. 242. 6 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 67 et 68. 7 Nicolas Kerschen, Les emprunts de l'Etat au cours du dernier siècle, Luxembourg, 1955, p. 8. 8 Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991, deux citations, p.239 et 240. 121 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux machine à vapeur, procédé Thomas-Gilchrist); par la suite notre industrie prend résolument le chemin de 1 l'innovation. En témoigne la longue liste des brevets délivrés au Luxembourg (le plus souvent déposés par des entreprises luxembourgeoises) en vertu de la loi er du 30 juin 1880 et existant au 1 novembre 1900. D'ailleurs, le plus ancien brevet de cette liste (19 juin 1886) est en relation avec notre sidérurgie (laminage optique et ses produits). Quant à la technique, Max Weber parle d'une « rationale, das heiȕt im Höchstmaȕ berechenbare und daher mechanisierte Technik ». Ces différents facteurs ont confirmé la hiérarchisation de la société luxembourgeoise: bourgeoisie/patronat contre salariat. Reprenons brièvement la notion de concurrence dans le long terme. Le libéralisme classique met l’accent sur l’échange. Les libéraux (marginalistes ou actuels) parlent de concurrence, seule capable d’assurer la rationalité économique, grâce au mécanisme des prix (marché). Il y a absence de l’Etat ou Etat minimum. Les ordolibéraux mettent en avant à la fois la concurrence et un interventionnisme compatible avec la liberté du marché. La concurrence n’est plus une finalité, mais un moyen et peut donc être aménagée. Il n’y a plus de gouvernement « économique », qui se contente de « reconnaître et d’observer les lois 4 économiques », mais un gouvernement qui agit dans et sur la société (par exemple environnement juridique, protection sociale). Dans ce contexte l’Etat fixe non seulement les règles du jeu, mais il est appelé à intervenir en continu. *** 2 Notons une dernière critique liée à l'aspect théorique de la concurrence. « Dans la théorie de la concurrence pure et parfaite, on démontre alors qu'un équilibre est atteint lorsque le profit devient nul! Cette situation est cependant considérée comme optimale parce que les consommateurs sont censés obtenir ainsi le maximum de biens au prix le plus faible possible. Malheureusement, cette théorie traditionnelle décrit un monde purement imaginaire qui n'a rien à voir avec le monde réel et l'on devrait donc la considérer comme un pur jeu intellectuel sans conséquence pratique. Il est donc regrettable qu'elle inspire les législations et les jurisprudences qui essaient de forcer la réalité à devenir semblable à ce modèle, par exemple dans le cadre de la politique de concurrence ». Dans cette citation le terme consommateur intervient. Celui-ci devrait être placé au centre des préoccupations de la législation sur la concurrence, tant au niveau européen qu'au niveau national. « ... au e XIX siècle, le consommateur n'existe pas du point de 3 vue droit » . 3.7 Ordolibéralisme et unification européenne Le ministère fédéral allemand de l’économie (Bundeswirtschaftsministerium) est une réelle pépinière de l’ordolibéralisme. Ceci est d’autant plus considérable que les ordolibéraux de ce ministère négocient les traités CECA, CEE et Euratom. Les deux figures de proue sont : Alfred Müller-Armack et Hans von der Groeben. Lors des négociations deux approches s’affrontent. * L’approche ordolibérale, que nous avons amplement relevée, liée – entre autres – à la notion de concurrence. * La conception française est différente : même sur un marché commun l’Etat doit garder une influence 5 décisive. Selon Hans von der Groeben « Herr Debré, der Finanzminister war, war der Meinung, daȕ diese Konzeption der Wettbewerbspolitik falsch wäre oder der Staat eher sehr viel mehr Einfluȕ haben müȕte ». *** 1 En annexe au Rapport général sur la situation de l'industrie et du commerce pendant les années 1898 et 1899, annexe au n° 2 du Mémorial 1901, 67 pages avec la table alphabétique des objets brevetés. 2 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 146-147. 3 Alessandro Stanziani (EHESS, CNRS), Les règles de l'échange ou l'idéal de non-concurrence: le capitalisme français aux XVIIIe - XXe siècles, in: L'économie politique n° 58, avril 2013, p. 91. 122 4 Michel Senellart, Michel Foucault : la critique de la Gesellschaftspolitik ordolibérale, in : Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 44. 5 Hans von der Groeben, Europäische Integration aus historischer Erfahrung – Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler, Zentrum für Europäische Integrationsforschung (Rheinische FriedrichWilhelms-Universität Bonn), Discussion Paper C108, 2002, p. 21. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Au cœur du problème se situe l’interprétation des articles 85 et 86 sur la concurrence (Traité de Rome). notre pays, il est indispensable de s’adresser aux 4 travaux et publications de Guy Schuller . L’interprétation française voit dans ces articles plutôt une « feuille de route » ; pour les ordolibéraux il s’agit d’une sorte de « Constitution économique », liée à un ordre juridique de la concurrence. Ecoutons François 2 Denord et Antoine Schwartz : « Alors qu’en Allemagne, où traditionnellement les économistes sont proches du pouvoir politique et économique, il (le néolibéralisme) inspire les gouvernants et les pratiques administratives, en France, la revendication néolibérale se trouve davantage confinée ». Examinons brièvement le commerce extérieur du Luxembourg après la Seconde guerre mondiale et ceci à deux époques différentes : au cours de l’époque industrielle (sidérurgie) et à l’époque de la place financière (voir annexe 3.9.7.). Terminons par quatre remarques. * La position française est surtout défensive ; or une telle attitude ne peut que s’effriter dans le temps. * L’ordolibéralisme est en relation étroite avec le droit en général et le droit constitutionnel en particulier. De ce fait, les juristes sont davantage attirés par l’ordolibéralisme que par le néolibéralisme, modèle théorique, abstrait, mathématisé et négligeant le droit. Franz Böhm est le représentant le plus marquant des juristes ordolibéraux. * La CEE a des traits proches de l’ordolibéralisme. 3 Selon Antoine Vauchez « Hans von der Groeben parvient à imposer ses vues courant 1961 par un règlement (17/62) qui confère des pouvoirs quasi juridictionnels à la Commission en matière de contrôle des ententes ». • Le commerce extérieur lié à la sidérurgie Au début de la décennie 1950 la Belgique est notre 5 partenaire privilégié : environ 50% de nos importations et 25% de nos exportations. Au cours des années 1960 l’Allemagne devient notre principal débouché ; l’impact des communautés européennes y a joué un rôle non négligeable. Saisissons le commerce extérieur à deux moments 6 différents : 1973 et en 1992. « En 1973 les exportations de métaux ferreux ont représenté près des deux tiers des exportations totales, contre un tiers pour l’ensemble des autres 7 livraisons à l’étranger ». • Le commerce extérieur du temps de la place financière Vingt ans plus tard notre commerce extérieur a changé sensiblement : « En 1992 la situation s’est entièrement inversée : les produits autres que les métaux ferreux couvrent près des deux tiers des 8 exportations de marchandises ». Actuellement, les * Le plan Werner est plus proche de l’ordolibéralisme que du néolibéralisme (cf. 4.3.5.3.). 4 3.8 Le commerce extérieur du Luxembourg L’évolution économique du Luxembourg peut être abordée par le canal du commerce extérieur. Pour bien saisir la problématique liée au commerce extérieur de 1 Antoine Vauchez, L’Union par le droit – L’invention d’un programme institutionnel pour l’Europe, Paris, 2013, p. 97 ; y comprises les deux expressions citées. 2 F. Denord et A. Schwartz, L’économie (très) politique du Traité de Rome, in : Politix, vol. 23, n° 89, 2010, p. 37. 3 A. Vauchez, 2013, op. cit. p. 98. Cahier économique 119 Guy Schuller, Relations économiques extérieures, in : Guy Schuller (coord.), Luxembourg • un demi-siècle de constantes et de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p.131-146. Guy Schuller, l’économie de très petit espace face à la globalisation – Is small beautiful in the global village ? in : Actes de la Section des sciences morales et politiques, Luxembourg, 2000, vol. V p. 177205. Guy Schuller, Des origines et des conséquences de la globalisation, in forum n° 200, Luxembourg, 2000, p. 14-19. Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch, Le Luxembourg au tournant du siècle, Luxembourg, 1999, p. 78-111. Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992, Luxembourg, cahier économique n° 83, mars 1994, 76 pages, suivies de nombreux tableaux statistiques. Guy Schuller, Balance des paiements courants du Luxembourg (1960-1985), in : Repères – Banque Internationale du Luxembourg, 1986. 5 Bulletin du STATEC, Le commerce extérieur du Luxembourg, vol. XV, n° 5, 1969, p. 100. 6 Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, op. cit. p. 15. 7 Ibid. p. 15. 8 Ibid. p. 15. 123 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux exportations liées à la place financière ont pris une position de choix. Toutefois, « transport aérien de marchandises et de personnes, communications, informatique, assurance et une large panoplie de services aux entreprises sont les vecteurs porteurs de 1 cette évolution ». valeur s’intéressent prioritairement au troc. C’est essentiellement de lui dont il est question. Ainsi, dans Théorie de la valeur, le livre dans lequel Gérard Debreu présente l’approche moderne sous sa forme paradigmatique, il n’est question que d’échanges directs. La monnaie en est absente. Suivre le commerce extérieur du Luxembourg sur une longue période, c’est talonner de près son histoire économique. André Orléan, L’Empire de la Valeur – Refonder l’économie, Paris, 2011, p. 21-28. 3.9 Annexe : Lectures 3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité Si l’on examine l’histoire de la pensée économique, on observe que deux réponses se sont successivement imposées : la valeur travail et la valeur utilité. La première caractérise la période classique, celles des pères fondateurs, Smith, Ricardo et Marx ; la seconde, la période néoclassique qui a pour origine les travaux marginalistes de Jevons, Menger et Walras. Cette dernière réponse a connu une élaboration extrêmement sophistiquée grâce au développement de l’économie mathématique. Elle est aujourd’hui absolument dominante. C’est dans le cadre de celle-ci que raisonnent tous les économistes contemporains, ou peu s’en faut. … chez Marx … elle (la valeur) est une construction conceptuelle et non pas un fait d’observation. Il s’est agi pour Marx comme pour Walras de mettre au jour une grandeur, le travail socialement nécessaire, pour le premier ; la rareté pour le second, qui fonde la valeur et, ce faisant, l’échange. Une première caractéristique commune à ces deux approches est à trouver dans le rôle primordial qu’y joue l’échange direct d’une marchandise contre une autre, le troc. On le constate chez Marx qui prend pour point de départ de son analyse l’échange froment contre fer. Commet justifier la mise à l’écart de l’échange monétaire alors que, dans la réalité, les marchandises sont universellement échangées contre de la monnaie ? Pourquoi un tel point de départ si contraire aux faits ? On a vu que Walras faisait de même. Une fois la valeur spécifiée, il passe à l’étude de l’échange de deux marchandises entre elles. Plus généralement, on constate que les théoriciens de la 1 Guy Schuller, juin 2013, op. cit. p. 139. 124 3.9.2 Ordolibéralisme et Etat L’Etat doit évidemment commencer par respecter l’égalité des chances dans le jeu concurrentiel en supprimant tout ce qui pourrait ressembler à un privilège ou une protection accordée à tel intérêt particulier aux dépens des autres. L’un des arguments majeurs de la doctrine, que l’on retrouve dans d’autres courants libéraux, veut que l’un des principaux biais du capitalisme, la concentration excessive et la cartellisation de l’industrie, ne soit pas de nature endogène, mais qu’il trouve son origine dans des politiques de privilège et de protection menées par l’Etat quand il est sous le contrôle de quelques grands intérêts privés. C’est pourquoi il faut un « Etat fort » capable de résister à tous les groupes de pression et affranchi des dogmes « manchestériens » de l’Etat minimum. L. Erhard a très bien résumé l’esprit de cette doctrine dans son ouvrage La Prospérité pour tous. L’Etat a un rôle essentiel à jouer : il est le protecteur suprême de la concurrence et de la stabilité monétaire, considérée comme un « droit fondamental du citoyen ». Le droit fondamental de jouir de l’égalité des droits et des chances et d’un « cadre stable », sans lesquels la concurrence serait faussée, légitime et oriente l’intervention publique. A ses yeux, la politique consiste à s’en tenir à des règles générales sans jamais privilégier aucun groupe particulier, car ce serait introduire des distorsions graves soit dans l’affectation des revenus, soit dans l’allocation des ressources dans l’ensemble de l’économie. Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue), La nouvelle raison du monde – Essai sur la société néolibérale, Paris, 2009, p.203. 3.9.3 Concurrence parfaite : I D’une part, la coordination par les prix telle que l’envisage le modèle de concurrence parfaite a lieu à Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux travers une forme d’organisation très centralisée, fort éloignée de l’idée qu’on se fait habituellement du marché. D’autre part, le processus du type « loi de l’offre et de la demande », qui devrait conduire à l’équilibre, ne le fait généralement pas (il est instable). En fait, le théorème de Sonnenschein enlève tout espoir d’obtenir, dans le cadre de l’équilibre général, d’autres résultats que le théorème d’existence. qu’il est censé décrire, même approximativement. Il serait donc plus juste de dire à son propos qu’il est « non pertinent », plutôt qu’« irréaliste ». Vu la place que la concurrence parfaite occupe dans la théorie néoclassique, cela reviendrait à mettre en cause la pertinence de celle-ci, ce que peu osent faire. Alors tout le monde continue à parler de l’irréalisme de la concurrence parfaite, chacun y mettant ce qu’il veut. Dans ces conditions, les théoriciens néoclassiques ont dû, à leur grand regret, se replier vers deux types d’approches : Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007, p. 125. Ͳ Ͳ l’approche par l’équilibre partiel, qui a pour inconvénient de ne pas faire intervenir les choix individuels (elle raisonne directement à partir de courbes d’offre ou de demande, données a priori) ; cette approche est notamment utilisée dans les modèles de concurrence imparfaite, l’approche par « l’agent représentatif », qui revient à éliminer les interactions des choix individuels en réduisant l’économie à un seul individu – ce qui est pour le moins radical ! Cette approche est utilisée dans le cadre de la « macroéconomie néoclassique ». Le principal argument avancé jusqu’à présent pour justifier le modèle de concurrence parfaite est celui de sa relative simplicité, conséquence des hypothèses faites. Il existe toutefois une autre raison pour privilégier la concurrence parfaite : elle est d’ordre normatif, ses équilibres ayant une propriété d’optimalité, ou d’efficience, qui en font des affectations des ressources souhaitables. Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La théorie économique néoclassique – Microéconomie, macroéconomie et théorie des jeux, Paris, 2008 (1999), p.81-82. 3.9.4 Concurrence parfaite : II Il est d’usage chez les économistes, quel que soit leur bord, de dire que le modèle de la concurrence parfaite est « irréaliste ». Mais toute théorie l’est dans la mesure où elle privilégie certains aspects de la réalité et en néglige d’autres. Les néoclassiques aiment faire la comparaison avec les frottements qui sont négligés lorsqu’on étudie la chute d’un corps ; dans leur langage, les frottements deviennent des « imperfections ». Cette analogie est toutefois trompeuse, puisque le modèle de concurrence parfaite n’a rien à voir avec les économies Cahier économique 119 3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de marché Der Ordoliberalismus als deutsche Ausprägung des internationalen Neoliberalismus und das Konzept der Sozialen Marktwirtschaft als Leitbild der westdeutschen Wirtschaftsordnung bilden einen gemeinsamen historischen Pfad. Trotz vohandener Spannungen und Differenzen besteht zwischen beiden Ebenen ein komplementäres Verhältnis zwischen theoretischer Basis und politischer Handlungsorientierung : Ohne den Ordoliberalismus als theoretische Grundlage hätte es die Soziale Marktwirtschaft nicht gegeben, wie umgekehrt der Ordoliberalismus wohl ohne bedeutenden gesellschaftlichen Einfluȕ geblieben wäre, wenn nicht mit der Sozialen Marktwirtschaft eine auf gesellschaftliche Praxis zielende Konzeption vorgelegen hätte. Im schwierigen Unterfangen, Erfolg oder Miȕerfolg von Ordoliberalismus und Sozialer Marktwirtschaft festzustellen, ergibt sich eine ambivalente Bilanz. Was den Ordoliberalismus betrifft dürfte – bei allen Schwierigkeiten ihn als liberale Richtung überhaupt genau abzugrenzen – sein gröȕter Einfluȕ in der Gründungsphase der Bundesrepublik gelegen haben. Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus zur Sozialen Marktwirtschaft – Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, p. 289 et p. 298. 3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme Cette contribution rappelle les principales convergences et divergences entre la pensée néolibérale française et la pensée ordolibérale allemande : rejet partagé des doctrines collectivistes et autoritaires, volonté commune de réactualiser les 125 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux principes fondamentaux du libéralisme classique, tout en substituant à la notion d’ordre naturel des classiques celle d’un ordre positif, inscrit dans le cadre constitutionnel et juridique d’une liberté organisée. Les divergences tiennent à une tradition scientifique, philosophique et éthique, différente en France et en Allemagne : si la France privilégie l’approche déductive de la réalité économique à partir de modèles mathématiques, la méthode euckenienne de l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la méthode inductive développée par l’Ecole historique allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans une philosophie politique et sociale libérale individualiste, à dominante anti-étatiste, l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une préoccupation d’harmonie sociale et une vision kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi morale. François Bilger, La pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 17. 3.9.7 Equilibre selon Walras Selon la théorie néoclassique, l’équilibre advient dans un marché particulier quand la demande à un prix donné égale l’offre pour ce même prix. Pour que l’équilibre soit réalisé simultanément sur tous les marchés, le prix de chaque marché doit être tel que la demande et l’offre y soient égales. Cependant, une variation du prix sur un marché affecte la demande des consommateurs sur tous les autres. Cela implique qu’un pas vers l’équilibre sur un marché pourrait conduire tous les autres à s’éloigner de l’équilibre. Il est évidemment possible que cette « danse des marchés » ne se fixe jamais à l’équilibre. C’est tout particulièrement vrai quand les échanges se déroulent en réalité pour des prix de déséquilibre, comme c’est le cas en pratique, car qui pourrait savoir, dans le monde réel, si un marché est à l’équilibre ou, plus compliqué encore, si tous les marchés s’y trouvent ? Un échange déséquilibré signifie que les gens gagnants de la transaction (les vendeurs si le prix est plus élevé que l’équilibre) obtiendront un revenu réel supérieur, aux dépens des perdants, contredisant ainsi ce que suppose l’équilibre standard. Ce changement dans la distribution du revenu affectera alors les autres marchés, rendant la danse des marchés encore plus chaotique. … 126 Walras envisageait le marché comme une vente aux enchères. … Steve Keen, L’imposture économique, Paris, 2014 (2011), p. 215-216. Préface de Gaël Giraud ; traduction de l’anglais par Aurélien Goutsmedt. 3.9.8 Les métamorphoses du commerce extérieur luxembourgeois 3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg Depuis des décennies les activités économiques des « pays industrialisés » sont largement dominées par les services. Le secteur tertiaire représente en effet entre les deux tiers et les trois quarts de la production ou de l’emploi de ces pays. Si la révolution industrielle a permis à ces économies de connaître un essor économique notable et si le secteur secondaire a été pendant longtemps le secteur moteur, c’est toutefois le secteur tertiaire qui s’est largement développé depuis la Seconde Guerre mondiale au sein de ces économies nationales. En revanche, les échanges économiques extérieurs de la plupart de ces économies n’ont pas connu ce bouleversement et ils restent largement dominés par le commerce extérieur (de biens). Ainsi les exportations de biens représentent environ 80% du total des échanges mondiaux de biens et de services. Au cours des dernières années la progression des transactions sur services a certes été un peu plus rapide que celles des biens, mais les proportions n’ont que faiblement varié. La situation du Luxembourg est aujourd’hui bien différente ; elle est même totalement inversée par rapport à celle du monde ou de l’Europe, car ce sont les exportations de services qui représentent plus des quatre cinquièmes du total et les exportations de biens ne couvrent qu’un cinquième. Ainsi pour le Luxembourg on peut noter une certaine convergence entre la structure de production et celle à l’exportation. Ceci n’est sans doute pas surprenant pour une économie très ouverte. 3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg Pour pallier l’absence de ressources naturelles et pour élargir la palette des biens et services, le Luxembourg recourt depuis son origine à l’importation. Grâce aux performances à l’exportation, la valeur totale des biens Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux et services achetés à l’étranger a toujours été plus que compensée. Au cours des cinq décennies sous revue, la structure à l’importation a fortement varié. Comme pour les exportations, les biens ont largement dominé au début de la période, mais depuis 1999 la valeur des importations de services dépasse celle des importations de biens. L’Allemagne est de loin le principal pays fournisseur de biens et de services. Néanmoins pour les biens Cahier économique 119 considérés isolément, la Belgique est le premier pays d’approvisionnement, alors que pour les services c’est l’Allemagne qui devance la Suisse, le Royaume-Uni et la France, la Belgique n’arrivant qu’en cinquième position. Guy Schuller, Les mutations structurelles des exportations et du même auteur, Les mutations structurelles des importations, in : Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p. 137-138 et p. 142. 127 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux A modern economy, … means not a present-day economy … that is, the will and the capacity and aspiration to innovate. Edmund Phelps (Nobel laureate in economics - 2006), Mass flourishing – How Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge, and Change, Princeton and Oxford, 2013, p. 19. 128 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social 4.1 De l’Etat à l’Etat social pour une communauté domestique de deux personnes 3 et de 2 144,82 avec un enfant . 4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social Quelques aspects méritent d’être soulignés. 1 x Selon l’économiste Christophe Ramaux l’Etat social repose sur quatre piliers : la protection sociale, la régulation des rapports du travail, les services publics et les politiques économiques. x 4.1.1.1 La protection sociale e La protection sociale, mise en place au début du 20 siècle, se compose d’un ensemble de régimes d’assurances contre les principaux risques sociaux : maladie, accident du travail, vieillesse, chômage. Actuellement le Luxembourg est doté d’une sécurité sociale généralisée à l’ensemble de la population. x x 2 Le sociologue Robert Castel a posé les bonnes questions : « la protection sociale doit-elle s’exercer préférentiellement en direction des plus démunis pour leur ménager des secours minimum ? Ou doit-elle concerner tout le monde, c’est-à-dire s’efforcer d’assurer à l’ensemble des citoyens les conditions de leur indépendance sociale ? ». Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg a réussi à étendre la protection sociale à la (presque) totalité de la population : un large réseau social a été créé. Le fondement général en est un régime obligatoire et contributif, adossé au travail. La montée du chômage change la donne, car le régime repose sur un système proche du plein-emploi. Voilà qui laisse une population (dont surtout des jeunes) sans ressources. Cette population ne relève pas d’une logique d’assurance, car elle ne travaille pas. La réponse se fait sur trois niveaux : indemnités de chômage (limitées dans le temps), mesures d’insertion. S’y ajoute ce qu’on appelle les « minima sociaux ». Prenons l’exemple du revenu mensuel minimum garanti : il est de 1 348,18 euros brut pour un adulte et de 2 022,27 1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos néolibéral, Paris, 2012, p. 29 et suivantes. Voir aussi du même auteur, Emploi : éloge de la stabilité – L’Etat social contre la flexicurité, Paris, 2006, 320 pages. 2 R. Castel, Protection sociale, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan (dir.), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 916. Cahier économique 119 Le système des minima sociaux opère en dehors de la logique assurantielle : la solidarité nationale entre en jeu, financée par la fiscalité. Le système assurantiel de la sécurité sociale est affaibli par la dégradation du travail (chômage) et du marché (baisse de l’activité économique). Sous l’influence de la poussée néolibérale une nouvelle tendance a percé : assurer certains risques sociaux par le secteur privé (par exemple assurances). Au lieu de parler de cotisations sociales la terminologie néolibérale parle plutôt de charges sociales, pour mieux faire accepter l’idée de fardeau qu’il faut alléger. 4.1.1.2 La régulation des rapports du travail Cette régulation comprend le droit du travail, la négociation du travail et la politique de l’emploi. Un trait commun justifie ces trois points : l’asymétrie profonde entre salariat et patronat. A cet égard trois périodes peuvent être dégagées : avant la Première guerre mondiale, l’entre-deux-guerres et l’après Seconde-guerre-mondiale. x La période d’avant la Première guerre mondiale 4 Prenons quelques exemples liés au travail. La loi du 6 décembre 1876 interdit aux enfants de moins de 12 ans révolus de travailler dans des usines/ateliers, sauf dans le cadre familial. La loi du 20 juin 1869 crée un 5 service des mines. La loi du 20 avril 1881 introduit l’enseignement primaire obligatoire de six à douze ans (mais pas encore la gratuité). En 1912 l’obligation scolaire est portée à sept ans. 3 4 Barèmes valables à partir du 01.10.2013. Cette loi est complétée par l’arrêté grand-ducal du 24 août 1876. 5 Il s’agit en fait de trois lois : loi du 20 avril 1881 sur l’organisation de l’enseignement primaire, loi du 20 avril 1881 concernant l’enseignement obligatoire et loi du 20 avril 1881 liée aux traitements (et frais) des inspecteurs d’école. 129 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Voilà des exemples de mesures en faveur du monde du travail. La bourgeoisie/patronat reste sceptique vis-à1 vis de ces dispositions. Ecoutons Alexis Brasseur : « Quant aux salaires, …, ils sont souvent mal utilisés par l’ouvrier ». Et encore du même auteur : « La classe ouvrière, rendue à la liberté depuis un siècle, n’a su ni prévoir, ni calculer ». La liberté dont parle Braseur est celle du Code civil de 1804, qui laisse l’ouvrier désemparé vis-à-vis du patron. Toutefois Brasseur approuve la loi de 1881, car « un enfant qui, au sortir de l’école primaire, devient à son tour ouvrier, entre dans la vie pratique, moralement et intellectuellement formé ; son intelligence est cultivée, on lui a inculqué en outre des principes de religion et de morale ». Dans cette perspective l’instruction/éducation des jeunes génère des avantages au bénéfice du patronat. A l’époque on est face à un Etat libéral, qui « repose en fin de compte sur l’affirmation de la primauté de 2 l’individu dans l’organisation sociale et politique ». Le libéralisme est lié à l’individualisme, ce qui se fait aux dépens des salariés (par exemple responsabilité selon le code civil). x La période de l’entre-deux-guerres C’est l’époque du grand chambardement de la société luxembourgeoise. Retenons trois mesures-phare dans le champ social. La journée de travail de huit heures est introduite en 1919. Son but visé à l’époque est en fait un essai d’apaiser les tensions dans le monde du travail, mais c’est aussi et surtout une percée sociale de taille. Les syndicats sont pleinement acceptés et entrent dans les entreprises. Les entraves au syndicalisme disparaissent. Ainsi, le fameux article 311 du Code pénal est abrogé en 1936. Les contrats collectifs apparaissent en 1936 pour les ouvriers et l’année suivante pour les employés. On peut parler de l’intégration du monde salarial dans la société luxembourgeoise. L’introduction des lois sociales de 1901, 1902 et 1911 est souvent qualifiée de révolution sociale. Alors, l’entre-deux-guerres est la seconde révolution sociale. Une nouvelle société émerge. x La période de l’après-guerre L’ère du fordisme est à la fois le temps de la production et le temps du social. La production de masse est intimement liée à l’augmentation de la productivité, le social repart après la Seconde guerre mondiale à partir de la seconde révolution sociale et peut s’étendre considérablement. Cette extension est triple. D’abord, la protection sociale « traditionnelle », appuyée sur le travail, c’està-dire financée conjointement par le salariat et le patronat. Puis la protection sociale non financée par les entreprises. Enfin, une protection sociale liée à la solidarité nationale. La première protection sociale est en fait une amélioration sensible de ce qui a été élaboré au cours de l’entre-deux-guerres, par exemple dans le domaine médical. La deuxième protection sociale n’est plus financée par le patronat. Ainsi, l’assurance dépendance (obligatoire) est financée par les contributions prélevées sur les revenus professionnels, les revenus de remplacement et les revenus du patrimoine des personnes assurées (à l’exclusion des entreprises), une contribution annuelle de l’Etat et une redevance du secteur de l’énergie. Enfin, la protection liée à la solidarité nationale a pris une ampleur considérable au cours de l’ère fordiste ; par exemple, revenu minimum garanti, l’allocation de vie chère, le forfait d’éducation (la fameuse « Mammerent »), les prestations familiales. Le Luxembourg a un système de sécurité sociale performant couvrant la presque totalité des habitants. Notre système de sécurité sociale se fonde sur une gestion tripartite, voire quadripartite, avec un rôle déterminant revenant à l’Etat en matière de financement, de gestion et d’organisation. 1 A. Brasseur (1833-1906), avocat, député de 1866 à 1899, est chef de file des libéraux. Son fils Robert prend la relève comme député (1899-1925) et chef de file des libéraux. Les citations d’Alexis Brasseur proviennent d’un exposé repris par Ed. Metz et Ch. Gemen, La situation de l’industrie et du commerce, Luxembourg (statistiques historiques), 1889, p. 101 et suivantes. 2 Jacques Chevallier (professeur à l’université Panthéon-Assas), e L’Etat, Paris, 2011 (2 éd.), p. 65. 130 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4.1.1.3 Les services publics « Les services publics sont des activités d’intérêt général, considérés comme indispensables à la cohésion sociale, dont les pouvoirs publics assurent la mise en œuvre. Ils répondent à des besoins sociaux 1 non satisfaits par le marché ». Un service public peut être rendu soit par une administration publique, soit par le secteur privé. Celui-ci intervient par exemple dans le domaine des soins (médecine, pharmacie) et de l’éducation (crèches, écoles privées). On voit qu’un service public peut être rendu par le secteur privé. Trois aspects apparaissent : les délimitations de l’Etat, ses fonctions, la négociation collective. x Délimitations de l’Etat La principale limite de l’Etat répond à la question suivante : qu’est-ce qui relève du public, qu’est-ce qui relève du privé ? En d’autres mots ; il faut distinguer ce qui revient à l’Etat et ce qui revient au privé. Les contours de l’un et de l’autre sont du domaine politique. Les dernières décennies l’Europe et avec elle le Luxembourg s’est acheminée vers le néolibéralisme où prévaut le marché. En d’autres termes voilà une vision 2 qui porte « un modèle global de rationalité », qui place la concurrence au centre des activités économiques. Dans ce cadre d’idées le marché est la règle générale, l’intervention de l’Etat est l’exception, c’est-à-dire cette intervention doit être continuellement questionnée. En d’autres termes, la protection sociale a une importance réelle, mais elle ne doit pas troubler le bon fonctionnement du marché. x Fonctions de l’Etat Dès l’indépendance le Luxembourg établit une administration spécifique, c’est bien connu. Il s’agit d’un Etat-gendarme qui est proche du « laisser-faire économique » : cet Etat est réticent à intervenir dans la vie économique. A l’instar des pays voisins le Luxembourg évolue dans la trajectoire économique e libérale, malgré les lois sociales du début du 20 siècle. Une particularité apparaît : la souveraineté du Luxembourg reste limitée dans le sens que le Luxembourg n’est pas maître de son pouvoir monétaire ni de ses compétences en matière douanière. Curieusement l’introduction de l’euro « augmente » son pouvoir monétaire : Le Luxembourg est doté d’une banque centrale et devient – toutes proportions gardées – un Etat à l’égal des autres Etats de la zone euro, au moins sur le plan juridique. La période de l’entre-deux-guerres marque le passage 3 (difficile) de l’Etat vers l’Etat social . Décidément, cette époque est, à bien des égards, le temps des bouleversements. Pour la première fois au Luxembourg l’inégalité flagrante entre salariés et employeurs est combattue : il faut protéger le premier groupe vis-àvis du second groupe. Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg entre de pleins pieds dans l’Etat social. Celui-ci se caractérise – en résumé – par sa politique sociale en général et par sa politique de redistribution en particulier. Dans ce contexte la baisse des taux d’imposition sur les revenus peut être assimilée à un recul de la politique de redistribution. Une remarque s’impose : l’Etat social est productif, contrairement à ce que l’on prétend souvent. « Ils (les services publics) le sont en termes de valeur d’usage, soit l’utilité de l’enseignement, de la santé, de la sécurité, etc., mais ils le sont aussi de richesse 4 monétaire, de valeurs monétaires ». L’Etat social contribue à la formation du PIB. x Négociations collectives Depuis 1936 le Luxembourg est entré dans la logique des négociations collectives. Interviennent les syndicats et le patronat ; s’y ajoute l’Etat qui en fixe le cadre général. Selon l’article 2 de la loi sa finalité générale consiste « à prévenir et à aplanir les conflits collectifs de travail qui n’ont pas autrement abouti à une conciliation ». Ecoutons l’article 3 de la loi : « Lorsqu’il se produit un conflit d’ordre collectif ayant trait aux conditions du travail dans une ou plusieurs entreprises, il est porté, avant tout arrêt ou cessation de travail, devant le Conseil National du Travail par la partie qui a des réclamations à faire valoir ». Et 3 1 A. Beitone, A. Cazorla, C. Dollo et A.-M. Drai, Dictionnaire des e sciences économiques, Paris, 2007, 2 édition, p. 435-436. 2 Christophe Ramaux, 2012, op. cit. p. 28. Cahier économique 119 Pour une information rapide sur l’Etat social voir par exemple : Pierre Rosanvallon, Etat-Providence, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, op. cit. p. 393395. 4 Christophe Ramaux, op. cit. p. 34. 131 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux encore : « Le Conseil National peut, à défaut des parties de le faire, se saisir de tout différend d’ordre collectif qui lui est signalé ». perspective de croissance économique faible et dans un contexte d’ajustements budgétaires réduisant la magnanimité redistributive de l’Etat ». Cette construction a une double rationalité contractuelle (domaine privé), car elle rapproche syndicats et organisations patronales et institutionnelles (domaine public), dans le sens de l’intervention de la loi de 1936. Enfin, retenons quelques indications statistiques. Soulignons quelques écarts notables : « 10% des personnes en emploi sont en situation de risque de pauvreté en 2012, contre 52% des personnes au chômage et 19% des personnes inactives (autres que retraitées) ». Entre 1996 et 2012 le coefficient de Gini passe de 0,25 à 0,28, témoignant d’une aggravation des inégalités. Les caisses de maladies sont régies par salariat et patronat ensemble ; la logique des contrats collectifs peut être rapprochée de cette configuration. *** 4.1.1.4 Les politiques économiques Terminons par quelques remarques. Les politiques économiques comprennent une palette 1 variée : la politique des revenus, les politiques budgétaire, fiscale, monétaire, commerciale et industrielle. Toutes ces politiques économiques ont un impact sur l’Etat social. Ainsi, les politiques fiscale et budgétaire ont un effet redistributeur avéré. La politique de l’emploi (cf. chômage) est une composante forte du quatrième pilier de l’Etat social. L’Etat intervient encore par le canal de nombreuses réglementations dans les secteurs économiques, dont l’effet se répercute sur l’Etat social. 2 Retenons quelques mots rapides sur la pauvreté . D’ores et déjà deux facettes se dégagent : * Les quatre piliers ne sont pas indépendants, au contraire, ils sont irrémédiablement imbriqués les uns dans les autres. Ils forment un ensemble doté d’une logique interne, fortifiée par la crise économique. 3 *** * Si cette conception de l’Etat social est large, c’est qu’il a non seulement une fonction redistributrice, mais qu’il intervient aussi dans la création de richesses. Le PIB est le cumul de richesses produites par le secteur privé (entreprises) et par l’Etat social. Par ailleurs l’Etat social ne se limite pas à la seule protection sociale. la persistance de la crise économique fait augmenter la pauvreté, le Luxembourg reste dans une position favorable à l’intérieur de l’Union. * Ecoutons C. Ramaux : « La singularité de l’Etat social, à l’inverse des initiatives privées, est de mettre en jeu l’intervention publique et, partant, un certain rapport à la loi et aux obligations qu’elle crée ». * La théorie de la régulation (cf. 2.4) met en évidence cinq formes institutionnelles. L’Etat, et partant l’Etat social, est une forme institutionnelle majeure de cette théorie. 4 Le directeur du STATEC a bien résumé la situation : « La tendance inégalitaire a de nouveau repris son cours, même si jusqu’ici, le degré d’inégalité et de risque de pauvreté restent inférieurs à la moyenne européenne ». Dans ce contexte la question clé se pose ; écoutons de nouveau le directeur du STATEC : « Une question fondamentale est de savoir quel est le degré d’inégalité matérielle que la société luxembourgeoise est prête à accepter, dans une * Selon le philosophe/sociologue Nicos Poulantzas un Etat est dit « libéral » s’il est au « stade du capitalisme concurrentiel ». 1 Christophe Ramaux, op. cit. p. 34 et suivantes. Toutes les données et citations proviennent de : Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116, Luxembourg (STATEC), 2013. 2 132 3 Ibid. p. 22. 4 Nicos Poulantzas (université Paris, VIII), L’Etat, le Pouvoir, le socialisme, Paris, 2013 (1978), p. 237. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social Présentons de manière stylisée l’Etat en quelques 1 points , qui sont interdépendants. x x x x x La souveraineté est un critère central du droit public (classique). Cette souveraineté est en relation avec un territoire et une population. Retenons d’emblée que l’Etat a toujours un but spécifique : l’ordre public. Entre Etat et population s’est établi un lien de protection. L’autorité de l’Etat est liée à sa légitimité, laquelle est attachée à l’élection des responsables politiques. L’Etat est aussi et surtout un Etat de droit. L’organisation de l’Etat s’appuie sur des lois, dont la première est la loi constitutionnelle. L’Etat a des moyens spécifiques : moyens humains (la fonction publique), moyens matériels (domaine public), moyens financiers (finances publiques). Alors que l’origine de l’Etat social remonte au début e du 20 siècle, il n’existe, à vrai dire, pas de théorisation de cet Etat social, à l’image du marché, lequel fait l’objet de nombreuses études théoriques, qui justifient le marché. A cet égard au moins quatre théories ont surgi : théorie classique (cf. 3.1.1.), théorie néoclassique (cf. 3.1.2.), théorie hayekienne (3.1.3.) et 2 théorie ordolibérale (cf. 3.1.4.). Seul François Ewald a réussi un travail de théorisation de la protection sociale (surtout le premier pilier, mais il néglige complètement le quatrième pilier). Comment expliquer cette absence de théorisation de l’Etat social. La raison profonde remonte à Karl Marx, pour qui l’Etat est complètement instrumentalisé par 3 la bourgeoisie. Selon Marx : « … la bourgeoisie depuis l’établissement de la grande industrie et du marché mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de la classe bourgeoise tout entière ». Notons le texte en allemand : « … erkämpfte sie (die Bourgeoisie) sich endlich seit der Herstellung der groȕen Industrie und des Weltmarktes 1 Michel Guénaire, Le retour des Etats, Paris, 2013, p. 157 et suivantes. 2 François Ewald, L’Etat providence, Paris, nouveau tirage 2006 (1986), 608 pages. 3 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, 1962, p. 21. Présentation de Robert Mandrou et le texte en allemand : Karl Marx . Auswahl und Einleitung von Franz Borkenau, Frankfurt am Main, 1971 (1956), p. 100. Cahier économique 119 im modernen Repräsentativstaat die ausschlieȕliche politische Herrschaft. Die moderne Staatsgewalt ist nur ein Ausschuȕ, der die gemeinschaftlichen Geschäfte der ganzen Bourgeoisieklasse verwaltet ». L’expression affaires communes suggère une bourgeoisie hétérogène, ce qui est effectivement le cas. Ainsi, il y a bourgeoisie d’affaires (ou marchande), bourgeoisie financière, bourgeoisie locale, bourgeoisie politique, bourgeoisie industrielle (bourgeoisie sidérurgique, bourgeoisie textile, etc.). La théorie keynésienne préconise l’intervention publique dans la vie économique. Ainsi, l’approche keynésienne recommande – entre autres – de soutenir l’investissement dans le secteur privé. Cette intervention est justifiée par l’imperfection du marché. Voilà la thèse marxiste plutôt confirmée. L’approche marxiste moderne reste fidèle à cette analyse. Ainsi, selon le professeur 4 (philosophe/sociologue) Nicos Poulantzas (19361979) l’Etat reste toujours un Etat de classes. Quelle est la situation au Luxembourg ? La thèse marxiste, approfondie par N. Poulantzas, semble e confirmée, au moins au 19 siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale. Toutefois, l’hétérogénéité de notre bourgeoisie n’est pas aussi prononcée que dans les pays voisins. De par les dimensions réduites du pays et par un certain manque de spécialisation, notre bourgeoisie (par exemple une famille bourgeoise – sous l’influence de la parenté – est engagée à la fois en politique et dans l’industrie) est plus homogène que dans les pays voisins. Au Luxembourg la bourgeoisie est alors maîtresse de l’Etat, mais celui-ci ne se réduit pas à cela. En d’autres mots, il garde une certaine autonomie et ceci pour deux raisons, selon N. Poulantzas. D’abord, la classe dominante n’est pas homogène. Ensuite, la division du travail, fondement du capitalisme, s’étend aussi à la classe dominante. Ces deux raisons ont moins joué au Luxembourg. La relative homogénéité de notre bourgeoisie, en relation avec la petite dimension du pays, explique – au moins partiellement – sa longévité, sa position incontestée, son règne « absolu », sa résistance dans l’entre-deux-guerres aux changements de la société. *** 4 N. Poulantzas, 2013, op. cit. 387 pages. 133 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Le sociologue Gøsta Esping-Andersen , parle de « l’inadéquation des modèles théoriques existants ». Pour lui « seule la recherche empirique comparée peut traduire de manière adéquate les propriétés fondamentales des catégories d’Etats-providence ». 4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale Prélèvements obligatoires et protection sociale sont liés. Prenons deux exemples extrêmes. Dans les pays du Nord de l’Europe ces prélèvements se situent aux environs de 45% à 50% et même plus. A ce niveau élevé de prélèvements correspond une sécurité sociale performante et bien organisée. En Roumanie et en Bulgarie la situation est inversée : prélèvements obligatoires peu élevés et protection sociale minime. 2 En d’autres mots, chaque société doit faire un choix : Mettre en commun une grande partie des richesses produites au cours d’une année sous forme de prélèvements divers (impôts, taxes, cotisations, …). Deux problèmes interdépendants sont au centre des préoccupations. Se pose la question des dépenses publiques en relation avec la protection sociale, les infrastructures, l’enseignement, la place des dépenses publiques. Une telle masse de prélèvements est évidemment questionnée en permanence, à juste titre d’ailleurs. Nous sommes là au cœur de la démocratie : c’est à la population de faire les choix liés à la dépense publique. En fait, le peuple se contente de participer aux élections législatives d’où doit sortir un gouvernement, sans qu’il soit réellement question des choix fondamentaux à arbitrer. Avec les « reaganomics » c’est la course à la baisse des impôts qui a commencé. C’est un chemin qui n’est pas sans danger : la protection sociale peut en souffrir, par exemple fuite dans l’endettement pour financer la sécurité sociale, mise en danger des classes moyennes. Imposer de moins en moins les riches, est aux antipodes d’une politique sociale. Avec le niveau de fiscalité qui est le nôtre, le Luxembourg doit garder sa 1 Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’Etat-providence – Essai sur le capitalisme moderne, Paris, 2e éd. 2e tirage, 2009 (1999), p. 17. 2 Interview avec Thomas Piketty dans Alternatives Economiques, n° 336, juin 2014, p. 63-68. 134 protection sociale, tout en évitant les abus et la bureaucratisation. Ce n’est pas une mince affaire. 4.1.4 Conclusion Une première conclusion qu’on tire est bien concise : pour sauver l’Etat social il importe de sortir du marxisme et du néolibéralisme, le paradigme dominant en économie. e Revenons à la protection sociale au début du 20 siècle : entre protection sociale et salarié il y a un lien ; le travail est au cœur du système. S’y ajoute, et c’est essentiel, le principe de l’assurance. Dans l’optique de l’assurance privée la prime doit correspondre au risque et il n’y a pas de transfert. Les assurances sociales, par contre, procèdent à une répartition active liée à la distribution politique de la richesse créée. En effet, le principe de l’obligation intervient : la loi confère « à l’assujetti un droit 3 auquel il ne contribue que pour une part ». Le néolibéralisme expose à un danger : « L’Etat social (…) tend à être réduit au rang de simple soutien à 4 l’accumulation du capital ». Le marché est une pièce-maîtresse de notre système économique, mais en fait il n’est pas capable d’assurer le plein emploi, de réduire les inégalités, de relever les défis écologiques, etc. L’intervention publique est nécessaire. En d’autres mots l’équilibre ne peut être rétabli que si marché et Etat social sont assurés ensemble. Le temps de la guerre froide a été favorable à l’extension de l’Etat social. Depuis l’effondrement des régimes soviétiques dans l’Europe de l’est, c’est plutôt l’inverse qui se produit, sous l’impact du néolibéralisme. Le marché est lié à une logique contractuelle (codes civil et de commerce), l’Etat social relève d’une logique institutionnelle (chambres professionnelles, Conseil économique et social, tripartite). La construction de l’Etat social a exigé des dispositions législatives et réglementaires tantôt dans la fiscalité, tantôt dans la sécurité sociale. Parfois on a transposé une disposition de l’une à l’autre. S’y ajoute le fait d’empiler les lois/règlements sociaux les uns sur 3 4 François Ewald, L’Etat providence, op. cit. p. 343. Christophe Ramaux, op. cit. p. 204. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux les autres sans trop questionner leur logique interne. Les conséquences sont graves. Incohérences dans les lois sociales et fiscales ; bureaucratisation excessive, trop lourde à porter par un petit pays. Revenons à la période de l’entre-deux-guerres. Au Luxembourg la production de masse existe déjà quant aux produits sidérurgiques, mais bien moins en ce qui concerne ceux de la consommation des ménages. Les fruits de la production industrielle ne se répercutent guère sur l’ensemble de la population. Les institutions pour assurer une distribution des gains de productivité dans le sens de la consommation se mettent lentement en place. Ce sera le cas avec l’apparition de l’Etat social, mais seulement après la guerre. 4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du pays x La hiérarchie des sexes La femme mariée est considérée comme mineure, le 3 mari est chef de ménage. Ecoutons Portalis : « L’autorité maritale est fondée sur la nécessité de donner, dans une société de deux individus, la voix pondérative à l’un des associés, et sur la prééminence du sexe auquel cet avantage est attribué ». La dépendance économique de la femme mariée envers son mari est complète (cf. ancien article 217 du Code civil). x La maternité des femmes La « véritable vocation » des femmes serait la maternité et l’éducation des enfants. Dans ce contexte les jeunes filles ne font pas d’études, sauf dans le domaine ménager. x L’indissolubilité du ménage 1 Jacques Le Goff vient encore de souligner le rôle décisif joué par les villes dans l’évolution des sociétés. « … la ville offre deux choses nécessaires à la création : le nombre et la proximité ». Et encore, du même auteur : « La ville est devenue plus que jamais un centre de production et a ainsi achevé de posséder tous les atouts qui lui ont permis d’être un moteur ». Les villes ont toujours été des lieus d’échanges et de dialogues. Comme pour le cahier économique précédent (n° 113 : page 132 et suivantes) nous présentons quelques mots sur la Ville de Luxembourg. A cet effet, dégageons trois points. 4.2.1 Changements sociétaux La société traditionnelle remonte au temps du Code civil de 1804. La Révolution française supprime les organisations intermédiaires entre Etat et population, parce que cela rappelle par trop l’Ancien régime. Reste la famille, cellule fondamentale de la société. La situation de cette famille « traditionnelle » (ou 2 « classique ») peut être abordée en trois points . La contrepartie de la hiérarchie des sexes est une certaine sécurité juridique de la femme mariée. En France le divorce est apparu en 1792 et est abrogé en 1816 ; en 1884 il est réintroduit. A la fin du Régime français le divorce n’est pas abrogé au Luxembourg. Ce n’est pas un signe de modernité, mais plutôt l’expression d’une certaine inertie. Malgré cette possibilité, le divorce est rare au Luxembourg. Ainsi, entre 1841 et 1890 le nombre total de divorces reste limité à 35 unités. La famille est alors marquée par le « patriarcat » et est donc inégalitaire. Ce modèle de famille s’est généralisé, dans le sens qu’il vaut autant dans le milieu urbain que dans la campagne. Voilà qui assure sa longévité car pleinement accepté par la population. Retenons une particularité : le recensement de 1907 constate que 30% de la population active sont des femmes. C’est que les femmes mariées ont largement travaillé dans l’agriculture et dans le commerce. Le modèle rigide de la famille change à partir de la 4 seconde moitié des années 1960. Quatre causes y ont joué un rôle prépondérant. 3 1 J. Le Goff, dans une interview dans Le Monde du 23 janvier 2014, supplément histoire & civilisation, .p. III. Le lecteur avisé est invité à lire le magnifique ouvrage (bien documenté et richement illustré) de cet éminent médiéviste : Pour l’amour des villes, entretiens avec Jean Lebrun, Paris, 1997, 156 pages. 2 Pour des détails voir cahier économique n°108 du STATEC, op. cit. p. 48-50 ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes. Cahier économique 119 Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, préface de Michel Massenet, Paris, 1999, p. 32. Portalis, Bigot de Préameneu, Tronchet, et Maleville ont élaboré le projet de Code civil ; Portalis a été le rédacteur du projet. Pour des détails voir : François Ewald, Naissance du Code civil, an VII-an XII 1800-1804, Paris, 1989, 409 pages. 4 Pour des détails voir cahier économique n° 108, p. 61 et suivantes et cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes. 135 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux x La révolution contraceptive La « pilule » se répand à partir du milieu des années 1960 : procréation et sexualité sont désormais séparées. Une réelle révolution, car de nouvelles perspectives s’ouvrent aux femmes. e Dans la bourgeoisie du Grand-Duché, depuis le 19 siècle, l’éducation des jeunes filles se déroule dans une « atmosphère vertueuse » (chasteté, virginité, 1 abstention sexuelle). Josiane Weber parle de « Erziehung zur Frömmigkeit und Innerlichkeit ». Et encore : « Die Reinheit Marias und Unbeflecktheit der Jungfrau wurden zum Symbol der Perfektion hochstilisiert und zum Identifikationsmodell für Mädchen, die Marias Qualitäten wie Unschuld, Sanftmut und Güte zum Vorbild nehmen und nachahmen sollten ». Ce comportement ne se limite pas à la seule Bourgeoisie (cf. classes moyennes), ni au e 19 siècle. Le régime capitaliste est parfois rendu responsable de cette attitude. Il n’en est rien, paraît-il, car avec l’apparition de moyens de contraception sûrs, le « comportement vertueux » s’est rapidement estompé. x La révolution de l’enseignement des jeunes filles A partir de 1968 l’enseignement secondaire devient le même pour garçons et jeunes filles. Vers le début des années 1980 le nombre de jeunes filles inscrites à l’examen de fin d’études secondaires dépasse le nombre de garçons. Ces jeunes filles continuent leurs études et par la suite entrent dans une activité rémunérée. L’autonomie financière mène à l’autonomie sociale. La femme mariée, qui a un travail rémunéré à l‘extérieur du ménage, est financièrement indépendante vis-à-vis de son mari. La structure du mari seul gagne-pain est en déclin. Voilà qui n’est pas sans se répercuter sur la famille : le mariage est plus facilement rompu, ce qui nous mène à la troisième cause. x La réalisation de soi 2 La dépendance mutuelle des époux diminue ; c’est l’avènement de la famille « individuelle » et 1 Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg, op. cit. p. 85. 2 Ulrich Beck, Risikogesellschaft auf dem Weg in eine andere Moderne, Frankfurt am Main, 1986, p. 155 et suivantes. En langue française : Ulrich Beck, La société du risque sur la voie d’une autre modernité, Paris, 2008 (1986), p. 209 et suivantes. Traduit de l’allemand par Laure Bernardi et préface de Bruno Latour. 136 relationnelle, qui mène à la démocratisation du lien conjugal. Le mariage n’est plus la seule forme possible du couple et le divorce augmente, c’est bien connu. L’aspect individuel dans le couple occupe une importance croissante. Un questionnement lancinant surgit autour de la « réalisation de soi » (« Selbstverwirklichung ») et de la « quête de l’identité » (« Suche nach der eigenen Identität »). Il faut « développer ses capacités personnelles » (« Entwicklung der persönlichen Fähigkeiten ») et « toujours être en mouvement » (« InBewegung-Bleiben »). « Est-ce que je suis vraiment heureux ? Est-ce que je me suis vraiment accompli ? » … etc. Cette expansion fort ambivalente de la sphère privée, initiée par l’industrie de la culture et du loisir, n’est pas simplement une idéologie, elle correspond à un processus bien réel et représente une opportunité réelle de forger soi-même les conditions de sa propre existence ». Les changements dans la société proviennent du milieu urbain, c’est-à-dire de la ville de Luxembourg. La campagne est toujours traditionnelle et conservatrice à la fin des années 1960 et au début des années 1970. La Ville est le lieu de départ des modifications dans la société luxembourgeoise. A titre 3 d’information retenons que les lois réformant la famille datent de 1972 et 1974. x La séparation des couples La montée des divorces et des unions libres a mené à deux mouvements de sens contraire. Le lien conjugal est incertain, car à reconstruire en continu ; le lien de filiation est essentiel, car permanent. C’est ici que 4 surgit le problème des familles recomposées . *** L’urbanisation est à l’origine d’un fait sociétal de première importance : la montée des classes moyennes. La croissance des villes (de Luxembourg et d’Esch/Alzette) augmente le nombre des consommateurs : vers la fin des années 1960 le 3 Chambre des Députés du Grand-Duché de Luxembourg, La loi du 12 décembre 1972 relative aux droits et devoirs des époux et la loi du 4 février 1974 portant réforme des régimes matrimoniaux, Documents et Débats parlementaires (sans date). 4 Catherine Bonvalet (démographe), Céline Clément (sociodémographe) et Jim Ogg (sociologue), Réinventer la famille – L’histoire des baby-boomers, Paris, 2011, 373 pages. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Luxembourg bascule dans la société de consommation. *** 1 Pour terminer donnons la parole à Claude Habib : « L’égalité des sexes est devenue un signe identitaire de l’Occident au même titre que les droits de l’homme, la reconnaissance de l’homosexualité et la réprobation de la peine de mort ». 4.2.2 Changements démographiques L’attractivité des villes de Luxembourg et d’Esch/Alzette se mesure en deux pourcentages : entre 1851 et 1900 la population de la capitale augmente de 81,5%, entre 1900 et 1970 elle augmente de 92,9%. Les pourcentages d’augmentation de la ville d’Esch/Alzette sont de 636,8% et de 151,3%. La croissance de la ville d’Esch reflète évidemment l’industrialisation ; la croissance de la capitale est liée à celle du tertiaire. Le tableau 4.1 indique, sur la longue période, la population de la ville de Luxembourg et, à titre de comparaison, celle d’Esch/Alzette et celle de l’ensemble du pays. Les services de statistique ont recalculé la population de la ville de Luxembourg selon la configuration territoriale introduite en 1920 (incorporation dans la Ville des communes de Hamm, Hollerich, Rollingergrund et Eich). Cette présentation suggère une série tout à fait continue, mais l’année 1920 constitue une véritable cassure, tant dans l’optique population que dans 2 l’optique superficie. Le tableau numéro 4.2 fournit la population et la superficie de la Ville et des quatre communes incorporées, ainsi que la superficie de ces communes. Le traité de Londres du 11 mai 1867 déclare le Luxembourg neutre et désarmé, ce qui implique le départ de la garnison prussienne et le démantèlement de la forteresse. Un verrou a sauté : extension et développement plus équilibré sont possibles. Une seconde rupture intervient en 1920 avec l’incorporation : le tissu urbain est stabilisé et forme un tout cohérent. A titre d’information retenons quelques statistiques liées à la ville de Luxembourg. Le nombre d’habitants par kilomètre carré est de 770 en 1900, de 1 126 en 1935, de 1205 en 1947, de 1 392 en 1960, de 1 497 en 1966 et de 1 480 en 1970. Si la seule configuration territoriale de 1900 est utilisée, la densité monte à 2 5 948 habitants par km . En 1935 la part des naissances revenant à la Ville est de 22,8% ; en 1975 le pourcentage est de 21,5%. En d’autres mots, le comportement démographique de la Ville et du pays sont proches l’un de l’autre. 3 Hervé Le Bras note « l’incertitude croissante sur les limites des agglomérations ». Jusqu’au démantèlement des fortifications la situation était clarifiée. Avec le démantèlement à partir de 1867 le périmètre de la ville de Luxembourg est plus difficile à définir exhaustivement. En 1920 l’incorporation des quatre communes dans la Ville fait coïncider ville administrative et ville économique. 4 Ecoutons Robert Philippart : « Il fallait urbaniser ce territoire, garantir à chaque quartier des services identiques, à commencer par la canalisation, la construction de trottoirs et d’infrastructures sportives, l’électrification, l’ouverture de nouvelles écoles, le raccordement aux tramways et au réseau des autobus. Pendant 20 ans le bourgmestre Gaston Diderich surveillait la réalisation de ce programme ». La population de la Ville-Haute est de 9 200 habitants en 1922 ; en 1900 elle a été de 9 828 habitants. La baisse de population de cette partie de la Ville correspond à la tertiarisation de l’époque : extension de l’Administration, en relation avec les mesures sociales. 3 1 Claude Habib (professeur de l’université Sorbonne nouvelle), Le goût de la vie commune, Paris, 2014, p. 136. 2 Résultats du recensement de la population du 1er décembre 1922 et chiffres de la population de résidence habituelle, Luxembourg, 1923, fasc. 46, p. 2-3 et p. 58-59. Cahier économique 119 Hervé Le Bras, La ville des démographes, in : Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie Body-Gendrot (dir.), La ville et l’urbain – L’état des savoirs, Paris, 2000, p. 68. 4 Robert Philippart, La Ville de Luxembourg – D’une capitale provinciale à une capitale européenne, in : Emile Haag, Une réussite originale LE LUXEMBOURG au fil des siècles, Luxembourg, 2011, p. 529-532. Voir aussi Robert Philippart, La Ville de Luxembourg – De la ville forteresse à la ville ouverte entre 1867 et 1920, in : Emile Haag, 2011, op. cit. p. 331-343. 137 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays Population Ville de Luxbg Ville d’Esch/A. du pays 1821 1851 1871 1880 1890 1900 1910 1922 1930 15 091 810 134 082 21 754 1 489 194 719 26 303 3 946 204 028 30 205 5 082 210 507 32 767 6 855 211 481 39 488 10 971 236 125 45 169 16 461 259 027 46 530 20 437 261 643 53 837 29 429 299 782 Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays (suite) Population Ville de Luxbg Ville d’Esch/A. du pays 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011 57 822 27 517 296 913 61 996 26 851 290 992 71 653 27 954 314 889 77 055 27 921 334 790 76 159 27 574 339 841 78 912 25 144 364 802 75 833 24 018 384 634 76 688 27 146 439 539 95 058 30 125 512 353 Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922 Population Superficie Ancien territoire Eich Hamm Hollerich Rollingergrund total 20 816 7 084 1 180 16 002 2 477 47 559 2 2 2 2 2 51,29 km2 3,56 km 13,27 km 4.2.3 Changements économiques Apprécions le poids relatif des villes de Luxembourg et d’Esch/Alzette à deux moments différents, en 1973 (juste avant la crise sidérurgique) et en 1986 (vers la 1 fin de la crise sidérurgique) . La valeur de la production, au cours de cette période, augmente de 137% pour l’ensemble du pays, face à une hausse de 125% pour la ville de Luxembourg et de 84% pour la ville d’Esch. La moindre performance de la ville d’Esch est évidemment liée à la crise économique. D’ailleurs, sa part dans l’ensemble de la valeur de la production baisse de 42% à 33%, toujours au cours de la période 1973 à 1986. 2 Des changements notables sont intervenus entre 1981 et 2001 ; résumons en trois points. x Le rayonnement de la ville de Luxembourg se fait surtout aux dépens du Bassin minier. La Ville est même « victime » de son succès. Le périmètre de la Ville est devenu trop étroit ; 8 000 travailleurs résidant dans la Ville travaillent en dehors d’elle. C’est le troisième « verrou » qui a sauté (après le premier : 1 Selon les Recueil de statistiques par commune, de 1977 et de 1986. 5,80 km 20,92 km 7,74 km démantèlement de la forteresse) et le deuxième (incorporation dans la Ville en 1920). Après le déclin sidérurgique, c’est la tertiarisation galopante du pays. Le travail dans la Ville déborde sur les communes des alentours. Peut-être peut-on penser à une nouvelle incorporation dans la Ville, par exemple du Howald et de Strassen, qui forment un tissu continu avec le territoire de la Ville. x La « région Nordstad » comprend 15 communes et le « noyau Nordstad » est composé de cinq communes (Diekirch, Erpeldange, Ettelbruck, Bettendorf et Schieren). Son influence rayonne vers l’ensemble du nord du pays. Mais l’influence de la ville de Luxembourg empêche la Nordstad de s’étendre vers le sud. La Nordstad est la destination de travailleurs venant du nord du pays. Ainsi, le nombre de communes, dont entre 20% et 40% des actifs travaillent dans la Nordstad, passe de 8 à 14. x Le Bassin minier a vu son influence réduite, en liaison avec le déclin de la sidérurgie, c’est bien connu. S’y ajoute la concurrence de la capitale qui attire en permanence de la main-d’œuvre du sud pays. « Entre 1981 et 2001, la zone d’influence a fondu. 34 communes voyaient au moins 5% de leurs travailleurs partir dans le Bassin Minier en 1981, elles ne sont plus 3 que 25 en 2001 ». L’installation de l’Université du 2 Fernand Fehlen (dir.), La société luxembourgeoise à travers le recensement de 2001, Luxembourg, 2003, p. 99 et suivantes. 138 3 F. Fehlen (dir.), 2003, op. cit. p. 105. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Luxembourg (avec son campus) dans le sud du pays peut être l’occasion, à l’avenir, d’une nouvelle attractivité pour le Bassin minier. 4.3 Le Luxembourg et l’Europe 4.3.1 Origine de l’Europe *** 3 A partir du milieu des années 1970 la structure économique du Luxembourg est modifiée : recul de la sidérurgie et émergence du secteur financier. 1 Retenons quelques informations statistiques à ce sujet. La part de la sidérurgie dans le PIB est d’environ 30% en 1960, de 12% en 1980 et atteint à peine 2% en 2011. La valeur ajoutée générée par le secteur financier est de 1,4% en 1960, de 22% en 1995 et de 28,3% en 2010. L’empire de Charlemagne « qui comprenait la Gaule, une partie de la Germanie, l’Italie du Nord et du Centre, débordait légèrement sur l’Espagne au sud des Pyrénées, et sur quelques régions d’Europe centrale comme la Bavière et la Carinthie ». A l’est la frontière correspond à l’Elbe, comme du temps de l’ancien « rideau de fer ». La configuration de cette Europe correspond grosso modo à l’Europe des Six. Quelques 4 caractéristiques de cette époque sont placées en relation avec cette Europe des Six. Retenons encore le nombre d’entreprises par secteur économique. En 1958 les services représentent 62% du nombre total des entreprises, 11% reviennent au bâtiment et 27% à l’industrie. En 2011 les services font 87% du nombre total des entreprises, le bâtiment fait 10% et l’industrie 3%. • Voilà résumés à l’extrême les changements structurels de l’économie luxembourgeoise entre 1958 et 2010. Cette transformation se fait aux dépens du Bassin minier et au bénéfice de la capitale. La part dans la valeur ajoutée des services immobiliers, de location et aux entreprises passe de 17,2% en 1995 à 22,5% en 2010. • • La concentration de services dans la ville de Luxembourg est telle que celle-ci ne peut pas absorber cette masse de services. Le « trop-plein » est résorbé 2 par la « première couronne » de la Ville ; ce sont les dix communes suivantes : Walferdange, Steinsel, Niederanven, Sandweiler, Hesperange, Roeser, Leudelange, Bertrange, Strassen et Kopstal. Prenons un exemple concret : les deux grandes compagnies luxembourgeoises d’assurance La Luxembourgeoise (Lalux) et le Foyer ont déplacé leur siège de la Ville vers Leudelange. • Le droit a un aspect ethnique prononcé : droit des Francs, droit des Burgondes, droit des Lombards, droit des Goths. Charlemagne a prévu d’unifier ces différentes législations : première tentative d’unification juridique européenne. Dans ce sens elle a une signification révolutionnaire. Une certaine unification monastique est apparue : « règle rénovée de saint Benoît par tous les monastères du royaume franc ». L’Europe des Six est en quête de sujets unificateurs. L’Europe féodale est rurale : terre et agriculture sont au centre des préoccupations. Dès le début de l’unification européenne les problèmes agricoles prennent une place de choix : politique agricole commune (PAC). Le latin est la langue universitaire, ce qui permet aux étudiants de passer facilement d’une université à l’autre. Lisons Jacques Le 5 Goff : le latin « fonde l’unité linguistique de e e l’Europe qui se poursuit au-delà des XII - XIII siècles, époque où, dans les couches les plus basses de la société et dans la vie quotidienne, les langues vernaculaires (tel le français) remplacent ce latin périmé ». 6 L’historien Serge Gruzinski parle de 3 1 Lucia Gargano, L’essor du secteur tertiaire, in : Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de variables, p. 106-110 ; dans le même volume : Robert Michaux, Le secteur bancaire au Luxembourg, p. 111- 116 ; Laurent Pütz, L’essor du secteur de l’assurance au Luxembourg, p. 117-122 ; Simone Casali, L’industrie sidérurgique, p. 92-97. 2 F. Fehlen (dir.), 2003, op.cit. p. 99. Cahier économique 119 Pierre Gerbet (professeur des universités, agrégé d’histoire), La construction de l’Europe, Paris, 2007, 4e édition, p. 4. Le professeur Michael Gehler donne une vue d’ensemble sur l’historique de l’Europe : Europa – Von der Utopie zur Realität, Innsbruck-Wien, 2014, 423 pages. 4 Jacques Le Goff, L’Europe est-elle née au Moyen Age ? Paris, 2003, p.52, p. 73, p. 177, p. 258. 5 Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ? Paris, 2014, p. 107-108. 6 Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde – Histoire d’une mondialisation, Paris, 2004, p. 399. 139 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • « globalisation du latin ». On peut se demander si l’anglais n’est pas en passe de s’installer comme langue universitaire, et ceci non seulement en Europe, mais à l’échelle mondiale. 1 Le professeur Jacques Brasseul a bien résumé la situation de cette Europe : « Un morcellement en milliers de seigneuries, principautés, évêchés et villes libres, où seule l’Eglise apparaît comme un élément d’unité. On parle alors de la Chrétienté pour désigner le continent, expression relevant bien le seul aspect politique unitaire qui la caractérise ». Retenons un aspect négatif mis en évidence par J. Le 2 Goff : « … Charlemagne envisagea même, par exemple, de donner des noms francs aux mois du calendrier. Cet aspect est rarement mis en valeur par les historiens. Il est important de le souligner, parce que c’est le premier échec de toutes les tentatives de construire une Europe dominée par un peuple ou un empire. L’Europe de Charles Quint, celle de Napoléon, et celle de Hitler, étaient en fait des anti-Europe, … ». *** e Au milieu du 19 siècle une vague d’idées libérales s’apprête à déferler sur l’Europe. Le point de départ est l’Angleterre ; des signes avant-coureurs se sont manifestés ; par exemple entre 1846 et 1849 les corn laws sont abrogées, en 1832 une réforme du système électorale élargit le nombre d’électeurs urbains favorables au libre-échange. Trois facteurs ont largement favorisé le libre-échange. • • David Ricardo a développé la théorie des coûts comparatifs : chaque pays a intérêt à produire ce pour quoi il est relativement le 3 plus apte . C’est un plaidoyer pour le libreéchange, donc pour la concurrence entre pays. L’Angleterre est dans une position de force : premier pays industrialisé et en avance technologique. Le libre-échange ne peut que renforcer cette position économique dominante. 1 Jacques Brasseul, Un monde meilleur ? Pour une nouvelle approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 41. 2 Jacques Le Goff, 2003, op. cit. p. 47. 3 Pour une information rapide voir par exemple : Denis Clerc, Comprendre les économistes, Paris, 2009, p. 99-101. 140 • Au libéralisme économique s’associe le libéralisme politique ; « Modernité et démocratie : en ces domaines l’Angleterre 4 donne le la ». La révolution industrielle en Angleterre a pris un caractère normatif pour le reste de l’Europe. Le symbole même du libéralisme économique sur le continent est le traité de libre-échange entre la France et l’Angleterre. Ce traité est usuellement appelé traité Cobden/Chevalier du nom des deux négociateurs. Richard Cobden (1804-1865) est un industriel, engagé activement dans la lutte contre les corn laws ; Michel Chevalier (1806-1879) est professeur d’économie au Collège de France. En 1892 la France revient au protectionnisme par le canal des tarifs Méline, ministre de l’agriculture à l’époque. *** Le Congrès de Vienne (1815), en fait les cinq puissances européennes (Grande-Bretagne, Autriche, Russie, France, Prusse), redistribue les cartes en Europe. La Confédération germanique (Deutscher Bund), dominée par l’Autriche, prend la relève du Saint Empire germanique (Heiliges römisches Reich deutscher Nation) : 37 souverains indépendants et 4 5 villes libres . Ce morcellement politique a des conséquences économiques : des barrières douanières pèsent lourdement sur le développement économique. La Prusse réussit à mettre sur pied un large espace er économique, le Zollverein, opérationnel depuis le 1 janvier 1834 et qui s’agrandit par la suite. A un espace politique morcelé correspond un espace économique unifié. A cet espace, qui a déjà fait ses preuves, le Luxembourg adhère en 1842 : c’est le cadre économique dans lequel l’industrialisation du GrandDuché se réalise. Relevons trois aspects particuliers. • A l’abri du Zollverein le Luxembourg effectue son industrialisation, conformément à la théorie de Friedrich List sur les industries naissantes. Cette configuration est la conditio sine qua non de notre industrialisation, confirmée a contrario par les années 1870 où le Luxembourg est submergé par une vague 4 Jean-Michel Gaillard et Antony Rowley, Histoire du continent européen, Paris, 1998, p. 23. 5 Pour une information rapide voir par exemple : Der grosse Ploetz, e Die Daten-Enzyklopädie der Weltgeschichte, 32 éd. 1999, p. 703 et p. 841. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux libérale, avec à la clé un recul de la production sidérurgique (concurrence anglaise). En d’autres mots le Luxembourg reste exposé à la politique économique du Zollverein sur lequel il n’a pas d’influence. Le petit partenaire doit impérativement s’adapter au grand partenaire et céder des droits souverains. La Confédération germanique, issue de la réorganisation de l’Europe en 1815, a un caractère nettement réactionnaire, de par le principe monarchique. Le Zollverein, par contre, est considéré comme moderne, plus « progressiste ». Le Luxembourg est membre des deux organisations et donc exposé aux pressions des deux : les menées réactionnaires de la Confédération germanique et l’autoritarisme prussien exercé à travers le Zollverein. • L’industrialisation du Luxembourg est sauvée par un retour au protectionnisme à la fin des années 1870, c’est bien connu. Deux groupes de pression ont agi dans le nouveau Reich : à l’est les « Junker » gros propriétaires terriens, subissent la concurrence du blé américain. A l’ouest la sidérurgie craint la concurrence anglaise. Les effets conjugués des deux groupes de pression ont mené au protectionnisme, qui génère des recettes douanières au profit du Reich. • Depuis l’indépendance le Luxembourg est confronté à sa première économie-monde (au sens de F. Braudel et I. Wallerstein), centrée sur l’Europe. Le Zollverein pratique une politique économique différenciée. Ainsi, il préconise le libre-échange, mais dans sa politique du textile et en matière de produits sidérurgiques il fait du protectionnisme. Le Luxembourg vit cette économie-monde par le canal du Zollverein. 1 • L:’économiste Guy Schuller a bien formulé une constante de l’économie luxembourgeoise : « A aucun moment de son histoire, le Luxembourg n’a formé un territoire douanier propre ». *** Ecoutons brièvement le professeur (émérite) Jean2 Mattéi sur l’identité de l’Europe : « L’identité de l’Europe tient bien à la durée du mouvement qui l’anime et qui s’inscrit dans ce que Braudel nommait la continuité des civilisations ». Et encore du même e auteur : « Les historiens font remonter au XIV siècle l’usage politique du mot ‘Europe’ qui va remplacer le terme religieux de ‘chrétienté’ ». 4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe A la fin de la Seconde guerre mondiale l’Europe est ravagée et désorganisée, sans parler de la débâcle morale (cf. Auschwitz). C’est aussi le temps de l’effondrement de l’Europe en tant que puissance mondiale ; deux nouvelles puissances mondiales ont surgi : l’URSS et les Etats-Unis. Avant même la fin de la guerre ceux-ci ont réorganisé le système monétaire international à leur profit à Bretton Woods. Dans ce contexte se développe l’idée d’une unification de l’Europe ; l’idée n’est pas nouvelle. Dans les années 3 1930 Aristide Briand (1862-1932) et Richard 4 Coudenhove-Kalergi (1894-1972) ont agi dans ce sens. Coudenhove-Kalergi a mené toute sa vie un combat pour l’unité politique de l’Europe et ceci dès les 5 années 1920. Le professeur Max Haller note, « daȕ sein Denken sehr elitär war und inspiriert von Groȕmachtambitionen für ein Vereintes Europa ». Il constate par ailleurs que son mouvement paneuropéen a quatre caractéristiques : « Christentum, konservativ, europäisch und liberal ». Dans un discours retentissant à Zurich le 19 septembre 1946 Churchill préconise l’unité européenne, mais sans l’Angleterre. Le Congrès de La Haye (du 7 mai au 10 mai 1948) est le premier rassemblement des mouvements européens (présence de Churchill et d’Adenauer). A titre d’information retenons la déclaration de foi 6 européenne du député A. Wehenkel : « Je suis Européen convaincu et fier de pouvoir me compter parmi les fondateurs du Mouvement fédéraliste 3 A. Briand a présenté en 1930 un mémorandum sur un régime d’union fédérale européenne. Il a été vingt-cinq fois ministre (dont Ministre des affaires étrangères) et onze fois Président du Conseil (selon le Larousse). Esprit conciliateur, il a obtenu le prix Nobel de la paix en 1926. 4 1 Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch (dir.), Le Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette, 1999, p. 100. 2 Jean-François Mattéi (université de Nice, membre de l’Institut universitaire de France), Le procès de l’Europe – Grandeur et misère de la culture européenne, Paris, 2011, p. 230 et p. 11. Cahier économique 119 Fondateur du Mouvement paneuropéen en 1926 à Vienne. D’origine austro hongroise il a été naturalisé français en 1939. 5 Max Haller, Die Europäische Integration als Elitenprozess – Das Ende eines Traums ? Wiesbaden, 2009, p. 380. Dr. Max Haller ist o. Univ. Professor am Institut für Soziologie der Karl FranzensUniversität Graz. 6 Le 13 mai 1952 à la Chambre des Députés (42e séance). 141 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux luxembourgeois. J’ai voté avec enthousiasme la loi d’autorisation (du Traité de la CECA) qui nous fut soumise, … ». 1 Au moins quatre facteurs incitent à l’unification de l’Europe. • En 1947 les Etats-Unis décident de soutenir l’économie européenne par l’European Recovery Program (connu communément sous le nom de plan Marshall). Sur l’insistance des Etats-Unis l’Organisation Européenne pour la Coopération Economique (OECE) est créée en 1948 pour coordonner l’aide américaine. • L’ampleur de la reconstruction européenne est telle que la seule solution nationale est insuffisante : non seulement une coopération au-delà de la frontière est nécessaire en Europe, mais des organisations supranationales ne sont pas moins nécessaires. La coopération intergouvernementale ne suffit plus. première politique allemande, faite d’une volonté d’imposer aux Allemands de dures contraintes politiques ou économiques, était un échec devant l’hostilité déclarée des Anglo-Saxons de bien intégrer la partie occidentale de l’Allemagne dans le système défensif de l’Occident face au danger soviétique ». Le même auteur note « que l’un des chemins de la paix en Europe passait par une transformation des rapports franco-allemands, jusque-là marqués par un antagonisme ancien et profond. Le moyen essentiel de la solution fut de proposer une association économique à l’échelle européenne ; d’où une première étape dans la construction européenne ». • La menace soviétique pousse l’Europe à s’unir. Les Etats-Unis pressent les Européens dans cette direction : seule une Europe unie peut sauver l’Europe. A cet effet il importe d’amarrer fermement l’Allemagne à l’Europe. *** 4 • La question allemande est omniprésente : quelle place l’Allemagne occupera-t-elle en Europe ? Ceci est d’autant plus actuel que l’industrie allemande se relève rapidement après la création de la République fédérale en 1949. La position française, rappelant plutôt celle d’après la Première guerre mondiale, est la suivante : « partition en états plus petits ; absence de gouvernement central ; annexion de la Sarre ; ‘internationalisation’ de la Ruhr ; aucune relance de l’économie avant acceptation de ces 2 conditions politiques ». C’est à la fois un démantèlement de l’Allemagne et un frein à son développement économique. La France est isolée. Le monde anglo-saxon appuie une relance économique rapide de l’Allemagne (face au bloc soviétique). Le Benelux a besoin du marché allemand pour exporter. Pour rattacher l’Allemagne fédérale au monde occidental, il faut l’intégrer dans une Europe unifiée. Ceci implique l’égalité des droits de tous les pays membres. A titre d’information retenons une démarche en faveur de l’Europe de Coudenhove-Kalergi. Il envoie aux membres des parlements des pays démocratiques en Europe une lettre-circulaire, avec la question : « Etes-vous partisan de la création d’une fédération européenne dans le cadre des NationsUnies ? Sur 4 256 personnes interrogées, 1 818 répondirent, dont 1 766 affirmativement. Plus de la moitié des parlementaires avaient répondu oui en Italie, au Luxembourg, en Grèce, aux Pays-Bas, en Belgique et en France ; … ». 4.3.3 Le Traité de Paris (CECA) 4.3.3.1 De Yalta à la CECA En février 1945 les trois « grands » (Roosevelt, Staline et Churchill) se sont rencontrés à Yalta. Le sort de l’Europe est en jeu, mais elle-même est absente. Churchill représente davantage les intérêts du Royaume-Uni que ceux de l’Europe continentale. 3 Le professeur René Girault a bien mis en évidence l’impasse dans laquelle la France s’est jetée : la « … 1 Voir plus loin, sous 4.3.3.3. 2 Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, 2013, p. 89. 3 R. Girault, Interrogations, réflexions d’un historien sur Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, in : Gérard Bossuet et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, Paris, p. 16. Actes du Colloque de Paris du 29 au 31 mai 1997 organisé par l’Institut Pierre Renouvin de l’Université Paris- 142 1/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique Allemand de Paris. Notons que l’historien Gilbert Trausch a collaboré à la table ronde finale du colloque. Sur Jean Monnet voir Philippe Mioche (université de Provence), Jean Monnet, homme d’affaires à la lumière de nouvelles archives, in : Parlement(s), Revue d’histoire politique, hors-série n° 3, 2007 (Penser et construire l’Europe), p. 55-72. 4 Rapportée par P. Gerbet, La construction de l’Europe, op. cit. p. 40. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux L’Europe doit penser au plus urgent ; ceci vaut surtout pour les pays de l’Europe de l’ouest, occupés par les Allemands au cours de la guerre. D’où un accord de consultation économique entre la France, la Belgique, 1 les Pays-Bas et le Luxembourg, signé à Paris le 20 mars 1945. La finalité de cet accord est « de résoudre dans un esprit de coopération internationale les 2 problèmes de restauration et de reconstruction … ». Cinq domaines d’intérêt sont prévus, dont les deux premiers concernent particulièrement le Luxembourg : « Ravitaillement en denrées alimentaires et fournitures d’objets de première nécessité ; Livraison mutuelle de matières premières et d’outillage indispensables à la remise en état de la production agricole et industrielle ». Après la guerre retentit un immense cri en Europe : « plus jamais cela ». C’est une demande intense d’unification politique de l’Europe. Toutefois, c’est-là que surgissent les difficultés et les divergences. La France reste obsédée par la puissance industrielle allemande, les Allemands visent la reconnaissance politique internationale (à égalité avec les autres pays européens), les Anglais restent en dehors de l’Europe, les Américains insistent sur l’unification européenne. Le Benelux aspire à des échanges économiques avec l’Allemagne : la Belgique industrielle souhaite exporter vers l’Allemagne, les Pays-Bas tiennent à exporter vers l’Allemagne des produits agricoles ; enfin, le Luxembourg a un besoin manifeste d’échanges économiques avec ce pays voisin. Dans ce contexte se déroule à La Haye le Congrès des divers mouvements européens, avec un retentissement 4 éclatant : environ 800 personnalités y assistent . Le résultat est mitigé. D’un côté l’idée européenne fait l’unanimité : l’enthousiasme est sans limites, la prise de conscience d’un nouveau départ de l’Europe s’impose. Le Congrès décide de créer un Mouvement européen destiné à encadrer les divers mouvements existants. Celui-ci est constitué le 25 octobre 1948 à Bruxelles. D’un autre côté, apparaît une diversité trop considérable de l’idée européenne, souvent l’apanage des élites politiques et économiques. Ecoutons Pierre 5 Gerbet : « La conversion de l’opinion publique à l’idée de l’Europe n’était pas assez profonde, ni assez passionnelle pour pouvoir conduire à une pression directe des masses. Les partis politiques de leur côté, quand ils étaient favorables à l’unité européenne, ne lui donnaient pas la première place dans leurs programmes ni dans leurs campagnes électorales en raison de leurs préoccupations de politique intérieure ». La réalisation de l’unité politique européenne est en panne. Reste l’unification économique. En Europe trois « possibilités » économiques se présentent ; simplifions considérablement : • Dans la foulée de la guerre il y a un foisonnement de mouvements européens tant dans leur programme que 3 dans leur diversité organisationnelle . Les mouvements les plus audacieux sont fédéralistes, car ils prévoient une fédération de différents Etats européens avec un véritable gouvernement européen. D’autres mouvements sont confédéralistes ou sont favorables à une sorte de « Commonwealth » européen. Le monde professionnel et syndical s’empare de l’idée européenne. L’unité de l’Europe est dans l’air. • • La planification à la française ; Jean Monnet, premier commissaire au plan dès 1946, a lancé le premier plan de modernisation et d’équipement en France (1947-1953). Le marché à l’allemande : c’est l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4). 6 La planification totalitaire : Staline a remplacé « le marché par la terreur en tant 7 qu’instrument de régulation ». L’Allemagne nazi a fourni la preuve « que le totalitarisme pouvait tout à fait se passer de la suppression de la propriété privée des moyens de production et d’échange ». 1 Le ministre des Affaires étrangères (Georges Bidault) signe pour la France ; les trois autres pays sont représentés par leurs ambassadeurs, qui signent. Du côté luxembourgeois Antoine Funk signe l’accord. Arrêté grand-ducal du 5 juin 1945, approuvant l’Accord économique de consultation mutuelle entre la République française, le Royaume de Belgique, le Royaume des Pays-Bas et le Grand-Duché de Luxembourg, signé à Paris, le 20 mars 1945, Mémorial 1945, p. 901. Suit le texte de l’Accord, p. 901-903. 2 Selon le préambule à l’Accord signé le 20 mars 1945 à Paris. 3 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 38 et suivantes. Cahier économique 119 4 Relevons la présence de François Mitterrand, encore peu connu à l’époque. 5 P. Gerbet, op. cit. p. 44. Pierre Bezbakh (Université Paris-Dauphine), Staline, instigateur de la planification totalitaire, in : Le Monde du 1er juin 2013. 6 7 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 103 ; les deux citations y comprises. 143 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4.3.3.2 Le Traité de Paris Dans le contexte politique que nous venons 1 d’esquisser, la formation d’une Europe unie passe par quelques personnages charismatiques. Jean Monnet (1888-1979) a présenté à Robert 2 Schuman (1886-1963) un projet de réconciliation franco-allemand appuyé sur la mise en commun entre les deux pays du charbon et de l’acier. C’est beaucoup, mais s’y ajoutent deux aspects franchement révolutionnaires : d’abord, la création d’une autorité supranationale. Ceci est effectivement révolutionnaire dans le sens que jusqu’ici seules des organisations intergouvernementales sont intervenues : la nouvelle autorité est indépendante des gouvernements. Ensuite, selon l’article 49 du Traité, « la Haute Autorité est habilitée à se procurer les fonds nécessaires à l’accomplissement de sa mission : en établissant des prélèvements sur la production de charbon et d’acier ; en contractant des emprunts ». Retenons encore que la Haute Autorité « peut recevoir à titre gratuit ». Mais attention au mythe de la création européenne ! Le projet de Monnet n’a pas été son premier choix. Proche du monde anglo-saxon, il a proposé un « projet transatlantique », une sorte de directoire à trois (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France) que les Américains ont évidemment décliné, car ils ne partagent pas avec les Français un pouvoir sans contrepartie. Le deuxième projet proposé (par Monnet) aux Britanniques a lui aussi été refusé : la GrandeBretagne donne la préférence à ses relations avec les Etats-Unis (en dehors de celles avec son Commonwealth). Il ne reste plus que le projet francoallemand. R. Schuman, ministre des affaires étrangères, a immédiatement saisi la portée de ce projet. En conséquence il a agi discrètement pour ne pas le mettre en péril. A la veille de son fameux discours il soumet le projet au chancelier allemand, qui approuve, car l’Allemagne abandonne une souveraineté qu’elle n’a pas encore, contrairement à la France, qui renonce à une part de souveraineté. Notons encore que R. Schuman a fait affiner le projet par J. Monnet et ses collaborateurs (Etienne Hirsch, son adjoint au commissariat général au Plan, Pierre Uri et Paul Reuter). Par ailleurs, Bernard Clappier, directeur de cabinet de Schuman, a réussi une liaison parfaite entre son ministre et l’équipe de J. Monnet. 1 Sur l’unification voir par exemple les six publications suvantes : Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, 2007, 4e édition, 580 pages ; Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert, Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3e édition, 606 pages ; Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, 2013, 432 pages ; Max Haller, Die europäische Integration als Elitenprozess – Das Ende eines Traumes ? Wiesbaden, 2009, 545 pages ; Hans Herbert von Arnim, Das Europa Komplott – Wie EU-Funktionäre unsere Demokratie verscherbeln ; Yves. Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain Kahn, Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union européenne, Paris, 2008, 494 pages. 2 Sur les deux « pères » de l’Europe voir par exemple : Gérard Bossuat et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, Paris, 1999, 536 pages (Actes du Colloque de Paris du 29 au 31 mai 1997 organisé par l’Institut Pierre Renouvin de l’Université Paris-I/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique Allemand de Paris) ; François Roth, Robert Schuman Du Lorrain des frontières au père de l’Europe, Paris, 2008, 656 pages (avec une chronologie sommaire de la vie de Robert Schuman, p. 591596) ; René Lejeune Robert Schuman – Père de l’Europe 18861963 - La politique, chemin de sainteté, Paris, 2000, 254 pages (R. Lejeune a été un collaborateur de Robert Schuman de 1945 à 1958) ; Hans August Lücker, Jean Seitlinger, Robert Schuman und die Einigung Europas, Luxembourg, 2000, 223 pages. Voir aussi, dans un autre contexte : Gérard Bossuat, Face à l’histoire ! Les décideurs politiques français et la naissance des traités de Rome, in : Michael Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen Unionsbildung. 50 Jahre Römische Verträge 1957-2007, Wien·Köln·Weimar, 2009, p.147-168. 144 Dean Acheson (Secrétaire d’Etat américain) a poussé R. Schuman à agir dans le sens de l’unification européenne. Le projet de Monnet n’est donc pas une surprise totale pour R. Schuman, qui a su agir rapidement et en toute discrétion. Mais le 9 mai 1950 il a, par sa déclaration solennelle, frappé l’opinion publique. D’une part, J. Monnet présente, après deux échecs, un projet d’avenir lié à la réconciliation franco-allemande dans un cadre européen. D’autre part, R. Schuman est confronté à défendre la politique française vis-à-vis de l’Allemagne, notamment en ce qui concerne la Sarre (politique que le monde anglo-saxon désapprouve), et à accepter l’Allemagne comme partenaire à part égale (Gleichberechtigung). Un exercice passablement difficile : le plan de Monnet est 3 apparu à R. Schuman, « un homme de la frontière », comme une planche de salut. *** 3 L’expression est de Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 78. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Le Conseil de l’Europe , préconisé par le Congrès de La Haye et encouragé par Churchill, est créé par le traité de Londres du 5 mai 1949 par dix Etats fondateurs (Grande-Bretagne, France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie, Islande, Danemark, Suède, Norvège) ; actuellement 47 pays membres. Ils visent une union de plus en plus étroite entre ces pays. Le fonctionnement du Conseil est bicéphale. Un Comité des ministres est l’organe décisionnel et une Assemblée parlementaire composée justement de parlementaires des différents pays. Cette configuration bicéphale, remontant au Congrès de La Haye, est à l’origine d’une « tare » fondamentale de l’architecture européenne : le Conseil des ministres est tenté de défendre prioritairement des intérêts nationaux, forcément au détriment de l’Europe. *** Le Traité CECA est signé le 18 avril 1951 à Paris par les Six : France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg. La CECA est une construction sui generis ; c’est le carré institutionnel : Haute Autorité, Conseil des ministres, Assemblée commune, Cour de justice. • La Haute Autorité est indépendante des gouvernements : ses neuf membres n’agissent pas en tant que représentants des Etats. Chaque pays ne peut avoir plus de deux membres nommés par les six gouvernements et ces membres doivent exercer leur fonction en toute indépendance. La Haute Autorité est une véritable novation institutionnelle. • A la demande des petits pays (pays du Benelux) est créé le conseil des ministres. Ces petits pays craignent, à tort ou à raison, la prépondérance exclusive du « duopole » franco-allemand. Le Conseil assure la liaison entre la CECA et les représentants des six gouvernements et entre les secteurs charbon/acier et la Haute Autorité. • L’Assemblée est constituée à la demande des parlementaires des six pays désireux d’exercer un contrôle démocratique sur la Haute Autorité. Cette assemblée se compose de 78 membres : 18 pour chacun des trois grands pays, 10 pour la Belgique et 10 pour les Pays-Bas, 4 pour le Luxembourg. L’Assemblée commune peut être considérée comme l’ancêtre du Parlement européen. • La Cour de justice a deux finalités : jouer le rôle de gardien du traité et trancher des différends entre pays membres. Cet ensemble institutionnel a une logique interne réelle, bien qu’elle semble quelque peu compliquée. Ceci est lié à l’aspect fédéral de la nouvelle construction : transferts de certaines compétences nationales (en matière de charbon et d’acier) à la Haute Autorité. Notons la formulation du philosophe et historien Luuk 2 Van Middelaar : « Le pacte fondateur (1951) se distinguait des traités traditionnels. Il prévoyait en effet, hormis les obligations réciproques habituelles, la création de deux institutions composées de personnes qui ne représenteraient ni leur gouvernement ni leur parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité (devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt général européen, était appelée à prendre des décisions, et d’une Cour chargée de veiller au respect du traité. C’est là que résidait la rupture ». Le bilan de la CECA est appréciable dans le domaine 3 qui la concerne. Résumons, selon Pierre Gerbet : « L’intensification des échanges fut réalisée grâce à la suppression des droits de douane et contingents, à la disparition des discriminations dans les tarifs des transports (qui représentent un élément déterminant des prix du charbon et de l’acier) et à l’instauration de tarifs internationaux directs. Les livraisons de charbon et surtout d’acier entre les partenaires de la Communauté ont progressé, ce qui a contribué à atténuer la pénurie du charbon, etc. ». Le rôle politique n’est pas négligeable : c’est le début d’un développement ultérieur et de formation d’un esprit communautaire. La réconciliation francoallemande a été réalisée et est devenue un acquis définitif. Quelques mots sur la question du siège des nouvelles institutions. Les candidatures ne manquent pas : Strasbourg, Turin, La Haye, Liège. Robert Schuman, pour sortir de l’impasse, propose Sarrebruck, destinée à devenir une sorte de district européen. Solution inacceptable pour l’Allemagne qui craint une 4 séparation durable de la Sarre. Selon Gilbert Trausch 2 1 Pour une information rapide voir Birte Wassenberg, Conseil de l’Europe, in : Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain Kahn, Christine Manigand, Dictionnaire critique de l’Union européenne, op. cit. p. 80-81. Cahier économique 119 Luuk Van Middelaar, Le passage à l’Europe – Histoire d’un commencement, Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot. 3 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 97. 4 Gilbert Trausch, Avant-propos, in : Gilbert Trausch, Edmée CroiséSchirtz, Martine Nies- Berchem, Jean-Marie Majerus et Charles 145 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Adenauer a fait signe à J. Bech, qui a su faire accepter le Luxembourg comme siège de la Haute Autorité et de la Cour de justice, bien qu’à titre provisoire seulement. 1 L'historien Charles Barthel (Directeur du Centre d'études et de recherches Robert Schuman) a fait une étude critique de la CECA dans l'optique de la sidérurgie. 4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA Avant d’aborder les réactions du Luxembourg au plan Schuman, situons brièvement l’économie luxembourgeoise dans ce contexte. Le Grand-Duché apporte la sidérurgie dans la CECA, c’est-à-dire la quasi-totalité de son industrie ; environ 90% des exportations industrielles proviennent de la sidérurgie ; 70% de son transport par chemin de fer sont liés à cette industrie. Le Luxembourg est donc de loin le pays dont l’économie est le plus engagée dans la nouvelle organisation. 2 Selon Pierre Gerbet « dans les pays du Benelux, l’accueil a été plus réservé qu’ailleurs. Sans doute parce que ces pays étaient en train de se lancer dans une expérience alors peu concluante. L’union douanière avait beaucoup de mal à se faire. Le principe de l’unité économique était adopté, mais les disparités étaient telles entre les Pays-Bas, d’une part, la Belgique et le Luxembourg, d’autre part, qu’on se demandait si l’on arriverait jamais à une véritable union ». Et encore du même auteur : « Le Luxembourg, gros exportateur d’acier, était intéressé, mais inquiet ». En règle générale les petits pays hésitent davantage que les grands à entrer dans une configuration internationale plus large. L’autorité commune aura toujours des difficultés à imposer à un grand pays une décision contre laquelle il manifeste de sérieuses réticences. A l’intérieur de toute autorité supranationale le rapport de force n’est pas négligeable. Le Luxembourg en a fait l’expérience par deux fois (cf. Zollverein, UEBL). Barthel, Le Luxembourg face à la construction européenne, Luxemburg und die europäische Einigung, Luxembourg, 1996, p. 8. Pour des détails, voir la contribution d’E. Croisé-Schirtz, La bataille des sièges (1950-1958), p. 67-104. 1 Charles Barthel, La crise sidérurgique des "Golden Sixties". La renaissance du pacte international de l'acier et l'effacement de la Haute Autorité de la CECA (1961-1967), in: Terres rouges. Histoire de la sidérurgie luxembourgeoise, Luxembourg, 2010, volume 2, p. 36-217. 2 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 89. 146 La question de la CECA comporte deux volets. Le premier est lié à la facette politique ; la réconciliation franco-allemande profite immédiatement et durablement au Luxembourg : sa sécurité est définitivement assurée, phénomène nouveau par rapport au passé. Le second volet concerne une situation inédite : le Luxembourg, obligé d’exporter la presque totalité de sa production sidérurgique, n’a – à vrai dire – pas le choix de son entrée dans la CECA. Entouré des pays membres de la CECA son appartenance à cette organisation internationale a été inévitable. *** Le Luxembourg hésite entre franc assentiment à la CECA et une certaine appréhension. Prenons quelques exemples dans les documents parlementaires. 3 Selon la Chambre de commerce , dans son avis (du 20 novembre 1951), « il ne saurait être une voix discordante » quant à la CECA. « C’est une œuvre de paix, appelée à constituer un premier pas vers l’unification de la fédération de l’Europe … ». La Chambre fait une réflexion intéressante : Le Luxembourg « déléguera à une Haute Autorité plus de droits que son Gouvernement n’a jamais songé à s’attribuer ». Parfois perce une certaine crainte, voire même du pessimisme : « Pour l’avantage d’une liberté bien aléatoire des échanges sur un marché prétendument commun, liberté qui risque fort de tourner aux dépens des pays à production chère et à monnaie relativement forte, le Grand-Duché placera le sort des entreprises dont dépend son existence sous l’autorité exclusive et souveraine d’une institution internationale ». Et encore : « Sans assurer l’avenir collectif de l’Europe, le plan engagera le sort du Grand-Duché d’une façon plus incisive et plus irrévocable que celui des autres Etats-membres. Nous estimons donc qu’une ratification sans réserve serait à éviter, et que la réserve la plus formelle s’imposerait au sujet de la durée de la Convention et de la période transitoire ». 3 Avis de la Chambre de commerce sur le projet de loi portant approbation du traité instituant la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier et des actes complémentaires, signés à Paris le 18 avril 1951, doc. parl. n° 395, p. 144-146. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Retenons deux aspects relevés par la Chambre de commerce. « Vu la menace d’inefficience des autorités instituées, la plupart des juristes et techniciens mettent en garde contre l’exclusion des chefs d’entreprises d’une coopération efficace ». En fait R. Schuman n’a pas voulu prendre préalablement l’avis des industriels pour ne pas risquer de voir son plan retardé, puis dilué. La Chambre de commerce a bien résumé l’essence du traité : « a) la constitution d’un marché commun », « b) la création d’une autorité supranationale par l’abandon de certains secteurs de la souveraineté des Etats. » Le Gouvernement, par son ministre des Affaires étrangères (Joseph Bech), répond par un mémorandum à la critique du Conseil d’Etat, qui « préconise l’entérinement des actes de la Haute Autorité par voie de règlement d’administration publique ». En outre le Conseil met en cause l’article 2 du Traité contenant « une clause d’approbation anticipée d’accords internationaux exécutifs ». Le mémorandum, bien structuré, se réfère – entre autres – à des précédents (liste à l’appui) et fait appel à la doctrine belge et française. * Le Conseil d’Etat voit une contradiction entre le Traité et le dirigisme y contenu. « Il est curieux de constater que le Traité cherche à mettre en concordance deux notions qui, à première vue, paraissent contradictoires ou au moins contraires : la libre concurrence et la planification ». 1 Le Conseil d’Etat , dans son avis du 9 avril 1952, a adopté d’emblée deux positions tout à fait générales. D’abord, il estime « que l’intérêt bien compris du Pays demande l’approbation du Traité ». Ensuite, il manifeste une certaine appréhension, voir même une réelle crainte de l’avenir : … le Plan peut nous réserver bien des difficultés et (que) l’avenir reste lourd de risques, …, elles pourraient surgir un jour ou l’autre ». A part cette formulation un peu vague, le Conseil d’Etat met l’accent sur trois domaines : le Traité et la Constitution, l’esprit dirigiste du Traité, l’impact sur la société luxembourgeoise. * En tant que gardien de la Constitution, le Conseil d’Etat se pose la question de la compatibilité entre Constitution et Traité. Selon le Conseil « l’organisation interétatique que le traité ne tombe certainement pas sous les prévisions de notre loi fondamentale. ». Et encore : « Il ne sera pas possible d’éviter, à la longue, la création d’une disposition constitutionnelle expresse qui permettra d’intégrer dans le droit positif national les règles interétatiques qui envahissent de plus en plus le droit interne ». Finalement le Conseil a dégagé un soubassement juridique permettant l’approbation du traité. « Il apparaît (donc) que les notions d’indépendance et de souveraineté ont évolué en marge des textes constitutionnels. Il semble au Conseil qu’un état de droit ayant persisté chez nous depuis plus d’une centaine d’années puisse être constitutif d’une coutume constitutionnelle susceptible de servir de base juridique à l’approbation du Traité ». 1 Par ailleurs le Conseil d’Etat semble avoir des idées économiques plutôt libérales et appréhende, en outre, que le Luxembourg ne prenne le chemin de la planification : « … c’est la conception centraliste et dirigiste qui a prévalu sur celles d’inspiration libérale ». Et encore, toujours selon le conseil d’Etat le Traité « contient certainement la possibilité d’instituer un dirigisme international dans le domaine limité par le Traité. Il faut espérer que ceux qui seront appelés à réaliser les objectifs du Plan auront assez de clairvoyance, de doigté et de modération pour n’imposer à l’économie des entraves que dans la mesure où l’intérêt général le demande réellement ». * Le Conseil d’Etat examine l’impact du Traité sur l’économie luxembourgeoise. Ainsi, il se demande « si la réglementation concernant les ententes et les concentrations adoptée par le Traité ne va pas trop loin ». Il rejoint partiellement l’avis de la Chambre de commerce, qui plaide pour un contrôle des ententes/concentrations par la Haute Autorité et non pour leur interdiction pure et simple. Le Conseil fait un large tour d’horizon sur les problèmes économiques que le pays doit affronter dans la nouvelle communauté ; par exemple : les tarifs des chemins de fer ; le niveau des salaires, avec les craintes habituelles (salaires de 20% plus élevés qu’en Belgique et même de 60% plus élevés qu’en France). Quant aux garanties en faveur de l’économie luxembourgeoise le Conseil prévoit deux types. D’abord, celles relevant du Traité (par exemple présence luxembourgeoise au Conseil et dans la Haute Doc. parl. n° 395 : Avis du Conseil d’Etat, p. 151-167 ; citations pages : 162, 155, 156, 168, 157, 160, 150, 184, 188. Cahier économique 119 147 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Autorité), puis celles liées à l’acier luxembourgeois (pour la Belgique c’est le cas des charbonnages). Si l’on résume à l’extrême la position du Conseil d’Etat, on a : oui, mais … L’avis de la Chambre de travail est plutôt confiant, loin de l’alarmisme de la Chambre de commerce et du Conseil d’Etat. La Chambre de travail se préoccupe évidemment d’un éventuel nivellement des conditions de travail, mais ne craint pas le dirigisme du Traité, car « tout plan présuppose un certain dirigisme ». La Chambre parle de la « solidarité effective » du Traité, mais surtout, elle est optimiste quant à l’avenir ; elle pense « que la participation syndicale sera respectée ». Elle a « confiance dans la force des syndicats luxembourgeois et dans les qualités de leurs dirigeants politiques et syndicalistes ». Voilà une belle leçon d’optimisme. 1 fait à Luxembourg une conférence remarquable, justement sur le Plan Schuman. Une assistance prestigieuse y assiste : membres du Gouvernement, membres du Conseil d’Etat, le président de la Chambre des Députés, le président de la Chambre de commerce, représentants de la vie économique, hauts fonctionnaires, représentants des syndicats, etc. Le conférencier a exposé cinq causes qui ont encouragé la création de la CECA ; deux d’entre elles sont liées directement au Luxembourg. • • La Section centrale de la Chambre des Députés a fait un rapport ramassé dont émergent trois points. * Qu’il y ait une certaine inquiétude, liée à cette nouvelle étape de notre vie économique, n’a rien d’extraordinaire : « 80 à 85% environ de toute notre activité économique » sont visés par le Traité. * Le Luxembourg doit céder de sa souveraineté, mais c’est inévitable pour un tout petit pays à économie très ouverte. On peut y ajouter que ce n’est pas nouveau pour le Luxembourg (cf. Zollverein, UEBL). * La Section centrale estime que la « capacité concurrentielle future de notre industrie sidérurgique doit être assurée, si le Pays veut vivre ». Le rapport fournit quelques aspects techniques, et surtout, est d’avis qu’il est souhaitable « que la Haute Autorité use des pouvoirs qui lui sont confiés avec modération, en limitant ses interventions au minimum compatible avec la réalisation des objectifs généraux du traité ». Le Conseil d’Etat a exprimé le même souci. Vers le début de l’année 1950 les prix de l’acier tombent de 4 000/5 000 francs la tonne à 2 600 francs. Cet effondrement est lié principalement à la concurrence que se livrent les sidérurgistes luxembourgeois et belges. On parle même de surproduction. A la même époque, l’Allemagne fédérale fait sa rentrée politique et économique. Elle tend vers l’affranchissement politique complet. La CECA en est le moyen. Pour le Luxembourg deux avantages surgissent. La réconciliation franco-allemande, résultat immédiat de la nouvelle création, est enfin atteinte, après trois guerres en moins de 75 ans. Le second avantage est économique : le Luxembourg peut librement importer les matières premières nécessaires à son industrie du fer et exporter les produits sidérurgiques fabriqués sur place. N. Hommel cite le sociologue Raymond Aron : « Le Plan Schuman est une tentative pour assurer une planification supranationale, en vue d’arriver à un marché concurrentiel ». Selon le conférencier « deux notions qui depuis toujours paraissent exclusives l’une de l’autre viennent se marier ici dans le cadre de cette Communauté du charbon et de l’acier ». Notons que le Conseil d’Etat reprend une année après la même 2 citation de R. Aron dans son avis sur la loi d’approbation de Traité. *** Présentons brièvement un témoin luxembourgeois de l’époque de la création de la CECA. Il s’agit de Nicolas Hommel, secrétaire de légation à la Légation de Luxembourg à Paris et membre de la Délégation luxembourgeoise du Plan Schuman. Le 7 mai 1951 il a 1 L’exposé de N. Hommel est entièrement repris dans le Bulletin d’information du Ministère de l’Etat (Service Information et Presse), n° 3-4, 1951, p. 42-52. 2 148 Doc. parl. n° 395, p. 157. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4.3.4 La CEE 4.3.4.1 Le chemin vers la CEE Au départ la situation est la suivante. • • • En 1950 c’est « l’Annonce faite aux 1 Européens » ; en d’autres mots l’Europe se fait par le haut. La nouvelle communauté (CECA) se limite à deux produits : le charbon et l’acier, bien qu’ils soient de première importance pour le développement économique. Les « vieilles logiques politiques nationales » n’ont pas disparu : le Conseil des ministres représente les Etats nationaux. Après l’instauration de la CECA, une réelle demande vers davantage de communauté surgit parmi les Six. Deux facettes jouent un rôle déterminant. Le succès même du pool charbon/acier encourage une extension de cette expérience : d’autres produits doivent en bénéficier. Le discours du 9 mai 1950 n’a rien perdu de son élan. La seconde facette se rapporte à la fameuse Communauté Européenne de Défense (CED), instituée à Paris le 27 mai 1952. Tout commence avec la guerre de Corée (25 juin 1950) : les Etats-Unis interviennent militairement sous la houlette des Nations-Unies. Ils prônent un renforcement de la défense de l’Europe de l’ouest, face au bloc soviétique. A cet effet, le réarmement de l’Allemagne leur semble inévitable, malgré l’opposition de la France. 2 Après maintes péripéties le traité de la CED est ratifié à partir du printemps 1953 dans les divers pays européens, sauf en France. Au Luxembourg le traité 3 est ratifié le 27 avril 1954, par 46 voix contre les quatre voix communistes. Le 30 août 1954 l’Assemblée nationale à Paris rejette la CED, ce qui signifie son abandon définitif. L’échec de la CED est aussi l’échec de l’intégration politique. La seule voie à suivre reste celle de la poursuite de l’intégration économique, à l’image de la CECA. La France est affaiblie par cet échec et par la malheureuse opération franco-anglaise à Suez (1956). Le Benelux, appuyé par l’Italie prend une initiative. La er Conférence de Messine (du 1 au 3 juin 1955) représente la volonté politique des Six d’avancer ; ceci est réalisé par le Mémorandum Benelux. Ce chemin n’est pas aisé, car les approches sont divergentes. La France opte pour une extension de l’intégration par secteur. L’Allemagne et les Pays-Bas préfèrent une sorte de marché commun général, que les Français redoutent plutôt. Le Benelux et l’Italie pointent des problèmes d’harmonisation des charges sociales, de la réadaptation de la main-d’œuvre. La Conférence de Messine ne prend aucune décision, mais fixe comme objectif (ambitieux) « la construction d’un Marché commun européen exclusif de tout droit de douane ». De nouveau des divergences apparaissent : la France se méfie de la supranationalité, l’Allemagne est plutôt pour. Sous l’impulsion des pays du Benelux une méthode originale de travail est mise en œuvre : une personnalité politique doit diriger les travaux, assistée de techniciens ; par exemple Pierre Uri et Hans von der Groeben (déjà à l’œuvre lors de la création de la CECA) et le diplomate belge Albert Hupperts. PaulHenri Spaak est désigné pour conduire la politique de 4 relance ; c’est le fameux comité Spaak , qui a mené au Traité de Rome. 5 Lisons Pierre Gerbet : « Le rapport Spaak a été approuvé sans difficulté par les ministres des Affaires étrangères des Six à la conférence de Venise des 29 et 30 mai 1956. Un second comité intergouvernemental, toujours sous la présidence de Paul-Henri Spaak, a été chargé de rédiger, à partir des principes énoncés par le rapport, deux traités distincts, l’un établissant le Marché commun général et l’autre la Communauté européenne de l’énergie nucléaire ». *** 1 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 127. Voir par exemple P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 99-133 ; chapitre 5 : l’échec de la Communauté européenne de défense (1953-1954). 3 Loi du 24 avril 1954 portant approbation du Traité instituant la Communauté Européenne de Défense et des actes connexes, signés à Paris, le 27 mai 1952, Mémorial 1954, p. 643-675 et les actes et protocoles annexes, p. 676-714. Voir le projet de loi n° 454. 2 Cahier économique 119 4 Voir une approche critique du rapport Spaak par Robert Salais, 2013, op. cit. p. 174-185. 5 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 151. 149 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Selon Hans von der Groeben í européen et ordolibéral convaincu – le rapport Spaak présente deux particularités. 1 * Paul-Henri Spaak a su présenter un rapport unique et cohérent à partir de propositions fort diverses, ce n’est pas un mince mérite. * Ce rapport est largement compatible avec l’ordolibéralisme. Ecoutons von der Groeben : « PaulHenri Spaak hat ein groȕes Verdienst an dem Zustandekommen der Verträge. Er war insofern ein Phänomen, als er bei den Verhandlungen mit den Ministern unsere Konzeption in einer hervorragenden Form vertreten hat. So schön hätten wir das nicht machen können. Der Spaak-Bericht wurde als Grundlage der Regierungsverhandlungen angenommen ». 4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE) En fait, il s’agit de deux traités signés le 25 mars 1957 à Rome : le traité concernant la Communauté Economique Européenne (CEE) et le traité créant la Communauté européenne de l’énergie nucléaire (appelé communément Euratom). Les objectifs généraux de la CEE peuvent être résumés en quelques points. * Approfondir l’intégration économique entre les Etats membres. * Mettre en place une union douanière. Retenons d’emblée que cet aspect est particulièrement important pour les habitants du petit Luxembourg. Quel que soit leur lieu de résidence, ces habitants restent proches d’une frontière. Ils perçoivent directement le recul des frontières, pour ainsi dire au quotidien. L’Europe est bien visible pour eux ; l’idée même de l’Europe est populaire au Luxembourg. * Etablir un marché commun. * Faciliter les échanges entre Etats membres. * Mettre en place une politique commune ; par exemple dans l’agriculture, dans les transports. 1 Hans von der Groeben – Europäische Integration aus historischer Erfahrung, Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler (Universität Insbruck), Zentrum für Europäische Integrationsforschung, Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn, 2002, p. 14. 150 *** Avec le recul qui est le nôtre, le traité de Rome semble avoir, dès le départ, deux défauts de taille. • La concurrence est devenue, avec l’introduction de la CEE, une obsession dévastatrice pour l’emploi en général et l’industrie en particulier. Comparons brièvement la notion de concurrence dans les traités CECA et CEE. Selon l’article 65 (CECA) « sont interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d’associations d’entreprises et toutes pratiques concertées qui tendraient, sur le marché commun, directement ou indirectement, à empêcher, restreindre ou fausser le jeu normal de la concurrence … ». Mais, et c’est décisif, l’article 48 stipule que « le droit des entreprises de constituer des associations n’est pas affecté par le présent Traité. L’adhésion à ces associations doit être libre. Elles peuvent exercer toute activité qui n’est pas contraire aux dispositions du 2 présent traité … ». Or, selon Robert Salais « de tels accords favorisent l’édiction de standards de qualité communs, réduisent les prix d’achat et autorisent les entreprises à se spécialiser d’un commun accord sur leurs points forts respectifs, ce qui est de nature à favoriser la constitution d’un tissu économique dense. Le mode de spécialisation, choisi dès Rome par l’Europe, fut la sélection par la concurrence, les forts mangeant les faibles ou les faisant disparaître, ce qui ne favorise évidemment pas un climat de coopération ». Les articles 85 et 86, du Traité de Rome, liés à la concurrence, ont fait disparaître purement et simplement des dispositions encourageant l’industrie. 3 • Le rapport Spaak a déjà pris une direction dangereuse quant à l’ajustement de la balance des paiements par dévaluation : « … que les ajustements puissent s’opérer à travers la structure des productions et des coûts, au lieu de devoir se répercuter par paliers brusques dans la valeur extérieure des monnaies ». Et encore : « Quand, à défaut d’un équilibre général par le change ou d’autres moyens de politique monétaire, l’équilibre des paiements est assuré par des interventions portant sur les coûts de production, … ». Le rapport Spaak, menant au Traité de Rome, semble comporter des aspects néolibéraux ; par exemple l’ajustement par les coûts, c’est-à-dire le salaire devient la variable d’ajustement ; la politique monétaire est privilégiée. 2 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 182. Comité intergouvernemental créé par la Conférence de Messine, Rapport des chefs de délégation aux Ministres des Affaires étrangères, Bruxelles, 21 avril 1956, p. 72. 3 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Les difficultés actuelles de l’Union européenne remontent, au moins partiellement, à la seconde moitié des années 1950. *** Revenons à la position de l’Allemagne à la veille de la signature du Traité de Rome. Le 21 mars 1957 Ludwig 1 Erhard se plaint devant le Bundestag de ce que les « Verträge enthielten protektionistische und dirigistische Elemente und böten zahlreichen wettbewerbspolitischen Ausnahmeregelungen Platz ». Cette crainte du dirigisme et d’une attitude anticoncurrentielle est celle d’un ordolibéral. Le Ministère allemand de l’économie se caractérise « als profilierteste und ambitionierteste Zentralbehörde der neuen Bundesrepublik Deutschland ». Voilà qui signale le futur chemin de cette Allemagne. Il ne faut pas attribuer à ce ministère l’attitude d’un bloc unifié ; le pragmatisme prévaut. Le personnel de ce superministère présente tant des eurosceptiques que des europhiles. Quant à ces derniers, Hans von der Groeben est leur chef de file. est soulignée : libre circulation des travailleurs (art. 48), liberté d’établissement (art. 52), libération des services (art. 59), libre circulation des capitaux (art. 67). Vaste programme, d’où l’expression marché commun, considéré comme l’objectif du Traité. Il est beaucoup question d’harmonisation : économique, financière, sociale. Le « Marché commun entraînera fatalement cette harmonisation, étant entendu que tous les partenaires de la Communauté devront faire les efforts nécessaires pour atteindre le but voulu ». En fait, il n’y a pas eu d’harmonisation automatique ; au contraire, avec l’élargissement les niveaux de développement économiques se sont creusés entre certains pays (par exemple l’Allemagne fédérale et la Grèce). Ce qui, à l’époque a paru rassurant, c’est la période transitoire de douze ans (susceptible d’être portée à quinze ans). Le Conseil d’Etat, dans son avis du 27 septembre 1957, a dégagé trois idées-forces. • • 4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE A l’image du Traité de Paris les traités de 1957 2 suscitent de l’appréhension. Pierre Werner , ministre des finances, se demande « si ces appréhensions ne sont pas inspirées par une conception trop libérale que les auteurs des avis se font des règles afférentes du Traité ». A l’heure actuelle il faut bien admettre que l’interprétation libérale s’est largement imposée : on peut même parler d’ultralibéralisme. A l’époque le député Pierre Grégoire exprime ses inquiétudes « au sujet du fonctionnalisme, du planisme et de la technocratie internationale ». Le député communiste Dominique Urbany estime que « de Marché commun an d’Euratom si keng Friddensinstrumenter ». L’exposé des motifs parle de relance européenne. « L’exemple de la CECA montrait le chemin à suivre : celui de l’intégration ». La large dimension du Traité 1 Bernhard Löffler, Soziale Marktwirtschaft und administrative Praxis – Das Bundeswirtschaftsministerium unter Ludwig Erhard, Stuttgart (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtshaftsgeschichte, Beihefte n° 162), 2002, p. 565 et p. 575. 2 A la tribune de la Chambre des députés le 19 novembre 1957. Cette citation, ainsi que les quelques citations suivantes proviennent du document parlementaire n° 454 ; pages : 25/26, 195, 182, 472, 480, 628, 629, 646, 643, 648. Cahier économique 119 • Création d’une union « sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Améliorer le progrès économique « en supprimant les barrières qui divisent l’Europe » (« élimination, entre pays membres, des droits de douane »). « Renforcer les liens de solidarité qui existent entre certains Etats contractants et leurs territoires d’outremer ». Le Conseil d’Etat se fait des soucis quant aux entreprises moyennes, au commerce, à l’agriculture. Mais il constate que « la question de l’adhésion du Grand-Duché à cette charte ne saurait être sérieusement discutée. Aussi, le Conseil d’Etat propose-t-il les Conventions de Rome à l’approbation parlementaire ». Le Conseil d’Etat a fait une comparaison intéressante avec le Zollverein. A cette époque « l’élément allemand avait conquis une influence prépondérante dans toute une série de secteurs économiques … ». On ne saurait mieux décrire la situation telle qu’elle existe actuellement. L’Allemagne occupe une position dominante dans le secteur bancaire luxembourgeois ; elle pénètre de plus en plus dans l’artisanat ; les produits allemands (par exemple automobiles) sont recherchés au Luxembourg, etc. La Commission spéciale de la Chambre des députés, dès la première phrase de son rapport, entre dans le vif du sujet : « Il est bien évident, (…), que le GrandDuché de Luxembourg ne peut vivre dans l’isolement 151 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux économique. Notre pays n’a pas les moyens de produire tout ce qu’il lui faut, il n’est pas plus en mesure de consommer lui-même tout ce qu’il produit. Il est donc bien logique qu’il fasse partie de toutes les formes de communauté économique qui se constituent autour de lui et qui lui permettront soit d’importer, soit d’exporter plus facilement et plus conformément à ses besoins ». La Commission spéciale a pointé trois volets. Tous les avis sont favorables au Traité, mais tous font des réserves sur la capacité à surmonter les difficultés d’adaptation. Le recul historique permet une autre approche : cette époque a été une chance pour le Luxembourg, car elle a permis la modernisation de son économie, dont la compétitivité internationale a été améliorée. L’économie luxembourgeoise est mieux armée pour affronter la concurrence internationale. *** • • • Avec le Traité CECA le Luxembourg a déjà apporté l’essentiel de son industrie, c’est-àdire la sidérurgie ; l’entrée dans la CEE est loin d’être traumatisante. Toutefois, le Luxembourg introduit dans la CEE deux secteurs économiques sensibles : l’agriculture et l’artisanat. Enfin, la Commission examine les institutions politiques de la CEE. Elle relève la complexité de cette organisation. Mais n’est-ce pas préserver les droits des petits pays ? C’est l’élargissement progressif qui produit une complexification croissante. Les autres travaux parlementaires se font dans diverses commissions : la Commission spéciale sur les aspects économiques et sociaux du Traité (président : Emile Reuter, secrétaire : Antoine Wehenkel) ; la Commission spéciale portant sur l’approbation du Traité, rapport juridique (Président : Emile Reuter, secrétaire : Adrien van Kauvenbergh). L’avis de la Chambre de commerce est bien circonstancié ; l’examen des textes ; le souci des petites et moyennes entreprises ; des considérations sociales ; etc. L’inquiétude sur l’avenir économique du pays est bien présente dans le texte : danger d’Überfremdung ; quelque doute sur la capacité à affronter la concurrence internationale, problème du niveau élevé des salaires par rapport à la France et à la Belgique ; création d’entreprises plus difficile avec le nouveau traité ; etc. La Chambre du travail approuve la conception du Traité. La Chambre des métiers formule une critique générale : petites entreprises et artisanat seraient négligés. La Centrale paysanne se limite à l’aspect agricole du Traité et en fait une critique sévère, bien qu’elle ne soit pas contre le Traité. Il faut davantage tenir compte de la « faiblesse structurelle de l’agriculture luxembourgeoise ». La Centrale estime que la période de transition et les dispositions de sauvegarde au profit de l’agriculture sont « plutôt fictives que réelles ». 152 1 A la fin des années 1960 Pierre Grégoire , alors ministre luxembourgeois des affaires étrangères, rappelle que l’unification européenne ne peut pas se limiter à l’économique. L’Europe doit faire le « choix de marcher dans le sens de la Communauté la plus vaste possible, ce qui est pour lui (l’homme européen) la voie la plus sûre à suivre dans le sens de l’universel. C’est elle qui lui dira qu’on ne peut pas vivre pour la matière, bien que vivant d’elle, et qu’on ne peut pas exister les uns contre les autres, ni les uns à côté des autres, mais qu’il est salutaire d’être les uns avec les autres, et plus salutaire encore d’être les uns pour les autres ». En fait, c’est un appel à l’Europe culturelle et sociale. *** Les acteurs de la vie économique et sociale manifestent dans leurs avis une certaine inquiétude quant à l’avenir, ce qui est parfaitement légitime. C’est aussi l’occasion d’exprimer leur volonté d’adapter l’économie luxembourgeoise à la nouvelle donne européenne. Deux trains de mesures peuvent être dégagés : le premier à court terme, lié à la 2 fiscalité ; le second en relation avec l’implantation de nouvelles industries. 3 • La loi du 7 août 1959 énonce deux dispositions destinées aux entreprises. Une réévaluation des immobilisations amortissables : la base amortissable est augmentée et la plus-value est considérée comme réserve imposée (donc nette 1 Pierre Grégoire, L’Europe culturelle, in : Dossier de l’Europe des Six, du plan Schuman à la commission Rey : où en est la Communauté ? où va-t-elle ? Dossier établi par Maryse Charpentier, avec la collaboration de plusieurs auteurs, Verviers, 1969, p. 235. Du même auteur : Le baiser d’Europe – Méditations d’un humaniste communautaire, Luxembourg, 1967, 232 pages. 2 Sylvie Trausch-Schoder, La L.I.R. et son adaptation à la société e luxembourgeoise, in : 50 anniversaire 1961-2011 du Code fiscal, Luxembourg, 2013, p. 72 et suivantes. 3 Loi du 7 août 1959 portant réforme de l’impôt sur le revenu des personnes physiques et de l’impôt sur le revenu des collectivités, Mémorial 1959, p. 853-858 ; annexes (barème), p. 859-893. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’impôt). Pour les années 1959 et 1960 il est introduit un dégrèvement fiscal de 20% du prix d’achat (ou de revient) sur amortissements nouveaux en matériel et outillage productifs. Les avantages de la loi du 7 août 1959 sont régulièrement reconduits à chaque échéance. Dans la législation fiscale luxembourgeoise « il y a des incidences fiscales qui empêchent le pouvoir compétitif et pèsent sur notre économie, et qui en raison de l’entrée dans le Marché Commun, réclament des mesures immédiates. C’est l’objet propre de la 1 petite réforme fiscale ». La loi du 7 août 1959 n’a donc pas comme objet une grande réforme fiscale, mais une adaptation immédiate aux conditions de la CEE. Par cette loi le Gouvernement entend « accentuer la fonction économique de l’impôt au moment de la 2 mise en vigueur des traités européens ». 3 4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome Rapprochons brièvement l’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome. A la fin de l’année 1918 le Luxembourg dénonce le Zollverein, ce qui permet deux constatations. Le Luxembourg sort du champ d’influence de la Mitteleuropa et se rapproche de l’Europe de l’Ouest. Pour éviter l’asphyxie économique le Luxembourg est obligé de trouver un nouveau partenaire économique : la Belgique n’a pas été son choix. Les difficultés de démarrage de 7 l’UEBL ne doivent donc pas étonner. L’UEBL est une union qui présente quelques caractéristiques particulières. 4 • La loi du 2 juin 1962, complétée par la loi du 5 août 1967, vise la modernisation des entreprises industrielles et de services. Selon l’article 5 différentes aides sont prévues : bonification d’intérêt, garantie de l’Etat, subvention en capital, dégrèvement fiscal, acquisition et aménagement de terrains et de bâtiments. 5 Ces lois ont eu un impact considérable sur 6 l’économie luxembourgeoise : modernisation et adaptation à la nouvelle donne économique. S’y ajoute l’apparition de nouvelles entreprises étrangères (notamment américaines). Le STATEC indique (dans la dernière publication de la note précédente) une liste de 39 entreprises installées au Luxembourg, avec objet social, date de la constitution, début de la production, capital social. 1 Projet de loi portant réforme de l’impôt sur le revenu … ; doc. parl. 709 ; rapport de la commission spéciale (rapporteur Tony Biever), p. 1781 2 Considérations générales du doc. parl. n° 709, p. 725. 3 Loi du 2 juin 1962 ayant pour but d’instaurer et de coordonner des mesures en vue d’améliorer la structure générale et l’équilibre régional de l’économie nationale et d’en stimuler l’expansion, Mémorial 1962, p. 492-497 ; doc. parl. n° 853. 4 Loi du 5 août 1967 portant aménagement d’une aide fiscale temporaire à l’investissement, Mémorial 1967, p. 848-850 ; doc. parl. n° 1227. • Ce traité est lié au libre-échange, mais le tarif douanier commun n’interdit nullement des droits protectionnistes ; par exemple le Luxembourg protège son agriculture, en position de faiblesse par rapport à la Belgique. Il n’y a aucune « réglementation 8 commune du commerce extérieur ». • Le régime monétaire de l’UEBL est inédit ; il y a un taux de change fixe entre les francs belge et luxembourgeois : à vrai dire il n’y a pas d’union monétaire. Le Luxembourg a suivi la dévaluation du franc belge de 1926, mais pas celle de 1935 ; le Luxembourg a décroché (1,25 francs belges contre un 9 franc luxembourgeois ). 10 • L’union fiscale est limitée : « aucun rapprochement n’est tenté en matière de fiscalité directe ». Le budget commun ne dépasse guère les droits de douane. • Le fonctionnement de l’UEBL repose essentiellement sur les relations 11 intergouvernementales . 5 A l’époque on a couramment parlé de loi-cadre. STATEC, La politique gouvernementale de reconversion et de diversification industrielles, Luxembourg, 1967, 15 pages ; STATEC, La politique gouvernementale de reconversion et de diversification industrielles, Bilan d’ensemble et réalisations récentes, Luxembourg, 1968, 30 pages ; STATEC, La politique gouvernementale de reconversion et de diversification industrielles, Bilan d’ensemble – Réalisations récentes – Projets, Luxembourg, 1970, 36 pages. 6 Cahier économique 119 7 Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans l’UEBL, Luxembourg, 1972, 2e édition, 91 pages. Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui s’effondre ? Paris, 2013, p. 182-187. 8 Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 183. 9 Ibid. p. 185. 10 11 Norbert von Kunitzki, op. cit. p. 27. Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 185. 153 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • De fait « les politiques monétaire, budgétaire et commerciale extérieure sont mal coordonnées entre 1 les deux partenaires, surtout en période de crise ». Le Luxembourg n’a pas de Banque centrale, mais en 1983 – après la dévaluation déclenchée unilatéralement par la Belgique (1982) et que le Luxembourg a dû suivre – est créé l’Institut monétaire luxembourgeois (IML), future Banque centrale luxembourgeoise (1999). Quel est l’impact de l’unification européenne sur l’UEBL ? Celle-ci est bien renouvelée après cinquante années d’existence, mais elle est lentement, mais sûrement, vidée de ses compétences. Deux étapes sont décisives. D’abord, le marché unique (ou marché intérieur) est entré en vigueur en janvier 1993. Ensuite, l’union monétaire de 1999 a épuisé l’essentiel des attributions de l’UEBL. Examinons brièvement l’influence du Benelux sur les traités européens dans l’optique du Luxembourg. Le Benelux a donné lieu à un vrai mythe, et ceci pour 2 trois raisons . « Benelux gilt als Motor der europäischen Einigung, als Laboratorium für Experimente und fungiert gleichzeitig als Sicherheitsnetz für die drei Staaten, als Schutz gegen eventuelle Rückschläge im Prozess der Europäischen Integration ». Caractérisons rapidement le Benelux dans l’optique luxembourgeoise et par rapport au Traité de Rome. • Malgré les décisions au cours de la guerre (octobre 1943 et septembre 1944), de créer une union entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, ce er n’est qu’au 1 janvier 1948 qu’une union économique (incomplète) est créée. Le 15 octobre 1949 une esquisse d’union est dressée, aboutissant au 3 février 1958 au Traité Benelux (signé à La Haye), entré en er vigueur le 1 novembre 1960. 3 luxembourgeoise. Ecoutons Yves Carl : « Teilnahme an der BENELUX-Union war ein wichtiger Bestandteil der aktiven Auȕenpolitik des Groȕherzogtums : Sie sicherte die Gleichberechtigung mit den unmittelbaren Partnern. Im Zuge der BENELUXIntegration erhielt Luxemburg auch eine gleichberechtigte Stimme in der BLWU (BelgischLuxemburgische Wirtschaftsunion) durch die Unterschrift unter die BENELUX-Währungskonvention und emanzipierte sich gegenüber Belgien. Zum ersten Mal in seiner Geschichte war das Groȕherzogtum einem Vertrag ohne politischen Zwang beigetreten ; somit hatte es die Rolle des passiven Zuschauers auf der internationalen Bühne verlassen ». • La notoriété internationale du Benelux est liée au mémorandum élaboré par les trois ministres des 4 Affaires étrangères pour relancer l’Europe après l’échec de la CED. Ce mémorandum est le point de départ de cette relance européenne. • Le Luxembourg est le plus faible des Six ; en cas de revers dans la construction européenne, le 5 Benelux joue le rôle de refuge. J. Bech a justifié à La Haye en 1958 le maintien du Benelux malgré le Traité de Rome. « Nous avons toujours aimé désigner le Benelux comme le modèle et le précurseur d’une intégration européenne plus large. […] Les traités européens ne sont encore en ce moment qu’un départ, l’inventaire pour ainsi dire de nos plans et de nos espoirs, alors que le traité d’Union que nous signons aujourd’hui est, avant tout, un aboutissement et la condition de nos expériences ». Pour le Luxembourg Benelux et Traité de Rome sont complémentaires ; le premier est un « abri » en cas de recul de la construction européenne. 6 Concluons avec Guy Schuller : « A aucun moment de son histoire, le Luxembourg ne formait un territoire douanier propre ». • La convention du 15 août 1949 est la dernière que l’UEBL a signée avec les Pays-Bas. Dorénavant le Luxembourg est un partenaire à part entière : dans ce sens le Benelux est un moteur de la souveraineté 3 1 Ibid. p. 187. 2 Yves Carl, Die BENELUX-Staaten von den Römischen Verträgen bis zum « Luxemburger Kompromiss » unter besonderer Berücksichtigung der luxemburgischen Position, in : Michael Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen Unionsbildung. 50 Jahre Römische Verträge 1957-2007, Wien·Köln·Weimar, 2009, p. 307. 154 Ibid. p. 309. Paul-Henri Spaak, Jan Willem Beyen et Joseph Bech. 5 Jacques F. Poos, Le Luxembourg dans le Marché commun, Lausanne, 1961, p. 74. 6 Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992, Luxembourg, mars 1994, p. 65 ; cahier économique n° 83 du STATEC. 4 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4.3.5 Maastricht et ses conséquences conjointement méthode communautaire et coopération intergouvernementale ». 4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht *** 1 Une étape importante est l’Acte unique européen de 1986 : un pas réel sur la voie de l’union européenne. Il s’agit en fait de la première grande modification du traité de la CEE. L’acte unique européen est signé en deux étapes. D’abord, à Luxembourg il est signé le 17 février 1986 2 par neuf pays ; puis le 28 février à La Haye par le Danemark, l’Italie et la Grèce. Ce traité entre en er vigueur le 1 juillet 1987. Son contenu peut être ramassé en trois volets. • La création d’un vaste marché commun est au cœur même de l’Acte unique. Le but visé est un espace européen sans frontières internes : libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux et des services. Suppression et/ou réduction des frontières douanières face au passage des personnes. • Des dispositions institutionnelles sont devenues nécessaires du fait de la transition de 6 à 10, puis à 12 Etats membres. C’est une question d’efficacité, par exemple quant au processus décisionnel. Le principe de majorité qualifiée prend le pas sur le principe de l’unanimité, difficile à appliquer face à un nombre croissant d’Etats membres. • Le volet « cohésion économique et sociale » est destiné à réduire les écarts de développement entre pays et régions (par exemple entre Europe du Nord et Europe du Sud). 3 Dans ce contexte Pierre Gerbet insiste sur un aspect crucial : « L’acte unique donne à la Communauté la capacité monétaire, c’est-à-dire la base juridique nécessaire pour progresser vers l’union européenne et monétaire, corollaire indispensable du grand marché intérieur ». Concluons avec le même auteur : « Le traité intitulé Acte unique européen ne devait donc pas être considéré comme un point d’aboutissement mais comme un moyen de progresser en utilisant 1 Le terme unique signifie unifier et compléter les traités européens précédents. 2 Allemagne, Belgique, Espagne, France, Islande, Grande-Bretagne, Pays-Bas et Portugal. 3 Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 355 et p. 353. Cahier économique 119 Le Conseil d’Etat, dans son avis du 26 juin 1986, « approuve le projet de loi qui a été soumis pour avis », sur l’Acte unique, mais rend attentif, comme par le passé, à des « difficultés de transferts de pouvoirs et de compétences » vers des autorités supranationales. 4.3.5.2 Le Traité de Maastricht 4 Le Traité de Maastricht – ou Traité sur l’Union européenne – est un ensemble étendu, touffu, indigeste de plus de 300 articles, complétés par 17 protocoles et 33 déclarations. Ce traité modifie les traités antérieurs (CECA, CEE et Acte unique). La présentation du nouveau traité laisse à désirer dans le sens que les seules modifications sont reprises ; la compréhension du texte en est rendue difficile. Cet aspect formel (bureaucratique) s’ajoute à la complexité du Traité résultant des compromis indispensables liés à deux tendances opposées : approche supranationale, approche intergouvernementale. Dans un tel contexte on comprend que la population n’a pas réservé un accueil enthousiaste à ce traité. Voilà qui est d’autant plus regrettable que le Traité de Maastricht est, après l’échec de la CED en 1954, le traité qui apporte pour la première fois de grands changements politiques. Le Traité CEE a surtout une résonnance économique. 5 Le traité de Maastricht est axé sur trois « piliers ». Premier pilier Il s’agit du Traité sur l’Union européenne : Union européenne, qui va au-delà du domaine économique, et remplace la CEE, qui comme son nom l’indique se concentre sur l’économique ; la CECA et l’Euratom. 4 Pour le texte du Traité Maastricht voir : Office des publications officielles des Communautés européennes, Traité sur l’Union européenne, Luxembourg, 1992, 253 pages. Ou bien Projet de loi portant approbation du Traité sur l’Union Européenne et de l’Acte finale, signés à Maastricht, le 7 février 1992 ; projet de loi n° 3601, déposé à la Chambre des Députés le 9 mars 1992, 170 pages. 5 B. Alomar, S. Daziano, T. Lambert, J. Sorin, Grandes questions européennes, op. cit. p. 360 et suivantes. 155 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Deuxième pilier Ce pilier est lié aux dispositions concernant la politique étrangère et la sécurité commune. Troisième pilier L’instauration de la monnaie unique a nécessité de nombreux changements institutionnels. Un système de banques centrales (SEBC) est constitué avec une Banque Centrale européenne (BCE). « Le SEBC est composée de la BCE et des banques centrales nationales » (art. 106). « L’objectif principal du SEBC est de maintenir la stabilité des prix » (art. 105). Cette fois les dispositions relatives à la coopération policière et judiciaire en matière pénale sont visées. Le passage à la monnaie unique se fait en trois étapes. Remarque : le premier pilier relève de la procédure communautaire, les deux autres relèvent de la procédure intergouvernementale. • La première, dès le milieu des années 1990, prévoit la libre circulation des capitaux et la convergence de la politique macroéconomique. La politique économique et monétaire, relevant du 1 premier pilier, est une innovation de taille du Traité , car c’est la marche vers l’Union économique et monétaire, avec comme finalité la monnaie commune, l’euro. Selon l’article 2 du Traité on a : « La Communauté a pour mission, par l’établissement d’un marché commun et d’une union économique et monétaire … de promouvoir un développement 2 harmonieux ». En 1988 le comité Delors prévoit la mise en place de la monnaie unique, au plus tard en 1999. • La seconde, depuis le 1 janvier 1994, est la phase transitoire liée à la réalisation des critères de convergence. er 3 Cinq conditions , dites de convergence, doivent être remplies pour passer à monnaie unique. • • • • • Déficit public inférieur à 3% du PIB. Dette publique inférieure à 60% du PIB. Un taux d’inflation qui ne peut dépasser de plus de 1,5% la moyenne des trois meilleures performances de l’Union. Le taux d’intérêt à long terme ne peut dépasser de plus de 2% la moyenne des trois taux les plus faibles. Au cours des deux années précédant l’entrée dans la nouvelle monnaie, le respect des marges de fluctuation du SME doit être observé. A la vue de ces critères 11 pays ont été sélectionnés, mais avec parfois une interprétation très souple ; par exemple l’Italie présente une dette publique de 115% du PIB (au lieu de 60%). Les 60% ne sont pas considérés comme un couperet, la tendance à l’amélioration est prise en compte (cf. art. 104c). 1 2 Voir doc. parl. n° 3601, p. 44 et suivantes. Ibid. p. 35. 3 Voir par exemple une présentation ramassée de Jean-Paul Piriou, Lexique de sciences économiques et sociales, Paris, 2003, p. 33. 156 • la troisième étape consacre l’avènement de la er monnaie unique, l’euro, au 1 janvier 1999. Installation des banques centrales européennes, indépendantes de leur Gouvernement. 4.3.5.3 Le plan Werner Si l’on aborde le Traité de Maastricht, l’étude du plan Werner est incontournable, même s’il a finalement échoué. Il est en effet la première tentative visant une monnaie unique. er e Au sommet de La Haye (1 et 2 décembre 1969) deux possibilités d’approfondissement communautaire se présentent. • • Le processus économique est pratiqué depuis l’échec de la CED en 1954 (cf. 4.3.4.1). Le processus politique est visé. A la suite des difficultés de la livre, de la dévaluation du franc français (cf. événements de mai 1968), de la réévaluation du mark allemand, la voie de l’union économique et monétaire est empruntée. C’est aussi un moyen de consolider l’union douanière et d’éviter d’autres turbulences monétaires. Au sommet de La Haye le Conseil de la CE charge Pierre Werner de présenter des propositions en vue d’une intégration plus large, notamment en matière monétaire. Pierre Werner délaisse l’approche théorique abstraite au profit d’une démarche pragmatique. « Le groupe (Werner) n’a pas cherché à construire dans l’abstrait Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 un système idéal ». A ce propos écoutons Pierre 2 Werner (dans ses mémoires) : « Mon européisme était plutôt d’action que de doctrine ». Il se rapproche de 3 Robert Schuman : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant une solidarité de fait ». La réalisation concrète c’est la création d’une monnaie unique, déclenchant une solidarité de fait. Le comité (ou groupe) Werner fait preuve de souplesse pragmatique dans sa méthode de travail : un point de départ et un point d’arrivée. Au point de départ se situe une problématique centrale de l’intégration 4 européenne des Six que le plan Werner a bien mis en évidence : « L’interpénétration croissante des économies a entraîné l’affaiblissement de l’autonomie des politiques conjoncturelles nationales. La maîtrise de la politique économique est devenue d’autant plus difficile que cette perte d’autonomie au niveau national n’a pas sa contrepartie dans l’instauration de politiques communautaires ». Les points suivants caractérisent la situation de l’époque et indiquent en même temps les améliorations à effectuer. • Harmoniser efficacement les politiques économiques (par exemple fixer des objectifs quantitatifs). • Libéraliser davantage les mouvements de capitaux. • Manque de coordination (suffisante) dans les domaines économique et monétaire. A cette situation correspond une interdépendance croissante des économies (industrielles à l’époque) des Six. Une étape de départ, préalable et indispensable à davantage d’intégration est toute tracée : « harmonisation des politiques économiques et monétaires ». Le point d’arrivée est une union économique et monétaire qui exige la réalisation de réformes 5 substantielles. Résumons . • Le centre de gravité évolue vers la centralisation de la politique monétaire, « qu’il s’agisse de la liquidité, des taux d’intérêt, des interventions sur le marché des changes, la gestion des réserves ou de la fixation des parités de change vis-à-vis du monde extérieur ». • Non moins important est la politique budgétaire, « dont la gestion harmonieuse constituera un facteur essentiel de cohésion de l’union ». Ce qui importe c’est « la variation du volume des budgets, de l’ampleur du solde et des modes de financement du déficit ou de l’utilisation des surplus éventuels ». • L’harmonisation fiscale est une autre préoccupation, « notamment en ce qui concerne la taxe sur la valeur ajoutée, les impôts susceptibles d’exercer une influence sur les mouvements de capitaux et certaines accises ». • La libre circulation des personnes n’est pas encore assurée de façon satisfaisante. • Il faut supprimer tous les obstacles de manière à « aboutir à un véritable marché commun des capitaux sans distorsions ». • Combattre les mouvements spéculatifs de capitaux. • Une politique structurelle et régionale « permettra d’éliminer les distorsions de concurrence ». • Dans les domaines de politique régionale et des transports les réalisations restent modestes. • Des réformes institutionnelles sont nécessaires, car il y a évidemment « création ou (la) transformation d’un certain nombre d’organes communautaires ». Une création institutionnelle est essentielle : « un centre de décision pour la politique économique, un système communautaire des banques centrales ». Un tel centre de décision pour la politique monétaire doit fonctionner de manière indépendante. 1 Conseil – Commission des Communautés européennes, Rapport au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes de l’Union Economique Monétaire dans la Communauté, Rapport Werner (texte intégral), in : Supplément au Bulletin 11 – 1970 des Communautés européennes, Luxembourg, 8 octobre 1970, p. 9. 2 Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens – Evolutions et souvenirs, 1945-1985, tome II, Luxembourg, 1991, p. 167. 3 4 Déclaration de Robert Schuman le 9 mai 1950. Rapport Werner, 1970, op. cit. p. 8. Cahier économique 119 Que ces éléments suscitent des problèmes politiques, est évident. D’ailleurs, des modifications du Traité de Rome sont inévitables. 5 Les citations proviennent du rapport Werner, op. cit. p. 10-14. 157 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux *** Notons le passage le plus « dangereux » du rapport Werner. « Dans une telle union, seule importe la balance des paiements globale de la Communauté visà-vis du monde extérieur. L’équilibre au sein de la Communauté sera à ce stade réalisé, comme à l’intérieur d’un territoire national, grâce à la mobilité des facteurs de production et aux transferts financiers des secteurs public et privé ». le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) ; son but est d’intervenir sur le marché aux fins de réduire les fluctuations monétaires et garantir une certaine cohésion monétaire parmi les Six. La dernière étape n’a jamais été abordée, car le plan Werner s’est enlisé au cours de la deuxième étape. La troisième aurait dû voir instaurée l’union économique et monétaire. *** A l’intérieur du territoire communautaire aucune dévaluation dans un pays n’est possible : l’équilibre doit se faire à travers les facteurs de production. En fait, l’équilibre est surtout visé par le canal du facteur travail, qui joue le rôle de variable d’ajustement. Cette situation est actuellement celle qui prévaut dans une partie au moins de l’Union. En d’autres mots, un des défauts majeurs de l’unification européenne est inhérent au rapport Werner. D’ailleurs, ce défaut remonte déjà au rapport Spaak (cf. 4.3.4.2.). Nous venons de relever que ce rapport parle d’harmonisation fiscale : « une suppression progressive et complète des frontières fiscales dans la 1 communauté ». Dans ce contexte et selon Pierre 2 Jaans « ce fut un coup de chance pour le Luxembourg que la place financière encore balbutiante en 1971 n’ait pas été éliminée par une marche vers l’union monétaire telle qu’elle avait été programmée par le Plan Werner ». *** Le plan Werner prévoit trois étapes ; résumons. La première doit se dérouler sur trois ans, à partir du er 1 juin 1971. Elle peut être ramassée en deux dispositions au niveau des Six. La politique d’harmonisation économique à l‘intérieur communautaire pour réduire les niveaux de développement économique. La seconde disposition est liée à la monnaie : resserrer l’amplitude des fluctuations monétaires dans les Etats membres, pour aboutir à des limites stables. Résumons à l’extrême le plan Werner. • Un but général est de préserver les Six de l’instabilité financière. • Un autre but visé est la création d’un centre de décision lié à la politique économique communautaire ; par exemple coordonner les politiques budgétaires des Six. La convergence progressive des politiques économiques est ciblée. • Enfin, le plan Werner présente un aspect inédit : une démocratisation des institutions communautaires. Ainsi, le centre de décision serait responsable devant le Parlement européen doté d’un mode d’élection démocratique. • Pour assurer l’union économique et monétaire, « il importe d’associer les partenaires sociaux à la préparation de la politique économique communautaire » ; de plus il faut « une consultation systématique et continue » avec ces partenaires 3 sociaux . Relevons un avertissement – toujours valable – 4 prononcé par le rapport Werner : « … l’unification économique et monétaire est un processus irréversible dans lequel il convient de s’engager avec la ferme volonté de le mener en acceptant toutes les implications qu’il comporte sur les plans économique et politique ». En d’autres mots, il faut soigneusement préparer l’union économique et monétaire, car il est difficile d’en sortir. Ainsi, sortir de l’euro peut se révéler plus coûteux que d’y rester. La deuxième étape cherche à approfondir la première, et ceci avec davantage de contrainte. En 1973 est créé *** 1 Rapport Werner, op. cit. p. 20. Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la Belgique – Rétrospection, bilan et éloge posthume, in : Actes de la Section des sciences morales et politiques de l’Institut GrandDucal, Luxembourg, 2013, vol. XVI, p. 161. 2 158 3 4 Rapport Werner, op. cit. p. 13 et p. 19. Rapport Werner, op. cit. p. 14-15. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Quelles sont les raisons de l’échec du plan Werner ? • La première grande raison de son échec est liée aux désaccords entre les Six. Le refus par la Bundesbank a probablement été décisif : elle « était 1 hostile à l’idée d’une monnaie européenne ». • Une autre cause d’échec plus générale est en relation avec les désordres monétaires des années 1970 (dévaluations et réévaluations). S’y ajoute la rupture unilatérale par les Etats-Unis le 15 août 1971 de la convertibilité des dollars en or : c’est l’abandon des accords de Bretton Woods de juillet 1944. • Enfin, intervient l’inflation des années 1970, aggravant les troubles monétaires. S’y ajoute le choc pétrolier de 1973. monnaie : système européen de banques centrales (SEBC), dont la marque essentielle est l’indépendance. Le comité Werner se compose de 14 personnes (moitié membres titulaires, moitié membres suppléants), dont l’origine est bien plus diversifié (seulement deux 5 banquiers centraux). Voilà qui entraîne un rapport plus différencié que celui de Delors, représentant surtout, sinon exclusivement, le domaine monétaire. Par opposition au rapport Delors, le rapport Werner garde des aspects démocratiques (par exemple responsabilité devant le parlement européen) et sociaux (par exemple consultation permanente des partenaires sociaux). Dans ce contexte « Pierre Werner propose (ensuite), lors du Conseil du 9 juillet 1970, de consulter les partenaires sociaux en cas de décision 6 monétaire importante ». 7 Deux observations peuvent être adressées au rapport Werner. Le rapport Delors s’est appuyé, au moins partiellement, sur le rapport Werner, bien que les deux rapports présentent des différences non négligeables. 2 Selon Robert Salais « du rapport Werner subsistera le serpent monétaire qui naît dans les années 1970, auquel succède le Système monétaire européen (SME) dans les années 1980 ». Selon Robert Salais ces « audaces démocratiques furent soigneusement oubliées par le rapport Delors de 1988 ». Les vingt années qui séparent les deux rapports voient un changement de paradigme économique. En 1970 le déclin du keynésianisme est pleinement amorcé ; une vingtaine d’années plus tard c’est l’ère du néolibéralisme qui règne. Dans ce contexte Karl Otto Pöhl (Bundesbank), membre du comité Delors, se déclare opposé à la nouvelle monnaie. Le chancelier Kohl passe toutefois outre. On dit que l’abandon du mark allemand est le prix à payer pour la réunification allemande. 8 Etablissons une comparaison rapide entre rapport Werner (1970) et rapport Delors (1989). Ecoutons Frédéric Allemand : « la crise provoque l’obsolescence des prémisses sur lesquelles repose le plan initial. En revanche, sur le fond, le rapport Werner se distingue par sa clairvoyance et sa très grande modernité ». Retenons d’emblée que le rapport Delors, axé sur la monnaie, est bien plus technique que le rapport Werner. Concluons rapidement : le rapport Werner a un aspect ordolibéral, le rapport Delors exprime une approche néolibérale. *** 3 Une différence , aux conséquences graves, se situe 4 dans la composition des deux comités. Le comité Delors comprend 17 personnes, dont quatre seulement ne sont pas des banquiers centraux. Leurs travaux sont orientés principalement vers la nouvelle 1 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253. 2 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253. Frédéric Clavert (historien), Plan Werner et plan Delors : les nondits d’une comparaison, Internet, 2013, 5 pages. Notons un ouvrage remarquable de cet auteur : Hjalmar Schacht, financier et diplomate (1930-1950), Bruxelles, 2009, 473 pages. 4 Selon le Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE), Sanem, Grand-Duché de Luxembourg. 3 Cahier économique 119 *** 5 Dont Hans Tietmeyer, futur président de la Bundesbank dans les années 1990. 6 Elena Danescu, Une relecture du plan Werner de 1970 à la lumière des archives familiales Pierre Werner, projet de recherche CVCE « Pierre Werner et l’Europe », Luxembourg, 2011, p. 13. 7 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253. 8 Frédéric Allemand (maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Paris, chercheur au CVCE, Luxembourg), Crise de la zone euro : modernité du plan Werner (1970), in : futuribles – analyse et prospective, Paris, février 2012, n° 382, p. 71. 159 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux menacés par la politique extérieure de la Russie et de ce fait risquent de se tourner davantage vers l’Allemagne du point de vue économique et vers les Etats-Unis du point de vue défense. France et Allemagne ont deux approches économiques différentes. Résumons. • • La France préfère Keynes à Schumpeter : la dette publique est destinée à faire (re)démarrer l’appareil économique, dégageant les moyens nécessaires au remboursement de cette dette. La « destruction créatrice » de Schumpeter y est confrontée à un certain scepticisme. L’Allemagne fédérale donne la préférence à l’ordolibéralisme. En d’autres mots elle se réfère au « trio » : industrie – exportations – consensus social. Quant à l’Europe, les conceptions de la France et de l’Allemagne ne sont pas moins nuancées. • • • L’Allemagne a vu dans l’Europe un moyen de revenir sur la scène internationale et de permettre la renaissance de son économie. Pour la France l’Europe est un « jardin à la française », où elle s’occupe de la politique étrangère de l’Europe unifiée et où elle fait (par exemple Traité de Paris) ou défait l’Europe (par exemple CED, politique de la « chaise vide » 1965/66, le non à l’adhésion de la Grande-Bretagne en 1963 et en 1967). Cette attitude française a définitivement échoué sous l’impact de deux événements : la réunification allemande et les nouvelles adhésions en 2004. Après la Seconde guerre mondiale l’Allemagne est séparée en deux Etats. L’Allemagne de l’Ouest se considère comme une formation non complète et de ce fait n’a aucune réticence à s’intégrer dans une Europe unie. La chute du Mur, « un symbole du désespoir 1 communiste », change la donne. L’Allemagne fédérale actuelle est moins orientée vers l’Europe de l’Ouest que celle d’avant 1989, car la nécessité d’une intégration européenne est beaucoup moins prononcée. Par ailleurs, l’absorption de l’Allemagne de l’Est (RDA) par l’Allemagne fédérale a notablement transformée celle-ci. L’Allemagne est devenue un aimant économique vis-à-vis de la Mitteleuropa. Actuellement, des pays de celle-ci se sentent 4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht D’emblée, présentons trois avantages dont le Luxembourg peut profiter, à la suite de l’introduction de la monnaie unique. • Les pays membres des communautés européennes sont appelés à perdre une partie de leur souveraineté, notamment monétaire, au profit du supranational. Pour des pays comme la France et l’Allemagne cette perte de souveraineté monétaire pose problème. Par contre, pour le Luxembourg c’est plutôt l’inverse qui se produit, car notre pays n’a jamais disposé d’une souveraineté monétaire complète. Le Luxembourg sera doté d’une banque centrale, à l’image des autres pays. 2 Ecoutons le Conseil d’Etat quant à la position du Luxembourg vis-à-vis de Maastricht : « Pour le Luxembourg, l’abandon du franc luxembourgeois pour l’écu sera sans doute moins dramatique, notre pays n’ayant jamais connu une autonomie monétaire entière. D’aucuns considèrent même que l’écu pourrait constituer un filet de sauvetage intéressant dans la mesure où les querelles institutionnelles en Belgique grèveraient la stabilité du franc belge ». • Voilà qui nous mène directement au deuxième avantage. L’introduction de l’euro rompt le lien de dépendance monétaire vis-à-vis de la Belgique. Le franc belge, exposé aux querelles linguistiques, aurait pu vaciller sous la pression de la spéculation internationale ; un éclatement de la Belgique n’est d’ailleurs pas exclu. Toutefois l’UEBL a bien fonctionné, une fois les difficultés de démarrage surmontées (années 3 1920/30). Pierre Jaans l’a bien exposé : même la dévaluation inopinée de 1982 par la Belgique sans en avertir le Luxembourg, a été bénéfique aux exportations luxembourgeoises, notamment sidérurgiques. 2 1 Göran Therborn (sociologue), Les sociétés d’Europe du XXe au XXIe siècle – La fin de la modernité européenne ? Paris, 2009, p. 352. Traduit de l’anglais par Mathieu Zagrodzki. 160 Projet de loi portant approbation du Traité sur l’Union 1 Européenne et de l’Acte final, doc. parl. n° 3601 , p. 16. 3 Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la Belgique – Rétrospective, Bilan et éloge posthume, op. cit. 15 pages. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • Enfin, tous les Luxembourgeois profitent directement de l’introduction de la monnaie unique. Les dimensions du pays sont telles que partout on y reste en « zone frontalière ». En d’autres mots, les Luxembourgeois ont un avantage pratique immédiat : en se déplaçant au-delà de la frontière ils ne sont pas soumis au change. Le monde du commerce de la Grande région en profite lui aussi : une simplification appréciable. Et encore : pensons aux étudiants luxembourgeois effectuant des études dans les pays voisins. 1 La Commission spéciale de la Chambre des députés (« Traité de Maastricht ») constate que la devise belgoluxembourgeoise a été, au cours de l’année 1991 « une des monnaies les plus fortes du S.M.E ». Ceci est lié à des mesures prises par notre partenaire belge dans le domaine monétaire (par exemple « diminution du précompte mobilier, décision de lier le franc au DM »), ce qui a pour effet d’attirer des investisseurs. Quelle est la position du Luxembourg par rapport aux critères de convergence ? « La marge de manœuvre en matière d’endettement total est encore très confortable. En revanche (…) elle l’est beaucoup moins en ce qui concerne les déficits publics ». « En ce qui concerne (…) la stabilité des prix et celle du taux de change de sa monnaie, tout comme le niveau des taux d’intérêt à long terme, notre pays se classe (…) parmi les pays-modèles de la Communauté ». Ce que la Commission spéciale redoute, c’est un dérapage des finances publiques à l’avenir. Toujours selon cette commission le Grand-Duché « n’a jamais vraiment été associé au pouvoir monétaire de la Banque Nationale de Belgique » et il « est le seul pays parmi les Douze à voir son pouvoir monétaire s’accroître au sein de l’UEM ». 2 Le Conseil économique et social (CES), dans son avis er du 1 avril 1992, note « que ces critères sont exigeants et a priori aucun Etat membre, quelle que soit sa situation actuelle, ne saurait se prévaloir d’un ticket d’entrée acquis d’office ». Et encore : « Pour le Luxembourg, il s’agira essentiellement de surveiller les performances en matière de prix et en matière budgétaire ». 3 Ecoutons une dernière fois le Conseil d’Etat : « Pour le Luxembourg, ce grand projet présente plus d’avantages que de risques ou de contraintes. En effet, notre économie se trouvera insérée dans un cadre monétaire élargi et qui reconnaîtra mieux que par le passé notre droit de participer au pouvoir monétaire, même si ce pouvoir restera très relatif, compte tenue de la taille de notre pays ». 4.3.5.5 Quelques mots de conclusion Ce n’est pas ici ni l’endroit ni le moment de retracer l’histoire de l’unification européenne ; la littérature à ce sujet est très vaste. Nous avons présenté les traités fondateurs de l’Europe unie (traités de Paris, de Rome) ; le Traité de Maastricht a été évoqué. Maastricht a été un moment fort : l’introduction de la monnaie unique. A chaque fois le contexte luxembourgeois est présenté. En fait, l’unification européenne est effectuée par le canal de sept traités (cf. annexe 4.6.2.). Le Traité de Lisbonne, dernier en 4 date (2008) « synthétise les précédents traités ». Les fondateurs de l’unification européenne sont ordolibéraux (cf. 3.1.4.) ; actuellement cette Europe semble devenue « allemande ». Jean-Michel 5 Quatrepoint parle de trois empires : les Etats-Unis, la Chine et l’Allemagne. Dans ce dernier pays l’ordolibéralisme a réussi en grande partie, parce que ce modèle a tenu compte de l’état de la société, de son histoire. Appliquer le néolibéralisme sans ces précautions, comme la France l’a largement pratiqué, ne peut mener qu’à de sérieuses difficultés. D’ailleurs, l’Union monétaire pourrait-elle fonctionner, si tous ses pays membres appliquaient l’ordolibéralisme ? L’Union monétaire est une construction sui generis : il n’existe actuellement aucun modèle lui applicable. Cette union n’est ni un Etat, ni un ensemble d’Etats jouissant chacun de toute sa souveraineté. Le modèle économique d’une telle construction reste à créer. 3 1 1 Doc. parl. 3601 . Jean Asselborn (actuellement ministre des Affaires étrangères) est le président de la Commission spéciale. Les citations proviennent de ce document. 2 CES, Evolution économique, financière et sociale du pays, 1992, in : Avis sur la situation économique, financière et sociale du pays, période 1991-1995, p. 137. Cahier économique 119 1 Doc. parl. n° 3601 , p. 20. 4 Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de Strasbourg), Comprendre le débat européen – Petit guide à l’usage des citoyens qui ne croient plus à l’Europe, Paris, 2014, p. 20. 5 Jean-Michel Quatrepoint, Les choc des empires – Etats-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? Paris, 2014, 265 pages. 161 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Ulrich Beck propose quelques principes à observer par les différents Etats membres de l’Union. er 1 principe : la fairness L’Union a créé des relations de dépendance et d’obligations entre les différents pays membres. Il importe que celles-ci soient perçues comme justes par ces pays. Ainsi, l’Allemagne conteste l’existence de la place financière de Luxembourg. En fait, des mesures prises par ce puissant voisin étaient à la base de cette place financière. Ainsi, la Bundesbank avait imposé à ses banques des réserves non rémunérées, avec la conséquence que des banques allemandes prirent le chemin du Luxembourg pour échapper à cette charge. S’y ajoutait une retenue à la source sur les intérêts. e 2 principe : un juste équilibre entre Etats Il s’agit de protéger les petits Etats de l’Union contre les grands et puissants. Le Luxembourg n’est pas seul dans une telle situation. La manière dont les grands traitent les petits est un signe de l’apaisement ou non des relations entre les Etats membres. e 3 principe : la conciliation entre Etats L’Union est caractérisée par des cultures, des économies, des démocraties variées. Il s’agit de les concilier : en d’autres mots les grands doivent respecter les petits. e 4 principe : Eviter l’exploitation A cet égard des verrous institutionnels doivent protéger les faibles vis-à-vis des forts. En priorité l’Allemagne est concernée, car sa domination économique est évidente. Est-ce que les traités protègent les petits Etats contre les abus des grands ? ernsthaft der Frage nachzugehen, ob das, was vom Grundgesetz her verboten ist, geboten sein könnte, um den Euro, die Europäische Union (…) vor dem Zusammenbruch zu bewahren ». Et encore : « Wer die Gefahr, die Europa droht, ignoriert oder kleinredet, um den grundgesetzlich geregelten Zustand in Marmor zu meiȕeln, macht es sich zu einfach ». Et finalement Ulrich Beck note « daȕ die Nationalstaatsothodoxen sich in die Grauzone einer illegitimen Legalität begeben, weil sie zwar das nationalstaatliche (Verfassungs-)Recht auf ihrer Seite wissen, während sie keine Antwort auf die Gefährdung Europas haben ». 3 Le professeur Dani Rodrik a bien formulé à la fois le succès et les difficultés du making Europe. Ecoutonsle : « For all its teething problems, Europe should be viewed as a great success considering its progress down the path of institution building. For the rest of the world, however, its remains a cautionary tale. The European Union demonstrates the difficulties of achieving a political union robust enough to underpin deep economic integration even among a comparatively small number of like-minded countries. (…) The European Union proves that transnational democratic governance is workable, but its experience also lays bare the demanding requirements of such governance. » 4.4 Le Luxembourg et la mondialisation Une définition de la mondialisation aboutit le plus souvent à une description longue et débordante. Retenons une définition concise : « La mondialisation est un processus par lequel la production et les échanges tendent à s’affranchir des contraintes 4 imposées par les frontières et la distance ». Et encore : « … le terme mondialisation s’est imposé pour désigner le processus d’interdépendance croissante des économies nationales et la constitution *** Un point fort du Conseil d’Etat a été l’analyse de compatibilité de la constitution luxembourgeoise avec 2 les Traités européens. Selon Ulrich Beck une telle attitude est « charakteristisch für die Argumentation der Nationalstaatsorthodoxen ». Du même auteur : « … was vom Grundgesetz her verboten ist, ohne 1 Ulrich Beck, Das deutsche Europa, Berlin, 2012, p. 56-57. Voir aussi : Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un Empire européen, Paris, 2007 (2004). Traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo. 2 Ulrich Beck, 2012, op. cit. p. 34-35. 162 3 Dani Rodrik (Professor of Social Science at the Institute for Advanced Study in Princeton), The Globalization Paradox – Why Global Markets, States, and Democracy Can’t Coexist, Oxford (UK), 2011, p. 220. A titre d’information retenons une traduction allemande : D. Rodrik, Das Globalisierunsparadox, Die Demokratie und die Zukunft der Weltwirtschaft, Munich, 2011, 416 pages. Traduit de l’anglais par Karl Heinz Siber. 4 P. Bezbakh et S. Gherardi, Dictionnaire de l’économie, op. cit. p. 38. Le phénomène mondialisation y est décrit de la page 385 à la page 388. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’un espace économique mondial de plus en plus 1 intégré ». 2 Ecoutons l’approche de Guy Schuller . « Globalisation et mondialisation sont les termes de référence phare e de la fin du XX siècle. Il est surprenant de constater que ce terme jouit désormais d’une notoriété qui n’a d’égale que son manque de spécificité et de précision ». Et encore du même auteur : « Rarement de nouvelles notions ne furent si rapidement propagées et si fréquemment utilisées en dépit – ou peut-être à cause – de l’absence d’une définition claire et unanimement acceptée ». En fait, il y a deux mondialisations, celle de 1870 à 1914 et celle dans laquelle nous vivons actuellement. 4.4.1 Première mondialisation La première mondialisation se situe dans les années 1870 à 1914, bien qu’à l’époque ce terme ne soit pas utilisé. Mais on peut légitimement parler de mondialisation, parce que les échanges internationaux ont pris une dimension déterminante : « … les marchés extérieurs y déterminent de plus en plus les prix, c’est-à-dire la distribution des ressources et des 3 revenus ». Quatre facteurs clé sont intervenus. • L’extension considérable du commerce international L’industrialisation de l’Allemagne et des Etats-Unis y a largement contribué, tandis que les pays qui ont terminé leur industrialisation (l’Angleterre, la Belgique) vendent depuis longtemps leurs produits dans le monde entier. la France plonge dans le protectionnisme avec les 4 fameux tarifs Méline : en fait un large système protectionniste en faveur des agriculteurs. Selon 5 Augé-Labiré , J. Méline a su « se faire reconnaître par les agriculteurs comme leur bienfaiteur dévoué ». Réputé père du protectionnisme agricole, grand spécialiste des questions agricoles, il s’est beaucoup démené pour l’agriculture française. Toutefois, par son attitude protectionniste, il a freiné la modernisation de l’agriculture française et sa nécessaire adaptation à un monde qui change. Malgré Méline le commerce international de la France a augmenté au cours de cette période, et ceci en relation – entre autres – avec l’importation de matières premières et avec le commerce colonial. • Les mouvements migratoires e La croissance démographique en Europe au 19 siècle 6 pousse à la migration ; par exemple de l’Italie vers la 7 France , à la natalité déclinante, et vers le 8 Luxembourg ; de la Russie et de la Pologne vers e l’ouest. Le 19 siècle est relativement ouvert aux migrations transfrontalières. Voilà un instrument puissant de la première mondialisation. Ce n’est qu’au e 20 siècle que les frontières se ferment progressivement. • L’intervention de l’Etat L’Etat-nation devient la forme dominante en Europe, à e partir de la seconde moitié du 19 siècle. En d’autres mots, les Etats gardent leur marge de manœuvre et les frontières restent un puissant moyen de régulation des flux économiques. Au Luxembourg l’Etat est intervenu à deux niveaux: il favorise la mise en place des chemins de fer (cf. emprunts) ; il « nationalise » les richesses du sous-sol 4 Sous le Second Empire la France a basculé dans le libre-échange, surtout au profit de l’industrie. En 1892 1 A. Beitone, A. Cazorla et alii, Dictionnaire des sciences économiques, op. cit. p. 322. Le phénomène mondialisation y est décrit de la page 322 à la page 328 ; y comprise une bibliographie ramassée. 2 Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à la globalisation – Is small beautiful in the global village ? in : Actes de la Section des sciences morales et politiques, Vol. V, 2000, p. 178. 3 Suzanne Berger (MIT – Etats-Unis), Notre première mondialisation, Paris, 2003, p. 17. Cahier économique 119 Du nom de Jules Méline (1838-1925), député, sénateur, ministre, président de l’Assemblée nationale, président du Conseil. Pour une information rapide voir Pierre Bezbakh (université Paris-Dauphine), Jules Méline, chantre du protectionnisme, in : Le Monde (Eco & Entreprise) du 30 août 2014. 5 Michel Augé-Labiré, La Révolution agricole, Paris, 1955, p. 195. Retenons que J. Méline est avocat, mais pas agriculteur. 6 Voir par exemple Catherine Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les frontières ? Paris, 1999, 116 pages. Voir aussi du même auteur : Les nouvelles migrations – Lieux, hommes, politiques, Paris, 2013, 201 pages. 7 Philippe Dewitte, Deux siècles d’immigration en France, Paris, (La Documentation Française), 2003, 128 pages. 8 Voir Cahier économique n° 113 du STATEC, op. cit. p. 66 et suivantes. 163 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 (système de concessions autorisant l’exploitation minière). 4.4.1.1 Jaurès , le protectionnisme et le libreéchange • Jules Méline a été un partisan convaincu du 2 protectionnisme. Jean Jaurès , bien qu’adversaire du libre-échange, a une approche nuancée sur le problème. Ecoutons-le : « Je déclare que je ne suis pas un ennemi du régime protecteur ; non seulement je reconnais avec beaucoup de mes collègues qu’il peut être bon à certaines heures de déroger aux principes du libre-échange, mais j’ai la conviction absolue que la protection, … répond aux exigences de l’idée démocratique ». Et encore, la doctrine protectionniste « affirme le droit et le devoir du gouvernement d’intervenir dans la distribution, dans l’emploi des capitaux, … ». Mais Jaurès met aussi en garde contre des abus du protectionnisme : il y a le risque d’accorder une « rente plus élevée à ceux qui possèdent davantage, … ». Accélération technique La première mondialisation a été grandement facilitée par la révolution technique. Chemin de fer, bateau à vapeur : la baisse du coût de transport est considérable ; le transport de marchandises encombrantes (par exemple coke) n’est plus un problème ; la différence est saisissante par rapport au transport lié à la seule force animale. Communication : télégraphe, téléphone reliant l’Europe aux Etats-Unis. L’espace-temps est considérablement réduit. En 1902 le « bouclage » du monde est réalisé avec des câbles transpacifiques. Quelle est la position du Luxembourg ? Le Luxembourg est entré dans le Zollverein en 1842, c’est bien connu ; ceci a deux effets. Le Luxembourg dispose d’un vaste marché, indispensable à son industrialisation. Le Zollverein joue le rôle d’amortisseur des conséquences de la mondialisation. Première mondialisation et industrialisation du Luxembourg sont deux phénomènes concomitants. Le Zollverein protège, au sens de Friedrich List, l’industrialisation luxembourgeoise vis-à-vis de la concurrence située hors de cette union douanière. Le Luxembourg reste largement à l’abri de la mondialisation, mais reste assujetti aux dispositions du Zollverein, où il n’a pas droit au chapitre. 3 Le professeur Igor Martinache montre – dans l’optique de Jaurès – « que le débat entre libreéchange et protectionnisme marque le véritable enjeu : la redistribution des richesses ». En d’autres mots Jaurès a pointé le fond du problème : les gains du protectionnisme (ou du libre-échange) reviennentils au capital ou au salariat ? Dans ce sens Jaurès reste moderne et son attitude n’a rien perdu de son actualité. 4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange La théorie classique prône le libre-échange, parce qu’il serait avantageux à tous les pays qui le pratiquent. David Ricardo a développé la loi des avantages (ou coûts) comparatifs (formulée en 1817). Si chaque pays, dans le commerce international, se spécialise dans une ou plusieurs production(s), où il a un avantage, c’est-à-dire où il est le plus efficace, tous les pays engagés dans le commerce international en retirent un bénéfice. Ricardo utilise le fameux exemple de la fabrication de drap en Angleterre et la production de vin au Portugal. La spécialisation respective des deux pays leur procure des avantages relatifs, par rapport à l’absence de spécialisation. Cela ressemble à une loi du bon sens, mais à première vue 1 A l’occasion du 100e anniversaire de la mort de Jean Jaurès, Le Monde a publié un hors-série : Jean Jaurès, un prophète socialiste – une vie, une œuvre, Paris, 2014, 122 pages. 2 Les citations proviennent de Jean Jaurès, A qui profite le protectionnisme ? Extraits de discours présentés et annotés par Igor Martinache (université Paris-Est-Créteil), Paris, 2012, p. 21, p. 49, p. 52. 3 Ibid. p. 13-14. 164 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux seulement. En plus, les échanges doivent être le plus « libres » possibles. Et encore : la loi des avantages comparatifs suppose une parfaite information des parties en présence. Voilà qui est rarement le cas ; l’analogie avec la concurrence parfaite est frappante (cf. 3.2.1. et 3.2.2.). La « loi » de Ricardo pérennise dans sa supériorité le pays économiquement le plus développé (Angleterre) au détriment du plus faible (Portugal). Cette loi est statique, car elle ne tient pas compte d’un développement ultérieur. D’ailleurs, l’industrialisation e au 19 siècle a montré que des avantages comparatifs ne sont pas durables. Le pays qui a intérêt au libre-échange est celui qui est techniquement en avance, c’est-à-dire capable d’innover et d’exporter des produits à valeur ajoutée élevée. Le libre-échange ne profite pas forcément à e tous les pays. Par ailleurs, « au XIX siècle les canonnières de la Royal Navy ont plus fait pour convertir le monde au libre-échange que les 1 prédications d’Adam Smith ». On peut y ajouter celles de David Ricardo. Enfin, la spécialisation de la production n’est pas sans risque. Ceci s’applique surtout aux petits pays, contraints de se spécialiser, vue leurs petites dimensions. Ainsi, le Luxembourg, membre du Zollverein, s’est spécialisé dans des produits sidérurgiques semi-finis de la sidérurgie destinés à l’Allemagne. Après la Première guerre mondiale la réorientation économique du Luxembourg a posé de sérieux problèmes. Les économistes Eli Heckscher, Bertil Ohlin et Paul Samuelson ont « modernisé » la « loi » des avantages comparatifs. Ils mettent en évidence des dotations de départ, différentes selon les pays, en équipement et en travail qualifié. Ce qui importe, c’est de mieux valoriser les pays dotés de peu de travail qualifié, pour les faire participer au commerce international. Il y a évidemment d’autres modèles. Selon le 2 professeur Michel Rainelli « les conclusions obtenues sont très sensibles à des hypothèses apparemment mineures ». Selon cet économiste « il en est de même si les modalités de la concurrence entre les firmes sont changées ». 1 Jean-François Bayart (CNRS, Céri), Une mondialisation … pas très mondiale ! in : Alternatives Economiques, Hors-série n° 101, Mondialisation & Démondialisation, 2014, p. 72. 2 Michel Rainelli, La nouvelle théorie du commerce international, e Paris, 2003 3 éd. p. 109. Cahier économique 119 Revenons au cas de l’Angleterre : avant de pratiquer le libre-échange, elle a en fait utilisé le protectionnisme pour accéder à une position lui permettant une attitude de libre-échange. Ce pays, le premier à monter l’échelle de la grandeur industrielle, a rejeté 3 cette échelle pour les autres pays, c’est-à-dire elle leur a imposé le libre-échange dont elle est le bénéficiaire principale. Une question générale se pose : « In short, are the developed countries trying to 'kick away the ladder' by insisting that developing countries adopt policies and institutions that were not 4 the ones that they had used to develop ? ». 5 Selon Paul Bairoch le temps du libre-échange est un intermède réduit : de 1860 (traité de commerce franco-anglais) à 1879 (retour en force du protectionnisme). Néanmoins, l’Angleterre, sûre de sa puissance industrielle, a commencé à pratiquer une politique économique libérale à partir de 1846 (abrogation des corn laws de 1815). Ce qu’il faut absolument retenir, c’est que protectionnisme ou libre-échange ne sont comme tels ni mauvais ni bons. Il faut éviter de faire de l’un ou de l’autre un dogme. 6 Emmanuel Todd fait une critique sévère des avantages comparatifs : « Déviant notablement dans la mise en pratique de ce conte de fées, les Etats-Unis se spécialisent dans la consommation, avec beaucoup d’efficacité il est vrai, ainsi qu’en témoigne leur déficit commercial annuel de 800 milliards de dollars ». Selon cet auteur il s’agit d’une « spécialisation loufoque ». 7 Par contre, le professeur (émérite) Pascal Salin est un partisan convaincu de la « loi » de Ricardo : « dès lors qu’il existe des différences, du côté de l’offre ou du côté de la demande, l’échange est possible et profitable pour tous les partenaires ». Mais il se peut que ce soit plus profitable pour les uns que pour les autres. e Revenons une dernière fois à l’Angleterre du 19 siècle : face à celle-ci les pays européens subissent 3 Ha-Joon Chang, Kicking Away The Ladder – Development Strategy In Historical Perspective, Londres 2006 (2003), 187 pages. 4 Ibid. p. 139. 5 Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, 1999 (1993), p. 39. 6 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 154. 7 Pascal Salin, La tyrannie fiscale, Paris, 2014, p. 236. 165 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 des « désavantages comparatifs ». Remplaçons l’Angleterre par la Chine, ce qui nous mène à la seconde mondialisation. 4.4.1.3 Le Luxembourg et la première mondialisation Au cours de la première mondialisation protectionnisme et échanges commerciaux font bon ménage. Comment est-ce possible ? Trois phénomènes expliquent ce paradoxe. • Les dispositions tarifaires internationales des différents Etats jouent moins en ce qui concerne les importations au Luxembourg. Lors de l’industrialisation le Luxembourg peut importer du coke pour ses hauts fourneaux et de l’équipement industriel. Par contre nos exportations sont sensibles aux tarifs douaniers ; par exemple concurrence des produits sidérurgiques anglais. • La baisse des coûts de transport a été le lubrifiant de l’industrialisation luxembourgeoise. On pense évidemment, et à juste titre, aux chemins de fer. Mais le Luxembourg profite indirectement de la baisse du coût du transport maritime (cf. bateaux à vapeur), condition de la participation (même modeste) du Luxembourg au commerce maritime. A partir des années 1980 le commerce international (matières premières, produits énergétiques, produits finis, etc.) s’est considérablement étendu. Entre 2002 et 2012 les exportations à l’échelle du monde ont été multipliées par 2,7 (OMC). Ceci est évidemment en relation avec l’émergence des fameux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud). Cette nouvelle mondialisation assure un changement de paradigme : les acteurs principaux se situent en dehors de l’Europe. En d’autres mots, celleci est réduite à subir la mondialisation. Les conséquences sont graves : délocalisations, pour rester concurrentiel, ce qui pèse sur le chômage (par exemple fermeture d’usine). La protection sociale est ébranlée, en relation avec la montée du chômage. On ne peut pas parler de « mondialisation heureuse ». D’ailleurs, lors de la première mondialisation, les pays situés en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, n’ont certainement pas non plus éprouvé une « mondialisation heureuse ». Lors de la première mondialisation les Etats européens ont activement accompagné ce mouvement. Actuellement, les Etats européens sont affaiblis par deux facteurs : • Enfin, le Luxembourg profite de l’internationalisation des économies à l’intérieur du Zollverein. Retenons par exemple le financement de notre sidérurgie par des capitaux allemands. 4.4.2 Seconde mondialisation D’emblée retenons la différence fondamentale avec la première mondialisation : « La globalisation marque en effet la fin du monopole que l’Occident détient e 2 depuis le XVII siècle sur l’histoire du monde ». A la cela s'ajoute une autre considération: cette mondialisation revalorise la notion de concurrence, car la seule alternative semble être l'autarcie ou l'isolement complet (cf. Corée du Nord). Résumons la seconde mondialisation en trois positions. • • Délégation de pouvoir à Bruxelles. Les Etats ne sont plus maîtres de leur politique économique et ceci non seulement à cause de l’unification européenne, mais du fait du pouvoir grandissant des multinationales. Est-ce la revanche des marchés sur les Etats ? On a effectivement : 3 « marchés contre Etats » ; avec le néolibéralisme il semble que les premiers s’en sortent mieux. En matière économique les relations internationales semblent l’emporter sur les relations interétatiques. La technologie A l’image de la première mondialisation la technologie joue un rôle d’accélérateur. Les réseaux internationaux ont réduit sinon brisé les distances : les informations circulent en temps réel de par le monde entier. L’informatique est devenue indispensable à la production, à la distribution et à la gestion, c’est bien connu. Accélération du commerce international • La financiarisation 1 Frank Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger et Adrien de Tricornot, Inévitable protectionnisme, Paris, 2012, p. 30. 2 Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation – Le pire est à venir, Paris, 2008, p.11. 166 3 Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 100. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux L’origine de la financiarisation remonte au moins jusqu’au 15 août 1971 : les Etats-Unis renoncent à la convertibilité du dollar en or. Le système de changes flottants impose la réduction des obstacles à la libre circulation des capitaux. Ceci a été encouragé par les facilités internationales issues des euro-emprunts et des eurodollars. Au cours des années 1980 commence le grand mouvement de la dérégulation financière, portée par la vague néolibérale, à partir des pays anglo-saxons. La séparation traditionnelle entre banques de dépôts (ou banques commerciales) et banques d’affaires (ou banques d’investissement), introduite aux Etats-Unis par Roosevelt en 1933, est abrogée en 1999. Finalement, la route est ouverte à la financiarisation : dérégulation continue, titrisation effrénée, instauration de normes comptables anglosaxonnes propices à la spéculation, etc. Le résultat est bien connu : la plus grave crise financière et économique depuis 1929. *** La liberté de circulation à la fois des marchandises et des capitaux a des effets graves : un bouleversement des rapports de force internationaux. Le pouvoir d’intervention de l’Etat dans la vie économique se rétrécit, face à un pouvoir grandissant des multinationales. La mondialisation soulève alors la question du protectionnisme. A cet effet, comparons les avantages/désavantages comparatifs en Europe et en Chine. L’Europe concentre des désavantages comparatifs : chômage croissant, fermeture d’usines, désindustrialisation, mise en danger du régime de protection sociale, finances publiques en difficultés, etc. Cette situation désastreuse est due à une large liberté de circulation de marchandises à laquelle l’Europe est soumise. Les pays européens ont établi un système de protection sociale efficace, même chose pour la santé publique ; des normes sociales et écologiques ont été érigées. La Chine, à l’inverse, accumule des avantages comparatifs : exportations massives, accumulation de réserves (autour de 3 000 milliards de dollars), industrialisation galopante, modernisation de l’économie, etc. La Chine a atteint ces résultats, grâce à un ensemble de facteurs : « une monnaie sousévaluée – et maintenue comme telle malgré l’adhésion Cahier économique 119 à l’OMC – , une production subventionnée et dirigée par l’Etat, un système de décision opaque, une société policière, l’absence de syndicats et d’élections libres ou de législation sociale et environnementale 1 vraiment appliquée, etc. ». Le commerce Chine-Europe est un système « perdantperdant ». En Chine quelques millions de paysans sont jetés dans des usines tournant au profit des exportations. Leurs rémunérations sont dérisoires, au sens de Karl Marx. La précarité est le mot clé ; la contrepartie est l’accumulation d’énormes réserves de devises. En Europe l’entrée sans restrictions des marchandises chinoises mène tout droit à la baisse de l’activité industrielle, à la fermeture d’usines et à la précarité. Est-ce le début de la fin des classes moyennes en Europe ? Il est permis de parler de jeu « perdant-perdant », parce que les deux parties prenantes ont des désavantages. Toutefois, la Chine poursuit probablement un autre but, hégémonique celui-là. Trois aspects poussent dans cette direction. • La monnaie chinoise Le yuan est sous-estimé de 20% à 40% par rapport au 2 dollar . Les Etats-Unis ont le déficit, la Chine dispose d’excédents, donc le yuan devrait s’apprécier notablement par rapport au dollar. Or, tel n’est pas le cas. Les manipulations du yuan déstabilisent le commerce international. • Le transfert de technologie Les entreprises occidentales installées en Chine sont plus ou moins obligées de faire connaître leurs procédés de fabrication. Ce transfert de technologie fait gagner à la Chine « de précieuses années de 3 savoir-faire ». Les entreprises étrangères sont dominées par le court terme (« tyrannie du présent »), face à la Chine opérant à long terme. Celle-ci a ainsi la possibilité de concurrencer rapidement les entreprises européennes, d’autant plus qu’elle ne se préoccupe pas trop du respect de la propriété intellectuelle. 1 F. Dedieu, B. Masse-Stamberger, A. de Tricornot, Inévitable protectionnisme, op. cit. p. 31. 2 Ibid. p. 145. 3 Ibid. p. 35. 167 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux • L’achat de terres rares La Chine achète, à tour de bras, des terres rares et des terres arables de par le monde entier. Ces trois aspects de la politique économique de la Chine montrent la direction : une voie hégémonique, sinon impérialiste. L’économie de la Chine ne s’explique pas par la main invisible d’Adam Smith, 1 mais par la main visible de l’Etat chinois. Il n’y a là rien de libéral, ni de libre-échangiste. Dans ce contexte présentons la prise de position 2 d’Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard : 1. « Le commerce international, dans ses modalités actuelles, est ruineux pour l’Europe et les Etats-Unis ». 2. « Sa poursuite, dans les conditions actuelles, accélérera nécessairement la désindustrialisation ; … ». 3. « La Chine n’est pas une puissance capitaliste comme une autre : c’est une puissance capitaliste totalitaire ayant un objectif de domination du monde ». 4. « Elle ne se sent d’ailleurs aucunement responsable du devenir de celui-ci : elle ne cherche nullement à aider les Etats-Unis mais bien plutôt à précipiter leur chute, sur le plan économique d’abord, puis sur le plan politique, diplomatique et militaire ; … ». 3 On a l’impression que les BRICS et les Etats-Unis pratiquent un double langage dans leur commerce extérieur : libre-échangiste vis-à-vis des exportations et protectionniste vis-à-vis des importations. D’ailleurs, au cours des années 1970 le Japon s’est livré à cette politique envers l’Europe (cf. 1 Michel Aglietta et Guo Bai, La voie chinoise – Capitalisme et Empire, Paris, 2012, p. 109 et suivantes. Voir aussi, dans un autre genre : Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin – Les promesses de la voie chinoise, Paris, 2009 (2007), 504 pages. Cet auteur est docteur en économie et professeur de sociologie à la Johns Hopkins University (Maryland) ; préface d’Alain Lipietz, traduction de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Voir aussi et surtout Guy Schuller, Ré-émergence de la Chine – De quelques répercussions sur l’économie mondiale et sur celle du Luxembourg, in : Actes de la Section des sciences morales et politiques de l’Institut GrandDucal, vol. X, Luxembourg, 2007, p. 169-201. Enfin, voir le n° 3092 de Problèmes économiques consacré à la Chine, juin 2014. automobiles). « Avec ses pudeurs commerciales, l’Europe pourrait bien passer pour l’idiot du village global, selon la formule si évocatrice d’Hubert 4 Védrine ». Que faire ? La réponse n’est pas facile, mais il semble que la seule voie possible soit le protectionnisme, devenu inévitable. L’OMC n’a pas réussi à faire observer les règles du libre-échange, malgré la création de l’Organe de règlement des différends au sein même de l’OMC. Les grandes puissances économiques ont des difficultés à observer les règles du jeu. Le cas de la Chine vient d’être relevé ; les Etats-Unis ont depuis longtemps abusé de la position particulière du dollar : à la fois monnaie nationale d’un pays et monnaie de réserve internationale. En l’absence d’une réglementation internationale efficace le recours au protectionnisme devient inévitable pour l’Europe. Il faut partir du point de vue que protectionnisme et libre-échange sont deux possibilités de politique économique : sans jeter l’anathème sur l’un ou l’autre. D’ailleurs l’une peut être préférable à l’autre, selon le contexte économique et social, lequel n’est pas immuable. Le seul protectionnisme à appliquer par l’Europe serait celui qui mettrait l’Union et une autre région économique sur le même pied d’égalité : par exemple éliminer l’avantage comparatif de la Chine lié à une pratique protectionniste indirecte (par exemple bureaucratique). Le but n’est pas d’empêcher l’entrée de marchandises chinoises dans l’Union, mais de préserver le régime social européen. Ce protectionnisme doit réduire la désindustrialisation (forte en France), augmenter les salaires (par exemple en Allemagne), préserver le tissu industriel en général. Retenons qu’un tel protectionnisme n’est pas appelé à durer, il est lié à un résultat. Tout le monde a conscience qu’une politique protectionniste est toujours dangereuse, mais si l’Union pratique seule le libre-échange, c’est plus dangereux encore. Un protectionnisme appliqué à ceux qui méprisent les règles du libre-échange semble justifié. Dans cette perspective le protectionnisme n’est plus un gros mot. *** 2 Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard, La visée hégémonique de la Chine – L’impérialisme économique, Paris, 2011, p. 180. 3 Sur les BRICS voir par exemple : Thierry de Montbrial et Philippe Moreau Defarges, Le défi des émergents, Ramses (Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégies) 2015, Paris (Institut français des relations internationales), 2014, 402 pages. 168 4 Dominique David et Frank Dedieu, Gouvernance et protectionnisme, in : Problèmes économiques, n° 3089 : La mondialisation en question, mai 2014, p. 16. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux A la suite de la seconde mondialisation l’œuvre pionnière de F. Braudel sur l’économie-monde est revalorisée. Il en est de même de l’œuvre d’I. Wallerstein ; l’histoire globale a pris un relief 1 particulier . *** Quel est le positionnement du Luxembourg vis-à-vis de la seconde mondialisation ? Les premiers traités européens (Traité de Paris, Traité de Rome, Acte Unique) ont joué le rôle de bouclier à l’égard de la seconde mondialisation. Cette protection, bien que relative, a été réelle, mais surtout les vingt premières années. provenant d’autres pays asiatiques. La notion de « pays d’origine » en est brouillée. • Se protéger par des droits de douane contre des produits asiatiques n’a de sens économique que si les produits européens peuvent y être substitués. • Enfin, la Chine, à son tour, peut prélever des droits de douane sur les produits européens, bien que jusqu’à présent les importations chinoises à partir de l’Europe occidentale soient encore modestes. La dépendance économique de l’Europe occidentale envers les économies asiatiques n’est pas négligeable. 3 L’Europe est alors fort appréciée au Luxembourg, car synonyme de sécurité. Par la suite l’Union a de plus en plus basculé vers le libre-échange, avec des droits de douane dérisoires à l’entrée. Par contre, les deux autres grandes Régions économiques (Chine, EtatsUnis) ne se privent pas d’ériger des barrières douanières de formes diverses. A ce jeu de dupes l’idée de l’Europe devient perdante. Voilà qui explique, au moins partiellement, la perte de popularité de l’Europe, le Luxembourg ne fait pas exception. L’Europe est considérée par une grande partie de la population luxembourgeoise comme responsable de cette situation difficile. La Chine est dirigée par le parti communiste, opaque, secret, tentaculaire : 6,3% (2013) de la population sont membres de ce parti. La contestation du régime est le fait d’une petite minorité, car le régime offre croissance économique et stabilité politique. *** A une époque où le néolibéralisme prône à tout prix le libre-échange et la disparition des frontières, écoutons 4 le philosophe Régis Debray , qui fait entendre une autre musique : « Face au rouleau compresseur de la convergence, avec ses consensus, concertations et compromis, ranimons nos dernières forces de divergence … ». *** 2 Selon Patrick Artus et Marie-Paule Virard il faut « réfléchir à deux fois au protectionnisme antichinois ». Et ceci pour quatre raisons. 4.5 La croissance, l’échange et le Luxembourg 5 • Une grande partie des exportations chinoises sont le fait de firmes étrangères installées en Chine. Le protectionnisme peut alors se retourner contre le pays importateur. • « Ensuite, le contenu en importations des exportations chinoises est très élevé ». En d’autres termes, la Chine est aussi un centre d’assemblage (c’est-à-dire dernière étape de fabrication) de produits 1 Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, 2009, 264 pages et du même auteur : L’invention du marché – Une histoire économique de la mondialisation, Paris, 2004, 368 pages. Voir aussi Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel (dir.), Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, 2009, 502 pages. 2 Patrick Artus et Marie-Paule Virard, La France sans ses usines, Paris, 2011, page 112 et suivantes ; les citations sont de la page 113 et de la page 114. Cahier économique 119 Croissance et échange restent au cœur de l’économie moderne. Esquissons brièvement l’histoire de ce couple. • Adam Smith, dans son ouvrage majeur de 1776, place la division du travail au centre, car générant la productivité. Cette approche de la division du travail est appelée à s’appliquer au niveau international. • Justement, David Ricardo continue sur cette lancée : la productivité est une condition indispensable à l’accumulation de capital. La croissance économique résulte de l’échange 3 Jean-Pierre Cabestan, Le système politique chinois, Paris, 2014, 708 pages ; l’indication du pourcentage provient de la page 404. 4 Régis Debray, Eloge des frontières, Paris, 2010, p. 87. 5 Charles-Albert Michalet, 2004, op. cit. p. 14 et suivantes. 169 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux international lié à l’investissement industriel. D’ailleurs, l’industrialisation du Luxembourg s’est déroulée dans ce contexte d’échanges internationaux (cf. Zollverein). naissante est assujettie à la loi de la compétitivité. En d’autres termes le Luxembourg est obligé d’exporter pour réaliser des économies d’échelle. • Karl Marx reprend le développement de Ricardo tout en le complétant : c’est l’analyse en termes d’impérialisme. Dans la foulée marxiste Rosa Luxemburg (1871-1919) insiste sur le rôle des exportations : surproduction structurelle de biens de consommation, ce qui exige de nouveaux débouchés ; cette quête de débouchés peut mener à de sérieux conflits (par exemple guerre). Prenons un autre exemple, la Belgique, pays plus grand que le Luxembourg, mais petit par rapport à la France ou à l’Allemagne. L’industrialisation a forcé la Belgique à exporter pour valoriser ses économies d’échelle. • L’extension du capitalisme implique l’extension des marchés à l’échelle du monde. La mondialisation va au-delà de l’échange de biens et de services. Selon une interprétation moderne les échanges internationaux comprennent aussi les investissements directs à l’étranger (IDE) et la circulation des capitaux financiers. Les IDE consistent en investissements directement effectués par des entreprises, le plus souvent multinationales, dans un autre pays. Deux approches se présentent. Acquérir une partie du capital social d’une entreprise déjà existante ou nouvellement créée, voilà qui permet le contrôle de cette entreprise. Ou bien, créer une filiale à l’étranger. Le Luxembourg a bénéficié de cette approche dès le début des années 1950 (cf. installation de Goodyear dans le Grand-Duché). Les investissements financiers ou de portefeuille sont des placements dans des sociétés cotées en Bourse, par des institutions financières, bancaires ou non et même par des particuliers. Ces placements visent la rentabilité. S’y ajoutent des « institutions » comme les fonds de pension, les mutual funds, les finance companies et les hedge funds. La mondialisation ce n’est pas seulement l’addition échanges de biens + flux d’IDE + mouvements de capitaux, mais c’est aussi l’interaction entre ces termes, car il y a interdépendance, ce qui rend la mondialisation si complexe. Situons brièvement le Luxembourg dans ce contexte international. Lors de son industrialisation le Luxembourg a bénéficié d’investissements directs effectués de l’étranger, en fait de l’Allemagne. Cette industrie 170 Lors du déclin de la sidérurgie luxembourgeoise, l’économie financière prend la relève ; la situation est similaire à celle de l’industrialisation : il faut exporter des services financiers. Rappelons que les capitaux étrangers ont pris le chemin du Luxembourg, à la suite de dispositions aux Etats-Unis et en Allemagne fédérale. Que plus tard le Luxembourg valorise ces atouts, nous semble légitime : ce petit pays doit lutter pour sa survie économique. *** Revenons au commerce mondial. L’accord de Bali, scellé laborieusement le 7 décembre 2013 a finalement échoué sur un véto de l’Inde, au dernier moment (31 juillet 2014). Cet accord a visé à faciliter les procédures douanières en général et à libérer les services en particulier (de ses 160 Etats membres). 1 Est-ce « l’irrémédiable déclin de l’OMC ? ». 4.6 Annexe : Lectures 4.6.1 Situation de la sécurité sociale Les finances publiques se sont dégradées sur la période 2001-2004 et le solde budgétaire des administrations publiques a basculé d’un excédent de 6,1% du PIB en 2001 à un déficit de 1,1% en 2004. (…). Sur l’ensemble de la période 1995-2010 le secteur de la sécurité sociale (régimes de soins de santé et de longue durée, régime d’assurance accidents, régime d’assurance prévoyance-vieillesse du secteur privé et de régime de prestations familiales) est excédentaire. La position financière actuellement favorable du secteur de la sécurité sociale résulte principalement d’une croissance continue du marché du travail suite à une migration soutenue et à un apport de main-d’œuvre non résidente considérable au cours des décennies 1 Editorial dans Le Monde du 5 août 2014. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux passées. Ainsi la situation est telle qu’un grand nombre d’assurés participent pleinement au financement des régimes de protection sociale (cotisations sociales et impôts) et que le nombre élevé des actifs actuels dépasse le nombre réduit d’actifs nécessaires pour assumer les charges du système de protection sociale. Or ces actifs d’aujourd’hui seront les bénéficiaires de demain (pensions, soins de santé et de longue durée) de manière à ce que le système social se verra confronté à des problèmes de soutenabilité à moyen terme, et ceci en termes d’adéquation des prestations et des ressources financières nécessaires. Rapport général sur la sécurité sociale au GrandDuché de Luxembourg, 2012, Ministère de la Sécurité Sociale – Inspection générale de la sécurité sociale, Luxembourg, 2013, p. 17. 4.6.2 L’Europe en sept traités Ce bel et ambitieux projet d’une Europe pacifiée a ouvert le chemin de l’intégration. On est ainsi allé par étapes successives de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951 à la monnaie unique en 1999, en passant par la Communauté économique européenne (CEE) et le marché unique. D’où les quatre traités les plus importants : le traité CECA (1951) ; le Traité de Rome (1957) crée la CEE ; l’Acte unique européen (1986) met en place le grand marché intérieur (dit aussi le marché unique) et unifie les traités européens existants, d’où son nom ; le traité de Maastricht (1992) porte la décision historique de lancer l’euro. Après cela deux autres traités ont surtout contribué à compléter les textes européens, sans pour autant poser des avancées déterminantes : le traité d’Amsterdam (1997) ; le traité de Nice (2001). L’Union européenne (UE) vit actuellement dans le cadre de son septième traité : le traité de Lisbonne (2008). Ce traité synthétise les traités précédents. Il apporte quelques innovations et contribue à améliorer le fonctionnement des institutions. Cahier économique 119 Un tel empilement de textes reflète une construction par strates qui a contribué à rendre l’Europe peu compréhensible au regard des non-spécialistes. Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de Strasbourg), Comprendre le débat européen, Petit guide à l’usage des citoyens qui ne croient plus à l’Europe, 2014, p. 20. 4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation La globalisation est bien plus que l’interdépendance croissante des économies. Elle est un processus dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par des mutations technologiques et par des décisions politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette accélération de la circulation (des biens et services, des capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et de la diffusion des innovations. De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les économies de très petit espace sont particulièrement vulnérables et exposées aux profondes mutations en cours. En dépit de la réduction, voire de la perte de quelques atouts, ces économies peuvent faire valoir certains avantages inhérents à la petite taille, comme la proximité et la flexibilité qui leur assurent des capacités d’adaptation rapide. Grâce à une évolution très favorable au cours des deux dernières décennies, l’économie luxembourgeoise a pu générer une « spirale vertueuse » et créer des conditions de vie, des infrastructures, ainsi qu’un environnement politique, social, fiscal et légal qui s’avèrent fort intéressants pour les investisseurs étrangers. L’implantation d’entreprises performantes contribue largement au renforcement des différents facteurs d’attractivité. La conjonction de plusieurs éléments – qu’ils soient inhérents à la petite taille ou la conséquence de la situation géographique ou le résultat des efforts de diversification ou encore la résultante de l’audace des autorités politiques – fait aujourd’hui la spécificité de l’économie luxembourgeoise. Dans la mesure où les niches de souveraineté vont disparaître, il conviendra de dégager des niches de spécificités (qu’il s’agira de bien cerner et d’exploiter), qui constitueront les « nouveaux avantages comparatifs ». La « spirale vertueuse » constitue une base très propice de la « Corporate Identity » de l’économie luxembourgeoise. Elle gagnerait sans doute en crédibilité et en 171 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux perspective par l’intégration de l’un ou l’autre élément visionnaire dans un projet de société explicité. Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à la globalisation – Is small beautiful in the global village ? in : Actes de la Section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg, 2000, vol. V, p. 200-201. 4.6.4 Une société de seniors La question des seniors (…) structurera notre avenir commun aussi bien dans le domaine politique, économique et social que spatial ou familial. Notre regard ne doit pas rester focalisé sur les enjeux liés à la santé ou à l’économie. Voilà déjà au moins vingt ans que nous aurions dû anticiper ces changements et mettre en œuvre des politiques prenant en compte les dimensions sociales, culturelles et géographiques induites par ces bouleversements. Le vieillissement pose de multiples questions qui interrogent les conditions du vivre ensemble et les priorités que la société compte se donner : emploi, financement des retraites, modes de vie, relations sociales, solidarité et coopération entre les générations, allocation des ressources, habitat, prise en charge du grand âge, évolution des normes collectives, implication dans l’aide de proximité, soutien à la formation des jeunes … Longtemps ignorée, la rupture démographique s’impose progressivement. Elle est visible depuis les rues des grandes métropoles jusqu’au fin fond des campagnes, en passant par les aéroports, les halls de gare ou les couloirs du métro. Partout la présence des séniors se fait sentir, structurant une large part de la vie sociale, de l’espace urbain et de l’offre des entreprises. … les seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir avec leurs aînés. Non seulement on vit plus longtemps qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup moins vite. Les seniors ne sont ni moins modernes ni moins ouverts que les plus jeunes. Ce n’est pas l’âge qui détermine notre rapport au monde, mais l’histoire personnelle, les origines et le caractère. 4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat Aber schon aus dem schieren Gegenüber von Individuum und Organisation ergibt sich eine grundsätzliche Asymmetrie der Macht. Der einfluȕreiche amerikanische Soziologe James S. Coleman (1982) vertritt sogar die Auffassung, daȕ die Machtasymmetrie zwischen Individuen und Organisationen (bzw. zwischen natürlichen und juristischen Personen) das grundlegende Strukturmerkmal der modernen Gesellschaft sei, die er deshalb als die asymmetrische Gesellschaft bezeichnet. Auf dem Arbeitsmarkt steht ein « Heer » von individuellen Anbietern von Arbeitskraft einer sehr viel kleineren Zahl von organisierten Firmen als Arbeitgebern gegenüber. Das ist die Grundkonstellation des kapitalistischen Wirtschaftslebens. Das heiȕt, die Kapitalseite tritt immer schon in organisierter Form auf den Plan, die Arbeitnehmerschaft aber muȕ sich erst organisieren, um überhaupt nennenswerte Gegenmacht entfalten zu können. … empfielt es sich, noch eine weitere Asymmetrie zwischen Kapital und Arbeit hervorzuheben, die sich ausdrücklich auf deren Konfliktfähigkeit als kollektive Akteure bezieht – die Asymmetrie der Interessenlagen. Die These ist, daȕ die Mitglieder von Unternehmerverbänden zwar direkte Marktkonkurrenten sein können, daȕ ihr leitendes Interesse – das Profitprinzip – aber eindeutig feststeht und für alle kapitalistischen Unternehmen gilt. Der Arbeitsmarktpolitische Zielrahmen der Unternehmerverbände ist deshalb unkontrovers : Ihre primäre Aufgabe ist die Erhaltung bzw. Schaffung von möglichst vorteilhaften Kapitalverwertungsbedingungen. Die Voraussetzungen sind daher günstig, daȕ es den Verbandsvertretern der Arbeitgeberseite gelingt, die internen Konkurrenzprobleme auszuklammern und « mit nur einer Zunge » zu reden. Reinhard Kreckel, Politische Soziologie der sozialen e Ungleichheit, 3 édition, Frankfurt, 2004, p. 168, p. 169, p. 171-172 (« Theorie und Gesellschaft », Band 25). R. Kreckel ist Professor für Soziologie an der Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg. Serge Guérin (sociologue, professeur à l’Ecole Supérieure de Gestion Management School), La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 38-39 et p. 196. 172 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation La théorie néoclassique se concentre sur la notion d’équilibre, quand bien même étudierait-on le processus de croissance, car il est censé converger vers un sentier doté de stabilité dynamique, que le système de prix suffit à caractériser. De plus, cette théorie minore l’impact de la monnaie et ignore le caractère dynamique du processus d’accumulation typique d’une économie capitaliste. La théorie du déséquilibre lève l’hypothèse de prix walrassiens et considère qu’ils résultent d’un processus oligopolistique de formation des prix, ce qui correspond effectivement aux formes contemporaines de la concurrence. Pourtant, sauf exception, les modèles correspondants ne prennent pas en compte la dynamique de l’accumulation, pas plus que le rôle des institutions dans la coordination des stratégies des agents économiques. La théorie de la régulation prend la pleine mesure de l’impact des formes institutionnelles, que sont le rapport salarial, les formes de la concurrence, le régime monétaire, sur la dynamique de l’accumulation qui ne résulte plus du seul jeu des prix relatifs. Dans la mesure où certains prix tels que le salaire ou le taux d’intérêt résultent du jeu des formes institutionnelles, les outils forgés par la théorie du déséquilibre, en particulier la notion de rationnement, peuvent être mobilisés pour formaliser les modes de régulation. Robert Boyer, Théorie de la régulation, Paris, 2004, p. 51. 4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident 4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident Premièrement, une cohésion sans précédent sous l’égide de Washington, accepté en définitif par tous. Dans un monde multipolaire, l’Occident est le seul ensemble unipolaire. Jamais un Chinois ne se laisserait représenter par un Indien, et vice versa. Jamais un Brésilien par l’Argentine, ou un Nigérien par l’Afrique du Sud. L’Occident n’a qu’un numéro de téléphone en cas de crise, la Maison Blanche. Cahier économique 119 Deuxièmement, le monopole de l’universel : l’Occident est la seule fraction du monde capable de représenter ses intérêts particuliers comme ceux de l’humanité en général. L’expression la plus élevée de la conscience universelle, l’ONU, se situe à New York, au cœur de l’hyperpuissance, la seule qui dispose de bases militaires sur les cinq continents. Preuve que le droit est là où se tient la force. Personnellement, j’aurai préféré que l’ONU ait pour siège Jérusalem, ville sainte, frontière de l’Orient et de l’Occident, où 180 pays auraient à cœur la sécurité de leur personnel. Troisièmement, l’Occident, c’est aussi l’école des cadres de la planète. L’Amérique n’a pas d’émigrants, mais 42 millions d’immigrés. Elle a des fils adoptifs partout. Y compris les fils des dirigeants chinois qui viennent se former dans ses business et universités. L’Amérique est « muiltidiasporique », ce qui est un cas unique. Quatrièmement, le formatage des sensibilités humaines, ce qu’on appelle aussi le soft power, qui est une façon d’imprimer l’imaginaire du monde entier. 4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident Tout d’abord, l’hybris, la folie des grandeurs. Une ignorance condescendante du monde extérieur : The West and the Rest, dit-on outre-Atlantique. L’Occident a mis huit ans à comprendre que ses troupes étaient des occupants en Afghanistan. La perte du sacré et le déni du sacrifice ensuite : le 26 août 1914, 26 000 soldats français ont été tués et le président Poincaré n’est pas sorti de son bureau. C’était normal. Aujourd’hui, un soldat est tué au Mali et c’est un drame. Notre relation à la mort a fondamentalement changé, d’où la recherche de la guerre zéro mort ou du drone de guerre. Le sacré est ce qui commande le sacrifice et interdit le sacrilège. Il n’y a pas d’Européens prêts à mourir pour l’Europe. L’Orient a gardé le sens du sacré, donc du sacrifice, et c’est son point fort. Régis Debray (philosophe/écrivain), L’Occident est-il en déclin ? in : Le Monde (Décryptages) du 18 juillet 2014. 173 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux … ist doch die EU der einzige Integrationsraum auf der Welt, der Demokratie und Modernität bisher in erfolgreicher Weise miteinander zu verbinden verstanden hat. Das war Ausdruck ausgesprochenen rationalen Denkens und vernunftgemäȕen Handelns. Michael Gehler (Direktor Institut für Neuzeit- und Zeitgeschichtsforschung – INZ, Wien), Europa – Von der Utopie zur Realität, Vienne, 2014, p. 331-332. 174 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 5. Eléments de conclusion Les développements précédents permettent de tirer quelques conclusions. Auparavant dressons un résumé de la société civile luxembourgeoise : • • • A partir des développements du politologue Manfred Schmidt ; la société luxembourgeoise a pris la voie du milieu (cf. 1.1.4.). A partir des développements d’Immanuel Wallerstein ; une interprétation inédite de l’industrialisation du Luxembourg (cf. 2.5.2.2.). 1 A partir du régulationnisme (Robert Boyer ) ; le Grand-Duché a parcouru plusieurs périodes d’accumulation au cours de son histoire (cf. 2.4.). 5.1 Résumé sur la société luxembourgeoise 5.1.1… à partir des développements de Manfred Schmidt Le politologue Manfred Schmidt a présenté un modèle économique et social : la voie du milieu, qui s’applique parfaitement au Luxembourg. Récapitulons-la en trois points. • Le socle du modèle est l’efficience économique et sociale liée à la productivité, dont l’augmentation permet de faire participer les salariés aux fruits de la croissance économique. • La réussite économique rend possible l’installation et l’extension de la protection sociale, financée à la fois par les cotisations sociales et l’impôt. L’Etat n’a pas le monopole des relations sociales (cf. chambres professionnelles, CES, tripartite). • La stabilité politique et la stabilité sociale pérennisent le modèle. La stabilité politique est assurée par une coalition de deux des trois grands partis politiques (parti chrétien social, parti démocratique, parti socialiste). Vers la fin de 2013 un quatrième parti (les Verts) entre en coalition avec les 1 Rappelons d’autres régulationnistes : Michel Aglietta, Bernard Billaudot, Alain Liepitz, Benjamin Coriot, Jacques Mistral, etc. Cette école est essentiellement française. Cahier économique 119 partis démocratique et socialiste (une première du genre). La stabilité sociale est liée au dialogue entre patronat et salariat. Ce dialogue a été mis à mal par le crise économique de 2007. Manfred Schmidt a élaboré ce modèle à destination de l’Allemagne, mais il s’applique autant, sinon mieux, au Luxembourg. La raison principale est une plateforme largement commune : l’ordolibéralisme qui a permis l’économie sociale de marché. 5.1.2… à partir des développements d’Immanuel Wallerstein L’industrialisation a deux effets : la division du travail et la salarisation. Quelles sont les ressources d’un ménage ? Elles sont diversifiées : salaire, autoconsommation, vente de produits agricoles (par exemple œufs, légumes) sur le marché. Au fur et à mesure que l’industrialisation avance, la part du salaire augmente. La division du travail se répercute sur le ménage. D’un côté, le mari/père et les jeunes gens vivant dans le ménage, mais travaillant à l’extérieur touchent un salaire. D’un autre côté, l’épouse/mère et les filles vivent et travaillent dans le ménage, font du jardinage et s’occupent éventuellement de quelque bétail. A cette spécialisation du travail s’ajoute son évaluation. Le travail salarié à l’extérieur du ménage est réputé productif ; le travail à l’intérieur du ménage est qualifié d’improductif. Cette distinction génère à la fois les rôles entre les sexes et entre les générations. Revenons aux ménages des ouvriers lors de l’industrialisation. Wallerstein distingue un ménage ouvrier, dont la ressource est le seul salaire : il s’agit d’un ménage prolétarisé. Si le ménage ouvrier a d’autres sources de revenu, Wallerstein parle de ménage semi-prolétarisé. La sidérurgie luxembourgeoise peut payer des salaires moins élevés aux ménages semi-prolétarisés, car ils disposent encore d’autres revenus. La bourgeoisiepatronat luxembourgeoise préfère donc des ménages ouvriers semi-prolétarisés. On peut admettre que des ménages prolétarisés ont dû se transformer en ménages semi-prolétarisés pour arriver à boucler les fins de mois. Voilà une explication complémentaire du 175 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux grand nombre d’ouvriers de notre sidérurgie pratiquant une occupation secondaire dans 1 l’agriculture. D’autres causes interviennent, par exemple la mentalité rurale de la population, etc. régulation : un capitalisme de négoce et d’industrie sidérurgique ancienne ; l’agriculture est au centre de la vie économique et sociale, avec ce que l’on appelle des crises d’Ancien régime (une mauvaise récolte peut mener à une crise générale). 5.1.3… à partir du régulationnisme Tout en contraste à la théorie classique, le régulationnisme tient compte des métamorphoses, c’est-à-dire l’histoire et la sociologie sont réintroduites dans l’analyse économique (par exemple passage de la société bourgeoise à la société des salariés). Cette approche est articulée sur trois axes. Premier axe : l’accumulation de capital Les facteurs suivants interviennent : organisation de la production, avec la technique, le partage de la valeur ajoutée entre patronat et salariat, origine de la demande. • Le deuxième mode de régulation met l’industrie sidérurgique au centre : prix concurrentiels, salaires assujettis aux fluctuations de l’accumulation, accumulation intense, absence de consommation de masse, formation d’un salariat industriel qui contribue à la formation du profit mais n’y participe pas, régime économique perpétuellement en mouvement (cf. mouvements conjoncturels à amplitude parfois sévère). • Le troisième mode de régulation se situe entre les deux guerres mondiales. Cette période est tout à fait inédite, car la régulation précédente disparaît, mais la nouvelle ne s’installe que lentement. Résumons. Deuxième axe : les formes institutionnelles Les conditions dans lesquelles évoluent les entreprises sont les suivantes : la forme de la concurrence, le rapport salarial, la nature de l’Etat, le régime monétaire, l’insertion dans le régime international. Il s’agit de l’organisation générale d’une économie nationale. A un niveau supérieur on parle de la régulation internationale. Voilà qui peut donner lieu à des tensions économiques en relation avec des agents situés hors du territoire national. S’y ajoutent des contraintes résultant de « procédures institutionnelles 2 convenues entre les Etats ». Le Luxembourg est particulièrement concerné : Zollverein, UEBL, Benelux, traités européens. • Le quatrième mode de régulation concerne le temps du fordisme. Résumons : Troisième axe : la régulation La régulation consiste dans l’ajustement entre accumulation de capital et formes institutionnelles. Au Luxembourg cinq périodes de régulation se succèdent. • Le premier mode de régulation fonctionne à l’ancienne : de l’Ancien régime jusque vers le milieu e du 19 siècle. Deux piliers soutiennent cette Le salariat conquiert de nouveaux droits (par exemple syndicalisme, droit de grève). Amélioration des institutions : le droit de vote universel est introduit, le rôle de l’Etat est élargi (cf. régulation). Accumulation capitalistique intense, mais pas encore de consommation de masse. Lente marche vers une nouvelle régulation. Le rapport salarial est transformé (par exemple indexation) ; productivité croissante du travail. Age d’or de la protection sociale. Réduction de la sensibilité du salaire à la conjoncture. Collaboration entre patronat et salariat (cf. CES). L’accumulation permet à la fois la production et la consommation de masse. • Le cinquième mode de régulation est une régulation tertiaire. Elle a introduit une proportion non négligeable d’incertitude dans notre vie économique et sociale. On a : 1 Voir par exemple cahier économique du STATEC n° 108, Luxembourg, 2009, p. 27 et suivantes ; cahier économique n° 113, Luxembourg, 2012, p. 111-112. 2 Bernard Billaudot, Régulation et croissance – Une macroéconomie historique et institutionnelle, Paris, 2001, p. 68. 176 Baisse du dialogue social. Le néolibéralisme gagne du terrain (cf. « actionnaires financiers »). Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Recul du pouvoir des salariés. Protection sociale en perte de vitesse. Le mode de régulation actuelle est en crise : le mode de régulation précédent est en recul, mais il n’y a pas de nouveau mode de régulation en perspective. La crise du régulationnisme se manifeste : baisse de la croissance, explosion de la dette publique. 5.2 Quelques problèmes économiques de la société luxembourgeoise 5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme, ordolibéralisme et le Luxembourg Au début des années 1980 une politique néolibérale est mise en œuvre par R. Reagan et M. Thatcher : une politique de l’offre. La chute des régimes soviétiques de l’Est semble confirmer cette politique. Selon le 1 professeur émérite Pascal Salin (ancien président de la Société du Mont Pèlerin), « il existe une relation très forte entre le degré de liberté économique dont jouissent les individus dans un pays et leur prospérité ». Les deux protagonistes anglo-saxons ont pratiqué une politique de baisse d’impôt, selon la fameuse formule de Laffer, conseiller de Reagan : « trop d’impôt tue l’impôt ». La politique keynésienne de la relance par la demande est une politique de dépenses, destinée à redémarrer l’appareil économique ; le regain d’activité économique permet de financer la politique de relance. Cette politique a eu un vif succès après la Seconde guerre mondiale. A partir des années 1970 cette politique échoue. Ainsi, en France l’endettement public a triplé entre 1975 et 1981 : politique de la relance de la demande menée par le président Giscard d’Estaing. Entre 1981 et 1983 la même politique keynésienne conduit à une sévère aggravation de l’endettement public, sous la présidence Mitterrand. Le keynésianisme semble à bout de souffle. Les 2 économistes Patrick Artus et Marie-Paule Virard parlent de « paléo-étatisme » et de « paléokeynésianisme ». L’ordolibéralisme s’appuie sur l’offre, comme le néolibéralisme, mais il met l’accent sur le consensus social. Ainsi, est ciblé l’équilibre entre l’économique et le social. La réussite de l’Allemagne fédérale est intimement liée à ce contexte. L’ordolibéralisme peut être considéré comme le cadre théorique de l’économie de marché ; les deux restent liés. D’ailleurs, en Allemagne l’ordolibéralisme, sous l’impact de la réussite économique au cours des années 1950, a fourni une « nationale 3 Ersatzidentität ». Le Luxembourg est situé plus près de l’ordolibéralisme que du keynésianisme. Le couple production/consensus social y a été une vraie réussite. La production, c’est-à-dire la création de richesses, est d’abord liée à la sidérurgie, puis à la finance. La crise économique de 2007 a sévèrement mis en danger ce consensus. Par ailleurs, une politique de relance par la demande est exclue, vue les petites dimensions du pays. 5.2.2 Le rôle de l’Etat Tout au long de ce travail il a été question du rôle de l’Etat. Concluons en quelques points. • Actuellement l’Etat a une mission centrale en liaison avec la protection sociale : préserver et pérenniser l’Etat providence. Ceci implique, le cas échéant, les réformes nécessaires pour y arriver. • Le rôle de l’Etat a été différent selon la première ou la seconde mondialisation. Au cours de la première un double mouvement s’est déroulé. D’abord, le poids de l’Etat dans la vie économique et sociale s’est accentué : il y a formation de l’Etat-nation 4 luxembourgeois . L’Etat favorise l’éclosion économique du pays (par exemple « nationalisation » des richesses du sous-sol, lancement d’un emprunt par obligations pour la construction des chemins de fer). La notion même de nationalité luxembourgeoise se consolide. Ensuite, l’économie luxembourgeoise s’inscrit de plus en plus dans le contexte international (cf. du Zollverein aux traités européens). En d’autres mots, la première mondialisation a renforcé l’Etat et « internationalisé » l’économie luxembourgeoise. 1 Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007, p. 184. 2 Patrick Artus (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne) et MariePaule Virard (journaliste économique), Les apprentis sorciers – 40 ans d’échecs de la politique économique française, Paris, 2013, p. 160. Cahier économique 119 3 Ralf Ptak, Vom Ordolibéralismus zur sozialen Marktwirtschaft – Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, p. 298. 4 e e Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIX – XXI siècles), Bruxelles, 2012, p. 19-42. 177 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux La seconde mondialisation a généré un recul de l’Etat luxembourgeois, sous l’impulsion de trois effets. Cession aux Autorités communautaires (cf. traités européens) de droits souverains, bien que l’inverse ait été possible (création en 1999 de la Banque centrale luxembourgeoise). Les entreprises multinationales privent l’Etat luxembourgeois d’une grande partie de son pouvoir économique. Le secteur financier est largement tourné vers l’extérieur, où la plupart des grandes décisions concernant la place financière sont prises (par exemple installation à ou retrait de la Place d’une banque). • L’innovation est le moteur de l’économie, c’est bien connu. Dans un tel contexte l’Etat a une certaine responsabilité ; par exemple veiller à consacrer une part minimale à la recherche/innovation. A cet égard 1 l’université du Luxembourg et les divers centres de recherche en sont un support. 2 Selon Carlo Thelen les crédits budgétaires publics dans le domaine de la recherche/innovation passent de 28 millions d’euros en 1980 à 247,7 millions en 2011 (0,13% puis 0,68% du PIB). Et encore : « Le Luxembourg enregistre une performance satisfaisante en ce qui concerne les dépenses intérieures de recherche et développement des entreprises ». 3 Ecoutons le STATEC : « Entre 1998 et 2000, 45% des entreprises luxembourgeoises du secteur de l’industrie et d’une sélection de secteurs des services ont innové en introduisant un produit ou un procédé qu’elles considèrent nouveau pour leur entreprise ». Retenons encore deux autres aspects d’ordre général. L’innovation est en fonction de la taille de l’entreprise, ce qui est plutôt un handicap pour les entreprises luxembourgeoises. Se distinguent les entreprises ayant 1 Voir Henri Entringer, Les défis de l’Université du Luxembourg – Essai d’analyse interrogative sept ans après la création de l’UL, Luxembourg, 2010, 277 pages. Il s’agit d’une publication de l’Institut Grand-Ducal, Section des Sciences Morales et Politiques. 2 Carlo Thelen (directeur de la Chambre de commerce depuis la fin de 2013), Recherche et innovation – Un état des lieux sous l’optique du monde des entreprises, Actes de la Section des Sciences Morales et Politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XV, Luxembourg, 2012, p. 175-214. 3 V. Dautel, Quelles entreprises ont innové au Grand-Duché de Luxembourg entre 1998 et 2000 ? in : L’innovation au Luxembourg – L’enquête communautaire sur l’innovation (ECI 3) et quelques aspects complémentaires, cahier économique du STATEC n° 97, p. 134 et p. 136. Pour des détails voir cette analyse, ainsi que quelques autres contributions. 178 des activités informatiques, car elles ont deux fois plus de chances d’innover que celles relevant du transport. Le premier aspect est confirmé par une 4 étude plus récente du STATEC : « la taille (est le) déterminant principal de l’intensité de la R&D ». Entre 1998 et 2000, 45% des entreprises couvertes par l’enquête Eurostat ont innové au Luxembourg. Selon le 5 STATEC « l’incidence directe sur l’emploi est faible sauf dans les services aux entreprises ». Pour terminer 6 rapportons la dépense de R&D au PIB : 1,66% en 2000 (dont 0,12% en relation avec l’Etat et 0,01% en relation avec l’enseignement supérieur) ; 1,48% en 2010 (dont 0,29% en relation avec l’Etat et 0,19% en relation avec l’enseignement supérieur). En situation de crise, de productivité déclinante, la recherche/innovation prend un relief particulier. Selon 7 Nicolas Baverez « l’innovation est le moteur du capitalisme dans ses phases d’expansion mais aussi de 8 la sortie de ses grandes crises ». François Caron note que « la construction des savoirs techniciens est le fruit de la rencontre entre plusieurs types de savoirs ». • La mondialisation financière s’appuie sur des acteurs économiques privés ; par exemple les grands cabinets d’audit (PWC, KPMG, EY, Deloitte). Leur influence est croissante tant sur la Place que par rapport aux Autorités. Ils contribuent à élaborer les règles comptables dans le monde : les principes de comptabilité anglo-saxonne prévalent. Ainsi, la valeur d’un actif doit être déterminée par le marché, face à la notion de coût historique sur le continent. D’autres préconisent une « comptabilité universelle » liée aux 9 éléments suivants : « intégrité, objectivité, compétence et diligence professionnelle ». Le coût historique est plus près de ces éléments que le prix du marché, qui ouvre la porte à la manipulation. 10 Les « Big Four », les grands cabinets d’avocats d’affaires, les cabinets comptables et fiscaux disposent 4 Serge Allgrezza, Leila Ben Aoun et Anne Dubrocard, Regards sur les dépenses privées de R & D au Luxembourg, (STATEC) n° 14, 2011, 4. 5 Ibid. p. 3. 6 Annuaire statistique 2012, op. cit. p. 366. 7 Nicolas Baverez, L’innovation, clé de la sortie de crise, in : Le Figaro du 27 mai 2013. 8 François Caron, La dynamique de l’innovation – Changement technique et changement social (XVIe-XXe siècle), Paris, 2010, p. 438. Cet ouvrage fait l’historique de la notion d’innovation. 9 Gérard Schoun, Jacques et Pauline de Saint-Front, Michel Veillard, Manifeste pour une comptabilité universelle, Paris, 2012, p. 126. 10 Voir d’Lëtzebuerger Land du 16 mai 2014, n° 20 : Les maîtres. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’un redoutable pouvoir, face à l’Etat, exposé pleinement à ces groupes de pression. Ͳ Les associations professionnelles nationales ou internationales jouent un rôle de lobby auprès des Autorités (Ministère des finances, Ministère de l’économie, …). Ͳ *** Présentons en quelques traits la productivité au 1 Luxembourg, selon IDEA . La productivité du travail (productivité horaire) est située à un niveau de 60% environ supérieur à la moyenne des pays de la zone euro et 30% supérieur à celle des trois pays voisins. Entre 2007 et 2012 cette productivité a baissé de 12% au Luxembourg. Par rapport aux pays de la zone euro la baisse est de 25%. « Entre 2007 et 2012, la productivité apparente du travail a reculé de 18% dans les activités financières et de 34% dans les activités industrielles, alors qu’elle progressait de 23% dans les activités liées aux transports et aux communications. Plus généralement, 3 secteurs sur 4 (présentant 82% de la valeur ajoutée totale et 85% de l’emploi) ont affiché un recul de productivité sur la période ». La productivité du secteur financier (en valeur ajoutée horaire) est huit fois supérieure à celle du secteur agricole. Entre 2000 et 2013 la productivité luxembourgeoise, bien que située à un niveau élevé, ne progresse que de 0.2% par an, face à 0,8% en moyenne pour l’Union et à 1,2% pour les pays de l’OCDE. Retenons trois pistes pour endiguer cette perte de productivité de l’économie luxembourgeoise. Ͳ Le contexte institutionnel joue un rôle primordial ; par exemple la « flexibilité en matière de contrats de travail » et ceci dans un pays à niveau de vie élevé. Les délais nécessaires à la création d’entreprises sont trop longs, par rapport aux autres pays de l’OCDE. Les lourdeurs administratives sont excessives. Notre système d’enseignement est inadapté, car il est sous-performant ; par exemple il importe de réexaminer et de réformer les différentes filières techniques et de les rapprocher de la vie économique. Enfin intervient le complexe recherche et développement, que nous venons de relever. Au Luxembourg le taux annuel de création d’entreprises est à un niveau faible, au moins dans la comparaison internationale. Il est inférieur à 10% du nombre total des entreprises. Pour rétablir la situation de notre compétitivité il faut agir sur les trois pistes à la fois. Lever les obstacles à la création d’entreprises est une priorité. Une déclaration de Madame Emma Marcegaglia, patronne des patrons européens, souligne l’importance de la compétitivité : « Bruxelles devrait sanctionner les 2 pays qui pénalisent leur compétitivité ». *** Entre 1980 et 2011 le nombre de fonctionnaires/employés de l’Etat augmente de 111%, face à une hausse de 42% de la population totale. Une réforme de l’Etat s’impose d’autant plus qu’il s’agit d’une « administration assez traditionnelle et dans une certaine mesure ancrée dans ses 3 traditions ». A titre d’exemple considérons trois pistes: Regrouper les compétences dans un même ministère de manière à ce que le public ait un seul interlocuteur avec qui traiter (par exemple autorisations de construire). Mieux légiférer, dans le sens de vérifier pour chaque loi le supplément de poids administratif créé. Ainsi, les administrations financières sont appelées à gérer des milliers de dossiers, par exemple liés aux revenus immobiliers, au taux réduit de TVA dans la construction. Une simplification peut réduire le nombre des fonctionnaires, ou au moins freiner l’augmentation de leur nombre. 1 IDEA, La productivité : clé de la réussite économique du Luxembourg, in : MERKUR (Bulletin de la Chambre de commerce du Grand-Duché de Luxembourg), mai 2014, p. 4-10. Les citations suivantes sont empruntées à ce travail. IDEA est un laboratoire d’idées autonome, pluridisciplinaire et ouvert, créé à l’initiative de la Chambre de commerce. Cahier économique 119 2 Interview dans Le Figaro (économie) du 4 juillet 2014. 3 OCDE, Mieux légiférer en Europe : Luxembourg, Paris, 2010, p. 47. 179 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Enfin, le nombre de lois a explosé. Il suffit de consulter le Mémorial à quelques dates différentes. Entre 1910 et 1960 le nombre de pages du Mémorial est multiplié par 1,7 ; entre 1960 et 2010 le nombre de pages est multiplié par 2,8 ; enfin le multiplicateur passe à 4,7 entre 1910 et 2010. Il ne faut donc pas s’étonner du nombre croissant de lois mal ficelées. 5.2.3 Lien entre régulationnisme et ordolibéralisme 5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers 3 Récapitulons l’évolution de la famille au Luxembourg en relation avec l’évolution économique ; à cet effet dégageons trois facteurs sociétaux. • L’accès des femmes à l’enseignement secondaire (classique et technique) a ouvert le chemin à des études supérieures. Elles ne s’arrêtent pas à ce stade et entrent dans la vie active. Les approches régulationniste (cf. 2.4.) et ordolibérale (cf. 3.1.4.) sont évidemment différentes. La première s’appuie sur une démarche originale : accumulation, formes institutionnelles et régulation (cf. 2.4.1.). Elle a intégré dans son analyse l’histoire et la sociologie et se distingue nettement de la théorie classique. La seconde, pragmatique, a été destinée à une situation spécifique : à l’Allemagne après la débâcle complète de 1945. Ceci n’a pas empêché son application au Luxembourg, moyennant adaptations ; par exemple le Luxembourg insiste moins sur l’aspect production que l’Allemagne. • Les moyens modernes de contraception permettent aux femmes de planifier la venue des enfants. Bien que les deux approches aient des points de départ entièrement différents, des intersections existent. Prenons deux exemples. • Le problème du coût du logement est bien connu au Luxembourg. Depuis les années 1970 un ménage qui s’apprête à acquérir un logement doit disposer de deux salaires. Le prix du logement est lié au déséquilibre entre demande et offre de logements (appartements et maisons). 1 • Selon l’économiste J.-P. Piriou le « compromis institutionnalisé » relève de la théorie de la régulation. Ce même compromis est à la base du modèle ordolibéral : concertation entre patronat et salariat (cf. partage des fruits de la productivité). C’est là aussi un point commun entre les modèles allemand et luxembourgeois. • Le travail rémunéré à l’extérieur du ménage assure à la femme mariée une certaine indépendance financière. Examinons deux facteurs économiques qui contribuent à attirer les femmes dans le circuit du travail : le prix du logement, l’accès à la société de consommation. • Les deux approches recourent à l’intervention de l’Etat dans la vie économique et sociale ; par exemple rapprocher patronat et salariat, soutenir la protection sociale. La demande de logements a été encouragée, à juste titre, par les Autorités publiques. Cette politique est un succès dans le sens que lors du recensement de la 4 population de 2011 69% des ménages sont propriétaires (ce qui correspond à 73% des personnes) ; 28,3% sont locataires (ou 24,9% des personnes) ; le reste est logé gratuitement. La conséquence est une offre insuffisante. Plusieurs éléments ont joué un rôle. Ainsi, deux approches économiques dont l’origine est tout à fait différente, peuvent présenter des convergences. Prenons un dernier exemple : « l’approche régulationniste se situe sur le même 2 terrain que l’école des conventions ». Ͳ La bureaucratisation croissante en matière d’autorisations à bâtir pèse lourdement sur les prix, c’est bien connu. Ces autorisations, multiples et tatillonnes, peuvent mettre des années avant d’être délivrées. 3 1 Jean-Paul Piriou, Lexique de sciences économiques et sociales, op. cit. p. 25. 2 Denis Clerc, Comprendre les économistes, op. cit. p. 75. 180 Voir cahier économique du STATEC n° 108, p. 48 et suivantes, p. 67 et suivantes ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes. 4 La société luxembourgeoise dans le miroir du recensement de la population, Luxembourg (STATEC, Uni. lu, Saint Paul), 2014, p. 121. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Ͳ La France compte environ 3 700 normes techniques dans la construction. Ce nombre n’est guère inférieur au Luxembourg, car il puise dans les normes des pays voisins tout en les rendant parfois plus sévères. Ͳ Les compétences liées aux autorisations de construire sont éparpillées sur communes, ministères et administrations. Les délais d’instruction des dossiers sont excessifs. Ͳ Les procédés techniques changent, parfois rapidement, mais les normes techniques retenues par une loi sont plutôt difficiles à modifier. Par ailleurs, le coût des normes inutiles ou dépassées n’est pas négligeable. 1 Ͳ Selon Christian Julienne , « le concept même de périmètre urbain condamne toute évolution de la ville ». Ͳ Du fait des divorces, le nombre de ménages (privés) augmente plus vite que la population totale. Ainsi, entre les recensements de 2001 et de 2011 le nombre de ménages a augmenté de 21,3%, alors que la population progresse de 16,6%. Voilà qui se répercute sur la demande de logements. Ces facteurs, il y en a d’autres, poussent à la hausse du coût de l’immobilier. Parfois l’Allemagne est citée en exemple : le coût du logement y est beaucoup plus modeste, et ceci tant pour le prix d’acquisition que pour le loyer. En fait, cette comparaison est biaisée : 2 l’Allemagne est un pays à démographie déclinante. Entre 2001 et 2011 la population diminue légèrement (-0,5%) en Allemagne, face à une hausse de 16% au Luxembourg. Il ne faut donc pas s’étonner que la pression démographique sur l’immobilier soit plus sévère au Luxembourg qu’en Allemagne. • Outre les dépenses importantes pour le logement (remboursement prêt ou loyer), le couple désire légitimement participer à la société de consommation, qui a débuté au cours des années 1960. Voilà qui confirme amplement la nécessité, pour les deux conjoints d’exercer une activité rémunérée. *** Rappelons brièvement modération salariale et prix de l’immobilier. En Allemagne le faible niveau des prix immobiliers est probablement lié à la fameuse modération salariale. Au Luxembourg le niveau élevé des prix immobiliers rend nécessaire un niveau élevé des revenus. Prix de l’immobilier et revenus sont interdépendants et ont souvent tendance à évoluer dans le même sens. Retenons une conséquence non négligeable. Les Luxembourgeois consacrent une part trop grande de leur budget et de leur épargne pour se loger. Les Allemands dirigent cette épargne davantage vers l’appareil productif industriel. *** Au Luxembourg, la relance keynésienne ne mène guère à une amélioration de la situation économique : le pays est trop petit. Il y a au moins une exception, la construction de logements. La stimulation de la construction de logements au Luxembourg ne peut pas être déviée vers les pays voisins, car la construction immobilière au Luxembourg ne stimule pas celle des pays voisins, contrairement à la stimulation de produits de consommation. Selon 3 l’économiste français Jean-Hervé Lorenzi , président du Cercle des économistes, la construction d’un logement « permet 1,8 emploi ». En 2010 le nombre de 4 logements neufs (maisons unifamiliales et appartements) est de 2 078 unités et la création d’emplois serait alors de 3 740. Même si ce procédé semble bien approximatif, il ne souligne pas moins l’importance cruciale de la construction pour le Luxembourg. Pour terminer, soulignons la sensibilité de la construction de logements à des dispositions législatives et réglementaires. Ainsi, en France, la loi Duflot, sur la construction nouvelle dans le locatif, a fait chuter – paraît-il – de presqu’un cinquième ce secteur. Par contre, faire redémarrer la construction immobilière est bien plus difficile et plus lent à aboutir à des résultats tangibles. *** Notons quelques renseignements statistiques liés au 5 patrimoine . Le patrimoine brut d’un ménage est 3 Dans Le Figaro du 16/17 août 2014, p. 5. 4 1 Christian Julienne, Logement – Solutions pour une crise fabriquée, Paris, 2006, p. 186. 2 Selon Gilles Pison (INED), Tous les pays du monde, in : Population n° 370 juillet-août 2001 ; n° 479 juin 2011. Selon les recensements de la population pour le Luxembourg. & Sociétés, Cahier économique 119 Annuaire statistique 2012, p. 296. Cahier économique n° 116, Luxembourg, 2013, op. cit. p. 221227. Les données sont liées à une enquête de la BCL, en collaboration avec le CEPS/INSTEAD, et porte sur un échantillon représentatif de 950 ménages. La collecte des données s’est étendue de septembre 2010 à avril 2011. 5 181 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux immobilier, financier, professionnel et comprend les véhicules et objets de valeur (bijoux, objets d’art, etc.). Pour le patrimoine net on a : • Enfin, ce n’est pas une surprise, ce sont les jeunes ménages qui supportent le fardeau le plus lourd de l’endettement, lié à l’immobilier. Patrimoine net du ménage = montant brut – montant de l’endettement. 5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise nouvelle La structure du patrimoine brut est la suivante (période : septembre 2010 à avril 2011) : résidence principale 52%, autres biens immobiliers 30%, placements financiers 11%, voitures et objets d’art 4%, patrimoine professionnel 3%. Le patrimoine brut par ménage atteint 800 000 euros en moyenne, ce qui place le Luxembourg en tête des pays européens. Voici quelques indications statistiques. L’historique récapitulatif sur la bourgeoisie luxembourgeoise se présente en trois époques successives : avant l’industrialisation, au cours de la période industrielle et actuellement. • 86% des crédits hypothécaires sont liés à la résidence principale. • L’endettement est davantage répandu parmi les ménages aisés ; ils ont plus de garanties à proposer aux banques et donc plus de crédit auprès de ces banques. Ainsi, 75% des ménages aisés sont concernés par l’endettement, mais 45% pour les moins aisés. • Au Luxembourg la dette moyenne de chaque ménage est de 140 000 euros pour tout ménage endetté, ou 82 000 euros pour l’ensemble des ménages. • La moyenne est influencée par les valeurs extrêmes, ce n’est pas le cas de la médiane. Au Luxembourg la dette médiane est de 73 400 euros : la moitié des ménages endettée a une dette inférieure à ce montant, l’autre moitié a une dette supérieure à ce montant. Retenons l’endettement médian (en euros) au Luxembourg et dans les pays voisins (entre parenthèses l’endettement hypothécaire sur la résidence principale) : Luxembourg, 73 400 (121 500) ; Belgique 39 300 (66 800) ; France 18 400 (60 900) ; Allemagne 12 600 (67 000). Les comparaisons internationales exigent une grande prudence. Ainsi, il est osé de comparer la médiane au Luxembourg à celle de la Slovénie 4 300 euros (6 700). Le niveau d’endettement plus élevé au Luxembourg est lié à la fois à un niveau de vie plus élevé et surtout à un prix élevé de l’immobilier ; les deux sont liés. • La bourgeoisie préindustrielle La bourgeoisie d’avant l’industrialisation vit de la terre, du négoce et de l’industrie sidérurgique (ancienne). Cette bourgeoisie est peu attirée par la technique ; les procédés techniques sont souvent archaïques tant dans l’agriculture que dans la 1 sidérurgie. L’ingénieur des mines Engelspach-Larivière dénonce cette situation dans l’industrie sidérurgique ; il parle de l’ignorance des maîtres de forge en matière technique, de leur attachement à des méthodes dépassées. Cette bourgeoisie vit chichement, car l’évolution économique est lente. Quant à la partie de la bourgeoisie qui dirige le pays, elle est rarement engagée dans le négoce ou dans l’industrie. Voilà une société où la ruralité est omniprésente ; un pays isolé, dépourvu de moyens de transport. La population reste pauvre, sauf pour une petite frange de notables, mais qui est loin de vivre dans l’opulence. • La bourgeoisie industrielle C’est le siècle d’or de la bourgeoisie luxembourgeoise : elle s’enrichit et enrichit le pays. Elle est engagée dans la vie économique et dirige la politique du Luxembourg. Enfin, elle anime la vie culturelle et la finance largement. Cette bourgeoisie est bien consciente de sa « mission », mais n’a guère le sens social. C’est l’époque de la montée du salariat. La bourgeoisie/patronat ne se rend pas compte des conditions parfois désastreuses dans lesquelles se débattent nombre d’ouvriers. 1 Jos Wagner, La sidérurgie luxembourgeoise avant la découverte du gisement des minettes, Diekirch, 1921, p. 118 et suivantes. 182 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux A cette bourgeoisie il faut ajouter la noblesse luxembourgeoise, peu nombreuse. Au demeurant, entre le 14 décembre 1866 et le 18 juin 1867 1 fonctionne le cabinet des barons : baron Victor de Tornaco (ministre d’Etat, directeur général des Affaires étrangères), Léon de la Fontaine (directeur général de la Justice), Alexandre de Colnet d’Huart (directeur général des Finances) et le baron Félix de Blochausen (directeur général de l’Intérieur). Aux revendications du monde salarié, la bourgeoisie oppose un refus obstiné au cours des événements de 1917 à 1921, mais finit par céder. Elle doit s’accommoder du suffrage universel, accepter la présence des syndicats et l’extension des lois sociales. La classe dominante réussit à garder le pouvoir économique et continue à jouer un rôle essentiel dans la politique du pays (cf. notables). Cette bourgeoisie fournit le cadre institutionnel et légal à l’intérieur duquel se déroulent les relations économiques et sociales. Voilà qui assure la prépondérance bourgeoise, malgré le recul des « dynasties » bourgeoises (cf. 2.3.) et malgré le partage du pouvoir politique avec les classes moyennes et le monde ouvrier. • Bourgeoisie actuelle La bourgeoisie actuelle peut être subdivisée en trois sous-ensembles. Ͳ Ͳ Ͳ La bourgeoisie industrielle/commerciale, que l’on peut qualifier de classique. S’y ajoute celle liée à l’immobilier. La bourgeoisie issue de l’économie des services est évidemment intimement liée à la place financière. Cette bourgeoisie a fait une vraie percée dans la vie économique : grands cabinets d’avocats, bureaux comptables et fiscaux, les « Big Four », etc. Enfin, plus difficile à saisir, une bourgeoisie de spéculation, liée elle aussi à la Place. Des fortunes peuvent s’accumuler, mais des pertes parfois sévères sont possibles. Cette spéculation est économiquement inquiétante dans le sens qu’elle détourne de l’investissement productif. Ces trois catégories de bourgeoisie sont loin d’être étanches entre elles. S’y ajoutent de nombreux réseaux d’influence : divers clubs de golf, Rotary, Lions, etc. 5.2.6 Classes moyennes, société civile et générations 2 Selon Michel Aglietta « les vingt prochaines années verront partout l’essor des classes moyennes, qui représenteront jusqu’à 65% de la population mondiale ». Le professeur (émérite) en tire deux conclusions. Ͳ Ͳ La majorité de la population mondiale ne sera pas pauvre. Le mode de vie à l’occidentale se répand davantage. Situons le Luxembourg dans ce contexte. Le seuil des 65% y est dépassé depuis belle lurette. Les classes moyennes tournent autour de 80%. Voilà qui témoigne du succès de la lutte contre la pauvreté, bien que celle-ci n’ait pas disparu. Deux aspects générationnels contradictoires apparaissent. Les retraités jouissent d’une retraite assurée, indépendante (jusqu’ici au moins) du degré d’activité économique. Leur emprunt logement est entièrement remboursé, parfois ils disposent d’une seconde résidence. A l’autre bout de l’échelle des âges la situation est différente. Les jeunes sont soumis à un chômage croissant ; précarité et incertitude quant à leur avenir leur sont réservées. Ils sont exposés à la dégradation de l’enseignement, dont la bonne qualité est un des meilleurs moyens d’échapper au chômage. Les inégalités se concentrent sur les jeunes. Ces inégalités, comparables à celles liées au sexe et à l’immigration, affectent l’avenir de la collectivité. Aujourd’hui il est beaucoup plus difficile de démarrer dans la construction d’un logement, car il n’y a plus les augmentations confortables des salaires liées aux quelques décennies de l’après-guerre. La question qui importe est de savoir si ces inégalités se résorbent avec le vieillissement. Seul l’avenir le dira. 1 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, édition 2011, Luxembourg, (Service Information et presse), p. 29. Cahier économique 119 2 Jacques Attali, (groupe de réflexion présidé par), Pour une économie positive, Paris (Documentation française), 2013, p. 43. 183 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture économique l’ouverture économique et l’envergure du secteur public. Le Luxembourg n’a jamais été aussi démocratique que de notre temps (cf. 1.1.1.), ce qui n’empêche pas cette démocratie d’être en crise. La cause principale semble être la politique économique. Cet auteur a constaté une liaison, appuyée sur une analyse statistique et économétrique entre ouverture économique et dépenses publiques, ce qui a déclenché un vaste débat sur cette problématique (cf. place de l’Etat dans l’économie contemporaine – cf. 4.1.). 2 Rodrik parle de « simple relationship between openness and government spending in a sample of 23 OECD countries ». Parmi ceux-ci le Luxembourg est celui qui présente à la fois un degré élevé d’ouverture 3 économique et de dépenses gouvernementales . Jetons un regard critique sur l’approche de Rodrik. Intervient ici la difficulté à adapter une politique économique, encourageant la croissance économique, au profit de l’ensemble de la population, c’est-à-dire au profit de la redistribution. La mondialisation a affaibli les instruments de la politique économique luxembourgeoise, qui est laissée en grande partie aux mains des technocrates. Prenons deux exemples. Le Gouvernement recourt de plus en plus à des experts relevant de grands cabinets en conseil ; quelle est leur influence sur la politique économique du pays ? L’indépendance des banques centrales et de la BCE laissent des décisions économiques de taille (avec implications sur le domaine social) à la discrétion des technocrates nationaux et communautaires, à l’exclusion de tout contrôle démocratique. Ce dont le Luxembourg a besoin, c’est de davantage de légitimité démocratique, dans le sens d’une réduction de la dépendance vis-à-vis du corps des technocrates économiques et financiers. Par ailleurs, on peut se demander si les démocraties occidentales sont suffisamment adaptées à relever les défis lancés par des régimes autocrates tels que la Chine et la Russie. Ceci d’autant plus que la Chine a montré que le succès économique n’est pas forcément lié à la démocratie. Retenons un effet positif de la mondialisation : les démocraties occidentales expriment un caractère normatif vis-à-vis du monde entier. Prenons deux exemples : l’équilibre des pouvoirs, règle de la majorité liée au respect des minorités. *** Ͳ Selon cet économiste l’ouverture économique génère des dépenses publiques. Ce serait la volatilité des termes de l’échange qui engendre celle des revenus et des salaires, ce qui mène à l’intervention de l’Etat. Toute ouverture économique génère des risques extérieurs, que l’Etat doit combattre, ce qui augmente ses dimensions. D’ailleurs, le Luxembourg a fait depuis le Zollverein, l’expérience de ces risques. Ͳ Rodrik ne place pas son analyse dans une perspective historique. Ͳ La petite taille du pays ne constitue pas une variable expliquant l’ouverture, bien que les petits pays soient généralement plus ouverts ; le Luxembourg en est un exemple concret. Ͳ Retenons une faiblesse de l’analyse de Rodrik. « … dans la mesure où D. Rodrik démontre que l’intervention de l’Etat est la manifestation d’une fonction d’assurance, il aurait été utile d’essayer de relier l’évolution de l’ouverture commerciale à celle 4 des dépenses purement sociales ». Ͳ Rodrik réduit le rôle de l’Etat à son aspect dépense. Appliquons la thèse de Rodrik au Luxembourg et plaçons-la dans un contexte historique. L’année 1842 est le symbole même de l’ouverture économique du 1 Dani Rodrik a examiné la place de l’Etat dans une économie ouverte. Il a établi un lien (empirique) entre 1 Dani Rodrik, Why Do More Open Economies Have Bigger Governments ? in : Journal of Political Economy, vol. 106, n° 5, oct. 1998, p. 997-1032. Voir aussi : Aymo Brunetti et Béatrice Weder, More Open Economies Have Better Governments, Economies series n° 9905, March 1999, Universität des Saarlandes, 27 pages. Benoît 184 Lesieur a fait une étude sur la publication de Dani Rodrik, Université Paris-Dauphine, DEA 111, année 2004, 20 pages et finalement : Gerald Braunberger, Rodriks unmögliches Dreieck – Nationalstaat, Demokratie und Globalisierung sind zu viel, in : Frankfurter Allgemeine Zeitung du 28 mars 2011. 2 Dani Rodrik, 1998, op. cit. p. 999. 3 Ibid. p. 1000, graphique n° 1. Benoît Lesieur, op. cit. p. 13. 4 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Grand-Duché. Toutefois, l’action de l’Etat est largement absente sur la scène économique et sociale. L’ouverture n’empêche pas : Ͳ Ͳ L’isolation géographique du pays : le Luxembourg est à l’écart des courants commerciaux ; il n’y a guère d’infrastructure de transport. L’isolation économique du pays : agriculture, commerce et industrie sont principalement axés sur le marché local et les exportations restent limitées. Pour que l’ouverture économique ait une influence sur les dépenses publiques, l’exportation est une condition décisive. L’industrialisation change complètement la donne : face à la petite dimension du pays, le Luxembourg est obligé d’exporter ses produits sidérurgiques. Le Zollverein joue le rôle de l’ouverture économique. Grâce aux recettes issues du Zollverein (en moyenne un quart du budget de l’Etat), le Luxembourg a pu étoffer son dispositif étatique. L’Etat intervient à deux niveaux. Au niveau des conditions du développement économique. L’Etat agit par des réglementations (par exemple sur les concessions minières), par l’amélioration de l’infrastructure des transports (par exemple lancement d’un emprunt obligataire en faveur de la construction des chemins de fer). Au niveau de la protection des plus faibles. Les salariés (ouvriers et employés), issus de l’industrialisation, bénéficient d’un système de e protection sociale mis en place au début du 20 siècle. Au cours de l’entre-deux-guerres l’Etat entre de nouveau en action : intégrer le monde ouvrier dans la société luxembourgeoise (par exemple introduction de la journée de travail de huit heures). Au lendemain de la Seconde guerre mondiale le rôle de l’Etat s’est évidemment amplifié. suite la mondialisation réduit sensiblement cette protection. Depuis les années 1950 l’ouverture économique est assurée par les communautés européennes, mais les dimensions de l’appareil étatique restent croissantes. Est-ce que l’Etat est devenu pléthorique par rapport à l’ouverture économique ? *** Rodrik, dans ses développements, revient à deux observations qui en fait ne sont pas nouvelles. Première observation Marché et Etat ne sont pas deux notions opposées ou même contradictoires. Pour que le marché puisse fonctionner correctement, l’Etat est appelé à garantir une structure juridique adéquate assurant le fonctionnement du marché (cf. 1.1.2.). L’Etat doit être un Etat actif et fort. Dans un tel contexte Rodrik s’éloigne du néolibéralisme (cf. 3.1.3.) et se rapproche de l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4.). La justesse de la position de l’économiste américain a été confirmée par la mondialisation sans frein des marchés financiers, menant à la crise de 2007. Seconde observation Rodrik ne se limite pas aux seuls Etats-Unis ; au contraire, il se réfère à un grand nombre de pays. Le capitalisme revêt des formes diversifiées, liées à l’histoire, à la géographie, aux aspects culturels, aux traditions et usages de chaque pays. Dans ce sens Rodrik se rapproche du régulationnisme (cf. 2.4.1.). 1 A partir de ces observations Dani Rodrik a dressé le « trilemma » suivant : « we cannot have hyperglobalization, democracy, and national selfdetermination all at once ». Au plus deux de ces facteurs sont possibles à la fois : Ͳ Ͳ Les communautés européennes produisent des changements notables et ceci en deux étapes successives. Au cours de la décennie 1950 l’Europe offre au Luxembourg à la fois débouchés et sécurité. On peut parler d’ouverture protégée pour le Luxembourg. Par la Cahier économique 119 Ͳ L’ouverture économique et l’Etat national, mais pas la démocratie. La démocratie et l’ouverture économique, mais pas l’Etat national. L’Etat national et la démocratie, mais pas l’ouverture économique. 1 Dani Rodrik, The Globalization Paradox, op. cit. p. 200 et suivantes. 185 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux En dehors de ces trois cas extrêmes, il y a des possibilités intermédiaires. Prenons trois exemples concrets. Premier exemple : en France vers 2013/14 Le Gouvernement français a prévu un impôt de 75% sur les revenus des riches. Ce projet risque de capoter, non pour des raisons économiques, mais les riches se déplacent hors de la France, ouverture économique oblige. D’ailleurs le Premier ministre britannique leur a promis de mettre le tapis rouge. Selon Rodrik on a : Ouverture économique et Etat national, mais la démocratie en souffre. Deuxième exemple : Bretton Woods Les conséquences sont graves : les Etats-nations, dont la légitimité est émoussée, sont confrontés à des mouvements séparatistes (par exemple Catalogne, Flandre, Ecosse). Le Luxembourg n’est pas concerné : c’est là un avantage de sa petite dimension. *** 1 On parle parfois de deux « trilemmes » : celui de R. Mundell et celui de D. Rodrik, que nous venons de présenter. Selon Mundell on ne peut pas disposer à la fois des trois éléments suivants : liberté de circulation des capitaux, régime de change fixe et politique monétaire indépendante (fixer les taux d’intérêt à court terme). Le système de Bretton Woods (1944-1971) a assuré aux pays concernés l’Etat national et la démocratie, mais l’ouverture économique est limitée (flux de capitaux contrôlés, libéralisation limitée du commerce international). Les deux triangles d’incompatibilité exprimeraient la même chose : celui de Mundell dans la perspective économique, celui de Rodrik dans la perspective politique. Troisième exemple : Union européenne 5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg De l’industrialisation du Grand-Duché jusqu’à la Première guerre mondiale on a la configuration suivante : ouverture économique et Etat national, mais démocratie réduite (démocratie censitaire). 5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg Les traités européens, du Traité de Rome jusqu’à Maastricht, mènent au groupement suivant : l’ouverture économique est garantie, l’Etat reste en place ; ce serait donc un recul de la démocratie. Peutêtre y a-t-il recul de la démocratie à l’échelon national au profit de la démocratie au niveau européen. Mais, en fait, les Autorités de Bruxelles sont elles-mêmes en manque de démocratie. *** Selon D. Rodrik la mondialisation a généré deux effets. Ͳ Ͳ 186 La mondialisation a étendu les normes démocratiques à travers le monde ; par exemple en Amérique latine, mais pas en Chine. La mondialisation a affaibli les Etats (cf. pouvoir transnational des multinationales) et a miné les mécanismes de redistribution à l’intérieur de l’Union (par exemple le Nord rechigne à aider les payer de l’Europe du Sud). L’unification européenne n’a guère réussi à mettre en place un pouvoir exécutif qui ait à la fois une légitimité démocratique et qui défende les intérêts de la population européenne. Le Conseil européen comprend les chefs d’Etat ou de Gouvernement ; il soutient surtout les intérêts particuliers des divers pays. La Commission, appelée à protéger les intérêts de l’Europe, manque cruellement de légitimité démocratique. Ce modèle génère un vide politique qui, dès la décennie 1950, est rempli par l’ordolibéralisme. L’Europe « allemande » est en germe depuis cette époque. Actuellement l’Allemagne tire de nombreux avantages de cette situation. 2 Le professeur Steve Ohana a présenté ces avantages en quelques points. • « Le maintien de la zone euro signifie le sauvetage apparent de l’épargne allemande investie 1 Kevin H. O’Rourke, A Tale of Two Trilemmas, Department of Economics, Trinity College Dublin, mars 2011, 22 pages. 2 Steve Ohana (Ecole Supérieure de Commerce de Paris), Désobéir pour sauver l’Europe, Paris, 2013, p. 29-30. Préface de Jacques Attali. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux dans les pays périphériques, le maintien d’un grand marché européen sur lequel vendre ses produits, l’impossibilité pour les autres pays de dévaluer leur monnaie, de restaurer leurs marges, de monter en gamme et de venir concurrencer son industrie ». mondialisation. Voilà qui mène à une « cohabitation 2 de marchés nationaux ». On a parlé de « libéralisme 3 encadré ». Toutefois, on peut aussi parler d’Europe ordolibérale, car le traité de Rome s’est inspiré de l’ordolibéralisme. • « Une inflation très faible ». Seconde étape : l’Acte unique de 1986 • « Des taux d’intérêt extrêmement bas, … ». L’acte unique change la donne : Les marchés nationaux sont remplacés par un marché unique. Le droit de la concurrence, véritable droit normatif, est placé au centre de la nouvelle politique communautaire. La Cour de justice des Communautés européennes, réputée gardienne des traités, est surtout la gardienne de la concurrence. Claire Micheau et Antoine Masson posent une bonne question : « La Cour de Justice : acteur ou 4 activiste ? ». • « Une croissance modeste mais qui reste suffisante pour obtenir le plein emploi dans un contexte de faible natalité ». • « Le maintien à un niveau correct du volume global des exportations grâce à une réorientation des exports vers les pays émergents ». • « Une monnaie certes sous-évaluée (par rapport à ce que serait le Deutsche mark) mais qui reste forte ». Retenons quelques étapes de la marche vers le néolibéralisme. Ͳ Ͳ • « La possibilité de recruter des employés qualifiés à bas prix, en provenance des pays périphériques et même de la France, ce qui représente une solution à son problème démographique ». • « Et enfin la satisfaction morale de servir de référence à l’Europe entière, … ». Comment en est-on arrivé à une telle situation ? Deux étapes successives y ont mené. Première étape : les années 1950/60 Le Traité de Rome vise un objectif politique ; 1 l’Association européenne de libre-échange (AELE) par contre poursuit un seul but, le désarmement douanier. Ͳ Introduction de l’euro avec création de la BCE. La création du pacte de stabilité et de croissance, qui encadre sévèrement la politique budgétaire des Etats. Le refus de la solidarité financière entre Etats 5 (article 103 du traité d’Amsterdam ). A cela s’ajoute le refus d’augmenter le budget européen, à un niveau dérisoire (autour de 1% du PIB européen). Le droit de la concurrence, c’est-à-dire la liberté du commerce domine largement les droits sociaux : Il n’y a pas de droit social européen. Actuellement le Luxembourg est pleinement inscrit dans ce contexte néolibéral, ce qui a réduit la 2 Les Six forment un tissu économique et même social largement homogène, en tout cas comparable. C’est le temps des Trente glorieuses : plein-emploi, extension de l’Etat social, croissance économique. Il s’en suit un certain consensus social. Collectif, Que faire de l’Europe ? Désobéir pour reconstruire, Paris, 2014, p. 7. Ce collectif comprend les personnes suivantes : Verveine Angeli, Thomas Coutrot, Guillaume Etiévant, Michel Husson, Pierre Khalfa, Daniel Rallet, Jacques Rigaudiat, Catherine Samary, et Aurélie Trouvé. 3 Ibid. p. 23. 4 Le Traité de Rome a un but immédiat, c’est-à-dire à court terme : supprimer progressivement les droits de douane avec un tarif commun à la frontière extérieure de la Communauté. Cette logique libre-échangiste s’arrête à ses frontières : il n’y a pas encore de 1 A l’origine l’AELE regroupe en dehors de l’Angleterre, le Danemark, la Norvège, la Suède, le Portugal et l’Autriche. Cahier économique 119 Claire Micheau et Antoine Masson (Université du Luxembourg), La Cour de justice des Communautés européennes, moteur de l’intégration européenne, in : Sandrine Devaux, René Leboutte et Philippe Poirier (dir.), Le Traité de Rome : histoires pluridisciplinaires – L’apport du Traité de Rome instituant la Communauté économique européenne, Bruxelles, 2009, p. 123. 5 « La Communauté ne répond pas des engagements des administrations centrales, …, ni les prend à sa charge, … ». Et encore : « Un Etat membre ne répond pas des engagements des administrations centrales, …, d’un autre Etat membre, ni les prend à sa charge, … ». 187 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux popularité de l’Europe dans l’opinion publique. La petite dimension du pays aggrave sa vulnérabilité. 5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg 1 er Le passage à l’euro s’étale sur deux étapes : au 1 janvier 1999 c’est la fixation définitive des parités er entre les 12 pays candidats à la monnaie unique. Le 1 janvier 2002, c’est l’introduction des pièces et billets en euros. Une question évidente se pose : pourquoi l’euro ? Cette question est d’autant plus pertinente que l’euro génère des coûts d’introduction (modifier les logiciels, double comptabilité et double trésorerie au moins temporaire, adapter les distributeurs automatiques, informer le public, …). En contrepartie l’introduction de l’euro doit mener à de sérieux avantages, au niveau microéconomique et au niveau macroéconomique. Au niveau microéconomique la monnaie unique évite le coût du change et l’incertitude y liée. Ce n’est pas un mince avantage, surtout pour le Luxembourg, car pays très ouvert. Les Luxembourgeois sont des adeptes de l’euro, sinon enthousiasmés. Rappelons que le premier essai d’une monnaie unique est le fameux plan Werner de 1970 (cf. 4.3.5.3.). Au niveau macroéconomique un avantage de taille apparaît. A l’intérieur de la zone euro des dévaluations sauvages sont devenues impossibles : ces dévaluations sont déloyales, car elles visent à exporter le chômage vers des pays voisins. Au marché unique (Acte unique de 1986) correspond une monnaie unique. A première vue au moins tout semble parfait. Il n’en est rien ; expliquons brièvement. L’euro n’a pas réussi à donner satisfaction sur deux niveaux au moins. Au niveau de l’introduction de l’euro. Du seul point de vue technique le passage à l’euro a été un plein succès : ce n’est pas une mince affaire pour les douze pays de la zone euro. Mais cette réussite réelle, dont on a largement parlé, a fait oublier une négligence grave : aucune mesure d’accompagnement n’a été réalisée. Selon Jean Pisani2 Ferry il n’y a « ni augmentation du budget communautaire, ni nouvelles politiques communes, ni même intensification des modes d’intégration existants ». La disparition du risque de change dans la zone euro 3 implique une autre conséquence grave pour l’Union : les ménages sont incités à délocaliser leur épargne, les entreprises à fixer leurs profits là où la fiscalité est plus avantageuse. C’est le début du fameux dumping social et fiscal. L’introduction de l’euro a fait de la BCE l’institution monétaire la plus indépendante du monde : la FED est soumise à la surveillance du Congrès, les missions de la Banque d’Angleterre sont consignées dans une simple loi. Dernière précision sur la BCE : « sa légitimité n’est fondée sur aucune souveraineté 4 politique ». S’y ajoute une monnaie unique sans unité politique. Au niveau des effets attendus de l’euro. Lors de l’introduction de l’euro les attentes étaient fortes : des ajustements allaient opérer, les différences de développement économique entre pays membres de la zone euro allaient se résorber dans un avenir proche. Rien de tout cela ne s’est réalisé. Au contraire, 5 selon le professeur Christian Saint-Etienne , « l’euro, pièce maîtresse de l’intégration européenne, accentue bien au contraire les divergences entre ses membres au point que la monnaie unique est au bord de l’l’éclatement ». Dans les pays de la zone euro on constate un différentiel d’inflation et un degré de développement économique qui est loin d’être uniforme. Le remède classique, dans une telle situation, est la dévaluation, qui est censée ramener la compétitivité. Or chaque 2 Jean Pisani-Ferry, Le réveil des démons – La crise de l’euro et comment nous en sortir, Paris, 2011, p. 59. Cet auteur est directeur du think tank européen Bruegel, professeur associé à l’université Paris-Dauphine et chroniqueur au Monde. 3 Ibid. p. 60. Michel Aglietta, Zone Euro – Eclatement ou Fédération, Paris, 2012, p. 44. 5 Christian Saint-Etienne, La fin de l’euro, Paris, 2009, p. 65. Voir aussi : Jacques Sapir, Faut-il sortir de l’euro ? Paris, 2012, 168 pages et Michel Aglietta, Zone euro • Eclatement ou fédération, Paris, 2012, 188 pages. 4 1 Voir par exemple Agnès Bénassy-Quéré (Université Paris-XNanterre) et Benoît Coeuré (Ecole Polytechnique), Economie de l’euro, Paris, 2002, 123 pages. Sur les aspects théoriques de la monnaie voir par exemple : Anne Lavigne et Jean-Paul Pollin, Les théories de la monnaie, Paris, 1997, 125 pages. 188 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux pays de la zone euro a abandonné son autonomie monétaire et se trouve dans l’impossibilité de dévaluer. Présentons brièvement la théorie des zones 1 monétaires optimales de Robert A. Mundell . Une zone monétaire est optimale, c'est-à-dire durable, si elle est dépourvue de différentiel d’inflation, s’il y a parfaite mobilité du facteur travail et si les capitaux peuvent circuler librement. S'y ajoute l'absence de chocs asymétriques: ces trois conditions y contribuent puissamment. Tout choc asymétrique produit un différentiel d'évolution économique entre pays de la zone euro, car il y a rupture des conditions de production. 2 Gaël Giraud lie la survie de l’euro à ces transferts : « … l’euro comme monnaie unique ne survivra pas longtemps aux tensions internes qui agitent la zone. Pourquoi ? Pour des raisons invoquées par certains économistes dès le début des années 1990 : l’unicité de la monnaie requiert une véritable fédération budgétaire qui accompagne les dissymétries économiques entre pays de la zone par de véritables transferts ». *** 3 Selon Thierry Grosbois , « les raisons de l’échec de la zone euro en tant qu’union monétaire sont bien connues » : Ͳ Selon cette conception les pays, dont la monnaie est l’euro, ne forment pas une zone monétaire optimale, car la mobilité de la main-d’œuvre y est faible (par exemple la langue est un obstacle de taille; il en est de même des divers régimes de la sécurité sociale dans la zone euro). A cette faiblesse de la mobilité du travail s'ajoute celle de sa flexibilité. La zone euro peut subsister, mais non sans un certain coût. Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ Au Luxembourg on constate une certaine mobilité transfrontalière de la main-d’œuvre, mais le phénomène, appréciable au niveau du Luxembourg, est dérisoire au niveau de la zone euro. Ͳ Ͳ Quelle solution au problème posé par Mundell ? En fait, on a une solution apparente et une solution réelle. La solution apparente, en réalité catastrophique, fait du travail la variable d’ajustement : baisse des salaires et des pensions ; politique de déflation, etc. Cette politique d’austérité pèse lourdement sur la vie sociale et le niveau du PIB. La solution réelle est une sorte de mécanisme de compensation financière tel qu’il existe entre les Länder de l’Allemagne fédérale, le Länderfinanzausgleich. Un tel mécanisme permettrait aux pays en graves difficultés économiques (par exemple la Grèce, le Portugal) de procéder à des réformes (par exemple de l’appareil d’Etat) et de moderniser leur économie. En d’autres termes, la solidarité à l’échelle nationale devrait devenir une solidarité à l’échelle européenne. Nous en sommes encore loin. 1 Robert A. Mundell, A Theory of Optimum Currency Areas, in : American Economic Review, vol. 51, n° 4, p. 657-665. Cahier économique 119 Ͳ « absence de convergence des politiques fiscales », « absence de convergence des politiques budgétaires », « absence d’une autorité politique assurant la gouvernance économique de la zone euro », « divergence économique croissante entre les Etats membres de la zone euro », « inadaptation de la politique économique et monétaire européenne marquée par le néolibéralisme doctrinaire, ne correspondant pas aux vœux des populations », « absence de légitimité forte des institutions européennes auprès des citoyens », « absence de pluralisme démocratique dans la prise de décision en matière de gouvernance économique et monétaire », « échec de l’Europe sociale, impliquant l’absence de convergence des systèmes de sécurité sociale et des politiques de l’emploi ». 4 Jean Pisani-Ferry indique trois pistes. « Ramenées à l’essentiel, les multiples interrogations auxquelles les Européens sont confrontés se résument à trois problèmes : celui des principes sur lesquels se fonder pour résoudre la crise des dettes souveraines ; celui de l’organisation politique de la zone euro ; celui du redressement de l’Europe du Sud ». Finalement, les difficultés de l’euro ont révélé les défauts structurels de la construction européenne. Par 2 Gaël Giraud (jésuite, chercheur en économie au CNRS, membre de l’Ecole d’économie de Paris, professeur associé à l’ESCPEurope), Illusion financière – Pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, Paris, 2012, p. 149-150. 3 Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui s’effondre ? Paris, 2013, p. 35-36. 4 Jean Pisani-Ferry, 2011, op. cit. p. 175. 189 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux investissements hors de cette zone sont encouragés. contre l’euro fort a contribué à la réduction de l’inflation (cf. importation de produits énergétiques). *** *** Quelle est la position du Luxembourg ? La sortie de l’euro poserait de sérieux problèmes au Luxembourg. Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ L’Allemagne peut de nouveau introduire le mark, la France le franc. Tel n’est pas le cas pour le Grand-Duché de Luxembourg, qui n’a jamais été indépendant du point de vue monétaire. Un partenariat avec la Belgique est-il toujours possible comme par le passé (cf. UEBL) ? Estce que l’unité de la Belgique va résister à l’éclatement de la zone euro ? Le Luxembourg a besoin non seulement d’un partenaire du point de vue monétaire, mais aussi dans une perspective économique. En dehors de la Belgique, seuls deux pays, la France et l’Allemagne, sont susceptibles d’entrer en partenariat avec le Luxembourg. Peut-être est-il possible de créer une sorte de nouveau Zollverein, où le Luxembourg serait en présence d’autres pays limitrophes de l’Allemagne. Un échec de l’euro est plus grave pour le Luxembourg que pour un autre pays, car il a un besoin urgent d’un partenaire économique pour survivre. Quel serait l’avenir de la place financière en cas de disparition de l’euro ? Finalement, reprenons quelques avis diversifiés sur l’euro. 2 Jean-Claude Trichet insiste, entre autres, sur deux aspects. D’abord, « la zone euro a fait preuve d’une résilience remarquable. Alors que beaucoup annonçaient son éclatement, elle a totalement préservé son intégrité ». Au moment de la faillite de Lehman Brothers la zone euro compte quinze pays ; trois autres (Slovaquie, Lettonie, Estonie) s’y ajoutent par la suite, ce qui témoigne plutôt d’une certaine confiance dans cette monnaie. Ensuite, le contexte international a changé notablement (cf. mondialisation) : le dollar se fait concurrencer par des pays aspirant à former une zone monétaire ; par exemple la Chine, l’Inde et le Brésil. Dans une telle configuration internationale seul l’euro peut résister et non pas les diverses monnaies nationales. 3 Selon Anne-Laure Delatte la liberté de circulation des capitaux mène à l’austérité, favorisée par une politique de libéralisation financière sans limites. Même si « la monnaie unique est indéfendable, …, le retour aux monnaies nationales n’est pas la solution ». La seule solution consiste dans une « union budgétaire et fiscale. Il nous faut mutualiser les dettes publiques en créant l’équivalent des bons du Trésor américain ». 1 Les conséquences d’un euro fort sont connues . 4 1. L’euro fort renchérit la valeur des exportations, qui risquent de diminuer, ce qui pèse sur la balance des paiements. 2. L’euro fort réduit les prix des importations : c’est un avantage pour les consommateurs nationaux et les importateurs de produits énergétiques (par exemple produits pétroliers) ; par contre les produits importés moins chers par rapport aux produits nationaux témoignent d’une baisse de la compétitivité. 3. L’euro fort peut décourager les investissements dans la zone euro, mais les Jacques Sapir préconise le retour aux monnaies nationales, car l’Allemagne est seule à profiter de l’euro (croissance). Les excédents commerciaux allemands poussent à la hausse le taux de change. « Il évolue actuellement entre 1,35 et 1,40 dollar. Excellent pour l’industrie allemande, ce taux est insupportable pour les autres pays. Un niveau proche de 1,10 dollar pour 1 euro correspondrait à la France, et pour l’Italie et l’Espagne il faudrait qu’il soit 2 Jean-Claude Trichet, L’euro protège de la crise, in : Le Monde (Décryptages : Quel modèle économique pour l’Europe ?) du 23 mai 2014. Il a été président de la BCE entre 2003 et 2011 ; actuellement il est président du conseil d’administration de l’Institut Bruegel à Bruxelles. 3 Anne-Laure Delatte (CNRS, OFCE), Pour une union budgétaire et fiscale, in : Le Monde du 23 mai 2014, op. cit. 1 Marc Touati (économiste, maître de conférences à Sciences Po), Le dictionnaire terrifiant de la dette, Paris, 2013, p. 135-136. Les conséquences de l’euro fort figurent sous le titre Euro killer. 190 4 Jacques Sapir, La fin de l’euro s’impose – Des économistes s’accordent sur son dramatique échec, in : Le Monde du 23 mai 2014, op. cit. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 compris entre 1,05 et 0.95 dollar ». Cet auteur est en faveur de la sortie de l’euro, mais il précise : « Je ne prône pas l’éclatement de la zone euro, mais sa dissolution concertée ». A cette prise de position pervenche Berès répond : « L’éclatement de la zone euro conduirait immédiatement à l’éclatement du marché intérieur ». 2 Enfin, Walter Laqueur a prévu trois scénarios possibles pour l’avenir de l’Union. Selon le premier scénario l’Union va éclater dans un avenir plus ou moins proche. Selon le deuxième scénario l’Union va se reprendre, en relation avec un nouveau départ de la croissance économique. Cet auteur estime que ce scénario ressemble à un vrai miracle. Enfin, retenons le dernier scénario : « Es scheint in der Geschichte ein verborgenes Gesetz zu geben, wonach Institutionen, wenn sie einmal bestehen, zum Selbstläufer werden und wider alle Erwartungen weiterbestehen, zumindest viel länger als erwartet. Aller Wahrscheinlichkeit nach wird die EU am Ende einen Zusammenbruch erleben, aber es gibt immer ein retardierendes Moment. Einige amerikanische Wirtschaftsforscher haben verkündet, dass die Europäische Union einfach deshalb fortbestehen wird, weil der Austritt zu teuer wäre ». W. Laqueur prévoit tout de même la disparition de l’Union, mais seulement à long terme. Le pessimisme de cet auteur ne peut guère être dépassé. 5.2.9 Economie et société civile consommation. Enfin, avec la mondialisation le Luxembourg se retrouve de nouveau dans une période de césure. *** La dérégulation financière est bien connue ; elle a permis la crise financière de 2007 (cf. subprime). Celle-ci s’est déroulée dans un contexte néolibéral. Celui-ci a généré le court-termisme économique, une manifestation de la cupidité liée au nouveau laisseraller. Ce court-termisme se réfère à trois éléments. 3 D’ailleurs, selon Jacques Attali « la crise actuelle s’explique largement par la domination du court terme sur le comportement de l’ensemble des acteurs ». Ͳ Le rendement « normal » tourne autour de 4 à 5%. A ces taux se sont substitués des taux de 10%, voire 15%. Ce qui compte c’est du rendement très élevé à tout prix, quitte à mettre l’existence de l’entreprise en danger. Il s’agit en fait d’une attitude antientreprise. Ͳ D’abord la révolution française nous a apporté le Code civil et l’organisation administrative. A partir de 1870 le Luxembourg s’industrialise : le fondement de notre développement économique et social est posé. L’année e 1918 marque en fait la fin du 19 siècle : la société luxembourgeoise est « modernisée ». A partir de la fin de la Seconde guerre mondiale les Trente glorieuses poussent le Luxembourg dans la société de Des normes comptables anglo-saxonnes Les actifs immobilisés sont retenus à la valeur du jour et non à la valeur historique (ou valeur d’entrée). La porte est largement ouverte à la manipulation comptable. Ͳ 5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins Le Luxembourg est à la croisée des chemins. Ce n’est pas la première fois, ni la dernière. Reprenons les « césures » dans l’évolution économique et sociale du pays. Des rendements exagérés La concurrence La concurrence est à la fois au cœur de la théorie économique (cf. 3.2.1. à 3.2.3. et 3.5.1.) et des traités européens (cf. 3.3. et 3.5.2.). Les conséquences sont 4 graves, selon J. Attali « l’agressivité humaine, qui se manifeste dans la concurrence sans pitié entre les nations, comme entre les entreprises et entre les individus, a régné en maître jusqu’ici ». Les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise ; stricto sensu ils sont propriétaires des actions émises par cette société. Actuellement, le poids des actionnaires est exorbitant. Les autres parties prenantes doivent être revalorisées : salariés, clients, fournisseurs. 1 Interview de Pervenche Berès et Jacques Sapir dans Alternatives Economiques, hors-série, n° 95, 1er trimestre 2013, p. 54-56. La première est députée européenne, présidente de la Commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, le second est économiste et directeur d’études à l’EHESS. 2 Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall, Munich, 2012 (2011), p. 330 et suivantes. Traduit de l’anglais par Klaus Pemsel. Cahier économique 119 3 Jacques Attali (groupe de réflexion présidé par), Pour une économie positive, Paris, 2013, p. 37. 4 Ibid. p. 191. 191 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Revenons aux actionnaires : deux aspects inquiétants sont apparus. D’abord, les actionnaires ne forment plus guère un ensemble dans la durée. On peut même parler d’actionnaires « de passage », ce qui pèse sur la stabilité de l’entreprise. Ensuite, la gourmandise des actionnaires à court terme peut mener à un vrai « pillage » de l’entreprise. Le droit de propriété induit à la fois le ius utendi et le ius abutendi. Les personnes morales, par des montages juridiques, ont davantage accès à cet ius abutendi dans l’exercice du droit de propriété, que les personnes physiques. Ces montages peuvent par exemple dissimuler les vrais propriétaires d’une société, cacher une partie des transactions au fisc. 1 Ecoutons Paul Jorion : « D’autres montages juridiques ont permis aux individus les plus fortunés de convertir les droits qui sont les leurs en tant que personnes physiques en ceux, bien plus étendus, dont bénéficient les personnes morales. Le principe démocratique du suffrage universel a de fait été dévoyé en celui d’un suffrage censitaire ». La financiarisation de l’économie luxembourgeoise y a largement contribué. Voilà qui aide à expliquer, au moins partiellement, que la bourgeoisie luxembourgeoise a cédé après la Première guerre mondiale à la fois au Gouvernement et aux syndicats : son pouvoir économique est resté intact. La législation sur les holdings (1929) y a contribué. En période où le court-termisme et la volatilité du corps des actionnaires est une caractéristique aux 2 effets redoutables, le stakeholder model est une alternative réelle au shareholder model dirigé par les seuls actionnaires. Le premier comprend les parties prenantes, ayant un intérêt légitime dans l’entreprise, et est axé sur l’organisation de la société dans un contexte socio-économique plus large. Les parties prenantes apparaissent sur deux niveaux. Au niveau interne à l’entreprise : actionnaires, salariés, direction. Au niveau externe à l’entreprise on a, en dehors des fournisseurs, clients, autres créanciers, la société civile et l’Etat. Dans ce modèle, appliqué en Allemagne, les représentants des syndicats siègent au conseil d’administration avec voix délibérative. Parfois des Länder (en Allemagne) y sont représentés et même des associations diverses (par exemple liées aux consommateurs ou à l’environnement). C’est un tel 1 Paul Jorion (sociologue), in : Jacques Attali, 2013, op. cit. p. 191. Michael Gessler (Hrsg), Kompetenzbasiertes Projektmanagement, Deutsche Gesellschaft für Projektmanagement, Nürnberg, 2011, p. 67 et suivantes. 2 192 modèle qu’il faudrait étendre, aussi au Luxembourg, tout en l’adaptant à ses particularités. 3 Selon Frédéric Lordon « le régime néolibéral se trouve mis en péril d’avoir laissé toute licence aux marchés de capitaux et, partant, d’avoir laissé la finance étendre ses opérations jusqu’au point où l’accumulation de risques et de dettes n’est plus gérable, … . ». Revenons une dernière fois à la position de la société anonyme : les actionnaires ne sont pas les propriétaires de l’entreprise, mais des seules actions. 4 Retenons quelques arguments dans ce sens. • Toute création d’une société de capitaux implique la séparation sévère entre le patrimoine de la société et celui des actionnaires. • Les créanciers n’ont aucun recours contre les actionnaires. • Les actionnaires, une fois la société créée, n’ont aucun accès aux actifs de la société. • Les actionnaires ne concluent aucun contrat au nom de la société. Seuls les mandataires sociaux en ont le droit, sous la surveillance du conseil d’administration. Les administrateurs n’ont pas ce droit, ni individuellement, ni collectivement. Concluons : « Un droit de propriété sur des actions ne peut en aucune manière être considéré comme un droit de propriété sur l’entreprise ». En d’autres mots, la tâche des mandataires sociaux n’est pas de représenter uniquement les intérêts des actionnaires, mais l’intérêt général de la société (par exemple assurer les investissements garantissant l’avenir de la société). Le profit est un moyen de pérenniser la société et non un but final. Seul le néolibéralisme considère le profit comme le but absolu des sociétés. *** 3 Frédéric Lordon, La société des affects – Pour un structuralisme des passions, Paris, 2013, p. 112. 4 Jean-Philippe Robé, Comment s’assurer que les entreprises respectent l’intérêt général, in : L’Economie politique, n° 64, octobre 2014, p. 22 et suivantes. La citation suivante y comprise, p. 23. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Revenons brièvement au court-termisme. Ecoutons la 1 philosophe Cynthia Fleury quant à la nouvelle gestion. « L’idéologie gestionnaire fait ainsi son apparition et, sous couvert de rationalisation et de professionnalisation, elle met en place un projet de domination et de surveillance. On veut des corps dociles, utiles, efficaces et des âmes motivées ». Selon la même philosophe le court-termisme, propre à la realpolitik génère la « realeconomik » ; celle-ci s’exprime sur deux niveaux. « La realeconomik se caractérise par une mondialisation, qui voit les logiques financières se substituer aux logiques industrielles et les actionnaires aux entrepreneurs ». bien sans stabilité sociale, vous ne pouvez pas améliorer les prestations sociales sans une économie qui marche ». Enfin, le ministre allemand constate que « les recettes classiques de la croissance engendrée par des déficits publics ou par de la création monétaire ne fonctionnent plus ». Voilà trois défis auxquels le Luxembourg est confronté : les problèmes structurels de notre économie ; la nécessité de la concertation sociale ; l’abandon des recettes keynésiennes qui n’ont plus prise sur l’économie, c’est-à-dire engager des dettes sans que la croissance augmente. *** 2 L’économiste Philippe Askenazy explique le second niveau : « Le travail s’est éclipsé du débat social à mesure que l’emploi l’envahissait. Le problème ne serait plus de le transformer, de l’organiser différemment, d’en améliorer les conditions, mais d’abord d’en avoir, fût-ce au prix de lourdes concessions sur sa qualité, son intensité, sa pénibilité ». Résumons les notions clés du capitalisme de courttermisme : obsession de la rentabilité, logique de l’obsolescence, logique de l’actionnaire. La concurrence est une obsession européenne (cf. 3.3.) et est directement liée à l’obsession de rentabilité. Considérons la population à statut protégé au Luxembourg : les fonctionnaires actifs ou retraités, les retraités du secteur privé. Leurs salaires/pensions sont assurés quelle que soit l’activité économique ; en outre ces personnes ne sont exposées à aucun risque de chômage. En 2011, la part de la population à statut protégé s’élève à 37,7% par rapport à la population totale. Par contre, les jeunes adultes entre 20 et 40 ans (28,2% de la population totale) sont le plus exposés aux aléas de la vie économique. 4 *** Reprenons brièvement la situation économique et sociale en Europe et au Luxembourg. Selon Wolfgang 3 Schäuble , ministre allemand des finances, « les pays qui ont encore des difficultés sur le plan économique les ont parce qu’ils n’ont pas résolu leurs problèmes structurels. Il n’y a pas à choisir entre austérité et croissance ». Est-ce que le Luxembourg a fait les réformes structurelles nécessaires ? Revenons aux problèmes de génération , c’est-à-dire en fait aux difficultés des jeunes (cf. 1.3.1.2. et 1.3.2.). Les jeunes peuvent être classés selon le risque décroissant à être exposés au chômage : les jeunes sans diplôme ou décrocheurs, les jeunes disposant du bac et finalement les jeunes dotés d’un diplôme universitaire. 5 Retenons quelques faits marquants concernant les jeunes, en relation avec le recensement de la population de 2011. Quant aux relations entre patronat et syndicats W. Schäuble note : « Bien sûr qu’il y a des intérêts divergents entre les partenaires sociaux mais il y a une responsabilité commune. L’économie ne peut pas aller 1 Cynthia Fleury, Les pathologies de la démocratie, Paris, 2005, p. 298 et suivantes ; les citations proviennent de ce ouvrage, sauf indication contraire. 2 Philippe Askenazy, Les désordres du travail, Enquête sur le nouveau productivisme, Paris, 2004, p. 5. 3 Selon une interview dans Le Monde du 19 juillet 2014. Cahier économique 119 Ͳ « Chez les 25-29 ans, la part des chômeurs est d’autant plus élevée que le niveau d’éducation est faible ». 4 Monique Dagnaud (CNRS, EHESS, Institut Marcel Mauss), Vers un conflit de générations ? in : Le Monde (Débats) du 15 juillet 2014. 5 Helmut Willems, Andreas Heinz, François Peltier et Germaine Thill, La transition des jeunes de l’éducation vers l’emploi, Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 30, novembre 2013, 4 pages. 193 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ Ͳ « Avec 46,9%, près de la moitié des jeunes de nationalité luxembourgeoise travaillent dans le secteur public et parapublic (administration publique, éducation, santé et action sociale) ». « La part des jeunes en emploi augmente régulièrement à partir de 16 ans pour atteindre 83,7% chez les personnes âgées de 29 ans. Cependant, la part des jeunes au chômage augmente également avec l’âge : 1,8% des personnes âgées de 17 ans sont au chômage ; le taux augmente à 5,3% pour les personnes âgées de 19 ans, et 7,2% pour celles de 22 ans. Le pourcentage diminue ensuite … ». « 79,6% des Luxembourgeois âgés de 25 à 29 ans sont en emploi, soit un pourcentage légèrement supérieur à la moyenne de cette classe d’âge (78,4%). La part des personnes ayant un emploi parmi les jeunes étrangers (77,0%) est légèrement inférieure à la moyenne, mais cela ne doit pas cacher les écarts entre nationalités. A titre d’exemple, la part des jeunes qui sont en emploi est beaucoup plus élevée chez les Portugais (86,0%) et chez les Belges (86,0%) que chez des Luxembourgeois (79,6%) ». « Les jeunes femmes de 15 à 29 ans, tout comme les femmes âgées de 15 à 64 ans dans leur ensemble, sont surreprésentées dans les activités spécialisées, scientifiques et techniques et activités de service administratifs et de soutien et dans les autres services qui incluent notamment les activités de nettoyage, par exemple. Il y a également une surreprésentation féminine dans la branche administration publique, éducation et santé et action sociale ». « En ce qui concerne le statut professionnel, les jeunes ne se distinguent pas très fortement de l’ensemble des personnes en emploi. 66,0% des personnes âgées de 15 à 29 ans sont salariés du secteur privé, contre 62,9% de l’ensemble des personnes âgées de 15 à 64 ans ». que chez les femmes (29,7% contre 24,5%). En revanche, un cinquième de la population (19,9%) n’a pas dépassé le niveau d’enseignement primaire. La part des personnes ayant atteint le niveau du secondaire inférieur est de 14,6% et 35,5% de la population ont atteint un niveau d’éducation du secondaire supérieur. Depuis 2001, une augmentation du niveau d’éducation est observée. La part des diplômés de l’enseignement supérieur passe de 19,6% en 2001 à 27,0% en 2011 ». Les jeunes, entrés dans le monde du travail, sont appelés à prendre la relève pour financer – entre autres – la retraite de leurs parents. Pas de révolte en vue des jeunes, bien qu’ils soient les débiteurs de leurs parents par le paiement des cotisations vieillesse dans un système de répartition. Au Luxembourg les adultes actifs âgés et les retraités se retrouvent dans une position financière leur permettant de secourir leurs enfants (cf. 1.3.4.2. et 1.4.). La seule limite de cette aide semble être l’autonomie des jeunes, jaloux de leur indépendance. L’avenir des jeunes est lié aux réformes suivantes : réforme de l’enseignement fondamental (primaire), de l’enseignement du secondaire technique et du secondaire classique ; réforme du marché du travail, réforme de la formation professionnelle. A cet égard les perspectives restent floues. D’ailleurs, on peut se demander – place financière oblige – si les Autorités ne sont pas obsédées par les questions financières, aux dépens des jeunes. Il y a eu des réformes sociétales, par exemple le mariage pour partenaires de même sexe. Pas de manifestations de masse contre ces réformes, contrairement à la France. Est-ce que les jeunes au Luxembourg sont moins conservateurs et plus tolérants que les jeunes Français ? La crise semble moins grave au Luxembourg qu’en France, ce qui a pu réduire les interventions des Autorités luxembourgeoise. Finalement, le Luxembourg semble plongé dans une douce léthargie. 1 Le niveau d’éducation peut être présenté brièvement. « Un peu plus d’un quart (27%) de la population âgée d’au moins 15 ans ne poursuivant plus d’études possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur. Ce pourcentage est un peu plus élevé chez les hommes *** 2 Selon Thomas Piketty « L’histoire de la répartition des richesses est toujours une histoire profondément 2 1 François Peltier, Germaine Thill et Andreas Heinz, Niveau d’éducation de la population du Grand-Duché de Luxembourg, Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 19, juillet 2013, p. 1. 194 e Thomas Piketty, Le capital au XXI siècle, Paris, 2013, p. 47. Voir une critique de cet ouvrage, par Gaël Giraud, Quelle intelligence e du capital pour demain ? Une lecture du Capital au XXI siècle de Th. Piketty, in Revue française de socio-économie, premier trimestre 2014, n° 13, p.283-294. Voir aussi la réaction de Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux politique et ne saurait se résumer à des mécanismes purement économiques ». La dynamique de cette répartition s’exprime par la relation suivante où r est le taux moyen de rendement du capital et g le taux de croissance de l’économie : Ͳ Ͳ r > g les forces divergentes l’emportent, g > r les forces convergentes l’emportent. Piketty se réfère à la relation fondamentale ȕ = stock de capital/flux de revenus. e Quelle est la position du Luxembourg au cours du 19 siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale ? Au cours de cette période la croissance (g) est faible. Dans un tel contexte « les patrimoines issus du passé prennent naturellement une importance disproportionnée, car il suffit d’un faible flux d’épargne nouvelle pour accroître continûment et substantiellement l’ampleur 1 du stock ». Voilà qui revalorise le patrimoine hérité par rapport au patrimoine constitué : l’existence de « dynasties » bourgeoises ne doit pas étonner (cf. 2.5.1.). Cet effet de divergence a pleinement joué au Luxembourg. Retenons un facteur de convergence : c’est le « processus de diffusion des connaissances et l’investissement dans les qualifications et la 2 formation ». Voilà un facteur central, car il permet, par l’augmentation de la productivité, d’améliorer la 3 croissance et il réduit les inégalités. Ernest Gellner a déjà insisté sur ce facteur qui a un poids considérable dans la société industrielle. immobilière augmente. Tout au long des Trente glorieuses les revenus s’accroissent. Il y a renversement de tendance : g > r ; les inégalités reculent. A partir de la crise de 2007 un nouveau renversement s’annonce au Luxembourg avec la chute de la croissance. Mais cette tendance nouvelle a probablement été amorcée sous l’influence de la financiarisation de l’économie luxembourgeoise. Par ailleurs, cette financiarisation rend difficile toute mesure des patrimoines, ainsi que leur répartition. Est-ce une nouvelle période qui s’annonce avec r > g, e et son cortège des inégalités du 19 siècle ? Une comparaison (rapide) de l’approche de Piketty avec les régulationnistes est possible. La financiarisation de la société luxembourgeoise a eu une conséquence grave : l’ancienne régulation ne joue plus, la nouvelle n’est pas encore installée, c’est la crise (cf. 2.6.2. et 2.6.3.). Piketty en arrive lui aussi à une configuration de crise. Il y a changement de paradigme : de nouveau r > g, comme pour la majeure partie de l’histoire de l’humanité (selon Piketty). Le régulationnisme et Piketty ont abouti à un diagnostic de crise. Un autre point commun aux régulationnistes et à Piketty apparaît : les deux ont réintégré l’histoire dans l’analyse économique. Terminons par quelques remarques. 4 Depuis la création du Grand-Duché jusqu’à la Première guerre mondiale on a probablement : r > g. C’est là le signe d’une société inégalitaire, nous l’avons déjà signalé (cf. 2.5.1.). Après la Première guerre mondiale des modifications interviennent : le patrimoine de la bourgeoisie est ébranlé (par exemple des valeurs allemandes et russes sont parties en fumée); son enrichissement est sérieusement, mais temporairement, entravé. Après la Seconde guerre mondiale, c’est la montée des classes moyennes dont la participation à la propriété Piketty : Eléments de réponse à Gaël Giraud, dans la même revue, p.295-296. 1 Ibid. p. 54 2 Ibid. p. 47. 3 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, 1999 (1983), 208 pages, voir par exemple p. 44. Cahier économique 119 • Ecoutons Thomas Piketty : « Mes conclusions sont moins apocalyptiques que celles impliquées par le principe d’accumulation infinie et de divergence perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose implicitement sur une croissance rigoureusement nulle de la productivité à long terme). Dans le schéma proposé, la divergence n’est pas perpétuelle, et elle n’est qu’un des avenirs possibles ». En d’autres mots, il n’y a pas de déterminisme quant à la répartition des richesses ; le régime capitaliste ne mène pas automatiquement à la réduction des inégalités. • Piketty parle de « l’illusion de la Révolution 5 française » en relation avec le Code civil. L’égalité des droits ne mène pas à l’égalité des fortunes. Au contraire, cette seule égalité des droits a finalement abouti à une situation d’inégalités. Ainsi, s’explique que la France républicaine et l’Angleterre 4 5 Thomas Piketty, 2013, op cit. p. 56-57. Ibid. p. 577 et suivantes. 195 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux monarchique et aristocratique se retrouvent tous les deux à un niveau d’inégalités comparable à la veille de la Première guerre mondiale. Le Luxembourg ne fait pas exception (toutes proportions gardées). La bourgeoisie luxembourgeoise a su profiter de l’aubaine du Code civil qui lui a offert ce que Max Weber a appelé « berechenbares Recht ». L’égalité des droits a permis à cette bourgeoisie de s’enrichir. • Les développements de Piketty sont évidemment bien plus complexes et plus riches que les quelques développements le suggèrent. Cet auteur a présenté les « deux lois fondamentales du capitalisme » : Ͳ Į désigne le lien entre le rendement des capitaux et le rapport stock de capital/flux de revenus. Cette formule « est une pure égalité comptable. Elle s’applique dans toutes les sociétés et à toutes les époques, par définition ». 1 • Nous avons utilisé la notion de capital . Celuici se compose des deux parties suivantes. Ͳ Ͳ Les actifs non financiers : logements, terrains, machines, équipements, brevets, bâtiments, fonds de commerce, autres actifs. Les actifs financiers : comptes bancaires, obligations, actions et autres parts de sociétés, placements financiers, contrats d’assurance vie, etc. Selon Piketty « il est utile de préciser que le stock de capital dans les pays développés se partage actuellement en deux moitiés approximativement égales : capital logement d’une part, et capital productif utilisé par les entreprises et administrations d’autre part ». C’est dire l’importance du bâtiment dans l’économie. Ecoutons l’explication de Piketty : « Pour simplifier, dans les pays riches des années 2010, chaque habitant gagne en moyenne de l’ordre de 30 000 euros de revenu annuel, et possède environ 180 000 euros de patrimoine, dont 90 000 euros sous forme d’actions, obligations et autres parts, plans d’épargne ou de placements financiers, … ». 2 Au Luxembourg , le patrimoine brut est de 620 000 euros et le patrimoine net de 571 000 euros, dont seulement 10% environ sont un patrimoine financier. « Le patrimoine est très inégalement réparti entre les ménages » : « … les 10% des ménages avec les patrimoines les plus importants possèdent plus de 80% du patrimoine total ». La crise de 2007 a favorisé la configuration r > g. Selon Piketty « l'entrepreneur tend inévitablement à se transformer en rentier, et à dominer de plus en plus 3 fortement ceux qui ne possèdent que leur travail ». En d'autres mots, le Luxembourg est-il sur le chemin vers une société de rentiers et d'héritiers (cf. 1.3.4.)? 1 Ibid. p. 82 et suivantes ; la citation provient de la page 91. 2 Guillaume Osier, Regards sur le patrimoine des ménages, n° 11, avril 2011. Rappelons que la différence entre patrimoine brut et patrimoine net est l’endettement. 3 Thomas Piketty, 2013, op. cit. p. 942. 196 Première loi : Į = r·ȕ Ͳ Seconde loi : ȕ = s/g Il s’agit moins d’une loi que d’une égalité par construction. C’est « une loi asymptotique, c’est-à-dire valable uniquement dans le long 4 terme ». Le rapport ȕ est lié au taux d’épargne s et au taux de croissance g de manière simple dans le long terme. D’autres conditions jouent un rôle. Le lecteur intéressé s’adresse à l’ouvrage monumental (970 pages) de Piketty. • Les années 1914-45 représentent une vraie cassure pour le Luxembourg, comparable à celle de la Révolution française. Le Luxembourg constitue alors le département des Forêts. L’entre-deux-guerres est la période d’une réorientation du pays : un nouveau partenaire économique et monétaire a dû être trouvé ; l’appareil productif a été réorganisé (par exemple sidérurgie) ; même chose pour l’agriculture ; a été effectuée l’intégration du monde ouvrier dans la société et dans la vie politique (participation du parti socialiste au Gouvernement en 1936). 5 S’y ajoute la crise de la bourgeoisie ; Thomas Piketty décrit la situation en France : « … non seulement par un effondrement des revenus du capital, mais également et surtout par une remise à zéro (ou presque) des compteurs de l’accumulation du capital ». Cette configuration vaut aussi pour le Luxembourg. Notre bourgeoisie a mis des années à reconstituer son capital. Plus tard, la financiarisation à outrance de l’économie luxembourgeoise explique le nouveau 4 Ibid. p. 265. Thomas Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle – Inégalités et redistribution 1901-1998, Paris, 2001, p. 139. Dans la foulée voir aussi une interview de Thomas Piketty, par Virginie Malingre, dans Le Monde du 21. 03. 2002. 5 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux retournement : le taux de rendement du capital (r) dépasse le taux de la croissance économique (g). Ceci a un effet inégalitaire, à peine atténué par la montée des classes moyennes. Une réponse générale, mais partielle, à cette question est l’augmentation de la fiscalité et des cotisations sociales. 1 A la limite le message de Piketty n’est guère encourageant, et ceci pour deux raisons. Ͳ D’abord, pour s’enrichir il vaut mieux passer par le capital que par le travail. En réalité, ce n’est pas tout à fait nouveau sous le ciel capitaliste. Ensuite, la robotisation croissante, par ses gains de productivité, entraîne r > g. En d’autres mots, la précarisation du travail estelle le futur du capitalisme ? Ͳ Thomas Piketty reste fixé sur la redistribution des richesses, sans se préoccuper du coût de la redistribution (impôts, cotisations sociales, …). Résumons par un indice simple , mais permettant de comparer les niveaux de prélèvements obligatoires, la pression fiscale et sociale pesant sur le salarié moyen de l’Union. Jusqu’à quel jour de l’année le salarié moyen de chaque pays de l’Union travaille-t-il pour financer les dépenses publiques ? Sont pris en compte l’impôt sur le revenu, la TVA et les charges patronales et salariales du salarié. L’ensemble est exprimé en jours de travail. Présentons le « jour de libération fiscale et sociale » pour le Luxembourg et les pays voisins, en relation avec l’année 2014 et entre parenthèses l’année 2010. On a : Luxembourg 30 mai (16 mai) ; France 28 juillet (31 mai) ; Belgique 6 août (8 juin) et Allemagne 11 juillet (27 mai). Deux constatations se déduisent de ces quelques informations. *** e Au 19 siècle l’Occident impose le contrôle des sources d’énergie et des matières premières, de par le monde, ce qui a mené à des termes d’échange favorables. La crise de l’entre-deux-guerres ne change guère cette situation, malgré 1929. Après la guerre le keynésianisme de reconstruction aboutit aux Trente glorieuses, avec une protection sociale généreuse. A partir des années 1970 des changements s’amorcent, puis s’amplifient. C’est d’abord les deux chocs pétroliers, puis les débuts de la mondialisation. Les conséquences ne se font pas attendre : les termes e de l’échange favorables remontant au 19 siècle se détériorent ; la désindustrialisation gagne l’Europe. Le keynésianisme est tombé en panne. Margaret Thatcher et Ronald Reagan lui ont porté les derniers coups ; c’est l’émergence du néolibéralisme (déréglementation, restructuration, globalisation, marché considéré comme autorégulateur ; etc.). Sur cette situation peu glorieuse se greffe la crise de 2007. Des craintes quant à la protection sociale ont surgi. La question centrale est posée. La générosité de notre protection sociale peut-elle être gardée à l’avenir si la situation économique se dégrade davantage ? Cahier économique 119 • Les quatre pays sous revue ont vu leur position aggravée ; le Luxembourg moins que les trois autres. • Parmi ces quatre pays l’Allemagne a un fardeau fiscal et social élevé pesant sur le salarié moyen allemand, mais ce pays a une économie des plus performante. D’autres facteurs ont dû jouer un rôle : institutions, compétitivité, climat social, commerce extérieur, etc. La position relativement favorable du Luxembourg s’explique aisément : des taux d’imposition trop élevés ont comme effets de faire fuir les contribuables aisés ou bien ceux-ci vont faire sortir leur fortune. Vu la petite dimension du pays, de tels mouvements sont faciles à effectuer : les taux luxembourgeois doivent donc être inférieurs aux taux des pays voisins. 2 Ecoutons un avocat fiscaliste français : « … les plus riches réduisent leur participation à l’impôt lorsque les taux deviennent excessifs. Pourquoi ? Peut-être parce que mieux que d’autres ils savent échapper à l’impôt, ils ont la capacité de s’entourer de conseils avisés à cet effet, parfois ils quittent la France ou la font quitter à certains éléments de patrimoine ». 1 Cécile Philippe, Nicolas Marques et James Rogers, Fardeau social et fiscal de l’employé moyen au sein de l’UE, Institut économique e Molinari, Paris-Bruxelles, 5 édition, juillet 2014, 21 pages. 2 Jean-Philippe Delsol (avec la participation de Nicolas Lecaussin), A quoi servent les riches, Paris, 2012, p. 125. 197 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux *** Revenons brièvement à l’Etat providence. Résumons en quelques points. • L’Etat providence remonte à 1883, année de l’instauration de l’assurance accident dans l’Allemagne de Bismarck. Le Luxembourg suit avec un décalage, à partir de 1901 (assurance maladie). Deux facteurs ont joué un rôle décisif : les recettes fiscales et la démocratisation de la vie politique. Le Zollverein a assuré à l’Etat des recettes dans le long terme. La démocratie, relative car liée au droit de vote censitaire, réussit à faire adopter les lois liées à la protection sociale, avec l’appui énergique de Paul Eyschen. Avant l’industrialisation du Luxembourg, le régime paternaliste libéral a superbement ignoré les revendications ouvrières ; par exemple lors des événements de 1848. Il est vrai qu’à l’époque le nombre des ouvriers est resté limité. La bourgeoisie/patronat a réussi à maintenir les « sansvoix » (cf. vote censitaire) aux alentours du seuil de survie par le travail (cf. Développement sur Wallerstein, voir sous 2.5.2.) • Revenons à la première mondialisation (cf. 4.4.1.). Celle-ci a déclenché des demandes de protection sociale, ce qui a favorisé la mise en place d’un bouclier social, malgré le freinage de la bourgeoisie. En d’autres mots, la première mondialisation a plutôt encouragé la protection sociale. « Si la mondialisation est le catalyseur institutionnel de l’Etat-providence, la Seconde guerre mondiale apparaît en effet comme son accélérateur 1 2 financier ». Dani Rodrik parle de « social insurance against external risk ». Ce risque extérieur est la mondialisation. • Retournons brièvement aux néoclassiques (Walras et Pareto) : « une politique économique doit d’abord viser l’efficacité économique, dont découlera naturellement, dans le cas idéal, la redistribution, cette dernière pouvant en tout état de cause faire 3 l’objet d’un traitement compensatoire séparé ». Cet esprit a prévalu dans les cercles des économistes néolibéraux et « explique qu’aujourd’hui, aux EtatsUnis, 2% de croissance du produit intérieur brut (PIB) se traduisent dans les faits par une décroissance du revenu pour 90% de la population : entre l’accroissement du PIB et les revenus effectivement distribués à la très grande majorité des Américains 4 s’interposent les fuites du pouvoir de la finance, … ». Voilà qui nous amène au dernier point. • L’Etat social n’est pas à l’origine de la crise de 2007, au contraire il a dû intervenir pour alléger les conséquences de cette crise (par exemple le supplément de chômage lié à la crise). Le GlassSteagall Act (ou Banking Act) de 1933 a été une réponse à la crise de 1929 : séparation des banques en banques commerciales (ou banques de dépôt) et en banques d’investissement. En 1999 le Glass-Steagall Act est abrogé par le Financial Services Modernization Act. Ce nouveau dispositif est encore aggravé : certains risques, par exemple liés aux produits financiers dérivés, sont flanqués hors du bilan des banques. Voilà une invitation à la manipulation et à la spéculation financières, c’est-à-dire à l’enrichissement sans aucune contrepartie. Par ailleurs, on peut se demander si cette spéculation (argent facile) n’a pas contribué à la désindustrialisation. • Relevons deux constatations de Jean Pisani5 Ferry applicables au Luxembourg. Ͳ Première constatation « La protection sociale reste dominée par une logique curative, au détriment de l’action préventive : notre dépense publique est proche des niveaux scandinaves, mais la part des dépenses d’éducation et de prévention des risques sociaux, qui agissent en amont des risques pour prévenir plutôt que réparer, reste relativement faible ». Pour augmenter l’efficacité de notre protection sociale le Luxembourg doit 3 Eloi Laurent, Pour une politique de développement humain, in : L’Economie politique, n° 63, juillet 2014, p. 48. Cet article est lié à l’ouvrage que cet auteur a publié au cours de la même année. 4 Ibid. p. 49. 5 1 Eloi Laurent (Observatoire français des conjonctures économiques ; enseigne à Sciences Po et à l’université de Stanford), Le bel avenir de l’Etat providence, Paris, 2014, p.25. 2 Dani Rodrik, Why Do Open Economies Have Bigger Governments ? op. cit. p. 1010. 198 Jean Pisani-Ferry (dir.), Quelle France dans dix ans ? Rapport de France Stratégie au président de la République, Paris, 2014, p. 112-113. Cet auteur est commissaire général à la stratégie et à la er prospective, depuis le 1 mai 2013. Le Commissariat général à la stratégie et à la prospective remplace le Centre d’analyse stratégique ainsi que le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, qui lui-même a remplacé le Commissariat général au plan. France Stratégie est le nom d’usage du Commissariat général à la stratégie et à la prospective. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux davantage s’occuper de l‘aspect préventif que par le passé. Ͳ Seconde constatation « Le déséquilibre générationnel se creuse entre les seniors qui bénéficient des prestations retraite et santé et les jeunes qui cotisent, mais que le système soutient peu et protégera moins que leurs aînés ». Le problème générationnel reste lié à une distorsion majeure : les seniors avec retraite assurée ; les jeunes obligés de cotiser pour ces retraites, mais exposés au chômage et à la précarité. 2 • Ecoutons Franz Clément : « … le modèle luxembourgeois est né d’une crise et semble aujourd’hui vaciller sous l’effet d’une crise de nature différente. Alors qu’en 1977, il fallait sauver la sidérurgie, épine dorsale du Luxembourg, aujourd’hui c’est une crise financière internationale qui touche le pays et met à l’épreuve les solutions héritées de la précédente crise ». • Vers 2010/2011 c’est l’échec des accords tripartites. Serge Allegrezza parle d’une « atmosphère de guerre froide dans différentes instances du dialogue social national ». Trois interprétations sont possibles. *** Ͳ Ͳ Revenons sur le modèle luxembourgeois du dialogue social. Trois aspects prédominent. • L’importance du dialogue social n’est plus à démontrer. Avec la crise de la sidérurgie, puis avec la crise interminable déclenchée par les subprimes les enceintes du dialogue social ont proliféré. Ecoutons le 1 directeur du STATEC, Serge Allegrezza : « Le modèle social devra se réinventer en commençant par mettre de l’ordre dans le fouillis des institutions du dialogue social, pléthoriques et redondantes, … ». Ͳ *** Le Luxembourg n’échappe pas à des réformes que l’on peut situer sur trois axes : Ͳ Rappelons les institutions du dialogue social : chambres professionnelles (1924), Conseil économique et social (CES, 1966), comité de coordination tripartite (remontant à la crise sidérurgique), conseil supérieur pour un développement durable (CSDD), comité permanent pour l’emploi, fédérations professionnelles et syndicales. A la longue une coordination de ces institutions semble inévitable. Deux structures semblent centrales : le CES et la tripartite, où le CES « pourra très bien être l’antichambre de négociations tripartites » (Serge Allegrezza). Des arrangements institutionnels sont possibles ; par exemple intégrer le CSDD dans le CES (Serge Allegrezza). Un disfonctionnement passager. Le signe d’une crise ouverte et grave du dialogue social. Une crise d’accumulation : transition d’une époque d’accumulation à une autre (cf. 2.6.2. et 2.6.3.). Ͳ Ͳ réduction du coût salarial ; des progrès dans ce sens ont déjà été réalisés ; politique de dérégulation ; par exemple dans le bâtiment, qui croule sous le poids de la surréglementation (légale, communale, technique) ; rationalisation de l’appareil de l’Etat. En fait, il n’y a pas d’alternative à ces réformes. Parfois, l’augmentation de la fiscalité tient lieu de réformes. C’est là une voie étroite, limitée dans le temps. Le chemin des réformes n’est pas sans dangers en démocratie : l’exemple de l’ancien chancelier Gerhard Schröder est bien connu. Un contre-exemple est fourni par la France, qui a privilégié la solution fiscale ; le résultat en est un ras-le-bol fiscal, menant même à la fronde fiscale. 2 1 Serge Allegrezza, Le dialogue social, un antidote à la société de défiance, in : Le dialogue social au Luxembourg : Actualités et perspectives, cahier économique n° 115, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 11. Cahier économique 119 Franz Clément (CEPS/INSTEAD), Le Comité de coordination tripartite : l’évolution d’une institution majeure du modèle luxembourgeois de dialogue social, in : cahier économique n° 115, op. cit. p. 19. Voir aussi, dans le même cahier, les contributions de Patrick Thill et Adrien Thomas (CEPS/INSTEAD) ; Claude Wey (historien, président de la Cellule de Recherches sur la Résolution de Conflits – CRRC) ; Frédéric Rey (Laboratoire Interdisciplinaire de Sociologie Economique – LISE-CNRS) ; Carole Blond-Hanten et Roland Maas (CEPS/INSTEAD) ; Monique Borsenberger et Paul Dickes (CEPS/INSTEAD) ; Achim Seifert (université d’Iéna). 199 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Résumons de manière critique l’évolution de l’unification européenne. • Au lendemain de la Seconde guerre mondiale deux blocs dominent le monde : l’Empire américain et l’Empire soviétique ; l’Europe est l’enjeu. Les EtatsUnis poussent l’Europe à s’unifier, pour deux raisons. D’abord, les Etats-Unis ont besoin d’un partenaire solide et non d’un ensemble de pays qui sont continuellement en désaccord. Ensuite, l’unification protège contre l’influence soviétique. A ce moment au moins on peut estimer que les intérêts des Américains et des Européens sont convergents. Par contre, l’Union soviétique s’oppose à l’unification européenne, pour préserver son influence sur les différents pays européens. Finalement, l’unification européenne est le résultat de la rivalité entre les deux empires. • Le Traité de Rome a un mot clé : la concurrence. Deux approches sont possibles. L’approche ordolibérale voit dans la concurrence un moyen d’empêcher la formation de cartels tels qu’ils ont existé dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. L’approche néolibérale considère la concurrence comme le remède à tous les problèmes économiques, y comprise la redistribution. L’erreur est monumentale : inégalités sociales, nivellement vers le bas des salaires (cf. Allemagne). C’est le glissement de la première approche vers la seconde qui a déclenché cette débâcle. • Le traité de Maastricht (1992) aboutit à l’introduction de l’euro à partir de 1999. La zone euro n’est pas une zone monétaire optimale (voir sous 5.2.2.), mais elle est considérée comme la suite logique de la libre circulation des capitaux. On part de l’idée que le fait de l’introduction de l’euro aura un effet autoréalisateur : des mécanismes vont jouer. 1 Ecoutons Cédric Durand : « l’union monétaire va accroître l’intégration commerciale et donc les bénéfices de la monnaie unique, l’intégration financière va faciliter la mise en place de systèmes d’assurance contre les chocs asymétriques, et les marchés du travail seront contraints à se flexibiliser ». Ce « bricolage optimiste » ne s’est pas avéré ; au contraire, la crise de 2007 a tout balayé. Cette configuration a été aggravée par des vagues de 2 spéculations. Cédric Durand note : « Le mécanisme pervers clé est identifié : les flux de capitaux massifs – 1 Cédric Durand, Introduction : qu’est-ce que l’Europe ?, in : Cédric Durand (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, 2013, p. 33. 2 Ibid. 200 nourris par les différentiels de taux d’inflation et l’idée que les risques liés aux opérations financières internationales ont disparu avec la création de l’euro – vont nourrir des déséquilibres insoutenables et dramatiquement aggraver les écarts de compétitivité au sein de la zone. En ce sens la crise de l’euro est l’œuvre de l’euro lui-même ; loin de créer des critères d’optimalité, ce que la monnaie unique crée de manière endogène ce sont les conditions mêmes de sa déstabilisation ». • L’Union européenne s’est scindée en deux groupes d’Etats, le centre, c’est à-dire l’Allemagne avec quelques autres pays (par exemple le Benelux et l’Autriche), qui domine la périphérie, c’est-à-dire les pays du Sud de l’Europe. Aux inégalités à l’intérieur des différents pays de la zone euro, s’ajoutent les inégalités entre pays du Nord et pays du Sud. 3 • Ecoutons Denord et Schwartz : « Souvent appréhendée en termes de « théorie des jeux », la politique de la concurrence conduit, comme dans le dilemme du prisonnier, à mettre des entreprises en situation d’arbitrer entre aveu et secret, sans savoir quelle position adoptent leurs complices. Cette façon de construire, en pratique, le marché montre d’autre part la conception de la politique économique à l’œuvre dans Europe communautaire : loin d’un interventionnisme à vocation sociale, elle consiste pour l’essentiel à élaborer un cadre légal et à sanctionner des comportements déviants ». • Deux interprétations du Traité de Maastricht sont souvent avancées : Ͳ Ͳ Il importe de « dompter » l’Allemagne réunifiée en lui enlevant son deutsche Mark. Entre 1981 et 1983 la France a mené une politique économique désastreuse : nationalisation des banques, embauche massive de fonctionnaires, politique keynésienne effrénée, qui ne prend plus. C’est cette débâcle économique qu’il faut éviter à l’avenir. • Revenons une dernière fois à un problème central de l’Union : la crise économique. L’économiste 4 américain Christopher Sims , prix Nobel en sciences 3 François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, 2009, p. 114-115. 4 A Lindau (Bavière) se sont rencontrés, du 19 au 20 août 2014, 460 jeunes économistes sous la houlette de la Fédération Nobel. D’ailleurs, 17 prix Nobel en sciences économiques y étaient présents, dont Christopher Sims (professeur à l’université de Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux économiques (2011), a donné une interview remarquable dans Le Monde du 23 août 2014. Cet éminent économiste met en évidence trois aspects particuliers. Ͳ Ͳ Ͳ Des transferts fiscaux entre le Nord et le Sud de la zone euro sont indispensables. A cet effet on ne peut pas séparer à la longue politique fiscale et politique monétaire. La pérennité de l’euro exige un lien entre les budgets des différents Etats. La réduction de la dette publique ne doit pas constituer une finalité sui generis (par exemple de 100% à 60%). Il faut, bien sûr, stabiliser d’abord la dette publique et ensuite la réduire peu à peu, sans peser brutalement sur la croissance par une austérité excessive. Les euro-obligations sont un instrument indispensable à la zone euro, ceci est possible, toujours selon Sims, car « cela n’implique pas une coordination fiscale poussée ». En fait, les deux grandes puissances de l’euro-zone, l’Allemagne et la France, sont au centre de la problématique européenne. L’Allemagne insiste sur sa « souveraineté financière » : pas d’euro-bonds ; il s’agit d’un refus de la solidarité Nord-Sud en Europe. La France préconise cette solidarité, mais reste réticente à réduire sa souveraineté politique au profit de l’Union (cf. succès du FN). Ces deux puissances européennes doivent faire des concessions, c’est-àdire accepter davantage d’Europe, sauf à mettre en danger l’avenir de cette Europe. Finalement, la taille du Luxembourg est telle qu’un endettement sévère pourrait déstabiliser son économie et mettre la place financière en danger. 5.2.9.2 Au-delà de l’économie Avant même l’apparition du libre échange la France a 1 mis en place un dispositif disciplinaire vis-à-vis du monde ouvrier, face au nomadisme de cette population. D’abord, en 1781 est instauré un « petit cahier » d’identification ; il est délivré par les « maîtres ». Dix ans plus tard ce cahier est abrogé sous la Révolution française, car incompatible avec la liberté du travail. Ensuite, le consul Napoléon Bonaparte introduit en 1803 le livret d’ouvrier, une sorte de « passeport intérieur », donc aussi au Luxembourg (Département des Forêts). Ce livret vise deux finalités : Ͳ Ͳ garder l’ouvrier dans le département de l’entreprise qui l’emploie, suivre l’ouvrier à la trace, c’est-à-dire exercer un contrôle social. En France le livret est abrogé en 1890, après qu’il soit tombé en désuétude au cours des années 1860-1870. 2 Au Luxembourg le livret persiste : en 1906 la Chambre de commerce regrette, dans son rapport annuel, le relâchement général vis-à-vis du livret. En 1916 le directeur général de l’intérieur adresse une circulaire aux administrations communales pour leur rappeler l’existence du livret. Les bouleversements à la fin de la Première guerre mondiale balayent définitivement ce livret, un vestige du Régime français. *** e Au cours du XV siècle est élaborée en Italie du nord la 3 comptabilité à deux entrées, l’une pour le débit, l’autre pour le crédit (comptabilité à partie double), menant à la balance d’un compte. Plus récemment des normes comptables anglo-saxonnes facilitent les manipulations comptables. 5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle L’instauration du libre-échange, à partir de l’Angleterre, a aussi posé la question de la mobilité, laquelle soulève le problème de la liberté de circulation. Princeton, USA) et Joseph Stiglitz, le plus médiatique. En 2015 c’est au tour des médecins, physiciens et chimistes de se rencontrer. Cahier économique 119 1 Armand Mattelart (professeur émérite à l’université de Paris-VIII) et André Vitalis (professeur émérite à l’université de Bordeaux-III), Le profilage des populations – du livret ouvrier au cybercontrôle, Paris, 2014, p. 26-28. Voir aussi, dans un autre genre: Michalis Lianos (sociologue), Le nouveau contrôle social – Toile institutionnelle, normativité et lien social, Paris, 2001, 255 pages. 2 Pour des détails, voir Cahier économique n° 113, Luxembourg (STATEC), 2012, op. cit. p. 23-24. 3 R. Haulotte et E. Stevelink, Luca Pacioli, sa vie, son œuvre et la première traduction en français du premier traité de comptabilité imprimé en 1494 à Venise, Bruxelles, éd. Comptabilité et Productivité ; 94 pages ; première édition en 1960. 201 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux A partir des années 1970 l’informatique a changé complètement la donne. Des situations de monopole se sont succédé : l’ère du matériel IBM a dominé jusque dans les années 1980 ; Microsoft prend la relève. « A l’orée des années 2000, un nouvel âge s’est ouvert, celui du contrôle des données personnelles des internautes. Depuis cette date, une dynamique de 1 concentration est à l’œuvre sur Internet ». « La puissance des effets de réseau, combinée aux économies d’échelle, a engendré des situations de monopole » ; par exemple Google. Plus d’un milliard d’individus se connectent quotidiennement à Facebook. Amazon est devenu le leader de la vente en ligne ; Apple a une position solide quant aux tablettes et quant à la musique en ligne. Les technologiques numériques déclenchent de nouvelles mutations. Retenons trois effets plutôt inquiétants. Ͳ Ͳ Ͳ La masse des données enregistrées reste croissante ; la puissance des détenteurs de ces big data est elle aussi croissante : Google, Apple, Facebook, Twitter, Amazon, … ; à ces monopolistes s’ajoutent les Administrations. Des monopoles privés sont appelés de plus en plus à stocker des données sur des individus, à les épier (par exemple sur leur comportement de consommateur). De notre comportement passé le futur comportement est même extrapolé ; « les big data pourraient signifier que nous sommes à jamais prisonniers de nos actions antérieures, utilisables à notre encontre par des systèmes qui prétendent prédire notre comportement futur : nous ne pouvons jamais échapper à ce qui s’est 2 produit antérieurement ». Il y a transfert de responsabilité de l’Etat vers les « plates-formes » privées : « Par exemple, i Tunes et Amazon sont devenues de fait les arbitres de la gestion des droits de propriété intellectuelle entre créateurs de contenu et consommateurs, en contournant les lois sur le 3 copyright de la plupart des pays ». Le recul de la sidérurgie luxembourgeoise est bien connu ; le Luxembourg est devenu une économie de services. Dans un tel contexte ces nouvelles technologies prennent une dimension considérable ; par exemple l’université du Luxembourg est engagée dans cette direction. L’informatisation de la vie sociale génère une infinité de données que l’on n’arrive guère à effacer 4 complètement : est-ce « la liberté dans le coma »? 5 Apparaît le paradoxe de la vie privée : nous aimons nous exprimer librement, mais nous avons peur d’être fichés irrévocablement. e Au 19 prévaut la surveillance du monde ouvrier, considéré comme « classe dangereuse ». Actuellement, on peut estimer, en paraphrasant Thomas Hobbes, que « tout le monde surveille tout le monde ». 5.2.9.2.2 L’après-démocratie Résumons en quelques points l’évolution du régime politique et du capitalisme au Luxembourg. Première période : de l’indépendance à la Première guerre mondiale Le régime politique est une démocratie libérale censitaire, qui évolue lentement, mais non sans 6 soubresauts. Par exemple Gilbert Trausch parle de « la contre-offensive réactionnaire 1853-1860 » ; quant à l’année 1856 on parle de coup d’Etat. Avec la constitution de 1868, qui succède à celle de 1856, réactionnaire, c’est l’apaisement. Le cens continue de nouveau à baisser. Le régime économique est un capitalisme libéral, dirigé par une bourgeoisie dépourvue de sens social. Contrairement au régime politique l’apaisement à partir de 1868 au moins ne joue pas sur le plan économique. Cette bourgeoisie/patronat exerce son pouvoir économique de manière absolue. 1 A. Mattelart et André Vitalis, 2014, op. cit. p. 177. Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, BIG DATA La révolution des données est en marche, Paris, 2014 (2013), p. 238239. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hayet Dhifallah. 3 Arun Sundararajan (New York University), Les nouvelles e institutions économiques du XXI siècle – La révolution numérique crée des organisations hybrides, in : Le Monde du 18 juillet 2014. Traduit de l’anglais par Gilles Berton. 2 202 4 Groupe Marcuse, La liberté dans le coma, Paris, 2012, 242 pages. Groupe Marcuse : Mouvement autonome de réflexion critique à l’usage des survivants de l’économie. 5 Jean-Marc Manach (journaliste d’investigation), La vie privée, un problème de vieux cons ? Paris, 2010, 223 pages. 6 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, 1981, op. cit. p. 60. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux *** Deuxième période : le grand chambardement L’entre-deux-guerres change la donne : la bourgeoisie/patronat doit accepter des compromis tant politiques qu’économiques. Le monde salarié a dorénavant son mot à dire sur les plans politique et économique. Le profil de la société luxembourgeoise est modifié : le Luxembourg entre pleinement dans une société démocratique, soutenu par des réformes institutionnelles : par exemple création des chambres professionnelles, mais il faut attendre 1966, pour que le CES apparaisse. Troisième période : le zénith ou le fordisme La société luxembourgeoise est à son zénith vers 1945-1975 : croissance continue, Etat providence, société de consommation, niveau de vie en hausse. C’est l’époque du compromis social : salaires élevés contre productivité du travail. C’est aussi la démocratie des partis : parti chrétien social, parti socialiste, parti libéral. Le Gouvernement est alors en règle générale issu d’une coalition de deux de ces trois partis. Par la suite s’y ajoute un quatrième parti, les Verts (déi Gréng) : les possibilités de former un Gouvernement s’accroissent ; le dernier Gouvernement en est un exemple concret. Quatrième période : prolongement du fordisme Sous la houlette du secteur financier le fordisme est prolongé au Luxembourg : de 1975 vers 1990. Cinquième période : le temps des incertitudes (à partir de 1990 environ) La réunification allemande a affaibli l’Allemagne, au moins au début. La spéculation financière s’envole, la mondialisation prend son essor. C’est aussi le début de l’implosion des idéologies. Sixième période : la crise de 2007 La crise, partie des Etats-Unis, est devenue une crise généralisée. Elle est loin d’être terminée. Un scénario à la japonaise est à craindre : croissance molle. Au Luxembourg une croissance de 4% garantit la protection sociale généreuse qui est la nôtre. Une croissance réduite à un pour cent ou même moins placerait le Luxembourg dans une position précaire quant au financement de la protection sociale. C’est là un scénario si la croissance molle persiste longtemps. Cahier économique 119 La société européenne est en crise ; le Luxembourg ne fait pas exception. Les Trente glorieuses, prolongées quelque peu au Luxembourg, fournissent l’image d’une société apaisée, car dotée d’une forte redistribution des revenus. Des modifications radicales, sous l’impulsion de Reagan et Thatcher, interviennent à partir des années 1980 : • Triomphe croissant de l’économie financière, c’est-à-dire décrochage entre l’économie financière et les fonctions économiques du capitalisme. • Les marchés focalisent le pouvoir économique. • C’est le temps de la désindustrialisation (surtout dans les pays du sud), de chômage, de la précarité, etc. • Le capitalisme financier est une économie de court terme, par opposition à l’ordolibéralisme qui vise le long terme. Le court-termisme a fait des ravages considérables dans notre société. • L’économie financière est accompagnée d’une vague de privatisations, même le domaine social est concerné. • L’individualisation effrénée est liée au court 1 termisme. Ecoutons le sociologue Alain Touraine : « … beaucoup d’adolescents ont une grande difficulté à se préparer à leur vie d’adultes, alors qu’ils sont entraînés, notamment par les réseaux sociaux, à privilégier l’immédiat sur le futur et les formes rapides de sociabilité sur celles qui créent des relations affectives et cognitives plus complexes et plus durables ». Et encore du même auteur : « Est-il besoin d’ajouter qu’une société, pas même la société de consommation, ne peut reposer seulement sur l’immédiat, le disponible, le non-conflictuel ? ». • L’individualisme consommateur s’est imposé partout : le résultat est une « société atomisée ». L’Eglise et les syndicats représentent l’aspect « collectif » dans la société. Ces deux institutions sont en perte de vitesse. 1 Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, 2013 ; la première citation provient de la page 592 et la seconde de la page 593. 203 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 1 Vers 1900 la pratique religieuse est encore supérieure à 90% ; en 1974 elle ne dépasse pas 38% ; actuellement elle est tombée à environ 10% (ou moins). Ce qui ne signifie nullement la rupture avec l’Eglise ; il y a par exemple des pratiques persistantes occasionnelles (baptême, mariage religieux, enterrement religieux). Les syndicats ont des problèmes analogues. En 2010 le taux de 2 3 syndicalisation est de 41% ; vers 1970/71 le taux a encore atteint 64%. Les « croyances collectives » sont en recul au profit de l’individualisme. L’Europe est en crise. Selon 4 Emmanuel Todd « nous sommes angoissés par le vide religieux qui s’est creusé dans le dernier demi-siècle ». 5 Au vide religieux Alain Touraine ajoute le « vide de la 6 pensée ». Le même auteur parle « d’une pensée économique incapable de saisir la réalité ». *** L’aboutissement de tous ces changements est un recul du poids de la démocratie. Retenons quelques causes. • Le secteur des services a une propension à créer de la bureaucratie, c’est d’autant plus le cas que le Luxembourg est devenu une économie de services par excellence. La bureaucratie a tendance à accaparer un pouvoir propre qui n’est pas le sien. • Le législatif perd de sa prééminence au profit e de l’exécutif. En France la V République donne la préférence à l’exécutif, au moins en comparaison avec e la IV République. Tel n’est pas le cas au Luxembourg : le recul de l’influence du législatif prend d’autres formes. Prenons deux exemples concrets. Le premier est lié aux lois-cadres, aux lois d’habilitation. Ces lois ont une grande utilité, mais leur prolifération est inquiétante, car ceci est de nouveau effectué aux dépens du législatif. Le second exemple est en relation avec le travail à la Chambre. L’exposé des motifs est rédigé par les soins du ministère concerné. Mais, souvent, dès qu’il s’agit d’une matière hautement technique (par exemple fiscalité), l’Administration est appelée à contribuer à ce travail en apportant son 1 Gilbert Trausch, 1981, op, cit. p. 216. Jean Ries, Regards sur le syndicalisme au Luxembourg, Luxembourg (STATEC), 12-2011. savoir technique, ce qui lui accorde une influence non négligeable. Le recours aux experts du privé présente lui aussi des risques. • Les Gouvernements et les Parlements des pays de l’Union européenne ont transmis une part de leurs compétences aux Autorités communautaires, c’est 7 bien connu. Toutefois, selon Philippe Frémeaux « il est excessif de dire que nos lois sont aujourd’hui, pour la plupart, élaborées au niveau européen ». En effet, les directives proposées par la Commission de Bruxelles sont toujours approuvées par le Conseil de l’Union, où sont représentés les différents Etats. Incriminer Bruxelles, de la part des Gouvernements de l’Union, lors de décisions impopulaires, est pour le moins une attitude quelque peu cynique. • Des institutions indépendantes disposent d’un pouvoir de décision incontestable. Cela existe dans d’autres pays de l’Union, mais c’est plus récent au 8 Luxembourg. Par exemple la Cour constitutionnelle est créée par la loi du 27 juillet 1997. Autre exemple : la Commission nationale pour la protection des données. Il y a un danger : des décisions sont prises, par une personne ou un nombre restreint de personnes, sur des sujets sociétaux pour lesquels ces institutions indépendantes n’ont pas de légitimité démocratique. • Au Luxembourg il y a un « régime des partis » ; à ne pas confondre avec le régime des partis e de la IV République en France. Depuis 1945 il y a trois grands partis au Luxembourg ; depuis quelque temps s’y ajoute un quatrième. Chaque parti a un programme. La coalition formant le Gouvernement est un compromis du programme des partis de gouvernement. De ce fait, les partis politiques disposent d’un pouvoir politique réel, auquel ne correspond pas forcément un contrôle démocratique. Retenons que les partis politiques sont intimement liés à la démocratie représentative. A partir de la Seconde guerre mondiale trois partis de masse prédominent au Luxembourg : parti chrétien social, parti socialiste, parti libéral. Ce sont des partis à organisation hiérarchisée. Entretemps d’autres partis politiques sont apparus, parfois plus ouverts sur la société, car moins structurés : les Verts, ADR, déi Lénk, 2 3 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 209. 4 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 38. 5 Alain Touraine, Réinventons le politique, in : Le Monde du 8/9 juin 2014. 6 Alain Touraine, Après la crise, Paris, 2010, p. 78. 204 7 Philippe Frémeaux (éditorialiste à Alternatives Economiques), Les missions de l’Europe, in : Alternatives Economiques, hors-série n° 95 : L’Europe a-t-elle un avenir ? Paris, 2013, p. 34. 8 Il n’y a pas de recours direct individuel. Cette Cour exerce un contrôle a posteriori (saisie par voie préjudicielle), le Conseil d’Etat exerce un contrôle a priori. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Piratepartei ; le parti communiste existe toujours, bien que marginalisé. Les partis de masse se sont estompés quelque peu ; probablement sous l’effet de deux phénomènes. D’abord, les partis traditionnels semblent dotés de structures trop rigides pour affronter les transformations sociales de la société. Ensuite, Internet avec tous ses réseaux rend ces partis quelque peu obsolètes. Toutefois, les partis traditionnels, y compris les Verts, résistent mieux au Luxembourg que par exemple en France. Une fonction essentielle des partis est de favoriser et d’assumer le débat politique au profit de l’ensemble de la population. Est-ce que de petits partis y réussissent autant que les grands partis de masse ? Ͳ Dès qu’un processus politique (par exemple déréglementation financière) exclut une grande partie de la population, le mécanisme qui en résulte peut déboucher sur des déséquilibres (parfois cumulés) affectant l’ordre social et politique, donc la démocratie. Ͳ La « prise de pouvoir » des financiers (EtatsUnis, Royaume-Uni) peut déclencher deux conséquences. D’abord, ils s’adonnent à une spéculation effrénée (cf. produits dérivés). Ensuite, par le processus d’endettement, le système financier est mis en péril (cf. faillite Lehman Brothers) et risque de déboucher sur une crise structurelle majeure, affectant la démocratie. • Parfois pointe une certaine lassitude, de la part de la population, vis-à-vis de la politique (Politikverdrossenheit). Sont incriminées les nombreuses consultations électorales : élections législatives, élections communales, élections européennes. A cela s’ajoute probablement, à l’avenir, le referendum, selon les projets gouvernementaux. En général ce qui peut créer cette lassitude envers les hommes/femmes politiques, ce sont les vaines promesses des politiques, tandis que la crise persiste. Au Luxembourg, deux sortes d’exclusion menacent. • Le régime démocratique permet à chacun « de comparer à tout moment sa vie avec celle des 1 autres » ; ce qui peut engendrer des jalousies et des frustrations. Cette disposition est encouragée par : - Internet, - la société luxembourgeoise où « tout le monde connaît tout le monde », - un niveau de vie élevé. 2 Tocqueville a déjà parlé, en relation avec l’Amérique, de « la mélancolie singulière que les habitants des contrées démocratiques font souvent voir au sein de leur abondance, … ». *** 3 Les relatons entre démocratie et capitalisme sont un sujet majeur des sciences sociales. Dans ce contexte la crise de 2007 peut donner lieu à deux interprétations. Ͳ Les jeunes voient, par les déficiences structurelles de notre enseignement, leurs chances professionnelles futures amoindries, au moins par rapport aux générations des Trente glorieuses. Ͳ Des jeunes et des moins jeunes actifs sont confrontés à des augmentations des contributions fiscales et sociales. Est-ce que cela s’effectue en lieu et place de réformes structurelles nécessaires ? *** 4 Le sociologue Wolfgang Streeck part des tensions permanentes entre le monde social et le monde économique, conformément à l’Ecole de sociologie de Francfort. Le capitalisme en crise recourt, pour survivre, à l’inflation au cours des années 1970, à l’endettement public à partir des années 1980 et finalement l’endettement privé (crédit facile, subprimes), menant à la crise générale. Trois acteurs sont en jeu : l’Etat, le capital et les salariés. Les trois crises successives du capitalisme depuis les années 1970 se déroulent aux dépens de l’Etat (cf. pouvoir supranational et influence des multinationales) et des salariés (baisse d’influence des syndicats, précarité), mais au profit du capital. Deux conséquences apparaissent : croissance des inégalités sociales, indifférence politique d’une partie de la population. Voilà deux ennemis redoutables de la démocratie. Les crises économiques sont devenues des crises de légitimation selon W. Streeck. 1 Gérald Bronner (sociologue), La planète des hommes – Réenchanter le risque, Paris, 2014, p. 82. 2 Tocqueville, De la révolution en Amérique, p. 522. Voir référence complète à la note 4, p. 11. 3 Robert Boyer, Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris, 2011, p. 215. Cahier économique 119 *** 4 Wolfgang Streeck (Direktor am Max-Planck-Institut für Gesellschaftsforschung in Köln), Gekaufte Zeit. Die vertagte Krise des demokratischen Kapitalismus, Berlin, 2013, 271 pages. 205 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux L’économie de court-termisme en relation avec le modèle « shareholder » permet trois conclusions. Ͳ Ͳ Ͳ Dans cette société l’emploi et l’investissement sont devenus des variables d’ajustement, liées à un modèle « dividendes minimum garantis ». Rappelons le théorème D’Helmut Schmidt : Les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois 1 d’après-demain. Ce théorème a été inversé : « Les licenciements d’aujourd’hui sont les profits de demain et les dividendes d’aprèsdemain ». Dans ce modèle le patronat tend à accaparer la valeur ajoutée au lieu d’investir, ce qui mène aux inégalités et à la désindustrialisation. Selon Thomas Piketty le différentiel entre rendement du capital (r) et croissance économique (g), « sous2 jacent à la dynamique du capitalisme », mène à la concentration des richesses au profit du capital, dès que r>g. Dans un tel contexte on peut se demander jusqu’à quel seuil un régime démocratique peut tolérer une telle situation. Au Luxembourg la financiarisation favorise r aux dépens du travail. *** La sidérurgie a été un point culminant de notre économie ; actuellement, c’est (toujours) la place financière qui joue ce rôle. Se pose une seule question : quelles activités pourront prendre la relève de la finance ? On avance parfois les communications 3 au sens large dans ce rôle. Ecoutons Guy Schuller à cet égard : « Si le Luxembourg a intérêt à développer toutes les potentialités qui s’ouvrent dans ce secteur de pointe, il semble évident que l’ensemble des activités ne pourra avoir l’envergure du secteur sidérurgique dans les années 60 ou du secteur financier à l’heure actuelle ». 5.3 Résumé rapide sur la société luxembourgeoise depuis l’indépendance De l’indépendance jusqu’à la Première guerre mondiale la bourgeoisie luxembourgeoise dirige à la fois la politique du pays, l’Etat et la production (notamment industrielle). Voilà qui permet à cette bourgeoisie une position dominante quant aux revenus, au patrimoine (immobilier, monétaire et financier) et même quant à l’activité culturelle. Cette bourgeoisie est installée dans la durée, fermement appuyée sur le Code civil de 1804. Au cours de l’entre-deux-guerres c’est la grande transformation du Grand-Duché. Malgré son intransigeance initiale, la bourgeoisie est amenée à composer avec le monde ouvrier. Elle est d’autant plus disposée à le faire qu’elle a su garder son pouvoir économique et même une grande partie de son pouvoir politique. La bourgeoisie a réussi à se ressaisir (cf. Thomas Piketty). Après la Seconde guerre mondiale c’est l’ère du fordisme, le temps de la société salariale, fondée sur le principe hiérarchique. Chaque catégorie 4 socioprofessionnelle dispose d’un statut qu’elle défend contre vents et marées. Le nombre de statuts est élevé : chauffeur d’autobus des CFL, ouvrier carreleur, fonctionnaire de l’Etat, employé d’une banque, avocat, etc. Cette société présente deux particularités. Ͳ Ͳ Une large priorité est accordée à la croissance économique (fordisme oblige) : les fruits de cette croissance doivent profiter à l’ensemble de la population et à cet effet les inégalités les plus incompatibles doivent être éliminées, 5 selon la seconde loi de justice de John Rawls . Le niveau de vie augmente tout au long de cette période. La structure de la société est hiérarchique, mais la mobilité sociale est possible : c’est la « méritocratie » par l’intermédiaire de l’école, qui joue un rôle central. Voilà qui permet 1 Benjamin Coriat, professeur de sciences économiques à l’université Paris-XIII, dans Le Monde du 28 août 2014. 2 Geneviève Schméder (membre du comité de rédaction de Futuribles), La répartition des richesses – Quand le capital prime sur le travail : à propos de l’ouvrage de Thomas Piketty, in : Futuribles, n° 402, sept.-oct. 2014, p. 69. 3 Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch Gilbert (dir.), Le Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette, 1999, p. 110. 206 4 Gérard Trausch, Le Luxembourg, une société de consensus, in : Manuel de l’intervention sociale et éducative au Grand-Duché de Luxembourg, t. 1, Luxembourg, 2009, p. 220. 5 En ce qui concerne les trois principes de justice de John Rawls voir de cet auteur : Théorie de la justice, Paris, 1997 (1971) ; traduit de l’anglais par Catherine Audard. Dans la foulée voir aussi : C. Audard, R. Boudon, J.-P. Dupuy et alii, Individu et justice sociale, Autour de John Rawls, Paris, 1988, 320 pages. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l’ascension sociale pour soi-même, sinon au moins pour les enfants. Selon Pierre Bourdieu il y a un biais : l’augmentation du niveau de vie est accompagnée du maintien, au moins partiel, des écarts structuraux entre classes sociales. A la suite de la financiarisation de la société luxembourgeoise et de l’effet de la crise économique, ce modèle tombe en panne. Nous avons pointé les raisons économiques et sociales essentielles : chômage, précarité, … ; le riche Luxembourg a lui aussi son lot de pauvreté. S’y ajoutent d’autres éléments. Ainsi, l’importance sociale de l’héritage augmente, il en est de même de la rente (cf. 1.3.4.). La méritocratie ne fonctionne plus autant. L’origine sociale des élèves, c’est-à-dire « des dispositions transmises par la prime éducation dans le cadre 1 familial », gagne en profondeur. La société luxembourgeoise est en crise économique et sociale. Au centre de cette crise se situe le couple infernal chômage/précarité, véritable venin pour la démocratie ; il occupera pendant des années encore le devant de la scène sociale et économique. Par ailleurs on peut se demander si le troisième principe de J. Rawls peut jouer pleinement au Luxembourg. Enonçons-le dans une présentation simplifiée : dans une société juste les conditions d’accès au marché doivent permettre d’acquérir des compétences et qualifications aux chômeurs. Il est important d’échapper à la logique de l’assistanat. Dans ce contexte le Gouvernement vient de procéder à des réformes. Par exemple, la réorganisation de l’Adem doit permettre d’améliorer sensiblement son efficacité. Pour terminer, retenons une initiative heureuse : le nouveau lycée à Junglinster, qui vient d’ouvrir ses portes. Les élèves y sont soigneusement encadrés ; les différents ordres d’enseignement y sont réunis dans un même bâtiment. Voilà qui réduit plutôt l’impact de l’origine sociale des élèves. L’Etat a comme charge générale de protéger ses citoyens. Face à la petite dimension du pays, il devra y ajouter un aspect devenu primordial avec la mondialisation : doter les jeunes de capacités les rendant aptes à affronter la vie économique. C’est dire l’importance de la formation, de l’école (y compris et surtout le life-long-learning, l’école de la deuxième 2 chance et les cours du soir ). *** Selon les développements précédents, résumons la situation économique de la zone euro, dans laquelle le Luxembourg est obligé d’évoluer. • La zone euro est coincée entre l’équilibre des finances publiques lié à une réduction de l’endettement selon le pacte budgétaire d’une part, et une politique monétaire interdisant une mutualisation des dettes (euro-bonds) d’autre part. Un paradoxe est apparu : l’endettement de la zone euro dépasse probablement 96% vers la fin de 2014. En d’autres mots, des pays de la zone euro ne seraient pas admissibles à entrer dans cette zone euro (60%). Par ailleurs, le FMI estime que la zone euro freine la croissance mondiale. • Le chômage restera un problème central de la zone euro ; le taux de chômage y tourne autour de 12%. Cette situation est encore aggravée par le chômage des jeunes. « La jeunesse est obligée de payer la rente d’un capital de bien-être dont les 3 anciens ont bénéficié par anticipation ». • La situation déflationniste dans laquelle la zone euro est plongée ne pose pas moins de problèmes : la déflation, c’est la récession. Rappelons deux exemples historiques, les politiques déflationnistes du chancelier Heinrich Brüning (19301932) et celle du Président du Conseil Pierre Laval en 1935. Tout au long des années 1930 Keynes n’a cessé de mettre en garde les responsables politiques contre la politique de déflation. Toute politique déflationniste revalorise la dette publique. Dans ce contexte les Allemands parlent à juste titre de Geldaufwertungspolitik. • La crise des subprimes a fait de l’endettement public un vrai problème. Les spéculations excessives, voire délirantes, ont précipité des banques systémiques au bord de la faillite. Les aides publiques destinées à les sauver ont lourdement pesé sur 2 1 Luc Boltanski, Croissance des inégalités, effacement des classes sociales ? in : François Dubet, Inégalités et justice sociale, Paris, 2014, p. 31. Cahier économique 119 A titre d’exemple retenons qu’au cours de l’année 2010/11 le nombre total de participants des cours du soir organisés par l’Etat s’élève à 15 473, selon l’annuaire statistique 2012, p. 199. 3 Paul Jorion et Bruno Colmant, Penser l’économie autrement, Conversations avec Marc Lambrechts, Paris, 2014, p. 142. 207 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l’endettement. La réglementation de la finance reste une urgence, même si des progrès ont été réalisés. antieuropéen Alternative für Deutschland serait conforté dans ses vues. • Revenons au partage des gains de productivité, répartis entre capital et travail ; ils fournissent le fondement du fordisme au Luxembourg. L’accent mis actuellement sur la « shareholder value » a gonflé la part revenant aux actionnaires. Le surplus leur revenant devrait être retenu dans l’entreprise pour contribuer à son financement et ainsi à sa pérennité. La France, depuis la défaite de 1940 et l’occupation humiliante qui s’en est suivie, est ultra-sensible aux questions de souveraineté politique (par exemple refus de la CED, politique de la chaise vide pratiquée par de Gaulle). Ceci vaut d’autant plus que la marge de manœuvre du Gouvernement français reste étroite, face au succès du FN, figé dans une attitude antieuropéenne ; l’Europe sert de bouc émissaire aux difficultés économiques. • La crise de 2007 donne lieu à différentes interprétations. Ͳ Ͳ Ͳ La crise reste devant nous, car la croissance n’est pas au rendez-vous, la politique d’austérité aveugle y contribue certainement. La crise des subprimes a déclenché « un 1 basculement sociétal fondamental ». Les crises économiques depuis les Trente glorieuses annonceraient « la grande transformation » (Karl Polanyi) économique, géopolitique et culturelle. L’économiste américain Robert Gordon (Northwestern University, Illinois, USA), a lancé la thèse d’une grande stagnation (panne d’innovation, montée des inégalités). Le temps de la révolution industrielle serait révolu, car il s’agirait d’une période unique, non susceptible de revenir. *** La Commission Juncker, qui vient de démarrer, est confrontée à un immense défi : le danger d’éclatement de l’Union. Ce ne sont guère les petits pays en difficultés économiques (comme la Grèce ou le Portugal) qui posent problème, mais les trois grandes puissances européennes, l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne. L’Allemagne est empêtrée dans un juridisme effréné, remontant à la pensée ordolibérale (cf. 3.1.4.) : lien entre concurrence, institutions et Constitution ; on a parlé de « patriotisme constitutionnel ». Une mauvaise surprise, pour l’Europe, provenant du Bundesverfassungsgericht, n’est pas à exclure. Trois effets au moins seraient liés à un tel scénario. D’abord et surtout, les marchés financiers seraient plongés dans la défiance, les éléments les plus rigides de la Bundesbank seraient fortifiés ; le parti politique Enfin, la Grande-Bretagne veut surtout profiter du marché commun, mais n’est pas autant portée sur la solidarité européenne. Rappelons l’attitude de Margaret Thatcher (« I want my money back »). Séparer le couple marché-commun/solidarité, c’est mener l’Union dans l’impasse. La seule et unique solution pour s’en sortir est davantage d’Europe, qui doit surmonter la paralysie politique, dans laquelle le non français (et néerlandais) à la Constitution européenne a plongé l’Union à partir de 2005. Garder le statu quo, c’est reculer en réalité. Dans ce contexte retenons la position inédite de 2 Joschka Fischer (ancien ministre allemand des Affaires étrangères). On ne peut pas faire à la fois des réformes structurelles et observer strictement les critères de Maastricht. Le Gouvernement allemand n’a pas observé ces critères, non par mépris, mais parce qu’il a effectué des réformes structurelles (cf. Agenda 2010). Il n’est donc pas pertinent d’acculer la France à effectuer des réformes structurelles et suivre pleinement les critères de Maastricht. Dans les pays occidentaux la création du marché e intérieur a consolidé le pouvoir de l’Etat au 19 siècle. Au Luxembourg le marché a précédé la création de l’Etat : il y a bien en 1839 indépendance du GrandDuché, mais la création d’une structure étatique s’étend sur des années, alors que le volet économique apparaît très tôt (apparition de la Chambre de commerce en 1841, adhésion au Zollverein en 1842). Le Zollverein pratique à la fois le protectionnisme vers l’extérieur et le désarmement douanier à l’intérieur. D’ailleurs les Etats-Unis ont procédé de la même façon e au 19 siècle (cf. 3.1.5.). 2 1 Ibid. p. 237. 208 Joschka Fischer, Scheitert Europa ? Cologne, 2014, 160 pages. Voir aussi son interview dans : Der Spiegel, 42 / 2014. Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux L’Union a opéré différemment à partir de 1986 (Acte unique européen) ; elle a à la fois : Ͳ Ͳ Ͳ ouvert le marché intérieur ; abaissé les barrières douanières par rapport à l’extérieur de l’Union ; renoncé à une gouvernance économique. 1 Ecoutons le professeur Jacques Mistral quant à la crise des dettes souveraines et de l’euro : « cette crise estelle une vengeance de la rationalité économique sur la volonté politique ? Ou bien est-ce seulement une crise de jeunesse ? La cohérence du système n’était pas suffisamment assurée, et la crise était inévitable à un moment ou à un autre, mais on peut perfectionner cette construction en créant – il n’est pas trop tard – une gouvernance appropriée ». Le défi de la Commission Juncker est d’établir cette gouvernance et de sortir l’Union de la crise permanente ; cela n’est pas une mince affaire. 1 Jacques Mistral (universités Harvard, Michigan, Nankin), Guerre et paix entre les monnaies, Paris, 2014, p. 182. Cahier économique 119 209 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Annexes statistiques 210 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 211 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 212 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 213 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 214 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 215 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 216 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 217 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 218 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 219 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 220 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 221 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 222 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 223 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 224 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 225 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 226 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 227 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 228 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 229 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 230 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 231 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 232 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 233 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 234 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 235 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 236 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 237 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 238 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 239 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 240 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 241 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 242 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 243 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 244 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Cahier économique 119 245 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux 246 Cahier économique 119