cahier économique 119 - Statistiques Luxembourg

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2015
CAHIER
ÉCONOMIQUE
La société luxembourgeoise face à ses
problèmes économiques et sociaux
119
Impressum
Responsable de la publication
Dr Serge Allegrezza
Auteur
Gérard Trausch
STATEC
Institut national de la statistique
et des études économiques
Centre Administratif Pierre Werner
13, rue Erasme
L - 1468 Luxembourg-Kirchberg
Téléphone
Fax
E-mail
Internet
247 - 84219
46 42 89
[email protected]
www.statec.lu
Avril 2015
ISBN 978-2-87988-123-2
La reproduction totale ou partielle du présent cahier est autorisée
à condition d’en citer la source.
Conception: Interpub’, Luxembourg
Impression: Imprimerie Faber, Mersch
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Sommaire
La société luxembourgeoise face à ses problèmes
économiques et sociaux
Avant-propos
8
Résumé
9
Introduction
10
1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon
1.1 La société luxembourgeoise en quatre caractéristiques
1.1.1 La démocratie
1.1.2 Le marché
1.1.3 La sécurité sociale
1.1.4 La politique de la voie du milieu
1.2 La croissance du PIB résumée en cinq périodes depuis la Seconde guerre mondiale
1.3 Une société face à ses problèmes et défis
1.3.1 Le vieillissement
1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement
1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement
1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux
1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité « évitable »
1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes
1.3.1.4 Conclusion d’étape
1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes
1.3.2.1 L’emploi
1.3.2.1.1 Notion d’emploi
1.3.2.1.2 Emploi et jeunes
1.3.2.2 Le chômage
1.3.2.2.1 Notion de chômage
1.3.2.2.2 Chômage et jeunes
1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au Luxembourg
1.3.3 Garder la protection sociale
1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers
1.3.4.1 Notion de risque
1.3.4.2 Risque, rente et héritage
e
1.3.4.2.1 Première moitié du 19 siècle
1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé
1.3.4.2.3 La société financière
1.4 Conclusion
1.5 Annexe : Lectures
1.5.1 Marché et démocratie
1.5.2 Classes d’âge et autonomie
1.5.3 Impuissance économique face à la crise économique
1.5.4 Une économie de petit espace
1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation
1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie
1.5.5 Démocratie de consensus
1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel
13
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52
Cahier économique 119
3
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1.5.7 Société civile et démocratie
1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe luxembourgeois
1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage revisitée
1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et emploi ?
52
53
53
53
2. De la société agraire à la financiarisation de la société
2.1 De la société agraire …
2.2… à la société industrielle
2.3 Bourgeoisie et industrialisation
2.4 Le Luxembourg et la théorie de la régulation
2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la régulation
2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation
2.4.2.1 La régulation à l’ancienne
e
2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19 siècle)
2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres
2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme
2.4.2.5 Conclusion d’étape
2.5 Une autre interprétation de l’industrialisation
2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir
2.5.2 Interprétation selon Immanuel Wallerstein
2.5.2.1 Première étape : période avant l’industrialisation
2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation
2.6 La société de services
2.6.1 Présentation schématique de la tertiarisation
2.6.2 Un mode de régulation tertiaire
2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la crise
2.7 La situation géo-économique du Luxembourg
2.8 Annexe : Lectures
2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation
2.8.2 Modifications du commerce extérieur au Luxembourg et balance des paiements
2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices de grandes entreprises
2.8.4 Une nouvelle grande transformation
2.8.5 Ein marginalisiertes Europa
2.8.6 Des traités différents des traités habituels
2.8.7 Un déni d’histoire
2.8.8 Aux origines de la régulation
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3. La concurrence, un concept central
3.1 Le libéralisme économique
3.1.1 Le libéralisme économique classique
3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste
3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel
3.1.4 L’ordolibéralisme
3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme
3.1.4.2 Le modèle allemand
3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme
3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme
3.1.6 Rapide comparaison entre les divers libéralismes économiques
3.1.7 Excédents commerciaux allemands et ordolibéralisme
3.2 La concurrence
3.2.1 Notion de concurrence parfaite
3.2.2 La modélisation de la concurrence parfaite
3.2.2.1 Modélisation selon Walras
3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu
3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée
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4
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
3.3 La concurrence au niveau des traités européens
3.4 La concurrence au niveau du Luxembourg
3.5 Conclusion
3.5.1 Au niveau de la théorie économique
3.5.2 Au niveau européen et national
3.6 Les ambigüités de la notion de concurrence
3.7 Ordolibéralisme et unification européenne
3.8 Le commerce extérieur du Luxembourg
3.9 Annexe : Lectures
3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité
3.9.2 Ordolibéralisme et Etat
3.9.3 Concurrence parfaite : I
3.9.4 Concurrence parfaite : II
3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de marché
3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme
3.9.7 Equilibre selon Walras
3.9.8 Les métamorphoses du commerce extérieur luxembourgeois
3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg
3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg
4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social
4.1 De l’Etat à l’Etat social
4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social
4.1.1.1 La protection sociale
4.1.1.2 La régulation des rapports du travail
4.1.1.3 Les services publics
4.1.1.4 Les politiques économiques
4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social
4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale
4.1.4 Conclusion
4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du pays
4.2.1 Changements sociétaux
4.2.2 Changements démographiques
4.2.3 Changements économiques
4.3 Le Luxembourg et l’Europe
4.3.1 Origine de l’Europe
4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe
4.3.3 Le Traité de Paris (CECA)
4.3.3.1 De Yalta à la CECA
4.3.3.2 Le Traité de Paris
4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA
4.3.4. La CEE
4.3.4.1 Le chemin vers la CEE
4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE)
4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE
4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome
4.3.5 Maastricht et ses conséquences
4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht
4.3.5.2 Le Traité de Maastricht
4.3.5.3 Le plan Werner
4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht
4.3.5.5 Quelques mots de conclusion
4.4 Le Luxembourg et la mondialisation
4.4.1 Première mondialisation
4.4.1.1 Jaurès, le protectionnisme et le libre-échange
Cahier économique 119
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5
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange
4.4.1.3 Le Luxembourg et la première mondialisation
4.4.2 Seconde mondialisation
4.5 La croissance, l’échange et le Luxembourg
4.6 Annexe : Lectures
4.6.1 Situation de la sécurité sociale
4.6.2 L’Europe en sept traités
4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation
4.6.4 Une société de seniors
4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat
4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation
4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident
4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident
4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident
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171
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172
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173
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173
5. Eléments de conclusion
5.1 Résumé sur la société luxembourgeoise
5.1.1… à partir des développements de Manfred Schmidt
5.1.2… à partir des développements d’Immanuel Wallerstein
5.1.3… à partir du régulationnisme
5.2 Quelques problèmes économiques de la société luxembourgeoise
5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme, ordolibéralisme et le Luxembourg
5.2.2 Le rôle de l’Etat
5.2.3 Lien entre régulationnisme et ordolibéralisme
5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers
5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise nouvelle
5.2.6 Classes moyennes, société civile et générations
5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture économique
5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg
5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg
5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg
5.2.9 Economie et société civile
5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins
5.2.9.2 Au-delà de l’économie
5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle
5.2.9.2.2 L’après-démocratie
5.3 Résumé rapide sur la société luxembourgeoise depuis l’indépendance
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175
175
175
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201
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Annexe statistique
210
6
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Table des tableaux
1. Les problèmes d’une société : un rapide tour d’horizon
13
Tableau 1.1: Population active par secteur économique en 1907 et en 1935
Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB
Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011
Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans
Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010
Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et 1981
Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon l’ADEM
Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935
Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays
Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance
15
27
31
31
33
37
39
40
41
49
2. De la société agraire à la financiarisation de la société
55
Tableau 2.1: Population active, population à charge et population dépendante
Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques
75
78
3. La concurrence, un concept central
Ce chapitre ne contient pas de tableau.
85
4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique et le social
129
Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays
Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922
138
138
5. Eléments de conclusion
Ce chapitre ne contient pas de tableau.
175
Cahier économique 119
7
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Avant-propos
Voici le troisième et dernier volume d'une trilogie
rédigée par l'économiste Gérard Trausch sur le devenir
économique et social du Luxembourg et publiée dans
la série des Cahiers économiques du STATEC. Dans le
premier volume, publié en 2009, Gérard Trausch, loin
de se reposer sur les lauriers bien mérités d'une vie
accomplie d'enseignant des sciences économiques,
avait mis ses projecteurs sur le passage d'une société
agraire, vers une société industrielle, aboutissant à
une économie dominée par le secteur des services et
tout particulièrement des services financiers. Trois ans
plus tard, le second volume retraçait les mutations
économiques et sociales de la société
luxembourgeoise depuis la Révolution française.
Dans ce troisième volume, Gérard Trausch reprend des
éléments développés dans les deux premiers volumes
et montre les réponses que la société luxembourgeoise
a trouvées en confrontation avec ses problèmes
économiques et sociaux. A son accoutumée, il situe
ces problèmes dans une perspective historique, sait
que les problèmes d'aujourd'hui prennent leur origine
e
dans un passé lointain, à la fin du 18 siècle par
exemple, ou plus tard, soit qu'ils sont survenus plus
récemment, par exemple avec la mondialisation.
Gérard Trausch ne se limite point à une simple
description des problèmes de la société
luxembourgeoise, mais il les considère et les place
dans leur contexte géographique, politique et
économique plus global. A cette fin il incorpore dans
son examen bon nombre de considérations théoriques
sur des concepts comme la démocratie, la régulation,
la concurrence, pour ne citer que ceux-là. Puisant
abondamment dans ses recherches approfondies
depuis de nombreuses années, l'auteur s'appuie dans
son analyse sur un chapelet de théories d'économistes
célèbres, de Ricardo, Marx à Keen et Piketty, en
passant par Walras et Arrow/Debreu. Dans son exposé
il accorde une large place aux politologues et
sociologues, comme Wallerstein qui, comme des
touches de pinceau, l'aident à brosser le tableau
complexe de la vie en société.
Le troisième volume de la trilogie de Gérard Trausch
est publié dans la série des Cahiers économiques du
STATEC. Les opinions exprimées, les analyses et
conclusions, tout comme le choix des annexes
documentaires, portent la responsabilité de l'auteur et
vont au-delà des missions en général plus restreintes
du STATEC. Ainsi, la documentation statistique dans le
texte est plus réduite que dans les publications
traditionnelles du STATEC, mais ceci s'explique aussi
par le fait qu'il est quasi impossible, à de rares
exceptions près, d'établir des séries chronologiques sur
plus d'un siècle. L'annexe statistique essaie en partie
de combler cette difficulté.
Gérard Trausch essaie de nous montrer la complexité
intrinsèque et les imbrications historiques des
phénomènes qu'il décrit. La lecture, qui à première vue
peut paraître difficile, est néanmoins facilitée du fait
que les quatre chapitres principaux et la conclusion
peuvent être lus de manière indépendante. Quelques
répétitions de ce fait inévitables, sont là pour nous
aider à rester sur le chemin tracé par l'auteur. Nous
espérons que le lectorat de ce dernier volume soit
aussi nombreux et intéressé que celui des deux
volumes précédents.
Nico Weydert
Directeur adjoint du STATEC
8
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Résumé
La société luxembourgeoise repose sur quatre piliers :
la démocratie, le marché, la sécurité sociale et la voie
du milieu (refus des extrêmes).
Les problèmes, auxquels le Luxembourg est confronté,
sont connus : le vieillissement, le chômage (surtout le
chômage des jeunes et de longue durée), la pérennité
de la sécurité sociale.
L’ère fordiste a plongé le Luxembourg dans la société
de consommation. L’ensemble de la population en
e
profite et pas seulement la bourgeoisie, comme au 19
siècle. La financiarisation de l’économie
luxembourgeoise a prolongé le fordisme, mais a
généré deux effets inquiétants. D’abord, elle favorise
la rente spéculative (cf. titrisation), c’est-à-dire une
formation rapide de fortune. Ensuite, lors de
l’extension de la place financière (besoins d’espacebureau et de logements), des rentes immobilières
juteuses apparaissent et se transmettent par héritage.
Le Luxembourg est-il engagé sur le chemin d’une
société d’héritiers et de rentiers ?
Au centre de ce cahier est placée la notion de
concurrence ; les facettes suivantes sont traitées :
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Une approche critique de la théorie de la
concurrence parfaite.
Un tour d’horizon sur la législation de la
concurrence au Luxembourg.
La concurrence et les traités européens ; par
exemple articles 85 et 86 du Traité de Rome.
Le Luxembourg est confronté à la
concurrence : du Zollverein à la
mondialisation actuelle. L’histoire
économique du Luxembourg est aussi
l’histoire de la loi de la concurrence, à laquelle
le pays est soumis.
Le néolibéralisme s’installe dans l’Union européenne.
Dès les débuts de la République fédérale allemande, ce
pays bascule dans l’ordolibéralisme, version allemande
du néolibéralisme, mais sans le « laisser-faire ».
L’ordolibéralisme mène à la soziale Marktwirtschaft et
présente quelques traits caractéristiques :
Ͳ
L’accent est mis sur la production : création
de richesses.
Cahier économique 119
Ͳ
La Mitbestimmung (cogestion) est au centre
de l’ordolibéralisme (cf. Konsensdemokratie).
Les exportations jouent un rôle considérable :
financer les importations d’énergie, financer
la protection sociale.
L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre
un « ordre de concurrence » et un « ordre
institutionnel » : entre les deux existe une
relation efficace.
Ͳ
Ͳ
Le Luxembourg est plus proche de l’ordolibéralisme
que du néolibéralisme.
e
Le 19 siècle est l’âge d’or de la bourgeoisie
luxembourgeoise : incontestée, incontestable. Elle a su
tirer avantage de l’industrialisation du pays : passage
de la bourgeoisie foncière à la bourgeoisie industrielle.
L’industrialisation déclenche une modification
sociétale considérable : la montée des classes
moyennes.
Au cours de l’entre-deux-guerres deux importantes
modifications se déroulent dans la société
luxembourgeoise : les réorientations économique,
financière, politique et dynastique ; l’intégration du
monde ouvrier dans la société luxembourgeoise.
Notons trois approches de la réalité économique et
sociale du Luxembourg selon Manfred Schmidt,
Immanuel Wallerstein et selon le régulationnisme.
x
Le modèle de Schmidt est lié à la voie du
milieu. Il est fondé sur la réussite économique en
relation avec la productivité, ce qui rend possible
l’installation et l’extension de la protection sociale.
x
Si, selon Wallerstein, le revenu d’un ménage
ouvrier se compose du seul salaire, on parle de
ménage prolétarisé. Si le salaire est complété par
d’autres revenus (par exemple petite exploitation
agricole), alors on parle de ménage semi-prolétarisé.
Wallerstein note que la bourgeoisie/patronat préfère
des ménages semi-prolétarisés, car elle peut allouer à
ces ménages des salaires moins élevés. Cette situation
e
peut s’appliquer au Luxembourg industrialisé du 19
siècle.
x
Le régulationnisme, contrairement à la théorie
classique (cf. concurrence parfaite), réintroduit
l’histoire et la sociologie dans l’analyse économique.
9
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Introduction
Ce travail est le dernier d’un cycle de trois cahiers
économiques qui ciblent la transformation
économique et sociale du Luxembourg depuis la
Révolution française.
Le premier cahier économique fait un tour d’horizon
général, avec trois centres de gravité : la
préindustrialisation, l’industrialisation et les mutations
d’une société. En complément quelques problèmes
auxquels la société luxembourgeoise est confrontée :
désindustrialisation-tertiarisation.
Gérard Trausch, La société luxembourgeoise depuis le
e
milieu du 19 siècle dans une perspective économique
et sociale, cahier économique n° 108, Luxembourg
(STATEC), 2009.
Le deuxième cahier économique remonte à la
Révolution française, passe par le Régime néerlandais,
l’indépendance du pays, l’industrialisation, l’entredeux-guerres, le fordisme et la financiarisation.
Après la Seconde guerre mondiale l’apogée de la
société industrielle est atteint, suivi de l’ère financière
(place financière), puis de la crise économique.
Gérard Trausch, Les mutations économiques et sociales
de la société luxembourgeoise depuis la révolution
française, cahier économique n° 113, Luxembourg
(STATEC), 2012.
***
Le troisième cahier économique est articulé sur cinq
chapitres.
Chapitre 2. De la société agraire à la
financiarisation de la société
Le passage de la société agraire à la société
industrielle est présenté de manière stylisée. Est
examinée la place de la bourgeoisie dans cette société
industrialisée. Immanuel Wallerstein fournit une
interprétation originale qui s’applique parfaitement au
e
Luxembourg du 19 siècle. Lors de l’industrialisation
du Luxembourg le monde ouvrier présente deux sortes
de ménages : le ménage prolétarisé ne touche que le
salaire du mari travaillant à l’usine ; le ménage semiprolétarisé dispose encore d’autres ressources (petite
exploitation agricole, jardinage, …). C’est la conjointe
qui s’occupe de ces autres ressources, mais pas
exclusivement. La bourgeoisie a un intérêt immédiat à
faire face à des ménages semi-prolétarisés, auxquels
elle peut servir des salaires moins élevés, car ces
ménages ont encore d’autres ressources pour survivre.
S’y ajoute un groupe isolé d’ouvriers immigrés, surtout
Italiens, réduits au rang de variable d’ajustement.
Finalement la bourgeoisie luxembourgeoise a réussi à
« dompter » le ménage ouvrier : le mari à l’usine, la
conjointe dans le ménage.
La théorie économique classique est d’application
universelle, c’est-à-dire sans considération de
l’histoire ni de la géographie. La théorie de la
régulation s’appuie sur deux piliers : l’accumulation de
capital et les formes institutionnelles ; celles-ci
représentent l’organisation générale de l’économie
(par exemple formes de la concurrence, rapport
salarial, nature de l’Etat, régime monétaire). Réguler,
c’est ajuster les deux piliers de la théorie de la
régulation.
Chapitre 3. La concurrence, un concept central
Chapitre 1. Les problèmes d’une société : un rapide
tour d’horizon
Sont passés en revue les trois piliers de la société
luxembourgeoise : la démocratie, le marché et la
protection sociale. S’y ajoute la politique de la voie du
milieu, c’est-à-dire l’absence d’extrêmes politiques.
Sont abordés les problèmes auxquels le Luxembourg
doit faire face : le vieillissement, le chômage, l’emploi
(parfois aux dépens des jeunes). Une question se
pose : le Luxembourg est-il devenu une société de
rentiers et d’héritiers ?
10
Au cœur de ce chapitre est situé le concept de
concurrence. Pour bien approcher cette notion les
éléments suivants sont brièvement examinés : le
libéralisme économique classique, le néolibéralisme
(ou Ecole marginaliste) et le néolibéralisme actuel.
L’ordolibéralisme est étudié davantage, car il fournit le
cadre de l’économie de marché. Ce qui nous permet
d’établir le modèle allemand et de le rapprocher du
modèle luxembourgeois.
La notion de concurrence est examinée sous différents
aspects : optique théorique, modélisation selon
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Walras, selon Arrow/Debreu. Ensuite, la concurrence
est suivie dans une vue européenne et finalement les
lois et règlements luxembourgeois liés à la
concurrence sont analysés.
Chapitre 4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique
et le social
Ce chapitre est axé sur trois niveaux. D’abord, l’Etat
social et ses quatre piliers : la protection sociale, la
régulation des rapports du travail, les services publics,
les politiques économiques. Ensuite, la Ville de
Luxembourg est un lieu de changements sociétaux,
démographiques et économiques. Enfin, considérons le
Luxembourg face à l’Europe, de Yalta à Maastricht, en
passant par les Traités de Paris et de Rome. Dans ce
contexte le rapport Werner (1970) est analysé et
comparé au rapport Delors (1986). Pour terminer,
apprécions la position du Luxembourg par rapport à la
première mondialisation (avant 1914) et par rapport à
la seconde.
Chapitre 5. Eléments de conclusion
Ce chapitre comprend deux parties. La première dresse
un résumé sur la société luxembourgeoise selon
quelques approches différenciées. La seconde partie
reprend quelques défis et problèmes que le
Luxembourg doit affronter : par exemple le rôle de
l’Etat, les classes moyennes, l’euro et le Luxembourg.
Enfin, des aspects dépassant l’économique sont
évoqués.
***
Le lecteur doit tenir compte de trois particularités.
Chaque chapitre forme un tout cohérent indépendant
des autres chapitres.
Dans un tel contexte des répétitions sont inévitables.
Elles sont même possibles dans un même chapitre, car
insérées dans une optique différente.
A la fin de chaque chapitre (sauf pour la conclusion)
figure une annexe intitulée lectures. Il s’agit d’extraits
de publications nationales ou internationales,
destinées à fournir des explications complémentaires.
Le lecteur a intérêt à les consulter et éventuellement à
se procurer la publication en question.
Ces particularités ont une seule finalité : faciliter la
lecture de ce cahier économique.
Je tiens à remercier particulièrement Monsieur Serge
Allegrezza, Directeur du STATEC et Monsieur Nico
Weydert, Directeur adjoint du STATEC, qui ont rendu
possible cette publication. Un grand merci à Monsieur
Guy Zacharias (STATEC), à Madame Arlette Steffen
(STATEC) et à tous ceux qui m’ont épaulé dans mon
travail.
L’auteur,
Trausch Gérard
Docteur en sciences économiques
Cahier économique 119
11
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Aujourd’hui, ce que Nietzsche nommait la volonté de puissance se manifeste dans le
culte de la croissance.
Jean-Luc Marion, philosophe, dans Le Figaro du 21 août 2013
12
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon
1.1 La société luxembourgeoise en
quatre caractéristiques
La société luxembourgeoise s’appuie sur quatre
principes fondamentaux : la démocratie, le marché, la
protection sociale et la politique de la voie du milieu.
Passons-les brièvement en revue.
1.1.1 La démocratie
La démocratie est « comprise comme le régime
1
politique où le peuple est souverain » , c’est bien
connu. La Révolution française est considérée comme
une étape principale vers la démocratie moderne. La
démocratie, à l’époque révolutionnaire, est dotée de
2
deux volets : le volet politique et le volet social.
Analysons-les rapidement.
Le volet politique introduit le suffrage universel, c’està-dire la souveraineté du peuple. Entre 1860 et 1892
le cens électoral baisse de moitié (de 30 à 15 francs),
3
ce qui double le corps électoral . Au fur et à mesure
que la fin du régime censitaire approche, le cens
diminue et le nombre d’électeurs augmente. Lisons
Alexis de Tocqueville: « Lorsqu'un peuple commence à
toucher au cens électoral, on peut prévoir qu'il
arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire
disparaître complètement. C'est là l'une des règles les
4
plus invariables qui régissent les sociétés ».
Au Luxembourg le suffrage censitaire persiste jusqu’en
1919. Au cours de cette année le suffrage universel
(tant pour les hommes que pour les femmes) est
introduit et l’âge électoral ramené de 25 à 21 ans.
Avant même la disparition du cens de la législation
électorale, une réforme de taille est intervenue par la
5
loi du 28 mai 1879. Ecoutons Henri Goedert : « la
réforme de 1879 a en effet instauré le vote secret et
l'anonymat de l'électeur, conditions de base
d'élections libres et sincères ».
Le volet social est « caractérisé par l’absence
d’inégalités statutaires de type aristocratique et par la
6
place centrale qu’y ont les aspirations égalitaires » .
Au Luxembourg (plus encore qu’en France) ces
aspirations sont confrontées à une problématique liée
au Code civil de 1804 : « il n’y a, au départ, en droit,
7
que des individus ». Cet individu, s’il est salarié, est
désarmé vis-à-vis de son patron (il n’y a pas encore de
syndicats). Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour
voir le salarié en général et l’ouvrier en particulier
intégré dans la société luxembourgeoise.
Revenons au volet politique ; la démocratie est
pleinement atteinte en 1919 : le suffrage universel a
obligé la bourgeoisie luxembourgeoise à des
8
compromis. Eric Hobsbawm pense « qu’un tel régime
était politiquement inoffensif », la bourgeoisie garde
entièrement le pouvoir économique.
Les premières élections législatives au suffrage
universel, c'est-à-dire sans aucune intervention du
cens (principe de la souveraineté du peuple), sont
9
fixées au 26 octobre 1919. Quatre conditions doivent
être réunies pour devenir électeur:
« être Luxembourgeois ou Luxembourgeoise;
être âgé de vingt-et-un ans accomplis;
jouir des droits civils et politiques;
être domicilié dans le Grand-Duché ».
1
Alain Renaut (philosophe), Démocratie, in : Sylvie Mesure et
Patrick Savidan, Le dictionnaire des sciences sociales, Paris, 2006,
p. 248.
Le vote est obligatoire et des sanctions sont prévues
(art. 176 à 179 de la loi). Le parti de la droite (parti
2
Philippe Raynaud, Démocratie, in : François Furet et Mona Ozouf,
Dictionnaire critique de la Révolution française – Idées, Paris,
2007, p. 103-119.
3
Nicolas Als, La Chambre des Députés. Histoire d’une Institution,
in : Robert L. Philippart et Nicolas Als, La Chambre des Députés –
Histoire et lieux de Travail, Luxembourg, 1994, p. 212-214.
4
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique - Souvenirs
- L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, 1986, p. 83. Introduction
et notes de Jean-Claude Lamberti (professeur à l'université de
Paris V - Sorbonne) et de Françoise Mélonio (Assistante de la
Commission nationale pour la publication des Œuvres complètes
de Tocqueville). Dans la foulée voir aussi : Serge Audier,
Tocqueville retrouvé – genèse et enjeux du renouveau
tocquevillien français, Paris, 2004, 319 pages.
Cahier économique 119
5
Henri Goedert, Isoloirs et bulletins de vote pré-imprimés:
comment la loi du 28 mai 1879 a révolutionné les normes
électorales au Luxembourg, in: Hémecht, Heft 2, Jg. 65, 2013,
p. 149.
6
Philippe Raynaud, 2007, op. cit. p. 103.
7
Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. 1. La
révolution moderne, Paris, 2007, p. 117.
8
Eric J. Hobsbawm, L’ère du capitalisme 1848-1875, Paris, 1978,
p. 17-18. Traduit de l’anglais par Eric Diacon.
9
Loi du 16 août 1919, concernant la modification de la loi
électorale, Mémorial 1919, p. 865.
13
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
chrétien social à partir de 1945) est le grand gagnant
de cette élection: 27 sièges (56,25%) sur 48. Depuis
lors cette formation politique est continuellement
partenaire (principal) dans un gouvernement de
coalition, soit avec les socialistes, soit avec les
libéraux. Seules deux exceptions sont à signaler. Entre
1974 et 1979 la coalition gouvernementale se
compose des socialistes et des libéraux, avec le libéral
Gaston Thorn comme président du Gouvernement. Au
début de décembre 2013 un nouveau Gouvernement,
issu d’élections anticipées, est constitué : coalition
entre les libéraux, les Socialistes et les Verts, une
première du genre ; Xavier Bettel est président du
Gouvernement, Ministre d’Etat.
Tel n'est pas le cas du référendum économique. Après
le Zollverein se pose la question centrale: quel
partenaire économique pour le Luxembourg? La
France (73% des bulletins) ou la Belgique (27%). De
nouveau deux particularités apparaissent. La
dépendance économique du Luxembourg est rappelée:
sa vulnérabilité économique est liée à un partenariat
avec un de ses voisins. Les préférences
luxembourgeoises ne sont pas respectées par les
puissances européennes; la France nous impose la
Belgique comme partenaire économique et « utilise
son désintéressement pour obtenir certaines
concessions de la Belgique (conclusion d'un accord
militaire franco-belge, partage du chemin de fer
4
Guillaume-Luxembourg) » .
1
Le succès de la droite est en relation avec trois
aspects.
* Le parti de la droite a continuellement et sans faille
opté pour la dynastie en général et pour la GrandDuchesse Charlotte en particulier et contre la
république comme forme de l'Etat. Voilà qui a suggéré
à la fois modération et continuité. Des électeurs ont
pu honorer cette attitude mesurée.
2
Reprenons brièvement le double référendum
(politique et économique) du 28 septembre 1919. Le
référendum politique sur la forme future de l'Etat pose
3
quatre questions aux électeurs. La première sur le
maintien de la Grand-Duchesse Charlotte atteint
77,8% d'approbation, celle sur l'adoption de la
république 19,7%; 1,5% pour une autre GrandDuchesse et 1% environ pour une autre dynastie.
Retenons une curiosité: des 126 193 inscrits 90 984
(72%) ont voté dont 85 871 (68%) bulletins sont
valables. Toutefois, les 77,8% en faveur de la GrandDuchesse Charlotte semblent sans appel, malgré
(environ) 20% de bulletins au profit de la république.
Deux particularités découlent du référendum
politique. La monarchie au Luxembourg,
contrairement à celle des autres pays européens,
dispose ainsi d'une légitimité démocratique. Ce
référendum reste une affaire purement
luxembourgeoise.
De cette situation la droite s'en tire mieux – ceteris
paribus – que les autres partis politiques. Ceux-ci
subissent des morcellements/scissions et l'attitude de
leurs leaders sur l'indépendance du pays n'a pas été
toujours bien claire.
5
Ecoutons la formulation pointue de Christoph Bumb :
« In der neu gewählten Abgeordnetenkammer saȕ nun
eine relativ geschlossene "rechte", also
monarchietreue und überwiegend katholischkonservativ geprägte Mehrheit einer ideologisch
zersplitterten Minderheit von Liberaldemokraten,
Sozialisten, Republikanern und einstigen
Revolutionären gegenüber (...). Die "doppelte"
Demokratisierung des Jahres 1919 bestand also in der
Besonderheit, dass in Luxemburg nahezu parallel zur
Verfassungsreform und zur Einführung des
allgemeinen Wahlrechts, und damit zu den ersten
demokratischen Parlamentswahlen, das gesamte
politische System per Volksabstimmung eine
unmittelbare, weit ausstrahlende direktdemokratische
Legitimation erfuhr ».
* La population électorale, nombreuse du fait de la
disparition du cens, penche plutôt vers le
conservatisme, en relation avec son origine largement
6
rurale. L'historien Guy Thewes l'a bien résumé : « La
démocratisation aura profité à la droite dans un pays
où, malgré les progrès de l'industrialisation, la
majorité de la population reste attachée à une
mentalité rurale, traditionnelle et conservatrice ».
1
Sur l'histoire du parti de la droite, voir: Gilbert Trausch (Hrsg),
CSV - Geschichte der Chrislich-Sozialen Volkspartei Luxemburgs
im 20. Jahrhundert, Luxembourg, 2008, 991 pages.
2
Pour des détails voir Christian Calmes, 1919. L'étrange
référendum du 28 septembre 1919, Luxembourg, 1979, 541 pages.
3
Referendum du 28 septembre 1919. Procès-verbal général de
Recensement des votes dressé par la première Commission de
relèvement, Mémorial 1919, p. 1143-1152.
14
4
Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine (du
partage de 1839 à nos jours), Luxembourg, 1981, p. 134.
5
Christoph Bumb, Luxemburgs Weg zur parlamentarischen
Demokratie, Berlin, 2011, p. 97.
6
Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg
depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 78.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Vérifions par le degré d'urbanisation. Selon le STATEC
« sont considérées comme zones urbaines les
communes qui comptent plus de 2 000 habitants
agglomérés au chef-lieu ».
1
2
Considérons le recensement de la population du 31
décembre 1922. Selon ce critère l'urbanisation du
3
Luxembourg compte 13 zones urbaines et un taux
d'urbanisation de 46%, ce qui à première vue semble
élevé. Il faut nuancer: si l'on ne tient pas compte des
villes industrielles de la minette le taux tombe à 30%.
Mais ce taux est en réalité moins élevé car la
croissance démographique de la capitale est liée
partiellement à l'industrialisation (davantage de
services). S'y ajoute une répartition asymétrique de la
population sur le territoire. Ainsi, la ville de
Luxembourg et le canton d'Esch accaparent 46% de la
population totale, face à 11% du territoire. En
d'autres mots, le territoire national garde une allure
largement rurale.
* Considérons la population active par secteurs
économiques.
1907
1935
43,2
38,4
18,4
30,2
38,4
31,4
100,0
100,0
Primaire
Secondaire
Tertiaire
Total
Quant au volet social, il est (difficilement) élaboré
entre les deux guerres mondiales, mais il faut attendre
l’après Seconde-guerre-mondiale, pour qu’il puisse
déployer tous ses effets. C’est l’époque du fordisme,
5
l’âge d’or de la société industrielle luxembourgeoise .
***
6
Au Luxembourg, les ministres et surtout les Premiers
ministres persistent longtemps dans leurs fonctions.
De ce fait ils ne sont pas des inconnus pour les
responsables politiques des autres pays. Voilà qui
signale à l’étranger la stabilité politique interne du
pays.
7
Tableau 1.1: Population active par secteur
économique en 1907 et en 1935
Secteur
administratives et de gestion, c'est-à-dire des activités
tertiaires. On peut admettre que l'activité purement
secondaire est en réalité moins élevée, au profit du
tertiaire. La conséquence en est un renforcement
numérique des classes moyennes. Qui dit classes
moyennes dit modération, c'est-à-dire réticence face
à des slogans ou menées extrémistes ou
révolutionnaires.
Prenons quelques exemples. Joseph Bech (18871975) est Ministre des Affaires étrangères de 1926 à
1959, Ministre d’Etat de 1926 à 1937 et de 1953 à
8
1958. Ecoutons l’historien Guy Thewes à propos de
Bech. « Joseph Bech inaugure une politique de
présence plus active sur la scène internationale. Il
5
4
Selon ces données statistiques il y a un basculement
symétrique autour de l'industrie: baisse de
l'agriculture (de 13 points de pourcentage), hausse des
services (de 13 points de pourcentage).
Ce tableau suggère un basculement classique du
primaire vers le secondaire, puis vers le tertiaire. A
l'intérieur du secondaire sont situées des activités
1
Recensement de la population du 31 décembre 1960, vol. V et VI,
Luxembourg, 1968, p. 86.
2
Résultats du recensement de la population du 1er décembre 1922
et chiffres de la population de résidence habituelle au 31
décembre 1922, fasc. 46, Luxembourg, 1923, p. 2-57.
3
Ces 13 zones urbaines comprennent Luxembourg, Bettembourg,
Differdange, Dudelange, Esch/Alzette, Kayl, Pétange, Rumelange,
Schifflange, Diekirch, Ettelbruck, Echternach et Grevenmacher. A
chaque fois la définition de la zone urbaine du STATEC a été
appliquée. Ainsi, Troisvierges n'a pas été retenue, bien que la
commune du même nom dépasse 2 000 habitants, mais le cheflieu a une population bien inférieure à cette limite.
4
Recensement de la population du 31 décembre 1960,
Luxembourg, 1967, vol. III, p. 122.
Cahier économique 119
Pour des détails, voir Gérard Trausch, La société luxembourgeoise
e
depuis le milieu du 19 siècle dans une perspective économique et
sociale, Luxembourg (cahier économique n°108), 2009, surtout
pages 31 et suivantes et p. 38-51 ; et du même auteur, Les
mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise
depuis la Révolution française, Luxembourg (cahier économique
n°113 du STATEC), 2012, surtout p. 11-29 et p. 124-138, p. 150152.
6
Le président du Gouvernement est ministre d’Etat, les autres
chefs de département sont directeur général (par exemple
directeur général de l’Intérieur, directeur général de l’Instruction
publique). En 1936 (arrêté grand-ducal du 24 mars 1936,
Mémorial 1936, p. 261) le titre de directeur général est remplacé
par celui de ministre. A partir de 1989 le ministre d’Etat est encore
appelé Premier ministre. Pour des détails voir Guy Thewes, Les
Gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848,
Luxembourg (Service Information et Presse), 2011, 271 pages.
7
Gilbert Trausch, Joseph Bech – un homme dans son siècle,
Luxembourg, 1978, 257 pages. Voir aussi une présentation
ramassée et dense de Bech par l’historien Charles Barthel, Bech
Joseph (1887-1975), in : Y. Bertoncini, T. Chopin, A. Dulphy, S.
Kahn, Ch. Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union
européenne, Paris, 2008, p. 27-28. Enfin, voir Grosbois Thierry,
Bech Joseph, in : Pierre Gerbet (dir.), Gérard Bossuat et Thierry
Grosbois, Dictionnaire historique de l’Europe unie, Bruxelles, 2009,
p. 91-95.
8
G. Thewes, 2011, op. cit. p. 95.
15
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
assiste régulièrement aux réunions de la Société des
Nations à Genève et en 1930, il est élu président de la
Commission de coordination économique de l’Union
européenne. Il est présent à la Conférence du
désarmement à La Haye en 1932 et prend part aux
réunions de l’Alliance d’Oslo qui rassemble les petits
Etats, la Norvège, la Suède, le Danemark et la
Finlande, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxemburg.
Depuis 1927, le Grand-Duché a ratifié la plupart des
conventions élaborées sous les auspices de la Société
1
des Nations ». Selon l’historien Gilbert Trausch « Bech
est l’inventeur de la politique étrangère
luxembourgeoise ».
Bech est encore présent à San Francisco au printemps
1945 lors de l’instauration de l’organisation des
Nations unies. Au cours des années 1950 la carrière
du Ministre des Affaires étrangères est à son comble :
c’est « l’heure européenne, l’heure de gloire de Joseph
2
Bech » .
Pierre Werner (1913-2002) a été ministre des
Finances de 1953 à 1959 et de 1962 à 1974 ; il a été
président du Gouvernement, Ministre d’Etat de 1959 à
3
1974 et de 1979 à 1984 . P. Werner est connu à
l’étranger pour ce qu’on appelle plan Werner (ou
4
rapport Werner, ou comité Werner ). Pour apprécier
son œuvre écoutons l’économiste français Robert
5
Salais : « La perspective du Comité Pierre Werner fut
de préserver l’Europe et sa croissance de l’instabilité
des marchés financiers internationaux. C’était celle de
Giscard d’Estaing et de Raymond Barre dans les
années 1970. Leur idée n’était aucunement, comme ce
fut le cas de celle de Jacques Delors plus tard, de
plonger l’Europe dans la globalisation financière, mais
au contraire de la prémunir de ses effets ». Et encore :
« Le rapport Werner (…) n’eut guère de suites en
raison de désaccords entre pays … ».
1
Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une
nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg – Le
destin européen d’un petit pays, Luxembourg, Toulouse, 2002, p.
246.
2
Gilbert Trausch, 1978, op. cit. p. 127-133 (titre d’un chapitre).
3
Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg
depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 159.
4
Dans ses mémoires P. Werner parle de groupe Werner. Voir : P.
Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens – Evolutions et
Souvenirs 1945-1985, Luxembourg, 1991, tome II, p. 123.
5
Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une
idée, Paris, 2013, p. 251 et p. 253. R. Salais est chef de file de
l’Ecole des conventions avec André Orléan, Luc Botanski et Olivier
Favereau. La notion de conventions couvre l’ensemble des
dispositifs dotés d’une « force normative obligatoire » et comprend
même les coutumes et habitudes culturelles. Pour une information
rapide voir : Denis Clerc, Comprendre les économistes, Paris, 2009,
p. 72-73.
16
6
Gaston Thorn (1928-2007) a été Ministre d’Etat,
président du Gouvernement de 1974 à 1979, Ministre
des Affaires étrangères de 1969 à 1974 et de 1979 à
1980. De 1981 à 1985 il a été président de la
Commission des Communautés européennes à
e
Bruxelles. Retenons qu’il a présidé la 30 session
ordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU.
7
Jacques Santer (né en 1937) a été Ministre d’Etat de
1984 à 1989 et (Premier ministre) de 1989 à 1995. Il a
exercé des fonctions de Ministre des Finances de 1979
à 1984 et auparavant celles de Secrétaire d’Etat entre
1972 et 1974. De 1995 à 1999 il a été président de la
Commission européenne.
Ces hommes politiques ont su représenter avec talent
le Luxembourg à l’étranger et ont réussi à le faire
connaître et apprécier au niveau international.
Retenons que – petite dimension oblige – chaque
ministre est tenu en général de gérer plusieurs
départements.
Jean-Claude Juncker (né en 1954) a été Premier
ministre de 1995 à 2013. En 1982 il entre au
Gouvernement comme Secrétaire d’Etat au Travail et à
la Sécurité sociale ; en 1984 il devient Ministre du
Travail et Ministre délégué au département des
er
Finances chargé du budget. A partir du 1 janvier
2005 Juncker devient le premier président permanent
de l’Eurogroupe ; il y est reconduit à trois reprises.
Juncker rafle de nombreux prix, honneurs et
récompenses sur la scène internationale. Contentonsnous d’en relever deux : lauréat du Prix Charlemagne à
Aix-la-Chapelle (Aachen), membre associé étranger à
l’Académie des sciences morales et politiques à
l’Institut de France.
Jean-Claude Juncker est un homme politique
populaire dans son pays et apprécié dans le reste du
monde. Comment expliquer le phénomène Juncker ?
Ici intervient le charisme de cet homme politique. Le
8
sociologue Max Weber distingue deux sortes de
charisme : le charisme personnel et le charisme de
fonction (Amtscharismus).
6
Voir Henri Roemer, Gaston Thorn 1928-2007, Luxembourg, 2013,
478 pages.
7
Voir: Thomas Schmitz, La Commission européenne - La
présidence de Jacques Santer (1995-1999), Luxembourg, 2007,
210 pages (sous la direction de Jean-Claude Gégot, Université Paul
Valéry - Montpellier III).
8
Max Weber, Economie et Société, t. 1. Les catégories de la
sociologie, Paris, 1995 (1971), p. 320-336.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Entré au Gouvernement à l’âge de 28 ans Jean-Claude
Juncker semble être doté a priori de charisme
personnel. Depuis 1982 à 2013 il est constamment
membre du Gouvernement, Premier ministre à partir
de 1995. S’y ajoutent ses mandats internationaux. Le
résultat en est un solide charisme de fonction. Le
charisme de Juncker est un mélange de charisme
personnel et de charisme fonctionnel.
1
Pour Pierre Bourdieu le charisme est davantage
« l’effet de l’institution » que « l’attribut de la
personne ».
Avec 18 ans de Premier ministre et 30 ans de présence
au Gouvernement J.-Cl. Juncker connaît son « métier »
d’homme politique. Peut-être peut-on y voir ce que
2
l’historien Ch. Delporte appelle « la séduction,
phénomène ancien, (est) aujourd’hui devenu
dominante dans le rapport du politique au citoyen ».
Relevons l’activité de Jean Asselborn, ministre des
Affaires étrangères depuis 2009. Il a su représenter
avec talent le Luxembourg dans le monde et a bien
défendu les intérêts du Grand-Duché. Ainsi, sous son
impulsion le Luxembourg est devenu membre non
permanent du Conseil de sécurité à New York.
Pour signaler sa pérennité à ses voisins, le
Luxembourg a recours à ses représentants politiques
qui agissent dans la durée. Voilà un moyen de défense
d'un petit pays, le moyen de faire valoir ses droits visà-vis de ses voisins et vis-à-vis des Autorités
européennes.
Dans le contexte de la longévité des premiers
ministres (présidents du Gouvernement) une dérive
spécifique a probablement surgi. Les partis politiques
ne sont-ils pas chargés prioritairement – et aux
dépens du programme politique – d'assurer la
reconduction de leur leader, lors des élections?
***
Quelques mots sur la démocratie et les pouvoirs
politique et économique. Les nationalisations, surtout
si elles sont substantielles, génèrent une dangereuse
1
Citation de Jean-Claude Monod (philosophe, CNRS et enseignant
à l’Ecole normale supérieure de Paris), Qu’est-ce qu’un chef en
démocratie ? Politiques du charisme, Paris, 2012, p. 37.
2
Christian Delporte (Université de Versailles Saint-Quentin-enYvelines), Une histoire de la séduction politique, Paris, 2011, p. 17.
Voir aussi, dans un autre genre : Luciano Canfora (philologue
classique), La nature du pouvoir, Paris, 2010, 95 pages. Traduit de
l’italien par Gérard Marino.
Cahier économique 119
3
concentration de pouvoir. Selon Robert Reich la
démocratie « suppose des sources de pouvoir
économique indépendantes d’une autorité centrale,
faute de quoi, les gens se trouvent dans l’impossibilité
d’exprimer leur désaccord par rapport à l’orthodoxie
officielle ». Toutefois, le même auteur constate, à
l’image de la Chine, que « la démocratie n’est peutêtre pas indispensable au capitalisme ». Ce pays « a
adopté la liberté des marchés mais pas la liberté
politique ».
La séparation des pouvoirs est bien connue : pouvoir
exécutif, pouvoir législatif et pouvoir judiciaire. Peutêtre faut-il davantage séparer, à l’avenir, pouvoir
politique et pouvoir économique. La confusion des
deux dévie de la voie démocratique, car la
concentration de pouvoir devient incontrôlable. Les
Autorités publiques n’ont pas, dans une démocratie de
marché, vocation à assurer la production de biens et
de services. Toutefois, elles interviennent légitimement
dans la vie économique ; par exemple promouvoir la
protection sociale, favoriser les produits ménageant
l’environnement. La décentralisation des décisions
économiques encourage à la fois efficacité
économique et efficacité démocratique.
La concentration croissante de pouvoir dans l’Etat se
fait en général au détriment de la démocratie.
4
L’anthropologue (atypique) David Graeber parle de
« l’impossible mariage de la démocratie et de l’Etat ».
***
La démocratie a – en résumé – deux fondements : le
libéralisme politique et la vie en société.
Le libéralisme politique reste lié à la liberté
individuelle, y comprises les libertés de contracter, de
se réunir, de s’associer, liberté de presse. Ce premier
fondement inclut l’idée égalitaire inhérente au Code
civil de 1804. Mais apparaît aussi son côté sombre,
souligné par l’industrialisation : le salarié est à la
merci de son patron. Il ne faut donc pas confondre
libéralisme politique et libéralisme économique.
La vie en société comprend un ensemble de variables
qui soutiennent cette société : par exemple la
prépondérance de la loi, l’intérêt général, une certaine
3
Robert Reich (Université de Californie à Berkeley),
Supercapitalisme – Le choc entre le système économique
émergent et la démocratie, Paris, 2008 (2007), p. 7-9. Traduction
de l’américain par Marie-France Pavillet.
4
David Graeber (London University), La démocratie aux marges,
Paris, 2014, p. 105. Traduction de Philippe Chanial.
17
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
conception de la vie dans la communauté nationale.
Intervient aussi et avant tout « le lien étroit entre
1
démocratie et Etat social ».
Qu’en est-il au Luxembourg ? Le premier fondement a
été introduit au Luxembourg, au moins partiellement,
e
dans la seconde moitié du 19 siècle (cf. Constitution
de 1868). Le deuxième fondement remonte à l’entredeux-guerres. La démocratie complète, civile et
sociale, joue pleinement après la Seconde guerre
mondiale.
La démocratie luxembourgeoise est, en règle générale,
une démocratie plurielle, dans le sens qu’il faut plus
d’un parti politique pour former un gouvernement.
Voilà qui encourage le compromis, évite des situations
extrêmes et rapproche de la notion de consensus (cf.
1.1.4.).
2
Retenons l’approche de Jacques Brasseul : la
démocratie présente trois traits essentiels.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
« Le pouvoir émane de représentants élus par
la majorité au suffrage universel, libre et
transparent, ouvert à tous, … ».
« Les élections ont lieu régulièrement et
permettent un changement pacifique des
hommes au pouvoir.
« La pratique de la liberté d’expression est la
règle, notamment de critique des Autorités,
ainsi que la liberté d’information,
d’association, de croyance et de circulation ».
Le capitalisme de marché a assuré le développement
économique qui a favorisé l’éclosion des classes
moyennes, qui, à leur tour, ont exigé à la fois une
participation à cette démocratie et une participation
aux fruits de ce développement économique. Après la
Première guerre mondiale, ce schéma a joué au
Luxembourg : les classes moyennes ensemble avec le
monde ouvrier ont fait entrer le pays dans la
démocratie.
***
Quelle est l’attitude des Luxembourgeois vis-à-vis de
la démocratie ? A la question êtes-vous satisfaits de la
démocratie dans votre pays et dans l’Union
1
Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos libéral,
Paris, 2012, p. 271.
2
Jacques Brasseul (professeur de sciences économiques à
l’université du Sud, Toulon-Var), Un monde meilleur ? – Pour une
nouvelle approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 47-48.
18
3
européenne la réponse est la suivante (Eurobarometer
- 2006), avec entre parenthèses la satisfaction vis-àvis de la démocratie au niveau européen : Luxembourg
83% (63%) ; Belgique 68% (67%) ; Allemagne 55%
(43%) ; France 45% (40%) ; moyenne UE 56% (50%).
Le Luxembourg occupe la deuxième place derrière le
Danemark (93% et 65%). En 2011 le résultat est le
suivant quant à la satisfaction du jeu démocratique:
Luxembourg 88% (68%), Allemagne 68% (49%) ;
Belgique 61% (59%) ; France 53% (42%). Le
Danemark (92%) devance le Luxembourg, mais pas au
niveau européen (65%). La moyenne de l’Union
européenne est de 52% (45%).
La transparence est considérée comme une
composante de la démocratie, mais le secret peut
aussi protéger l’individu (par exemple secret médical).
4
Retenons la conclusion de Daniel Soulez Larivière ,
avocat, membre du barreau de Paris: « La transparence
et le secret ne sont que des techniques et pas des
vertus. Et le dévoiement de la transparence est aussi
dangereux que celui du secret ».
5
Le philosophe Jacques Steiwer présente la
problématique liée à la démocratie.
Intervient ici « le fait contradictoire que de plus en
plus de gens donnent leurs voix à des partis ou à des
mouvements qui s’inscrivent en adversaires de la
démocratie communicationnelle, si bien qu’on voit
arriver au pouvoir, par voie légale, des ennemis de
l’Etat de droit ».
Et encore du même auteur : « Comme on ne peut pas
se passer de la représentation et de l’aliénation
fiduciaire du pouvoir démocratique, la dimension de
confiance dans la délégation prend une amplitude
croissante au fur et à mesure que se développe l’assise
populaire réelle de ce pouvoir ».
***
Au moins deux dangers, guettant la démocratie
représentative, peuvent être identifiés.
3
Eurobarometer 65, Die öffentliche Meinung in der europäischen
Union, 2006 ; Eurobarometer 76, Die öffentliche Meinung in der
europäischen Union, 2011.
4
Daniel Soulez Larivière, La transparence et la vertu, Paris, 2014,
p. 184.
5
Jacques Steiwer, La démocratie en question, in : Actes de la
Section des Sciences morales et politiques de l’Institut GrandDucal, vol. XI, Luxembourg 2008, p. 219 et p. 220.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
x
1
La « dissidence électorale » se manifeste sous
deux formes : « l’abstention endémique » et le « vote
de perturbation ou de nuisance ». Le but est de
« bloquer le système ». Une partie non négligeable de
la population est d’avis que les élections ne sont pas
aptes à contribuer à améliorer leur situation
économique et sociale.
x
Le populisme est le second danger. Le
2
sociologue Gérald Bronner entend par là « toute
expression politique donnée aux pentes les moins
honorables et les mieux partagées de l’esprit
humain ». Le populisme est favorisé par « des erreurs si
bien partagées qu’elles ne semblent rien d’autre que la
manifestation du bon sens ». Ceci est encouragé par
Internet où de nombreux sites confirment ces erreurs.
« … certains populismes se nourrissent de la
xénophobie des peuples, d’autres de leur aversion pour
les possédants et les puissants, d’autres encore de leur
conception simpliste de l’égalité, … ». Au Luxembourg
le populisme est largement absent. Est-ce que ce
serait encore le cas si, par malheur, le Luxembourg
était plongé dans une grave crise économique et
sociale ?
exemple le marché hebdomadaire sur la place du
« Knuedler » dans le centre de la ville de Luxembourg.
Remontons à Adam Smith, le « père » du libéralisme
4
économique ; sa métaphore sur la « main invisible »
mérite quelques précisions.
x
La main invisible, ou l’autorégulation du
marché, est l'image d’un mécanisme assurant
l’équilibre entre offre et demande sur les marchés de
produits. Or, on constate que l’égalisation entre offre
et demande n’est pas toujours atteinte. Comment
résoudre ce problème ? A. Smith a une solution
5
originale ; il considère deux prix : le prix du marché et
le prix naturel.
1.1.2 Le marché
« Le prix actuel auquel une marchandise se vend
communément, est ce qu’on appelle son prix de
marché. Il peut être ou au-dessus, ou au-dessous, ou
précisément au niveau du prix naturel ». Le prix
naturel résulte d’un « taux moyen ou ordinaire le taux
naturel du salaire, du profit et du fermage ». Le prix du
marché oscille autour du prix naturel. L’intervention
de la concurrence fait coïncider prix naturel et prix du
marché, ce qui effectue l’égalisation de l’offre et de la
demande.
Le marché est la confrontation de l’offre et de la
demande exprimant la formation des prix. « 0n peut
(donc) parler de marché chaque fois qu’on est en
présence d’échanges sur la base de prix (ou de taux
3
d’échange) acceptés par les parties en présence » .
Trois idées sont accrochées à cette définition
succincte.
Ce mécanisme concurrentiel vers l’équilibre est l’acte
fondateur de l’économie politique. Par le canal de
quelques conditions on aboutit aux modèles de L.
Walras et plus tard d’Arrow/Debreu. Ces modèles
assureraient par le libre fonctionnement du marché
(cf. 3. La concurrence, un concept central) l’équilibre
entre offre et demande.
Il y a d’abord le simple échange entre deux personnes
(physiques ou morales) ; puis c’est la notion
d’économie de marché : « système où la plupart des
transactions se font sur la base de prix librement
négociés, ou acceptés ». Enfin, le marché peut
désigner le lieu de l’échange réel (ou virtuel) ; par
x
1
Alain Brossat (philosophe, Université Paris 8-Saint-Denis) Le
sacre de la démocratie – Tableau clinique d’une pandémie, Paris,
2007, p. 139 et suivantes, les citations y comprises.
2
Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, 2013, p. 265 et
suivantes, les citations y comprises.
La main invisible est non seulement un
mécanisme qui encourage la croissance économique
(selon A. Smith la division du travail y a contribué),
mais elle est aussi l’image d’un ordre social : la somme
des intérêts personnels produit le bien-être général.
Smith y voit le résultat de la situation de l’Angleterre
e
de la seconde moitié du 18 siècle : des droits
démocratiques, des institutions adéquates y comprise
la séparation des pouvoirs, une société dotée d’un
certain consensus.
3
Bernard Guerrien, Marché, in : S. Mesure et P. Savidan, Le
dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 741 ; la
citation suivante y comprise. Voir aissi : Mathieu Laine,
Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 387 et suivantes. Pour
une vue sociologique du marché, voir : François Borlandi, Raymond
Boudon, Mohamed Charkaoui et Bernard Valade, Dictionnaire de la
pensée sociologique, Paris, 2005, p. 420 – 424. Augustin Landier et
David Thesmar, Le grand méchant marché – Décryptage d'un
fantasme français, Paris, 2007, 182 pages.
Cahier économique 119
Comparons brièvement au Luxembourg. En 1804 le
Code civil y est introduit (département des Forêts),
4
Adam Smith, textes choisis et préfacés par G. H. Bousquet (à
l’époque professeur à la faculté de droit à Alger), Paris, 1950
(collection des grands économistes), p. 249.
5
A. Smith, op. cit. p. 92 et 91.
19
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
accordant des droits à l’ensemble du pays. Apparaît au
moins un point commun à l’Angleterre et au
Luxembourg : les droits profitent exclusivement ou
presque au patronat, c’est-à-dire à la bourgeoisie. Au
Luxembourg cette configuration persiste bien au-delà
d’un siècle. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour
que les choses bougent réellement : droit de vote
universel (pour hommes et femmes), intégration du
monde salarié dans la société luxembourgeoise (cf.
pleine reconnaissance des syndicats).
•
La main invisible du marché assure à la fois
son équilibre et l’allocation (rationnelle) des
ressources. Dans un tel contexte l’intervention de
l’Etat est inutile, voire nuisible. Mais Smith n’est pas
un inconditionnel de la non-intervention de l’Etat.
1
Ainsi, l’Etat est appelé à assurer trois rôles :
Ͳ
Ͳ
Ͳ
4
Retenons quelques caractéristiques du marché .
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Le marché est aveugle, dans le sens qu’il n’est
ni juste ni injuste, ni moral ni immoral.
« Le marché ne peut être responsable des
faiblesses de la société ».
« Le marché crée de la valeur ajoutée, mais
son coût social peut être exorbitant. Mais at-il été question de tout réduire au marché ? »
« Il n’est de marché sans autorité. Celle-ci
doit être le garant de la transparence des
conditions de formation des prix et doit veiller
à ce que les termes de la concurrence soient
au mieux respectés ».
Parler d’offre, de demande et de prix c’est oublier les
individus cachés derrière ces notions. Le sociologue
5
allemand Max Weber l’a bien exprimé : « Lorsque le
marché est laissé à sa propre légalité, il n'a de
considération que pour les choses, aucune pour les
personnes … ».
Garantir la défense nationale,
Garantir la sécurité intérieure,
Créer et entretenir des ouvrages publics, par
exemple infrastructure des transports.
Le débat sur le marché est ancien, son avenir semble
d’ailleurs assuré. L’attitude bienveillante de
6
Montesquieu vis-à-vis du commerce est bien
connue : « … et c’est presque une règle générale que,
partout où il y a des mœurs douces, il y a du
commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y
a des mœurs douces ». Adam Smith est sur la même
7
longueur d’onde. Selon Raymond Aron les libertés
politiques impliquent les libertés économiques.
L’autoritarisme politique mènerait tout droit vers la
planification centralisée.
En d’autres mots, l’auteur de la main invisible admet
la main visible de l’Etat.
x
Retenons l’approche inédite de Jean
2
Dellemotte : Selon Adam Smith « c’est précisément
quand l’explication scientifique fait défaut, et
lorsqu’on ne dispose ni de théorème ni de principe
pour expliquer les choses, qu’on évoque une main
invisible ». Et encore : « La métaphore de la main
invisible symbolise finalement les conséquences non
intentionnelles et bénéfiques de certaines actions
individuelles ».
8
Smith préconise le libre échange, c’est-à-dire il
applique le mécanisme du marché à la dimension
internationale, bien qu’il prévoie des exceptions. En
d’autres termes « les bénéfices de la division du travail
3
doivent donc être étendus à l’échelle internationale » .
Ecoutons Karl Polanyi : « La véritable critique que l’on
peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était
fondée sur l’économique – en un sens, toute société,
quelle qu’elle soit, doit être fondée sur lui – mais que
son économie était fondée sur l’intérêt personnel. Une
telle organisation de la vie économique est
4
Philippe Chalmin, Le marché – éloge et réfutations, Paris, 2000,
p. 17-40 ; y comprises les citations.
5
Max Weber, Economie et société, vol. 2. L’organisation et les
puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris,
1995 (1971), p. 411. Traduction par un collectif sous la direction
de Jacques Chauvy et Eric Dampierre.
***
6
1
A. Smith, op. cit. p. 275-276.
2
Jean Dellemotte, La « main invisible » d’Adam Smith : pour en
finir avec les idées reçues, in : L’Economie politique n° 44 sur Le
libéralisme en crise, Paris, octobre 2009, p. 31 et p.39.
3
e
Jean-Jacques Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIII –
e
XX siècles, Bruxelles/Genève, 2004, p. 55.
20
Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, 1995, p. 609 (vol. II).
Edition établie par le professeur Laurent Versini.
7
R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R. Aron,
Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 751-989.
Préface de Nicolas Baverez.
8
Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques
et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), p. 320 et p.
111. Traduit de l’anglais par Catherine Malamoud et Maurice
Angeno.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
complètement non naturelle, ce qui est à comprendre
dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle ».
La société civile, soumise à la marchandisation, est
devenue « un appendice du système économique ».
Enfin, Rosa Luxemburg (1871-1919) pense que le
capitalisme, donc le marché, aboutirait
nécessairement à la guerre.
***
Le Grand-Duché a été continuellement à la merci de
marchés extérieurs. Ceux-ci ont un impact sur sa
configuration institutionnelle. Quatre étapes ont joué.
re
1 étape : le Zollverein
Au lendemain de l’indépendance (1839) le
Luxembourg a deux préoccupations principales : créer
une administration luxembourgeoise et faire
redémarrer l’économie. Et tout ceci après un désordre
1
appelé Régime néerlandais .
2
L’installation d’une administration luxembourgeoise –
3
à l’époque on parle de « Bureaux du Gouvernement »
– se fait dans la douleur ; par exemple
l’arbitraire/favoritisme dans la nomination des
fonctionnaires. Voilà qui rend les fonctionnaires plutôt
dociles. A partir de 1848 la situation s’améliore. Le
démarrage économique ne peut se faire que dans un
contexte territorial plus large. D’où l’entrée dans le
Zollverein en 1842, malgré une certaine réticence de
la population.
encourageant le développement économique. Prenons
deux exemples. En 1859 et en 1863 le Gouvernement
4
lance deux emprunts par obligations au profit du
financement des chemins de fer ; le premier de 3,5
millions de francs, le second de 8,5 millions (dont 5,8
millions sont destinés aux chemins de fer). Entre 1870
et 1898 est mise en place une régulation des
concessions minières : l’interdiction de trafic en 1882
évite la simple exportation du minerai qui est
désormais transformé sur place.
Le traité du Zollverein, à l’instar de l’UEBL, du Benelux
et des traités européens, a donné lieu à des
controverses, des interprétations divergentes, à des
moments difficiles. Mais le Luxembourg n’est jamais
allé jusqu’à la rupture. Quant au Zollverein, écoutons
5
Paul Schmit : « Une fois de plus, il n’y eut donc pas
de rupture. Entretemps, les deux côtés avaient en effet
réalisé que les avantages de l’union l’emportaient sur
les inconvénients, même si les craintes
luxembourgeoises allaient demeurer face à
l’hégémonisme de la Prusse, suite à ses victoires sur
l’Autriche en 1866 et sur la France en 1870. Cette
crainte fut alimentée une nouvelle fois lorsqu’en 1872
se posait la question ferroviaire ».
6
Les institutions ont comme finalité la production et
l’application de règles. « Lorsque l’on pense que de
telles règles ne sont en général pas nécessaires, que
les marchés, par exemple, s’autorégulent, ou au
contraire qu’elles sont quasiment immuables et suivies
tout naturellement par les acteurs, …, il n’est guère
utile de se pencher sur les institutions ».
e
L’appartenance au Zollverein pèse sur les institutions
à deux égards. D’abord, la souveraineté du jeune Etat
est restreinte ; par exemple les douanes
luxembourgeoises restent sous la coupe du Zollverein
(leur directeur est prussien). Ensuite, les
Gouvernements successifs ont porté une législation
1
Sur ce régime voir : Albert Calmes, Naissance et débuts du
Grand-Duché 1814-1830, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le
Royaume des Pays-Bas, Luxembourg, 1971, 570 pages. Cet auteur
a publié en 1932 une première version, Le Grand-Duché de
Luxembourg dans le Royaume des Pays-Bas (1815-1830),
Bruxelles, 163 pages. Prosper Müllendorff, Das Grossherzogtum
Luxemburg unter Wilhelm I 1815-1840, Luxembourg, 1921, 371
pages. Cahier économique n°113, op. cit. Chapitre intitulé: Le
régime néerlandais, p. 36-44.
2
Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg,
e
1954, 4 partie, intitulée L’administration, p. 191-301. Gérard
Trausch, Création d’une fonction publique moderne au
Luxembourg, Actes de la Section des sciences morales et
politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg, 2005, 43 pages.
3
Archives Nationales du Luxembourg (ANL), dossiers H-3 et H-4.
Cahier économique 119
2 étape : L’entre-deux-guerres
Au lendemain de la Première guerre mondiale le
Luxembourg est contraint d’effectuer une
réorientation complète de son économie. L’UEBL
remplace le Zollverein. Au cours de cette période
l’influence entre marché et institutions est réciproque.
Ainsi, la nouvelle configuration institutionnelle (UEBL,
chambres professionnelles, Conseil national pour la
conciliation des conflits collectifs du travail, …)
structure le marché luxembourgeois, lequel est lié au
marché d’un partenaire économique aux dimensions
4
Nicolas Kerschen, Les emprunts de l’Etat au cours du dernier
siècle, Luxembourg, 1955, p. 5 et suivantes.
5
Paul Schmit (juriste, membre du Conseil d’Etat), Le Luxembourg
et le Zollverein, in : Hémecht, n° 3-2013, p. 330.
6
Alain Chatriot et Claire Lemercier (CNRS), Institutions et histoire
économique, in : Jean-Claude Dumas, L’histoire économique en
mouvement – entre héritages et renouvellements, Villeneuve
d’Ascq (France), 2012, p. 148 (y comprise la citation).
21
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
bien plus réduites par rapport à l’ancien partenaire. Le
Luxembourg est dans l’obligation absolue de vendre
ses produits sidérurgiques dans le monde entier, ce qui
amène la sidérurgie à créer des comptoirs de vente
(par exemple Columeta). Cette extension commerciale
de notre sidérurgie a deux conséquences, selon
1
l’historien Charles Barthel . D’abord, des cadres
supérieurs de la sidérurgie sont appelés à conseiller le
Gouvernement sur des dossiers internationaux.
Ensuite, ces cadres « font de facto figure de 'corps
diplomatique' », vu le réseau réduit des ambassades
luxembourgeoises. « On chercherait en vain pareille
constellation ailleurs dans le monde ».
e
3 étape : les institutions européennes
Les traités européens de 1951 (Communauté
européenne du charbon et de l’acier), de 1957
(Communauté économique européenne) de 1992
(traité de Maastricht) ont placé le marché au centre
des préoccupations européennes. La notion de
concurrence (cf. chapitre 3) est devenue la règle
absolue ; autrement dit la concurrence est le mot-clé
de l’Europe.
Cette vision marchande de l’Europe est inscrite dans
les traités européens et ceci dès les années 1950.
D’ailleurs on peut se demander si cette conception de
l’Europe n’a pas contribué à la crise structurelle dans
laquelle sont plongés actuellement les pays membres.
e
4 étape : la mondialisation
La mondialisation aggrave la marchandisation de
l’Europe, où la concurrence est devenue, au moins
partiellement, un facteur de désindustrialisation, ceci
au nom des exigences de la concurrence. Cette
problématique sera évidemment reprise
ultérieurement.
***
Reprenons brièvement la controverse sur le libre
2
échange et le juste échange . Présentons le point de
vue des Européens : le commerce international de la
Chine est libre mais pas juste. Ce pays accorde aux
ouvriers des salaires de misère et des conditions de vie
1
Ch. Barthel, Bras de fer – Les maîtres de forges luxembourgeois
entre les débuts difficiles de l’UEBL et le Locarno sidérurgique des
cadres internationaux 1918-1929, Luxembourg, 2006, p.652.
2
Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le
capitalisme, Paris, 2012, p. 26 et suivantes, y comprise la citation.
Traduction de Françoise et Paul Chemla : 23 Things They Don’t Tell
You about Capitalism, Londres 2010.
22
inhumaines. De ce fait la Chine exerce une
concurrence déloyale à l’égard de l’Europe (dumping
social).
Dans l’optique de la Chine, l’Europe préconise
effectivement le libre-échange, mais dresse des
barrières artificielles. Parler de dumping social est un
simple prétexte, car la Chine utilise la ressource dont
elle est largement dotée : une main-d’œuvre
abondante.
Le problème de fond apparaît immédiatement : il est
impossible d’évaluer de manière objective salaire de
misère/conditions inhumaines. Ceci découle des
considérables écarts internationaux dans le
développement économique et donc de niveau de vie.
Ainsi, un salaire dérisoire d’un ouvrier luxembourgeois
paraît faramineux à un ouvrier chinois (et correspond
à une petite fortune aux yeux d’un ouvrier de l’Inde).
Finalement, toute décision liée à un dumping social
est plus politique qu’économique. « Même s’il porte
sur un problème économique, ce n’est pas un débat
dans lequel les économistes, avec leur boîte à outils
technique, sont particulièrement équipés pour
trancher ».
***
3
Ecoutons Laurence Fontaine : « Le marché, qui est un
lieu de la concurrence entre les vendeurs, fonctionne
normalement au bénéfice des consommateurs, en
même temps qu’il construit une société d’égaux qui
s’entendent sur la valeur des biens après discussion, et
ce n’est pas un effet du hasard si dans les sociétés
démocratiques anciennes le lieu de la discussion
politique est aussi la place du marché ».
Le marché est à la fois un lieu de liberté et de pouvoir.
Le marché comme lieu de liberté
e
Au 19 siècle la femme mariée, réduite à l’incapacité
juridique, a pu – sur le marché – discuter les prix,
apprécier la qualité des marchandises. Les femmes
achètent les produits de consommation courante sur
le marché, mais les transactions importantes sont
réservées aux hommes (par exemple vente de bétail).
Voilà qui reflète la société inégalitaire de l’époque.
3
Laurence Fontaine, Le marché – Histoire et usages d’une
conquête sociale, Paris, 2010, p. 152, et pour la citation suivante
p. 196.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Le marché est aussi un lieu de contacts sociaux, de
loisirs et de distractions, « le marché ouvre un espace
de choix et d’expression individuelle ». En 1875 les
1
mercuriales indiquent 28 produits offerts sur les
marchés du pays (produits alimentaires et bois de
chauffage) ; ils se déroulent dans 37 localités. Le
2
Mémorial fournit chaque année les localités, dates et
genre de marché pour l’année suivante, c’est dire
l’importance de ces marchés au Luxembourg. Ces
marchés peuvent être spécialisés ou combinés :
marché de produits alimentaires, de produits de
consommation courante ; marché de bétail ; marché
de chevaux ; marché de vêtements, etc.
qu'est-ce qui revient au marché, qu'est-ce qui revient
à l'Etat? Cette configuration est complexifiée par
l'unification européenne: qu'est-ce qui revient à
l'Union européenne ?
« Le marché, même dans (le) cas de nécessité, demeure
une liberté par la faculté qu’il laisse à chacun de
choisir les échanges qui lui conviennent le mieux ».
Le Luxembourg est déjà un pays industrialisé lorsque
débute la marche vers l’Etat providence. Trois lois
interviennent.
1.1.3 La sécurité sociale
Le régime de la sécurité sociale luxembourgeoise peut
4
être suivi en quatre étapes .
re
1 étape : l’instauration de la sécurité sociale (19011911)
Ͳ
Le marché comme lieu de pouvoir
Dès qu’on s’éloigne de la « place du marché » le
marché se transforme en lieu de pouvoir unilatéral :
en situation oligopolistique, très fréquente,
l’entreprise, appuyée souvent par une publicité
envahissante, s’impose face aux acheteurs, qui restent
le plus souvent isolés, malgré les organisations visant
la protection du consommateur (Union
luxembourgeoise des consommateurs – ULC). Cette
asymétrie profonde entre acheteurs et vendeurs
soulève la question de la transparence. Les Pouvoirs
publics doivent-ils intervenir pour protéger les plus
faibles, c’est-à-dire les clients (par exemple en cas de
monopole) ?
***
Ͳ
Ͳ
La loi du 31 juillet 1901 concernant
l’assurance obligatoire des ouvriers contre les
maladies.
La loi du 5 avril 1902 concernant l’assurance
obligatoire des ouvriers contre les accidents.
La loi du 6 mai 1911 sur l’assurance vieillesse
et invalidité.
Ces trois lois marquent le passage d’un régime
d’assistance vers un régime d’assurance.
Deux phases se dégagent.
•
Le Code civil de 1804 laisse l’ouvrier tout à
fait désarmé vis-à-vis de son patron. Cette situation
est encore aggravée par l’industrialisation, car
l’immense asymétrie de pouvoir entre ouvrier et
patron éclate au grand jour.
3
Selon Immanuel Wallerstein le capitalisme historique,
dans son développement, est un système à trois
arènes. « On les appellera, faute de mieux, l'arène
économique (ou marché), l'arène politique (ou des
Etats) et l'arène culturelle (ou des idéologies et des
structures du savoir) ».
Le présent cahier économique traite des deux
premières arènes et ceci dans un contexte social.
Apparaît ici un problème fondamental. La frontière
entre les deux premières arènes. En d'autres mots,
1
Les mercuriales sont une liste de prix sur un marché, relevés par
les Pouvoirs publics.
2
Le Mémorial de 1875 fournit ces renseignements pour l’année
1876, Mémorial 1875 II, p. 140-141.
3
Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, 2002
(1983), p. 109.
Cahier économique 119
•
Ces quelques lois sociales fondamentales ont
changé la donne. Jusqu’ici les relations entre ouvriers
et patrons sont gérées par le seul droit commun.
Dorénavant elles seront soumises au droit social : la
faute ou responsabilité professionnelle est remplacée
5
par la responsabilité sociale. Le député Michel Welter
a parlé à juste titre de « révolution dans notre droit
politique et économique ».
Dans cette matière le Luxembourg n'est pas en avance
6
sur les pays voisins . En Allemagne la loi sur
4
Pour des détails voir les cahiers économiques n°108 et n°113.
5
A la Chambre des députés le 21 juin 1901.
Sur la comparaison internationale du droit social voir par
exemple: Gerhard A. Ritter, Der Sozialstaat - Entstehung und
e
Entwicklung im internationalen Vergleich, Munich, 1991, 2 éd.
252 pages.
6
23
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
l'assurance vieillesse et invalidité (Gesetz über die
Invaliditäts- und Altersversorgung) est votée le 22 juin
1889. Auparavant l'assurance maladie est introduite
en 1883 et l'assurance accident en 1884. Par contre,
en France la première loi sur les retraites paysannes et
ouvrières est votée le 5 avril 1919. En Belgique la loi
sur l'assurance pension apparaît en 1900, mais à titre
non obligatoire.
e
2 étape : extension et consolidation (1918-1939)
Il s’agit en fait d’une étape de consolidation et
d’approfondissement du régime de sécurité sociale.
Les conséquences sociales de la guerre sont graves.
Pour y remédier le Gouvernement prend des mesures à
caractère social, par exemple les allocations de
chômage.
Des mesures générales d’apaisement social sont mises
en route. Prenons deux exemples. En 1918 (avant la
grande grève de 1921) la journée de travail de huit
heures est introduite (évidemment sans réduction de
salaire). La loi du 4 avril 1924 crée cinq chambres
professionnelles : la Chambre des employés privés, la
Chambre de travail, la Chambre de commerce, la
Chambre de l’agriculture et la Chambre des artisans.
Finalement, l’entre-deux-guerres est une époque de
raffermissement et d’amplification du régime social.
Ce dispositif est complété par des réformes dans la
société civile.
e
3 étape : le régime social à son zénith (1945-1974)
Lors de l’ère du fordisme la sécurité sociale est à son
apogée, dans le sens que tout au long de cette période
le régime de sécurité sociale a été continuellement
étendu. Le Luxembourg bénéficie pleinement de la
protection sociale.
Retenons un seul exemple, mais de taille : loi du 20
octobre 1947 sur les prestations familiales. Il y a
évidemment d’autres exemples. Le lecteur intéressé
peut s’adresser utilement au Code de la sécurité
sociale de 2013 (814 pages), qui fournit des
informations précises.
Le régime de la sécurité sociale a été adossé
strictement au travail lors de sa création. Au cours de
cette étape le système bismarckien évolue nettement
vers le système béveredgien, c’est-à-dire vers un
régime de sécurité sociale à caractère universel.
e
4 étape : le temps des difficultés (à partir de 1975)
Quatre éléments se dégagent de cette nouveauté.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
La création des chambres professionnelles
introduit la conciliation et l’arbitrage dans les
relations du travail. Elles ont un caractère
consultatif.
La Chambre de commerce a été créée en
1841, mais la loi de 1924 y a incorporé le
principe électif, comme pour les autres
chambres.
La loi du 12 février 1964 crée la Chambre des
fonctionnaires et employés publics, une
ancienne revendication de l’Association
générale des fonctionnaires et employés de
l’Etat (AGF).
Les chambres professionnelles sont alors au
nombre de six. Mais la loi du 13 mai 2008
introduit le statut unique pour les salariés du
privé : la distinction entre statut d’ouvrier et
statut d’employé disparaît. Dans ce contexte
la Chambre du travail et la Chambre des
employés privés sont fusionnées dans la
Chambre des salariés et le nombre des
chambres professionnelles est ramené à cinq.
L’extension continuelle de la sécurité sociale a dévié
1
vers ce qu’on appelle l’arrosoir social . Tout le monde
bénéficie de la sécurité sociale, ce qui est une bonne
chose. Mais l’extension pose aussi et surtout la
question du financement.
Par ailleurs, la politique de l’arrosoir social devient à la
longue de plus en plus inefficace du point de vue
social et risque de mener dans l’impasse budgétaire.
La distribution généreuse de droits sociaux, c’est-àdire une large application de l’arrosoir social est du
point de vue politique une solution de facilité (au
moins en période d’expansion économique), car elle ne
suscite guère d’opposition.
Comme il est indispensable de préserver notre système
de sécurité sociale, il faut le réformer, c’est-à-dire se
concentrer davantage sur ceux qui en ont besoin. Estce qu’un bénéficiaire de la sécurité sociale, touchant
cinq fois le salaire minimum, doit bénéficier à 100%
d’une mesure sociale ? Cette problématique sera
évidemment reprise par la suite.
1
24
Cf. cahier économique n° 108, op. cit. p. 88.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1.1.4 La politique de la voie du milieu
1
Le politologue allemand Manfred G. Schmidt a
dessiné pour l'Allemagne fédérale une architecture
économique et sociale inédite: la politique de la voie
du milieu (« die Politik des mittleren Weges »). Il s'agit
d'une voie intermédiaire entre deux extrêmes: le
système de protection sociale à la suédoise et le
système relevant du capitalisme anglo-saxon.
Exposons brièvement les traits essentiels de la voie du
milieu, tout en la rapprochant de la situation du
Luxembourg.
•
L'efficience économique en relation avec un
régime social généreux est la pièce maîtresse de ce
2
dispositif. Nous y trouvons le cœur du fordisme :
l'augmentation de la productivité du travail permet le
partage des fruits de la croissance économique entre
capital et travail, lesquels sont appelés à collaborer
dans certains domaines.
•
Les transferts sociaux sont devenus une
caractéristique centrale de notre système social. Leur
financement repose primordialement sur deux
sources: l'impôt et les cotisations sociales.
Ainsi, en 2011 les recettes totales de la protection
3
sociale s'élèvent à 10 339,1 millions d'euros (100%)
dont 5 221,8 millions (50,5%) de cotisations (2 771,7
millions d'euros de la part des employeurs et 2 450,1
millions de la part des personnes protégées) et 4 599
millions (44,5%) de recettes fiscales. Cette structure
reste relativement stable: en 2002 les cotisations font
50,2% et les impôts 42%.
•
L'Etat n'a pas le monopole des relations
sociales. Divers organismes/institutions assurent
certaines tâches dans la vie sociale: chambres
professionnelles, Conseil économique et social (CES),
tripartite, quadripartite (avec en plus les prestataires
de santé). La Caisse nationale de santé (CNS) – issue
1
Manfred G. Schmidt, Die Politik des mittleren Weges – Die
Wirtschafts- und Sozialpolitik der Bundesrepublik Deutschland im
internationalen Vergleich, in: Jürgen Osterhammel, Dieter
Langewiesche und Paul Nolte (Hrsg), Wege der
Gesellschaftsgeschichte, Göttingen, 2006, p. 239-252. Geschichte
und Gesellschaft - Zeitschrift für Historische Sozialwissenschaft,
Sonderheft 22.
2
Sur le fordisme au Luxembourg voir cahier économique n° 113,
op. cit. p. 150 et suivantes, p. 163 et suivantes.
3
Rapport général sur la sécurité sociale - 2011, Ministère de la
Sécurité sociale (Inspection générale de la sécurité sociale),
Luxembourg, 2012, p.31.
Cahier économique 119
de diverses caisses de maladie – est un organisme de
gestion, placé sous la responsabilité d'un comitédirecteur composé de représentants des salariés, des
professions indépendantes et des employeurs.
L'assurance dépendance est organisée par la CNS et la
Cellule d'évaluation et d'orientation, placée sous
l'autorité du ministre ayant dans ses attributions la
sécurité sociale.
•
Même l'agencement entre partis politiques est
spécifique à la voie du milieu. Dans les pays nordiques
la social-démocratie domine largement, dans les pays
anglo-saxons prédominent des organisations
encourageant le marché. Au Luxembourg deux grands
partis dominent la scène politique (le parti chrétien
social et le parti socialiste). En règle générale aucun
des deux partis n'atteint la majorité absolue et un
troisième parti doit intervenir (le parti libéral) comme
partenaire de l'un des deux grands partis. Ou bien, les
deux grands partis populaires forment ce qu'on
appelle une grande coalition. A chaque fois deux
partis, trois partis depuis 2013, sont amenés à
coopérer pour former un Gouvernement.
•
Une condition centrale de la voie du milieu
est la politique de stabilité des prix. L'Allemagne
fédérale en est obsédée. La situation du Luxembourg
est tout à fait particulière. La petite dimension du
pays attribue un poids excessif au commerce
extérieur. Le prix des produits importés est difficile à
4
maîtriser. Le STATEC l'a judicieusement formulé dans
les années 1970: « En résumé, de tous les produits
figurant à l'indice des prix, un quart seulement peut
être considéré en réalité comme luxembourgeois au
sens de la fixation des prix ». Par contre, cela ne
signifie nullement que l'inflation soit forcément
5
élevée. Ainsi, selon le STATEC , l'indice des prix de
détail passe de 100 à 118,3 au Luxembourg, mais
passe à 123 pour l'Allemagne et la Belgique, entre
1959 et 1967.
Le Luxembourg a bien rempli les conditions
nécessaires à l'accomplissement de la voie du milieu.
Cette structure n'a pas été créée ex nihilo, ses racines
remontent plus loin. D'abord, les lois sociales, initiales
et fondamentales de 1901 (assurance maladie), 1902
(assurance accident) et 1911 (assurance pension)
e
expriment le refus du libéralisme « sauvage » du 19
siècle. Ensuite, après la Première guerre mondiale,
patronat et salariat, après des affrontements durs
4
L'économie luxembourgeoise en 1976 et 1977, Luxembourg,
cahier économique du STATEC n°57, 1978, p. 203.
5
L'économie luxembourgeoise en 1967, Luxembourg, cahier
économique du STATEC n°41, 1968, p. 122.
25
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
(grèves, refus patronal de négocier) tirent la leçon de
leurs erreurs et arrivent à un accord débouchant sur
les accords collectifs (intégration du monde ouvrier
dans la société luxembourgeoise).
***
Après la Seconde guerre mondiale la voie du milieu a
été un réel succès pour le Luxembourg. Plusieurs
éléments y ont contribué.
Les partenaires sociaux ont réussi à concilier efficacité
économique et politique sociale ambitieuse. Des taux
de croissance élevés au Luxembourg y ont contribué
puissamment. Avançons quelques indications
1
numériques. Selon le STATEC « il semble que le
produit national ait progressé moins rapidement au
Luxembourg que dans d'autres pays développés entre
la fin des années 1930 et le milieu des années 1950 ».
Et encore: « De 1960 à 1985, la croissance du PIB réel
du Luxembourg a été de 3,1% dans la version SEC et
2
de 3,6% dans la version nationale . Ces taux
correspondent à ceux observés dans les pays voisins à
cette époque: France 3,8%, Belgique 3,9% et
Allemagne 3,1% ».
La voie du milieu semble quelque peu décalée par
rapport aux Trente glorieuses, ou, ce qui est plus
approprié, elle débute vers le milieu de ces Trente
Glorieuses et se prolonge largement au-delà. Ce qui
est une réelle performance, c'est le passage réussi de
l'économie industrielle (sidérurgie) vers l'économie
financière (banques). Heureusement, le temps du
déclin de la sidérurgie correspond au temps de
3
l'émergence du secteur financier .
A partir du milieu des années 1980 c'est « l'envol » de
la croissance économique, liée au nouveau moteur
4
économique: la place financière. Le STATEC note: « De
1985 à 1998, le PIB du Luxembourg s'est accru de
quelque 5,5% en volume, soit plus du double de la
performance des économies voisines ».
Quelle est l'évolution de la voie du milieu? Le système
fonctionne toujours, puisque les taux de croissance
sont au rendez-vous.
La solution de la crise sidérurgique est passée par la
tripartite: les partenaires sociaux (salariat et patronat)
sont d'accord à faire supporter les coûts par la
collectivité (par exemple retraite anticipée, une partie
du coût de la division anticrise (DAC), aide à
l'investissement, bonification d'intérêt, contribution
au fonds pour l’emploi). La tripartite fait fonction «
d'amortisseur de chocs » au profit des partenaires
sociaux. Par la suite, la voie du milieu a tendance à
faire supporter des coûts de production par la
5
collectivité (par exemple les cotisations sociales dans
certains cas d'embauche).
Toutefois des signes d'essoufflement apparaissent
déjà.
La proximité, dans la sidérurgie, entre patrons et
syndicalistes a disparu dans le secteur financier. La
6
syndicalisation y est moins forte, car « parmi les
cadres, le taux de syndicalisation est particulièrement
bas, à savoir 16% », face à un taux en général de 44%.
Or dans les banques les cadres sont les plus nombreux,
contrairement à la sidérurgie où prévalent le nombre
d'ouvriers. En s'appuyant sur des données de l'OCDE le
7
STATEC note: « Au Luxembourg le taux de
syndicalisation est progressivement passé d'environ
46% en 1970 à 53% en 1984. A partir de 1985, le
taux de syndicalisation entame une baisse et passe à
37% en 2008 ».
Deux facteurs, qui ne sont pas indépendants, mettent
à mal la voie du milieu: le chômage et la crise
économique. L'autonomie tarifaire des partenaires
sociaux et les organismes (par exemple CES,
tripartite), qualifiés de néo-corporatistes, n'arrivent
plus guère à satisfaire les attentes de ces partenaires
sociaux. Quelques conséquences se dégagent.
Ͳ
Ͳ
1
F. Adam, P. Pieretti, R. Weides, P. Zahlen, La croissance de
l'économie luxembourgeoise au cours du XXe siècle - Mesure,
résultats, facteurs de croissance, in: L'économie luxembourgeoise,
Luxembourg (STATEC), 1999, p. 49-55.
2
La version nationale du PIB, contrairement à celle du SEC tient
compte des spécificités du secteur financier.
3
Pour des détails consulter les cahiers économiques (du STATEC)
n° 73, 108, et 113.
4
F. Adam, P. Pieretti, R. Weides et P.Zahlen, 1999, op. cit. p. 55.
26
Le coût de la voie du milieu s'accentue.
Il y a durcissement de l'attitude des
partenaires sociaux: chacun persiste sur ses
positions. Ainsi, le patronat a boycotté en
2011 les séances du CES.
5
Pour des détails voir cahier économique n° 113, p. 155 et
suivantes.
6
Jean Ries, Regards sur la syndicalisation, Luxembourg, 2011,
Regards 12 - 2011, STATEC.
7
Rapport travail et cohésion sociale, Luxembourg, 2011, cahier
économique du STATEC n° 112, p. 128.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Ͳ
Un déséquilibre surgit entre d'une part une
activité en stagnation voire en baisse et
d'autre part une aspiration à une protection
sociale ambitieuse. Une tendance inquiétante
peut apparaître, car facile à mettre en œuvre:
le financement de la protection sociale par
l'endettement.
Malgré ces difficultés le pays reste fidèle à la voie du
milieu. Pourquoi? Plusieurs raisons interviennent.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Cette voie assure à la population une
protection sociale avantageuse.
Abandonner cette voie risque de devenir plus
coûteux que son maintien.
Les deux grands partis populaires ont
largement porté ce projet ainsi que le parti
démocratique, en coalition avec les socialistes
de 1974 à 1978 (cf. crise sidérurgique à
l'époque). Rappelons que le parti
démocratique a introduit la tripartite.
La notion voie du milieu a probablement des
affinités avec la notion classes moyennes. Or
le Luxembourg est le pays des classes
1
moyennes .
Enfin, écoutons le professeur Manfred G.
2
Schmidt : « Die Politik des mittleren Weges
basiert, so kann zusammenfassend gesagt
werden, auf Weichenstellungen und
Reproduktionsmechanismen, die ihren
Schwerpunkt eher in der politischen Mitte als
auf dem linken oder rechten Pol des politischideologischen Spektrums haben und die für
weitgehende Kontinuität von groȕen
wirtschafts- und sozialpolitischen
Weichenstellungen auch dann noch sorgen,
wenn deren Kosten zunehmen ».
1.2 La croissance du PIB résumée en
cinq périodes depuis la Seconde guerre
mondiale
L'époque qui a suivi la Seconde guerre mondiale peut
être subdivisée en cinq périodes, caractérisées par le
3
taux de croissance du PIB. Le tableau suivant indique
ces taux pour le Luxembourg, les pays voisins et l'UE15.
Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB
Période
1960-1974
1975-1985
1985-2007
2008-2011
UE-15
Belgique
Allemagne
France
Luxembourg
4,6
2,0
2,3
-0,2
4,9
1,8
2,3
0,6
4,1
2,1
2,1
0,7
5,6
2,2
2,2
0,1
4,1
1,5
5,3
-0,1
re
1 période: 1945-1960
C'est l'époque de la reconstruction politique,
économique et sociale du Luxembourg après la guerre.
L'Organisation européenne de coopération économique
4
(OECE) « trouve son origine dans le plan d'assistance
économique et politique nord-atlantique connu sous
le nom de plan Marshall ». Cette organisation est «
chargée de la réalisation d'une économie européenne
saine ».
Bien que le Luxembourg ait été un pays bénéficiaire
5
du plan Marshall , l'aide directe dont le pays a
bénéficié reste limitée. Toutefois, le Luxembourg a des
avantages indirects appréciables: le commerce
extérieur luxembourgeois profite du fait que les pays
aidés par le plan Marshall ont davantage de
possibilités de faire du commerce avec le Luxembourg.
Le premier objectif de l'OECE (répartition de l'aide
Marshall) semble atteint vers le début des années
1960, car cette organisation est transformée en
Organisation de coopération et de développement
économique (OCDE), et le second objectif (la
3
1
Sur les classes moyennes voir le cahier économique n° 108, p. 29
et suivantes, p. 75 et suivantes; cahier économique n° 113, p. 109
et suivantes.
2
Manfred G. Schmidt, 2006, op. cit. p. 252.
Cahier économique 119
Paul Zahlen, L'évolution économique globale du Luxembourg, in:
Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes
et de variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 29 et suivantes.
4
Claude -Albert Colliard, Institutions internationales, Paris, 1967
e
(4 éd.), p. 424-425.; y comprise la seconde citation.
5
Jean Marie Kreins, La réception du plan Marshall au GrandDuché de Luxembourg 1947-1951, in: Hémecht, Luxembourg,
première partie, n° 3, 2009, p. 309-343; seconde partie, n° 4,
2009, p. 437-465.
27
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
coopération économique internationale) doit être
poursuivi et ceci même à une échelle plus large.
1
L'OCDE ne se limite plus à l'Europe . Les 13 et 14
décembre 1960 est signée, de nouveau à Paris, la
convention de l'OCDE, avec effet au 30 septembre
1961. Le passage de l'OECE à l'OCDE marque ainsi la
fin de la période de reconstruction européenne.
Au cours de la période 1953-1965 le taux de
2
croissance annuel moyen du PIB est établi à 5,9% en
valeur et à 3,3% en volume. Cette croissance est
nettement plus faible que celle de l'Allemagne et de la
France; la croissance de la Belgique dépasse
légèrement celle du Luxembourg.
e
6
numériques de remplacement. Selon la première, les
salaires réels des ouvriers auraient été multipliés par
six sur la période 1923 à 1984; la part essentielle en
revient à l'après-guerre. Selon la deuxième, les
dépenses annuelles des ménages augmentent de 9%
en moyenne entre 1964 et 1987, de 3,5% entre 1987
et 2009. Enfin, la troisième indique une croissance
annuelle moyenne de 3,7% dans les dépenses de
consommation entre 1964 et 1987, face à 1,3% pour
la période 1987-2009.
A partir de l’intervalle 1960-1974 la modernisation se
7
focalise sur « la marchandise-reine : l’automobile ».
Les classes moyennes accèdent à la mobilité.
e
2 période: 1960-1974
3 période: 1975-1985
Au cours de cette période « la croissance moyenne
3
annuelle du PIB du Grand-Duché atteint 4,1% ».
Cette croissance reste forte et se situe à un niveau
légèrement inférieur à celui de l'Europe des Quinze. La
sidérurgie soutient la croissance tout au long des deux
premières périodes.
Au cours de cette période le Luxembourg est
confronté à une double crise économique: la crise
8
énergétique (première crise pétrolière en 1973 et
seconde crise pétrolière en 1979) et le déclin de la
sidérurgie. Le taux de croissance du PIB se réduit à
1,5%, à un niveau inférieur à celui des pays voisins et
de l'UE-15.
Ces deux premières périodes, c'est-à-dire de 1945 à
1975 sont communément appelées les Trente
4
Glorieuses . En fait, elles ne sont rien d’autre que
l’alliance réussie de la productivité et de la protection
sociale. C'est l'époque d'une forte extension, sinon
d'une explosion du niveau de vie, de l'amélioration
considérable de la qualité de vie de l'ensemble de la
population, du recul de la rareté.
Les Gouvernements de cette époque ont réussi, malgré
des difficultés évidentes, à éviter une casse sociale
trop pesante. Finalement, le résultat de ces années
peut être jugé satisfaisant, vu les circonstances
exceptionnelles. Peut-être peut-on parler des Dix
Satisfaisantes.
e
4 période: 1985-2007
Retenons d’emblée une des premières critiques des
Trente glorieuses de la part de Pierre Drouin dans le
Monde du 21 mars 1979, donc l’année de parution de
5
l’ouvrage de Jean Fourastié. Selon P. Drouin la
« description des trente glorieuses est passionnante,
mais ne sommes-nous pas entrés depuis cinq ans dans
l’ère des trente cagneuses ? ».
C'est l'explosion de la croissance du PIB: 5,3% en
moyenne. Le taux de croissance luxembourgeois est en
général le double des pays voisins et de l'UE-15. Paul
Zahlen parle à juste titre des Vingt Splendides. Cette
croissance est portée par le secteur financier: les
banques peuvent titriser à volonté; elles créent en
continu des produits financiers. C'est l'âge d'or de
Faute de données statistiques sur le revenu disponible
avant 1985, contentons-nous de trois indications
6
1
Les Etats-Unis et le Canada en font partie dès la création, le
Japon rejoint l'organisation en 1964.
2
Raymond Kirsch, La croissance de l'économie luxembourgeoise,
Luxembourg, 1971, cahier économique du STATEC n°48, p. 47.
3
Paul Zahlen, Evolution économique globale du Luxembourg, op.
cit. p. 29.
4
Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de
1946 à 1975, Paris, 1979, 299 pages.
5
Critique reprise par Le Monde du 7 juin 2014 ; page spéciale
(Histoire) : Ces lointaines « trente glorieuses ».
28
La première indication numérique est de Jean Langers,
L'accroissement du niveau de vie à travers quelques indicateurs,
e
in: L'économie luxembourgeoise au 20 siècle, Luxembourg
(STATEC), 1999, p. 174. Les deux autres indications proviennent
d'Armande Frising, La consommation des ménages, in: Guy
Schuller (coord.), 2013, op. cit. p. 220.
7
Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes Lefebvre et
la culture consumériste in : Céline Pessis, Sezin Topçu et
Christophe Bonneuil (sous la dir.), Une autre histoire des « Trente
Glorieuses », Modernisation, contestation et pollutions dans la
France de l’après-guerre, Paris, 2013, p. 268.
8
On parle parfois de crise pétrolière de 1974, car ses effets
agissent surtout à partir de 1974.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
l'économie de services au Luxembourg. Retenons deux
remarques.
1
Paul Zahlen a dégagé une nette césure sur un demisiècle (1960-2011): 1960 à 1985 et 1985 à 2011. Au
cours de la première période la croissance est liée à la
productivité du travail; la croissance de l'emploi
(secteur financier) assure grandement la croissance
économique au cours de la seconde période. La
différence de croissance entre les deux périodes peut
être confirmée par la production d'acier. Ainsi l'indice
2
de production d'acier passe de 100 à 164 entre
1953/54 et 1965/66. Entre 1960/61 et 1975/76 cet
indice augmente moins rapidement: de 100 à 112.
Pour améliorer la comparaison entre les deux périodes
plusieurs mesures sont prises: deux années
consécutives sont considérées; pour la première
période le même laps de temps est saisi que pour le
taux de croissance 1953-65 et non la période
complète (1945-1960); l'année 1974 (record
historique absolu de production d'acier) et les
quelques années précédentes ont été écartées.
3
Selon Nicolas Baverez les Trente Piteuses ont pris la
relève des Trente Glorieuses en France. Voilà qui ne
vaut pas pour le Luxembourg.
e
5 période: 2008-2011
C'est le temps de la crise financière, mutée en crise
économique générale. Le Luxembourg n'y échappe pas,
au contraire, le taux de croissance du PIB est négatif:
-0,1%.
Vu le comportement insouciant des banques, au cours
de la période précédente, on peut parler des Vingt
Insouciantes. La crise de 2008 en est le prix à payer.
D'ailleurs, cette crise, qui va bien au-delà d'une crise
financière/économique, est loin d'être terminée.
***
Les Trente Glorieuses se prêtent à une approche
critique, bien qu’elle soit relativement récente. La
nostalgie de l'époque, élevée au rang de mythe a
freiné toute prise de conscience que ces Trente
4
glorieuses ont aussi un côté sombre .
La productivité est au cœur de l’activité industrielle.
Une double conséquence surgit : gaspillage des
matières premières (dont le pétrole), car trop bon
marché ; ruée vers le consumérisme. Le mode de vie
qui en résulte a un effet désastreux sur
l’environnement : pollution de l’air, des rivières, du sol,
épuisement des matières premières, etc. Peut-être
peut-on parler dans ce contexte, au moins dans une
optique environnementale des « Trente Gaspillantes ».
1.3 Une société face à ses problèmes et
défis
1.3.1 Le vieillissement
Le vieillissement de la population évoque deux
facettes qui s’appuient sur deux logiques différentes.
5
La logique du recul de la mort : jamais l’espérance de
vie à la naissance n’a été aussi élevée. Au
6
Luxembourg, en 1901, l’espérance de vie à la
naissance est de 47 ans pour le sexe masculin et de 49
ans pour le sexe féminin. Comme la mortalité infantile
est élevée à cette époque l’espérance de vie à deux
ans remonte : 55,4 ans pour le sexe masculin et 57.4
ans pour le sexe féminin. S’y ajoute un vieillissement
en meilleure santé en relation avec le progrès
médical/sanitaire et une prise de conscience
croissante de chacun de prendre en mains sa santé (cf.
7
tabagisme, obésité). Vers 2006/07 l’espérance de vie à
la naissance est de 77,6 ans pour les hommes et de
82,7 ans pour les femmes. De 1901 à 2007 l’espérance
de vie à la naissance a augmenté en moyenne de 3,6
mois par an. Dans la longue période on peut parler de
8
« révolution de la longévité ».
Cette longévité a un prix : c’est la logique du coût.
Sans entrer dans les détails, deux aspects apparaissent
prioritairement. D’abord, en ce qui concerne
l’assurance pension, l’augmentation continuelle de
l’espérance de vie à la naissance n’est pas compensée
4
1
P. Zahlen, op. cit. précédemment, p. 332 pour des détails.
Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990,
p. 216.
3
Nicolas Baverez, Les trente piteuses, Paris, 1997, 298 pages.
2
Cahier économique 119
Céline Pessis, Sezin Topçu et Chritophe Bonneuil (sous la dir.),
Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit. 309 pages.
5
Paul Yonnet, Le recul de la mort. L’avènement de l’individu
contemporain, Paris, 2006, 517 pages.
6
Gérard Trausch, La mortalité au Luxembourg, Luxembourg (cahier
économique du STATEC n° 88), p. 1 du volet statistique.
7
Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 87.
8
Françoise Forette, La révolution de la longévité, Paris, 1997, 222
pages. Cet auteur est médecin et professeur des universités.
29
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
par une hausse de l’âge de départ à la retraite. Au
contraire, l’âge effectif de départ à la retraite est plus
près de 60 ans que de l’âge légal de départ à la
retraite (65 ans).
Notons encore que le taux d’emploi des personnes de
55 à 65 ans augmente, mais reste toujours parmi les
plus faibles de l’Union.
1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement
Ensuite, l’assurance maladie est durement confrontée
au vieillissement de la population. En effet, les
personnes âgées ont en général davantage besoin de
soins médicaux que les jeunes. Les dépenses liées à
l’assurance maladie sont ainsi soumises à un effet de
hausse « mécanique ». S’y ajoute une extension de
l’équipement médical et des frais de personnel.
***
1
Le vieillissement démographique de la population est
l’étude de la structure par âge de cette population.
Cette notion ne doit pas être confondue avec le
vieillissement individuel : décrépitude à un âge
avancé. Voilà qui explique que le vieillissement
démographique soit souvent assimilé à des situations
catastrophiques.
***
Jetons un coup d’œil rapide sur le vieillissement au
2
Luxembourg . Le vieillissement y est :
Ͳ
Ͳ
féminin ; parmi les personnes âgées de 65 ans
et plus, les femmes sont majoritaires :
57,2% ; 41 023 femmes face à 30 719
hommes, selon le recensement de la
population de 2011 ;
luxembourgeois. Ceci est lié à l’apport continu
de l’immigration. « La part des étrangers dans
le total des personnes âgées de 65 ans et plus
n’est que de 21,4% en 2011 (15 380 sur
71 742), alors que la part des étrangers de
tous âges dans la population du Grand-Duché
atteint les 43% (220 522 sur 512 353) ». En
d’autres mots l’immigration est jeune.
Les seniors sont moins nombreux au Luxembourg.
Présentons les personnes de 65 ans et plus, entre
parenthèses les 85 et plus au Luxembourg et dans les
pays voisins : Luxembourg 14,0% (1,5%) ; Belgique
17,2% (2,2%) ; Allemagne 20,7% (2,3%) ; France
16,6% (2,5%).
1
Voir Jean-Hervé Lorenzi et Hélène Xuan (dir.), La France face au
vieillissement – Le grand défi, Paris, 2013, 582 pages.
2
Armande Frising et Paul Zahlen, Regards sur le vieillissement au
Grand-Duché, n° 19, septembre 2012 ; la citation y comprise.
30
3
Le tableau 1.3 indique la population par grands
groupes d’âge depuis le recensement de 1880, année
où la structure par âge est saisie pour la première fois.
Ce tableau permet de dégager deux effets : un effet
démographique et un effet de dépenses sociales.
Effet démographique
Le tableau 1.3 montre le vieillissement continu de la
population du Luxembourg. Ce vieillissement se fait en
deux étapes. D’abord le vieillissement par le bas de la
pyramide des âges : la part des jeunes dans la
population totale baisse. Ensuite, le vieillissement par
le haut : la part des personnes âgées augmente. Ainsi,
en une centaine d’années (de 1900 à 2001) la part de
la population de 60 ans et plus a doublé.
Deux grands mouvements sont parfaitement visibles :
la baisse de la part des jeunes et la hausse de la part
des vieux. Entre les deux, la part de la population
adulte augmente aussi, mais de manière bien
modérée. Cette hausse est liée à l’immigration,
composée surtout d’une population en âge de
travailler.
Effet de dépenses sociales
Le vieillissement de la population mène
« mécaniquement » à une hausse des dépenses
sociales. Retenons deux exemples : les dépenses
croissantes de l’assurance dépendance, les soins
médicaux connexes liés aux personnes âgées.
Revenons à la mortalité par le bas et par le haut. La
première a amplement baissé : le quotient de
4
mortalité infantile a chuté de 152,2‰ en 1901 à
3,6‰ en 1995 pour le sexe masculin. Quant au sexe
féminin ce quotient passe de 144,2‰ à 5,3‰. De
1950 à 1995 la mortalité infantile baisse de 93,3%
3
er
Recensement de la population au 1 mars 1991, vol. 1,
Luxembourg, 1994, p. 59, (tableaux rétrospectifs) pour les
recensements de 1880 à 1991. Recensement de la population
2001. Résultats détaillés, Luxembourg, 2003, p. 26. Une
communication du STATEC pour le recensement de 2011.
4
Le quotient de mortalité indique la probabilité de mourir à un
âge donné. Sauf indication contraire les données démographiques
proviennent de Gérard Trausch, cahier économique n° 88, op. cit.,
182 pages et annexe statistique de 239 pages.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
pour le sexe masculin et de 88,4% pour le sexe
féminin. La mortalité infantile reste largement
inférieure à 10‰. Des gains futurs sont donc difficiles
à réaliser.
Tel n’est pas (encore) le cas pour la mortalité aux âges
élevés (mortalité par le haut). L’instrument de mesure
privilégié est l’espérance de vie à 60 ans.
Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011
Groupe
d’âge
0-14 ans
15-64ans
65 ans +
0-19 ans
20-59 ans
60 ans +
0-14 ans
15-64 ans
65 ans +
0-19 ans
20-59 ans
60 ans+
1880
1900
1910
1922
1930
1935
1947
1960
1966
1970
1981
1991
2001
2011
En valeur absolue
73 598 74 711 84 905 69 755 73 828 72 923 57 710 67 256 75 450 75 167 67 498 66 418 83 197 88 637
124 491 147 038 159 404 174 530 207 061 202 684 205 707 213 675 220 078 221 835 247 558 263 170 295 272 351 974
11 481 14 205 15 582 16 482 19 104 21 306 27 575 33 958 39 262 42 839 49 546 50 298 61 070 71 742
93 138 97 739 108 172 95 733 99 031 93 171 81 525 87 041 97 837 99 724 95 446 87 861 107 930 119 173
97 775 116 187 127 906 139 502 171 216 170 552 168 374 176 424 177 973 177 200 204 207 220 336 250 098 295 479
18 657 22 028 23 813 25 532 29 741 33 190 41 093 51 414 58 980 62 917 64 949 71 689 81 511 97 701
35,2
59,3
5,5
44,5
46,6
8,9
31,7
62,3
6,0
41,5
49,2
9,3
32,6
61,4
6,0
41,6
48,2
9,2
26,7
67,0
6,3
36,6
53,6
9,8
24,6
69,0
6,4
33,0
57,1
9,9
24,6
68,3
7,1
31,4
57,5
11,1
19,8
70,7
9,5
28,0
57,8
14,2
21,3
67,9
10,8
27,6
56,0
16,4
22,5
65,8
11,7
29,2
53,2
17,6
22,1
65,3
12,6
29,3
52,2
18,5
18,5
67,9
13,6
26,2
56,0
17,8
17,3
68,4
13,1
22,8
57,3
18,6
En pourcentage
18,9
17,3
67,2
68,7
13,9
14,0
24,6
23,3
56,9
57,7
18,5
19,0
Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans
Espérance de vie à 60 ans
Année
1901
1910
1920
1930
1940
1950
1960
1970
1980
1990
2000*
2010**
*années 2000/02
Gain par période décennale
M
F
Période
M
F
13,2
13,6
14,3
14,6
14,4
15,4
15,4
15,1
15,8
17,6
19,5
21,3
13,2
14,4
14,7
15,6
15,6
17,1
17,9
18,8
19,7
22,2
23,8
25,2
1901-1910
1910-1920
1920-1930
1930-1940
1940-1950
1950-1960
1960-1970
1970-1980
1980-1990
1990-2000
2000-2010
0,4
0,7
0,3
-0,2
1,0
0,0
-0,3
0,9
1,8
1,9
1,8
1,2
0,3
0,9
O,0
1,5
0,8
0,9
0,9
2,5
1,6
1,4
**années 2005/07
1
Plusieurs commentaires découlent de ce tableau .
•
Les gains d’espérance de vie à 60 ans
augmentent inégalement : ils sont modérés jusqu’au
lendemain de la Seconde guerre mondiale.
•
Le recul en 1940 de l’espérance de vie à 60
ans du sexe masculin et la stagnation du sexe féminin
s’explique par la guerre.
•
La stagnation/recul du sexe masculin entre
1950 et 1970 se situe dans l’ère du fordisme.
•
A partir des années 1980 l’espérance de vie à
60 ans a littéralement explosé. Se pose la question de
savoir si, à l’avenir, cette lancée peut continuer. On
admet généralement que la limite physiologique de la
durée de vie se situerait vers 120 ans. Une chose
semble acquise, une amélioration de l’espérance de vie
aux âges élevés n’est possible que si les personnes
concernées y aident activement : hygiène de vie avec
activité physique et alimentation appropriée. Et ceci
pas seulement à un âge avancé, Par ailleurs, selon le
1
Les données du tableau proviennent du cahier économique n° 88
pour les années 1905-1995 ; les autres données proviennent de
l’Annuaire statistique 2012, Luxembourg (STATEC), p. 87.
Cahier économique 119
31
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
docteur Françoise Forette « le mot d’ordre des
gérontologues c’est la prévention ».
•
Entre 1950 et 2000 l’espérance de vie à 60
ans progresse de 4,1 ans pour le sexe masculin et de
2
6,7 ans pour le sexe féminin. En France on a 4,8 ans
pour le sexe masculin et 7,2 ans pour le sexe féminin.
***
Les gains d’espérance de vie à la naissance diffèrent
3
selon les classes d’âge . Entre 1990 et 2010 cette
espérance de vie augmente de 6,9 ans pour le sexe
masculin, mais les Ҁ de cette augmentation
proviennent des classes d’âge de 60 ans et plus. Pour
le sexe féminin le gain d’espérance de vie à la
naissance est de 5,2 ans, dont 70% émanent des
classes d’âge de 60 ans et plus. Nous sommes
pleinement dans l’ère du vieillissement par le haut.
***
Enfin, comparons brièvement l’espérance de vie à la
naissance du Luxembourg aux pays voisins, selon
Eurostat ; année 2012 :
* sexe féminin : Luxembourg, 83,8 ans ;
Belgique, 83,1 ans ; Allemagne, 83,3 ans ;
France, 85,0 ans (2011).
* sexe masculin : Luxembourg, 79,1 ans ;
Belgique, 77,8 ans ; Allemagne, 78,6 ans ;
France, 78,7 ans (2011).
passent et qui nous éloignent de cette naissance. Cet
effet est évidemment mesurable : c’est l’âge que nous
avons. Le second effet nous rapproche inexorablement
de la mort, dont la date est imprévisible pour chaque
personne. Mais pour la collectivité cette impossibilité
peut être rompue par le canal de l’espérance de vie à
chaque âge et appuyée sur une approche probabiliste.
Prenons un exemple tiré des tables longitudinales de
5
mortalité luxembourgeoise. Soit une personne de sexe
masculin, née en 1935. A la naissance cet individu a
6
une espérance de vie de 60,8 ans. A 50 ans son
espérance de vie est encore de 23,4 ans. Cet homme
s’est éloigné de 50 ans de sa naissance, mais il ne s’est
rapproché de sa mort que de 60,8-23,4 = 37,4 ans. Dix
ans plus tard, c’est-à-dire à 60 ans, son espérance de
vie s’élève encore à 15,3 ans. Au cours de ces 10 ans il
s’est éloigné de sa naissance, mais il ne s’est approché
de sa mort que de 23,4-15,3 = 8,1 ans. Selon A.
7
Jacquard « vieillir en âge, c’est alors rajeunir en
espérance de vie ».
Comment expliquer ce « rajeunissement » des vieux ?
Un ensemble de causes a joué. La génération née en
1935 a bénéficié des progrès immenses de la
médecine et de l’hygiène. Elle a pu prendre conscience
que son potentiel santé est un atout primordial dans
la vie. Cette génération a encore eu la chance de voir
augmenter la qualité alimentaire. S’y ajoute une
amélioration des conditions de travail.
8
Ecoutons le sociologue Serge Guérin : « En 50 ans,
notre espérance de vie a augmenté davantage que
durant les cinq millénaires précédents ». C’est à juste
titre que l’on peut parler de révolution de la longévité.
1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement
1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux
Longtemps le vieillissement a été perçu comme un
grand naufrage, une tare à cacher autant que possible.
L’intervention de l‘espérance de vie permet une
4
approche nuancée . A la naissance de chaque individu
deux effets se mettent à jouer. Le premier effet entre
en action dès la naissance : ce sont les années qui
1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité
« évitable »
9
Présentons brièvement ces deux notions . La mortalité
« prématurée » concerne tous les décès survenus avant
65 ans. La mortalité « évitable » concerne toujours les
5
Cahier économique n° 88, p. 156-157 de l’annexe statistique.
6
Françoise Forette, médecin, professeur des universités, directrice
de la Fondation nationale de gérontologie, in : Le Figaro du 27/28
novembre 2010.
2
Arnaud Parienty, Protection sociale : le défi, Paris, 2006, p. 63.
Il s’agit d’une table de mortalité longitudinale ou table de
génération, en l’occurrence celle née en 1935, dont les conditions
de mortalité sont suivies à l’aide des quotients de mortalité à
chaque âge (ou probabilité de mourir) et de l’espérance de vie à
chaque âge. Celle-ci reflète les conditions de mortalité de la
génération née en 1935.
7
A. Jacquard, 1993, op. cit. p. 46.
3
8
1
François Peltier, Regards sur la mortalité, n° 19, nov. 2013
(STATEC), p. 2.
4
Alain Jacquard (généticien), L’explosion démographique, Paris,
1993, p. 40 et suivantes.
32
Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 33.
Haut Conseil de la santé publique, rapport rédigé par Eric Jougla,
Indicateurs de mortalité « prématurée » et « évitable », Paris, 2013,
47 pages.
9
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
décès de moins de 65 ans et est définie par les décès
liés aux comportements à risque. Ces décès peuvent
être évités par une prévention primaire (par exemple
alcoolisme, tabagisme, conduite routière dangereuse,
suicide, chute mortelle). C’est une mortalité liée aux
(mauvaises) « habitudes de vie ».
1
Le tableau 1.5 indique, séparément pour chaque sexe,
la mortalité prématurée, la mortalité évitable par la
prévention primaire et la mortalité à 65 ans et plus. Il
s’agit de taux de mortalité (standardisés) pour
100 000 habitants, en relation avec l’année 2010.
Nous avons pris en dehors du Luxembourg les pays
voisins. Comme la Belgique ne figure pas dans cette
statistique, nous l’avons remplacée par les Pays-Bas.
La position du sexe féminin est bien plus favorable
que celle du sexe masculin. Ceci vaut aussi et surtout
pour le Luxembourg. D’ailleurs la mortalité à 65 ans et
plus est élevée au Luxembourg, au moins par rapport
aux trois autres pays, bien que la mortalité évitable ne
soit pas élevée. Une baisse de la mortalité évitable est
donc difficile à réaliser. Pour y arriver il faut
probablement compter sur l’action médicale,
hygiénique et préventive.
2
Notons les taux de mortalité évitables liés au seul
cancer du poumon et au seul suicide. Dans le premier
cas les taux de mortalité évitable sont les suivants :
Luxembourg 21,1 ; France 31,0 ; Allemagne 21,2 et
Pays-Bas 20,3. Quant aux taux de mortalité évitables
liés au suicide on a : Luxembourg 14,7 ; France 20,3 ;
Allemagne 13,3 et Pays-Bas 12,2.
Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité
évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010
Pays
Mortalité
prématurée
Mortalité
évitable
Mortalité à 65
ans et plus
Sexe masculin
Luxembourg
France
Allemagne
Pays-Bas
187,6
261,3
232,9
179,2
62,3
92,2
72,1
51,4
4 651,2
3 971,5
4 450,7
4 538,3
Luxembourg
France
Allemagne
Pays-Bas
119,7
119,8
123,4
128,1
23,5
27,3
27,2
28,0
Sexe féminin
2 813,4
2 380,2
3 121,7
3 094,2
Taux de mortalité standardisés pour 100 000 habitants
1
2
Ibid. p. 19.
Ibid. p. 20-21.
Cahier économique 119
1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes
De nombreuses dispositions des lois fiscales et sociales
sont en fait tournées contre les jeunes.
3
Mathieu Pigasse note « une taxation du travail plus
élevée que celle du capital, ce qui est injuste
socialement et absurde économiquement. Pourquoi ?
Précisément en raison de l’écart entre les générations.
Les vieux détiennent le patrimoine, alors que les
jeunes sont endettés ».
Passons rapidement en revue quelques cas
d’imposition dont profitent surtout les personnes
âgées.
x
Plus-values immobilières
Ecartons le cas des exploitations agricoles et
forestières. Depuis 1990 est introduite l’imposition
sans délai d’acquisition des plus-values sur
immeubles. Leurs prix d’acquisition sont réévalués par
application de coefficients de réévaluation. Le résultat
issu des plus-values immobilières est imposé comme
revenu extraordinaire, c’est-à-dire il est imposé à la
moitié du taux global. Retenons que la résidence
principale est assujettie à un régime spécial.
x
Pension complémentaire
Lors de la constitution d’un régime complémentaire de
pension (selon la loi du 8 juin 1999), les cotisations
affectées à un plan de financement ont fait l’objet
d’une imposition (au taux de 20%) au moment de leur
versement. Ces pensions complémentaires sont alors
intégralement exemptées d’impôt lorsqu’elles sont
servies.
Dans le cadre des pensions complémentaires retenons
que les rentes versées en vertu d’un contrat
prévoyance-vieillissement (rente constituée à titre
individuel selon l’article 111bis LIR) sont imposables
pour moitié de leur montant.
x
Imposition des intérêts
La loi du 23 décembre 2005 introduit une retenue à la
source libératoire de 10% sur certains produits de
l’épargne mobilière. La même loi abolit l’impôt sur la
fortune dans le chef des personnes physiques.
3
Mathieu Pigasse (directeur général de Lazard France),
Révolutions, Paris, 2012, p. 170.
33
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
x
Imposition des dividendes
Les dividendes touchés de la part des sociétés de
1
capitaux résidentes pleinement imposables
bénéficient dans le chef des contribuables d’une
exemption de 50% avant d’entrer dans le total des
revenus nets imposables d’après le barème de l’impôt
sur le revenu. Remarquons encore que ces dividendes
subissent une retenue à la source de 15% du montant
brut, retenue imputable sur le total de l’impôt.
x
Les plus-values mobilières
Toute vente de titres (actions, obligations, etc.),
endéans les six mois de leur acquisition, est
considérée comme spéculative et un éventuel gain est
imposé de ce fait. Au-delà de la durée de détention de
2
six mois, cette vente ne donne pas lieu à imposition .
Certains organismes de placement collectif
fiscalement non transparents tirent parti de la non
imposition des plus-values mobilières au-delà de ce
délai de six mois pour incorporer leurs bénéfices dans
la valeur de l’actif net et renoncer ainsi au paiement
de dividende (type Sicav-capitalisation). Le gain en
capital réalisé lors de la vente – plus de six mois après
l’acquisition – des parts ou actions ne constitue
actuellement pas un revenu imposable.
***
Notons d’emblée que le niveau d’imposition du travail
est à un niveau moyen au Luxembourg.
Au Luxembourg le taux d’accroissement maximal de
l’impôt sur le revenu est de 56% en 1987, de 50%, en
1991, de 42% en 2001 et de 38% en 2002. A partir de
2011 la tendance s’inverse : 39% à partir de 2011 et
40% à partir de 2013.
Pour 2014 la tranche d’entrée de 8% s’applique aux
revenus annuels se situant entre 11 265 et 13 173
euros. Les trois dernières tranches se présentent
comme suit : 38% pour la tranche de revenu comprise
entre 39 885 et 41 793 euros, 39% pour la tranche de
revenu comprise entre 41 793 et 100 000 euros, 40%
pour la tranche de revenu dépassant 100 000 euros.
S’y ajoute une contribution destinée au fonds pour
1
Quant aux sociétés non résidentes il est renvoyé aux dispositions
de l’article 115 LIR pour connaître le champ d’application de la
mesure d’exemption de 50%.
2
Exception : réalisation de titres provenant d’une participation
importante au sens des articles 100 et 101 LIR.
34
l’emploi de 7% ou éventuellement de 9% (maximum)
calculée sur l’impôt dû. Voilà qui gonfle l’imposition
réelle.
Les revenus de placement offrent des perspectives
plus favorables comme nous l’avons vu
précédemment : par exemple retenue à la source
libératoire de 10%, exonération d’imposition des
revenus provenant d’une Sicav-capitalisation. Or, ce
sont le plus souvent des personnes âgées qui touchent
des revenus de placement. Les jeunes ménages, par
contre, peinent à rembourser leur emprunt-logement.
Cette configuration se dégrade encore dès que les
cotisations sociales s’ajoutent à la fiscalité.
Présentons un exemple de la sécurité sociale en faveur
des vieux et contre les jeunes. A cet effet considérons
l’assurance dépendance ; cette nouvelle branche de la
3
sécurité sociale est introduite par la loi du 19 juin
1998. Cette assurance, obligatoire, « crée un droit
inconditionnel aux prestations, c’est-à-dire sans
4
examen des ressources des personnes dépendantes ».
Considérons la définition de la dépendance : « Est
considéré comme dépendance, l’état d’une personne,
qui par suite d’une maladie physique, mentale ou
psychique ou d’une déficience de même nature a un
besoin important et régulier d’assistance d’une tierce
personne pour les actes essentiels de la vie ». Deux
remarques s’y rattachent.
5
Ce texte n’exclut pas expressément les enfants. La loi
du 23 décembre 2005 note que pour les enfants de
huit ans accomplis, « la détermination de l’état de
dépendance se fait en fonction du besoin
supplémentaire d’assistance d’une tierce personne par
rapport à un enfant du même âge sain de corps et
d’esprit ». Aucune restriction n’existe à l’égard de la
population âgée dépendante.
6
A l’autre bout de la pyramide des âges, le règlement
grand-ducal du 13 février 2009 introduit un dispositif,
appelé « chèque-service accueil » en faveur des
er
enfants. Notons l’article 1 : « Dans le domaine de
3
Loi du 19 juin 1998 portant introduction d’une assurance
dépendance, Mémorial 1998, p. 710-720.
4
Ministère de la Sécurité sociale – IGSS, Droit de la Sécurité
sociale, Luxembourg, 2013, p. 197.
5
Loi du 23 décembre 2005 modifiant des dispositions du Code des
assurances sociales, de la loi du 25 juillet 2005 et de la loi du 8
juin 1999, Mémorial 2005, p. 3370.
6
Règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le
« chèque-service accueil », Mémorial, p. 375-381.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
l’accueil éducatif extrascolaire, il est institué un
dispositif de gratuité partielle et de participation
financière parentale réduite favorisant l’accès des
bénéficiaires à des prestations éducatives
professionnelles ». Par la suite – crise économique
oblige – cette gratuité est encore réduite par une
1
disposition de 2012.
2
Selon le docteur Sauveur Boukris « vieillir coûte
cher » ; les actifs, par leurs cotisations, contribuent à
financer ces dépenses.
1.3.1.4 Conclusion d’étape
Nous avons vu la baisse du taux d’imposition des
revenus jusqu’en 2010. Ce mouvement de baisse
correspond à une redistribution des revenus des
« pauvres » vers les gens aisés en général et à une
redistribution des jeunes vers les vieux en particulier.
Cette configuration est encore amplifiée par l’absence
d’imposition sur la fortune (des personnes physiques)
depuis 2006.
La TVA joue un rôle analogue : augmenter la TVA c’est
viser la consommation, donc les ménages à revenus
faibles dotés d’une faible propension à épargner. De
nouveau on peut parler de « transferts » des jeunes
vers les vieux. Retenons que le taux de TVA au
Luxembourg est toujours peu élevé, au moins dans la
comparaison internationale : 15% depuis le début de
1992. Une augmentation de la TVA est prévue.
Sur le plan sociétal, on peut se demander s’il y a une
3
« préférence pour les vieux ». Voilà qui favorise une
« dérive conservatrice ». L’adaptation de la structure
du tarif de l’impôt sur le revenu notamment à la
variation de l’indice pondéré des prix de la
consommation entraîne un effet inégal en fonction de
la structure par âge des contribuables. Les jeunes
ménages en ont un besoin urgent (endettement
logement), contrairement à la tranche d’âge 55 à 65
ans (emprunt logement largement remboursé).
4
Ecoutons le sociologue Serge Guérin , spécialiste du
vieillissement : « Une société des seniors équilibrée et
viable doit favoriser la création d’un système collectif
1
Règlement grand-ducal du 21 juillet 2012 portant modification
du règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le
« chèque-service accueil ».
2
Dr. Sauveur Boukris, Demain, vieux, pauvres et malades !
Comment échapper au crash sanitaire et social, Paris, 2014, p.
146.
3
4
Mathieu Pigasse, op. cit. p. 174.
Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 153.
Cahier économique 119
permettant de prendre en charge les conséquences de
la perte d’autonomie chez les plus âgées ». Au
Luxembourg s’est chose faite avec l’introduction de
l’assurance dépendance. Pour assurer son financement
la contribution dépendance peut être augmentée. Elle
5
passe de 1% sur divers revenus à 1,4% à partir de
6
2007 . A l’autre bout de la pyramide des âges, il n’y a
pas de gratuité, au contraire, la charge des parents est
aggravée (cf. « chèque-service accueil »).
Au Luxembourg, il n’y a pas (encore) de « parti des
seniors ». D’ailleurs, les partis à but déterminé ont peu
d’avenir : par exemple parti représentant les enrôlés
7
de force. Le Conseil économique et social, un
organisme consultatif, rapproche les deux ailes de la
population active : salariat et patronat. Serait-il
possible de créer un organisme représentant la
population par la structure par âge ? Difficile à
imaginer.
Notons la boutade d’Olivier Pastré et Jean-Marc
8
Sylvestre : « Cessons donc de penser en priorité aux
relativement riches sexagénaires dépressifs pour nous
intéresser un peu plus aux trentenaires fauchés
comme les blés mais porteurs de plein de rêves ».
***
Terminons par quelques remarques.
x
La longévité a une influence sur le mariage.
9
D’abord, considérons l’espérance de vie . Un homme
qui se marie à 30 ans a une espérance de vie de 35
ans en 1910. Cent ans plus tard cette espérance de vie
à 30 ans a grimpé à 48,5 ans.
e
Ensuite, vers le début du 20 siècle la dissolution du
10
mariage se fait par la mortalité . Ainsi, en 1901/02 les
5
Revenus professionnels, revenus de remplacement, revenus sur le
patrimoine.
6
Loi du 22 décembre 2006 promouvant le maintien dans l’emploi
et définissant des mesures spéciales en matière de sécurité sociale
et de politique de l’environnement, Mémorial 2006, p. 4721, art.
33, 2°.
7
Gérard Trausch, Le Conseil économique et social et la société
luxembourgeoise, Luxembourg, 2006, 153 pages.
8
O. Pastré (université Paris VII) et J.-M. Sylvestre (journaliste et
éditorialiste), Tout va bien (ou presque) – La preuve en 18 leçons,
Paris, 2013, p. 187.
9
Selon les tables de mortalité du cahier économique n°88.
10
Publications de la Commission permanente de statistique,
Mouvement de la population dans le Grand-Duché de Luxembourg
pendant les années 1891 à 1902, Luxembourg, 1904, fascicule 6,
p. 111.
35
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Ͳ
mariages d’une durée de 20 à 45 ans dissous par la
mort d’un partenaire, représentent 55% de l’ensemble
des cas de dissolution du mariage.
1
Les services de statistique de l’époque fournissent une
indication inédite : « on compte 4,74 nouveaux
mariages sur 100 mariages existants, alors que, sur le
même nombre d’existants, il y en a 3,10 de dissous par
la mort ». Voilà qui met en évidence le poids de la
mort dans la séparation des mariages.
En 2010 le nombre des mariages est de 1 749 unités,
face à 1 083 divorces. Toutes les séparations ne sont
2
pas retenues, car la cohabitation et le partenariat
n’apparaissent pas dans les statistiques, donc pas non
plus leur dissolution. L’allongement de la durée de vie
a un impact sur les structures sociales, le point
suivant confirme cette situation.
x
La transmission du patrimoine d’une
génération à la suivante est bouleversée par la
longévité. Admettons deux générations : un homme de
30 ans et son père de 60 ans en 1901 (s’il a survécu
jusque-là).
3
4
Selon la table de mortalité de 1901 la proportion des
hommes de 30 ans dont le père est décédé à 60 ans
est de 0,4. Donc à cette époque 4 hommes sur 10 en
moyenne héritent à 30 ans de leur père. Selon la table
de mortalité de 1995 c’est un homme sur 10 qui
hérite à 30 ans de son père.
x
Reprenons le tableau 1.4 (espérance de vie à
60 ans). En cent ans – de 1910 à 2010 – l’espérance
de vie à 60 ans passe de 13,6 ans à 21,3 ans
(augmentation de 7,7 ans) pour le sexe masculin et de
14,4 ans à 25,2 ans (augmentation de 10,8 ans) pour
le sexe féminin. Deux facettes se présentent. Cette
augmentation de l’espérance de vie à 60 ans est une
bonne chose : une vie après le travail. Toutefois, cette
longévité croissante au-delà de 60 ans doit être
financée. Pour cela ne faut-il pas lier l’âge de départ à
la retraite aux gains d’espérance de vie à 60 ans ? En
règle générale deux solutions s’offrent.
Ͳ
1
Loi du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains
partenariats, Mémorial 2004, p. 2020-2038.
3
Albert Jacquard, 1993, op. cit. p. 43.
4
Tables de mortalité du cahier économique n° 88.
36
x
Le psychogériatre Olivier de Ladoucette relève
les bienfaits du travail, aux âges élevés, sur la santé
des personnes âgées : « travailler plus pour vieillir
moins ». Selon cet auteur le risque de survenue de la
maladie d’Alzheimer diminuerait.
5
x
Revenons à la structure par âge de la
population (cf. tableau 1.3), car le vieillissement de la
population est en fait une modification de cette
structure. En une cinquantaine d’années la part de la
population de 65 ans et plus passe de 10,8% en 1960
à 14,0 % en 2011. En valeur absolue cette population
a plus que doublé : passage de 33 958 personnes à
71 742. Le lecteur conçoit aisément qu’une telle
évolution, surtout si elle continue, peut avoir un
impact sur le financement des retraites.
x
Le coefficient de charge (nombre moyen de
pensions par 100 assurés cotisants) baisse de 1997
jusqu’à 2008 : de 48,4 à 38,6, puis il y a hausse : de
39,3 en 2009 à 40,1 en 2011. La situation « reflète
toujours la bonne santé financière (niveau relatif de la
réserve) actuelle du régime général ».
6
Le nombre de cotisants est lié à l’évolution
économique. Or, celle-ci est négative ou stagnante
depuis quelques années. Le nombre des plus de 75 ans
explose, le chômage s’étend. Une réforme du régime
de retraite devient inéluctable dans le sens qu’il faut
le préserver et non l’abîmer. Il importe de procéder à
une réforme avant que la situation devienne
catastrophique comme en France. Ce qu’il faut
absolument éviter, c’est financer notre protection
sociale par l’endettement, car c’est risquer de la
mettre à la merci des marchés financiers.
x
Observons maintenant les taux d’activité. Ceuxci ont augmenté entre 1981 et 2001 (cf.
tableau 1.6).
Une solution monétaire : augmentation
des contributions obligatoires à l’assurance
pension.
Ibid. p. 107.
2
Une solution non monétaire : une hausse
de l’âge d’entrée en retraite et/ou une
hausse des années de contributions.
5
Olivier de Ladoucette (université Paris-V), Travailler plus pour
vieillir moins, in : Le Figaro du 19.09.2013.
6
Ministère de la sécurité sociale – IGSS, Rapport général sur la
sécurité sociale 2011, Luxembourg, 2012, p. 202 ; y comprise la
citation.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
personnelle, les origines et le caractère ». « Le plus
urgent consiste à augmenter le taux d’emploi des
7
seniors ».
Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et
1981
2001
1991
1981
189 700
164 700
151 700
282 100
263 200
247 600
67,3%
62,6%
61,3%
Population active de 15 à 64 ans
ayant un emploi (D)
183 800
161 400
148 600
Taux d’emploi (E = D/B)
Population au chômage (F)
Population active totale (G)
Taux de chômage (H = E/G)
65,2%
5 800
191 200
3,1%
61,3%
3 300
165 300
2,0%
60,0%
3 100
153 800
2,0%
Population active de 15 à 64 ans
(A)
Population totale de 15 à 64 ans
(B)
Taux d’activité (C = A/B)
1
Les indications du tableau sont plutôt au beau fixe,
sauf le chômage (déjà). Un paradoxe peut être
observé : taux d’activités/d’emploi et taux de chômage
augmentent en même temps.
2
Au cours de la période 2001 à 2011 le paradoxe a
disparu : la part des hommes en activité
professionnelle baisse de 52,2% à 48,3% (baisse de
7,5%). Par contre, la part des femmes en activité
professionnelle est en hausse : de 35,7% à 38,2%
3
(hausse de 7,1%). Le chômage s’étend . En 2001 il est
de 2,4% et de 3,5% au sens large (sont comprises
dans ce taux « les personnes occupées dans des mises
au travail ou dans des mesures de formation »). En
4
2010 le chômage est de 4,4% (5,2% l’année
précédente), mais le chômage élargi est de 9,1% (face
à une moyenne européenne de 13,6%).
x
Des personnes (très) âgées ont toujours vécu,
ce qui fait problème c’est leur nombre. « Il suffit de
préciser que d’ici 2040, la proportion des plus de 75
ans va tripler. Celle des plus de 85 ans va
5
6
quadrupler ». Toujours selon le même auteur : « les
seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir
avec leurs ainés. Non seulement on vit plus longtemps
qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup moins vite.
Les seniors ne sont ni moins modernes ni moins
ouverts que les jeunes. Ce n’est pas l’âge qui
détermine notre rapport au monde, mais l’histoire
x
8
Ecoutons la conclusion d’un magistrat
français : « Le système de retraite reste un sujet de
débat conflictuel en France. Nous ne sommes pourtant
pas au bout des réformes, ce qui annonce d’autres
tensions, d’autres conflits dans l’avenir ». Réformer le
régime des retraites, ce n’est pas le démanteler, mais
assurer sa pérennité et garantir son financement.
1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes
1.3.2.1 L’emploi
1.3.2.1.1 Notion d’emploi
Le point de départ est l’emploi intérieur (selon le
système européen des comptes de 1995 – SEC 95). Il
comprend les personnes travaillant au Luxembourg
quelque soit leur lieu de résidence (au Luxembourg ou
non). Les frontaliers résidant à l’étranger, mais
travaillant au Grand-Duché en font partie ; on parle
de frontaliers entrants. Deux groupes de personnes
n’en font pas partie : les personnes résidant sur le
territoire luxembourgeois et travaillant à l’étranger
(frontaliers sortants), les agents des institutions
internationales. Dans le cas de ces institutions
internationales le territoire géographique n’est pas
considéré, mais le territoire économique : les agents
internationaux travaillant au Luxembourg sont
assimilés à des frontaliers sortants. On peut écrire :
Emploi national = emploi intérieur – (frontaliers
entrants – frontaliers sortants).
Selon la différence frontaliers entrants – frontaliers
sortants = frontaliers nets on a encore :
Emploi national = emploi intérieur – frontaliers nets
Appliquons cette relation à l’année 2011 (en milliers) :
1
La société luxembourgeoise à travers le recensement de 2001,
Fiches thématiques, Luxembourg (STATEC), 2003, p. 57. Travail
coordonné par Fernand Fehlen.
2
Recensement de la population 2011, Premiers résultats, n° 7, déc.
2012. Rédaction de A. Heinz, F. Peltier et G. Thill.
3
Note de conjoncture 2 – 2002, p. 30, y comprise la citation.
4
Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 112, p.
49, p. 57.
5
Serge Guérin, L’invention des seniors, Paris, 2007 (2002), p .19.
6
Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, op. cit. p. 196.
Cahier économique 119
368,4 – (155,2 – 11,4) = 224,6
L’emploi intérieur se compose à 94,2% de salariés.
Notons encore la définition de l’emploi selon le
7
Mathilde Lemoine, La croissance face au vieillissement, in :
Problèmes économiques n°3065, avril 2013, p. 60.
8
Bertrand Fragonard, Vive la protection sociale, Paris, 2012, p.
233.
37
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Bureau international du travail : « une personne est en
emploi si, au cours d’une semaine de référence, elle a
effectué un travail rémunéré pendant au moins une
heure ».
augmentation depuis 2003. Seuls six pays de l’UE-27
ont un taux inférieur à celui du Luxembourg. Il s’agit
d’un problème structurel qui frappe de nombreux pays
européens.
Retenons d’emblée une précision sur le chômage de la
1
part de Serge Allegrezza , directeur du STATEC : « Le
chômage est souvent considéré comme un stock,
comme un groupe permanent de personnes
stigmatisées par leur inactivité. Or cette manière de
voir est trompeuse : le chômage est un solde d’un flux
d’entrée et de sortie de demandeurs d’emploi, c’est un
changement d’état. Il en va aussi de la fluidité du
marché du travail. C’est la durée et la vitesse, avec
laquelle un individu retrouve un emploi, qui sont
décisives plutôt que le taux de chômage à un moment
donné, quelle que soit la définition retenue. La
transition entre les états – l’emploi, le chômage et
l’inactivité – est le critère décisif qui devrait
interpeller les décideurs politiques ».
« La part du temps partiel est désormais plus élevée
parmi les autochtones que parmi les étrangers au
Luxembourg ». … « La famille, principale raison
invoquée pour le travail à temps partiel au
Luxembourg ». Notons que « le travail à temps partiel
involontaire semble peu répandu au Grand-Duché ».
Les contrats à durée déterminée (travail temporaire)
restent peu étendus au Luxembourg, bien qu’une
tendance à augmenter soit apparue.
1.3.2.1.2 Emploi et jeunes
Déterminons brièvement la situation du marché du
2
travail. Selon le STATEC « la croissance de l’emploi
intérieur au Luxembourg reste positive et supérieure à
celle de l’UE en moyenne ». Et encore : « La croissance
de l’emploi frontalier au Luxembourg recule très
fortement suite à la récente crise économique ».
Toujours selon le STATEC : « près du quart de
l’augmentation de l’emploi dans la Grande-Région est
imputable au Grand-Duché, alors que sa part dans
l’emploi total dans la Grande-Région n’était que de
5,1% en 1995 ». Enfin, « en tendance, le taux d’emploi
est en augmentation ce qui est dû largement à
l’augmentation du taux d’emploi féminin ».
Considérons l’emploi selon les classes d’âge. Le STATEC
« constate que l’augmentation du taux d’emploi
concerne toutes les classes d’âge, mis à part les jeunes
de 20 à 24 ans (taux d’emploi en baisse) et de 25-29
ans (taux d’emploi stable). Dans la classe d’âge des 20
à 24 ans le taux passe de 46,6% en 2003 à 35,1% en
2011, ce qui est dû largement au fait que la
proportion des jeunes en éducation ou en formation a
augmenté ».
Le taux d’emploi des 55 à 64 ans, élevé dans les pays
nordiques, est faible au Luxembourg, malgré une
1
Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116,
Luxembourg (STATEC), 2013, p. 6.
2
Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114,
Luxembourg (STATEC), 2012, p. 22-45.
38
Enfin, les taux d’emploi sont relativement faibles au
début et vers la fin de la vie active.
1.3.2.2 Le chômage
1.3.2.2.1 Notion de chômage
Le chômage exprime le déséquilibre entre le nombre
de personnes qui aspirent à travailler (offre de travail)
et le nombre de postes qui leur sont offerts (demande
3
de travail). Selon le STATEC « le taux de chômage est
défini comme étant le rapport entre le nombre de
chômeurs et la population active. La population active
se définit comme l’ensemble des personnes en âge de
travailler qui sont disponibles sur le marché du
travail, qu’elles aient un emploi ou qu’elles soient au
chômage ».
« La définition du concept chômage est intimement
liée aux sources utilisées pour le mesurer » : deux
concepts du chômage entrent en jeu. Selon le premier
concept le chômage est mesuré d’après les enquêtes
sur les forces du travail (EFT). Dans ce cas le « nombre
de chômeurs correspond au nombre de personnes qui
ont répondu d’une certaine manière à un
questionnaire ». Précisons que cette mesure du
chômage est conforme à la définition recommandée
par le Bureau international du travail (BIT). Pour être
classé chômeur, il faut être sans emploi, disponible
pour prendre un emploi et être activement à la
recherche d’un travail.
Selon le second concept sont chômeurs ceux qui sont
inscrits auprès de l’Administration de l’emploi (ADEM).
Celle-ci s’appuie sur la notion de demandeur d’emploi
résident. Dans ce cas-ci il s’agit de toute personne
3
Cahier économique n° 114, op.cit. p. 53 et p. 54, pour les
quelques citations.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
« sans emploi, résidante sur le territoire national,
disponible pour le marché du travail, à la recherche
d’un emploi approprié, non-affectée à une mesure
pour l’emploi, indemnisée ou non indemnisée, ayant
respecté les obligations de suivi de l’ADEM ».
1
Le tableau 1.7 indique quelques taux de chômage
selon les deux concepts.
Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon
l’ADEM
Chômage en % selon
Année
2009
2010
2011
2012
BIT
5,2
4,4
4,9
5,1
ADEM
5,4
5,8
5,7
6,1
Comment expliquer les deux (légères) baisses du taux
de chômage, l’une de 2009 à 2010, pour le taux BIT,
l’autre de 2010 à 2011, pour le taux ADEM ? En règle
générale toute augmentation substantielle du taux
d’emploi fait baisser le taux de chômage. Tel n’est
guère le cas ici : Ainsi, le taux d’emploi entre 2009 et
2010 passe de 70,4% en 2009 à 70,6% en 2010, mais
baisse à 70,1% l’année suivante. Cette progression
semble trop faible pour influencer le taux de chômage.
Une explication moins encourageante est probable ;
des gens, découragés dans leur recherche de travail, se
sont retirés et reviennent gonfler le taux d’inactivité.
Ci-après nous utilisons le taux de chômage selon le
BIT, car il assure seul la comparabilité dans l’Union
européenne.
1.3.2.2.2 Chômage et jeunes
2
En 2012 le taux de chômage officiel est de 6,1%
selon l’ADEM ; il est de 5,1% selon l’EFT. La différence
entre les deux est liée aux sources des deux calculs.
« Ainsi, toutes les personnes inscrites à l’ADEM ne
correspondent pas aux critères internationaux du BIT
mais à l’inverse, toutes les personnes correspondant
aux critères internationaux du BIT ne sont pas
inscrites à l’ADEM ». Et encore, « seulement 64,9% des
personnes sans emploi déclarant être inscrites à
l’ADEM correspondent simultanément à tous les
critères du BIT et sont donc comptées comme
chômeurs dans les statistiques internationales. De ce
fait, il n’est guère surprenant que le taux de chômage
officiel (celui de l’ADEM) soit supérieur au taux de
chômage Eurostat (BIT ou EFT), qui exclut les
chômeurs découragés (non activement à la recherche)
et/ou non disponibles ».
Quel est le chômage en fonction de l’âge ? En 2010 le
taux de chômage en général est de 4,4% et le
Luxembourg se place en première position en Europe
(UE-27), où la moyenne est de 9,7%. La position du
Luxembourg est beaucoup moins favorable quant au
taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans : notre
e
pays occupe la 7 place avec un taux de 16,8%, face à
21,3% en moyenne dans l’UE-27. Par contre, le taux
de chômage des 25 à 64 ans est relativement modéré :
3,8% (toujours en 2010).
Le chômage touche différemment les résidents selon
la nationalité : le taux des travailleurs nés au
Luxembourg reste limité (3,4%), mais il passe à 5,2%
pour les ressortissants de l’UE-27. Le taux des
ressortissants hors UE-27 monte à 12,1%. Le taux de
chômage de longue durée, encore modeste au début
des années 2000 (autour de 0,5%), a grimpé à 2,5%
en 2010. Il n’est pas étonnant que les dépenses en
faveur de la politique d’emploi augmentent
constamment : 353 millions d’euros en 2008, 491
millions en 2009 et 514 millions en 2010.
Une conclusion d’étape s’impose. La situation du pays
est telle que deux séries de taux doivent être dressées.
Plutôt favorable dans l’UE-27 notre position ne cesse
de se dégrader et ceci à une vitesse effrayante. Les
jeunes sont particulièrement touchés par le chômage.
Le coût de la lutte contre le chômage va croissant.
3
Selon des indications statistiques récentes, sur
l’évolution du chômage des jeunes, la situation n’est
pas aussi dramatique, car un biais statistique a joué.
« … le simple fait de la diminution de la part de la
population active dans le total de la classe d’âge a
conduit à une augmentation spectaculaire du taux de
chômage, alors que la part des chômeurs dans la
population des jeunes n’a en réalité que peu évolué :
4,1% en 1983 ; 5,1% en 2012. Ce phénomène ne se
retrouve pas pour les classes d’âge plus élevées et est
propre au chômage des jeunes.
1
Ibid. p. 53-54 ; Note de conjoncture 1-2013, p. 75.
Les données proviennent de : cahier économique n° 114, p. 5366 et cahier économique n° 112, p. 47-51 ; Note de conjoncture
1-2013, p.75 et suivantes. EFT signifie enquête sur les forces du
travail.
2
Cahier économique 119
3
Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116,
op. cit. p. 191.
39
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
En d’autres mots : La principale raison de l’explosion
du taux de chômage des jeunes est l’augmentation
des jeunes faisant des études, alors que
l’augmentation du nombre de jeunes au chômage y
est pour beaucoup moins ».
1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au
Luxembourg
Depuis le tout début de son industrialisation le
Luxembourg a été confronté à quatre crises
économiques majeures, de portée et aux conséquences
différentes, notamment en matière de chômage :
1873/78, la grande crise de 1929, le déclin de la
sidérurgie (1974/75-1985), la crise économique qui a
commencé en 2007 et qui semble interminable.
La crise de 1873-1879
Cette crise prend son départ dans les deux grands
pays – les Etats-Unis et l’Allemagne impériale –
fraîchement entrés dans le processus industriel.
Rappelons qu’elle est une crise de surproduction,
accompagnée d’aspects financiers non négligeables
(par exemple baisse boursière). La crise est favorisée
en Allemagne par cinq milliards de francs de
réparations payés par la France (cf. guerre francoprussienne de 1870). Cette grande dépression
1
s’exprime surtout par une « grande déflation » ; elle
n’a pas le caractère d’un recul de long terme de la
production. Retenons que cette crise marque une
2
rupture internationale que Jean-Pierre Rioux a bien
formulée. « La révolution industrielle a triomphé.
Centrée sur la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la
France et l’Allemagne, elle leur permet de dominer le
monde. Le grand problème de l’avenir n’est plus
produire, mais vendre et se partager les marchés :
l’âge libéral cède la place. Désormais, après 1873,
aucune révolution industrielle nationale ne se fera
sans que les quatre puissances n’interviennent –
favorablement ou non, peu importe – dans son
démarrage et sa croissance. Les processus
d’industrialisation naturels ne jouent plus aussi
librement qu’avant, car les économies dominantes
e
veillent. Les déséquilibres économiques de notre XX
siècle naissent sur ce moment de 1873 ». Dans ce
contexte la puissance industrielle qui intervient quant
à l’industrialisation au Luxembourg, c’est l’Allemagne
du Zollverein. Cette intervention est évidemment
1
Hans-Ulich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, dritter
Band – Von der Deutschen Doppelrevolution bis zum Beginn des
Ersten Weltkrieges 1849-1914, Munich, 2e éd. 2006 (1995), p. 105.
2
Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle 1780-1880, Paris,
1989, p. 148-149.
40
favorable, mais n’est nullement exempte de
contraintes (par exemple dépendance vis-à-vis de
cette union : Zulieferland).
Quel est l’impact de la crise sur le Luxembourg ? Deux
aspects interviennent.
D’abord, l’aspect surproduction : « so trug die Krisis
doch vor allem den typischen Charakter der
3
Überproduktion ». Une baisse de la production est
4
nécessaire. Aussi de 1873 à 1877 la production de
fonte baisse de 256 449 tonnes à 215 388 tonnes. S’y
ajoute un recul des prix.
Ensuite, apparaît un effet ravageur pour le
Luxembourg : le basculement de l’Allemagne vers le
libre-échange. La concurrence anglaise est
désastreuse. Ceci est d’autant plus grave que le
Zollverein est entouré de barrières douanières. Le
résultat final est brutal : 30 % à 40% des ouvriers de
la sidérurgie sont flanqués dans le chômage, sans
parler des baisses de salaire.
La crise de 1929
Cette crise frappe le Luxembourg comme les pays
5
voisins, mais entre 1931 et 1935. Le tableau 1.8
indique les indemnités de chômage, leur poids par
rapport aux recettes totales de l’Etat et le nombre des
chômeurs (d’abord le minimum de chômeurs, puis le
maximum au cours de l’année).
Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935
Année
1930
1931
1932
1933
1934
1935
Recettes
totales de
Indemnité de l’Etat X1000
(2)
chômage (1)
17 546
1 154 167
4 212 446
3 719 526
2 016 571
944 619
402 191
504 991
340 014
368 466
294 480
260 702
(1)/(2) X 1000
Nombre de
chômeurs
0,04
0,23
1,24
1,01
0,68
0,36
1 – 76
84 – 1080
761 – 1727
455 – 2159
215 – 1202
46 – 708
A première vue l’impact de la crise tant sur le
chômage que sur les finances de l’Etat semble limité.
3
M. Ungeheuer, Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen
Eisenindustrie im XXten Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227.
4
Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990,
p. 216.
5
Statistiques économiques luxembourgeoises – Résumé
rétrospectif, Luxembourg, 1949, p. 242 et cahier économique n°
108, p. 36.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
En fait, le Luxembourg a dévié les conséquences sur la
population étrangère.
Le chômage a évidemment frappé en priorité notre
sidérurgie : la production de fonte a baissé de 8,8%,
celle d’acier de 9,7%. A titre d’information retenons
que la baisse de la production d’acier a été de 39,4%
de 1974 à 1975. Considérons le recul du nombre
1
d’ouvriers dans la sidérurgie (avec minières) : le
nombre d’ouvriers étrangers baisse de 54,1%, face à
une diminution de 9,2% du nombre des ouvriers
luxembourgeois, entre 1931 et 1935.
Le Luxembourg a atténué les effets de la crise de 1929
par le renvoi d’ouvriers étrangers dans leur pays
d’origine ; il s’agit surtout d’Italiens et d’Allemands.
Deux facettes de la crise ont dominé. D’abord, cette
crise est très grave sinon transnationale, car elle
marque le déclin de notre sidérurgie, qui depuis
l’industrialisation a fait le Luxembourg moderne.
Enfin, les Gouvernements de l’époque ont
remarquablement géré la crise, surtout si l’on tient
compte de son caractère exceptionnel.
5
Selon Ph. Chalmin l‘année 1974 marque la fin des
Trente glorieuses (ou fin de l’ère fordiste). Ce qui sauve
le Luxembourg c’est la coïncidence de la quasi
disparition de la sidérurgie et de l’émergence d’une
place financière. Ainsi s’explique que tout au long des
années 1970 le PIB ne baisse qu’une seule fois (de
1974 à 1975 : -4,3%). En fait l’expansion liée à la
financiarisation de l’économie luxembourgeoise
prolonge l’ère fordiste (voir plus loin sub 2.3.2.).
La crise de 1974/75 à 1985
La crise de 2007
Cette crise économique est l’expression du recul
(irréversible) de la sidérurgie. Parler de l’industrie au
Luxembourg, c’est viser la sidérurgie, c’est dire son
importance dans l’économie du pays. Notons une
2
unique indication statistique du recul de la sidérurgie
luxembourgeoise : la part de la sidérurgie (minerais et
métaux) dans la valeur ajoutée totale baisse de
er
62,30% en 1970 à 32,17% en 1997. Entre le 1
3
janvier 1975 et le 31 décembre 1986 l’effectif de la
sidérurgie au Luxembourg baisse de 86,4%. Cette
transformation s’est déroulée sans trop de casse
sociale : pas de chômage massif ni renvois secs de
4
salariés. Retenons trois mesures-phare sociales à
l’époque : des travaux extraordinaires d’intérêt général
créés en 1975 ; la division anti-crise (DAC) est
constituée en 1977, par exemple 3 619 travailleurs
sont inscrits à la DAC en 1981, 2 529 en 1983 ; la
préretraite est instaurée fin 1977, ainsi entre 1979 et
1984 environ 500 à un peu plus de 600 départs
annuels à la préretraite ont eu lieu.
6
La crise de 2008 a débuté aux Etats-Unis en 2007 par
les fameuses subprimes ; elle s’est transformée en
crise financière générale, puis en crise économique
mondiale. Le sujet sera repris ultérieurement.
Retenons ici l’aspect chômage, la pire calamité sociale
que le Luxembourg a connue.
Nous avons relevé quelques taux de chômage au
Luxembourg. Considérons maintenant le taux de
chômage élargi [1], basé sur la notion de force de
7
travail potentielle ; si en plus le sous-emploi
intervient, on parle de taux de chômage élargi [2]. En
2011 le taux de chômage [1] est de 10,0% et le taux
de chômage élargi [2] est de 11,5%. Comparons
8
brièvement aux pays voisins , en 2011.
Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays (%)
Pays
BIT
Élargi [1]
Élargi [2]
Allemagne
Belgique
France
Luxembourg
UE-27
5,9
7,2
9,3
5,1
9,6
8,5
10,4
11,7
10,0
13,7
13,0
11,2
15,6
11,5
17,0
1
Statistiques historiques, op. cit. p. 236.
Arnaud Bourgain, Paolo Guarda et Patrice Pieretti, Dynamique de
la croissance et spécialisation – Analyse en panel des branches
industrielles, in : Cahiers Economiques de Bruxelles, n° 167, 3e
trimestre 2000, p. 293.
2
3
L’économie industrielle au Luxembourg, 1966-1983, cahier
économique n° 73, Luxembourg (STATEC), 1987, p. 190.
4
Pour une information rapide, voir cahier économique n° 113, p.
157.
Cahier économique 119
5
Philippe Chalmin, Crises 1929, 1974, 2008 – Histoire et
espérances, Paris, 2013, p. 25 et suivantes.
6
La crise de 2008 est plutôt appelée crise de 2007, année qui a
marqué son point de départ, à l’image de la crise de 1929, qui n’a
atteint le Luxembourg que dans les années 1930.
7
Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114,
op. cit. p. 59-62.
8
Ibid. p. 63.
41
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Résumons quelques conséquences générales du
chômage au Luxembourg.
x
Le taux de chômage élargi [2] fait doubler le
chômage BIT. La position du Luxembourg en est
sérieusement dégradée, au moins par rapport aux pays
voisins.
x
Le niveau du chômage est croissant, même
chose pour les dépenses y relatives. Ainsi, les seules
1
dépenses en faveur des politiques de l’emploi ont
augmenté de 352 millions d’euros à 514 millions entre
2007 et 2010.
emplois, alors qu’avec la Lorraine l’emploi de la
Grande Région n’augmente que très peu, avec un plus
de 5 000 emplois ». Cette évolution est liée aux
années 2001 à 2010.
x
Le Luxembourg est une exception dans la
Grande Région : l’emploi au Grand-Duché augmente
de 36,4% entre 2000 et 2010, face à 7,3% dans la
Grande Région.
x
La part de l’emploi frontalier passe de 26% en
1995 à 42% en 2008, puis se stabilise à ce niveau.
1.3.3 Garder la protection sociale
x
L’ampleur du chômage et la crise économique
persistante mettent en danger, à la longue, la
générosité de notre protection sociale. Retenons
toutefois que l’ensemble des recettes fiscales et des
cotisations sociales ont augmenté de 16,5%.
La protection sociale repose – en approche résumée –
sur trois piliers.
x Le pilier scolaire : libre accès à l’école (du
fondamental à l’université) et à la formation
continue.
x Le pilier santé : un système de santé
publique au bénéfice de la population.
x Le pilier mécanismes de redistribution :
destiné à réduire les inégalités sociales.
x
Des quatre crises économiques – et partant du
chômage – la dernière est la plus grave : une fin n’est
pas encore en vue.
x
La technologie creuse l’écart entre salariés
qualifiés et salariés non qualifiés ; ceux-ci sont
davantage exposés au chômage.
***
A titre d’information retenons quelques indications
2
statistiques récentes.
x
L’augmentation de la population est liée pour
les ¾ à l’immigration.
x
« L’indicateur conjoncturel de fécondité du
Luxembourg se situe dans la première moitié du
peloton européen … mais assez loin de la tête ».
x
De la seconde moitié des années 1960 jusque
vers le début des années 1970 les décès l’emportent
sur les naissances. Mais dès la fin des années 1970 il y
a renversement de tendance : le taux de variation
naturelle de la population augmente jusqu’au milieu
des années 1990, puis se stabilise.
x
« Avec la crise, l’emploi recule en Lorraine ;
sans la Lorraine la Grande Région aurait gagné 25 000
1
Le résultat se déroule sur deux niveaux. Le niveau
individuel et/ou familial : une certaine assurance
contre les aléas de la vie, une meilleure intégration
dans la société. Au niveau de la collectivité les trois
piliers, par le canal d’une meilleure cohésion sociale,
ont favorisé le processus de croissance.
3
Selon le STATEC « les transferts sociaux représentent
en moyenne 25% du revenu brut des ménages ». La
composition majeure de ces transferts est la suivante :
pensions vieillesse pour 17% (du revenu brut) et 3%
pour les prestations familiales. « Le poids des
transferts sociaux dans le revenu brut des ménages
passe de 56% chez les 10% des ménages les moins
aisés à 10% chez les 10% des ménages les plus
aisés ». Toujours selon le STATEC « le système
luxembourgeois de prestations sociales est bien
redistributif : en gros, les 30% des ménages les plus
aisés payent pour les autres ».
Notre protection sociale est menacée (le Luxembourg
4
n’est pas seul dans ce cas) par trois facteurs : la crise
économique et le chômage, la montée probable des
prélèvements obligatoires, la mondialisation.
Cahier économique n° 114, p. 66.
2
Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116,
Luxembourg (STATEC), 2013, 314 pages.
42
3
4
Ibid. p. 251.
Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 16 et suivantes.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
er
1 facteur perturbateur : la crise économique et le
chômage
Notre protection sociale, comme dans les pays voisins,
est un système d’assurance sociale des salariés et de
leur famille. Son financement est étroitement lié aux
cotisations prélevées sur le travail. Le régime
fonctionne à la condition que chacun ait un emploi.
C’était le cas tout au long des Trente glorieuses :
production croissante, recettes fiscales et cotisations
sociales généreuses, absence de chômage.
Ce qui met en péril la sécurité sociale c’est la crise
économique avec son cortège de chômage, c’est bien
connu. Nous sommes en présence de la plus grave
crise depuis 1929. La durée de la crise génère deux
effets.
•
Le recul de l’activité économique et bancaire
1
pèse sur les cotisations de la sécurité sociale : entre
1996 et 2010 la croissance annuelle de l’emploi
domestique s’élève à 3,4% en moyenne ; en 2009
celle-ci tombe à 0,9%. De 2010 à 2011 le nombre
moyen d’assurés augmente de 2,9%, face à une
hausse de 3,4% du nombre de pensions. « A partir de
2009, la crise économique et la situation tendue sur le
marché de l’emploi provoquent à nouveau un
ralentissement spectaculaire des rentrées en
cotisations et menacent sérieusement l’équilibre
financier de la CNS » (Caisse Nationale de Santé). Le
2
fonds pour l’emploi (destiné, entre autres, aux
indemnités de chômage) augmente de 65% de 2010 à
2011. Entre 2000 et 2010 le nombre de la population
bénéficiaire de l’assurance dépendance a doublé et les
dépenses pour cette assurance ont été multipliées par
3,7. La situation financière de la sécurité sociale est
loin d’être catastrophique. La durée persistante de la
crise peut toutefois changer la donne ; le
renversement peut même intervenir brutalement.
•
Une conséquence de la dégradation sévère de
l’activité économique est un ensemble de
modifications liées à la société salariale. Rappelons
que celle-ci est un produit de l’industrialisation, à son
point culminant au cours de l’ère du fordisme. Une
nouvelle évolution affaiblit la société des salariés :
précarisation des statuts professionnels ; contrat à
durée déterminée ; travail à temps partiel, des
contrats commerciaux cachant une fausse
indépendance ; etc.
1
Selon le Rapport général sur la sécurité sociale, 2012, op. cit. p.
16, p. 42, p. 187, p. 135, p. 147, p. 170 ; y comprise la citation.
2
Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 146.
Cahier économique 119
Les contrats de travail à temps indéterminé restent
toujours la règle générale, mais les autres modèles
existent bel et bien et gagnent du terrain si
l’environnement économique reste morose, voire en
régression.
Le régime social est lié au travail, nous l’avons
relevé : société salariale et protection sociale sont
indissociables. Le grignotage permanent du travail met
en cause cette société salariale et partant sa
protection sociale.
e
2 facteur perturbateur : la montée du coût de la
protection sociale
3
La part des recettes et des dépenses de la protection
sociale par rapport au PIB reste stable : en 2010 les
recettes font 23,7%, en 2011 elles font 23,3% ; les
dépenses s’élèvent à 21,8% en 2010 et en 2011. La
participation de l’Etat au financement de la protection
sociale (en %tage du budget) reste à un niveau élevé :
2007, 55% ; 2008, 59% ; 2009, 57% ; 2010, 55% ;
2011, 56%.
e
3 facteur perturbateur : la mondialisation
Qui dit mondialisation dit concurrence et ceci entre
entreprises et entre pays. Le Luxembourg est un pays
(très) ouvert sur l’extérieur, ce qui produit deux effets.
•
Cette ouverture tous azimuts réduit
sensiblement sinon annule carrément l’effet
d’incitation à la demande domestique. Une incitation
(keynésienne) à consommer des produits du pays, peut
au contraire favoriser (cf. concurrence) l’importation
de marchandises.
•
La sécurité sociale, d’un coût élevé, est en
grande partie fondée sur le travail (mais pas
seulement, par exemple assurance dépendance). Les
produits importés au Luxembourg supportent
évidemment la TVA, mais ne contribuent pas à
financer la protection sociale, car ces produits sont
fabriqués en dehors du territoire luxembourgeois.
Cette situation peut être atténuée si une partie des
4
charges sociales est transférée vers la TVA . Par
exemple le Luxembourg augmente la TVA de deux
points de pourcentage : le produit de cette hausse est
destiné à financer la sécurité sociale. On parle, à tort
ou à raison, de TVA sociale. Mais l’augmentation de
3
Rapport général sur la sécurité sociale 2010, p. 26 et 2011, p. 26,
p. 38.
4
Cahier économique n° 108, p. 92.
43
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
TVA frappe de plein fouet les gens à petit revenu, les
chômeurs, les précarisés. Par contre, ceux-ci profitent
prioritairement de la sécurité sociale, dont ils sont les
« consommateurs » en règle générale les plus assidus.
Ainsi, le financement de la sécurité sociale pourrait
être renforcé.
1
Une variante , liée à la TVA est parfois évoquée : un
relèvement de la TVA et une baisse correspondante
des cotisations côté employeurs pour faire redémarrer
l’emploi. Malheureusement ce scénario est fragile,
dans le sens que la réponse de l’emploi peut être
faible, sinon nulle. En d’autres mots l’augmentation de
la TVA reste acquise, mais l’emploi n’augmente pas
nécessairement.
La TVA est considérée comme un impôt « antisocial »,
c’est bien connu. Les ménages modestes consacrent,
proportionnellement à leur revenu, davantage à la
consommation que les ménages aisés, dont l’épargne
2
est plus élevée. Le STATEC a calculé que « la TVA
représente en moyenne 5% du revenu brut des 10%
des ménages les moins aisés contre seulement 2% du
revenu des 10% des ménages les plus aisés ».
1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers
Ce qui a fait la force du Luxembourg industriel c’est
son esprit d’innovation, son goût du risque. Cette
société est ouverte à la nouveauté ; elle a triomphé de
l’ultra-conservatisme rural. Elle a permis l’instauration
d’une protection sociale qui est toujours la nôtre.
Il ne s’agit nullement de défaire la sécurité sociale,
mais de cibler davantage ceux qui en ont besoin, de
combattre pauvreté et précarité, d’écarter l’arrosoir
social. « Le niveau élevé de protection sociale (…)
traduit bien une préférence pour la sécurité ».
•
Un autre signe de la préférence pour la
sécurité est l’épargne : celle qui ne finance pas la
croissance est souvent préférée, car comportant moins
de risque. « L’encours d’actions détenues par les
ménages n’est ainsi que de 22% du PIB en Europe,
contre 55% aux Etats-Unis et 60% au Canada ».
•
Le principe de précaution est un obstacle à la
prise de risque économique. L’intensité atteinte par ce
principe est la plus dense en Europe. « Le principe de
précaution ne relève pas de l’action curative, il ne vise
pas à réparer les conséquences d’un dommage qui
s’est produit. Il ne relève pas non plus de l’action
préventive, il ne vise pas à limiter les conséquences
d’un dommage dont on sait qu’il peut se produire ou
qu’il va se produire. Pas du tout ! Il consiste à prendre
des mesures de précaution, c’est-à-dire interdire,
limiter, empêcher, même si le risque n’est pas avéré,
même si l’on n’est pas certain qu’il y ait même un
risque. C’est le symbole même de l’aversion pour le
risque. On n’est pas sûr que le risque existe, mais on
va quand même le prévenir … ».
Quatre critères généraux de risque illustrent la notion
de risque.
Le comble de l’interprétation stricte provient de la
Cour de justice des communautés européennes en
1990 : « Un Etat doit prendre les mesures de
précaution sans avoir à attendre que la réalité ou la
gravité du risque soit démontrée … ». Voilà qui signifie
qu’il n’est même pas nécessaire de démontrer la
réalité d’un risque pour s’en protéger. C’est-là
l’expression, surtout en Europe, d’une peur de l’avenir,
du progrès ; c’est la montée du pessimisme.
•
Notre niveau élevé de la protection sociale est
un signe global d’une certaine prédilection pour la
sécurité. La participation de l’Etat au fonctionnement
de la protection sociale, exprimé en pourcentage du
budget des dépenses, s’élève à 46,2% de 1990 à 1994
et à 56,5% de 2007 à 2011. Sur cette lancée cette
proportion atteindra les Ҁ vers la fin des années
2020. Quelle est la limite : 3/4, 4/5 ?
•
La peur du risque se manifeste encore par la
faible mobilité du marché du travail dans le sens que
le mouvement des salariés des secteurs en déclin vers
les secteurs plus productifs est assez lent. Les
syndicats préfèrent garder les salariés dans l’emploi
présent le plus longtemps possible, au lieu d’aider au
recyclage. Joue ici une certaine appréhension de la
nouveauté.
1.3.4.1 Notion de risque
3
***
1
Mireille Elbaum, Economie politique de la protection sociale,
Paris, 2008, p. 404 et suivantes.
2
Cahier économique n° 116, op. cit. p. 250.
3
Mathieu Pigasse, Révolutions, Paris, 2012, p. 181 et suivantes ;
avec les citations.
44
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Ecoutons une réponse possible au risque : « Les
sociétés occidentales ont besoin, face aux risques
collectifs, de bâtir un Etat-précaution, comme on dit
e
que s’était développé au XX siècle un Etatprovidence ».
foncière, face aux « salariés soumis au régime du
5
travail commandé ».
1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé
6
« Chacun s’accorde sur le fait que le nouveau repère
normatif qu’est le principe de précaution doit se
traduire par de nouvelles obligations pour les agents
qui créent des risques et pour ceux qui ont la
responsabilité de les contrôler et de les prévenir. Il est
cependant essentiel que ces obligations soient
définies et organisées ex ante dans le cadre d’un Etatprécaution et non inventées par le juge de façon
rétrospective au gré des contentieux … ».
1.3.4.2 Risque, rente et héritage
1.3.4.2.1 Première moitié du 19e siècle
A cette époque la bourgeoisie dominante forme en
fait une société de rente. Deux facteurs y ont
2
contribué. Le Code civil de 1804 a sacralisé la
propriété foncière et assure sa transmission par
3
héritage. Le Régime néerlandais , par sa régression
économique, a davantage valorisé cette propriété
foncière. Rappelons que la rente est un revenu qui
n’est pas le résultat d’un travail.
Jusqu’à l’industrialisation cette bourgeoisie, loin de la
grande bourgeoisie des pays voisins, ne peut guère
vivre de sa rente sans travailler. On ne peut donc pas
parler de rente « pure », dans le sens que les rentiers
vivent de leur seule rente. Les rentiers ne sont pas
rares au Grand-Duché. Ainsi, dans les Etats
4
provinciaux , entre 1815 et 1830, siègent 34% de
propriétaires et/ou rentiers. Si on y ajoute les
propriétaires-juges, on arrive à 44%. La Députation
des Etats (exécutif) comprend 72% de
propriétaires/rentiers.
La bourgeoisie, de sa position dominante, est dans une
situation générale de rente, liée à la propriété
1
O. Godard, Cl. Henry, P. Lagadec et E. Michel-Kerjan, Traité des
nouveaux risques – Précaution, crise, assurance, Paris, 2002, p. 79,
p. 179.
2
Cahier économique du STATEC n° 113, p. 11-34.
3
Ibid. p. 36-44.
4
P. Ruppert, Les Etats Provinciaux du Grand-Duché de
Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. VII-XVI.
Cahier économique 119
Une « nouvelle dynamique rentière » apparaît, non
que la rente foncière ait disparu, la bourgeoisie
s’appuie toujours sur la propriété foncière. Mais, de
nouvelles rentes, détachées de la propriété foncière,
sont liées à l’industrialisation.
Deux catégories de rentes peuvent être distinguées.
La rente en relation avec la qualité d’actionnaire de la
nouvelle industrie sidérurgique. Souvent l’ancienne
rente foncière s’ajoute à la nouvelle : la bourgeoisie
ne dédaigne pas cette nouvelle opportunité.
La seconde catégorie de rente est liée au statut de
salarié-cadre de la sidérurgie ; par exemple dirigeants,
ingénieurs. Ces salariés ont un double avantage : un
salaire dépassant celui servi en général en dehors de
la sidérurgie, le prestige conféré par l’industrie qui fait
la richesse du pays et qui représente la modernité.
1.3.4.2.3 La société financière
A la rente procurée par la lente accumulation réalisée
par la propriété des moyens de production se substitue
la rente financière. Il s’agit surtout de la pratique
effrénée de titrisation qui mène à une formation
rapide de fortune que la crise (cf. subprime) a pu
défaire rapidement. C’est la rente de spéculation.
A cela s’ajoute la rente immobilière. Le secteur
financier a besoin à la fois de bureaux et de
logements pour les employés de banque. Malgré la
7
crise ces établissements de crédit occupent 26 744
personnes (dont 20 426 étrangers) ; données liées à
l’année 2011.
Les rentes les plus juteuses proviennent du
lotissement de terrains agricoles (prairies, champs,
terrains vagues, …) en terrains à bâtir. A la différence
des rentes financières, celles-ci ne sont ni volatiles ni
exposées à la crise. Elles se transmettent par héritage,
ce qui fixe dans la durée les situations de rente.
Toutes proportions gardées, est-ce une résurrection de
5
Ahmed Henni, Le capitalisme de rente. De la société du travail
industriel à la société des rentiers, Paris, 2002, p. 7.
6
L’expression est d’Ahmed Henni, op. cit. p. 8.
7
Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 108.
45
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
la société des propriétaires d’avant la révolution
industrielle ?
***
Les Luxembourgeois semblent ballotés entre goût du
risque et préférence pour des situations de rente :
entre statu quo (rente) et changement (goût du
risque). Nos gouvernements successifs prônent bien la
modernisation et l’innovation économiques. Mais les
réformes structurelles sont plutôt rares sinon
inexistantes. La tripartite est tiraillée entre statu quo
(salariat) et exigence de réduction des charges
sociales (patronat).
1
Mathieu Pigasse décrit judicieusement l’antagonisme
de fond entre risque et rente. « … derrière les notions
de risque et de rente, il y a celles d’égalité et
d’inégalité. Le risque est le meilleur moyen de lutter
contre les inégalités, de redistribuer les cartes, de
permettre à chacun de pouvoir corriger, d’ajuster sa
vie, de donner sa chance à chacun. La rente, c’est-àdire l’aversion pour le risque, c’est au contraire le
conservatisme, l’immobilisme, la volonté de ne pas
changer ou de ne pas bouger les situations acquises,
établies, de ne pas toucher aux privilèges. Le risque est
mouvement, la rente est ordre ».
« Pourquoi faut-il favoriser le risque et pénaliser la
rente ? Précisément pour lutter contre les inégalités ».
De nombreux Luxembourgeois en position
inconfortable entre risque et rente, préfèrent le statu
quo qui leur convient bien, car ils appréhendent une
détérioration de leur situation économique et sociale.
Prenons deux exemples. La prédilection pour le statu
quo (situation de rente) en matière européenne est
bien connue. Pour l’élève modèle européen, le oui
médiocre (56%) lors du référendum de 2005, est un
signe de prédilection pour le statu quo. En matière
fiscale l’immobilier et les valeurs mobilières sont dans
une structure de rente, en fait imposés plus
favorablement que le travail.
Pour terminer deux remarques.
Première remarque. Les notions de rente et d’héritage
impliquent la crise du travail, dans le sens qu’elles
permettent de toucher des revenus ou d’acquérir des
biens, sans travailler.
1
M. Pigasse, 2012, op cit. p. 186.
46
2
Seconde remarque. Quelques mots sur la transmission
par héritage des petites et moyennes entreprises. Deux
aspects sont à considérer : aspect moral, aspect
économique.
3
Raymond Aron a relevé l’aspect moral. En général
« l’inégalité du capital peut être atténuée
théoriquement grâce aux droits prélevés par le fisc sur
l’héritage ». Et en particulier : « … un système de
concentration des fortunes comporte une certaine
transmission de celle-ci et il est permis de penser que
l’inégalité à supprimer n’est pas tant l’inégalité des
revenus que l’inégalité au point de départ ».
La transmission par héritage d’entreprises peut se faire
par actionnariat familial ou/et par management
familial. Le premier cas ne présente pas de difficultés.
Dans le second cas le management peut ne pas être
professionnel, ce qui peut poser problème.
Ce qui est nécessaire, c’est « refaire des patrimoines
un levier de croissance. Il faut accélérer leur
‘circulation’. Pour rebattre les cartes à chaque
4
génération ».
Au Luxembourg, les héritages en ligne directe ne sont
pas imposables. Nous avons vu que l’âge de l’héritage
a augmenté (cf. 1.3.1.4.). Pour accélérer la circulation
des patrimoines l’introduction d’une taxation des
héritages en ligne directe est possible et en
contrepartie la donation serait exempte de toute
imposition. Voilà qui pourrait permettre aux jeunes
générations de se lancer tôt dans l’achat d’une
entreprise ou d’un logement.
Les générations nées autour de 1935 à 1960 ont
pleinement profité du fordisme et de l’émergence du
secteur financier après le recul de la sidérurgie. Elles
ont pu investir dans la propriété immobilière. Elles ne
connaissent pas le chômage et bénéficient de leurs
plus-values immobilières. Leur niveau de vie est
appréciable. Mais, leurs enfants ne profitent pas de ce
contexte économique ; au contraire, leur niveau de vie
se détériore : chômage, précarité, coût élevé de
l’immobilier, conditions de travail parfois déplorables,
syndrome du burn-out, etc. Dans cette configuration
les jeunes générations, victimes de la crise
2
Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers – la crise française
du travail, Paris, 2007, p. 66 et suivantes.
3
Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R.
Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 828, p.
830.
4
J.-H. Lorenzi, A. Villemeur et H. Xuan, Le risque d’un retour à une
société de rentiers, in : Le Monde du 30 avril 2013.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
économique, comptent sur leurs parents pour accéder
à la propriété immobilière : par héritage, une aide
pécuniaire, une garantie de prêt, etc. Peut-être peuton parler de « société d’héritiers ».
Pour faire fortune vaut-il mieux hériter que
travailler ? L’héritage reprend-il l’étendue qu’il a eue
1
au temps du Père Goriot ? Une chose semble
confirmée, c’est le poids repris par l’héritage dans la
transmission de la fortune.
« abolition des impôts sur la succession serait un
cadeau fait aux riches ». D’un autre côté « est-il
normal, …, que celui qui a travaillé, épargné et
conservé, ne puisse transmettre le bénéfice se son
labeur comme il l’entend ? ». Le point de vue moral
reste ambivalent : « l’aspect redistribution des
richesses permet sans doute de militer en faveur des
impôts sur la succession, mais la cellule familiale doit
rester préservée ».
1.4 Conclusion
Un dernier mot sur le principe de précaution. En
France, il a été inscrit dans la Constitution en 2005.
Heureusement, tel n’a pas été le cas au Luxembourg.
Ce principe a comme finalité de protéger contre les
risques de la technologie et des sciences, ce qui
apparaît – mais seulement à première vue – comme
une règle de bon sens. Cette logique peut, à la limite,
se retourner contre l’innovation, car, par définition,
celle-ci évolue dans un environnement incertain ; le
risque nul n’existe pas. L’économie du Luxembourg, au
vu de sa petite dimension, est obligé d’innover.
2
L’approche suivante peut être un guide : « notre souci
devrait être de savoir si l’innovation engendre une
situation moins problématique que celle qui l’a
précédée ».
***
3
La sociologue Dominique Schnapper parle de rente en
relation avec l’Etat providence. « Grâce à la
redistribution des ressources, elle (la socialdémocratie) a intégré tous les salariés dans un
continuum de droits et de devoirs en assurant la
protection et la sécurité de ceux qui disposent d’un
emploi direct (les salariés) ou indirect (les retraités, les
chômeurs, la famille des salariés). Les salariés sont
devenus titulaires d’une rente sur l’Etat ».
4
Selon le professeur Alain Steichen « le sort fiscal qu’il
faudrait réserver à l’héritage n’est pas aisé à établir ».
Deux positions s’affrontent. D’un côté toute
1
Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, 1971. Préface de Félicien
Marceau, notice et notes de Thierry Bodin. Balzac a rédigé cette
œuvre en 1834. Voir aussi « Les héritiers sont de retour » dans Le
Monde (Forum) du 30 août 2013 ; contributions des économistes
Julie Clarini, Jean-Marc Daniel et François Chesnais.
2
Cécile Philippe (directrice de l’Institut économique Molinari),
Pour une suppression du principe de précaution, in : Le Figaro
(Débats) du 10 février 2014.
Le système du régime de protection sociale fait partie
de nos institutions et à ce titre mérite respect et
préservation. Trois remarques s’y rattachent.
•
La société salariale a posé la question sociale
e
au Luxembourg dans la seconde moitié du 19 siècle.
La réponse a été l’instauration progressive de la
protection sociale. L’Etat y a joué un rôle central. Faire
reculer l’Etat dans ce domaine peut être interprété
comme une tentative de marchandisation de la
protection sociale.
•
Réussite économique et protection sociale
vont de paire et se complètent mutuellement. Il ne
faut pas croire que la protection sociale soit liée au
seul fordisme, dans une sorte de lien conjoncturel. La
protection sociale assure la paix sociale, qui à son
tour, assure la productivité du travail.
Même si l’index ne porte pas complètement à cause
de la crise, on peut écrire l’équation suivante :
Index = paix sociale + productivité.
Retenons brièvement le théorème d’Helmut Schmidt :
il faut encourager l’offre, c’est-à-dire réduire les
charges et les rigidités (par exemple sur le marché du
travail) et la mécanique économique repart de
nouveau (cf. « les profits d’aujourd’hui sont les
investissements de demain »). Ce mécanisme a
fonctionné jusqu’au moment où la
bourgeoisie/patronat a « investi » dans la spéculation
financière (argent facile). Le résultat est connu : crise
économique et baisse de l’activité industrielle.
Incriminer le seul salariat, dans la baisse de la
productivité, s’avère donc un peu court et passe à côté
de la réalité.
3
Dominique Schnapper, L’esprit des lois, Paris, 2014, p. 43.
Alain Steichen (Université du Luxembourg), La légitimité des
droits de succession, in : Actes de la section des sciences morales
et politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XI, 2008, p. 172.
4
Cahier économique 119
•
Un important mouvement de l’individualisme
vers le collectif s’est déroulé, non sans difficulté au
Luxembourg. Le Code civil de 1804 a créé l’individu, ce
47
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
qui accorde tout le pouvoir économique au patronat.
1
La création de la protection sociale prépare
« l’intégration de l’individu dans le collectif ». C’est le
passage de la responsabilité individuelle à la
responsabilité collective : le salarié jouit de « garanties
minimales contre les risques de l’existence sociale ».
2
•
Nicolas Schmit , ministre du travail, a pointé
quelques problèmes liés à l’emploi : au Luxembourg le
marché de l’emploi est « convalescent », situation au
milieu de l’année 2014.
Le renforcement du dialogue social est une
priorité, d’où le projet de loi sur la réforme du
dialogue social. L’Allemagne a une longueur
d’avance dans ce domaine.
La mobilité interne à l’entreprise doit être
renforcée et les entreprises sont invitées à
investir davantage dans leur personnel.
3
La flexibilité n’est pas forcément négative ; il
faut tenir compte à la fois de l’intérêt des
salariés et de la situation objective de
l’entreprise.
***
La population est souvent subdivisée en trois grands
4
groupes d’âge : enfance/jeunesse, âge adulte,
e
vieillesse (3 âge). Le deuxième âge est l’âge de
l’activité professionnelle, donc de l’autonomie. Premier
âge et troisième âge sont déconsidérés : le premier,
e
car il n’est pas encore autonome, le 3 âge, car il n’est
plus autonome, puisque non actif.
Après la Seconde guerre mondiale les premier et
deuxième groupes deviennent plus visibles. « C’est
5
l’émergence de la figure juvénile dans l’espace public
et le développement des politiques de jeunesse ». La
presse a parlé parfois de « classes dangereuses » ; une
minorité de « blousons noirs » a attiré l’attention. C’est
le temps de la remise en cause des valeurs dites
traditionnelles.
Quant au troisième âge, le passage du vieillard vers le
retraité signifie son émancipation rendue possible par
un relèvement de son niveau de pension. S’y ajoute un
accroissement de la longévité, permettant au
troisième âge de se projeter dans l’avenir, de concevoir
des projets d’activité. La vie hors de la vie active prend
alors une nouvelle dimension.
Entre 1960 et 2011 la part des jeunes de moins de 20
ans passe de 27,6% à 23,3% (de 87 041 personnes à
119 173). La proportion des plus de 65 ans passe de
10,8% à 14% (de 33 958 personnes à 71 742) : leur
nombre a plus que doublé.
Terminons par quatre remarques.
•
Des modifications se déroulent aux limites de
l’âge adulte. Quant à la forme, on a : jeunes de 0 à 19
ans ; à l’autre bout de la pyramide des âges on a : 60
ans et plus, 65 ans et plus.
A la limite inférieure des adultes des jeunes ont
tendance à rester davantage dans le premier âge,
qualifié par sa dépendance. Ainsi, crise et chômage
gardent les jeunes plus longtemps auprès de leurs
parents (coût du logement, loyer élevé).
A la limite supérieure de la pyramide des âges le
troisième âge est non seulement financièrement
indépendant, mais il est devenu un groupe de « vieux »
dont la retraite ne correspond plus à la fragilité et à la
précarité d’antan. D’ailleurs, la vie plus longue a fait
émerger le quatrième âge : à partir de 75 ans.
1
Pour les deux citations voir : Robert Castel, Le choix de l’Etat
social, in : Philippe Auvergnon, Philippe Martin, Patrick Rozenblatt
et Michèle Tallard, L’Etat à l’épreuve du social, Paris, 1998, p. 99100.
2
Dans une interview accordée à paperjam, juillet-août 2014, p.
59-60.
3
Voir dans le même numéro le dossier Un besoin de flexibilité, p.
100-104.
4
Vincent Caradec, Cécile Van de Velde, Etre jeune, être vieux dans
la société française – Un bilan sociologique des évolutions depuis
e
l’après-guerre, Paris, 2011 (3 éd.), p. 43-64 ; bibliographie p.
64.68 ; y comprise la citation.
5
Voir par exemple : Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse,
e
Paris, 2011, 5 édition, 250 pages.
48
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance
Population de 75 ans et plus
Population de 80 ans et plus
Année
Masc.
Fém.
total
Masc.
Fém.
total
1960
1960
2011
2011
4 723
42,1
12 930
37,7
6 483
57,9
21 362
62,3
11 206
100
34 292
100
1 007
41,5
6 681
33,9
2 818
58,5
13 047
66,1
4 815
100
19 728
100
En 1960 il n’y a pas de centenaires, en 2011 ils sont
61 personnes (dont 48 femmes).
•
En cinquante ans il y a eu basculement autour
du groupe central, l’âge des adultes : la part des
jeunes diminue, celle des « vieux » augmente. Cela
rappelle le mouvement de bascule autour du secteur
secondaire : le primaire baisse, le tertiaire augmente
(cf. tableau 1.1.).
•
Le groupe de l’âge adulte, c’est-à-dire le
deuxième âge, contribue à financer la retraite du
troisième âge. Vu la croissance des plus de 75 ans le
1
sociologue Louis Chauvel a suggéré une idée
intéressante : faire contribuer le troisième âge à
financer la retraite du quatrième âge « dans une
logique de solidarité intergénérationnelle véritable ».
Ainsi, une cotisation de 1% à 2% sur les revenus qui
servent d’assiette au calcul de la contribution à
l’assurance dépendance, semble être une piste utile.
Ceci est d’autant plus justifié que le troisième âge,
souvent bien situé financièrement, peut davantage
profiter des niches fiscales.
•
Au Luxembourg le départ précoce à la retraite
a été un instrument – entre autres – de la lutte contre
la crise sidérurgique. Il est évidemment difficile de
faire marche arrière, maintenant qu’il faut retenir le
plus longtemps possible dans la vie active les
personnes entre 60 et 65 ans.
Retenons quelques précisions sur le chômage, le
2
paradoxe luxembourgeois et l’inflation, que le STATEC
vient de publier.
Le chômage a augmenté les dernières
années : à peine supérieur à 2% au début des
1
Louis Chauvel, Qu’en est-il des rapports intergénérationnels en
France ? Débat avec L. Chauvel et alii, in : Centre d’analyse
stratégique, Paris, 2007 (Documentation française), p. 128.
années 2000, le taux de chômage dépasse 7%
à la fin de 2013.
Ce qu’on appelle le paradoxe luxembourgeois
est la coexistence entre la croissance du
chômage et la croissance de l’emploi.
L’inflation de la zone euro est inférieure à 1%
depuis le dernier trimestre 2013. Au
Luxembourg le taux d’inflation est de 0,8% en
avril 2014.
***
L’image sociale que le Luxembourg a gardée – à tort
ou à raison – de sa société industrielle est celle d’une
époque apaisée (surtout au temps du fordisme) :
protection sociale généreuse, absence de chômage,
salaires appropriés, etc. La financiarisation de notre
économie a généré une modification du rapport au
travail qui s’est considérablement détérioré (chômage,
précarité, incertitude, …).
Du temps de la sidérurgie une relation particulière a
lié salariés et patronat de cette branche industrielle :
la fidélité du salarié vis-à-vis de la société dans
laquelle il travaille. Aujourd’hui ce lien s’est estompé.
La mobilité des salariés est devenue importante, la
précarité est en hausse.
L’entreprise protectrice, voire même paternaliste,
comme l’Arbed jadis, s’est raréfiée, sinon a disparu.
Actuellement, l’entreprise, surtout financière mais pas
seulement, se considère plutôt comme « un
rassemblement provisoire de facteurs de production,
taillant dans les effectifs quand le besoin s’en fait
3
sentir ».
4
•
Mathieu Pigasse présente une vue quelque
peu pessimiste sur le vieillissement. « Mais la
préférence pour les vieux dépasse de loin les seuls
sujets économiques et financiers. Elle explique l’usure
du modèle européen, son manque de ressort, de
2
Note de conjoncture 1-2014 : La situation économique au
Luxembourg – Evolution récente et perspectives, Luxembourg,
2014, 166 pages.
Cahier économique 119
3
4
Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 163.
M. Pigasse, op. cit. p. 174.
49
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
capacité de renouvellement et d’élan. Elle
s’accompagne d’une dérive conservatrice ».
1
•
Nicolas Cuzacq a posé une question
pertinente. « Le système de retraite par répartition est
fondé sur la solidarité entre actifs et inactifs. Mais où
est-elle quand les actifs doivent payer des cotisations
d’un montant substantiel pour financer des niveaux de
retraite dont ils ne bénéficieront pas pour des raisons
démographiques et économiques ».
2
•
Le philosophe Jean-Luc Marion ne se fait
guère d’illusions quant aux réformes. « Ces réformes
sociétales, …, qu’elles soient de droite ou de gauche,
ne visent qu’un objectif : transformer l’ensemble de la
population en groupe de consommateurs homogène ».
1.5 Annexe : Lectures
1.5.1 Marché et démocratie
Le marché a cela de commun avec la démocratie que
son fonctionnement optimal suppose une parfaite
égalité des acteurs. Tel n’est manifestement pas le cas
dans la réalité : les hommes sont différents dans leur
degré de richesse tant matérielle qu’intellectuelle ; ils
sont plus ou moins libres. Le mot libéralisme implique
cette notion de liberté et l’Etat doit en être le garant.
Etre un homme libre dans la société actuelle, c’est avoir
la capacité de ses choix individuels, c’est avoir la
maîtrise de la compréhension du monde qui nous
entoure. Les conditions minimales de la liberté passent
donc par la correction par l’Etat des inégalités
matérielles les plus fortes, par la protection de ceux qui
restent au bord du chemin, par l’éducation du plus
grand nombre. Rendre des hommes libres, en faire des
citoyens, au sens de membres de la cité et d’acteurs de
la scène économique devrait être l’objectif central de
toute politique publique plutôt que de chercher à
manipuler les termes du marché pour s’efforcer
d’influencer la croissance ou l’emploi. C’est déjà un
programme si ambitieux que bien rares sont les Etats
pouvant se targuer de l’avoir totalement mis en œuvre.
Philippe Chalmin (économiste/historien, Université
Paris-Dauphine), Le marché – Eloges et réfutations,
Paris, 2000, p. 46-47.
1
Nicolas Cuzacq (Université Paris-Est-Créteil), Pour un impôt de
solidarité entre les générations, in : Le Monde du 30 avril 2013.
1.5.2 Classes d’âge et autonomie
D’une part, à toutes les étapes de la vie, l’autonomie
constitue un enjeu majeur pour les individus
contemporains. C’est le cas dans la jeunesse, dont
l’existence est marquée par la tension entre une norme
d’autonomie croissante en termes relationnels et de
choix de vie et des conditions d’indépendance plus
difficiles à acquérir. C’est le cas également pour les
personnes âgées lorsque les difficultés du grand âge les
rendent davantage dépendantes d’autrui et les
confrontent au défi du maintien de leur souveraineté
sur leur existence et sur les décisions qui engagent leur
avenir. Quant à l’âge « adulte », défini justement
comme celui de l’autonomie, il est aussi marqué par
des situations de dépendance financière ou physique
qui entrent en tension avec la satisfaction de la norme
d’autonomie. Au niveau sociétal, l’enjeu consiste à
accompagner le déroulement de vies plus longues, dans
lesquelles les périodes passées hors du marché du
travail occupent une place accrue. Il s’agit donc
d’organiser la prise en charge de ces phases croissantes
d’inactivité, tout en assurant le maintien de
l’autonomie de ceux qui se trouvent ainsi placés en
situation de dépendance.
Vincent Caradec, Cécile Van de Velde, Etre jeune,
être vieux dans la société française contemporaine,
in : Olivier Galland et Yannick Lemel, La société
française – Un bilan sociologique des évolutions
e
depuis l’après-guerre, Paris, 2011 3 édition, p. 63.
1.5.3 Impuissance économique face à la crise
économique
Ce qui est en cause ici, c’est l’impuissance de l’analyse
et des concepts économiques à rendre compte d’une
crise panique qui s’ingénie à brouiller l’ensemble des
catégories. Tout l’appareil de la théorie économique
doit être remisé au placard lorsque le système
économique en vient à se comporter comme une foule
panique. Cela un économiste de génie le comprit, à
l’occasion d’une crise non moins terrible que la
tourmente actuelle : John Maynard Keynes. Non pas le
Keynes rationaliste et cybernéticien que nous
présentent les manuels d’économie au chapitre de
l’économie dite « keynésienne ». Mais celui qui perçut
qu’en temps de panique des marchés la psychologie
collective, ou psychologie des masses, devient la
discipline reine. Engoncée dans son orgueil, la théorie
économique n’a toujours pas compris la leçon.
2
Jean-Luc Marion, philosophe et académicien français, dans Le
Figaro du 21 août 2013.
50
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Jean-Pierre Dupuy (Ecole polytechnique, Université
Stanford), La marque du sacré, Paris, 2008, p. 15.
1.5.4 Une économie de petit espace
1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation
La globalisation est bien plus que l’interdépendance
croissante des économies. Elle est un processus
dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par
des mutations technologiques et par des décisions
politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette
accélération de la circulation (des biens et services, des
capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et
de la diffusion des innovations.
De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les
économies de très petit espace sont particulièrement
vulnérables et exposées aux profondes mutations en
cours. Ainsi l’évolution économique du Luxembourg est
bien plus volatile que celle des pays voisins plus grands,
…
Par ailleurs, les chocs à l’issue d’une crise sont en
général plus véhéments, d’autant plus si le secteur
(largement dominant) est plus affecté. Au Luxembourg,
ce fut le cas en 1975 avec la sidérurgie et en 2009 avec
le secteur financier. Il est d’ailleurs utile de souligner
que l’ampleur du recul de 2009 fut inférieure à celle de
1975, ce qui est une exception en Europe ; tous les
autres pays ont comparé l’effet de la crise de 2009 à
celui des années trente.
Guy Schuller, Une économie de petit espace face aux
mutations du monde, in : Guy Schuller (coord.),
Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de
variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 25.
1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie
En 1848, le franc devenait légalement la monnaie du
pays en remplacement du florin hollandais, les
paiements se faisant en Thalers ou autre monnaie du
Zollverein. Dès 1919, le franc belge s’installe
graduellement comme monnaie de fait au Luxembourg
et la convention établissant l’UEBL crée une
association monétaire et consacre le franc
luxembourgeois.
L’effet principal d’une adhésion à une association
monétaire consiste dans le fait qu’une série de
contraintes monétaires (comme la politique de change,
Cahier économique 119
y compris la gestion des réserves) sont transférées à la
zone, tout en étant remplacées par des contraintes qui
opèrent dans la sphère réelle. En revanche, l’évolution
sur laquelle l’économie de très petit espace devra
ajuster son développement, lui sera dictée par la zone
et notamment par le partenaire dominant. En raison
des parités fixes au sein de la zone, le petit partenaire
se voit privé de l’instrument d’ajustement que
constitue encore partiellement le taux de change.
Indépendamment de ces restrictions, une économie de
très petit espace aura tout intérêt à privilégier la
coopération en matière monétaire. L’association
monétaire décharge le petit partenaire d’un certain
nombre de responsabilités et contraintes monétaires et
lui permet de bénéficier d’une unité monétaire à plus
grand rayonnement. Les avantages pour lui sont
d’autant plus grands que la monnaie est bien gérée et
qu’elle l’est au profit de l’ensemble de l’association.
En contrepartie, l’économie de très petit espace
renonce à toute autonomie en matière de monnaie et
de change, réalise les ajustements de son économie
dans la sphère réelle au lieu de le faire, du moins
partiellement, à l’aide d’instruments monétaires et
cambiaires.
Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch
Gilbert (dir.), Le Luxembourg au tournant du siècle et
du millénaire, Esch/Alzette, 1999, p. 102.
1.5.5 Démocratie de consensus
Neben der Weiterentwicklung des Sozialstaates war es
vor allem das auf dem Konsens der groȕen
gesellschaftlichen Gruppen aufgebaute System des
Interessenausgleichs, das die innenpolitische Stabilität
während der Langen Fünfziger Jahre garantierte. Die
Praxis des bundesrepublikanischen
Interessenausgleichs bestand zum einen darin, den
Verbänden und Groȕorganisationen von Wirtschaft
und Gesellschaft weitgehende Autonomie in der
Regelung ihrer Angelegenheiten zu lassen. Soweit es
um Fragen von nationaler Bedeutung ging, wurde die
Problemlösung in der Kooperation der betroffenen
Verbände gesucht, wobei dem Staat die Rolle eines
Moderators zufiel.
Die Neuordnungsvorstellungen der Gewerkschaften
richteten sich nach 1945 zunächst auf die Überführung
der wichtigsten Wirtschaftsbereiche
(Schlüsselindustrien) in eine gemeinwirtschaftliche
Ordnung, die den Rahmen für eine betriebliche und
51
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
überbetriebliche Mitbestimmung der Arbeitnehmer und
der Verbraucher am Wirtschaftsgeschehen bieten
sollte.
Werner Abelshauser (Université Bielefeld), Deutsche
Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 bis zur Gegenwart,
Munich, 2004, p. 355.
1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel
Plus les membres adultes d’une famille sont happés
vers des enjeux professionnels extra-familiaux, plus les
fonctions exercées initialement par la famille sont
externalisées et prises en charge par des professionnels
de l’enfance ou de l’adolescence, de la santé, de la
culture et de l’art, de l’éducation religieuse, de
l’instruction, du travail domestique, etc. : les crèches,
les garderies, les jardins d’enfants ou les nourrices
s’occupent des bébés et des enfants en bas âge, le
système scolaire prend en charge l’instruction des
enfants, des adolescents et des jeunes adultes, le
système de santé (…) s’occupe des soins de tous, les
institutions socioculturelles et sportives de toute une
myriade d’activités que les parents n’ont pas euxmêmes les compétences ou le temps d’organiser, les
Eglises du catéchisme, les psychologues des problèmes
relationnels, du mal-être et des troubles du
comportement … et jusqu’aux maisons de retraite des
personnes âgées autrefois insérées jusqu’à leur mort
dans l’univers familial.
La distribution des fonctions et des activités vers des
institutions distinctes contribue à rendre beaucoup
plus hétérogènes les conditions de la socialisation des
enfants et les cadres de la vie sociale. La spécialisation
des tâches et des fonctions ainsi que le processus
d’externalisation de ces tâches et de ces fonctions
originellement accomplies en interne conduisent à un
processus de dessaisissement. Chaque fonction retirée
à la famille (ou dont ses membres se dessaisissent plus
ou moins volontairement) contribue à bouleverser
l’ordre familial des choses.
1.5.7 Société civile et démocratie
Der Begriff der Zivilgesellschaft dient einem doppelten
Zweck. Er hilft uns zu verstehen, wie eine bestimmte
Gesellschaft eigentlich funktioniert und wie sie sich
von alternativen Gesellschaftsformen unterscheidet. In
der Zivilgesellschaft sind Staat und Wirtschaft
voneinander getrennt ; der Staat ist ein
untergeordnetes Werkzeug, kann aber extreme
Indivudualinteressen in Schach halten und wird
seinerseits von Institutionen mit ökonomischer Basis in
Schach gehalten ; sie ist auf Wirtschaftswachstum
angewiesen, das kognitives Wachstum erforderlich und
so ein ideologisches Monopol unmöglich macht. Das ist
ihr Ort auf der Landkarte möglicher
Gesellschaftsformen. Ihre historischen Wurzeln
scheinen im Stadtstaat zu liegen und im politischen
Zentralismus des autoritären Staates und sogar einem
vereitelten, aber nicht gänzlich unterdrückten Streben
nach einer Umma. Sie ist eine Gesellschaftsform neben
anderen. Es ist sinnlos, ihre Einführung zu predigen,
wenn die Bedingungen dafür nicht gegeben sind.
Zugleich hilft uns der Begriff « Zivilgesellschaft » zu
einem klaren Bewuȕtsein unserer sozialen Normen,
unserer Werte und der Gründe, warum sie uns zusagen.
In dieser Hinsicht ist « Zivilgesellschaft » einem Begriff
wie « Demokratie » deutlich überlegen, der uns, auch
wenn er vielleicht die Tatsache betont, daȕ wir
Konsens der Gewalt vorziehen, herzlich wenig über die
gesellschaftlichen Voraussetzungen erfolgreich
praktizierten sozialen Konsenses und sozialer
Partizipation sagt.
Ernest Gellner, Bedingungen der Freiheit – Die
e
Zivilgesellschaft und ihre Rivalen, Stuttgart, 2001, 2
édition, p. 222. Traduction de l’anglais par Siegfried
Kohlhammer, titre original: Conditions of Liberty –
Civil Society and its Rivals, Londres, 1994.
La famille reste néanmoins l’un des derniers lieux
socialement non spécialisé (où le culturel, l’éthique,
l’affectif, le religieux, le politique, le sportif, etc., se
mêlent en permanence) d’un monde hautement
différencié et hyperspécialisé.
Bernard Lahire, Monde pluriel – Penser l’unité des
sciences sociales, Paris, 2012, p. 178-179.
52
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe
luxembourgeois
1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et
emploi ?
1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage
revisitée
Le taux de chômage connaît une hausse quasicontinue sur les dernières années. Dépassant
légèrement les 2% au début des années 2000, il s’est
progressivement hissé jusqu’à atteindre un niveau
supérieur à 7% à la fin de 2013. De fait, le chômage a
ainsi connu une progression presque structurelle sur la
dernière décennie, avec quelques rares et courtes
périodes de rémission. Cette hausse quasi-continue du
chômage s’est produite alors que l’emploi a lui aussi
été continuellement orienté à la hausse sur cette
période, ce que d’aucuns ont qualifié de « paradoxe
luxembourgeois ». Il n’y a pourtant rien de paradoxal à
ce qu’une progression de l’emploi s’accompagne d’une
hausse du taux de chômage, surtout si d’une part la
taille de la population augmente rapidement et que
d’autre part la part de l’emploi frontalier est
conséquente, deux conditions que le Luxembourg
remplit parfaitement. Le problème, observé sur les
données luxembourgeoises au cours des dernières
années, ce n’est pas qu’il n’y a pas eu de créations de
nouveaux emplois – c’est même l’un des pays d’Europe
où l’emploi a le plus progressé – mais c’est que la
création de nouveaux emplois a été insuffisante – bien
inférieure par exemple à ce qu’elle avait été à la fin des
années 1990/début des années 2000 – pour absorber le
flux de demandeurs d’emploi.
Très populaire, le « paradoxe luxembourgeois » sert
régulièrement d’explication médiatique commode à
toute poussée du nombre de demandeurs d’emplois.
L’argument repose en gros sur la porosité du bassin
d’emplois de la grande Région et la mobilité des
travailleurs transfrontaliers. Cependant, on omet de
mentionner, un constat établi dans plusieurs Notes de
Conjoncture, à savoir que la part des frontaliers dans la
création d’emplois a sensiblement diminué sur les
dernières années. De plus, un encadré de la présente
Note de Conjoncture montre que la croissance de
l’emploi et le taux de chômage restent fortement
corrélés même s’il faut, en moyenne, moins d’emplois
pour peser sur la courbe du taux de chômage que par le
passé. En effet, le taux de chômage s’arrête de
progresser lorsque la création d’emploi passe le seuil de
3% en moyenne annuelle, un seuil inférieur à ceux en
vigueur il y a une décennie encore. Cela devrait
permettre de combattre le chômage plus facilement.
Serge Allegrezza (directeur du STATEC), Préface à la
Note de Conjoncture 1-2014, p. 5.
Note de Conjoncture 1-2014 : La situation
économique au Luxembourg – Evolution récente et
perspectives, Luxembourg, 2014, p. 92.
Cahier économique 119
53
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
… les institutions européennes devraient soutenir : égalité réelle entre les pays,
coopération fondée sur le gain mutuel et sur celui de l’Europe comme un tout.
Robert Salais, Le viol d’Europe - Enquête sur la disparition d’une idée,
Paris, 2013, p. 374
54
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
2. De la société agraire à la financiarisation de la société
Le passage de la société agraire à la société tertiaire
est présenté de manière stylisée.
Par contre, les entreprises voient leur périmètre
d’influence agrandi au-delà des frontières nationales.
2.1 De la société agraire …
Revenons brièvement aux institutions. L’Etat fait
partie de « l’environnement ‘institutionnel’, au sens
large du terme, à savoir les règles ou organismes
1
participant de l’organisation de la société ». Il s’agit
des institutions nationales, internationales,
européennes et aussi d’organismes non liés à des
Autorités publiques.
Selon une optique économique la société
luxembourgeoise de la première moitié du 19e siècle
est identifiée par des institutions et le couple
Etat/marché.
Des institutions
Deux aspects saillants interviennent: l'introduction du
Code civil et la création de la Chambre de commerce.
Le Code civil de 1804 a généré deux effets: l'égalité
devant la loi de tous les citoyens et le pouvoir de
contracter. Ce sont-là des conditions indispensables
au développement du commerce et de l'artisanat.
Revenons au temps de l'indépendance (1839). En 1841
la Chambre de commerce apparaît, en 1842 le
Luxembourg rejoint le Zollverein. C'est alors qu'une
administration étatique est (laborieusement) mise en
place. En d'autres mots, le Grand-Duché a d'abord un
marché avant de disposer d'une administration
nationale bien établie.
***
La Chambre de commerce, créée en 1841, représente
les intérêts de l'activité commerciale. Le commerce
dispose ainsi très tôt d'une organisation capable d'agir
avantageusement dans la société. Par contre, le
salariat s'organise tardivement au Luxembourg: entre
les deux guerres mondiales seulement le salariat, par
le canal des syndicats, est pleinement reconnu par le
patronat.
Le couple Etat/marché
L’Etat détient l’Autorité publique et détient seul la
force légitime, qui protège aussi la vie économique. Il
manifeste encore son pouvoir et sa force d’influence
par la réglementation de la vie économique et de la
protection sociale.
Le marché est représenté par un capitalisme
d’individus et/ou de puissantes entreprises. Fernand
Braudel et Immanuel Wallerstein ont développé le
concept « économie-monde » : l’économie s’est
développée à l’échelle mondiale, dépassant les limites
étroites des Etats.
Le problème fondamental est l’existence récurrente
d’intérêts divergents entre Etat et marché. Dans
l’Union européenne les Etats nationaux ont cédé une
partie de leurs prérogatives au profit des Autorités
communautaires (par exemple en matière monétaire).
Cahier économique 119
Les traits remarquables de la société agraire, à cette
2
époque, se présentent en quelques points .
•
La population luxembourgeoise est composée
de deux blocs. La masse de la population (96%) est
intiment liée à la terre: paysans, journaliers, individus
mi-ouvriers mi-paysans, individus mi-artisans mipaysans. On y ajoute les domestiques, même s'ils
travaillent dans une famille bourgeoise. Ce bloc peut
être qualifié de bloc rural. Le reste de la population,
représenté par la bourgeoisie ou bloc bourgeois, est
composé comme suit: bourgeoisie foncière et
marchande (y compris les maîtres de forge), hauts
fonctionnaires, juristes (avocats, magistrats, notaires),
professeurs à l'Athénée, prélats, médecins, etc. Il faut
y ajouter quelques exploitants agricoles aisés, même
chose pour les artisans.
•
Cette société agraire est définie par deux
statuts. Le premier concerne une minorité, la
bourgeoisie dont le pouvoir est lié à la propriété
foncière, protégée par le Code civil de 1804; son
pouvoir politique est cadenassé par le cens, bien que
celui-ci baisse jusqu'à sa disparition en 1919. La
1
Olivier Grenouilleau, Et le marché devint roi, Paris, 2013, p. 168.
Les développements présentés ci-après sont complémentaires à
ceux du cahier économique n° 113, que le lecteur a intérêt à
consulter.
2
55
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
L’analphabétisme n’est pas a priori
incompatible avec la société agricole. Ne pas savoir
bien lire et/ou avoir de sérieuses difficultés à écrire,
n’empêche nullement le travail agricole, qui s’apprend
sur le tas. Par ailleurs, l’obligation scolaire (pendant
six ans) est introduite seulement en 1881, contre l’avis
des députés conservateurs.
qualité de propriétaire est le critère général
d'appartenance à cette classe dominante.
Le second groupe, la masse de la population, reste
exclu de la décision politique, qui est réservée à la
classe possédante.
•
La reproduction sociale (cf. P. Bourdieu) est au
cœur de cette société. La masse de la population
s'autoreproduit, c'est-à-dire l'éducation de ses enfants
se fait "sur le tas": dans l'exploitation agricole,
artisanale ou industrielle (sidérurgie ancienne). Seuls
les enfants d'une minorité (bloc bourgeois) jouissent
d'une réelle instruction (cf. Athénée). Coexistent alors
autoreproduction économique et autoreproduction
éducative.
1
•
Cette société a une « structure ordonnée » .
Les différents rôles ont été fixés, c'est-à-dire cette
société est peu compatible avec la croissance,
l'innovation et le changement. L'agriculture autant
que la sidérurgie de l'époque sont ancrées dans
l'archaïsme: l'équipement reste traditionnel, dépassé.
Toutefois il ne faut pas en conclure à un immobilisme
complet, il y a lente évolution, perceptible seulement
2
dans le long terme. Ecoutons Henri Mendras : « A la
limite on peut dire que l’innovation n’a pas de place
dans ces sociétés ».
•
La période agraire sous revue est aussi celle
où une partie substantielle de la population ne sait
pas lire. Vers le début des années 1840 « au moins les
trois quarts des habitants des campagnes étaient
3
illettrés » A partir de la loi organique sur
l'enseignement primaire (loi du 26 juillet 1843) les
améliorations sont sensibles. En 1856 on a la situation
4
suivante : 7,5% d'analphabètes (ni lire ni écrire),
14,2% de semi-analphabètes (lire mais pas écrire) et
4,5% ont une formation dépassant l'école primaire.
1
Ernest Gellner (anthropologue, Université de Cambridge), Nations
et nationalisme, Paris, 1989, p. 97; voir aussi p. 41, p. 50, p. 115.
Traduction de l'anglais par Bénédicte Pineau. Voir aussi du même
auteur : Bedingungen der Freiheit – Die Zivilgesellschaft und ihre
Rivalen, Frankfurt, 2001 (1994). Traduit de l’anglais par Siegfried
Kohlhammer.
2
Henri Mendras, La fin des paysans, suivi d’une réflexion sur la fin
des paysans vingt ans après, Paris, 1992 (1984), p. 56.
3
Albert Calmes, La création d'un Etat (1841-1847), Luxembourg,
1954, p. 267.
4
Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine,
Luxembourg, 1981, p. 103.
56
5
Ecoutons deux avis autorisés. Selon Augé-Laribé « le
retard de l’instruction générale, simplement
élémentaire, est une des explications de la lenteur du
progrès matériel et intellectuel. On n’enseigne pas
facilement des techniques méthodiques à des
6
illettrés ». Et selon H. Mendras « pour le paysan
d’autrefois il suffit de savoir manier sa houe, sa faux
et sa faucille, et conduire sa charrue ou son araire ».
Le dispositif culturel et éducatif est mis en place pour
une minorité de la population. Il produit une palette
de clercs qui se servent d’une ou de deux langues
mortes (latin et grec), étrangères à la masse de la
population. Voilà qui achève leur domination politique
sur les exclus de la culture.
•
La situation linguistique du Luxembourg est
inédite. Le « dialecte » ou « idiome » luxembourgeois
(langue depuis 1984) prédomine dans le périmètre
familial, c'est-à-dire dans la vie quotidienne.
L'allemand et le français sont les deux langues écrites
que l'article 29 de la Constitution de 1868 consacre
langues officielles. Mais dès la création du GrandDuché le Mémorial (journal officiel) est publié à la fois
en français et en allemand. En dehors de la langue
parlée (le luxembourgeois) le bloc rural pratique
l'allemand, sauf illettrisme.
Le bloc bourgeois comprend à côté de la bourgeoisie
proprement dite ce qu’E. Gellner appelle la « classe des
clercs ». Celle-ci, sinon l'ensemble du bloc bourgeois,
est séparée du bloc rural par une double barrière
linguistique. C'est d'abord le français, puis ce sont les
deux langues mortes enseignées à l'Athénée. A
l'époque le nombre d'élèves en classe terminale (classe
re
7
de 1 classique) reste limité ; année scolaire 1839/40:
13 élèves, année scolaire 1859/60: 33 élèves,
1879/80: 48 élèves. La pénétration de l'écrit dans la
campagne se fait par l'allemand.
5
6
Michel Augé-Laribé, La révolution agricole, Paris, 1955, p. 283.
Henri Mendras, 1992, op. cit. p. 199.
7
Michel Schmit, Regards et propos sur l'enseignement supérieur et
moyen au Luxembourg, Luxembourg, 1999, p. 577-578.
Publication de la Section historique de l'Institut Grand-Ducal, vol.
CXVI.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Retenons un effet aggravant : la césure entre les deux
blocs. Une partie de la bourgeoisie élève ses enfants
1
en français, la langue de la culture .
•
Cette société agraire est profondément
inégalitaire: une petite minorité, bourgeoisie foncière
et marchande, avec la classe des clercs, dirige
exclusivement la politique et l'économie du pays.
2
Selon E. Gellner ces effroyables inégalités sont
supportables, car « elles sont stables et sont
consacrées par la coutume ».
3
•
Albert Calmes a judicieusement résumé la
situation de l’industrie luxembourgeoise au temps de
l’avènement de l’indépendance: « Ce qui manquait à
l’industrie luxembourgeoise, c’était à la fois les voies
de communication vers les marchés intérieurs et
étrangers, les connaissances techniques et les
capitaux ».
2.2… à la société industrielle
Exposons les particularités et attributs de la société
industrielle luxembourgeoise en quelques points.
4
•
Selon le sociologue Anthony Giddens « dans
les sociétés industrialisées surtout (…) nous sommes
entrés dans une phase aiguë de la modernité, rompant
avec les amarres rassurantes de la tradition, … ».
•
L’époque industrielle c’est le basculement du
secteur primaire vers le secteur secondaire, c’est bien
connu. Mais c’est aussi l’apparition du tertiaire, qui
est une conséquence naturelle de l’industrialisation.
•
L’industrialisation a déclenché deux
mouvements de fond: apparition du salariat et de la
bourgeoisie. Le rude combat qui les a animés se
termine par un armistice honorable : intégration du
monde salarial dans la société civile ; les conventions
collectives de 1936 (ouvriers), de 1937 (employés) en
sont un instrument.
5
•
Selon Max Weber un « speziell rationaler
kapitalistischer Betrieb ist ein Betrieb mit
Kapitalrechnung, d. h. ein Erwerbsbetrieb, der seine
1
Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 103.
2
E. Gellner, 1999, op. cit. p. 43.
Albert Calmes, Aperçu de l’histoire économique de 1839 à 1939,
in : Le Luxembourg – Livre du Centenaire, Luxembourg, janvier
1948, p. 132.
Rentabilität rechnerisch durch das Mittel der
modernen Buchführung und die Aufstellung der Bilanz
kontrolliert ». La rationalité est au centre de
l’entreprise industrielle, tout en contraste avec
6
l’exploitation agricole , axée pleinement sur la
tradition et la coutume.
•
La société agraire est ordonnée: l’avenir d’un
e
paysan luxembourgeois du début du 19 siècle est
l’image du passé de son père. Est privilégiée la
pérennité de l’exploitation agricole. Mais cette société
n’est pas immobile, elle change lentement, parfois très
lentement. Le passage à la société industrielle c’est le
saut dans l’incertain, dans l’aléatoire. Dans cet ordre
7
d’idées M. Ungeheuer a noté des renvois d’ouvriers
dans la sidérurgie luxembourgeoise lors de la chute de
la production (par exemple entre 1873 et 1878).
8
•
Revenons à Max Weber ; cohérence et
efficacité sont les mots-clés de l’entreprise. Ecoutonsle: « Was letzten Endes den Kapitalismus geschaffen
hat, ist die rationale Dauerunternehmung, rationale
Buchführung, rationale Technik, das rationale Recht,
aber auch nicht sie allein; es muȕte ergänzend
hinzutreten die rationale Gesinnung, die
Rationalisierung der Lebensführung, das rationale
Wirtschaftsethos ». Pour cet auteur la rationalité est
au centre de l’entreprise industrielle. S’y ajoute un
autre aspect : la continuité; celle-ci n’a guère été
assurée dans la sidérurgie ancienne.
•
La société industrielle est liée à la mobilité et
à la communication, contrairement à la société
agraire. Cette communication est attachée à l’écrit. Le
système éducatif est renforcé et prend une place de
choix dans la société luxembourgeoise.
L’enseignement classique est complété par un
enseignement scientifique et technique. Retenons que
ce changement commence timidement mais
effectivement avec la réforme de l’enseignement
9
secondaire en 1848. Ecoutons Gellner : « Le fait que
seule une culture transmise non par le peuple mais
par l’école confère à l’homme de l’époque industrielle
son utilité, sa dignité et le respect de soi montre que,
de ce point de vue, elle est incomparable ». L’Etat est
définitivement appelé à exercer la fonction éducative
des jeunes. C’est le temps de l’éducation pour tous, le
droit à l’éducation.
•
Revenons à l’éducation/instruction, ou plutôt
à son poids dans le passage de la société agraire vers
la société industrielle. L’espace dans lequel évolue
3
4
Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, 1994
(1990), p. 183.
5
Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991 (1923), p. 238.
Weber parle davantage de « l’industrialisme » dans sa publication
« Die protestantische Ethik und der ‘Geist’ des Kapitalismus ».
Cahier économique 119
6
Henri Mendras, La fin des paysans, op. cit. Voir par exemple p. 56
et suivantes. Pour ce qui est du Luxembourg voir par exemple
cahier économique n° 113, p. 64 et suivantes.
7
M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 230.
8
9
Max Weber, 1991, op. cit. p. 302.
E. Gellner, 1999, op cit. p. 58.
57
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
tout individu est un ensemble culturel borné par cette
éducation/instruction, qui reste son investissement le
plus précieux. L’éducation reste en fait une activité
rurale: le village est l’horizon indépassable. Une telle
société peut s’accommoder de l’existence de
l’analphabétisme dans une partie de la population.
Seule une minorité a accès à l’enseignement (cf.
Athénée grand-ducal), par opposition à la masse de la
1
population. Selon Nicolas Ries « la conception du
monde de la masse du peuple … est dirigée par le
sentiment et la volonté, non par l’intelligence et la
connaissance ».
Le symbole de l’ordre social dans la société agraire est
2
la justice qui a souvent la main lourde . La société
industrielle a comme symbole social l’enseignement.
3
Gellner a retenu une formule percutante : « A la base
de l’ordre social moderne se trouve non le bourreau
mais le professeur ». Voilà qui met en évidence le rôle
de l’Etat dans l’éducation, qui seul peut remplir cette
fonction essentielle.
La société industrielle est dotée d’une « haute culture
qui permet de maîtriser l’écrit et fournit une
4
formation ». Au Luxembourg une particularité
persiste : malgré le passage à la société industrielle,
l’enseignement secondaire reste longtemps élitaire. En
d’autres mots, la société industrielle garde dans
l’enseignement secondaire des traits caractéristiques
provenant de la société agraire.
5
Notons quelques statistiques à ce sujet. Le nombre
total d’élèves de l’enseignement secondaire (par
moyennes quinquennales) est de 514 élèves en
1845/50, de 1 203 élèves en 1895/1900. Le cap des
8 000 élèves est seulement (légèrement) dépassé lors
de l’année scolaire 1979/80. Retenons une autre
information numérique. Le nombre de diplômes
6
terminaux conférés par des jurys luxembourgeois est
de 7 en 1850, mais seulement 13 en 1900.
•
Mobilité et communication favorisent la
productivité, qui elle-même encourage l’égalitarisme.
7
Selon Gellner « la société moderne n’est pas mobile
1
parce qu’elle est égalitaire ; elle est égalitaire parce
qu’elle est mobile. De plus, elle doit être mobile,
qu’elle le veuille ou non, parce que la satisfaction de
ce terrible et insatiable appétit de croissance
économique l’exige ». Industrialisation et
éducation/instruction pour tous est propice à l’égalité.
Mais l’industrialisation a un autre effet, de sens
contraire : la division de la société en deux classes ;
classe de la bourgeoisie et classe ouvrière. Selon
8
Gellner « une classe est ainsi définie, quand elle est
fondée sur un attribut qui a une tendance marquée à
ne pas se diffuser de manière égale dans la société
tout entière, même quand du temps s’est écoulé
depuis la fondation d’une société industrielle ».
La classe de la bourgeoisie est dotée du pouvoir
politique et économique. La classe ouvrière a comme
attribut central la dépendance totale et subjective.
Cette constellation persiste au Luxembourg au moins
jusqu’à la Première guerre mondiale. L’entre-deuxguerres intègre le monde ouvrier dans la société
luxembourgeoise.
•
La société agraire, du fait de sa structure
rigide, est peu compatible ni avec la croissance
économique ni avec l’innovation. La société
industrielle, par contre, est fermement liée à un
régime de croissance relativement constante et
ininterrompue. Cette société est animée de l’idéal de
progrès en flot continu.
La société industrielle reste liée à la division du travail
nécessaire à la productivité. Revenons une dernière
9
fois à E. Gellner : « Chaque type de fonction est, par
exemple aujourd’hui, lié à au moins un type de
spécialiste : ainsi les garages se spécialisent selon les
marques de véhicules dont ils s’occupent ». Le nombre
de tâches distinctes est croissant, ce qui entraîne la
société industrielle vers davantage de spécialisation. A
cela la société agraire oppose une configuration
e
contrastée : le paysan luxembourgeois du 19 siècle
10
11
reste à la fois paysan et artisan . Selon N. Ries le
paysan luxembourgeois « était à la fois forgeron et
fondeur, maçon, tailleur et cordonnier, charpentier et
menuisier ».
N. Ries, 1920, op cit. p. 211.
2
Cahier économqie n° 113, op. cit. p. 56.
E. Gellner, 1999, op. cit. p. 56.
4
E. Gellner, 1999, op. cit. p. 60.
5
Michel Schmit, Regards et propos sur l’enseignement supérieur et
moyen au Luxembourg, 1999, op. cit. p. 606 et p. 684/5.
6
Il s’agit des matières suivantes : philosophie et lettres, sciences
physiques et mathématiques, droit, médecine (avec médecine
vétérinaire), pharmacie.
7
E. Gellner, 1999, op. cit. p. 42.
3
58
•
Quel est au Luxembourg le lien entre
12
évolution agricole et évolution industrielle ?
8
E. Gellner, 1999, op. cit. p. 99.
9
E. Gellner, 1999, op. cit. p. 44.
Cf. Cahier économique n° 113, du STATEC, op. cit. p. 64-73.
10
11
12
N. Ries, 1920, op. cit. p. 101.
Cahier économique n° 113, op. cit. p. 64 et suivantes.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
L’industrialisation a entraîné la révolution agricole (cf.
scories Thomas, mécanisation de l’agriculture).
e
L’agriculture a évolué lentement au 19 siècle, c’est-àdire ce mouvement n’est perceptible que dans le long
terme. L’industrialisation du pays a sorti l’agriculture
de sa léthargie. Une situation paradoxale est apparue
e
au 19 siècle : de l’industrialisation émane une forte
demande de main-d’œuvre, mais de nombreux
e
Luxembourgeois émigrent vers les Amériques. Au 19
siècle le Luxembourg est à la fois un pays d’émigration
et à partir de l’industrialisation un pays d’immigration.
Notons que le poids du passé agricole a pesé
longtemps sur la société industrielle.
•
Quel est le lien entre révolution
institutionnelle et révolution économique au
e
Luxembourg ? Au cours de la première moitié du 19
siècle la révolution institutionnelle (par exemple Code
civil) ne se répercute guère sur le domaine du
développement économique (cf. Régime néerlandais).
e
Il faut attendre la seconde moitié du 19 siècle. La
révolution institutionnelle (création d’une
administration spécifiquement luxembourgeoise à
partir des années 1840) est intimement liée à la
révolution industrielle. Les deux se complètent
judicieusement. La révolution institutionnelle
constitue un choc endogène.
L’industrialisation forme en grande partie, mais pas
exclusivement, un choc exogène : par exemple
technologie (procédé Thomas-Gilchrist), main-d’œuvre
étrangère, entrée dans le Zollverein. Le succès de
l’industrialisation est lié à l’interaction entre les deux
révolutions. Le choc endogène a été un préalable au
choc exogène.
•
Les chemins de fer, c’est l’invention de la
1
vitesse , ce qui a deux effets.
D’un point de vue technologique deux aspects jouent
un rôle décisif. Il y a d’abord, la première fois dans
l’histoire de notre pays, la possibilité technique de
transporter des objets lourds et encombrants. Ensuite,
l’immense baisse des coûts du transport a une prise
directe sur l’activité économique.
Dans l’optique sociétale la conception même du
2
voyage a été révolutionnée. Ecoutons Bruno Marnot :
« Le chemin de fer a bouleversé en profondeur les
1
Christophe Studeny (docteur en histoire, agrégé en éducation
e
e
physique), L’invention de la vitesse, France XVIII – XX siècle, Paris,
1995, 416 pages.
2
Bruno Marnot (Université Michel-de-Montaigne Bordeaux III), La
e
mondialisation au XX siècle (1850-1914), Paris, 2012, p. 201.
Cahier économique 119
rapports de l’homme à l’espace et au temps, dans un
monde où le pas du cheval constituait depuis toujours
l’étalon de la mobilité ». Le repli sur le local recule : un
sentiment de cohésion nationale se répand dans le
3
Luxembourg. Les chemins de fer à voie étroite y ont
contribué de manière non négligeable. Pour terminer
4
écoutons l’historien Charles Barthel : « Qu’est-ce qui,
avant l’implantation des lignes ferrées, a bien pu unir
toutes ces gens ? Un monde a dû les séparer ! ».
e
•
Dans la première moitié du 19 siècle le
Luxembourg est un désert financier. Il n’y a pas encore
de banque, signe d’un développement modéré du
commerce. Le régime financier de l’époque s’appuie
sur deux axes.
5
Le premier axe est lié à ce que Jacques Le Goff
appelle « le marchand-banquier. Les deux sont alors
indissociables ». L’apparition de ce « couple » remonte
6
donc au Moyen Age. Au moment de l’indépendance
« les seuls instituts qu’on pouvait qualifier de banque
étaient ceux de J.-P. Pescatore à Luxembourg et de
Joseph Tschiderer à Diekirch ». Un peu plus tard, la
« Handlungshaus Wagner und Schoemann » de Trêves
s’installe à Luxembourg. En fait ces « maisons »
pratiquent à la fois des opérations de commerce et
des opérations bancaires simples.
Il n’y a pas encore d’infrastructure financière au
Luxembourg. L’année 1856 marque un début de
développement timide, mais réel. Au cours de cette
7
année sont créées la Caisse d’épargne de Luxembourg
8
et la Banque internationale à Luxembourg (avec droit
3
Voir par exemple : Ed Federmeyer, Schmalspurbahnen in
Luxemburg, Luxembourg, 1991, Band 1, 417 pages et Band 2, 501
pages.
4
Charles Barthel, Les chemins de fer et le « démantèlement » de la
forteresse de Luxembourg avant le traité de Londres de 1867, in :
nos cahiers, n° 4, 2009, p. 28.
5
Jacques Le Goff, A la recherche du Moyen Age, Paris, 2003, p. 72.
6
Paul Margue et Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa
monnaie, Luxembourg, 1990, p. 56.
7
Loi du 21 février 1856 portant établissement d’une caisse
d’épargne et abrogation des lois du 18 et 20 mars 1853 sur le
crédit foncier et la caisse de prévoyance, Mémorial 1856, p. 33-34.
Voir : Pierre Guill, Caisse d’Epargne de l’Etat du Grand-Duché de
e
Luxembourg Banque de l’Etat, 125 anniversaire, Luxembourg,
1981, 189 pages suivies d’une large documentation
photographique. Raymond Kirsch, Images d’une Banque 18561996, Luxembourg, décembre 1995, 190 pages.
8
Arrêté grand-ducal du 8 mars 1856, approuvant les statuts de la
Banque internationale de Luxembourg, Mémorial 1856, p. 69-70.
Ces statuts sont publiés (en allemand) à la suite de l’arrêté.
59
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
d’émission). A partir de la fin de 1858 l’Etat garantit
1
l’intégralité des dépôts faits à la Caisse de ‘Epargne .
Le second axe est en relation avec une activité
particulière des notaires : le crédit aux paysans. Ce
système a perduré jusqu’à l’invasion allemande de
1940. En 1944 seulement, le rôle de banquier rural des
2
notaires est définitivement abrogé .
•
L’industrialisation et le Zollverein font entrer
le Grand-Duché dans la logique du marché : la
barrière douanière entre le marché national et les pays
membres du Zollverein tombe ; une part croissante de
la population (luxembourgeoise et immigrée) s’engage
dans la sidérurgie, travaillant pour l’économie
internationale.
3
L’électrification du Luxembourg est généralisée à
partir de 1928 par l’intermédiaire de la Cegedel. Cette
électrification :
fournit un second souffle à l’économie du
pays ;
se répercute à la fois sur la vie quotidienne de
la population et sur la production des
entreprises ;
est une condition indispensable à l’entrée
dans la société de consommation.
•
L’Arbed a occupé une place à part dans la
4
société luxembourgeoise . Selon le sociologue Michel
Crozier une entreprise peut être considérée comme
5
une institution : une telle entreprise a « des aspects
institutionnels sans en être légalement une ». Et
encore, selon le même auteur « ce qui transforme une
organisation en institution, c’est la durée, la
formalisation et l’engagement des participants ».
L’Arbed a parfaitement correspondu à une telle
configuration, avant de devenir une victime de la crise
permanente de la sidérurgie mondiale. L’influence de
l’Arbed sur la société luxembourgeoise a été
largement au-delà de celle qu’une entreprise détient
généralement dans un pays.
•
L’effondrement des régimes soviétiques de
l’Europe de l’Est et le déclin de la classe ouvrière
permettent une approche nouvelle. Le rôle des classes
sociales n’est plus réduit à leur seule place dans le
processus de production.
•
La frontière entre industrie et services s’est
6
estompée . L’industrie travaille actuellement sous
forme de « réseaux internationaux de production ». Y
sont mobilisés les différents intervenants de la
conception jusqu’à la commercialisation. Entre ces
deux stades l’étape de production perd du poids au
7
profit des éléments suivants : « intellectualisation
croissante, rôle des innovations, réorganisation des
systèmes réticulaires avec la mise en place des flux
tendus, … ». Ceci est encouragé par « la montée des
fonctions internationales de gestion des grandes
firmes transnationales ». Dans cette chaîne de
production les services sont de plus en plus impliqués.
Les services aux entreprises profitent autant à
l’industrie qu’aux entreprises de services stricto sensu.
Dans ce contexte on distingue les services aux
entreprises et les services aux particuliers. Il s’agit du
secteur marchand. A côté de celui-ci existe le secteur
de services non marchands (administrations, écoles,
santé, services sociaux, justice, etc.), qui ne relèvent
pas du système productif.
Le Luxembourg est pleinement plongé dans cette
société de services. Ceux-ci sont offerts à la fois à la
place financière, aux petites et moyennes entreprises
industrielles, au commerce, à l’artisanat.
1
Loi du 28 décembre 1858 sur la caisse d’épargne, Mémorial 1859,
p. 2.
2
Arrêté grand-ducal du 25 octobre 1944 complétant l’art. 6 de
l’ordonnance royale grand-ducale du 3 octobre 1841 sur
l’organisation du notariat, Mémorial 1944, p. 79. Cet arrêté est
pris à Londres. Retenons l’énoncé du Mémorial : « Il est défendu
aux notaires de recevoir des dépôts ».
3
A ce sujet voir l’ouvrage de l’historien Paul Feltes,
L’électrification du Luxembourg – Genèse et développement de la
Cegedel (1928-2003), Luxembourg, 2003, 180 pages.
4
Gilbert Trausch, L’ARBED dans la société luxembourgeoise,
Luxembourg, 2000, 96 pages.
5
Michel Crozier, Nouveau regard sur la société française, Paris,
2007, p. 141 et suivantes. L’ouvrage se présente sous la forme d’un
entretien avec Bruno Tilliette (sociologue).
60
6
François Bost (agrégé de géographie, professeur à l’université de
Reims Champagne-Ardenne), La France : mutations des systèmes
productifs, Paris, 2014, p. 29 et suivantes, la citation y comprise.
7
Laurent Carroué (professeur des universités, géographie
économique et industrielle), La France – Les mutations des
systèmes productifs, Paris, 2014, p. 129.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
2.3 Bourgeoisie et industrialisation
Présentons en quelques mots rapides l’ouvrage de
1
Josiane Weber sur la bourgeoisie luxembourgeoise de
e
la seconde moitié du 19 siècle. Son influence
omniprésente est évidemment bâtie sur
l’accumulation de ses pouvoirs politique, économique
et culturel. Ceux-ci sont liés à trois facettes : une
politique familiale, une éducation spécifique, un train
de vie (Lebensführung, Lebenswelten).
La pérennité, c’est-à-dire la garantie de la durée,
découle d’une politique de mariages gardant et
améliorant la fortune familiale. Le mariage n’est pas
seulement l’union de deux personnes qui forment une
famille, mais aussi et surtout la réunion de deux
fortunes. Le mariage « met en relation deux familles,
2
et au-delà leurs réseaux d’alliance ». On parle de
mariage mal assorti (cf. mésalliance) si la fortune se
limite à une seule famille.
La bourgeoisie luxembourgeoise se compose alors
d’une vingtaine de familles liées entre elles par des
liens de parenté et d’alliance (mariages entre cousins
3
et cousines, endogamie sociale) : Metz , Pescatore,
Servais, de Blochhausen, de Roebé, de Tornaco, Jurion,
Vannérus, Le Gallais, de Colnet d’Huart, de Scherff,
4
Richard, Boch, de Gargan, Turk, Wurth , de La
Fontaine, Jacquinot, etc.
Josiane Weber a établi les relations familiales entre
des familles bourgeoises: par exemple entre les
familles Richard et Boch; entre les familles Servais,
Collart, Majerus et Wurth; entre les familles Nothomb,
Boch, Tesch, Metz, Muller et Barbanson.
Dans ce contexte quelques volets ont joué un rôle de
premier plan.
1
Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg –
Elitenbildung & Lebenswelten 1850-1900, Luxembourg, 2013, 593
pages. Cet ouvrage est incontournable, dès qu’on se propose
e
d’étudier la société luxembourgeoise du 19 siècle. Voir aussi :
Edmond Thill (dir.), Charles Bernhoeft – Photographe de la Belle
Epoque, Luxembourg (MNHA), 2014, 800 pages.
2
Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la
bourgeoisie, Paris, 2000, p. 47. Voir aussi le dernier ouvrage paru
des deux sociologues : La violence des riches, Paris, 2013, 252
pages.
3
Voir Jules Mersch, Les Metz, la dynastie du fer, in : Biographie
nationale du pays de Luxembourg depuis ses origines jusqu’à nos
jours, XIIe fascicule, Luxembourg, 1963, p. 311-612.
4
Jules Mersch, La famille Wurth, in : Biographie nationale, op. cit.
e
XV fascicule, Luxembourg, 1967, p. 165-378.
Cahier économique 119
•
Vu l’étroitesse du territoire nationale cette
politique familiale de la bourgeoisie est d’une
redoutable efficacité: influence et richesse vont
croissant au cours de cette période. Par ailleurs, cette
politique n’est-elle pas imposée par le Code civil de
1804? La succession est partagée entre les frères et
les sœurs. Pour échapper à l’érosion de la fortune
familiale ceux-ci sont amenés à épouser des
partenaires plutôt fortuné(é)s.
5
•
La bourgeoisie a envoyé ses fils à l’Athénée
ou parfois à un établissement à l’étranger (cf.
internat). Ils ont continué des études supérieures
(surtout le droit) ou non. Dans cette dernière
éventualité ils ont souvent bénéficié d’une formation
dans une entreprise à l’étranger; ce qui les différencie
du reste de la population. A l’époque l’Athénée royal
grand-ducal est considéré comme un établissement
élitaire.
L’éducation des filles de la bourgeoisie est laissée à la
famille et/ou à l’enseignement privé; par exemple
Ecole Sainte-Sophie, d’un niveau élevé. Cet
enseignement est en général axé sur des aspects
ménagers y compris organisationnels, sur le rôle que
les jeunes filles vont jouer dans la société et sur des
activités artistiques, culturelles et caritatives.
Ce qui distingue cette bourgeoisie ce n’est pas
seulement son instruction, mais aussi et surtout sa
façon d’être et de vivre (Lebenswelt).
•
La bourgeoisie est la (seule) classe de la
mobilité : « L’histoire de la bourgeoisie, après tout,
6
n’est guère plus que l’histoire de la circulation ».
•
L’industrialisation débute vers 1870. L’ère des
entreprises sous forme de sociétés (anonymes surtout)
a commencé. Un double avantage apparaît:
rassembler d’importants capitaux et limiter la
responsabilité personnelle à concurrence de l’apport
en société. Comme dans les pays voisins la bourgeoisie
luxembourgeoise profite de ces opportunités
nouvelles.
•
Toute bourgeoisie se caractérise par sa
fortune foncière (dont la résidence, souvent un
château) et par des revenus élevés. L’éventail des
5
Pour l’éducation des fils de la bourgeoisie voir Josiane Weber, op.
cit. p. 103-1160 et pour l’éducation des filles, p. 69-101.
6
Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes, Lefebvre
et la culture consumériste, in : Céline Pessis, Sezin Topçu et
Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses »,
op. cit. p.268.
61
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
revenus entre ouvriers et bourgeoisie est de 1 à 100
et même plus. L’industrialisation du Luxembourg s’est
déroulée dans une société inégalitaire.
commencent à s’organiser à partir de 1906. Les
employés comptent 5 078 personnes (dont 421 de
sexe féminin) et relèvent à la fois du secteur privé et
du secteur public.
e
•
Au 19 siècle la fortune bourgeoise est le plus
souvent nette de dettes, donc moins exposée aux
aléas économiques.
Mais fortune et revenus ne sont pas les seuls critères
de définition de la bourgeoisie. Intervient son activité
culturelle et surtout un aspect particulier : à la
domination économique et culturelle s’ajoute ce que
2
les sociologues Michel Pinçon et Monique PinçonCharlot appellent la « domination symbolique ». La
domination matérielle et culturelle s’appuie
solidement sur l’acceptation dans la mentalité de la
masse de la population de cet état des choses. En
d’autres mots « les dominés participent alors euxmêmes à leur domination en reconnaissant celle-ci
comme bien fondée ». Voilà qui consolide largement la
domination bourgeoise : elle est devenue incontestée,
voire incontestable.
Entre 1907 et 1935 la population active totale
augmente de 14%, face à une hausse de 86% de la
population active du secteur tertiaire. Voilà un signe
5
de moyennisation de notre société .
L’entre-deux-guerres opère des changements dans la
structure de la bourgeoisie, dans le sens que le
caractère exclusif de cette bourgeoisie s’estompe sous
l’impact de plusieurs facteurs, par exemple :
L’introduction de la progressivité de l’impôt
sur le revenu (1919).
Le droit de vote universel affaiblit le pouvoir
politique de la bourgeoisie.
Des fortunes se sont évanouies, par exemple
avec l’effondrement des valeurs mobilières
allemandes et russes.
La réduction de l’activité économique limite
les revenus de cette bourgeoisie.
Un facteur clé du recul de cette bourgeoisie
est la concomitance de la crise économique et
financière et la disparition de sa domination
symbolique, nécessaire à sa reproduction
sociale. La population ne reconnaît plus le
bien fondé de la domination bourgeoise.
L’élément déclencheur a été la Première
guerre mondiale, une cause exogène.
Avant même la Première guerre mondiale le
pouvoir économique de la bourgeoisie a été
atténué. Revenons au Code civil de 1804 dans
la perspective de l’ouvrier: sa responsabilité
est entièrement engagée en cas de maladie et
en cas d’accident du travail. Ainsi, le salarié
accidenté ne peut toucher une indemnité que
6
si les trois conditions suivantes sont remplies:
un dommage dans le chef du travailleur; ce
dommage est la conséquence de l’activité
salariale; il faut démonter une faute du
patron.
e
Au cours de la seconde moitié du 19 siècle le face-àface bourgeoisie et monde ouvrier est difficile, car figé
dans une incompréhension totale.
A titre d’information relevons le décompte du nombre
3
des ouvriers lors du recensement de 1907.
Nombre total d’ouvriers
83 886
100
Dont :
dans l’industrie
dans l’agriculture
dans le commerce/transport
domestiques*
35 265
36 098
7 012
3 550
42
43
8
4
* Les domestiques sont assimilés aux ouvriers dans le recensement ; ces
domestiques (dont 3 423 de sexe féminin) vivent dans le ménage du
patron.
Voilà mis en évidence le poids du monde ouvrier dans
la société luxembourgeoise. Entre celui-ci (grand
nombre) et la bourgeoisie (pouvoir politique et
économique) se sont glissées les classes moyennes.
Celles-ci, surgies sous la poussée de l’industrialisation,
4
se composent de deux volets. Les commerçants
1
Josiane Weber, op. cit. p. 388.
M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, 2000, op. cit. p. 46-47, avec la
citation afférente.
3
Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, fasc.
XXII, p. 25, p. 89-92.
4
Cahier économique n° 108, op.cit. p. 29 et suivantes.
2
62
5
Cahier économique n° 113, op. cit. p. 112 et suivantes.
André Thill, La protection sociale, in: MEMORIAL 1989 – La
société luxembourgeoise de 1839 à 1989, Luxembourg, 1989, p.
628.
6
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Cette troisième condition est difficile, sinon
impossible à démontrer devant la juridiction
civile. L’ouvrier est complètement désarmé
vis-à-vis du patronat. Celui-ci, par contre, est
fermement installé dans une position
privilégiée : comme propriétaire-actionnaire
dans une société anonyme sa responsabilité
personnelle est limitée à ses apports dans la
société, mais sa fortune personnelle est
préservée.
Bref, le Code civil établit la responsabilité
totale du salarié, le Code de commerce réduit
la responsabilité du patron à ses apports en
société. Le Code civil met le « droit » du côté
de la bourgeoisie. Voilà qui résume
parfaitement les relations asymétriques entre
patronat et salariat.
e
Les lois sociales du début du 20 siècle (lois du
31 juillet 1901, du 5 avril 1902, du 6 mai
1911) changent la donne : passage du droit
commun au droit social. En d’autres termes la
responsabilité personnelle ou faute du salarié
est remplacée par la responsabilité sociale.
Cette révolution sociale a rééquilibré quelque
peu les relations entre patronat et salariat.
Avec le recul qui est le nôtre la société
luxembourgeoise a « admis qu’il existait une
responsabilité proprement sociale, irréductible
1
au jeu des responsabilités individuelles ».
Ce n’est évidemment pas la disparition de la
bourgeoisie luxembourgeoise, mais il y a extension de
cette notion, peut-être peut-on parler de sa
« démocratisation ». La domination exclusive de la
bourgeoisie a disparu. D’ailleurs la frontière entre la
nouvelle bourgeoisie et les classes moyennes n’est pas
étanche.
Finalement le temps de la bourgeoisie « héréditaire »
(dynasties bourgeoises) est révolu, dans le sens que :
•
•
Les pouvoirs politique, économique et
juridique sont dorénavant davantage séparés.
La pérennité des dynasties bourgeoises n’est
plus assurée.
Le Luxembourg est dirigé par une élite, en nombre
restreint, issue de la bourgeoisie (cf. grandes familles).
2
Le professeur de sociologie Michael Hartmann a bien
1
Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos
néolibéral, Paris, 2012, p. 433.
2
Michael Hartmann, Geschlossene Gesellschaft – Interview mit
Michael Hartmann, Professor für Soziologie an der Technischen
Cahier économique 119
formulé cet aspect : « Es gibt nur vier wirkliche
Kerneliten, die aus Wirtschaft, Politik, Justiz und
Verwaltung. Die treffen die wichtigsten
e
Entscheidungen ». Tout au long du 19 siècle, jusqu’à
la Première guerre mondiale au moins, cette
constatation s’applique pleinement au Grand-Duché.
3
e
Selon Josiane Weber seuls 10% des ministres au 19
siècle sont issus des milieux agricoles et ouvriers ; le
cabinet formé en 1866 par de Tornaco est
exclusivement composé de nobles, d’où l’expression
« gouvernement des barons ».
***
La bourgeoisie luxembourgeoise de l’époque pratique
des relations mondaines dans un cercle relativement
restreint. Les classes moyennes se rencontrent dans
4
les cafés de la Ville. Ecoutons Guy May : « Das
gesellschaftliche Leben für den Normalbürger spielt
sich zum Teil in den Wirtshäusern der Stadt und mit
besonderer Vorliebe in den Gartencafés auȕerhalb der
Festungsmauern ab ». Cet auteur indique quelques
lieux de rendez-vous connus des classes moyennes :
dans le périmètre en dehors de la forteresse, on
compte 196 cafés et 11 hôtels.
2.4 Le Luxembourg et la théorie de la
régulation
2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la
régulation
Sans entrer dans les détails de la théorie de la
régulation présentons brièvement les principes de
base de cette approche.
•
L’accumulation du capital
Il s’agit de « l’ensemble des régularités assurant une
progression générale et relativement cohérente de
l’accumulation du capital, c’est-à-dire permettant de
résorber ou d’étaler dans le temps les distorsions et
déséquilibres qui naissent en permanence du
Universität Darmstadt, in : Forum, für Politik, Gesellschaft und
Kultur, n° 314, janvier 2012, p.16.
3
Josiane Weber, Politische Eliten in Luxemburg – Die Rekrutierung
der Minister in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, in :
Forum, n° 314, op. cit. p. 21 et p. 22. Voir aussi, dans la même
publication : Henri Wehenkel, De la formation des élites
intellectuelles dans un petit pays, p. 36-40.
4
Guy May, Kultur und Gesellschaft in der Bundesfestung und der
Stadt Luxemburg (1815-1914), Luxembourg, 2013, p. 92.
63
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
processus lui-même ». Sont concernés les liens entre
les éléments suivants : organisation de la production,
état de la technique, partage de la valeur ajoutée,
origine de la demande.
•
Les formes institutionnelles
Il s’agit de dégager les conditions dans lesquelles
opère l’ensemble des entreprises. Il importe de préciser
les relations entre les entreprises, de préciser le
rapport salarial. Sont impliquées cinq formes
institutionnelles majeures : la forme de la
concurrence, le rapport salarial, la nature de l’Etat, le
régime monétaire, l’insertion dans le régime
international. Il s’agit de l’organisation générale d’une
économie nationale.
•
La régulation
« Parler de régulation d’un mode de production, c’est
chercher à exprimer la manière dont se reproduit la
structure déterminante d’une société dans ses lois
2
générales ». Réguler, c’est ajuster les différents
éléments de l’accumulation du capital et les formes
institutionnelles. L’Ecole de la régulation connaît une
succession de régimes d’accumulation en relation avec
le mode de régulation. Il n’y a donc pas une seule
forme de régulation. Le marché n’est pas
autorégulateur ; les institutions permettent des
ajustements assurant l’accumulation, donc la
croissance à long terme. L’histoire indique des
changements du régime d’accumulation. Appliquons
grossièrement cette configuration à la situation du
Grand-Duché.
Selon le régulationnisme, le capitalisme connaît deux
grands modes de régulation : la régulation
concurrentielle et la régulation monopoliste (ou
e
monopolistique). La première est typique du 19 siècle
(concurrence effrénée, des salariés dépourvus de droits
sociaux, flexibilité tous azimuts pour les seuls
salariés). La seconde se situe dans un autre contexte :
grands groupes industriels, conventions collectives,
intervention de l’Etat. Le capitalisme, au cours de son
histoire, a parcouru différentes formes
institutionnelles. A l’opposé de la théorie classique le
régulationnisme intègre les sciences sociales (par
exemple histoire, sociologie) dans l’analyse
économique. Le régulationnisme sort l’analyse
économique de sa « splendid isolation ».
3
R. Boyer parle de « la théorie de la régulation comme
réinsertion de l’économie politique dans l’histoire du
capitalisme ».
Contrairement à la théorie économique classique, le
régulationnisme connaît donc des métamorphoses, et
ceci à deux niveaux. Dans le temps, par exemple le
régime fordiste diffère du régime concurrentiel de la
e
fin du 19 siècle. Dans l’espace, c’est-à-dire dans les
différents pays, par exemple le capitalisme anglais et
le capitalisme français. Nous sommes là dans le cœur
de la régulation.
Le régulationnisme s'intéresse prioritairement aux
transformations structurelles et institutionnelles du
capitalisme.
2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation
En un raccourci rapide la régulation adresse une
4
double critique à la théorie classique.
Celle-ci, autonome (indépendante du contexte
historique et sociale) est animée par l’homo
oeconomicus, déterminé par un comportement
individuel et rationnel. Selon le régulationnisme
« l’économie est encastrée dans les pratiques sociales,
que les comportements individuels s’inscrivent dans
les normes générales et que la dynamique économique
est irréversible, dépendante de sa trajectoire passée ».
La seconde critique s’adresse au marxisme, situé dans
« une reproduction automatique de la dynamique
économique ». Les travailleurs sont considérés
« comme des supports passifs des relations de
production ». Au contraire, le régulationnisme voit
ceux-ci pleinement engagés dans la lutte sociale (cf.
années 1917-1921 au Luxembourg).
D’ores et déjà la position du Luxembourg peut être
esquissée.
L’accumulation a joué pleinement au Grand-Duché,
grâce notamment aux formes institutionnelles, au
3
1
Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), Théorie de la régulation –
l’état des savoirs, Paris, 2002, p. 567. Cet ouvrage comprend un
glossaire (p. 556-570) adapté à une information rapide.
2
R. Boyer et Y. Saillard, op. cit. p. 569.
64
Robert Boyer, L’économie peut-elle (re)devenir une science
sociale ? A propos des relations entre économie et histoire, in :
Revue française de socio-économie, premier semestre 2014, n° 13,
p. 211.
4
Christian Chavagneux, Economie politique internationale, Paris,
2010, page 104 (citations) et suivantes.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
sens large ; par exemple création d’un Etat
luxembourgeois avec une administration performante,
montée du salariat, un système concurrentiel
acceptable. La régulation fonctionne sans trop
d’accrocs.
Ce système est fortifié par la stabilité internationale
qui prend successivement différentes formes :
Zollverein, UEBL, traités européens. Elles protègent, en
grande partie, le Luxembourg vis-à-vis de la
mondialisation. Finalement, le succès de la régulation
au Grand-Duché est lié principalement à son aspect
international. Cette protection s’effrite avec la crise de
2007.
Au Luxembourg l’évolution du capitalisme fait
e
remonter plusieurs époques successives. Le 19 siècle
présente deux périodes successives de régulation : la
régulation à l’ancienne, la régulation concurrentielle
e
(type 19 siècle).
2.4.2.1 La régulation à l’ancienne
La régulation à l’ancienne se déroule de l’Ancien
e
régime jusque vers le milieu du 19 siècle. L’Ancien
régime est lié à des structures rurales et présente les
caractéristiques suivantes.
Un capitalisme de négoce et d’industrie
sidérurgique ancienne.
La dynamique économique – si elle existe –
est liée aux incertitudes de l’agriculture.
Des crises dites d’Ancien régime sont
déclenchées, avec leur engrenage bien connu.
Mauvaise récolte ĺ prix agricoles grimpants ĺ
disette/famine ĺ offre industrielle>demande
ĺ baisse salaires ĺ crise générale
Ce schéma de régulation, de par la surmortalité (cf.
disette/famine), rappelle le modèle malthusien.
2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19
siècle)
e
Les prix sont concurrentiels et ceci à double
titre. D’abord, le Luxembourg, membre du
Zollverein, est exposé à la concurrence
industrielle de ce territoire. Ensuite, nous
sommes en présence de mécanismes
concurrentiels dans la relation salariale, avec
une forte sensibilité salariale à la conjoncture.
1
Marcel Ungeheuer a mis en évidence les
mouvements conjoncturels de la sidérurgie.
Les salariés sont soumis aux fluctuations de
l’accumulation et n’ont aucune influence sur
le salaire nominal ; il n’y a pas encore de
syndicats dans la sidérurgie luxembourgeoise.
Retenons une particularité institutionnelle :
2
notre régime monétaire inédit. Le
Luxembourg est entré dans le Zollverein en
1842, mais lors du premier renouvellement de
ce traité en 1847 le Luxembourg est dispensé
(petite dimension oblige) de ses contraintes
monétaires (Münzverein). Il fait partie du
Zollverein, mais pas du Münzverein. La
situation monétaire est la suivante : sont
admis comme monnaie le thaler prussien, les
francs français et belge ; jusqu’en 1848 le
florin néerlandais est admis dans les caisses
de l’Etat. Le franc luxembourgeois est une
monnaie de compte. Ce régime a bien
fonctionné et ceci essentiellement pour deux
raisons : la flexibilité ainsi fournie à notre
négoce international, l’absence totale de
consommation de masse. Toutefois, ce
système a évidemment été adapté au fil du
temps. Par exemple en 1854 apparaissent les
3
premiers signes monétaires luxembourgeois
(monnaie divisionnaire, mais pas de billets) ;
le mark allemand devenu la principale
monnaie des transactions commerciales,
remplace le thaler. Par ailleurs, l’appartenance
au Zollverein empêche l’entrée dans l’Union
monétaire latine.
Dans ce contexte la monnaie est un puissant
instrument de la régulation au Luxembourg, souvent
sous-estimé.
Ce mode de régulation est tout à fait différent du
précédent, car l’industrie sidérurgique est au cœur de
la régulation. Résumons ses caractéristiques.
L’accumulation est de nature extensive : le
capitalisme étend ses relations de production,
1
M. Ungeheuer, 1910, op cit. 362 pages.
Paul Margue, Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa
monnaie, Luxembourg, 1990, 192 pages. Pour ce qui est de la
monnaie au Luxembourg, le lecteur intéressé est renvoyé à cet
ouvrage.
3
Ibid. p. 50 et suivantes.
2
Des phases prospérité/retournement se
succèdent : les salaires sont soumis aux
fluctuations de l’accumulation.
Cahier économique 119
65
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
mais ne change pas substantiellement les
conditions de production.
Le salariat industriel au Luxembourg reste
encore minoritaire : il contribue de façon
décisive à la création du profit, mais ne
participe pas à la formation de la demande et
on parle de « demande tirée par le profit »
(Robert Boyer). Parmi les 123 116 personnes
actives (population totale : 249 822) on
compte 83 886 ouvriers dont 35 265 dans
l’industrie (36 098 dans l’agriculture) ;
1
données statistiques liées à l’année 1907.
Ce régime économique n’est jamais au repos.
2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres
2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme
2
La régulation au temps du fordisme est différente de
la régulation concurrentielle. On parle de régulation
monopoliste.
Cette période est le temps de profondes modifications
économiques, financières, politiques, sociales et
sociétales, comparables aux transformations opérées
par la Révolution française au Luxemboourg.
Caractérisons la régulation particulière de cette
période.
1
Retenons d’emblée que l’entre-deux-guerres
est une époque particulière dans le sens que
l’ancienne régulation disparaît sans qu’une
nouvelle soit installée. Une crise profonde
s’est abattue sur le pays.
Le salariat a obtenu – non sans difficultés –
des droits (syndicats, grève). Le rapport
salarial a changé. Le temps des contrats
collectifs est amorcé : 1936 pour les ouvriers,
1937 pour les employés.
Les formes institutionnelles sont modifiées,
par exemple le droit de vote universel. La
salarisation croissante de la société modifie le
rapport de force entre capital et travail. Le
rôle de l’Etat s’étend dans le sens d’une plus
grande intervention ; par exemple : journée
de huit heures de travail, indemnités de vie
chère, indemnité de chômage.
L’entre-deux-guerres présente une
accumulation capitalistique intense, mais
dotée d’une certaine incohérence liée à
l’absence de consommation de masse, ce qui
n’est pas sans brutalité vis-à-vis des salariés
(chômage, conditions de vie détériorées,
stagnation sinon recul des salaires).
La marche vers une nouvelle régulation est
inexorable, mais lente, car le patronat a
longtemps tenté d’enrayer cette évolution.
Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907,
Luxembourg, 1912, fascicule XXII, p.89, p. 92, p.2.
66
Avec le recul qui est le nôtre cette période
peut être considérée comme la préparation du
fordisme.
Le rapport salarial est transformé par
3
l’indexation du salaire nominal sur les prix :
la productivité du travail est anticipée.
La protection sociale se modifie dans le sens
que des « éléments collectifs entrant dans le
mode de vie salarié (accès à l’éducation, à la
santé et partiellement au logement) sont
incorporés dans des systèmes de couverture
4
sociale », de type bismarckien pour le
Luxembourg, car les cotisations sociales des
salariés et des patrons alimentent la
couverture sociale.
La sensibilité du salaire à la conjoncture
économique est en déclin : il y a progression
quasi continue du salaire réel, lié au caractère
stagflationniste des récessions.
Salariat et patronat sont appelés à
collaborer : par exemple création en 1966 du
Conseil économique et social (CES).
Les modifications institutionnelles ont un
sérieux impact sur la régulation, qualifiée
alors de monopoliste.
On peut parler d’accumulation intense :
production de masse et consommation de
masse.
Des rythmes différents, en relation avec des
régulations nationales divergentes sont
2
Robert Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 47 et suivantes,
p. 57 et suivantes.
3
L’échelle mobile des salaires et traitements est introduite en
1921 (arrêté grand-ducal du 14 mai et loi du 9 août 1921) au
profit des agents publics et des chemins de fer. Dans la sidérurgie
les salaires sont déjà adaptés à l’évolution du coût de la vie (mais
pas encore sur une base légale). Pour une information très rapide
voir : L’économie luxembourgeoise au 20e siècle, Luxembourg 1999
(STATEC), p. 163-164. Voir aussi : La réforme de l’indice des prix à
la consommation – Historique, Réforme de 1984, Séries
statistiques, Echelle mobile, Luxembourg (STATEC), 1985, 179
pages ; cahier économique n° 69. Voire aussi deux publications de
Pierre Camy : Un demi-siècle d’échelle mobile au Luxembourg et
Un demi-siècle d’indice des prix au Luxembourg, in : cahiers
économiques de la Banque internationale à Luxembourg (n° 3/77,
40 pages et n° 4/76, 42 pages).
4
Robert Boyer, op. cit. p. 48.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
corrigés grâce aux réajustements des taux de
change.
La politique joue un rôle de choix dans la
régulation ; cela commence après la Première
guerre mondiale avec le Gouvernement Emile
Reuter, poussé à l’intervention par les
événements. Après la Seconde guerre
mondiale le Gouvernement Pierre Dupong
1
crée quelques organismes renforçant ce rôle :
par exemple la Conférence nationale du
travail (10.11.1944), le Conseil de l’économie
nationale (04.08.1945).
2
Ecoutons encore Robert Boyer : « Sous le
fordisme, la dynamique de la progression
négociée du salaire réel n’est-elle pas le
stimulant de la productivité et de
l’innovation ? ».
Pour terminer écoutons une approche critique du
3
professeur Isabelle Cassiers : « La théorie n’étant pas
totalement bouclée, ne pouvant pas l’être, il s’agit de
mettre en œuvre ces concepts dans une recherche
historique, comparative ou même prospective ».
Quant à la régulation au temps de la société de
services, voir sous 2.6.2.
2.4.2.5 Conclusion d’étape
par les grandes grèves de 1917 et 1921 et l’attitude
intransigeante et rigide du patronat. La concurrence
des espaces nationaux est relevée par la disparition du
Zollverein et la création de l’union économique du
Luxembourg avec la Belgique (UEBL), vers laquelle la
France a poussé le Luxembourg. Enfin la grande crise
de l’entre-deux-guerres (politique, économique,
sociale et sociétale) a complètement bouleversé la
société luxembourgeoise.
6
R. Boyer parle des « Vingt douloureuses » pour les
années 1970 et 1980. Ceci ne s’applique pas au
Luxembourg. L’industrie fordiste est bel et bien en
crise (cf. concurrence des pays hors d’Europe).
Toutefois au Luxembourg le recul sidérurgique (19751985) aurait dû mener à une vraie catastrophe, car
parler industrie, c’est pointer la sidérurgie. Il n’en est
rien, deux effets ont joué.
En 1963 les Etats-Unis sont occupés à lutter contre le
déficit de la balance des paiements. L’interest
equalization tax rend les achats de titres étrangers
plus onéreux. La réponse est simple : les dollars et les
entreprises prennent le chemin de l’Europe. Pour le
Luxembourg, c’est le temps « heureux » des eurodollars et des euro-obligations, car la finance y est
encore peu développée. Jusque-là les banques sont
surtout tournées vers le petit marché intérieur : il y a
donc peu de réglementation bancaire et financière.
4
Selon R. Boyer « la théorie de la régulation répond par
la négation à l’idée de lois d’évolution immanentes du
capitalisme ». Et encore : … ce qui importe c’est « la
forme précise que prennent les rapports sociaux
capitalistes, tels qu’ils sont façonnés par les conflits
sociaux et politiques, la concurrence des espaces
nationaux, ou encore les grandes crises qui marquent
le développement de ce système économique ». Voilà
qui s’applique à merveille à la crise générale de la
société luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres. Les
5
conflits sociaux et politiques peuvent être symbolisés
1
Pour des détails voir : Gérard Trausch, Le Conseil économique et
social et la société luxembourgeoise. Luxembourg, 2006, p. 6 et
suivantes.
2
Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Paris,
2004, p. 223.
3
Isabelle Cassiers (université catholique de Louvain), Boyer Robert
– La théorie de la régulation : une analyse critique, in : Xavier
Greffe, Jérôme Lallement, Michel de Vroey, Dictionnaire des
grandes œuvres économiques, Paris, 2002, p. 69. Voir aussi, dans
un autre genre: Isabelle Cassiers (dir.), Redéfinir la prospérité,
Paris, 2013 (2011), 382 pages; préface de Dominique Méda.
4
R. Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 105, y comprise la
citation suivante.
5
Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du
Luxembourg 1914-1922, 1974, 118 pages.
Cahier économique 119
Entre 1968 et 1974 la Bundesbank augmente les
réserves obligatoires non rémunérées pour lutter
contre l’inflation. En 1974 l’Allemagne introduit une
retenue à la source sur les intérêts. En réponse des
banques allemandes s’installent au Luxembourg. De
fait le Luxembourg n’a pas attiré euro-dollars et euroobligations et les banques allemandes. Au contraire,
l’étranger a saisi l’opportunité offerte à cette époque
par la situation particulière du Luxembourg.
L’ère fordiste a été prolongée au Luxembourg par le
secteur financier/bancaire, parce que la productivité
et les rendements d’échelle sont au rendez-vous, au
moins par rapport aux pays voisins. Voilà qui explique
cette ère de prospérité fordiste, renforcée par la
légendaire stabilité politique et un environnement
économique et social favorable au Luxembourg. Le
fordisme se prolonge donc au Luxembourg jusque vers
les années 1990.
***
6
R. Boyer, op. cit. p. 73.
67
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
sociaux et psychologiques subis par les
chômeurs. L’emploi a un effet intégrateur, or le
chômage freine cette mécanique.
Pourquoi la société fordiste s’est-elle enrayée ? Pour
aborder cette question, revenons – en résumé – sur
ses caractéristiques. L’ère fordiste est définie par ce
qu’on appelle le « cercle vertueux ».
•
•
•
•
•
•
•
Accroissement simultané de la production et
de la productivité avec partage des fruits de
la croissance entre salariat et patronat.
Il y a consensus social : collaboration entre
patronat et salariat. La proximité entre
salariat et patronat (du temps de la
sidérurgie) y a contribué.
Le plein-emploi règne : absence de chômage.
Un système généreux de protection sociale
est mis en place.
Le Luxembourg bascule dans la société de
consommation : la consommation n’est plus
réservée à la bourgeoisie, l’ensemble de la
population y accède.
Le dispositif de la protection sociale est axé
sur l’activité professionnelle.
A la protection sociale assurantielle s’ajoute un
volet de solidarité, donc non lié au travail. Ceci
augmente le risque de l’assistanat. D’où une
évolution potentiellement dangereuse :
protection sociale assurantielle ĺ solidarité
nationale (nécessaire)
ĺ protection sociale assistantielle.
En d’autres mots, la protection sociale, au lieu
de cibler ceux qui en ont besoin, pratique
l’arrosoir social, facile à mette en œuvre, mais
coûteux, car difficile à arrêter.
•
Les immigrants traditionnels d’Italie, puis du
Portugal n’ont guère posé de problèmes
d’intégration : la société industrielle a su offrir
du travail même à ceux qui ne disposent
d’aucune formation. Dans la société de services
les immigrants sans formation sont confrontés
à de sérieux problèmes. Actuellement la moitié
des chômeurs n’a aucune formation ; un quart
d’entre eux n’a pas fréquenté les écoles du
pays. Une situation spécifique peut se
présenter : des immigrants font face à un
environnement culturel qui leur est tout à fait
étranger. Ils peuvent être heurtés par le
« laxisme des mœurs, …, partie de la liberté
1
démocratique ». Des problèmes d’intégration
apparaissent et peuvent peser sur la cohésion
sociale.
•
Enfin, à cela s’ajoute la crise économique :
augmentation des dépenses, mais les recettes
augmentent aussi (au moins jusqu’à
maintenant).
La redistribution sociale est de nature assurantielle
(comme dans les pays voisins). Cette configuration
économique et sociale a été un succès, parce que ces
divers points fonctionnent ensemble, se complètent
mutuellement ; il y a enchaînement excellent entre
ces points. Ainsi, le partage de la valeur ajoutée entre
salariat et patronat suppose une certaine concertation
entre les deux.
Le régime de protection sociale marche sans difficulté,
car il y a absence de chômage. L’accès à la
consommation de la masse de la population mène à la
pleine acceptation de la société fordiste.
Au Luxembourg l’ère fordiste a duré davantage que
dans les pays voisins. Ses avantages ont joué plus
longtemps. En effet, l’économie financière a pu
prendre la relève au moment du déclin sidérurgique.
Le recul fordiste est lié à une forte atténuation, sinon
à la disparition des caractéristiques définissant le
fordisme. A l’image de la liste précédente le constat
suivant peut être dressé.
•
La productivité dans le tertiaire a baissé, ce qui
a entraîné des problèmes dans le partage des
fruits de la croissance. Le consensus social est
ébranlé : le patronat a boycotté le CES en 2011.
1
•
68
Le chômage croissant a bouleversé la donne : le
coût du modèle luxembourgeois devient
exorbitant. Il en est de même des dégâts
Dominique Schnapper (sociologue), La cohésion sociale : de quoi
parle-t-on ? in : Christophe Fourel et Guillaume Malochet, Les
politiques de cohésion sociale – Acteurs et instruments, Paris,
2013, p. 25. Centre d’analyse stratégique, Rapports et documents
n° 55.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
3
2.5 Une autre interprétation de
l’industrialisation
2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir
1
Retraçons brièvement les tendances politiques
e
existant au 19 siècle au Luxembourg. Deux camps se
détachent nettement : les libéraux, les catholiques.
Le premier camp comprend les libéraux doctrinaires et
les libéraux progressistes.
Les libéraux doctrinaires sont autoritaires dans leur
optique politique, conservateurs dans leur optique
sociale, orangistes et anticléricaux. Il s’agit surtout de
hauts fonctionnaires, sans grande résonance dans la
population. Le Roi Grand-Duc les installe au pouvoir
dans le contexte de la constitution de 1841. Ignace de
la Fontaine (1787-1871) est leur chef de file.
Les libéraux progressistes témoignent d’un esprit plus
ouvert : élargissement du pouvoir législatif, liberté de
presse, liberté individuelle. Ces finalités profitent en
premier lieu à ce groupe qui se dit plus accessible au
domaine social, mais se refuse au suffrage universel.
La révolution de 1848 les installe au pouvoir qu’ils
perdent avec le « coup d’Etat » du Grand-Duc de 1856,
mais ils reviennent au pouvoir avec la constitution
libérale de 1868. Leur chef de file est la dynastie
Metz.
Le second camp est représenté par les catholiques et
s’oppose au premier. D’abord progressistes, ils sont
pour le droit de vote universel en 1848, par la suite ils
deviennent de plus en plus conservateurs sous la
houlette de leur chef de file Charles-Gérard Eyschen
(1800-1859).
Notons en quelques traits la situation sociale du pays
et le regard que la bourgeoisie y porte. Les notables ne
sont guère capables de saisir la gravité du problème
social. « Ils ne s’occupent du chômeur et de l’ouvrier
devenu invalide par maladie, l’accident de travail ou la
vieillesse que sous l’aspect de la répression de la
2
mendicité. ».
Le Journal de la Ville de Luxembourg du 4 novembre
1829 parle avec enthousiasme du travail en usine de
garçons et de filles entre 8 et 12 ans. Le 19 décembre
1829 le même journal relate le travail de 60 à 70
petites filles, la plupart en dessous de huit ans, dans
une usine de fourrures de gants. Il faut attendre la loi
du 6 décembre 1876 pour interdire aux enfants avant
l’âge de douze ans révolus les travaux en usines ou
ateliers. Cet âge est porté à 16 ans pour des travaux
de nuit ou des travaux souterrains (mines, minières,
carrières).
Retenons un comportement symptomatique de la
bourgeoisie à l’égard du domaine social à la veille de
4
la révolution de 1848. « Une loi de Napoléon du 19
janvier 1805, …, avait mis aux frais de l’Etat
l’éducation, à partir de l’âge de dix ans, dans un lycée
ou une école des arts et métiers d’un enfant mâle de
chaque famille qui en comptait sept vivants. Le 17
avril 1847 cette loi étant encore en vigueur, un
cultivateur de Sandweiler, père de 15 enfants vivants,
e
en demanda le bénéfice pour son 10 fils, âgé de 10
ans. Sur cette demande, le gouvernement proposa aux
Etats l’abrogation de la loi. Le 22 juin 1847, les Etats
votèrent la suppression de cette aide aux familles
nombreuses … ». La loi de 1805 est abrogée à
l’unanimité, ce qui témoigne d’un manque total de
sensibilité sociale.
Au Luxembourg la révolution de 1848 a un aspect
distinctif par rapport aux pays voisins. Ecoutons Albert
5
Calmes . La première différence est « l’inertie des
pouvoirs publics lors des famines de 1846 et 1847 ».
Selon la seconde « la révolution fut déclenchée dans
les communes et non, comme dans les autres pays, à
l’échelon de l’Etat et dans la capitale. Et ceci non pour
des griefs financiers, …, mais pour des motifs
politiques culminant dans l’opposition aux oligarques
locaux. Promus édiles non par les votes des
administrés, mais par la faveur du gouvernement, et
gérant les affaires communales dans le secret, ils ne
pouvaient échapper au soupçon de soigner leurs
intérêts personnels au détriment de l’intérêt général et
ceux de leur classe à l’encontre des besoins des petites
gens ».
Ce contexte explique la grande réforme des
communes, dès 1848, par la Chambre issue des
élections de septembre 1848. Cette réforme est
effectivement une urgence. Revenons à Albert
3
1
Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 54.
2
Albert, Calmes, La Révolution de 1848 au Luxembourg,
Luxembourg, 1957, p. 148.
Cahier économique 119
Albert Calmes, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le Royaume
des Pays-Bas (1815-1830), Bruxelles, 1932, p. 43-44.
4
Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 149.
5
Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 23-24.
69
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Calmes : « Comparée à la loi belge de 1836, qui avait
régi les communes du Grand-Duché, sauf la capitale,
la loi de 1843 était en recul des libertés communales
et de la liberté tout court. En effet, bourgmestre,
échevins, conseillers et fonctionnaires communaux,
sous des formes diverses et parfois après un simulacre
d’élections, étaient en fait désignés par le
gouvernement, qui, armé du droit de révocation, les
tenait bien en mains ». En plus, « la loi interdit la
publicité des séances du conseil communal ».
Quels sont les gagnants et les perdants de la
révolution de 1848 ?
•
Les vrais gagnants sont du côté de la
bourgeoisie libérale, malgré la régression entre 1856
et 1868. Leur pouvoir politique et économique,
consolidé, est devenu incontesté, sinon incontestable.
•
Le monde ouvrier est le vrai perdant. Leur
2
adresse aux Etats, présentant des revendications
démocratiques modérées, est esquivée. Une
3
commission d’enquête des Etats, meilleur moyen pour
enterrer des revendications, passe sous silence leurs
doléances et ne retient que la question du chômage.
Comble de l’ironie ou du sarcasme, cette commission
préconise d’utiliser les crédits prévus au budget à des
travaux publics pour peser sur le chômage. La détresse
sociale dans le pays persiste : pauvreté, précarité,
chômage. S’y ajoute le truck system et le livret
4
d’ouvrier .
L’industrialisation mène à des modifications notables
de la société luxembourgeoise. Résumons.
Cette industrialisation est marquée par le
passage vers l’usine utilisant exclusivement le coke et
la minette. Dès 1865 une telle usine est installée à
5
Dommeldange .
Vers la fin des années 1860 seul un tiers du
6
minerai extrait au Luxembourg est transformé sur
place. A partir de 1880 apparaissent les clauses
d’interdiction de trafic dans les conventions de
concession : le minerai luxembourgeois en profite
directement.
L’industrialisation a deux effets :
concentration technique dans le sud du pays des
usines et concentration financière. La sidérurgie se
déplace vers le sud du pays et la répartition
géographique suit le mouvement. S’y ajoute une
salarisation croissante de la société luxembourgeoise.
Les capitaux allemands sont largement majoritaires
dans la sidérurgie luxembourgeoise. Le pays compte
7
cinq grandes sociétés : Gelsenkirchener Bergwerks
AG, Arbed (1911), Deutsch-Luxemburgische
Bergwerks- und Hütten-AG, SA Ougrée-Marihaye et
8
Felten et Guillaume. En 1913 et selon une estimation
bilantaire 69% des usines sidérurgiques appartiennent
ou sont exploitées par des sociétés allemandes.
***
•
Les troubles de 1848 sont majoritairement
apparus dans les communes ; par exemple Ettelbruck,
Diekirch, Mersch, Grevenmacher, Wiltz, Esch/Alzette,
Esch/Sûre, Echternach, Luxembourg. Les manifestants
dans ces communes sont mi-gagnants, mi-perdants.
Ils sont gagnants, car la loi communale de 1848
améliore la situation dans les communes ; ils sont
perdants, car la situation sociale du pays reste
préoccupante.
***
1
Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg,
1954, p. 252.
2
Albert Calmes, La première manifestation ouvrière au
Luxembourg, en avril 1848, in : même auteur, Au fil de l’histoire,
Luxembourg, 1968, p. 65-75.
3
Cette commission de sept membres est composée comme suit :
deux membres du Gouvernement, un grand propriétaire et quatre
industriels. Ni ouvriers ni artisans (aucun salarié) ne sont
représentés dans cette commission.
4
Pour des détails, voir cahier économique n° 113, surtout p. 2324, p. 49 et suivantes, p. 79 et suivantes.
70
La notion de « libéralisme » revêt des significations
différentes. Dans le monde anglo-saxon ce terme a
une connotation de gauche. En Amérique latine et en
Europe du Sud il a une résonance conservatrice, sinon
néolibérale.
5
Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIXe – XXe siècles),
Bruxelles, 2012, p. 34.
6
Ibid. 2012, op. cit. p. 35.
7
Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 37 et 39.
Travaux de la Commission sur l’orientation économique du
e
Grand-Duché de Luxembourg, II partie : Rapport sur la
métallurgie, rédigé par Paul Wurth (ingénieur), Luxembourg, 1919,
p. 3 et p. 4. Voir aussi la réponse à cette Commission de Léon
Nemry (consul attaché à la légation de Belgique à Luxembourg) :
Die wirtschafliche Zukunft des Groȕherzogtums Luxemburg –
Kritik der Arbeiten der « Kommission für das Studium der durch
den Krieg hervorgerufenen wirtschaftlichen Probleme und deren
eventuellen Folgen », Luxembourg, 1919, 128 pages ; traduit du
français.
8
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
L’écrivain et essayiste Mario Vargas Llosa (prix Nobel
de littérature 2010) a même établi une liaison entre
une certaine forme de libéralisme et le marxisme. « Il
existe par exemple des libéraux qui pensent que
l’économie est le domaine au travers duquel tous les
problèmes se résolvent, et que le marché libre est la
panacée à tous les maux, de la pauvreté au chômage,
en passant par la discrimination et l’exclusion sociale.
Ces libéraux, de véritables algorithmes vivants, ont
parfois fait plus de tort à la cause de la liberté que les
marxistes, lesquels furent les premiers à proclamer
l’idée absurde que l’économie est la force motrice de
l’Histoire. Cela n’est tout simplement pas vrai. Ce sont
les idées et la culture, et non l’économie, qui
distinguent la civilisation de la barbarie ».
1902 sur l’assurance accident est une avancée sociale
de taille. Le salarié accidenté ne doit plus prouver une
faute de l’employeur pour toucher une indemnité,
faute difficile à prouver devant un tribunal civil.
« L’économie à elle seule … ne peut constituer un
objectif à la vie ».
L’ensemble de ces trois libéralismes permet à la
bourgeoisie luxembourgeoise de dominer sans entrave
la vie politique, économique et sociale du pays.
L’industrialisation a dégagé trois groupes dans la
population.
Cet auteur se déclare libéral et considère « la liberté
comme une valeur absolument essentielle. Ses
fondements sont la propriété privée et l’Etat de droit.
Ce système réduit au maximum les formes possibles
d’injustice, génère mieux que tout autre le progrès
matériel et culturel, contient le plus efficacement la
violence et veille au respect des droits humains. Les
libertés politique et économique présentent les deux
faces d’une même médaille ».
Le libéralisme économique (voir plus loin sous 3.1.) est
mis en scène par le marché. A. Smith part de la
division du travail en relation avec un espace de libreéchange, c’est-à-dire un marché. Il résume cette
3
approche par une phrase lapidaire : « Donne-moi ce
que je veux et tu auras ce que tu veux, … ». Selon P.
4
Rosanvallon A. Smith « pense l’économie comme
fondement de la société et le marché comme
opérateur de l’ordre social ». Le même auteur parle de
« société de marché généralisé ».
***
Revenons à la « bourgeoisie triomphante », imprégnée
2
de libéralisme. P. Rosanvallon distingue trois
libéralismes : le libéralisme politique, le libéralisme
moral et le libéralisme économique.
Le libéralisme politique est lié à une notion juridicopolitique. L’aspect juridique est représenté par le Code
civil de 1804 et par un ensemble de lois ou
règlements. Ainsi, les dispositions assurant le travail
sur place du minerai luxembourgeois est en faveur de
la bourgeoisie/patronat.
Le libéralisme moral est lié à l’individualisme, c’est-àdire à l’autonomie individuelle. Celle-ci implique la
responsabilité individuelle, parfois dramatique pour le
salarié. Pour celui-ci le chemin est bien long de la
responsabilité professionnelle (ou faute) issue du droit
commun à la responsabilité sociale. La loi du 5 avril
Un petit groupe de grands bénéficiaires : la
bourgeoisie/patronat, à l’abri des trois
libéralismes.
Un grand groupe de petits bénéficiaires
(relatifs) : les ouvriers de la nouvelle
sidérurgie. Malgré une situation sociale
parfois difficile (cf. logement) leurs salaires
dépassent en général ceux des autres salariés
(ouvriers agricoles et ouvriers en dehors de la
sidérurgie, journaliers, domestiques).
Un troisième groupe comprend justement ces
autres salariés, dont les salaires restent
constamment à la traîne par rapport à la
sidérurgie.
La vie politique est entre les mains de la bourgeoisie. Il
n’y a pas encore de partis politiques, mais entre les
différentes tendances (par exemple entre libéraux et
catholiques) les joutes oratoires sont parfois
mémorables. Des groupements autour de fortes
personnalités se font et se défont facilement.
Un phénomène curieux est apparu. Ecoutons Gilbert
5
Trausch . « On chercherait en vain entre 1872 et 1906
ces grandes joutes politiques qui caractérisent les
années 1848 à 1872, … ». Est-ce que la bourgeoisie
3
1
Extrait d’une conférence prononcée le 21 août 2014 lors de la
réunion des lauréats du prix Nobel à Lindau (Allemagne).
2
Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique – Histoire de l’idée
de marché, Paris, 1999, p. IX.
Cahier économique 119
Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse
des nations, Paris, 2000, p. 20. Nouvelle traduction coordonnée
par Philippe Jaudel, responsable scientifique Jean-Michel Servet.
4
5
P. Rosanvallon, 1999, op. cit. p. 70.
Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 64.
71
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
s’est concentrée sur l’industrialisation, car consciente
des nouvelles perspectives offertes ? La bourgeoisie
est-elle davantage unie que ne le suggère les diverses
tendances politiques ?
L’ère de l’industrialisation est aussi le temps de
passage du capitalisme des grandes familles (par
exemple les Metz, Pescatore, Brasseur, Collart, Wurth,
Munchen), vers le grand capitalisme (sociétés
anonymes).
Quelle relation entre la bourgeoisie et les lois sociales
de 1901, 1902 et 1911 ? Trois facteurs ont joué.
* Le Luxembourg est membre du Zollverein qui a
évidemment une influence sur sa législation.
D’ailleurs, le Luxembourg réagit avec un certain
retard.
1
* Paul Eyschen , « un libéral modéré » (selon Gilbert
Trausch) et « un stratège incontournable » (selon Denis
Scuto) fait avancer les choses après mûre réflexion.
* Les trois lois sociales sont strictement adossées au
travail, ce n’est pas une protection sociale universelle.
L’industrialisation a généré du pouvoir d’achat. Les
augmentations des salaires dans la sidérurgie
reviennent, au moins partiellement, par un détour de
consommation, à la bourgeoisie marchande, sous
2
forme de « profits différés ».
La Première guerre mondiale a marqué une crise
généralisée ; c’est aussi une crise de la bourgeoisie
3
luxembourgeoise. Ecoutons Immanuel Wallerstein :
« … ce n’est pas parce qu’un système est en crise qu’il
n’essaie pas de continuer à fonctionner comme à
1
Paul Eyschen (1841-1915) est ministre d’Etat, président du
Gouvernement de 1888 à 1915. Voir par exemple Jules Mersch,
Paul Eyschen, in : Biographie nationale du pays de Luxembourg
e
depuis ses origines jusqu’à nos jours, V fascicule, Luxembourg,
1953, p. 71-153 ; Antoine Funck, Eyscheniana, in : ibid. p. 155168 ; Léon Metzler, In memoriam Paul Eyschen, homme d’Etat et
jurisconsulte, in : ibid. p. 169-234 ; Marcel Noppeney, Paul
Eyschen entre la France et l’Allemagne, in : ibid. p. 235-241.
2
L’expression est d’Immanuel Wallerstein, Le capitalisme
historique, Paris, 2002 (3e éd.), p. 59.
3
Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde – Introduction à
l’analyse des systèmes-monde, Paris, 2009 (2004), p. 138. Dans la
foulée voir aussi du même auteur : La construction d’une
économie-monde européenne 1450-1750, in : Philippe Beaujard,
Laurent Berger et Philippe Norel, Histoire globale, mondialisations
et capitalisme, Paris, 2009, p. 191-202. Traduction de Philippe
Beaujard.
72
l’accoutumée. … les habitudes sont familières et elles
assurent des bénéfices … ».
La bourgeoisie espère continuer les affaires comme
par le passé, appuyée sur une longue tradition de
monopolisation du pouvoir économique et politique.
Voilà qui explique son attitude intransigeante et
4
arrogante. Gilbert Trausch a constaté « un mur
d’incompréhension qui sépare en ces années le
patronat et le salariat ».
Dans un contexte de pénurie alimentaire, de perte de
pouvoir d’achat, de revendications salariales
(licenciements, baisses de salaire), la lutte du monde
ouvrier contre ces calamités débouche, après la
guerre, sur la lutte pour la reconnaissance et la
légitimité des syndicats dans l’entreprise. Le monde
patronal, cantonné dans une attitude de rejet vis-à-vis
du monde ouvrier, a mis du temps pour pressentir, audelà de la crise économique, une crise sociétale.
Face à la bourgeoisie/patronat, le monde ouvrier fait
son entrée dans la société luxembourgeoise. On a
reproché au mouvement ouvrier une réaction
excessive.
En réponse au comportement rigide et fermé à toute
concession, les ouvriers ont eu recours au seul moyen
d’exprimer leur mécontentement : manifestations et
grèves. Les deux grèves de 1917 et 1921 sont bien
5
connues. Gilbert Trausch a dénombré une série de 17
petites grèves en 1919 et en 1920.
Le Gouvernement, désemparé vis-à-vis de cette
situation inédite, dans la personne d’Emile Reuter
(ministre d’Etat de 1918-1925) « a préféré tergiverser.
Pour lui il s’agissait d’éviter l’irréparable, d’empêcher
que le sang ne coulât. Il y a pleinement réussi et ce
6
n’est pas un mince mérite ». Reuter joue l’apaisement
(par exemple conseil d’usine, journée de huit heures
de travail).
Il est vrai que les ouvriers ont pratiqué un langage
outrancier, mais n’est-ce pas un moyen de se faire
entendre par la bourgeoisie/patronat. En 1848 elle a
traité les ouvriers avec mépris tout en ignorant
superbement leurs doléances. Le dénouement est bien
4
Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du
Luxembourg, op. cit. p. 84. Pour bien comprendre cette période de
l’histoire du Luxembourg, cet ouvrage de 118 pages est
incontournable.
5
6
Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 86-87.
Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 110.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
connu : un compromis . Au cours de l’entre-deuxguerres les syndicats, pleinement acceptés, se
penchent vers des problèmes qui leur sont propres (par
exemple salaire, conditions de travail) et laissent le
champ politique aux partis politiques.
2.5.2 Interprétation selon Immanuel
Wallerstein
Abordons la dimension historique de cette époque
selon l’approche du sociologue américain Immanuel
2
Wallerstein . A cet effet prévoyons deux étapes : la
période avant l’industrialisation et l’époque de
l’industrialisation.
2.5.2.1 Première étape : période avant
l’industrialisation
Dans cette communauté purement agraire la cellule
fondamentale de la société est la famille. Cette
situation est encore renforcée par la Révolution
3
française : pas d’intermédiaire entre l’Etat et les
citoyens ; le Code civil de 1804 est caractérisé par une
absence de privilèges liés à la naissance.
La famille ou le ménage se compose des époux, des
enfants, d’autres membres de famille, de journaliers
ou domestiques. C’est à la fois un lieu de production
de produits agricoles et même de produits artisanaux,
c’est un lieu de reproduction sociale (l’avenir des
enfants est le passé des parents), c’est un lieu stable
mais changeant (naissances, décès, départs/arrivées).
Cette famille est une communauté de vie et de survie
dans un milieu rural. Tout au long de la première
e
moitié du 19 siècle disettes et famines persistent. On
4
parle des « horreurs de la famine » de 1816 et 1817.
Retenons les principales famines ou disettes : 1831,
5
1846, 1847, 1848 et la dernière en 1853 . Notons
6
l’appréciation d’Albert Calmes : « A partir de 1845, les
cris de misère s’élèvent de toutes parts. Il ne s’agit pas
de l’effroyable dénuement de prolétaires tels que ceux
des fabriques de Birmingham, de Gand, de Paris, de
Lyon et de Silésie. Au Luxembourg et en Rhénanie,
c’est des populations rurales que montent les cris : De
7
l’ouvrage ! Du pain ! ». Et encore du même auteur :
« En 1842, des bandes d’affamés parcoururent le pays.
Des gens moururent de faim lors de la famine de 1847
et de nouveau des bandes parfois menaçantes
parcoururent les campagnes ».
Le Luxembourg préindustriel et agricole souffre de la
faim. Souvent l’émigration semble la seule issue. A.
8
Calmes fournit quelques indications sur l’émigration
au cours des années 1840, entre parenthèses la part
de ceux partis pour l’Amérique ; 1843 : 917 (253) ;
1844 : 377 (24) ; 1845 : 526 (218) ; 1846 : 1 587
(991). Au cours des quatre premiers mois de 1847, on
compte déjà 1 521 émigrants.
A l’époque autosuffisance et autoconsommation sont
des mots-clés. Le nombre des salariés est encore
réduit. D’ailleurs, journaliers et domestiques sont
partiellement rémunérés en nature (nourriture et
logement), le salaire résiduel est forcément réduit. On
est loin d’une société salariale.
Cette société est dominée par la pauvreté. Ecoutons
9
Gilbert Trausch : « Les conditions de vie des classes
populaires restent précaires. Les pauvres se
nourrissent mal : pommes de terre, pain et lait, voilà
l’essentiel de leur menu tout au long de l’année. La
viande (aux riches protéines) est un plat rare, réservé
aux grandes occasions. La famine n’a pas encore
disparu. Dans cette société encore agraire, il suffit
d’une ou deux mauvaises récoltes pour qu’il y ait crise
alimentaire. De soudaines poussées de prix des
céréales mettent le pain hors de la portée du pauvre
10
journalier ». Concluons avec Emmanuel Servais : « …
un petit peuple toujours inquiet au sujet du sort que
l’avenir lui réserve ».
1
Pour des détails voir l’ouvrage (1974) de Gilbert Trausch.
Rappelons que Wallerstein s’est inspiré à la fois de Karl Marx
(théorie du développement inégal) et de Fernand Braudel (Ecole
des Annales, dont il emprunte la très longue durée). Le lecteur
intéressé par les écrits de Marx et des marxistes peut consulter
des extraits d’ouvrages dans : Kostas Papaioannou (historien),
Marx et les marxistes, Paris, 2001, 505 pages.
3
Voir premier chapitre du cahier économique n° 113, op. cit. p.
11-34.
4
P. Ruppert, Les Etats provinciaux du Grand-Duché de
Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. 133.
5
Albert Calmes, La disette de 1853, in : Albert Calmes, Au fil de
l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179-182.
2
Cahier économique 119
6
Albert Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 424.
Albert Calmes, La disette de 1853, in : A. Calmes, Au fil de
l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179.
8
A. Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 431.
7
9
Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 114.
E. Servais (1811-1890), Autobiographie, préface de Christian
Calmes, Luxembourg, 1990, p. 47. E. Servais a été Ministre d Etat,
président du Gouvernement de 1867 à 1874.
10
73
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation
Notons la situation de la famille dans les classes
1
populaires. Selon Immanuel Wallerstein « l’unité
économique engagée est le ménage ». Son harmonie
est liée à l’engagement familial de ses membres.
Comment assurer sa survie ? Ses ressources sont
diverses : salaire, autoconsommation, vente sur le
marché de produits agricoles (par exemple légumes,
œufs), autres contributions de membres du ménage.
L’industrialisation change la donne. Cette
industrialisation a deux conséquences majeures : la
salarisation et la division du travail à l’intérieur des
ménages. L’industrialisation fait grimper
mécaniquement le nombre de salariés, surtout les
ouvriers. Ainsi, entre 1871 et 1907, le nombre des
2
ouvriers occupés dans l’industrie sidérurgique et
minière augmente de 3 383 à 15 218 (multiplication
3
par 4,5). Sur la même période la population active
dans l’agriculture baisse de 60,4% à 43,2%, face à
une augmentation du secteur secondaire de 20,2% à
38,4%. Salarisation et industrialisation sont les deux
piliers d’un même phénomène.
Nous venons de relever les diverses ressources du
ménage préindustriel. Au fur et à mesure que
l’industrialisation avance, la part du salaire prend une
ampleur croissante. Dans ce contexte une
4
différenciation du travail du ménage s’opère. Le
mari/père et le cas échéant les jeunes gens travaillent
à l’extérieur du ménage et touchent un salaire.
L’épouse/mère avec les filles vivant dans le ménage
s’occupent du ménage, font du jardinage et
s’occupent de la basse-cour, etc.
A cela s’ajoute une évaluation des travaux. Le travail à
l’extérieur du ménage et générant un salaire est
qualifié de productif. Le travail effectué à l’intérieur
du ménage est traité d’improductif, même si la
ménagère vend des produits du jardinage sur le
marché. Cette évaluation des travaux a achevé le
partage des rôles entre les sexes et les générations.
Ainsi, l’homme salarié est classé « breadwinner » du
ménage, la femme affectée aux travaux ménagers, est
devenue « femme au foyer » ; son travail est dévalué.
Le « breadwinner » est économiquement actif, tel n’est
pas le cas pour la femme au foyer. « Ainsi le sexisme
5
s’est-il trouvé institutionnalisé », selon I. Wallerstein .
Cette architecture est entrée dans les statistiques et
est loin d’avoir disparu au Luxembourg. Ainsi, le
6
recensement de la population de 1960 parle d’aides
familiaux ou aidants : « personnes qui travaillent dans
une entreprise économique exploitée par un membre
de leur famille et qui vivent dans le ménage du chef
7
d’entreprise ». Ce recensement indique encore 12 931
aidants (dont 9 227 dans l’agriculture), face à une
population active totale de 128 475 personnes (ce qui
fait 10%). Ces aidants assistent le chef de ménage
dans son travail productif.
Considérons les ressources d’un ménage ouvrier : le
salaire, d’autres moyens de subsistance. Dans ce cas le
salaire monétaire peut être inférieur à ce qu’il est
dans l’hypothèse où le ménage ne touche que le seul
salaire monétaire. Le salaire minimal à accorder à
l’ouvrier doit au moins correspondre à assurer sa
survie. La bourgeoisie/patronat, qui préfère « payer
8
moins que plus », a un avantage à ce que le ménage
ouvrier dispose de ressources dépassant le seul salaire
monétaire. Elle paie un salaire monétaire moins élevé,
car le ménage ouvrier dispose encore pour survivre
d’autres ressources.
9
Wallerstein qualifie un ménage ouvrier de semiprolétarisé, s’il dispose d’autres ressources que le seul
salaire. Le même auteur parle de ménage prolétarisé,
si celui-ci a comme revenu uniquement le salaire.
Quelle est la situation au Luxembourg ?
10
Selon le recensement de 1907 des 66 663
professions accessoires exercées 48 719 (74%)
relèvent de l’agriculture ; 19% sont liés au
commerce/transport et 7% sont en relation avec
l’industrie. Les ouvriers sont majoritaires parmi ceux
qui ont une activité accessoire. Ainsi, ils représentent
61% des professions accessoires dans le canton
d’Esch, région industrielle par excellence et encore
50% dans le canton de Mersch, région agricole.
5
I. Wallerstein, 2002, op cit. p. 25.
Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol.
VI, p. 85.
7
Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol.
III, p. 18.
8
I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 26.
9
Ibid. p. 27.
6
1
I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 24.
2
Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 79.
Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol.
III, p.122.
4
I. Wallerstein, 2002, op.cit. p.24 et suivantes.
3
74
10
Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, op. cit.
fascicule XXII, p. 169 et p. 161.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Tableau 2.1*: Population active, population à charge et population dépendante (en %tage)
Population active
Secteur
Primaire
Secondaire
tertiaire
Population à charge
Population dépendante
1871
1907
1871
1907
1871
1907
60,4
20,2
19,4
43,2
38,4
18,4
72,8
13,2
14,0
31,6
49,1
19,3
66,3
16,9
16,8
37,6
43,5
18,9
* Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. III, p. 122.
De nombreux ménages ouvriers ont encore une
occupation accessoire dans l’agriculture. Ils ont une
petite « exploitation » agricole (volaille, quelques
cochons, une ou même plusieurs vaches, quelques
lopins de terre) ou parfois aident dans une autre
exploitation agricole plus grande. Dans la terminologie
de Wallerstein il s’agit de ménages semi-prolétarisés.
Faute de statistiques détaillées sur une longue
période nous utilisons la relation suivante :
amplificateur sur les salaires. D’ailleurs, celle-ci se fait
une réputation croissante de servir des salaires plutôt
élevés, au moins en comparaison avec les salaires hors
sidérurgie. Ici le schéma de Wallerstein ne semble
guère jouer de rôle. Toutefois, cette configuration en
relation avec l’existence des ménages semiprolétarisés explique au moins partiellement que les
renvois secs d’ouvriers ont été possibles : « Von 1873
bis 1878 waren 30-40% Arbeiter sowohl auf Hütten
2
wie in den Gruben entlassen worden ». Dans le même
ordre d’idées des baisses de salaire ont été facilitées.
population dépendante = population active +
1
personnes à charge .
Le tableau 2.1 explique cette relation pour les trois
secteurs économiques. Une transformation en
profondeur de la société luxembourgeoise se déroule
entre 1871 et 1907, sur deux niveaux. D’abord, et c’est
bien connu, la population active du secteur primaire
baisse au profit du secondaire, de 60,4% en 1871 à
43,2% en 1907. Puis, la population dépendante du
secondaire passe de 16,9% à 43,5%, toujours au cours
de la même période. En fait, ce principe montre la
formation croissante de ménages semi-prolétarisés. En
d’autres mots, au cours de ce laps de temps
l’industrialisation a généré la division sexuelle et
générationnelle du travail (travail productif et travail
improductif).
•
Revenons à deux idées-forces de Wallerstein.
La bourgeoisie/patronat a tendance à payer des
salaires situés aux environs de ce qui est
nécessaire à la survie des ménages. Cette
approche peut-elle s’appliquer à la sidérurgie
e
du 19 siècle ?
Une réticence de la population rurale vis-à-vis de
l’embauche dans la sidérurgie liée à une demande de
main-d’œuvre dans cette industrie, a un effet
Selon Wallerstein a été encouragée « la
reconnaissance de groupes ethniques bien
définies, en cherchant à les affecter dans
toute la mesure du possible à des tâches
spécifiques, auxquelles étaient associés des
niveaux différents de rémunération réelle ».
Voilà qui s’applique parfaitement au
Luxembourg. Le groupe visée au Luxembourg
est représenté par les immigrants italiens,
sans qualification, venus sans famille, mal
logés, ils sont malléables et corvéables à
merci.
Dans l’optique wallersteinéenne un employeur
préfère une main-d’œuvre issue d’un ménage
semi-prolétarisé à celle provenant d’un
ménage prolétarisé. Selon cet auteur « au lieu
d’avoir à expliquer les causes de la
prolétarisation, il nous fallait expliquer
pourquoi elle a été si incomplète ». En
d’autres mots, toujours selon le même auteur
« l’appartenance des salariés à des ménages
semi-prolétarisés a justement été la norme
statistique, et non l’exception ».
3
Au Luxembourg la bourgeoisie/patronat a disposé d’un
double avantage. Sans l’intervention des nombreux
ménages ouvriers semi-prolétarisés, des salaires plus
élevés auraient dû être payés par les employeurs. Le
1
Les personnes à charge comprennent les enfants (y compris
étudiants), la femme au foyer et d’autres adultes au foyer. Selon le
recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. V
+ VI, p. 82.
Cahier économique 119
2
M. Ungeheuer, op. cit. p. 230.
3
I. Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris 2002 (1983), p. 28,
y comprises les deux citations qui suivent.
75
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
groupe délimité des Italiens joue à la fois le rôle de
variable d’ajustement et de moyen de pression sur les
salaires. La concurrence des ouvriers Italiens vis-à-vis
des autres ouvriers empêche toute solidarité ouvrière,
ce qui favorise le patronat.
La théorie de Wallerstein est renforcée par une
analyse empirique de Simon Kuznets, parfois appelée
1
« loi de Kuznets ». Ecoutons cet auteur : » … in the
early phases of industrialization in the
underdeveloped countries income inequalities will
tend to widen before the leveling forces become
strong enough first to stabilize and then reduce
income inequalities ».
4
En résumé la bourgeoisie-patronat a selon Wallerstein
un quadruple avantage.
•
•
•
•
Dans le contexte des analyses de Wallerstein et de
Kuznets le comportement des ouvriers de 1917 à 1921
devient bien plus compréhensible.
En dehors des explications inédites de Wallerstein et
de Kuznets d’autres facteurs, que l’on peut qualifier de
classiques, sont avancés.
6
***
Cette situation est celle du Luxembourg au début de
l’industrialisation. Ainsi, les salaires sont à la baisse au
moins pendant les années 1870. Par la suite les gains
de productivité du travail ne se répercutent guère
dans les salaires du monde ouvrier. Ces gains sont
largement accaparés par le patronat.
***
5
exemple Nicolas Ries , Paul Weber , Joseph Hess ,
7
8
9
André Heiderscheid Gilbert Trausch et Denis Scuto .
Les salaires servis par le patronat aux ouvriers
de ménages semi-prolétarisés sont moins
élevés du fait d’autres sources de revenus (par
exemple exploitation agricole).
Pour la même raison des réductions du salaire
des ouvriers sont possibles (par exemple entre
1873 et 1878).
Un groupe d’ouvriers étrangers (Italiens) est
discriminé à deux points de vue au moins :
salaire, conditions de travail ; d’où logements
insalubres par exemple. La situation est
encore aggravée si ces ouvriers ne font pas
partie d’un ménage semi-prolétarisé.
Le patronat profite largement des gains de la
productivité du travail au cours de
l’industrialisation du Luxembourg.
***
L’analyse de Wallerstein est complétée par les
10
développements de la philosophe Silvia Federici .
e
Dans la seconde moitié du 19 siècle, avec
l‘industrialisation, apparaît la famille ouvrière, calquée
« sur le modèle de l’usine ».
2
Selon Leibbrandt la persistance de la mentalité rurale
est la conséquence de l’absence de prolétarisation et
non sa cause. Mais sa relation peut aussi être
inversée : l’absence de prolétarisation est la
conséquence de la mentalité rurale. Finalement on en
3
revient toujours à trois facteurs : la révolution
industrielle tardive, l’absence de concentration
démographique et le lien entre monde rural et monde
ouvrier.
De nombreux auteurs luxembourgeois ont souligné le
lien persistant – devenu mythique entre-temps –
entre le monde rural et le monde industriel ; par
1
Simon Kuznets, Economic Growth and Income Inequality, in : The
American Economic Review, vol. XLV, n° 1, mars 1955, p. 24.
2
J. G. Leibbrandt, Zware Industrie In Een Agrarische Omgeving –
Rapport over de door Utrechtse studenten in de sociologie
gemaakte excursie naar het Groothertogdom Luxemburg in
juni/juli 1957, Utrecht (Sociologisch Instituut Van de
Rijksuniversiteit Te Utrecht), 1957, 47 pages.
3
Cahier économique n° 108 du STATEC, op. cit. p.28.
76
L’épouse/mère est confinée dans la maison (ménage,
enfants, jardinage, etc.). « On dit que le père travaille
4
Nicolas Ries, Le peuple luxembourgeois – Essai de psychologie,
e
Diekirch, 1920 (2 éd.), 294 pages.
5
Paul Weber, Histoire de l’économie luxembourgeoise,
Luxembourg, 1950, p. 7-8.
6
Jos. Hess, Quelques aspects de la vie populaire, in : Le GrandDuché de Luxembourg, brochure publiée à l’occasion de
l’exposition universelle et internationale à Bruxelles en 1935,
Luxembourg et Bruxelles, 1935, p. 124-130.
7
André Heiderscheid, Aspects de sociologie religieuse du Diocèse
de Luxembourg, tome 1, L’infrastructure de la Société Religieuse –
La Société Nationale, Luxembourg, 1961, p. 138.
8
Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, op.
cit. p. 117.
9
Denis Scuto, La naissance de la protection sociale au Luxembourg
(le contexte économique et social, les acteurs et les enjeux
politiques), in : Bulletin luxembourgeois des questions sociales, vol.
10, Luxembourg 2001, p.47.
10
Silvia Federici (université Hofstra à New York), Caliban et la
sorcière – Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, 2014
(2004), 461 pages. Les deux citations proviennent d’une interview
dans Le Monde du 11 juillet 2014.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
franco-prussienne de 1870, ni
l’industrialisation du pays n’ont pu détruire
cet équilibre. Les événements qui ont suivi
cette guerre décrivent un pays où l’aspect
social (absence de protection sociale) et
l’aspect démocratique (absence de droit de
vote universel) ne sont pas à la hauteur de la
stabilité politique.
tandis que la mère est au foyer. Il n’y a pourtant rien
de naturel dans la famille, dans le travail, dans les
rôles sexués. Tout est construit pour un marché, … ».
Finalement, l’épouse/mère est domestiquée au foyer,
le mari est domestiqué à l’usine.
2.6 La société de services
D’emblée, résumons un siècle d’histoire économique
e
en une seule phrase. Au début du 20 siècle l’économie
luxembourgeoise est caractérisée par une surindustrialisation et une sous-financiarisation ; au
e
début du 21 siècle la situation est inversée : sousindustrialisation et sur-financiarisation.
La marche vers la tertiarisation de l’économie
luxembourgeoise n’a pas son origine dans une action
volontariste des divers Gouvernements
luxembourgeois, mais est le fruit de dispositions
légales/réglementaires à l’étranger, notamment aux
Etats-Unis et en Allemagne. La tertiarisation a généré
une réglementation nouvelle.
2.6.1 Présentation schématique de la
tertiarisation
Ͳ
Retenons d’emblée un point commun
fondamental à l’économie industrielle et à
l’économie financière : les deux ont eu de
puissants effets d’entraînement sur l’ensemble
de l’économie.
Ͳ
Un autre point commun se dégage
rapidement, la spécialisation économique. Au
temps du Zollverein l’industrie sidérurgique
est un fournisseur (Zulieferer) de l’industrie
sidérurgique allemande. Actuellement, le
Luxembourg est spécialisé dans « l’industrie »
des fonds d’investissement.
Ͳ
Enfin, un dernier point commun : le
Luxembourg, de par sa petite dimension est
économiquement dépendant de l’extérieur.
Ceci vaut surtout pour un petit pays dont la
production sidérurgique et, plus tard, la
production financière est largement
supérieure aux besoins domestiques. Peutêtre faut-il parler de dépendance complète.
Ͳ
La stabilité politique du Luxembourg est bien
connue. De son indépendance (1839) jusqu’à
la Première guerre mondiale le Luxembourg
échappe aux bouleversements politiques
internationaux. Ni la crise internationale de
1866 (neutralité du Luxembourg), ni la guerre
Cahier économique 119
Ͳ
Apprécier la tertiarisation de la population
c’est surtout définir la population active en
fonction des trois secteurs économiques (cf.
tableau 2.2.).
Du point de vue du secteur tertiaire trois étapes se
dégagent. La première est liée à l’ère préindustrielle :
le secteur tertiaire reste forcément limité et ne
dépasse pas ou de peu les 20%.
Au cours de la deuxième étape l’industrialisation de
l’économie génère des services liés par exemple au
commerce, à l’extension de l’administration publique
et à l’enseignement. Des services spécifiques
apparaissent : services bancaires divers, services
juridiques, marketing, etc. L’extension du tertiaire est
encore liée à une protection sociale croissante. Cette
étape s’étend grosso modo depuis la veille de la
Première guerre mondiale jusque vers 1970. Retenons
que l’émergence des services suit avec un certain
décalage l’industrialisation.
A partir des années 1970 s’amorce la troisième étape :
l’émergence de la place financière. C’est le règne
absolu du tertiaire. De nombreux services liés à la
Place surgissent ; par exemple : OPC (organisme de
placement collectif), PSF (autres professionnels du
secteur financier), …, ABBL (Association des banques
et banquiers de Luxembourg), …, fiduciaires…, CSSF
(Commission de surveillance du secteur financier),
Banque Centrale, …, Commissariat aux Assurances,
etc. Patrice Pieretti, Arnaud Bourgain et Philipe
1
Courtin dessinent une présentation structurée de
l’architecture de la Place.
1
P. Pieretti, A. Bourgain, P. Courtin, Place financière de
Luxembourg, Analyse des sources de ses avantages compétitifs et
de sa dynamique, Bruxelles, 2007, p. 23-39.
77
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques
Secteur
1871
1907
1935
1947
1960
1966
1970
1981
1991
2001
2011*
Primaire
Secondaire
Tertiaire
60,4
20,2
19,4
43,2
38,4
18,4
30,2
38,4
31,4
26,1
39,7
34,2
15,1
44,1
40,8
11,2
45,0
43,8
7,5
43,9
48,6
5,0
33,7
61,3
3,6
26,3
70,1
1,8
20,4
77,8
1,5
16,0
82,5
* Le total de la population ayant un emploi indique 13% de non indiqués dans les trois secteurs économiques. Ils n’ont pas été retenus
dans les calculs.
1
Ͳ
Notons un abus lié à la finance . Pour cela
remontons à la création de la société anonyme dans la
e
seconde moitié du 19 siècle. Elle vise en fait deux
buts : rassembler les capitaux pour l’industrie lourde,
réduire la responsabilité des actionnaires à leurs seuls
apports. C’est l’ère de la responsabilité limitée qui
commence, dans les grandes entreprises constituées
sous forme de société à actions. Trois étapes se sont
déroulées successivement.
La première correspond au temps des grandes sociétés
anonymes, à leur tête de grands « capitaines » de
l’industrie le plus souvent fondateurs de l’entreprise
(par exemple famille Metz). C’est une génération de
« directeurs-propriétaires », souvent charismatiques
qui ont agi avec un succès indéniable.
La deuxième étape est liée à la taille croissante des
entreprises. Les familles fondatrices détiennent en
général une part inférieure à 10% du capital social.
Apparaît alors une génération de manageurs
professionnels (directeurs salariés) qui gèrent les
sociétés. Ils visent la maximisation du profit, mais ils
peuvent aussi maximiser les ventes au lieu du profit
(revenant aux actionnaires), sans perdre de vue leurs
propres intérêts.
D’où la troisième étape. Des actionnaires, sous
l’impulsion du néolibéralisme, poussent davantage sur
le profit. La parade est vite trouvée ; la « shareholdervalue » doit être maximisée : « principe de la
maximisation de la valeur pour l’actionnaire ». C’est
l’entente entre actionnaires et dirigeants pour
maximiser l’enrichissement des actionnaires. Les
dirigeants voient leur rémunération attachée à ce but.
Des taux de rendement des actions non de 4% à 5%
(norme jusque-là) sont visés, mais des taux supérieurs
à 10%. C’est l’enfer. L’entreprise travaille au seul
profit immédiat des actionnaires et au détriment de
toutes les autres parties prenantes dans l’entreprise :
salariés, fournisseurs, clients ; tous sont pressurisés à
souhait.
En temps de crise l’entreprise mise alors sur la baisse
des dépenses, augmenter les recettes est bien plus
difficile. C’est la réduction inexorable de l’emploi, dans
un climat (malsain) d’insécurité : bonjour les dégâts
(stress, burn-out) ! S’y ajoutent la baisse des
investissements (en recul au profit des actionnaires) et
la montée des inégalités des revenus. « Dans cette
orgie des profits » les dirigeants ne sont pas oubliés ;
ils bénéficient de stock-options et d’autres avantages.
Retenons que les actionnaires sont les moins attachés
à l’entreprise dans le sens qu’ils peuvent vendre leurs
actions, ce qui les libère de toute responsabilité. Les
autres parties prenantes sont davantage liées à
l’entreprise, surtout le personnel.
Au Luxembourg la « shareholder-value » a été
pratiquée, bien qu’elle ne soit pas seule responsable
des plans sociaux (cf. crise généralisée). En Allemagne
une parade a été trouvée : stabiliser l’actionnariat par
une participation dans les grandes entreprises (au
niveau fédéral et des Länder).
Pour conclure on peut retenir que la « shareholdervalue est « l’idée la plus bête du monde », qui mène
tout droit à la désindustrialisation.
2.6.2 Un mode de régulation tertiaire
L’emploi tertiaire, largement majoritaire au
Luxembourg (cf. tableau 2.2.) a introduit dans la
régulation une dose d’incertitude. L’articulation des
formes institutionnelles en est perturbée. Ainsi, le
dialogue social à l’intérieur du CES entre patronat et
salariat a été interrompu en 2011. Une concurrence
2
salariale risque même de mener à la « balkanisation »
des contrats de travail. La configuration est d’autant
moins stable que le fordisme a duré davantage au
Luxembourg. L’ancienne régulation est en crise : la
1
Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le
capitalisme, Paris, 2012 (2010), p. 33-46 ; y comprises les
citations. Traduction de l’anglais par Françoise et Paul Chemla.
78
2
Robert Boyer, 2013, op. cit. p.50.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
libéralisation et une certaine rigidité institutionnelle y
ont contribué. Il en est de même de la
1
déréglementation pour le travail. Deux facteurs sont
avancés. Le chômage et l’emploi augmentent en
même temps. Ainsi, le taux d’emploi augmente de
67,2% à 70,1% entre 2003 et 2011, face à une hausse
du chômage de 8 504 unités en 2005 à 13 494 unités
2
en 2011 .
La baisse du pouvoir des salariés (cf. syndicats en
perte d’audience) est une caractéristique du déclin
fordiste, au profit du pouvoir des « actionnaires
3
financiers ». Du temps du fordisme les relations
apaisées salariat-patronat se déroulent sur un pied
d’égalité (si l’on peut parler d’égalité entre patronat et
salariat). Actuellement le salariat, dans la société
tertiaire luxembourgeoise, semble être réduit à un
coût, ce qui mène finalement à un rôle de variable
d’ajustement. La viabilité d’un tel modèle de
régulation est douteuse, au moins dans le long terme.
Nous sommes en pleine dérive capitaliste ou faut-il
dire délire capitaliste : le règne de la « shareholdervalue ».
•
Expliquons les crises économiques de 1929 et 2007
selon le régulationnisme.
Au Luxembourg la crise de 1929 est une crise
typiquement régulationniste (cf. 2.4.2.3.) : passage
d’une période d’accumulation (celle d’avant la
Première guerre mondiale) à une autre (celle du
fordisme).
La crise économique de 2007, qui a frappé le
Luxembourg, peut être interprétée selon le
régulationnisme ou selon l’approche ordolibérale.
Ͳ
2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la
crise
La notion de régulationnisme a été brièvement
exposée (cf. 2.4.). Reprenons-la en quatre points.
•
•
•
Le régulationnisme sort définitivement de la
conception marxienne de l’universalisme des
lois de l’économie, figées dans l’aspect du
processus de production. D’ailleurs le
néolibéralisme témoigne lui aussi d’une
attitude universaliste.
4
La régulation délaisse le « système de
marchés » au profit du capitalisme. Celui-ci
est « conçu comme ensemble de rapports
sociaux institutionnellement appareillés ».
C’est le retour de l’histoire dans l’analyse
économique, car « le capitalisme change
parce que ses armatures institutionnelles
Ͳ
1
Pascal Petit, Emploi, chômage et politique économique, in : R.
Boyer et Y. Saillard, 2002, op. cit. p. 256-257.
2
Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114,
op. cit. p. 33 et Note de conjoncture 3-2012, p. 66.
3
L’expression est de Sabine Montagne, Le trust, fondement
juridique du capitalisme patrimonial, in : Frédéric Lordon (dir.),
Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Paris,
2008, p. 223.
4
Les quelques citations proviennent de Frédéric Lordon, La société
des affects – Pour un structuralisme des passions, Paris, 2013, p.
113-114.
Cahier économique 119
changent ». Le capitalisme correspond donc à
« une succession historique de (ses) régimes
d’accumulation ».
La crise représente la transition d’une époque
d’accumulation à l’autre et se manifeste par
des variations brusques de paramètres
économiques : par exemple baisse du taux de
croissance, explosion des dettes.
L’importance du secteur bancaire fait du
Luxembourg une économie de services, c’est
bien connu. La baisse brusque de l’activité
financière témoigne d’une crise
d’accumulation. Toutefois, et c’est-là le
problème, on ne voit guère le passage à une
autre période d’accumulation, du moins
jusqu’à maintenant. Il n’y a pas de
transformations institutionnelles visibles dans
notre pays. Celles-ci sont liées aux pratiques
politiques, ce qui ouvre la voie à l’incertitude
dans l’analyse économique. Peut-être la crise
est-elle à la base d’une « érosion par la
finance de la plupart des formes
institutionnelles et de l’arrivée aux limites du
5
mode de régulation, … ».
L’interprétation ordolibérale est peut-être une
solution à ce problème. Notre secteur
financier a été continuellement dérégulé
depuis une vingtaine d’années au moins et
l’ordolibéralisme s’est estompé au profit du
néolibéralisme. Ses caractéristiques typiques
apparaissent : restrictions budgétaires,
tentations de réduire le social, mise en
évidence de la flexibilité liée à la
compétitivité. Par ailleurs, les prérogatives des
marchés financiers n’ont guère été rognées
par des dispositions européennes. Au plan
national le secteur financier reste maître du
5
Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux,
Paris, 2004, p. 99.
79
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
jeu. La prochaine crise financière est-elle déjà
en marche ? Une intervention ordolibérale est
nécessaire : fixer les règles du jeu. Or, c’est
justement le problème : ces règles sont fixées
en dehors du petit Luxembourg. Elles sont
imposées par le monde financier anglo-saxon
au reste du monde (par exemple normes
comptables). Dans ce contexte on peut se
demander si le Luxembourg ne prend pas le
chemin vers le régulationnisme concurrentiel
(cf. 2.4.2.2.).
Ce que la crise révèle pour l’avenir, c’est le retour
nécessaire vers un contrôle par les Autorités de la
logique des marchés.
***
Selon Robert Boyer il y a « un espace bien délimité,
précisément défini par la monnaie ». A cet égard le
Grand-Duché est dans une position inédite.
D’abord, surgit le problème d’une monnaie réelle,
c’est-à-dire ayant cours international, vu la petite
dimension du pays. Jusqu’en 1848 le florin néerlandais
est accepté dans les caisses de l’Etat ; plus tard, le
Thaler allemand a cours (cf. industrialisation), le franc
luxembourgeois est une monnaie de compte. Tout au
long de l’UEBL le franc belge a cours légal au
Luxembourg, en dehors du franc luxembourgeois.
Enfin, avec l’euro la question monétaire semble
résolue.
Ensuite, intervient l’aspect zone monétaire délimitée.
Le Grand-Duché a toujours disposé d’une zone
monétaire dépassant largement sa petite dimension
territoriale (cf. annexe 1.5.4.2.).
2.7 La situation géo-économique du
Luxembourg
Notons quelques mots sur la situation géographique
du Luxembourg en relation avec son développement
1
économique. David Cosandey , dans une approche
géo-historique de l’innovation, pose la question de
savoir pourquoi l’industrialisation a émergé en Europe
et non pas dans une autre région du monde. Selon cet
2
auteur la proximité à la mer a joué un rôle décisif. Le
« contour côtier extrêmement découpé a favorisé le
transport par mer, voie royale du commerce ». Cet
3
auteur a calculé quelques indices (par exemple le
rapport de la longueur des côtes à l’aire totale),
expliquant la situation géographique privilégiée de
l’Europe occidentale par rapport à d’autres régions du
monde (par exemple Asie : Chine, Inde).
4
Dans ce contexte écoutons l’historien Paul Bairoch :
« Le continent européen est, sans conteste, la région la
plus ouverte sur l’extérieur en raison de la forte
échancrure de ses côtes ». Et encore : « Cela contraste
avec le caractère massif des quatre autres
continents ». Toujours selon cet auteur, « si l’on
excepte la Russie, …, aucun lieu d’Europe (occidentale)
ne se trouve à plus de 500 km de la mer ». Enfin, « si,
par exemple, on se limite à la péninsule indienne, on
trouve des lieux qui se situent à plus de 1 500 km de
la mer, et pour l’Asie en général à plus de 2 000 km ».
5
Cosandey parle de 800 km de distance maximale à la
mer pour l’Europe occidentale.
Au moment de l’indépendance (1839) le lien très
ancien avec la nouvelle province belge de Luxembourg
est définitivement rompu, malgré la loi belge de
faveur. Toutefois la proximité avec la mer persiste
évidemment. L’isolement géographique du
Luxembourg vis-à-vis des pays voisins est lié à son
manque de moyens de transport. Les chemins de fer
vont résoudre cette difficulté. Le Luxembourg dispose
alors d’un double avantage : proximité relative à la
mer, position avantageuse (cf. Zollverein) par rapport
à l’industrie allemande (Ruhr, Sarre).
1
David Cosandey (docteur en physique théorique), Le secret de
l’Occident – Vers une théorie générale du progrès scientifique,
Paris, 2008 (1997), édition corrigée, 865 pages.
2
D. Cosandey, op. cit. p.103, y comprises les deux citations.
3
D. Cosandey, op. cit. p. 556 et suivantes.
4
Paul Bairoch, Victoires et déboires – Histoire économique et
e
sociale du monde du XVI siècle à nos jours, t. I, Paris, 1997, p.
260.
5
D. Cosandey, op. cit. p. 559.
80
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
2.8 Annexe : Lectures
2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation
L’attachement des Luxembourgeois à leur terre est
ancien. Sous l’Ancien Régime il va au « pays », mot pour
lequel nos ancêtres désignent tantôt le duché de
Luxembourg dans son ensemble, tantôt le coin familier
dans lequel ils habitent, une vallée, un haut plateau ou
une plaine. Ils s’attachent surtout au petit espace dans
lequel vivent des hommes qui ont quelque chose en
commun et qui se sentent solidaires. La constitution du
grand-duché dans ses frontières de 1839 fait du pays
un Etat. A partir de ce moment ce qui n’était qu’un
patriotisme régional ou local va pouvoir se transformer
en véritable attachement national. L’Etat joue alors
pleinement sa fonction de matrice de la nation.
En dernière analyse le passage de l’Etat à la nation est
de nature mentale. Une nation existe d’abord dans les
têtes. En prenant conscience d’elle-même elle tient à
affirmer sa légitimité en justifiant son passé.
Gilbert Trausch, Le Luxembourg – Emergence d’un
Etat et d’une Nation, Anvers 1989, p. 367.
2.8.2 Modifications du commerce extérieur au
Luxembourg et balance des paiements
A partir de 1960, et de façon plus spectaculaire encore
au cours des années 70, l’économie luxembourgeoise a
cependant subi des mutations structurelles profondes.
La crise grave dans la sidérurgie (principal secteur de
l’industrie), d’une part, et l’extraordinaire expansion du
secteur bancaire, d’autre part, sont à l’origine d’un
brusque passage d’une société industrielle vers une
société de services. Le changement fut même si
spectaculaire, que d’aucuns se sont alarmés pour
dénoncer tantôt une « tertiarisation » exagérée
(orientée en outre largement vers le secteur bancaire),
tantôt une « désindustrialisation » démesurée.
Cette impression générale d’un bouleversement de la
structure économique doit toutefois être nuancée : La
répartition sectorielle (« industrie/services ») du
Luxembourg ressemble aujourd’hui assez fortement à
celle des autres pays industrialisés. (…).
C’est surtout pendant la période 1960-1974 que le
secteur industriel occupait une place plus importante
dans la structure économique du Luxembourg que dans
Cahier économique 119
celle des autres pays européens. A cette époque, le
secteur des services était déjà proportionnellement
plus développé dans les principaux pays partenaires du
Luxembourg. (…).
Au cours des années 60, la balance commerciale a
essentiellement déterminé le solde de la balance
courante, les échanges extérieurs de services étant
encore très modestes.
Dès le début des années 70, les transactions sur
services ont cependant connu un développement très
dynamique. Alors que la valeur des exportations de
services ne représente même pas la moitié du montant
des ventes à l’étranger de marchandises en 1970, elle
est presque quatre fois plus importante en 1985.
Grâce à cette extraordinaire progression des échanges
de services, l’économie luxembourgeoise a réussi à
dégager un excédent courant, et ce même au
lendemain de la crise sidérurgique et à la suite du
renchérissement brutal des prix des produits pétroliers.
Le développement extraordinaire du secteur bancaire
explique en très grande partie cette évolution positive.
Guy Schuller, Balance des paiements courants du
Luxembourg – Evolution de la structure des
transactions courantes du Luxembourg au cours du
dernier quart de siècle (1960-1985), in : repères,
Bulletin économique et financier, Luxembourg (BIL),
déc. 1986, n° 7, p. 7 et p. 13-14.
2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices
de grandes entreprises
Die Bedeutung der Familienorganisationen für die
Entwicklung des Kapitalismus in den westeuropäischen Ländern steht auȕer Zweifel. Bis zum
Ersten Weltkrieg blieben die meisten europäischen
Firmen in Familienbesitz. Der Aufschwung der
Luxemburger Wirtschaft lässt sich nicht vorstellen
ohne das Engagement ganzer Familien, das schon vor
der Gründung der Firmen begann. Es waren fast immer
die vorherigen Generationen, die den Grundstock des
Vermögens legten und die Richtung der Investitionen
vorgaben, ob das nun im Bereich der Eisenhütten bei
den Familien Servais, Metz und Collart, in der
Porzelanherstellung bei der Familie Boch oder im
Tabakhandel bzw. im Bankgeschäft bei der Familie
Pescatore der Fall war. Die Vorfahren der
« Gründergeneration » stammten teilweise aus dem
81
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Herzogtum Luxemburg in seinen Grenzen vor 1815 wie
die Familien Servais, Collart und Metz und teilweise
aus dem Ausland wie die Familien Pescatore und Boch.
Beim Vergleich der Familiengeschichten fallen mehrere
Parallelen, aber auch etliche Differenzen zwischen den
einzelnen Wirtschaftsdynastien auf. …
Josiane Weber, Familien der Oberschicht in
Luxemburg – Elitenbildung & Lebenswelten 18501900, Luxembourg, 2013, p. 328.
2.8.4 Une nouvelle grande transformation
Rétrospectivement, il apparaît que l’origine lointaine,
mais structurelle, de la crise actuelle n’est autre que la
progressive re-marchandisation du travail sous l’effet
de la remise en cause du compromis salarial fordien, de
la mise en concurrence des économies nationales et de
la délocalisation des unités de production des
économies du centre vers les pays neufs. Sous le mot
d’ordre général de flexibilisation du marché du travail,
se sont développées des stratégies multiformes visant à
faire du travail une marchandise comme les autres.
Symétriquement, les capitalismes développementistes
ont créé une nouvelle masse de salariés, mais ces
derniers n’ont pas su s’organiser pour conquérir un
pouvoir de négociation équivalent à celui qu’avaient
perdu les salariés dans les capitalismes historiques.
Ainsi, salaire et emploi redeviennent les variables clés
de l’ajustement macroéconomique, ce que renforce
l’affirmation progressive d’un capital financier qui
entend défendre des taux de rendement du capital
hauts et stables.
Les innovations financières ont eu pour conséquences
la privatisation des décisions de crédit et l’articulation
de la finance avec la création monétaire a changé. En
organisant de nouveaux marchés, liquides et profonds
pour reprendre l’expression consacrée, les financiers
ont cru qu’ils pouvaient se passer de la monnaie,
comme institution fondatrice de la collectivité
nationale. L’effondrement du système financier est
venu rappeler que la monnaie de la banque centrale
était la seule source de liquidité susceptible de relancer
les échanges marchands.
Robert Boyer (économiste, CNRS, EHESS ; un des
principaux artisans de l’Ecole de la régulation), Les
financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris, 2011, p.
212.
82
2.8.5 Ein marginalisiertes Europa
Warum hat Europa es nicht geschafft ? Dafür gibt es
eine Vielfalt von Gründen und noch mehr Erklärungen,
von denen einige hier schon erwähnt wurden. Die
Loyalität der Europäer hat jahrhundertelang in erster
Linie immer dem Nationalstaat gegolten, während die
Idee einer europäischen Solidarität jüngeren Datums
ist. Die Unterschiede in Weltanschauung, Kultur und
Lebensart zwischen den vielen Ländern sind
beträchtlich. Es gibt keine gemeinsame Sprache und
wenig Vertrauen. Niemand ist bereit, souveräne Rechte
an eine Zentralmacht abzugeben, die kein groȕes
Zutrauen erweckt und wenig Führungsqualitäten
gezeigt hat.
Der Niedergang Europas, das einst das Zentrum der
Welt war, lässt sich vor allem als ein Niedergang des
Willens und der Dynamik interpretieren – oder als
Abulie, um einen Begriff zu gebrauchen, der in
Frankreich im 19. Jahrhundert in der Psychiatrie
auftauchte. Im ganzen Verlauf der Geschichte sind
dominante Mächte aufgestiegen und wieder verfallen.
(…).
Warum wurde Europa marginalisiert ? Die beiden
Weltkriege, die einige als europäische Bürgerkriege
betrachten, spielten eine entscheidende Rolle. Doch sie
schufen auch den Antrieb zur Gründung der
Europäischen Union. Europas Erholung nach 1945
machte die Herausbildung des Wolfahrtstaates
möglich, doch es bedeutete auch, dass Europa mit
Niedriglohnländern nicht mehr konkurrieren konnte.
Vor allem gab es das Verlangen, keine wichtige Rolle
mehr in der Weltpolitik zu spielen ; « die Bürde des
weiȕen Mannes », die darin bestanden hatte, den
Heiden das Christentum zu predigen, wandelte sich zur
Predigt von den Menschenrechten vor Ungläubigen.
Die Europäer begriffen jedoch nicht ganz, dass das
Sich-Heraushalten aus der Weltpolitik keinen Schutz
vor den Folgen der Weltpolitik bot, und das zu einer
Zeit, da wir in einer keineswegs friedlicher gewordenen
Welt leben, wo die Verbreitung von
Massenvernichtungswaffen und der Kampf um
Rohstoffe sowie auch extremistische Religionen und
gescheiterte Staaten (manchmal in Wechselwirkung)
ernsthafte Bedrohungen des Weltfriedens darstellen.
Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall,
Munich, 2012 (2011), p. 313-315. Traduit de l’anglais
par Klaus Pemsel.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
2.8.6 Des traités différents des traités
habituels
Le pacte fondateur (1951) se distinguait des traités
traditionnels. Il prévoyait en effet, hormis les
obligations réciproques habituelles, la création de deux
institutions composées de personnes qui ne
représenteraient ni leur gouvernement ni leur
parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité
(devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt général
européen, était appelée à prendre des décisions, et
d’une Cour chargée de veiller au respect du traité. C’est
là que résidait la rupture. Soulignant la différence que
l’on cherchait à atteindre par rapport à la diplomatie,
Schuman, l’un des initiateurs, put écrire à l’époque de
la signature du pacte : « Désormais, les traités devront
créer non seulement des obligations, mais des
institutions, c’est-à dire des organismes
supranationaux dotés d’une autorité propre et
indépendante. De tels organismes ne seront pas des
comités de ministres, ou des comités composés de
délégués des gouvernements associés. Au sein de ces
organismes, ne s’affronteront pas des intérêts
nationaux qu’il s’agirait d’arbitrer ou de concilier ; ces
organismes sont au service d’une communauté
supranationale ayant des objectifs et des intérêts
distincts de ceux de chacune des nations associées. Les
intérêts particuliers de ces nations [associées] se
fusionnent dans l’intérêt commun ».
Luuk Van Middelaar (philosophe/historien), Le
passage à l’Europe – Histoire d’un commencement,
Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais par
Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot.
2.8.7 Un déni d’histoire
Il n’est pas certain que cette foi soit bien vivace chez
les dirigeants européens. Ils semblent incapables
d’instaurer une unité politique plus ambitieuse que
celle d’une zone économique de libre-échange. Elle
pourrait s’ouvrir indéfiniment au-delà des 27 membres
actuels sans la moindre considération pour leur culture
passée. Les peuples européens croient-ils d’ailleurs en
un héritage commun à partir de leurs patrimoines
particuliers. Deux décisions de l’Union européenne
permettent d’en douter. Alors que toutes les monnaies
de l’histoire ont été frappées d’un emblème qui figurait
l’identité de leur pays, les billets de l’Euro sont, pour la
première fois, dénués de tout signe représentatif de
l’Europe. (…).
Cahier économique 119
En second lieu, le refus d’inscrire le patrimoine chrétien
dans la constitution européenne témoigne d’une
volonté de nier sa propre histoire au moment où le
devoir de mémoire devient impératif pour les crimes
prêtés à l’Europe. Pourtant, les Pères fondateurs de
l’Union européenne se réclamaient tous du
christianisme, Robert Schuman en premier lieu, mais
aussi Alcide de Gasperi et Konrad Adenauer, et ne
réduisaient pas l’identité de l’Europe à la Haute
Autorité du charbon ».
Jean-François Mattéi, Le procès de l’Europe –
Grandeur et misère de la culture européenne, Paris,
2011, p. 12-13.
2.8.8 Aux origines de la régulation
Le courant régulationniste trouve son origine dans une
critique sévère et radicale du programme néoclassique,
qui postule le caractère autorégulateur des économies
de marché et livre une vision erronée des déséquilibres
et contradictions qui marquent la fin des Trente
Glorieuses. Fallait-il pour autant adopter les
problématiques marxistes traditionnelles ? Des raisons
de type historique comme théorique vont conduire à
une réponse négative. Les recherches historiques qui
marquent le point de départ de la régulation font
ressortir les transformations en longue période des
capitalismes américain puis français et invalident la
théorie marxiste orthodoxe, par exemple celle qui
attribue à l’Etat un rôle central dans le prolongement
du capitalisme monopoliste de l’entre-deux-guerres.
Pour sa part, la réinterprétation structuraliste de Marx
ne faisait qu’analyser les conditions de la reproduction
du capitalisme, sans accorder suffisamment
d’importance aux transformations qui ont été
nécessaires pour assurer cette surprenante résistance
aux crises économiques et aux conflits. La notion de
régulation permet précisément d’étudier la dynamique
contradictoire de transformation et de permanence
d’un mode de production. Seconde caractéristique
essentielle, le programme de recherche est guidé, dès
l’origine, par l’observation du dérèglement progressif
des processus qui avaient conduit à considérer comme
automatique et garantie une croissance rapide. Là où
la majorité des économistes voyaient les turbulences
d’une économie prospère, les régulationnistes
diagnostiquaient l’entrée dans une crise structurelle.
Robert Boyer, Aux origines de la théorie de la
régulation, in : Robert Boyer et Yves Saillard (dir.),
Théorie de la régulation – l’état des savoirs, Paris,
2002, p. 21-22.
83
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Une très petite économie développée est contrainte à l’ouverture. De ce fait, elle subit
très directement et rapidement les effets – positifs ou négatifs – des mutations de
l’économie mondiale.
Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de
variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 18
84
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
3. La concurrence, un concept central
La concurrence est une notion qui remonte au
1
libéralisme économique. Celui-ci est séparé – dans
1
Retenons quelques publications liées au libéralisme économique,
pour le lecteur intéressé. D’abord, contentons-nous de six livres,
dont trois très critiques.
* Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – une archéologie intellectuelle,
Paris, 2012, 628 pages. Voir aussi du même auteur : Une voie
allemande du libéralisme ? ordo-libéralisme, libéralisme
sociologique, économie sociale de marché, in : L’économie
politique, n°60, Paris, 2013, p. 48-76.
* Serge Audier, Le Colloque Lippmann – Aux origines du « néolibéralisme », nouvelle édition augmentée, texte intégral précédé
de : Penser le « néo-libéralisme », Paris, 2012, 495 pages.
* Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources
de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, 272 pages. Cet
ouvrage reprend les contributions faites à l’occasion du colloque
sur l’ordolibéralisme allemand les 8 et 9 décembre 2000 à
l’université de Cergy-Pontoise.
* René Passet, L’illusion néo-libérale, Paris, 2000, 303 pages.
* Christian Chavagneux, Les dernières heures du libéralisme, Paris,
2009, 169 pages. Edition revue et corrigée.
* Guillaume Duval, Le libéralisme n’a pas d’avenir – Big business,
marché et démocratie, Paris, 2003, 173 pages.
Ensuite, voici six autres livres, de nature diversifiée, concernant le
libéralisme.
*Alain Laurent et Vincent Valentin, Les penseurs libéraux, Paris,
2012, 918 pages. Une centaine de textes de divers auteurs ; une
généalogie du mot « libéralisme », un dictionnaire des auteurs
libéraux. Malheureusement les pages 801 à 832 manquent.
* Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages.
* Valérie Charolles, Le libéralisme contre le capitalisme, Paris,
2006, 273 pages.
* Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique,
politique, société, Paris, 2009, 843 pages.
* Pierre Larrouturou, Le livre noir du libéralisme – Crise boursière –
Chômage – Précarité – Sécurité sociale – Retraites – Salaires,
Paris, 2007, 383 pages. Avec une préface de Michel Roccard. Du
même auteur voir : Nous ne voulons pas mourir dans les
décombres du néolibéralisme ! in : Le Monde (Eco & entreprise) du
2 mai 2012.
* Michel Santi, Splendeurs et misères du libéralisme, Paris, 2012,
173 pages.
Ajoutons-y encore l’ouvrage suivant sous la direction de Philippe
Nemo et Jean Petitot, Histoire du libéralisme en Europe, Paris,
2006, 1 427 pages.
Enfin, voici quelques ouvrages en langue allemande :
* Walter Eucken, Die Grundlagen der Nationalökonomie, Berlin,
e
1989 (9 éd.), 279 pages.
* Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945
bis zur Gegenwart, Munich, 2011, 620 pages.
* David Gilgen, Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg.),
Deutschland als Modell ? Rheinischer Kapitalismus und
Globalisierung seit dem 19. Jahrhundert, Bonn, 2010, 440 pages.
* Ralf Ptak, Vom Ordoliberalismus zur sozialen Marktwirtschaft –
Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004,
334 pages.
Cahier économique 119
une optique simplifiée – en quatre courants
élémentaires ; le libéralisme économique classique, le
néolibéralisme ou Ecole marginaliste, le néolibéralisme actuel et l’ordo-libéralisme.
3.1 Le libéralisme économique
Pour les besoins de ce travail le libéralisme est observé
selon quatre optiques.
3.1.1 Le libéralisme économique classique
Trois auteurs, devenus des « classiques » du genre,
sont à la base de cette pensée libérale. Adam Smith
(1723-1790), « père » de l’économie politique. David
Ricardo (1773-1823), réputé premier économiste
moderne et théoricien du libéralisme : théorie des
coûts comparatifs, théorie de le rente différentielle,
théorie de la valeur-travail. Jean-Baptiste Say (17671832), prône les principes de la libre concurrence et
s’oppose au protectionnisme et au dirigisme.
Cette pensée économique s’appuie sur trois grandes
idées.
•
Les individus se comportent de manière
rationnelle : ils sont indépendants et informés.
L’intérêt personnel aboutit à l’intérêt général. Deux
aspects interviennent selon A. Smith. L’ordre naturel
réconcilie intérêt personnel et l’intérêt général. La
main invisible y contribue en assurant à la fois l’ordre
social et l’ordre économique, appuyés sur le marché.
Actuellement on voit dans cette configuration « la
base d’une soumission sans limites de toute activité
2
humaine à la science économique ».
3
Ecoutons le célèbre passage d’A. Smith : « Ce n’est
pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du
boulanger que nous attendons notre dîner, mais de
l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt. Nous
Christoph Butterwegge, Bettina Lösch, Ralf Ptak (Hrsg),
Neoliberalismus – Analysen und Alternativen, Wiesbaden, 2008,
420 pages.
2
Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem, Comprendre les théories
économiques, Paris, 2011, p. 171.
3
Adam Smith, Recherche sur la Nation et les Causes de la
Richesse des Nations (Livres I et II), Paris, 2000, p. 20. Nouvelle
traduction coordonnée par Philippe Jaudel, responsable
scientifique Jean-Michel Servet.
85
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
nous adressons non à leur humanité mais à leur
amour d’eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de
nos propres besoins mais de leur avantage ».
•
Le marché est justement au cœur de
l’économie, sa force motrice (cf. 1.1.2.). En d’autres
mots, le marché est le régulateur par excellence de
1
l’économie. Quatre aspects dominent cette notion de
marché.
Ͳ Sur le marché circulent les informations.
Ͳ Le libre fonctionnement du marché assure la
meilleure allocation des ressources (d’où le
plein-emploi). L’individu y maximise sa
satisfaction, l’entreprise y maximise son
profit.
Ͳ Le marché élimine des entreprises faibles ou
incompétentes : la concurrence évite la
formation de rentes et abaisse les prix.
Ͳ L’entreprise est au centre de cet ensemble
d’ajustements.
•
Les valeurs s’échangent contre des valeurs :
c’est la loi des débouchés, très appréciée par D.
Ricardo. Selon les classiques l’échange se fait sur le
modèle du troc, car la monnaie n’est qu’un voile, une
marchandise comme les autres.
3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste
Parmi les chefs de file de cette pensée économique
figurent William Stanley Jevons (1835-1882), Léon
Walras (1834-1910) et Carl Menger (1840-1921).
L’Ecole marginaliste fait une analyse en quatre points.
•
Le marginalisme est centré sur le
comportement individuel, l’économie classique se
réfère plutôt aux classes sociales : Les classiques
parlent de théorie objective liée à la valeur-travail, les
marginalistes distinguent la théorie subjective liée à la
valeur-utilité.
•
L’utilité marginale et la rareté sont au centre
de cette approche : il s’agit du supplément d’utilité
résultant de la détention d’une unité supplémentaire
d’un bien. L’utilité marginale est donc décroissante au
fur et à mesure que nous consommons et que le
besoin est satisfait.
•
Selon les marginalistes la rémunération des
facteurs de production (travail et capital) correspond à
la productivité marginale de ce facteur. Ainsi, un
employeur embauche tant que le salarié rapporte plus
qu’il ne coûte.
1
J.-M. Albertini et A. Silem, 2011, op. cit. p. 180-181.
86
•
Selon les marginalistes les forces du marché,
c’est-à-dire la loi de l’offre et de la demande, jouent
un rôle central dans la détermination du prix, qui est
un prix d’équilibre. Les classiques par contre
considèrent des prix naturels, c’est-à-dire liés à une
structure technique et sociale donnée de la
production. Le prix du marché « gravite » autour de ce
prix naturel.
Ces trois économistes sont considérés comme les
« pères fondateurs » de la révolution marginaliste, ce
qui n’empêche nullement des approches divergentes.
Ainsi, Menger repousse l’analyse mathématique, au
contraire de Walras, adepte et pionnier de la
modélisation mathématique en économie. Jevons s’est
concentré – à la suite de Jeremy Bentham (17482
1832) – sur la notion d’utilitarisme .
3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel
Il n’est pas question, dans le cadre de ce travail, de
développer la « nébuleuse néolibérale ». Tout
3
commence avec le Colloque Lippmann à Paris à
l’Institut International de Coopération intellectuelle
(du 26 au 30 août 1938). Son but général est de
revaloriser la pensée du libéralisme économique (des
libéraux « hantés par le communisme et le
4
fascisme »). Celle-ci n’en reste pas moins hétérogène.
Ainsi, il y a ceux qui préconisent un retour en arrière à
un libéralisme sans préoccupation sociale. D’autres
recommandent une intervention étatique pour tenir
compte de considérations sociales. Une exigence
dominante, qui fait consensus, est formulée dans la
5
séance du 30 août 1938 : « Le libéralisme
économique admet comme postulat fondamental que
seul le mécanisme des prix fonctionnant sur des
marchés libres permet d’obtenir une organisation de la
production susceptible de faire le meilleur usage des
moyens de production et de conduire à la satisfaction
maxima des désirs des hommes, tels que ceux-ci les
éprouvent réellement et non tels qu’une minorité
centrale prétend les établir en leur nom ».
2
Voir : Cathrine Audard (textes choisis et présentés par),
Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, t. II
L’utilitarisme victorien (1838-1903), Paris, 1999, 279 pages et t.
III, L’utilitarisme contemporain, Paris, 1999, 374 pages.
3
Du nom de l’intellectuel, écrivain et journaliste américain Walter
Lippmann (1889-1974), auteur de : An Inquiry into the Principles
of the Good Society (1937), traduit en français sous le titre La Cité
Libre. Des 26 membres du Colloque les plus connus sont en dehors
de W. Lippmann: R. Aron, F. von Hayek, Ludwig von Mises, C.
Polanyi, W. Röpke, J. Rueff, A. Rüstow.
4
Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit., p. 140.
5
Serge Audier, op. cit p. 485.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
La Société du Mont Pèlerin, créée en 1947 au bord du
lac de Genève, est, au moins partiellement, la
continuation du Colloque de 1938. Ces économistes
sont à contre-courant de la pensée keynésienne.
Friedrich von Hayek (1899-1992), cofondateur de
cette société et ancien du Colloque Lippmann, est un
« ultralibéral ». Ainsi, aucune intervention de l’Etat
n’est justifiée : il recommande même la privatisation
de la monnaie. Selon Ludwig von Mises le socialisme
planificateur est voué à l’échec, car il y a absence de
mécanisme de fixation des prix par le marché.
1
Alexander Rüstow appelle ces économistes « die
2
Paläoliberalen ». Karl Polanyi , par contre, dénonce les
excès du libéralisme.
***
3
Présentons brièvement les exigences du
néolibéralisme : un vrai « crédo libéral ».
•
Réduction de l’intervention publique.
barrières tarifaires, allègements des autorisations pour
créer une entreprise, réduire le nombre de documents
officiels liés au commerce, etc.
Ce modèle néolibéral, de texture anglo-saxonne, n’est
pas sans brutalité sociale. Il serait en plus
d’application universelle, c’est-à-dire on ne tient pas
compte ni de la géographie, ni de l’histoire d’un pays.
Au centre de ce modèle se situe la déréglementation
tous azimuts.
***
A ce dogme ultralibéral s’oppose la déclaration de
4
Philadelphie du 10 mai 1944, dont le but général est
d’établir un ordre international adossé au droit et à la
justice. Son titre est le suivant : Déclaration
concernant les buts et objectifs de l’Organisation
internationale du travail (OIT) ; elle est d’application
universelle. Notons quelques extraits de cette
Déclaration :
Sont particulièrement visés les points suivants :
réduire les dépenses publiques,
réduire les prélèvements fiscaux,
réduire le nombre de fonctionnaires,
réduire les programmes sociaux.
•
Ͳ
Encourager l’initiative privée.
Favoriser le secteur privé, c’est le corolaire à la
réduction du secteur public. D’un côté il faut réduire,
sinon éliminer, les subventions publiques ; d’un autre
côté il faut encourager les entreprises privées (par
exemple la réduction de l’impôt sur les sociétés de
capitaux).
•
Ͳ
Ͳ
Libéraliser l’environnement économique.
D’abord alléger les réglementations, et la législation
pesant sur les affaires. Ensuite, c’est la flexibilité du
travail.
En vrac, énumérons quelques exemples d’exigences
néolibérales : licenciements facilités, réduction des
1
A. Rüstow, Paläoliberalismus, Kommunismus und
Neoliberalismus, in : Wirtschaft Gesellschaft und Kultur –
Festgabe für Alfred Müller-Armack, Berlin, 1961, p. 63.
Herausgegeben von Franz Greiȕ und Fritz W. Meyer.
2
Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques
et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), 419 pages.
3
Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit
traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut
être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 99-100.
Cahier économique 119
« Le travail n’est pas une marchandise »
« la possibilité pour tous d’une participation
équitable aux fruits du progrès … »
« l’extension des mesures de sécurité sociale
en vue d’assurer un revenu de base à tous
ceux qui ont besoin d’une telle protection
ainsi que des soins médicaux complets ».
3.1.4 L’ordolibéralisme
3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme
L’Ecole de Fribourg ou Ecole de l’ordolibéralisme a été
fondée dans les années 1930 à l’université de
Fribourg-en-Brisgau par l’économiste Walter Eucken
et les juristes Franz Böhm et Hans Grossman-Doerth :
« … les fondateurs de l’Ecole avaient pour souci
commun la question des fondements constitutionnels
5
d’une économie et d’une société libre ».
L’ordolibéralisme est la version allemande du
libéralisme économique. Ce courant de pensée est
représenté par quelques figures emblématiques. Son
chef de file, Walter Eucken (1891-1950), a enseigné à
l’université de Fribourg en Allemagne (1927-1950).
4
Alain Supiot (professeur de droit), L’esprit de Philadelphie – la
justice sociale face au marché total, Paris, 2010, 182 pages. Le
texte de la Déclaration renvoie aux pages 175 à 179.
5
Viktor J. Vanberg, L’Ecole de Fribourg : Walter Eucken et
l’ordolibéralisme, in : Philipe Nemo et Jean Petitot, Histoire du
libéralisme en Europe, Paris, 2006, p. 911.
87
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Wilhelm Röpke (1899-1966) a enseigné à l’université
d’Istanbul, puis à Genève. Il a « une vision humaniste
1
proche de la pensée sociale catholique ». Alexander
Rüstow (1885-1964) a enseigné aux universités
2
d’Istanbul et de Heidelberg. D’autres noms peuvent
3
être avancés : A. Müller-Armack. , F. Böhm, F. A. Lutz,
H. C. Lenel, L. Miksch, K. F. Maier, etc.
Au cours de l’entre-deux-guerres l’Allemagne est
4
devenue « das höchst kartellisierte Land der Welt ».
e
Tout a commencé vers la fin du 19 siècle. Le
« Reichsgericht », par décision du 4 juillet 1897, a
permis en règle générale la formation de cartels. En
1905 l’Allemagne compte 385 cartels (Kartelle oder
kartellartige Gebilde) ; en 1925 leur nombre a grimpé
5
à 2 500 .
Le remède efficace c’est introduire de la concurrence
dans l’économie. L’interventionnisme – selon Rüstow –
va dans le sens du marché, et non contre le marché.
Müller-Armack, auteur en 1947 de l’expression
« soziale Marktwirtschaft », est le théoricien de cette
doctrine économique, qu’il a conçue dès le début des
années 1930. Il est partisan d’une « sozialgesteuerte
6
Marktwirtschaft » : le social et l’interventionnisme
sont liés.
entwerfen haben ». Le même auteur précise encore le
fondement de la politique économique ordolibérale :
« 1. Rahmenpolitik 2. Marktpolitik (liberaler
Interventionismus) ».
L’ordolibéralisme est – entre les deux guerres
mondiales – la réponse à la cartellisation de l’industrie
allemande, à la grande crise de 1929 et au refus du
nazisme. A cette époque Ludwig Erhard a affirmé trois
principes : le rejet de la lutte des classes, la nécessité
d’une intervention étatique (limitée) et la primauté de
l’Etat sur l’économie, tout en conservant la liberté des
acteurs économiques. D’où son aversion pour les
cartels.
Toutefois la loi anticartel n’entre en vigueur que le
premier janvier 1958. Cette loi est parfois appelée
« Grundgesetz der Sozialen Marktwirtschaft ».
L’ordolibéralisme a été mis en pratique par A. Müller8
Armack et L. Erhard. Selon Ralf Ptak on a : « die
soziale Marktwirtschaft als Träger des ordoliberalen
Programms ».
Ci-après est brièvement présenté l’ordolibéralisme.
•
7
Wilhelm Röpke a bien résumé la finalité à atteindre
après la Seconde guerre mondiale « : Aufrichtung der
Marktwirtschaft als einer echten
Wettbewerbsordnung : das ist die erste klare Linie in
dem architektonischen Grundriȕ, den wir zu
•
1
Jean-Michel Ycre, Les sources catholiques de l’ordolibéralisme
allemand : Röpke et la pensée catholique sociale allemande, in :
Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p.167.
2
Röpke et Rüstow ont dû fuir le régime nazi en 1933.
3
Alfred Müller-Armack (1901-1978) est professeur à l’université
de Cologne, Abteilungsleiter (Grundsatzfragen) au ministère de
l’économie, puis secrétaire d’Etat ; il est proche de Ludwig Erhard,
son ministre.
4
Volker Berghahn, Rheinischer Kapitalimus, Ludwig Erhard und der
Umbau des westdeutschen Industriesystems, in : David Gilgen,
Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg), Deutschland als
Modell – Rheinischer Kapitalismus und Globalisierung seit dem 19.
Jahrhundert, Bonn, 2010, p. 96. Historisches Forschungszentrum
der Friedrich-Ebert-Stiftung, Reihe : Politik- und
Gesellschaftsgeschichte, Band 88.
5
Walter Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolitik, Munich, 1967,
p. 118 et suivantes. Voir aussi, du même auteur : Die Grundlagen
e
der Nationalökonomie, Berlin, 1989 (9 éd.), p. 32 et suivantes, p.
55.
6
Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945
bis zur Gegenwart, Munich, 2011, p. 90.
7
W.Röpke, Civitas humana – Grundfragen der Gesellschafts- und
e
Wirtschaftsreform, Berne/Stuttgart, 1979 (1 publication en 1944),
e
4 éd. p. 74 et p. 79.
88
•
L’ordolibéralisme se fonde sur le couple
marché/concurrence, mais sans le « laisserfaire » des néolibéraux. L’Etat intervient par
des normes juridiques et fixe les règles ; par
exemple le code du travail. En résumé :
« autant de marché que possible, autant
d’Etat que nécessaire ».
Le libéralisme économique allemand est
accompagné d’un libéralisme politique :
liberté politique (partis politiques) et liberté
économique (concurrence). L’ordolibéralisme,
comme la première partie du terme l’exprime,
se réfère à l’ordre, en l’occurrence à l’ordre
constitutionnel et procédural ; c’est dire
l’importance du droit dans cette société.
La population allemande a la phobie de
l’inflation (cf. hyperinflation en 1923), d’où
une double réaction : l’Etat doit maîtriser ses
dépenses et la Bundesbank doit être
indépendante, ou « la justification
9
ordolibérale de l’indépendance ».
8
Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus zur sozialen
Marktwirtschaft, Stationen des Neoliberalismus in Deutschland,
Wiesbaden, 2004, p. 201.
9
Eric Dehay, L’indépendance de la banque centrale en Allemagne :
des principes ordolibéraux à la pratique de la Bundesbank, in :
Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources
de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 248.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
destruction du tissu industriel au cours de la
Seconde guerre mondiale. Au centre figure la
création de richesses. Notons la formulation
5
de Michel Foucault : « L’homo oeconomicus
qu’on veut reconstituer, ce n’est pas l’homme
de l’échange, ce n’est pas l’homme
consommateur, c’est l’homme de l’entreprise
et de la production ». Et encore, selon le
6
même auteur : « Ça veut dire, d’un côté,
généraliser en effet la forme entreprise à
l’intérieur du corps ou du tissu social ; ça veut
dire reprendre ce tissu social et faire en sorte
qu’il puisse se répartir, se diviser, se
démultiplier selon non pas le grain des
individus, mais le grain des entreprises ».
L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre
un « ordre de concurrence » et un « ordre
institutionnel » : il y a correspondance
efficace entre régime concurrentiel et
armature institutionnelle.
***
Pour terminer notons ce qui a amené les Allemands
1
vers l’ordolibéralisme, selon Raymond Aron : « … le
fait décisif me paraît le complet épuisement des
idéologies qui, de la patrie de Marx et de Hitler,
étaient parties à la conquête du monde. Le peuple
allemand a vécu jusqu’au bout la folie nationaliste, il
a du régime soviétique une expérience
incomparablement plus directe que n’importe quel
autre peuple d’Europe ».
3.1.4.2 Le modèle allemand
2
Le modèle allemand se résume en trois points.
•
•
•
La priorité absolue aux exportations, cet
aspect est bien connu, car tout en contraste
avec d’autres pays de l’Union. Ces
exportations permettent à la fois de réinvestir
dans l’industrie, de fournir les moyens pour
financer les importations (par exemple
produits énergétiques et matières premières)
et la protection sociale.
La cogestion privilégie la concertation au
détriment de l’affrontement dans l’entreprise :
l’Allemagne fédérale est le pays de la
3
Mitbestimmung . Pour les syndicats allemands
l’entreprise n’est pas « l’ennemi »,
contrairement à la position des syndicats
4
français. Le professeur Werner Abelshauser
parle de « Konsensdemokratie ».
La primauté est accordée au producteur et
non pas au consommateur, ou seulement en
second lieu. Cette attitude est liée aussi à la
1
Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris,
2005, p. 561. Première publication dans la Nouvelle NRF (Nouvelle
Revue Française), 22, 1954.
7
La structure du pouvoir dans l’Allemagne fédérale
repose sur trois piliers : l’appareil de production
(industrie), la Bundesbank (indépendante) et les
Länder (décentralisation). Le chancelier joue le rôle
d’arbitre/coordinateur. La différence est saisissante
avec l’Allemagne nazie, fondée sur le « Führerprinzip ».
« La nouvelle Allemagne fédérale va, au nom de
l’ordolibéralisme, prendre le contre-pied de la
politique de Hitler ».
« Le projet géopolitique du pays va se confondre avec
la géostratégie des grands groupes. L’intérêt de ces
derniers est de pousser à la création de la CECA, puis
du Marché commun. Cela correspond au désir du
protecteur américain et reprend les idées d’union
douanière d’avant 1914, inspirées elles-mêmes du
Zollverein ».
L’ordolibéralisme, non seulement permet l’intervention
étatique, mais la recommande même dans certains
cas ; par exemple protection sociale, préservation de
la concurrence.
Notons la référence quant à la position de la
protection sociale : en Allemagne fédérale c’est un
Etat fort, dans le monde anglo-saxon c’est l’individu,
en France c’est un Etat volumineux. Le Luxembourg
est proche de la position allemande.
2
Une rapide comparaison entre les modèles français et allemand
est effectuée par Jean-Louis Beffa (dirigeant d’entreprises) dans Le
Monde du 12 septembre 2013, supplément EUROPA : Trop forte
l’Allemagne ? p. VIII. Voir aussi du même auteur : La France doit
choisir, Paris, 2012, 287 pages. Guillaume Duval, Made in Germany
– Le modèle allemand au-delà des mythes, Paris, 2013, 231 pages.
Bruno Odent, Modèle allemand, une imposture – L’Europe en
danger, Paris, 2013, 205 pages.
3
Mitbestimmungsgesetz du 4 mai 1976.
4
Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftgeschichte, op. cit. p.
355.
Cahier économique 119
5
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège
de France 1978-1979, op. cit. p. 152. A l’occasion du trentenaire
de sa mort voir : le dossier dans Le Monde des Livres du 9 mai
2014, sous le titre « Vitalité de Michel Foulcault » ;
« Foucauldmania » dans Le Monde du 21 juin 2014 (culture &
idées).
6
Ibid. p. 247.
Jean-Michel Quatrepoint, Le Choc des Empires – Etats-Unis,
Chine, Allemagne : qui domine l’économie-monde ? Paris, 2014, p.
144-145 ; les deux citations y comprises.
7
89
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Le modèle allemand suscite parfois des réactions
excessives.
D’un côté, ce serait un modèle à imiter, car la solution
aux problèmes économiques, une vraie panacée. En
fait, ce modèle, issu de l’ordolibéralisme, s’applique en
priorité à la situation spécifique de l’Allemagne de
l’après-guerre. Par ailleurs, l’économie allemande n’est
pas dépourvue de faiblesses ; par exemple il y a un
manque flagrant d’investissements dans
l’infrastructure, sa politique énergétique (abandon
brusque du nucléaire) présente de sérieuses
incertitudes quant à l’avenir, sa faible natalité
renchérit le coût des retraites. S’y ajoute une faiblesse
structurelle : toute chute des exportations pose
problème à la fois à l’Allemagne même et à l’Union.
D’un autre côté, ce serait un modèle catastrophique.
Ainsi, Bruno Odent a publié l’ouvrage suivant, au titre
évocateur : Modèle allemand, une imposture –
L’Europe en danger. L’Allemagne fédérale n’est pas ce
modèle exécrable décrit par ce journaliste (chef du
service Monde de l’Humanité).
En fait, la réalité se situe loin de ces deux extrêmes.
3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme
Théories régulationniste et ordolibérale sont fort
éloignées l’une de l’autre. Toutefois au moins deux
aspects les rapprochent, malgré les oppositions qui les
1
caractérisent . D’abord, le régulationnisme étudie les
systèmes capitalistes et leurs institutions. Or,
l’ordolibéralisme est la source, sinon le pilier du
capitalisme rhénan. Dans ce sens les régulationnistes
sont intéressés par ce capitalisme.
Ensuite, les théories régulationniste et ordolibérale
réintroduisent l’histoire dans l’analyse économique :
c’est « la réconciliation entre l‘histoire et la théorie ».
Et encore : « Malgré leurs divergences, la
confrontation entre l’ordolibéralisme et la théorie de
la régulation montre qu’il existe en France et en
Allemagne des modes de théorisation relativement
proches et alternatifs à ceux du mainstream néoclassique ».
Terminons par une comparaison rapide entre la pensée
néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand.
2
Ecoutons le professeur (émérite) François Bilger : « …
si la France privilégie l’approche déductive de la
réalité économique à partir de modèles
mathématiques, la méthode euckenienne de
l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la
méthode inductive développée par l’Ecole historique
allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans
une philosophie politique et sociale libérale
individualiste, à dominante anti-étatiste,
l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une
préoccupation d’harmonie sociale et une vision
kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi
morale ».
3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme
L’économiste américain Henry Charles Carey (17931879) a développé une approche originale sur le
commerce des Etats-Unis. Il écarte la théorie de D.
Ricardo sur le libre-échange, car c’est en fait justifier
la domination industrielle de la Grande-Bretagne, qui
devient l’atelier industriel du monde.
Carey propose l’architecture suivante pour protéger le
commerce des Etats-Unis : à l’intérieur le libéralisme
économique s’impose, mais vers l’extérieur il faut
dresser des barrières douanières. Carey est même plus
sévère que Friedrich List (1789-1846) et prévoit toute
une palette de droits de douane.
La théorie de Carey s’applique aisément à notre pays.
Au lendemain de notre indépendance le Luxembourg
est intégré dans un espace dépassant largement sa
petite dimension. Le Zollverein protège notre
sidérurgie de la concurrence située au-delà de cette
union douanière. Le Luxembourg reste à l’abri du
Zollverein entre 1842 et 1918. L’UEBL prend la relève
du Zollverein en 1921. Dans les années 1950 les
traités européens jouent le même rôle (voir plus loin).
A chaque fois les produits luxembourgeois sont
protégés, au moins partiellement, de la concurrence
mondiale (par exemple de la concurrence des produits
e
sidérurgiques anglais au 19 siècle). Par contre, nos
produits peuvent circuler librement à l’intérieur de
l’espace protégé.
D’ailleurs, les avantages de cette protection ont été
démontrés par leur absence entre 1873 et 1878 : la
sidérurgie luxembourgeoise est écrasée par la
2
1
Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste
du détour par l’ordolibéralisme, in : Patricia Commun,
L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 49-66.
90
François Bilger, La pensée néolibérale française et
l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun, L’ordolibéralisme
allemand, op. cit. p. 17. Sur l’Ecole historique allemande voir :
Marc Montoussé, L’Ecole historique allemande, Origine, portée et
postérité, Paris, 2010, 186 pages.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
concurrence située hors du Zollverein (notamment
anglaise).
La Belgique, contrairement au Luxembourg, est un
pays libéral tant économique que politique. Paul Van
Zeeland, Premier ministre belge de 1935 à 1937, est
1
partisan du libéralisme , bien qu’il ne soit pas hostile à
un interventionnisme tempéré. Il a présenté un
rapport d’inspiration néolibérale sur la collaboration
économique internationale, contre le protectionnisme
et les politiques d’autarcie, rapport qui fait débat en
France et en Belgique. Par ailleurs, le frère du Premier
ministre belge est le seul représentant belge au
Colloque Lippmann. Dans un tel contexte le
Luxembourg, plus proche du protectionnisme, est dans
une situation plutôt fragile par rapport à la Belgique.
La Belgique est un pays de tradition libérale, face au
Luxembourg, protectionniste, habitué au bouclier du
Zollverein. C’est au Luxembourg de s’adapter. Cette
situation de faiblesse est encore accentuée par deux
aspects.
2
Selon l’historien Gilbert Trausch « la guerre révèle
(aussi) la fragilité du statut international du
Luxembourg. Aux yeux des puissances européennes, le
grand-duché demeure un Etat de convention, créé par
elles selon leurs convenances, pour ainsi dire à titre
provisoire ».
Le traité de l‘UEBL, entré en vigueur en 1922, présente
deux dangers : les Luxembourgeois n’en voulaient pas,
des difficultés de rodage.
L’entre-deux-guerres révèle deux mouvements.
D’abord, le Luxembourg est amené à diversifier ses
débouchés face à un partenaire économique doté d’un
effet d’entraînement réduit par rapport au Zollverein.
Ensuite, la crise économique diminue le transit
3
international du commerce. Emile Etienne , directeur
de la Fédération des industriels luxembourgeois en
1935, l’a bien exprimé : « Essentiellement pays de
transformation, dépourvu de marché intérieur, le
Luxembourg devra donc poursuivre une politique de
libre-échange que les tendances actuelles du monde
semblent cependant répudier de plus en plus ».
Rappelons que le Luxembourg affronte à la fois deux
difficultés majeures : le Zollverein a été longtemps un
abri (trop !) confortable ; la réorientation est difficile
avec un partenaire économique tourné
traditionnellement vers le libre-échange.
4
Antoine Funck , chargé d’Affaires du Grand-Duché de
Luxembourg à Paris lors de l’exposition internationale
de 1937, espère un redémarrage de l’activité
économique du Luxembourg et exprime son désir « de
collaborer, dans la paix et la prospérité, avec tous les
pays, petits ou grands ».
L’ensemble de ces circonstances ont probablement
contribué à la situation difficile du Luxembourg de
l’entre-deux-guerres.
L’Union européenne est une large zone économique
dont le Luxembourg profite. Longtemps elle a
constitué un rempart contre la concurrence hors
Union. Tel n’est plus autant le cas avec la
mondialisation : l’afflux (presque) sans limites de
produits dans l’Union européenne a des conséquences
graves ; chômage et désindustrialisation, bien que
l’Union européenne ne soit pas la seule cause. En
d’autres termes, l’euro-enthousiasme des
Luxembourgeois au cours des années 1950/1960 s’est
estompé. C’est la montée de l’euroscepticisme, même
au Luxembourg, longtemps élève modèle de l’Europe.
Celle-ci est de plus en plus ressentie comme une
entité exposée aux ravages du libéralisme
économique. L’Union européenne est une (des)
victime(s) du néo-libéralisme. Dans ce contexte on
peut se demander si l’Union n’a pas intérêt à se
rapprocher quelque peu de la théorie de Carey.
***
Comparons le modèle allemand de l’économie sociale
de marché issue de l’ordolibéralisme au modèle
luxembourgeois. De nombreuses similitudes
apparaissent.
•
1
Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit. p. 196 et suivantes.
Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une
nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg, op. cit.
2002, p. 238.
3
Emile Etienne, Les courants commerciaux du Grand-Duché de
Luxembourg, in : Le Grand-Duché de Luxembourg, brochure
publiée à l’occasion de l’Exposition universelle et internationale de
Bruxelles en 1935, Luxembourg/Bruxelles, 1935, p. 67.
2
Cahier économique 119
Le Luxembourg est obligé d’exporter, à la fois
du temps de la sidérurgie et actuellement. Et
ceci d’abord à cause de sa petite dimension,
puis les mêmes raisons que pour l’Allemagne
surgissent : financer les importations
(matières premières et énergétiques) ; s’y
ajoute la nécessité d’importer son équipement
4
Antoine Funck, La participation luxembourgeoise à l’exposition
internationale de Paris 1937, in : Les Cahiers luxembourgeois,
1937, XIVe année n° 7, p. 753.
91
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
•
industriel ; assurer le financement de l’Etat
providence, réinvestir.
A l’instar de la République fédérale allemande
le Luxembourg a établi une législation sur la
1
cogestion , qui privilégie la concertation au
détriment de l’affrontement (cf. paix sociale).
Cette cogestion implique l’accès aux
informations économiques et financières des
représentants des syndicats, ce qui mène à un
sentiment de coresponsabilité. Le modèle
allemand est axé sur le « couple
2
Arbeitgeber/Arbeitnehmer ». Le Luxembourg
est proche de ce modèle.
Contrairement à l’Allemagne, le Luxembourg
ne met pas l’accent sur la production, dans le
sens qu’il n’a pas subi la destruction de son
industrie au cours de la guerre. Le
Luxembourg a pu favoriser la consommation
et c’est d’autant mieux. Notre niveau de vie
est exceptionnel à l’intérieur de l’Union.
Toutefois, dans le contexte de la crise actuelle
le Luxembourg doit veiller à ne pas financer
sa consommation par l’endettement. Voilà qui
vaut à la fois pour l’Etat et pour les
consommateurs. Faire quelques centaines de
millions d’euros de dettes budgétaires par an
peut rapidement mettre en danger le modèle
luxembourgeois.
Dans une approche stylisée le modèle luxembourgeois
3
peut être brièvement caractérisé , à l’image de
l’Allemagne fédérale :
•
•
Ordolibéralisme, teinté de corporatisme libéral
(cf. tripartite, CES).
Individualisme conservateur, déjà traditionnel,
car remontant au Code civil de 1804.
1
Voir à ce sujet l’ouvrage de Henri Goedert, La représentation des
salariés dans les organes des sociétés en droit luxembourgeois et
en droit ouest-allemand, thèse pour l’obtention d’un doctorat
d’Etat, Nancy, 1983, 590 pages. Voir aussi. Guy Bemtgen, Die
Mitbestimmung der Arbeitnehmer in Deutschland unter
Berücksichtigung der ‘participation aux décisions dans l’entreprise’
in Frankreich und Luxemburg – Historischer Abriss, aktuelle
Probleme, Luxembourg, 1983, 161 pages. Mémoire présenté pour
l’obtention du grade de professeur en sciences économiques et
sociales.
2
Alfred Grosser, L’art du dialogue social à l‘allemande, in : Le
Figaro du 17 juin 2014.
3
Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste
du détour par l’ordolibéralisme, op. cit. p. 57. Pierre-Cyrille
Hautcoeur (président de l’Ecole des hautes études en sciences
sociales) et Eric Monnet (économiste), Changer l’enseignement des
sciences économiques à l’université – Interdisciplinarité,
pluralisme, innovation pédagogique, in : Le Monde du 17 juin
2014.
92
•
Economie sociale de marché, construite au
cours de l’ère fordiste.
3.1.6 Rapide comparaison entre les divers
libéralismes économiques
Le libéralisme classique vise la réduction de la toute
puissance de l’Etat : garder un espace libre de
l’intervention de l’Etat pour faire jouer la rationalité
économique. C’est le fameux « laisser-faire » d’Adam
Smith. Ce n’est pas la toute puissance de l’économie
ni celle de l’Etat : « d’un côté le marché et la
rationalité économique et, de l’autre, l’Etat et la
4
rationalité politique ». Smith réagit contre la toute
5
puissance de l’Etat. Selon Norbert Campagna Thomas
Hobbes « développe une théorie libérale en l’inscrivant
dans un cadre institutionnel qui, par certains aspects
du moins, ne l’est guère ».
Le néolibéralisme est tout à fait différent : « il s’agit
6
ici de diffuser le marché partout ». Ecoutons Michel
7
Foucault : « La société régulée sur le marché à
laquelle pensent les néolibéraux, c’est une société
dans laquelle ce qui doit constituer le principe
régulateur, ce n’est pas tellement l’échange de
marchandises, que les mécanismes de la concurrence.
… ce qu’on cherche à obtenir, ce n’est pas une société
soumise à l’effet-marchandise, c’est une société
soumise à la dynamique concurrentielle ». Le projet
néolibéral est d’une radicalité inouïe : la concurrence
doit être le seul régulateur de cette société.
L’ordolibéralisme est le néolibéralisme allemand, mais
sans sa radicalité, ce qui a permis l’évolution vers
l’économie sociale de marché.
Ordolibéralisme et néolibéralisme doivent donc être
nettement distingués. A cet effet mettons en évidence
8
la définition du capitalisme selon Robert Boyer :
« Une interdépendance de l’économie, de la société et
de la politique ».
4
Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur
le libéralisme, la théorie et la politique, Paris, 2012, p. 50.
5
Norbert Campagna (philosophe), Thomas Hobbes, L’ordre et la
liberté, Paris, 2000, p. 30.
6
Geoffroy de Lagasnerie, op. cit. p. 51.
7
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège
de France 1978-1979, Paris, 2004, p. 152. Edition établie sous la
direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel
Senellart.
8
Robert Boyer, Le capitalisme d’une crise à l’autre : résilience et
transformations, in : Problèmes économiques, hors-série :
comprendre le capitalisme, Paris, mars 2014, p. 52-60. Citations
pages 52, 53 et 60.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
* L’ordolibéralisme est pleinement imbriqué dans la
société. Ainsi, selon la définition de l’ordolibéralisme
(cf. 3.1.4.1.) le premier volet de la définition du
capitalisme (l’économie) est représenté par le couple
marché/concurrence. Le deuxième volet est lié à la
société : liberté politique et liberté économique avec
une organisation décentralisée de la société civile
(séparation entre décideurs économiques et décideurs
politiques). Le troisième volet est en relation avec la
politique ; par exemple maîtrise des dépenses
publiques, protection de la population vis-à-vis de
l’inflation. L’ordolibéralisme est aussi le retour de
l’histoire dans l’analyse économique.
domaines de la fiscalité et de la protection sociale.
Dans une posture critique on parle de dumping social
et/ou fiscal. Une tendance dangereuse se dessine :
« non plus fabriquer l’ordre de la concurrence par la
législation européenne, mais fabriquer la législation
européenne par le libre jeu de la concurrence. Ce qui
semble ainsi se dessiner aujourd’hui, c’est une sorte de
mutation de certains courants de l’ordolibéralisme,
… ».
***
Récapitulons quelques critiques adressées à
l’ordolibéralisme.
Selon Robert. Boyer « … des solutions
significativement différentes pourront être données
selon les sociétés qui peuvent déboucher sur autant
de formes de capitalisme ».
Ͳ
* L’approche néolibérale s’appuie sur l’économie de
marché qui postule « un quasi automatisme des
ajustements de marché ». Ceux-ci sont indépendants
de la société civile, c’est-à-dire de l’organisation
sociale et politique. Une crise éventuelle a donc un
caractère exogène, situé en dehors de la sphère
économique. L’histoire est évacuée de ce modèle.
1
Pierre-Cyrille Hautcoeur et Eric Monnet regrettent
« que l’enseignement de l’histoire des crises
financières avait presque entièrement disparu des
cursus ».
Ͳ
Ͳ
Conclusion : modèle néolibéral et modèle ordolibéral
2
s’excluent mutuellement. Selon Catherine Audard
« L’ultralibéralisme de Milton Friedman, repris par les
gouvernements Thatcher et Reagan, est difficilement
intégrable dans le camp libéral, car il bascule très vite
dans le conservatisme, par la forme de son
argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout
autant que par le contenu de ses idées ».
Ͳ
Ͳ
***
Actuellement l’ordolibéralisme se situe entre deux
bornes : l’économie sociale de marché et une nouvelle
3
« conception ultra », qui semble prendre de
l’ampleur : c’est « la mise en concurrence des systèmes
institutionnels eux-mêmes ; par exemple dans les
1
Op. cit.
Catherine Audard (professeur de philosophie politique et morale
à la London School of Economics), Le « nouveau » libéralisme, in :
L’Economie politique n° 44 d’octobre 2009, p. 26.
3
Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue), La
nouvelle raison du monde – Essai sur la société néolibérale, Paris,
2009, p. 349 ; les citations y comprises.
2
Cahier économique 119
Dès les traités européens des années 1950
l’ordolibéralisme s’impose aux Six. Cette
Europe évolue alors dans un monde
ordolibéral. « Parce qu’elle voulait
sanctuariser ses propres principes de politique
économique, l’Allemagne a trouvé la solution
4
simple de les faire inscrire dans les traités ».
En Allemagne l’ordolibéralisme n’est pas
l’enjeu de l’alternance électorale. Quelle que
soit la coalition gouvernementale, les règles
ordolibérales sont acceptées et appliquées.
L’ordolibéralisme implique un ordre
monétaire : l’indépendance de la Banque
centrale. L’Allemagne a-t-elle davantage peur
de 1923 que de 1929 ? Voilà qui semble
quelque peu étonnant : ce n’est pas
l’hyperinflation des années 1920 qui a initié
les succès électoraux d’Hitler, mais plutôt la
déflation liée à la crise de 1929.
L’ordolibéralisme est un modèle destiné à une
situation spécifique : l’Allemagne de l’aprèsguerre. Ce modèle est-il applicable à l’époque
actuelle et à l’ensemble des pays de l’Union ?
Les principes ordolibéraux sont en perte de
vitesse, voire même complètement dépassés,
c’est bien connu. Toutefois, il faut nuancer ;
deux aspects interviennent.
Premier aspect. L’ordolibéralisme a permis
l’installation, en Allemagne, d’une démocratie
parlementaire qui fonctionne toujours, grâce
à une représentation nationale réussie. Voilà
une vraie prouesse liée à l’ordolibéralisme.
Second aspect. Paradoxalement, la mise en
cause de l’ordolibéralisme est plutôt liée à
l’économique (par exemple mondialisation).
Un nouveau départ, voire un nouveau modèle
économique, du côté de l’écologie, est
4
Frédéric Lordon, La malfaçon – Monnaie européenne et
souveraineté démocratique, Paris, 2014, p. 63.
93
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Ͳ
susceptible de déclencher des
recherches/innovations favorisant la
croissance économique. Dans un tel contexte
les principes ordolibéraux peuvent être
renouvelés et aboutir à des projets d’avenir
qui, à leur tour, peuvent fortifier les principes
démocratiques. L’ordolibéralisme est autant
politique qu’économique (cf. constellation
juridico- constitutionnelle).
Malgré des faiblesses l’ordolibéralisme a
assuré à l’industrie allemande une position
centrale tant en Allemagne même que dans la
zone euro.
l’Etat, ni d’une aide de l’Etat, il y a absence de
dumping. Le succès allemand est lié à l’innovation, à
la qualité, donc à une clientèle satisfaite.
L’Allemagne est entièrement plongée dans une
économie de concurrence où il n’est guère possible
d’interdire de produire et de vendre ; elle a mis
l’accent sur la production pour assurer la croissance.
Concurrence et production sont deux facteurs clés de
l’ordolibéralisme. D’ailleurs, prendre le chemin de
l’interventionnisme étatique, sans nécessité, garantit
la « Friedhofsruhe der staatlich gelenkten Wirtschaft ».
3
Intercalons une petite remarque sur l’ouvrage bien
connu de Thomas Piketty, qui compare dans le temps
et l’espace, le taux de croissance du rendement du
capital et le taux de croissance économique. Retenons
1
une appréciation générale de Robert Boyer : « La plus
importante contribution de l’ouvrage est sans doute
de réintégrer l’histoire économique et sociale au cœur
de la discipline économique ».
3.1.7 Excédents commerciaux allemands et
ordolibéralisme
Les excédents commerciaux allemands sont bien
connus. L’Allemagne est la championne incontestée
dans le trio : machine/outil, chimie et automobile. Ces
excédents se sont installés dans la durée, ce qui pose
problème au reste de l’Europe. Mettons brièvement en
évidence les griefs adressés à l’Allemagne et la
2
réponse de celle-ci .
Le FMI et la Commission de Bruxelles reprochent à
l’Allemagne cet excédent, qui dans leur optique, est
exorbitant et compromet l’équilibre économique dans
l’Union européenne et même dans le monde :
l’Allemagne exporte trop et ne consomme pas assez.
La réponse allemande ne se fait pas attendre. En règle
générale un excédent commercial est favorable à
l’emploi, au niveau de vie, à la protection sociale. Estce que le Gouvernement allemand doit obliger la
population à consommer, interdire aux entreprises
d’exporter ? L’économie ne fonctionne pas selon ce
schéma. Contrairement à la Chine, l’Allemagne ne
bénéficie nullement d’un taux de change fixé par
1
In : Alternatives Economiques, n° 336, juin 2014, p. 63.
2
Patrick Welter, Deutscher Exportüberschuss – Das Märchen vom
Gleichgewicht, in : Frankfurter Allgemeine Zeitung du 8 novembre
2013 ; la citation y comprise. Ce journaliste, spécialiste
d’économie, est correspondant à Washington.
94
Le succès allemand est aussi lié à une particularité :
l’entente, entre banques et grande industrie, orientée
vers l’exportation. Cette collusion entre banque et
industrie lourde a déjà existé du temps de Bismarck :
les banques sont focalisées sur le financement de
l’industrie allemande, même les petites et moyennes
entreprises industrielles profitent du crédit bancaire.
En France la situation est différente : ainsi, « entre
1897 et 1903, 30% des profits du Crédit Lyonnais
4
provinrent des affaires russes ». En Allemagne le lien
entre banques et industrie reste une caractéristique de
5
l’ordolibéralisme et persiste toujours.
Un autre élément de succès est la concordance entre
productivité du travail et niveau des salaires. Ecoutons
6
le journaliste allemand Wolfgang Münchau : « Eine
der wichtigsten ökonomischen Beziehungen ist die
zwischen den Löhnen und der Produktivität. Man kann
Lohnniveau nicht unabhängig von der Produktivität
betrachten ». L’Allemagne en a fait l’expérience lors de
la réunification. Le taux de change est inadéquat. Un
mark (fort) de l’Allemagne de l’Ouest contre un mark
(faible) de l’Allemagne de l’Est. La productivité du
travail en Allemagne de l’Est était trop faible, face à
l’économie de marché, qui y a été introduite. Les
difficultés étaient préprogrammées, mais le problème
était autant politique qu’économique.
***
3
Patrick Velley, L’échelle du monde, Paris, 2013 (1997), p. 796 ;
Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, 2003, p. 4243.
4
Suzanne Berger, op. cit. p. 42.
5
Hermann Josef Abs (1901-1994) est le « symbole » de cette
entente : il a été un champion du nombre de sièges détenus dans
les conseils d’administration des banques et de l’industrie.
6
Wolfgang Münchau, Das Ende der Sozialen Marktwirtschaft,
Munich/Vienne, 2006, p. 136. W. Münchau ist Europa-Kolumnist
und Associate Editor der Financial Times Limited mit Sitz in
Brüssel.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Dans ce contexte retenons un « malentendu » entre la
France et l’Allemagne, remontant à l’époque de
l’ordolibéralisme.
réunification : les Allemands ont « pu intégrer les pays
d’Europe centrale et orientale dans leur système
productif ».
L’Allemagne, adossée à l’ordolibéralisme, défend une
politique de l’offre : priorité à la production et à
l’exportation, une monnaie forte, etc. La crise,
enclenchée à partir de 2007, doit être contrée par des
mesures structurelles : compétitivité, innovations (par
exemple industrielles), productivité des travailleurs,
assouplissement du marché du travail, simplification
administrative, etc.
A. Fabre pense que l’Allemagne a « l’économie la plus
robuste d’Europe ». Ce pays a démontré que protection
sociale et mondialisation sont compatibles. Enfin,
Fabre compare la gouvernance des systèmes sociétaux
dans les deux pays : en Allemagne « la société
gouverne l’Etat, contrairement à la France, où l’Etat
gouverne la société ». Cet auteur va encore plus loin :
« … l’Allemagne est un miroir un peu troublant du
déclassement français ».
La France, par contre, a une préférence pour une
politique de la demande : l’origine de la crise de 2007
résiderait dans la demande. La croissance économique
doit être stimulée par des mesures keynésiennes. Par
ailleurs, les Allemands redoutent que si Bruxelles
accorde de nouveaux délais à la France pour redresser
ses finances publiques, celle-ci en profitera pour
retarder les réformes nécessaires.
Pour terminer, abordons le modèle allemand selon
1
deux points de vue : allemand (Mathieu von Rohr,
correspondant du Spiegel à Paris), français avec
Guillaume Duval (économiste et rédacteur en chef
d’Alternatives économiques) et l’économiste Alain
Fabre.
Ecoutons von Rohr : « … je suis étonné de la virulence
avec laquelle l’Allemagne est traitée par les médias et
les hommes politiques ».
« La préoccupation française pour l’Allemagne
s’apparente parfois à une obsession. C’est un peu
comme si la France devait constamment se mesurer à
l’aune de l’Allemagne, qu’il s’agisse du modèle
économique, de la notation AAA, de la natalité ou du
poids de sa politique étrangère dans le monde. Sans
doute cela reflète-t-il, pour de nombreux Français, le
manque d’assurance lié à la faiblesse actuelle de
l’économie française ».
G. Duval souligne trois éléments. L’Allemagne aura de
sérieux problèmes avec sa démographie déclinante. En
plus l’Allemagne est le seul pays de l’OCDE où les
investissements publics sont inférieurs à l’usure des
infrastructures. Toutefois, l’Allemagne a un avantage
avec la chute du Mur, malgré le coût de la
***
A la suite des développements précédents quatre
conceptions du marché peuvent être dégagées : le
marché classique (Adam Smith et Jean-Baptiste Say) ;
le marché néolibéral (Alfred Marshall : vulgarisateur
2
du néoclassicisme en Angleterre) ; le marché hayekien
(Friedrich. von Hayek et Ludwig von Mises) et le
marché ordolibéral (Walter Eucken).
3.2 La concurrence
3.2.1 Notion de concurrence parfaite
Des générations d’élèves de notre enseignement
classique et technique ont été et sont toujours
confrontées à la notion de concurrence pure et
parfaite. Rappelons brièvement les conditions
fondamentales.
•
•
•
•
•
Atomicité du marché: grand nombre de
vendeurs et d'acheteurs. Aucun d'entre eux
n'a une influence individuelle sur le marché.
Homogénéité du produit: sur un même
marché tous les produits sont censés être
identiques.
Libre accès au marché: il n'y a pas d'entrave à
l'entrée sur le marché.
Transparence du marché: l'information des
participants au marché est parfaite et sans
coût.
Hypothèse de mobilité: les facteurs de
production sont parfaitement mobiles.
1
Le « modèle allemand », objet de passions en France, dans Le
Monde du 21 septembre 2013 : Mathieu von Rohr, « Un géant en
trompe-l’œil » ; Guillaume Duval et Alain Fabre : Le capitalisme
rhénan : affaibli ou revitalisé ? Interview avec Alain de Tricornot.
Cahier économique 119
2
Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem utilisent ce terme tout au
long de leur ouvrage : Comprendre les théories économiques, Paris,
2011 4e éd. 744 pages.
95
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Le fonctionnement du marché de concurrence parfaite
est assujetti à ces conditions. En présence des quatre
premières conditions on parle de concurrence parfaite,
l'ensemble des cinq conditions mène plutôt à
l'expression concurrence pure et parfaite. L'usage s'est
répandu d'utiliser la construction ramassée
concurrence parfaite, même si les cinq conditions sont
1
visées .
Relevons deux paradoxes de la concurrence.
•
En régime de concurrence parfaite – selon
2
Bernard Guerrien – la compétitivité fait en sorte que
la meilleure entreprise gagne et à la limite on risque
d'aboutir à un monopole. En d'autres mots, la
concurrence parfaite court le risque de se détruire
3
elle-même. Selon le philosophe Michel Foucault « il
serait (donc) dans la logique historico-économique de
la concurrence de se supprimer elle-même, … ».
Notons la formulation pertinente de quelques
4
économistes : « si les coûts unitaires de production
diminuent de manière continue lorsque la taille de la
firme augmente, elle élimine ses concurrents et le
marché atteint une situation de monopole ».
•
Le second paradoxe a été relevé par Piero
Sraffa. Selon cet économiste le régime de concurrence
parfaite est incompatible avec la notion d'économie
d'échelle à l'intérieur de l'entreprise. Selon la première
condition il faut un grand nombre de producteurs.
Comment fabriquer des voitures (ou des avions) dans
de petites unités de production?
3.2.2 La modélisation de la concurrence
parfaite
3.2.2.1 Modélisation selon Walras
A l'économiste Léon Walras (1834-1910) revient le
grand mérite d'avoir présenté formellement le modèle
d'équilibre général de concurrence parfaite, en 1874.
Cet auteur imagine, dans un modèle mathématique, n
biens et services, donc n marchés différents.
L'existence même d'un équilibre général se réduit à un
problème mathématique: résoudre le système à n
équations, qui indique les prix égalisant offre et
demande des différents marchés.
Walras a su mettre en évidence l'interdépendance des
prix et des quantités sur les différents marchés, ce que
l'économiste Oskar Lange (1904-1965) a appelé loi de
Walras.
Résumons la critique du modèle walrasien en quelques
points.
•
Les intervenants sur le marché sont des «
price-takers »; c'est-à-dire ils « prennent » les prix, car
ils n'ont pas d'influence sur eux. Alors qui a « donné »
les prix? Walras passe par la fiction d'un commissairepriseur, coordinateur, suggérant par là « un système
très centralisé, ce que n'est pas censé être le
5
marché » . Son intervention permet, par tâtonnements,
d'atteindre l'équilibre. Les ménages et les entreprises
formulent de nouvelles offres et demandes à de
nouveaux prix que le « commissaire-priseur »
confronte, ce qui le conduit à proposer de nouveaux
prix, jusqu'à l'équilibre de concurrence.
•
Walras admet, dans son modèle, la neutralité
de la monnaie; aucune intervention de l'Etat n'est
prévue dans ce modèle.
6
•
Le modèle walrasien a un caractère normatif,
c’est-à-dire il « ne cherche nullement à décrire la
concurrence telle qu’elle est mais bien plutôt à en
reconstruire le concept adéquat telle qu’elle devrait
7
être ».
8
•
L'équilibre de Walras est un optimum social ,
qui ne peut évidemment être atteint que si les
conditions de concurrence parfaite sont remplies. Or,
ces conditions ne sont pas réunies et l'Etat doit agir
de différentes manières: par exemple, établir des lois
anti-trust, introduire des lois sur la concurrence. « Une
grande partie de l'activité de la Commission de
Bruxelles consiste à lutter contre les monopoles et
pour la concurrence ».
•
Retenons une hypothèse de l'équilibre
walrasien illustrée par l'image des tâtonnements: «
Alain Beitone, Antoine Cazorla, Christine Dollo, Anne-Mary Drai,
e
Dictionnaire des sciences économiques, Paris, 2007, (2 éd.), p. 86.
2
Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007, p. 107.
5
3
7
1
Michel Foucauld, Naissance de la biopolitique, op. cit. p. 140.
C. Chavagneux, F. Milewski, J. Pisani-Ferry, D. Plihon, M. Rainelli
et J.-P. Warnier, Les enjeux de la mondialisation, III Les grandes
questions économiques et sociales, Paris, 2007, p. 10.
4
96
Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 83.
L’adjectif dérivé de Walras se retrouve sous deux formes dans la
littérature économique : walrasien et walrassien.
6
André Orléan, L’empire de la valeur – refonder l’économie, Paris,
2011, p. 68.
8
Philippe Simonnot, L'invention de l'Etat - Economie du droit,
Paris, 2003, p. 237, y comprise la citation.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
l'absence d'échanges tant que les prix d'équilibre n'ont
pas été atteints, les quantités offertes et demandées
1
tout au long du processus ne sont que virtuelles » .
•
Revenons brièvement au commissaire-priseur
de Walras, en relation avec son « marché-mécanisme
». « Les discours qui font référence à l'économie de
marché renvoient tous à cette vision issue de Walras.
Mais, si elle était vérifiée dans la vie réelle, alors la
planification centralisée aurait dû s'imposer contre le
marché ». (...). « Une agence centrale de planification
serait une réponse plus réaliste que ce personnage
hérité d'une assimilation du marché au
2
fonctionnement de la Bourse de valeurs » .
•
Selon l’économiste Oscar Lange, l’Etat doit
jouer le rôle de commissaire-priseur, ce que Hayek
juge impossible.
•
Selon la loi de l’offre et de la demande toute
augmentation du prix pousse l’offre à croître et la
demande à baisser. Si, au départ, il y a situation de
pénurie, celle-ci tend à se résorber. Ainsi, la flexibilité
des prix permet de piloter efficacement la rareté.
3
Dans ce modèle la qualité est définie ex ante, c’est-àdire elle est exogène au modèle. Dès que la qualité
n’est pas déterminée préalablement, elle devient
endogène et la quantité demandée dépend à la fois du
prix et de la qualité. Or la qualité est une fonction
croissante du prix de marché. Il y a donc deux effets,
de sens contraire. L’effet rareté ; la demande baisse
lorsque le prix augmente, ainsi que l’effet qualité ; la
demande augmente lorsque le prix augmente en
relation avec la qualité.
Lorsque l’effet rareté l’emporte, la pente des courbes
d’offre et de demande est de sens opposé et il y a
équilibre. Si l’effet de qualité l’emporte, les deux
courbes (d’offre et de demande) ont des pentes
positives et l’équilibre disparaît. Selon A. Orléan gérer
à la fois la rareté du bien et sa qualité est une mission
impossible, dans une situation d’asymétrie
d’informations. Selon le modèle walrasien la qualité
du bien a un caractère exogène et on reste dans une
situation de gestion de la rareté. Cette condition est
nécessaire à l’équilibre walrasien.
1
Ghislain Deleplace, Histoire de la pensée économique, Paris,
2009, p. 224.
2
Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique - Essai
sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Paris, 2000, p. 21.
3
André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 92 et suivantes.
Cahier économique 119
4
Ecoutons le professeur Jacques Généreux « A partir de
Léon Walras en effet, le souci d'imiter les méthodes
des sciences physiques conduit le courant dominant
de la science économique – le courant néoclassique –
à des coupes claires dans son objet d'études. Les lois
de la nature étant intemporelles et indépendantes de
l'action humaine, l'économie ne peut énoncer de telles
lois qu'à la condition d'être hors du temps,
anhistorique et totalement déconnectée des réalités
de l'action humaine, c'est-à-dire également amorale,
asociale et apolitique »
•
Pour terminer retenons la critique sur Walras,
ancienne mais toujours d'actualité, du professeur
5
Bertrand Nogaro . « En fait, il n'est pas exact que tout
acheteur ou tout vendeur ne soit acheteur ou vendeur
qu'à un certain prix. Il n'est pas exact que, à tout
moment, le prix soit fonction d'un rapport entre une
quantité offerte et une quantité demandée qui, ellesmêmes, seraient fonction et uniquement fonction,
d'un prix. Cette formule statique n'explique, d'ailleurs,
pas comment et pourquoi se forme le prix du marché,
car celui-ci se forme à travers le temps, à la suite
d'actions et de réactions dans lesquelles prix et
quantités jouent alternativement le rôle d'antécédent
et de conséquent, de variable indépendante et de
fonction ».
3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu
Le modèle de Walras est problématique et les
néoclassiques avec un de leurs représentants anglais
(Alfred Marshall, 1842-1924) délaissent l'équilibre
général walrasien et se limitent à des équilibres
partiels. Par la suite le modèle de Walras s'estompe
quelque peu, car peu connu dans le monde anglosaxon. Les Principes d'économie politique d'A. Marshall
deviennent le manuel de référence pour des
générations d'étudiants. Ce manuel remplace celui de
J. S. Mill (1806-1873), daté de 1848.
Au cours des années 1950 deux éminents économistes
6
Arrow et Debreu ont repris le modèle de Walras et
ont – à partir de conditions qu'ils ont jugées
4
Jacques Généreux (Sciences Po), Les vraies lois de l'économie,
Paris, 2001, p. 38.
5
B. Nogaro, La valeur logique des théories économiques, Paris,
1947, p. 67 (ensemble de la critique p. 53-67). Voir aussi une
critique ramassée mais dense du professeur Jean-Jacques
Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIIIe-XXe,
Genève/Zurich/Bâle, 2004, p. 113-116.
6
Kenneth Arrow (né en 1921), prix Nobel de sciences économiques
en 1972 (conjointement avec John Hicks) et Gérard Debreu (19212004), prix Nobel 1983.
97
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
raisonnables – démontré l'existence d'un équilibre
général dans une situation de concurrence. Ces
conditions sont principalement liées à la rationalité
des consommateurs et au comportement des
entreprises. L'équilibre général « est considéré par les
économistes néoclassiques comme le résultat le plus
important de la science économique. Il prouve (selon
Arrow et Debreu), que les informations fournies par les
prix d'équilibre suffisent à coordonner les décisions
1
prises par les agents économiques » . Voilà qui a ravivé
l'intérêt porté au modèle walrasien. Pour les théories
néoclassiques, repliées avec A. Marshall sur les
équilibres partiels, de nouvelles perspectives sont
ouvertes.
2
Vers le début des années 1970 Hugo Sonnenschein
montre que les fonctions de demande et d'offre liées à
l'équilibre général selon Arrow et Debreu (de forme
quelconque) ne convergent pas a priori vers un
équilibre général stable et unique. Ce résultat reste
vrai même si quelques hypothèses de départ sont
modifiées. « … une courbe de demande peut prendre
n’importe quelle forme, à part celle d’une courbe se
coupant elle-même. Dès lors, la loi de la demande ne
3
s’applique pas à la courbe de demande de marché ».
Selon Bernard Guerrien, c'est « un vrai désastre pour
les néoclassiques, puisqu'il met en cause l'équilibre de
4
concurrence parfaite en tant qu'état de référence » .
5
Claude Mouchot pense même que « l'équilibre général
n'est en définitive qu'une construction vide et
inutilisable ». Enfin, selon le professeur Steve Keen
« l’économie néoclassique est bien davantage un
système de croyances qu’une science ». Cet auteur
6
parle d’une méthodologie qui marche sur la tête . Et
encore, tout récemment: « La théorie dominante
7
s'apparente à un système de croyance ».
1
B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 86.
2
H. Sonnenschein, né en 1940, mathématicien/économiste;
Université de Chicago, dont il a été président de 1993 à 2000.
3
Steve Keen (directeur du département Economie, Histoire et
Politique de l’université de Kingston à Londres), L’imposture
économique, Paris, 2014, p. 88 et p. 136 pour la seconde citation.
Titre original : Debunking Economics : The Naked Emperor
dethroned ? Préface et direction scientifique de Gaël Giraud ;
traduit de l’anglais par Aurélien Goutsmedt .
4
B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 87.
5
C. Mouchot (Université Lumière-Lyon-2), Méthodologie
économique, Paris, 1993, p. 263.
6
Steve Keen, op. cit. p. 196-212 ; il s’agit de l’intitulé du chapitre
VIII.
7
Titre d'une interview accordée par le professeur Keen à
Alternatives Economiques, n° 341, déc. 2014, p. 66-67.
98
3.2.3 Les sciences économiques : une discipline
éclatée
Les sciences économiques se sont séparées en deux
8
groupes ; le premier à prédominance axiomatique, lié
à des approches théoriques formalisées (algèbre
classique, théorie des ensembles, topologie
algébrique). A titre d'exemple retenons deux
représentants de cette tendance, prix Nobel
d'économie: Kenneth Arrow (Universités de Chicago,
de Stanford, de Harvard) et Gérard Debreu (Universités
de Chicago, de Yale, de Berkeley). Ils sont autant
mathématiciens qu'économistes. D'ailleurs, Debreu est
à la fois professeur de mathématiques et professeur
d'économie. L'incertitude est en grande partie absente
du modèle de la concurrence parfaite. Voilà qui est
favorable au traitement mathématique, mais fait
9
douter de la pertinence de ce modèle , car « tout peut
arriver, à condition de choisir les croyances et le cadre
institutionnel approprié ». Le second groupe est lié « à
la connaissance et l'interprétation des processus et
10
phénomènes observables » . Notons deux
représentants de ce groupe: Ronald Coase (prix Nobel
en économie 1991) et Friedrich von Hayek (prix Nobel
d'économie en 1974 conjointement avec Gunnar
Myrdal).
Ronald Coase (London School of Economics,
Universités de Buffalo, de Virginie, de Chicago) a
développé le concept de coût de transition qui ne
découle pas de la production. Il a traité de ce qu'on
appelle aux Etats-Unis « law and economics ». Cet
économiste s'est gentiment moqué du premier groupe
par une boutade. « Dans ma jeunesse, on avait
l'habitude de dire que ce qui était trop stupide pour
être dit pouvait toujours être chanté. Dans l'économie
11
moderne, on l'exprime par les mathématiques » .
Hayek (docteur en droit et docteur en science
politique de l'université de Vienne) fait une critique
sévère du socialisme et note que la planification
socialiste est impossible. Dans la vue hayékienne le
marché fait le travail du planificateur; les pouvoirs
publics doivent s'abstenir d'y intervenir. Il parle de
l'illusion mathématique en économie politique, de
même il taxe la macroéconomie d'illusoire (par
8
Michel Beaud et Gilles Dostaler, La pensée économique depuis
Keynes – Historique et dictionnaire des principaux auteurs, Paris,
1993, p. 106.
9
B. Guerrien, Marché, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le
dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 742.
10
M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 106.
11
R. Coase, L'entreprise, le marché et le droit, Paris, 2005, p. 212.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
exemple la notion de niveau général des prix a peu de
signification).
1
Hayek a une vue d'ensemble de la société et prévoit
trois ordres: les ordres artificiels ou ordres construits
par l'homme; les ordres naturels où les sciences
révèlent des régularités. Enfin, les ordres spontanés ne
sont pas une construction délibérée de l'homme, mais
un produit de l'évolution (par exemple le marché, la
monnaie, la morale, le langage).
2
Et encore, selon M. Beaud et G. Dostaler : « Discipline
éclatée, la science économique d'aujourd'hui se
développe à travers une multitude de travaux,
consacrés pour la plupart à des objets ponctuels,
abordés à travers des approches réductrices. Le temps
des synthèses et des reconstructions paraît encore
loin ».
3
Selon Jacques Sapir les agents « sont de purs
automates; ils réagissent à des signaux (les prix) ». Au
cœur même de ce modèle est posée « l'affirmation
que, sur les marchés concrets, les échanges se
dénouent grâce à la concurrence. Or ceci n'est rien
d'autre que la main invisible d'Adam Smith ». Toujours
selon le même auteur: « L'être humain n'est pas un
automate programmé, il est fondamentalement un
animal social. Ses comportements sont en grande
partie déterminés par les interactions qu'il a avec
d'autres individus ». L'homme n'est pas un être isolé,
indemne de toute influence de la société dans laquelle
il vit, uniquement préoccupé, ou faut-il dire obsédé
par l'idée de prendre des décisions rationnelles au sens
de Walras/Arrow/Debreu (par exemple « choix
4
rationnels indépendants de ceux des autres »).
5
Dans ce contexte le prix Nobel d'économie A. Sen
parle « des idiots rationnels ». Selon cet auteur « la
question principale est de savoir si l'on peut accepter
l'hypothèse de la poursuite systématique de l'intérêt
personnel dans chaque acte ».
6
Lisons Robert Boyer : « La rationalité est rarement
substantielle et complète puisqu’elle est toujours
institutionnellement et historiquement située. De plus,
au modèle normatif de la théorie néoclassique qui
assimilerait toutes les relations économiques à des
relations de concurrence sur des marchés idéaux, la
théorie de la régulation oppose la hiérarchie des
formes institutionnelles qui est le reflet de relations
de pouvoir, s’exprimant dans des coalitions
politiques ».
7
Revenons une dernière fois à B. Guerrien : « … la voie
suivie par la théorie néoclassique est sans issue,
indépendamment de la virtuosité mathématique de
ses adeptes. Il y a deux raisons à cela, qui relèvent
chacune d’une forme d’indétermination :
l’indétermination de l’issue de tout marchandage et
l’indétermination de décisions dans lesquelles les
croyances jouent un rôle essentiel. Le fait que les
théoriciens néoclassiques aient besoin de recourir à
des modèles aussi étranges que celui de la
concurrence parfaite pour lever ces indéterminations
prouve, a contrario, leur caractère insurmontable, du
moins tant que l’accent est mis exclusivement sur les
individus et leurs choix ».
8
Le sociologue Frédéric Lebaron parle d'une « longue
chaîne de la croyance économique », qui s'étend du
plus abstrait (par exemple théorie de l'équilibre
général) jusqu'aux préoccupations concrètes (par
exemple choix d'investir dans un titre financier,
acheter tel ou tel produit).
9
Selon Jacques Généreux « cette économie-là n'est pas
une science économique mais une théologie
économique qui énonce une vérité transcendante audelà du réel au-delà de l'histoire ». Et encore, du
même auteur: « … les grands économistes sont
souvent assez intelligents pour ne pas prendre leurs
jeux de l'esprit pour la réalité. Aussi redoutent-ils
d'autant moins de s'aventurer dans des modèles trop
abstraits qu'ils ne se sentent en rien liés par ces
derniers pour leurs choix réels de citoyens. Ils peuvent,
comme Walras, démontrer la supériorité théorique
d'un système de marchés parfaits et soutenir des
1
Pour une information rapide sur Hayek voir par exemple: Gilles
Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages.
2
M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 207.
3
J. Sapir, Les trous noirs de l’économie, Paris, 2000, op. cit. p. 49
et p. 55.
4
P. Calame, Essai sur l’œconomie, Paris, 2009, p. 107.
5
Amartya Sen, Des idiots rationnels - Critique de la conception du
comportement dans la théorie économique, in: A. Sen, Ethique et
économie et autres essais, Paris, 1993 (1991), p. 87-116; citation
p. 115.
Cahier économique 119
6
Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux,
Paris, 2004, p. 106.
7
Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 91.
8
Frédéric Lebaron (Université Picardie-Jules-Verne à Amiens), La
croyance économique – Les économistes entre science et
politique, Paris, 2000, p. 10-11. Voir aussi, du même auteur: La
crise de la croyance économique, Paris, 2010, 234 pages.
9
Jacques Généreux, 2001, op. cit. p. 188 et p. 191.
99
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
politiques socialistes de régulation de l'économie »
(nationalisation des terres)!
***
1
Abordons brièvement la notion de valeur dans la
2
pensée économique . En fait il n’y a que deux
paradigmes : la valeur travail selon Adam Smith
(1723-1790), Karl Marx (1818-1883), David Ricardo
(1772-1823) et la valeur utilité selon William Stanley
Jevons (1835-1882), Carl Menger (1840-1921) et
Léon Walras (1834-1910).
Ce dernier paradigme a bénéficié d’un développement
mathématique très sophistiqué et reste toujours
dominant dans la théorie économique. Dans ce
contexte l’approche de l’échange se fait par le troc,
c’est-à-dire marchandise contre marchandise. Marx
procède de la même façon, Walras aussi. La monnaie
est écartée dans les échanges, bien que les
marchandises s’échangent contre de la monnaie. A.
3
Orléan pose la bonne question. « Comment expliquer,
dans ces conditions, que Marx et Walras, comme
l’immense majorité des économistes, et malgré
l’évidence empirique, abordent l’étude de la
circulation des marchandises en partant du troc ? ».
Même Gérard Debreu, dans son ouvrage monumental
sur la valeur, ne parle que de l’échange direct (troc) :
la monnaie est absente. Or le troc est le signe d’un
dysfonctionnement économique ; par exemple dans
l’Allemagne de 1945 la population a dû recourir au
troc, pour survivre.
4
***
Quelques mots sur la théorie des jeux : les participants
visent la maximisation de leur gain. Sans entrer dans
5
les détails , retenons deux conditions : « chaque joueur
prévoit correctement ce que l’autre va faire » ; « les
joueurs annoncent simultanément et une fois pour
toutes la stratégie qu’ils ont choisie ». Si « aucun des
1
André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 27 et suivantes.
2
Sur la notion de valeur voir par exemple : Gilles Dostaler, Valeur
et prix, histoire d’un débat, Paris, 2013, 218 pages. Nouvelle
édition révisée et augmentée ; avec une préface de Michel Beaud.
3
A. Orléan, L’empire de la valeur, op. cit. p. 28.
4
Gérard Debreu, Théorie de la valeur. Analyse axiomatique de
e
l’équilibre économique, Paris, 2001, 2 édition, 224 pages.
5
Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La théorie
économique néoclassique – Microéconomie, macroéconomie et
e
théorie des jeux, Paris, 2008 (3 éd.), p.126-152 ; citations p.
144/5, p. 137 et p. 152. Voir aussi de Bernard Guerrien, La théorie
des jeux, Paris, 2010, 4e éd. 112 pages.
100
joueurs ne regrette son choix après avoir constaté
celui des autres », on est en présence d’un équilibre de
6
Nash . Un point commun avec la concurrence parfaite
surgit : on est entré dans un monde imaginaire ; les
comportements individuels sont-ils « vraiment
rationnels » ? La théorie des jeux ne permet pas « de
résoudre des problèmes concrets ou de faire des
prédictions ou des recommandations en rapport avec
la vie réelle, … ».
Toutefois, la théorie des jeux présente au moins deux
avantages sérieux. D’abord, elle s’éloigne enfin de
l’omniprésente concurrence parfaite et ensuite, elle
est susceptible de déboucher sur de nouveaux
développements théoriques. Ses possibilités sont loin
d’être épuisées, contrairement à la concurrence
parfaite.
***
7
Concluons avec le professeur Jean-Marc Daniel : « Les
économistes d'aujourd'hui sont des milliers qui se
déchirent comme des théologiens médiévaux ». Selon
8
André Orléan la discipline économique est confrontée
à un manque flagrant de pluralisme : « Faut-il
rappeler l’aveuglement des économistes face à la crise
financière de 2007 ? Cet aveuglement est le résultat
prévisible de l’uniformisation qu’a connue la pensée
économique au cours des vingt dernières années ».
3.3 La concurrence au niveau des traités
européens
9
Un fonctionnaire européen , spécialiste de la
concurrence, a bien situé le poids de la concurrence
10
dans le Traité de la CECA . « Les règles
communautaires de concurrence sont au cœur de
l'acte fondateur de la construction européenne qu'est
le traité CECA de 1951 ». L'article 67 du traité
6
Du nom de John Nash, né en 1928 : mathématicien de génie, prix
Nobel d’économie en 1994 ; a connu de graves problèmes
psychiatriques (schizophrénie), qui ont entravé quelque temps sa
carrière.
7
J.-M. Daniel, Histoire vivante de la pensée économique, Paris,
2010, p. 418.
8
André Orléan (président de l’Association française d’économie
politique), Renouveler le recrutement des enseignants-chercheurs,
in : Le Monde du 17 juin 2014.
9
François Arbault, Concurrence, in: Yves Bertoncini, Thierry
Chopin, Anne Dulphy, Sylvie Kahn, Christine Manigand (dir.),
Dictionnaire critique de l'Union européenne, Paris, 2008, p. 77.
10
Communauté européenne du Charbon et de l'acier, ou traité de
Paris (18 avril 1951), ou plan Schuman.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
examine le concept de concurrence de la CECA. Si,
dans les industries du charbon et de l'acier, des
actions sur les conditions de la concurrence ne sont
pas engendrées par des variations de rendements,
alors la Haute Autorité peut intervenir. En fait elle est
seulement « habilitée » à prononcer les
« recommandations nécessaires ».
1
de Lisbonne (« un système garantissant que la
5
concurrence n’est pas faussée »). Les protocoles ont la
même force juridique que le traité de Lisbonne luimême. Voilà une attitude ambiguë vis-à-vis de la
notion de concurrence.
***
Selon le Traité de la CEE , l’article 85 a « pour objet ou
pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le
jeu de la concurrence à l’intérieur du marché
commun ». Les règles de concurrence, de pratique
antidumping et les aides accordées par les Etats sont
régies par les articles 85-94. Selon l’exposé des
2
motifs « à l’intérieur de la Communauté, la
concurrence n’est pas seulement admise, elle est
appelée à jouer un rôle capital ».
Quelle est l’origine de la régulation supranationale de
la concurrence en Europe ? Après la grande crise de
1929 avec ses tendances protectionnistes et la
cartellisation en Allemagne (Konzerne), la notion de
concurrence présente un intérêt évident. Le
fondement de la concurrence – inscrit dans le traité
CEE – a une triple origine : le Sherman Act américain
de 1890, l’ordolibéralisme et les dispositions du Traité
de Paris liées à la concurrence.
Le Traité sur l'UE, signé à Maastricht le 7 février 1992,
reprend cette disposition : « un régime assurant que la
concurrence n'est pas faussée dans le marché intérieur
3
» . De même prévaut le « respect du principe d’une
économie de marché ouverte où la concurrence est
libre ».
L’approche par le Sherman Act est préconisée par Jean
Monnet, fin connaisseur du monde anglo-saxon, mais
il n’y a pas consensus en France. Selon François
6
Denord l’approche ordolibérale a un effet « régulateur
de conflits, abstentionniste dans la sphère de la
production et des échanges, mais prêt à sanctionner
les écarts de conduite par le droit et la justice » : un
modèle concurrentiel. Néanmoins, selon le même
auteur le néo-libéralisme présente « un projet
cohérent : créer les conditions institutionnelles d’une
société libérale ; restreindre le périmètre de l’action
étatique sans revenir au laissez-faire ; ouvrir de
nouveaux espaces au mécanisme concurrentiel ;
défendre sans concession la libre-entreprise ». Dans ce
contexte le mot-clé est concurrence. Enfin, le Traité
de Paris, malgré ses insuffisances liées à la
concurrence, a été une référence pour les articles 85
et 86 du Traité de Rome. Le principe même de
concurrence, apparu vers 1950/51 dans le contexte
européen, devient une caractéristique dans la
réflexion sur les relations entre entreprises.
Le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, a
modifié l’architecture de l’Union : « le traité de
Lisbonne, à l’image des précédents traités modificatifs,
se contente d’apporter des amendements aux traités
existants, c’est-à-dire le traité sur l’Union européenne
(TUE) et le traité instituant la Communauté
européenne, rebaptisé ‘traité sur le fonctionnement de
4
l’Union européenne’ (TFUE) ». Les anciens articles 85
et 86 réapparaissent dans le TFUE sous les articles 101
et 102.
A la suite du référendum négatif sur la Constitution
européenne la France a obtenu (traité de Lisbonne) de
retirer « la concurrence libre et non faussée » des
objectifs de l’Union. Toutefois, la notion de
concurrence réapparaît dans les protocoles du traité
1
Communauté économique européenne (marché commun) ou
traité de Rome du 25 mars 1957.
2
Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et
Institutions communes – Documents et Discussions
parlementaires, Luxembourg, 1957 (Chambre des Députés), p. 499.
3
Projet de loi n° 3601, portant approbation du Traité sur l’Union
Européenne et de l’Acte final, p. 36 ; ou : Les traités de Rome,
Maastricht et Amsterdam, textes comparés, Paris (La
Documentation française), 1999, p. 47 et p. 48 (selon les
modifications résultant de l’adhésion de l’Autriche, de la Finlande
et de la Suède).
4
Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain Kahn et
Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union
européenne, Paris, 2008, p. 432.
Cahier économique 119
7
Selon Laurent Warlouzet « c’est clairement la vision
ordolibérale qui constitue l’influence dominante grâce
à un réseau de décideurs allemands occupant des
postes stratégiques à la Commission européenne, au
premier chef, le commissaire à la concurrence Hans
5
Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, doc. parl.
5833, p. 142.
6
François Denord, Néo-libéralisme et « économie sociale de
marché » : les origines intellectuelles de la politique européenne
de la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société,
e
2008/1, 27 année, p. 25-26.
7
Laurent Warlouzet, La politique de la concurrence européenne
depuis 1950 : surveiller les entreprises et les Etats, Arras
(Université d’Artois), 2012, p. 4.
101
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
von der Groeben » et son chef de cabinet Albrecht.
Toutefois il ne faut pas croire à une germanisation :
« … the German model was perhaps the most
influential in the development of early EEC
competition policy but there was no process of
‘Germanization’, as the complex interaction between
the national and the supranational institutions,
1
policies, and reflections suggests ».
Comparons brièvement CECA et CEE en relation avec
le concept de concurrence. Le Traité CECA concerne
uniquement le charbon et l’acier. Le Traité CEE est lié
à l’ensemble de l’économie. La Haute Autorité a en
fait peu de moyens pour intervenir dans deux
branches industrielles protégées (charbon et acier)
quant à la concurrence. La Commission de la CEE, par
contre, peut intervenir si les articles 85 et 86 sont
bafoués. Elle est confortée dans cette direction par le
premier règlement d’application des articles 85 et 86
du traité émanant du Conseil de la CEE (règlement CE
17/62 pris le 6 février 1962 à Bruxelles ; cf. art. 3). S’y
ajoute le concours de la Cour européenne de justice,
installée à Luxembourg.
***
ensemble 250 millions d’euros dans la
Communauté.
En 2004 d’autres séries de seuils interviennent. Une
exception est prévue : si une entreprise réalise les
deux tiers de son chiffre d’affaires dans un seul pays
membre, c’est ce pays qui est compétent pour la mise
en œuvre de la procédure de contrôle des
concentrations.
3
Le contrôle se fait en six étapes chronologiques :
« Première étape : y a-t-il concentration ? Deuxième
étape : cette concentration relève-t-elle du contrôle
d’une autorité de concurrence ? Troisième étape :
quels sont les marchés concernés par l’opération ?
Quatrième étape : cette concentration affecte-t-elle
les marchés ? Cinquième étape : comment porter
remède aux difficultés rencontrées ? Sixième étape :
quelle décision rendre ? ».
•
Ces pratiques anticoncurrentielles sont au nombre de
quatre.
Ͳ
Quels sont les instruments de la politique de
concurrence ? Cette politique communautaire prévoit
2
trois instruments : le contrôle des concentrations, la
lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, le
contrôle des aides de l’Etat.
•
Lutte contre les pratiques anticoncurrentielles
Le contrôle des concentrations
Ce contrôle est préventif et sert davantage à prévenir
les comportements nuisibles à la concurrence qu’à les
punir. Du point de vue technique deux conditions sont
nécessaires.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
L’ensemble des entreprises doit réaliser un
chiffre d’affaires dépassant les cinq milliards
d’euros dans l’Espace économique européen
(c’est-à-dire l’Union, à laquelle on ajoute la
Norvège, l’Islande et le Liechtenstein).
Le chiffre d’affaires réalisé par au moins deux
entreprises individuelles doit dépasser
Ͳ
1
Adrian Kuenzler and Laurent Warlouzet ; National Traditions of
Competition Law – A Belated Europeanization through
Convergence ? In : Kiran Klaus Patel and Heike Schweitzer, The
Historical Foundations of EU Competition Law, Oxford (UK), 2013,
p. 124.
2
Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et
e
Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3
édition, p. 247 et suivantes.
102
3
Les cartels. « Un cartel est généralement
défini comme une structure de production par
laquelle les différents producteurs d’un bien
ou service s’entendent entre eux pour
4
constituer une situation de monopole ». Le
terme même de cartel a une résonance
négative (« l’idée d’une collusion entre
producteurs ou même d’un complot pour
obtenir des gains aux dépens des
consommateurs »). On distingue plusieurs
types de cartel, par exemple cartel des prix,
cartel de répartition géographique des
marchés.
Les accords horizontaux. Ces accords sont
conclus entre entreprises situées sur des
niveaux commerciaux identiques et de ce fait
se font concurrence. Des exceptions sont
prévues : des accords de recherchedéveloppement concernant des produits ou
des procédés (à certaines conditions).
Les accords verticaux lient des entreprises qui
se situent à des niveaux commerciaux
différents. Il faut un effet anticoncurrentiel,
en général atteint si la part du marché
dépasse 30%.
Ibid. p. 249-250.
4
Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p.
123 ; y comprise la citation suivante.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Ͳ
•
L’abus de position dominante amène une
entreprise à se comporter comme opérant en
situation de monopole. Deux critères-clés
interviennent : la part du marché et la
dépendance.
La politique des aides de l’Etat
Le but visé est d’éviter des aides accordées par les
Autorités nationales, faussant la concurrence.
Plusieurs critères sont exigés : l’intervention d’un Etat
avec ses ressources, susceptibles d’entraver la
concurrence et de peser sur les échanges entre Etats
membres, conférer des avantages à l’entreprise qui en
bénéficie.
La politique de la concurrence a une position clé dans
l’architecture européenne. Retenons deux indications
1
statistiques : le montant total des amendes (au profit
du budget communautaire) s’élève à 2 868 millions
d’euros en 2010, mais se réduit à 400 millions en
2012. Les « opérations de concentration notifiées »,
c’est-à-dire le contrôle des concentrations, sont au
nombre de 274 en 2010, de 283 en 2012 ; le montant
le plus élevé est de 402 en 2007.
***
« La politique de la concurrence est une politique de la
2
construction européenne ». Et encore : « La politique
de la concurrence a une place particulière dans
l’Union européenne ». Le rôle de l’Europe joue sur trois
axes.
•
Une compétence fondamentale de l’Union
Cette compétence est très large, car elle concerne
toute pratique susceptible d’affecter le commerce
entre les Etats membres. Est visé le maintien d’un
marché à structure concurrentielle. La finalité de la
concurrence consiste en des avantages au profit des
consommateurs et en des encouragements à la
compétitivité de l’Europe.
•
Une politique européenne intégrée
La concurrence est un des (rares) domaines dans
lesquelles la Commission peut agir seule. « Qu’il
s’agisse du contrôle des concentrations, de la politique
des aides d’Etat ou de la poursuite des pratiques
anticoncurrentielles, c’est très largement seule que la
Commission agit ».
•
Une construction originale
Depuis le traité de Rome la concurrence occupe une
position centrale. « Aujourd’hui encore, la concurrence
bénéficie d’une présomption favorable au sein de la
Commission européenne, et plus largement dans les
instances européennes, dès lors qu’il s’agit d’orienter
une politique européenne ».
La notion de concurrence n’est pas exempte de
critique : elle risque de déboucher, au fil du temps, sur
le dogmatisme. Ainsi, serait empêchée la formation
d’entreprises capables de résister aux entreprises
géantes situées hors de l’Union. En fait il ne s’agit pas
d’apprécier la taille des entreprises, mais d’assurer une
juste compétitivité au profit du consommateur.
Enfin, l’ouverture des marchés ne correspond pas
toujours aux attentes espérées. Une question se pose :
la crise économique qui sévit en Europe depuis 2008
doit-elle influencer la politique de concurrence ?
***
Quel est le point de vue luxembourgeois ? A cet effet
considérons les documents parlementaires liés à la
notion de concurrence du traité de la CECA. Selon
3
l'exposé des motifs l'article 67 « règle le problème
délicat des relations entre les économies générales des
Etats adhérents et celle du charbon et de l'acier
soumis à la juridiction de la Haute Autorité.
Les décisions et interventions des Etats pourraient, en
effet, réfléchir dans leurs effets sur le secteur des
industries mises en commun et y affecter
sensiblement les conditions de concurrence ». C'est
dire l'importance du concept de concurrence pour
l'ensemble des Six.
1
Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et Julien
Sorin, op. cit. p. 268.
2
Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et
Julien Sorin, op. cit. p. 240 et suivantes, les citations suivantes
incluses. Voir surtout le chapitre 9 intitulé La politique de la
concurrence, p. 240-273.
Cahier économique 119
3
Document parlementaire n° 395, p. 134. Projet de loi portant
approbation du Traité instituant la Communauté du Charbon et de
l'Acier et des Actes complémentaires, signés à Paris le 18 avril
1951.
103
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Selon l'exposé des motifs « la création d'un marché
commun pour les produits de charbon et d'acier
constitue la pierre angulaire des dispositions
économiques et sociales du traité. Celles-ci répondent
aux nécessités majeures qu'entraîne le passage des
économies nationales cloisonnées à l'économie
ouverte du secteur unifié.
Examinons brièvement l'idée de concurrence dans le
Traité de la CEE selon Pierre Werner, qui, à l'époque
ministre des finances, ramasse en cinq points les
moyens aptes à instituer une communauté
5
économique européenne, à la Chambre des Députés le
19 novembre 1957:
Ͳ
Le principe posé exige, en effet, l'abolition de toutes
entraves à la libre circulation des biens mis en pool.
Toutes les barrières existant du fait de l'homme
devront disparaître ». L'abolition de ces entraves à la
libre circulation et l'abolition des barrières existantes
sont visées par la réalisation de la concurrence.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Mais une certaine angoisse perce dans ces documents
parlementaires, ce qui d’ailleurs est tout à fait normal.
Ͳ
2
•
Le Conseil d’Etat a souligné l’importance de
l’enjeu par quelques indications statistiques liées à
l’année 1949 : la valeur de la production sidérurgique
représente 71,78% par rapport à toute l’industrie du
pays ; la part des exportations de la sidérurgie s’élève
à 89,75% ; les salaires bruts payés par l’industrie
sidérurgique se chiffrent à 65,81% par rapport au
total des salaires industriels ; enfin, la part des
ouvriers dans la sidérurgie fait 57,74% du nombre
total des ouvriers industriels.
Au Luxembourg viser l’industrie c’est viser purement
et simplement la sidérurgie. Engager notre sidérurgie
dans la CECA est donc un geste beaucoup plus lourd
que dans les autres pays. Le poids de notre sidérurgie
est renforcé par son effet d’entraînement sur
l’ensemble de l’économie. Le Luxembourg a toujours
été soumis à un lien de dépendance vis-à-vis de la
conjoncture internationale.
3
•
La section centrale de la Chambre, dans son
rapport du 2 mai 1952, estime que « la capacité
concurrentielle future de notre sidérurgie doit rester
assurée ».
4
•
Le Conseil d'Etat insiste – entre autres – sur
l'aspect suivant: « assurer à tous les utilisateurs du
marché commun placés dans des conditions
comparables un égal accès aux sources de production
». Voilà qui peut éviter des goulots d'étranglement.
« - la suppression progressive des droits de
douane et des contingents entre les Etats
membres et la création d'un tarif extérieur
commun,
l'élimination des entraves à la circulation des
services, des capitaux, des travailleurs et à la
liberté d'établissement entre les divers Etats
membres,
fixation de règles de concurrence,
la coordination des politiques économiques et
monétaires et
le rapprochement des législations nécessaires
à la réalisation du Marché commun ».
Les trois premiers points sont liés directement au
concept de concurrence, les deux derniers le sont de
manière indirecte tout au plus.
La concurrence est le fil conducteur du traité. La
6
Chambre de commerce , dans son avis, pense que la
CEE « écarte dans la mesure du possible les obstacles
qui s'opposent à la libre circulation des biens, des
7
hommes et des capitaux ». La Chambre des métiers a
quelques appréhensions, car « les entreprises
artisanales seront exposées à une concurrence accrue,
provenant dès lors non pas seulement d'un pays, mais
de trois pays limitrophes ».
Les articles 85 à 91 de la CEE sont directement liés à
la concurrence (et au dumping). Il y a une certaine
continuité dans ce domaine. Ainsi, l'article 65 du
traité de la CECA est élargi par l'article 85 du traité de
la CEE.
Selon la Chambre de commerce les règles sur la
concurrence des traités européens sont inspirées par
les lois « antitrust » des Etats-Unis. Il faut éviter « une
répartition à l'amiable des marchés qui aurait pu
***
5
Ibid. p. 129.
2
Ibid. p. 163.
Doc. parl. n° 637, p. 6 : Marché Commun – Euratom –
Institutions communes, Documents et discussions parlementaires,
Luxembourg (Greffe de la Chambre des députés), 1957, 749 pages.
3
6
1
Ibid. p. 188.
4
Ibid. p. 157.
104
7
Doc. parl. n° 637, p. 585.
Doc. parl. n° 637, p. 615.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
anéantir les effets de la suppression des barrières
1
douanières » .
Les traités d'Amsterdam (2 octobre 1997) et de Nice
(26 février 2001), qui modifient le traité de
Maastricht, gardent les dispositions sur la
concurrence, mais mettent l'accent sur d'autres sujets.
2
L'exposé des motifs lié au traité d'Amsterdam
n'aborde plus le sujet de la concurrence. Il en est de
même du projet de loi en relation avec le Traité de
3
Lisbonne .
La notion de concurrence donne lieu à deux
remarques en relation avec les traités européens.
•
Les règles de la concurrence ne s'entendent
pas strictu sensu. Ces règles comprennent tout ce qui
est susceptible d'entraver le commerce entre Etats
membres: le marché intérieur doit être préservé (cf.
art. 81 et 82).
La Commission européenne est appelée à jouer le rôle
de gardien de la concurrence. Elle peut engager des
procédures d'infraction vis-à-vis d'entreprises (par
exemple pour abus de position dominante) ou contre
des Etats membres (par exemple pour aides
incompatibles avec les règles du marché commun). La
mission de la Commission n'est pas sans ambiguïtés.
Elle peut revêtir le rôle de gendarme du marché ou au
contraire se rapprocher d'un dogmatisme libéral. La
légitimité du pouvoir de la Commission reste donc un
4
sujet de discussion. Les initiatives de la Commission
peuvent aboutir à « de véritables choix de politique
économique » (par exemple libéralisation du secteur
des télécommunications au cours des années 1990).
Toutefois, le Conseil des ministres devient actif, en
priorité pour des options très politiques (par exemple
libéralisation du transport aérien et ferroviaire).
•
Les règles de la concurrence s'appliquent à
deux niveaux: au niveau des entreprises, au niveau des
Etats membres.
1
Doc. parl. n° 637, p. 594-595.
2
Document parlementaire n° 4381, p. 2 – 23. Projet de loi portant
approbation du Traité d'Amsterdam modifiant le Traité sur l'Union
européenne, les Traités instituant les Communautés européennes
et certains Actes annexes, signé à Amsterdam, le 2 octobre 1997.
3
Document parlementaire n° 5833, p. 3-35 de l'exposé des motifs.
Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, modifiant
le Traité sur l'Union européenne instituant la Communauté
européenne, des Protocoles, de l'Annexe et de l'Acte final de la
Conférence intergouvernementale, signé à Lisbonne, le 13
décembre 2007.
4
Ibid. p. 79.
Cahier économique 119
Le jeu concurrentiel se déploie évidemment en premier
lieu à l'intérieur des entreprises de chaque Etat
membre. Il faut protéger les consommateurs et éviter
la formation de cartels ou d'accords secrets entre
entreprises concurrentes, méprisant les règles de la
concurrence. De telles pratiques risquent de mener à
la monopolisation du marché et, partant, à des rentes
non justifiées. Les traités européens (art. 82)
interdisent « les accords qui affectent le commerce
entre les Etats membres et restreignent la concurrence
5
de manière appréciable » (par exemple abus de
position dominante, distribution sélective). Dans le
même esprit la Commission procède au contrôle des
opérations de fusion/acquisition d'envergure
communautaire.
Les règles de concurrence jouent à l'égard des Etats
membres. Un principe général (art. 87) interdit les «
aides » d'Etat qui affectent le commerce entre Etats.
Ainsi, la Commission peut exiger le remboursement
d'aides d'Etat incompatibles avec les règles de la
concurrence.
Certaines activités échappent à ces règles (par
exemple enseignement, santé). Par contre, la
législation d'un pays membre peut conférer certaines
activités à un monopole national, pour des raisons
d'intérêt général (par exemple la Poste a un droit
exclusif de distribution du courrier de moins de 50
grammes). Certaines catégories d'aide peuvent être
compatibles avec les règles du marché commun: par
exemple aide à des restructurations d'entreprises, en
matière d'environnement, certaines aides à caractère
social.
***
Retenons deux observations de la Commission
6
spéciale de la Chambre des Députés au sujet du projet
de loi portant approbation du Traité instituant la
Communauté Economique Européenne.
La première est en relation avec la question d’adhérer
ou non à la CEE. « Tout ceci ne touche évidemment
pas la question de l’opportunité de l’adhésion du
Grand-Duché aux chartes nouvelles. Cette question ne
saurait être discutée sérieusement. Le marché
commun et l’Euratom ne sont plus pour le GrandDuché une question de plus ou moins de prospérité ;
5
Ibid. p.78.
Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et
Institutions – Documents et discussions parlementaires, op. cit. p.
722 et 720.
6
105
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
le choix est celui d’être ou de ne pas être ». Le
Luxembourg n’a pas été confronté à un choix réel : la
situation géographique, économique et l’étroitesse du
territoire ont impérativement exigé son adhésion.
La seconde observation concerne une question tout à
fait inédite à l’époque : la question de savoir si une
Allemagne réunifiée pourrait entrer dans la CEE. Voici
la réponse de la Commission spéciale. « L’Allemagne
réunifiée n’existe pas actuellement comme sujet de
droit international. N’étant pas titulaire d’obligations
à présent, elle ne saurait devenir titulaire de droits
plus tard. Les traités sont conclus pour demeurer en
vigueur, rebus sic stantibus. Que l’Allemagne réunifiée
veuille se substituer à l’Allemagne fédérale, ce
changement constituerait un fait nouveau qui, en
droit pur, nécessiterait une révision complète de la
situation. L’Etat fédéral disparaissant et l’Etat
d’Allemagne réunifiée se présentant comme membre
nouveau, les Traités deviendront caducs ». Avec le
recul qui est le nôtre nous savons pertinemment que
les choses se sont passées différemment : la RDA a
disparu par son intégration dans l’Allemagne fédérale
et les traités ont persisté.
•
•
•
•
•
•
3.4 La concurrence au niveau du
Luxembourg
•
Avant d’aborder la notion de concurrence au niveau
national, présentons schématiquement les principales
dispositions réglementaires et légales y relatives.
•
•
•
•
•
•
•
106
Article 309 du Code pénal.
Article 311 du Code pénal.
Loi du 5 juillet 1929, concernant la
concurrence déloyale, Mémorial 1929, p. 643645.
Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 interdisant
la remise de primes ou de bons-primes dans le
commerce, Mémorial 1934, p. 574-575.
Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la
spéculation illicite en matière de denrées et
marchandises, papiers et effets publics,
Mémorial 1935, p. 463-464.
Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936,
concernant la concurrence déloyale, Mémorial
1936, p. 49-54. A la suite de cet arrêté est
publié l’avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté
grand-ducal qui précède, concernant la
concurrence déloyale, même Mémorial, p. 5456.
•
•
•
•
•
Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de
vente, Mémorial 1944, p. 7-8, arrêté pris à
Londres le 9 août 1944.
Arrêté du 8 novembre 1944 portant création
d’un office des prix, Mémorial 1944, p. 106107, arrêté pris à Londres le 8 novembre
1944.
Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945
complétant l’article 4 de l’arrêté grand-ducal
du 28 octobre 1944 pris en exécution de
l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944
permettant au Gouvernement de prendre les
mesures nécessaires à l’approvisionnement du
pays, ainsi que l’article 6 du 8 novembre 1944
portant création d’un Office des Prix,
Mémorial 1945, p. 272-273.
Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948
complétant l’arrêté grand-ducal du 8
novembre 1944 portant création d’un Office
des Prix, Mémorial 1948, p. 208.
Arrêté ministériel du 16 septembre 1953,
obligeant les producteurs, importateurs et
commerçants à signaler toute hausse des prix
à l’Office des Prix, Mémorial 1953, p. 1224.
Arrêté ministériel du 29 mars 1956,
soumettant à autorisation toute hausse des
prix, Mémorial 1956, p. 520.
Arrêté ministériel du 13 novembre 1956,
remplaçant celui du 29 mars 1956,
soumettant à autorisation toute hausse des
prix, Mémorial 1956, p. 1215-1218.
Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet
1°d’habiliter le Grand-Duc à réglementer
certaines matières ; 2° d’abroger et de
remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre
1944 portant création d’un Office des prix,
Mémorial 1961, p. 489-491. Doc. parl. n° 833.
Règlement grand-ducal du 15 février 1964
concernant le prix normal des produits et
articles de marque importés, Mémorial 1964,
p. 425-426.
Règlement grand-ducal du 9 décembre 1965
portant réglementation des prix imposés et du
refus de vente, Mémorial 1965, p. 1332.
Loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques
commerciales restrictives, Mémorial 1970, p.
892-894. Doc. parl. n° 1236.
Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970
fixant les prix de vente maxima aux
consommateurs pour les combustibles
minéraux solides destinés à l’usage
domestique, Mémorial 1970, p. 1205-1207.
Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970
fixant les marges maxima applicables au
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
•
•
•
matériel de chauffage central, Mémorial
1970, p. 1207-1208.
Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30
juin 1961 ayant pour objet, entre autres,
d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal
du 8 novembre 1944 portant création d’un
office des prix, Mémorial 1983, p. 1217-1219.
Doc. parl. n° 2660.
Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant
1. la loi du 17 juin 1970 concernant les
pratiques commerciales restrictives ; 2. La loi
du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin
1961 ayant pour objet, entre autres, d’abroger
et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8
novembre 1944 portant création d’un office
des prix, Mémorial 1989, p. 504-505. Doc.
parl. n° 3302.
Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence,
Mémorial 2004, p. 1111-1121. Doc. parl. n°
5229.
Loi du 23 octobre 2011 relative à la
concurrence, Mémorial 2011, p. 3756-3767.
Doc. parl. n° 5816.
Retenons que le respect des marges maximales a été
1
assuré par des règlements grand-ducaux .
***
Les plus anciennes dispositions sur la concurrence
concernent les prix et le secret de fabrication dans
2
l’optique du salarié. Elles remontent au Code pénal ,
articles 309 et 311. Notons ce dernier article : « Les
personnes qui, par des moyens frauduleux
quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du
prix des denrées ou marchandises ou papiers et effets
publics, seront punies d’un emprisonnement d’un mois
à deux ans et d’une amende de trois cents francs à dix
mille francs ».
Enfin, écoutons l’article 309 : « Celui qui aura
méchamment ou frauduleusement communiqué des
secrets de la fabrique dans laquelle il a été ou est
encore employé, sera puni d’un emprisonnement de
trois mois à trois ans et d’une amende de cinquante
francs à deux mille francs ».
3
La loi du 5 juillet 1929 a comme but de combattre la
concurrence déloyale. Cette loi est articulée en trois
parties. D’abord l’article 1 de la loi : « Sera puni d’un
emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende
de 51 fr. à 5 000 fr. ou d’une de ces peines seulement,
celui qui, dans l’intention de faire naître dans le public
la croyance qu’il vend des marchandises à des
conditions particulièrement favorables, aura annoncé
de mauvaise foi et publiquement, sur la nature,
l’origine, le mode de production ou de fabrication, la
quantité, le prix ou la provenance des marchandises
en magasin, sur la possession de récompenses
industrielles ou de distinctions honorifiques
quelconques, ou enfin sur le but ou les motifs de la
vente, des indications fausses, propres à tromper
l’acheteur ».
Ensuite c’est le secret d’affaires et le secret de
fabrication qui sont visés, selon l’article 4 qui
remplace l’article 309 du Code pénal : « Celui qui,
étant ou ayant été employé, ouvrier ou apprenti d’une
entreprise commerciale, ou industrielle, dans un but
de concurrence ou dans l’intention de nuire à son
patron, divulgue, pendant la durée de son engagement
ou endéans les deux ans qui en suivent l’expiration,
les secrets d’affaires ou de fabrication dont il a eu
connaissance par la suite de sa situation, sera puni
d’un emprisonnement de trois mois à trois ans et
d’une amende de 51 fr. à 10 000 fr ».
Enfin, divers sujets sont traités : par exemple le refus
de vendre une marchandise exposée à la vente avec
indication de prix (art. 6) ; et encore la vente de
marchandises neuves (art. 5).
Cette loi présente trois caractéristiques. Les sanctions
prévues sont sévères (jusqu’à trois ans
d’emprisonnement, art.4 ; jusqu’à un an, art.1). Cette
loi est rédigée de manière à permettre de passer
facilement à travers ses mailles. Sa rédaction n’est pas
sans un certain flou. Il s’ensuit une efficacité réduite.
L’arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936 doit pallier les
lacunes.
4
L’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 interdit la remise
de primes ou bons-primes dans le commerce. Selon
l’article 1 « sera considérée comme prime toute chose
offerte ou accordée indistinctement à tout acheteur à
3
1
Un état de ces règlements est dressé par le doc. parl. n° 5229,
exposé des motifs, p. 27-28.
2
Pierre Ruppert, Code pénal – Code d’instruction criminelle et Lois
et Règlements en matière répressive, Luxembourg, 1900.
Cahier économique 119
Loi du 5 juillet 1929, concernant la concurrence déloyale,
Mémorial 1929, p. 643-645.
4
Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934, interdisant la remise de
primes ou de bons-primes dans le commerce, Mémorial 1934, p.
574-575.
107
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
titre d’accessoire aux marchandises offertes en
vente ».
Trois exceptions sont prévues : s’il s’agit d’objets sans
réelle valeur, d’objets de réclame et désignés comme
tels, d’accessoires occasionnels, conformes aux usages
du commerce.
er
L’entrée en vigueur de cet arrêté est prévue pour le 1
juin 1934. Mais à la demande de la Chambre de
er
commerce cette date est reportée au 1 octobre 1934,
par l’arrêté grand-ducal du 28 mai 1934. Toutefois la
longévité de l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 est
réduite : il est abrogé par l’arrêté grand-ducal du 15
janvier 1936 (voir infra).
1
L’arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 a été pris face à
la crise économique. Il n’a guère été appliqué, ne
prévoit que la seule voie judiciaire et s’inspire du Code
pénal. Cette disposition est dirigée uniquement contre
la spéculation illicite.
Sont punis ceux qui ont opéré ou tenté d’opérer et de
maintenir à la hausse ou à la baisse les prix « des
denrées, des marchandises ou des papiers et effets
publics » (art. 1). Les sanctions prévues sont sévères :
emprisonnement de huit jours à cinq ans et/ou une
amende de 51 à 10 000 francs. Il revient aux
tribunaux d’apprécier souverainement « le caractère
anormal de la hausse ou de la baisse » (art. 2).
2
L’arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936 entend
redresser les lacunes de la loi du 5 juillet 1929 et de
reprendre l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934. Des
modifications d’une loi par un arrêté grand-ducal sont
3
rendus possibles par la loi du 10 mai 1935. Selon
cette loi « le pouvoir exécutif est autorisé à prendre en
matière économique des règlements d’administration
publique, même dérogatoires à des dispositions légales
existantes » (art. 1). Le Conseil d’Etat, dans son avis
sur l’arrêté du 15 janvier 1936, convient qu’il n’y a pas
« le moindre doute » quant à la légalité de cette
procédure.
tout commerçant, industriel ou artisan qui, par un
acte contraire aux usages honnêtes en matière
commerciale ou industrielle, enlève ou tente d’enlever
à ses concurrents ou à l’un d’eux une partie de sa
clientèle ; ou porte atteinte ou tente de porter
atteinte à leur capacité de concurrence ». Suivent les
détails des infractions possibles (art. 2). La deuxième
partie s’occupe des ventes spéciales et des
liquidations. Enfin, la dernière partie traite des
poursuites et pénalités. La sanction est de nouveau
sévère : « Toute infraction contre les prescriptions du
présent arrêté sera punie d’une peine
d’emprisonnement de 8 jours à 5 ans et d’une amende
de 51 à 10 000 francs ou d’une de ces peines
seulement » (art. 9).
4
Le Conseil d’Etat parle des « faiblesses » de la loi du 5
juillet 1929 qui « n’a pas donné les résultats qu’on
attendait ».
L’arrêté du 9 mai 1934 est abrogé (au profit du nouvel
arrêté). Les articles 1, 2, 3, 5, 6 et 7 de la loi du 5
juillet 1929 sont abrogés, « mais la disposition 7 pour
autant seulement qu’elle n’est plus applicable aux
infractions du présent arrêté » (du 15 janvier 1936).
Retenons un dernier point. Dans le préambule de
l’arrêté du 15 janvier 1936 on parle de « protéger les
producteurs, commerçants et consommateurs contre
certains procédés tendant à fausser les conditions
normales de la concurrence ». Pour la première fois
apparaît dans un texte la notion de « fausser … la
concurrence ».
Dès le 9 août 1944 le Gouvernement luxembourgeois
5
prend un arrêté grand-ducal permettant – dans une
situation de guerre – de fixer et de contrôler « les prix
de vente de tous produits, matières denrées ou
marchandises ». A cet effet est créée une Commission
des prix. L'arrêté, pris à Londres, doit être rapidement
adapté en fonction de l'évolution des événements liés
à la guerre.
6
Le nouvel arrêté est en fait ramifié en trois parties. La
première définit la concurrence déloyale dans son
article 1 : « Comment un acte de concurrence déloyale
L'arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 – toujours
à Londres – abroge celui du 9 août et le remplace par
des dispositions plus adaptées à la situation et
davantage détaillées. Un Office des prix est constitué,
1
4
Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la spéculation illicite en
matière de denrées et marchandises, papiers et effets publics,
Mémorial 1935, p. 463-464.
2
Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936, concernant la
concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 49-54.
3
Loi du 10 mai 1935 fixant la compétence du pouvoir exécutif en
matière économique, Mémorial 1935, p. 411.
108
Avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté grand-ducal qui précède,
concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 55.
5
Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de vente, du 9 août
1944, Mémorial 1944, p. 7-8, y comprise la citation.
6
Arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d'un
office des prix, Mémorial 1944, p. 106-107, y comprises les
quelques citations.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
chargé d'une mission générale de « fixer, contrôler et
surveiller » les prix de tout ce qui est vendu ou acheté.
L'Office est doté « d'un droit d'investigation le plus
large ». Cet arrêté reste intiment lié à la situation de
guerre dans laquelle le pays est plongé; l'expression
fixer, contrôler et surveiller va dans ce sens. D'ailleurs
l'Office est « sous la direction du Commissaire au
Ravitaillement et aux Affaires économiques ». A
l'Office est adjointe la Commission des prix ; celle-ci
est composée de « représentants des consommateurs,
producteurs, industriels, commerçants et artisans » et
comprend au plus 12 membres.
commissions n’ont ni le droit d’examiner les livres ou
la comptabilité, ni de procéder à des confiscations.
L'architecture des deux arrêtés grand-ducaux de 1944
est d'abord le pur produit des pénuries de l'aprèsguerre. Ensuite, intervient une large absence de
réglementations dans le domaine de la concurrence
avant la guerre. A l’époque on ne ressent guère la
nécessité de réglementer. D'ailleurs, dès 1947 des voix
s'élèvent pour demander l'abrogation de l'arrêté du 8
novembre 1944. Il n'en est rien.
***
Il est évidemment interdit de dépasser les prix fixés
par l'Office, sous peine de sanctions (amende ne
dépassant pas 100 000 francs et/ou une peine
d'emprisonnement de 8 jours à 3 ans). « A défaut de la
fixation d'un prix il est interdit de demander un prix
supérieur au prix normal ». Le caractère normal du prix
est déterminé par le Commissaire au Ravitaillement et
aux Affaires économiques, par les tribunaux à un
échelon supérieur.
L’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 est
1
complété par ceux du 12 mai 1945 et du 21 janvier
2
1948 . Ainsi, le premier de ces deux arrêtés permet au
Ministre du Ravitaillement et des Affaires
économiques de transiger sur l’amende et la
confiscation (une délégation de pouvoir est possible).
Le Ministre doit observer quelques conditions : par
exemple, circonstances atténuantes ou amende
inférieure à 20 000 francs.
L’arrêté du 21 janvier 1948 réserve aux Conseils
communaux le droit de créer « des commissions
locales chargées de contrôler l’observance des prix
maxima et des règles concernant l’affichage des prix ».
Le bourgmestre est président d’office de cette
commission locale. Toutefois, il peut se faire remplacer
en cas d’empêchement par un délégué, soit un
échevin, soit le commissaire de police. La commission
locale de contrôle comprend au maximum cinq
membres, porté à neuf, si la localité dépasse les
20 000 habitants. Notons que les membres de ces
1
Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945 complétant l’article 4 de
l’arrêté grand-ducal du 28 octobre 1944 pris en exécution de
l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944 permettant au
Gouvernement de prendre les mesures nécessaires à
l’approvisionnement du pays, ainsi que l’article 6 (de l’arrêté
grand-ducal) du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des
prix, Mémorial 1945, p. 272-273.
2
Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948 complétant l’arrêté
grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des
Prix, Mémorial 1948, p. 208.
Cahier économique 119
3
La loi du 30 juin 1961 « a pour objet de conférer au
Gouvernement des pouvoirs spéciaux pour prendre par
la voie réglementaire des mesures d’ordre
4
économique, … ». Dans le cadre de cette loi deux
facettes apparaissent. La première a trait aux
interventions urgentes du Gouvernement en matière
de mesures économiques. Par exemple, en ce qui
concerne le Traité instituant l’Union économique
Benelux. Il s’agit « d’adapter notre législation
économique au régime créé par les conventions
5
internationales économiques ».
Ensuite, des mesures liées à la concurrence sont
prises. « Les prix d’achat et de vente, les prix de
production, de fabrication, préparation, détention,
transformation, emploi, réparation, exposition,
livraison et transport de tous produits, matières,
denrées ou marchandises, ainsi que les rémunérations
de toutes prestations à l’exception des honoraires,
traitements et salaires et des prix, dont la fixation est
attribuée à des organes déterminés par des lois
spéciales, pourront être fixés, contrôlés et surveillés »
(art. 5 de la loi).
Les mesures, liées à cet article, sont prises par des
arrêtés grand-ducaux et publiés au Mémorial. En cas
d’urgence, ces mesures peuvent être prises par le
Ministre des Affaires économiques et publiées dans
deux journaux quotidiens au moins et entrent en
vigueur le lendemain de leur publication. Toutefois ces
mesures doivent être ratifiées par arrêté grand-ducal
dans le délai d’un mois après leur publication par la
voie de la presse.
3
Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet 1° d’habiliter le Grand-Duc
à réglementer certaines matières ; 2° d’abroger et de remplacer
l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un
office des prix, Mémorial 1961, p. 489-491.
4
Rapport de la Section centrale de la Chambre des Députés, doc.
parl. n° 833.
5
Ibid.
109
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Relevons une particularité, sinon une curiosité de la
loi du 30 juin 1961. L’arrêté du 8 novembre 1944
portant création d’un office des prix, tel qu’il a été
modifié et complété par les arrêtés grand-ducaux du
12 mai 1945 et du 21 janvier 1948, est abrogé par la
loi du 30 juin 1961 (art. 4). La même loi (art. 5)
prévoit « un office des prix (est) chargé de la
surveillance des mesures arrêtées conformément aux
dispositions ci-dessus ». A l’image de l’arrêté du 8
novembre 1944 la nouvelle loi prévoit de nouveau un
office des prix, composé de maximum 12 membres
nommés par le Ministre et représentant les
consommateurs, producteurs, industriels,
commerçants et artisans. Cet office dispose d’un large
droit d’investigation. Des sanctions (sévères) sont
prévues : un emprisonnement n’excédant pas cinq ans
et/ou une amende inférieure à un million de francs.
Elles sont constatées par la police et par l’office des
prix ou par le Ministère des Affaires économiques. De
nouveau le ministre compétent peut transiger sur
l’amende ou la confiscation (dans certains cas).
Il faut attendre l'année 1970 pour voir apparaître une
2
nouvelle réforme: loi du 17 juin 1970 concernant les
pratiques commerciales restrictives.
Le contexte économique et social a bien changé par
rapport à toutes les dispositions légales et
réglementaires précédentes. D’emblée, on peut faire
les constatations suivantes.
•
•
•
1
Le règlement grand-ducal du 9 décembre 1965
interdit, lors de la vente de marchandises ou de
prestations de services, « de procéder à une fixation
verticale des prix, …, ayant pour objet d’imposer
individuellement ou collectivement des prix minima de
vente … ». De même il est interdit « d’imposer le
caractère de prix minima aux prix conseillés, aux prix
indicatifs, aux prix ou marges bénéficiaires maxima
fixés par l’office des prix, … ».
Des dérogations, limitées dans le temps et accordées
par le Ministre de l’économie nationale, sont prévues.
La décision de dérogation doit être motivée et peut
être publiée au Mémorial.
Il est interdit de déjouer les dispositions du règlement
grand-ducal par un refus de vendre à des acheteurs
des marchandises ou des prestations de services ne
présentant aucun caractère anormal et venant de
demandes de bonne fois. Enfin, des sanctions sont
prévues : amende de cinq cent un à cinquante mille
francs.
***
•
Cette loi est en fait la première disposition
légale cohérente sur la concurrence.
Un aspect est tout à fait nouveau : les traités
de Paris et Rome interviennent sur le sujet de
la concurrence. Or les traités européens ont le
pas sur la législation interne
luxembourgeoise. Le Luxembourg est obligé
de réagir : le bricolage, en matière de
concurrence, ne suffit plus.
L’extension de l’activité économique de par le
monde entier a généré des pratiques
commerciales restrictives : entente, quasimonopole, … . Une législation économique est
nécessaire. L’éminent juriste luxembourgeois
3
Pierre Pescatore a défini cette législation
économique. « C’est l’ensemble des
dispositions qui régissent l’intervention de
l’Etat dans la vie économique, pour la
sauvegarde des intérêts de l’économie
nationale. Il y a une certaine polarité entre le
droit commercial et la législation
économique. Alors que le droit commercial est
axé sur l’idée de l’intérêt particulier et fondé
sur un principe de liberté, la législation
économique est dominée par les besoins des
structures économiques plus larges –
économie nationale, économie européenne et
même mondiale ».
Vers la fin des années 1960 le Luxembourg a
basculé dans la société de consommation : les
pratiques commerciales changent. Il faut
protéger les consommateurs.
4
Selon l'exposé des motifs trois préoccupations se
dégagent des travaux parlementaires. D'abord, il faut
sortir des dispositions liées à l'après-guerre. Ensuite, il
faut éviter toute pratique commerciale restrictive
(ententes et accords d'entreprises ayant comme but
de réduire la concurrence; les monopoles ou quasi-
2
Mémorial 1970, p. 892-894.
3
1
Règlement grand-ducal du 9 décembre1965 portant
réglementation des prix imposés et du refus de vente, Mémorial
1965, p. 1332.
110
Pierre Pescatore, Introduction à la science du droit, Luxembourg,
1960, réimpression avec mise à jour 1978, p. 21-22.
4
Projet de loi n° 1236 concernant les pratiques commerciales
restrictives, p. 1085 et suivantes.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
monopoles de fait). Enfin, la nouvelle loi est conforme
aux traités européens.
•
Pendant les quelques années de l’après-guerre
les difficultés sont liées à des pénuries générales et les
mesures prises visent à éviter les manipulations de
prix.
•
Par la suite des phénomènes d’entente et de
collusion doivent être combattus sur le territoire de
l’Europe pour garantir la concurrence. Vu l’exigüité du
territoire les ententes en tous genres ont leur origine
le plus souvent hors des frontières nationales. Ce qui
explique que la législation luxembourgeoise contre ces
pratiques soit peu étoffée.
question. Si celle-ci ne réagit pas, le Ministre prend la
décision au vue de l’instruction de la commission qui a
constaté l’infraction, de transmettre le dossier au
procureur, aux fins de poursuivre. L’appréciation des
tribunaux reste souveraine dans l’instance judiciaire.
Après avoir pris l’avis de la commission sur des
propositions relatives à des mesures à prendre vis-àvis des personnes faisant l’objet d’une instruction, le
Ministre a, selon l’article 7, trois possibilités : classer
l’affaire, adresser aux parties intéressées des
avertissements ou des recommandations, interdire
totalement ou partiellement des mesures ou pratiques
reconnues contraires à l’article 1.
Pour conclure retenons trois aspects liés à cette loi :
•
Enfin, le Luxembourg doit se conformer aux
règles de la concurrence des traités européens. Voilà
qui a plutôt favorisé cette loi.
Reprenons brièvement les principales dispositions de
la loi de 1970.
Les chambres professionnelles vont dans le sens de
l’intérêt de leurs membres. La Chambre de commerce
insiste sur la liberté économique, la Chambre du
travail met en évidence la protection des
consommateurs, la Chambre des métiers reste
hésitante.
Des sanctions sont prévues par cette loi (art. 1) :
Ͳ
Ͳ
en cas d’accord entre entreprises
(associations, pratiques, …) en vue de
restreindre ou d’empêcher ou de fausser le jeu
de la concurrence ;
en cas de position dominante abusive sur le
marché.
Ne sont pas visés les accords :
Ͳ
Ͳ
qui résultent d’un texte législatif ;
qui contribuent à augmenter la production
(ou distribution) de produits, ou qui
améliorent le progrès technique et
économique, tout en respectant les intérêts
des consommateurs.
Pour instruire les cas tombant sous le coup de l’article
1 une commission des pratiques commerciales
restrictives est créée qui émet des avis adressés au
Ministre, concernant les cas d’infraction. La
commission, composée de six membres (y compris son
président), est nommée par ce Ministre. Le mandat, de
cinq ans, est renouvelable. Cette commission dispose
d’un secrétariat et peut s’adjoindre des experts avec
l’autorisation du Ministre.
En pratique, une instance administrative du Ministère
de l’économie intervient auprès de l’entreprise en
Cahier économique 119
Une législation sur la concurrence existe aux Pays-Bas
1
et dans les pays voisins. Selon Antoine Wehenkel
« seul le Luxembourg constituait un îlot vierge sous ce
rapport au sein de la Communauté ».
Au Luxembourg aucune localité n’est éloignée de plus
de 25 km de la frontière la plus proche. « Ainsi
l’avantage naturel dont jouit une entente sur la
concurrence étrangère, se réduit généralement chez
nous à la très modeste différence dans les frais de
2
transport ». De vastes manipulations commerciales
redoutées par des consommateurs sont donc peu
probables.
***
3
4
La loi du 7 juillet 1983 a son origine dans les
discussions de la tripartite en 1982 concrétisées dans
la loi du 24 décembre 1982 favorisant le maintien
dans l’emploi. Une conclusion en est la perte de
compétitivité de l’économie luxembourgeoise.
1
A la Chambre des Députés le 29 avril 1970.
2
Avis du Conseil d’Etat du 20 mai 1969 ; doc. parl. n° 1236.
Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour
objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal
du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix,
Mémorial 1983, p. 1217-1219.
4
1
Projet de loi n° 2660 : avis de la Chambre de commerce du
15.02.1983, p. 2.
3
111
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Le projet de loi (n° 2660) garde les caractéristiques
fondamentales de la loi du 30 juin 1961, c’est-à-dire
se limite aux changements strictement nécessaires,
tout en cherchant à améliorer la compétitivité de
notre économie. Selon l’exposé des motifs « le présent
projet de loi n’entend pas élargir démesurément les
compétences attribuées en matière de prix au
Gouvernement et à l’Office des prix à la faveur de la
loi du 30 juin 1961 ».
Les modifications apportées par la nouvelle loi de
1983 peuvent être ramassées en quatre points.
• Le champ d’application de la loi de 1983 est étendu,
par exemple au secteur tertiaire. A cet égard retenons
l’article 1 de la loi.
« Les prix d’achat et de vente, les prix de production,
fabrication, préparation, détention, transformation,
emploi, distribution, exposition, livraison et transport
de tous produits, matières, denrées ou marchandises,
ainsi que les rémunérations de toutes les prestations
de service peuvent être surveillés, contrôlés et fixés.
Tombent également sous le champ d’application de la
présente loi les prix des spécialités pharmaceutiques.
En sont exclus les honoraires, traitements et salaires.
Il en est de même des indemnités, prix et tarifs dont la
fixation relève de lois spéciales. Ces indemnités, prix
et tarifs sont toutefois soumis à contrôle et à
surveillance, conformément aux dispositions de la
présente loi ».
Retenons encore l’article 3 :
« Il est interdit de dépasser les prix et marges fixés
conformément à l’article 2 de la présente loi. A défaut
de fixation d’un prix, il est interdit de demander un
prix supérieur au prix normal. Dans ce cas, le caractère
normal des prix est apprécié par le ministre ayant
dans ses attributions l’économie et les classes
moyennes ou son délégué et, en cas de litige, par la
juridiction saisie ».
pouvoir nécessaire par le Ministre, ont un droit
d’investigation très étendu. Ils peuvent contrôler sur
place tous les documents comptables et autres pièces
justificatives. Ils peuvent interroger les parties
intéressées, susceptibles de leur fournir des
renseignements utiles.
•
La commission des prix dispose du droit
d’investigation dans certains domaines. Ainsi, elle a
« le droit de faire des propositions, d’examiner les
demandes de hausse de prix émanant d’un secteur
économique et de soumettre au ministre du ressort
des suggestions concernant les travaux de l’office des
prix ». En contrepartie de leur pouvoir les membres de
la commission des prix sont tenus de garder le secret
à l’égard des informations confidentielles portées à
leur connaissance.
•
A l’instar de la loi du 30 juin 1961 des
sanctions sont prévues. Retenons que le Ministre
garde son droit de transiger sur l’amende et la
confiscation.
Enfin, pour terminer, notons une particularité quant à
la politique des prix. Deux thèses radicalement
opposées s’affrontent. Celle du patronat attachée à la
liberté économique, celle du salariat axée sur un
renforcement du contrôle des prix. Le CES, dans son
2
avis spécifique de 1982, a tenté une synthèse de ces
deux approches : la possibilité d’une « voie médiane ».
3
La loi du 20 avril 1989 est destinée à corriger
quelques insuffisances de la loi du 7 juillet 1983 et de
ce fait ne présente pas d’autres nouveautés. Ecoutons
4
le Conseil d’Etat « Le projet a pour but de combler des
lacunes qui sont apparues à la suite de l’abrogation
des articles 4 à 12 de la loi du 30 juin 1961 ayant
pour objet d’abroger et de remplacer l’arrêté grandducal du 8 novembre 1944 portant création d’un
office des prix, abrogation réalisée par l’article 9 de la
loi du 7 juillet 1983 ».
***
2
•
L’Office des prix voit son pouvoir
d’investigation renforcé. Cet office se compose
1
dorénavant de 15 membres . Ses agents, dotés du
1
La composition est la suivante : un délégué du Ministre
(président), 4 représentants du Gouvernement, 4 représentants des
organisations patronales, 4 représentants des syndicats, un
représentant des professions libérales, un représentant d’une
association des consommateurs.
112
CES, La politiques des prix, in : CES, Avis spécifiques du Conseil
économique et social, période 1977-1982, p. 479-512, annexes p.
513-532, Luxembourg, en date du 20 juillet 1982.
3
Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant 1° la loi du 17 juin
1970 concernant les pratiques commerciales restrictives ; 2° la loi
du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour
objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal
du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix,
Mémorial 1989, p. 504-505.
4
Avis du Conseil d’Etat, au 13 déc. 1988, sur le projet de loi n°
3302.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
La loi du 17 mai 2004 réalise la grande réforme de la
concurrence au Luxembourg. Selon l’exposé des
2
motifs « le présent projet de loi engage une des
réformes les plus radicales du droit public économique
du pays ».
Deux périodes se dégagent quant à la politique des
prix.
A partir de la fin de la Seconde guerre mondiale
commence le temps des prix surveillés, fixes ou
administrés. Les années 1940 après la guerre sont
celles d’une certaine pénurie. Des mesures sont prises
pour éviter des dérapages de prix. Nous venons de voir
les arrêtés des 9 août et 8 novembre 1944. L’avis du
11 juillet 1950 de l’Office des prix concerne le blocage
des prix.
3
Selon l’arrêté ministériel du 16 septembre 1953 toute
hausse des prix (avec motivation) doit être signalée à
l’Office des prix, sauf pour les produits agricoles et les
marchandises soumises au régime des prix maxima.
4
L’arrêté ministériel du 29 mars 1956 revient à la
hausse de prix. Toute hausse de prix nécessite une
autorisation préalable auprès de l’Office des prix. Mais
5
l’avis du 11 juillet est abrogé. L’arrêté ministériel du
13 novembre 1956 remplace celui du 29 mars. Il faut
toujours une autorisation préalable. Toutefois, si la
hausse ne dépasse pas 5% aucune autorisation n’est
requise.
6
Le règlement grand-ducal du 15 février 1964
introduit la notion de prix normal au consommateur.
Ce prix, pour les produits importés, comprend le prix
au consommateur du pays d’origine augmenté des
frais et droits de douane, de la taxe d’importation et
de l’impôt sur le chiffre d’affaires, des frais de
transport et d‘assurance, d’un forfait de 5% pour frais
d’importation.
Notons encore deux règlements grand-ducaux. Celui
7
du 15 octobre 1970 fixe les prix maxima de vente de
l’anthracite et du charbon à usage domestique. Celui
8
du 16 octobre de la même année indique les marges
maxima applicables au matériel de chauffage pour
grossiste et pour installateur (importateur).
9
Toutes ces dispositions – avec d’autres – ont mené à
la pratique des prix fixes ou administrés. Cette
mentalité a persisté longtemps au Luxembourg.
Dès les années 1980 l’économie est peu à peu
libéralisée. Par exemple les règlements grand-ducaux
des 15 et 16 octobre 1970 sont abandonnés. Le
régime des prix perd de sa rigidité. La période de la
libéralisation des prix commence, mais le cadre légal
reste inapproprié, car la tutelle de l’Etat pèse
lourdement sur les prix (cf. Office des prix : prix
maxima, notion de prix « normal », prix fixes, respect
d’une certaine marge commerciale). La voie
réglementaire est alors la voie royale.
Quelques mots sur la nécessité d’une réforme. Deux
aspects prévalent : l’obsolescence de la
réglementation, l’instrument de contrôle inadéquat.
La réglementation, axée sur l’immédiat après-guerre,
est devenue complètement inadaptée aux réalités
économiques de notre société de services.
L’inadaptation des textes en vigueur peut être mise en
évidence par deux exemples. L’Office a reconnu sans
ambages que certains textes réglementaires ne sont
plus applicables. Ainsi, le règlement sur les jouets ne
tient pas compte des jouets électroniques. Les marges
commerciales prescrites ne correspondent plus à la
réalité économique sur le terrain.
1
Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence, Mémorial, 2004, p.
1111-1121.
2
Doc. parl. n° 5229, p. 26.
3
Arrêté ministériel du 16 septembre 1953, obligeant les
producteurs, importateurs et commerçants à signaler toute hausse
des prix à l’Office des prix, Mémorial, 1953, p.1224. Arrêté signé
par le Ministre des Affaires économiques, Michel Rasquin.
4
Arrêté ministériel du 29 mars 1956, soumettant à autorisation
toute hausse des prix, Mémorial 1956, p. 520. Arrêté signé par le
même ministre.
5
Arrêté ministériel du 13 novembre 1956, remplaçant celui du 29
mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix,
Mémorial, 1956, p. 1215-1218. Cet arrêté porte la signature du
même ministre.
6
Règlement grand-ducal du 15 février 1964 concernant le prix
normal des produits et articles de marque importés, Mémorial,
1964, p. 425-426.
Cahier économique 119
L’organe de contrôle, l’Office des prix, de par
l’accumulation de textes s’enfonce dans la
bureaucratisation. D’ailleurs, il a offert la possibilité de
procéder à des déclarations collectives de hausse de
prix. Son droit d’investigation est démesuré dans le
sens que l’Office peut s’immiscer dans les relations
7
Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970 fixant les prix de
vente maxima aux consommateurs pour les combustibles
minéraux solides destinés à l’usage domestique, Mémorial 1970, p.
1205-1207.
8
Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970 fixant les marges
maxima applicables au matériel de chauffage central, Mémorial,
1970, p. 1207-1208.
9
Doc. parl. n° 5229, Exposé des motifs, p. 27.
113
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
contractuelles de l’entreprise et qu’il dispose d’un
droit de regard sur la stratégie financière de
l’entreprise. En outre, les sanctions pénales sont
exorbitantes (jusqu’à trois ans de prison). S’y ajoute
des notions tout à fait subjectives, par exemple le
concept de « prix normal ».
personne physique ou morale ayant un intérêt
légitime. Il peut prendre des mesures coercitives ou
conservatoires. Il peut infliger des amendes (« de
façon motivée pour chaque amende ») aux entreprises,
proportionnées à la gravité et à la durée des faits
retenus (art. 18).
En 2001 la Commission européenne exhorte les
Autorités luxembourgeoises à moderniser leur
législation sur les prix, c’est-à-dire en priorité « les
prix fixes et administrés ». L’année suivante la
Commission revient à charge (« dispositions obsolètes
sur les prix »).
•
Le corollaire de la libération des prix est l’instauration
de la concurrence. Justement, la loi du 17 mai 2004 a
comme finalité la concurrence. Notons que cette
réforme est d’autant plus nécessaire que notre
environnement économique international est de plus
en plus marqué par la liberté des prix.
Présentons brièvement la structure de la loi du 17 mai
2004.
•
Concurrence et marché
Notons la première phrase de l’article 2 de la loi : « Les
prix des biens, produits et services sont librement
déterminés par le jeu de la concurrence ». Voilà qui est
clair : le marché décide en règle générale du prix des
biens et services, bien que des exceptions soient
prévues (par exemple circonstances exceptionnelles,
anormalité manifeste du marché). Une conséquence
immédiate est l’interdiction des ententes (art. 3),
susceptibles de fausser le jeu de la concurrence. Dans
la même lancée se situe l’interdiction des abus de
position dominante. L’article 5 fournit une liste de
quatre cas d’abus possibles.
•
Considérations finales
La loi du 17 mai 2004 est la grande réforme de la
concurrence au Luxembourg. On est tenté de dire la
seule. La loi du 17 juin 1970 n’a guère fait de
1
jurisprudence, « pour peu qu’elle ait été appliquée ».
La cause en est probablement que « la loi
luxembourgeoise n’édicte aucune interdiction de
principe des ententes et des abus de position
dominante, et ne prévoit pas non plus la nullité de tels
2
accords ». La nouvelle loi a été d’autant plus indiquée
que le « Luxembourg est le seul pays européen à ne
3
pas disposer d’une autorité de concurrence ».
4
La loi du 23 octobre 2011 est la dernière en date sur
5
la concurrence. Depuis il y a eu évolution du concept
des fonctions et missions de l’autorité de concurrence.
L’accent est mis sur « un important travail de
sensibilisation et d’éducation en vue de promouvoir
une véritable culture de la concurrence ». De sérieuses
améliorations sont possibles.
La loi de 2004 a trop insisté sur le volet répression. Or
l’expérience a montré que le jeu de la concurrence
peut être faussé par les agissements des autorités
publiques sur lesquelles les autorités de concurrence
n’ont pas de prise.
L’autorité de concurrence doit effectuer un travail de
sensibilisation aux problèmes de libre concurrence ;
elle ne devrait pas seulement s’adresser aux
entreprises en raison de faits passés.
Instruments de la concurrence
Il s’agit du Conseil de la concurrence et de l’Inspection
de la concurrence. Le Conseil est l’autorité
administrative indépendante, chargée d’appliquer le
principe de la liberté des prix et de combattre les
ententes. Sa composition, nomination et son
fonctionnement sont prévus par la loi (art. 7).
Selon l’article 8 de la loi « il est créé un service auprès
du ministre, sous la dénomination Inspection de la
concurrence ». Sa mission consiste à recevoir les
plaintes, à rechercher les infractions. A cette fin « elle
en rassemble les preuves et en saisit le Conseil ». Le
Conseil peut être saisi par l’Inspection ou toute autre
114
La concurrence n’est pas une fin en soi, car d’autres
fins sont à considérer, par exemple la compétitivité
6
des entreprises. Selon la Chambre des employés privés
« le principe de la libre concurrence doit bénéficier au
1
Ibid. p. 38.
Ibid., p. 44.
3
Doc. parl. n° 52298, Rapport de la Commission de l’économie, de
l’énergie, des postes et des transports, p. 2.
4
Loi du 23 octobre 2011 relative à la concurrence, Mémorial,
2011, p. 3756-3767.
5
Doc. parl. n° 5816, Exposé des motifs, p. 2.
2
6
Doc. parl. n° 5816, Avis de la Chambre des employés privés du 21
février 2008, p. 3.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
consommateur final pour lequel les prix doivent
toujours être abordables ».
1
Retenons la formulation des chambres de commerce
et des métiers : « La Chambre de commerce et la
Chambre des métiers soulignent en premier lieu
qu’elles souscrivent entièrement aux finalités
poursuivies par le droit de la concurrence. Une
concurrence saine ne contribue pas seulement à
l’amélioration de la compétitivité mais encourage
encore l’innovation et la recherche, l’esprit
d’entreprise et vise à garantir une allocation optimale
des ressources. Elle contribuera par ailleurs à
améliorer la qualité des produits et services, à élargir
l’éventail de choix des consommateurs et à réduire les
prix. Les deux chambres professionnelles appuient
donc pleinement le rôle assuré par les autorités de
concurrence qui consiste en la sauvegarde de l’ordre
public économique ».
Une optimisation des travaux de l’autorité de
concurrence est visée. L’existence de deux instances
(Conseil et Inspection) a mené à une
bureaucratisation, car entre les deux autorités il n’y a
ni lien organique ni lien hiérarchique. La nouvelle loi
prévoit l’intégration de l’Inspection dans le Conseil de
concurrence. Cette création d’une seule autorité de
concurrence a amélioré à la fois son fonctionnement
2
et sa visibilité. Les chambres de commerce et des
métiers, s’opposent à cette intégration parce qu’en cas
de litige les droits de la défense sont négligés. « Le
Conseil cumulerait et confondrait ainsi entre ses
mains les fonctions d’un procureur (par le fait de
l’autosaisine), les pouvoirs d’un juge d’instruction (par
le fait de ses investigations et enquêtes) et des
fonctions juridictionnelles (par le fait des décisions
qu’il prononcera). Les deux chambres professionnelles
ne sauraient adhérer à cette proposition trop peu
soucieuse des droits de la défense … ». D’ailleurs, à la
suite du refus formel du Conseil d’Etat, un second vote
(12.10.2011) à la Chambre a été nécessaire (oui : 39 ;
abs: 21 ; non : 0 ; total : 60).
De l’extérieur il n’a pas toujours été facile de percevoir
la répartition des compétences entre Conseil et
Inspection. La nouvelle et dernière loi sur la
concurrence introduit une simplification
administrative et procédurale. Enfin, cette autorité
bénéficie d’outils supplémentaires dans
l’accomplissement de ses missions : pouvoir
1
Doc. parl. n° 58164, Avis commun de la Chambre de commerce et
de la Chambre des métiers, p.1.
2
Ibid.
Cahier économique 119
consultatif, exécution d’enquêtes de marché et
sectorielles.
Pour terminer présentons quelques règlements grandducaux qui, bien qu’ils existent toujours, sont tombés
en désuétude ou en oubli, sans parler des avis
(obsolètes) de l’Office des prix.
•
•
•
Règlement grand-ducal du 30 mai 1967
concernant la vente de pain, Mémorial 1967,
p. 521-522.
Règlement grand-ducal du 17 février 1971
concernant les prix normaux des papiers
peints, Mémorial 1971, p. 256-257.
Règlement grand-ducal du 18 mars 1976
fixant un prix maxima pour les pommes de
terre, Mémorial 1976, p. 130.
3.5 Conclusion
Quelques considérations finales sur le concept de
concurrence peuvent être abordées sur deux niveaux:
au niveau de la théorie économique, au niveau
européen et national.
3.5.1 Au niveau de la théorie économique
La concurrence parfaite reste toujours au cœur de la
microéconomie comme modèle central. Cet état des
choses est soutenu par la mathématisation croissante
de l'économie politique (par exemple de Walras à
Arrow/Debreu). Dans cette configuration l'ensemble
des hypothèses de départ en matière de concurrence
parfaite a tendance à s'effacer devant l'ampleur de
3
l'appareil mathématique. Selon Beaud et Dostaler
« l'investissement de la science économique par les
techniques et le langage mathématique ont contribué
au fait qu'elle est devenue de plus en plus difficile à
définir par son objet ».
Que les mathématiques restent indispensables à la
discipline économique est hors de doute, mais les
auteurs notent « des relations complexes de
fascination/répulsion ». De tels rapports, qui ne sont
pas sans ambiguïtés, s'étendent même au cercle
restreint des prix Nobel d'économie.
Revenons dans le contexte de la concurrence parfaite,
4
à la notion de rationalité économique . Partons
3
M. Beaud et G. Dostaler, 1993, p. 105 et p. 106.
4
Sur le concept de rationalité voir C. Mouchet, op. cit. 2003, p.
423-464.
115
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
d'abord du point de vue du consommateur. Cette
rationalité se justifie par le fait que tout individu
tente « d'obtenir la plus grande satisfaction possible
1
de ses besoins » . N'importe quel comportement peut
alors être qualifié de rationnel et cette notion est
dépourvue de sens.
Selon l'économiste autrichien Ludwig von Mises la
science économique est « une science des moyens à
2
mettre en œuvre pour la réalisation de fins choisies » .
Elle est amorale et wertfrei selon Max Weber.
3
Ecoutons von Mises : « De quelque manière que l'on
s'y prenne, l'on ne parviendra jamais à formuler la
notion d'action irrationnelle sans que son irrationalité
ne soit fondée sur un jugement de valeur arbitraire ».
4
Selon le professeur Ph. Simonnot : « Même si pour
démontrer la fausseté de la théorie de l'action
rationnelle, on s'efforçait de faire un acte purement
irrationnel, cet acte serait encore rationnel puisqu'il
serait mis au service d'une fin, la démonstration en
question! En un mot comme en cent: il est
absolument impossible de sortir de la rationalité ! ».
Par contre le professeur Jon Elster – titulaire de la
chaire Rationalité et Sciences sociales au Collège de
France (2006-2011) – parle de « l'indétermination de
la théorie du choix rationnel ».
La théorie économique, pour sortir des généralités,
introduit alors la recherche du plus grand gain,
exprimé en unités monétaires. Deux remarques rapides
peuvent s'appliquer à la notion de rationalité, en
relation avec son réalisme.
•
D'autres finalités peuvent être visées: par
exemple pouvoir, prestige, estime, popularité. Elles ne
s'expriment pas par une mesure monétaire. Certains
aspects au moins du comportement humain ne sont
guère expliqués par l'hypothèse de rationalité.
5
•
Pour le prix Nobel d'économie Gary Becker
(1992) tout comportement humain peut s'expliquer
1
2
3
4
Cl. Mouchet, op. cit. 2003, p. 433.
Citation de Philippe Simonnot, 2003, op. cit. p. 108.
ibid. p. 113.
ibid. p. 113.
5
Gary Becker part du principe d’hédonisme : le moins d’efforts
possibles pour atteindre le plus de richesses. Il y ajoute le principe
de transitivité au niveau individuel, mais ce principe ne se
généralise pas au niveau de la collectivité (paradoxe de
Condorcet). Enfin, Becker retient le principe de la stabilité des
choix individuels, s’il n’y a pas d’autres informations. Spécialiste
du comportement humain, il a étudié quatre domaines : la
discrimination, la criminalité, la famille, le capital humain. Gary
Becker est né le2 décembre 1930 à Pottsville en Pennsylvanie et
116
par une approche économique. Cet économiste montre
que l'ensemble des comportements humains peut être
exprimé par les principes fondamentaux de l'analyse
économique néoclassique.
Qu'il s'agisse de se marier, d'effectuer un cambriolage,
de frauder le fisc, ... , l'individu, pour prendre une
décision, compare le bénéfice à retirer au coût engagé
dans une perspective de maximisation de la
6
satisfaction. Ecoutons Becker quant à la décision de
contracter mariage. « Entsprechend dem
ökonomischen Ansatz heiratet ein Mensch, wenn der
Nutzen, den er von einer Heirat erwartet, den Nutzen
übersteigt, den er sich vom Alleinbleiben oder von
weiterer Suche nach einem passenderen Partner
verspricht ». De fait, Becker ne semble pas avoir besoin
des sciences humaines (psychologie, sociologie) pour
7
expliquer le comportement humain. Beaud et Dostaler
parlent d'une « science économique qui prétend se
substituer aux autres sciences sociales, et même à la
psychologie ».
Adoptons maintenant la position du producteur. Sa
rationalité est la recherche du profit. En réalité
d'autres finalités apparaissent: par exemple prendre
des parts de marché, augmenter la puissance ou le
prestige de l'entreprise. Le profit reste une donnée
centrale, mais est davantage un moyen pour
l'entreprise qu'une finalité (par exemple subsister à
long terme).
Sur le marché de concurrence parfaite le seul lien
entre les acteurs économiques (offreurs et
demandeurs) est le prix. Que les décisions y prises
soient strictement rationnelles est utopique. L'homo
rationalis est un leurre.
8
Lisons Max Weber : « Les prix chiffrés en monnaie
sont le résultat de luttes et de compromis, autrement
dit, ils découlent de la puissance respective des parties
engagées ». Ces marchandages – sur base de
puissance – n’interviennent pas dans le modèle de
Walras. Il en est de même des relations sociales qui
peuvent se nouer sur un marché.
est mort le 3 mai 2014 à Chicago (Jean-Marc Daniel dans Le
Monde du 7 mai 2014).
6
Gary s. Becker, Ökonomische Erklärung menschlichen Verhaltens,
e
Tübingen, 1993 (2 éd.), p. 10. Traduction de Monika et Viktor
Vanberg. Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de Becker, voir
Ramon Febrero et Pedro S. Schwartz (éd.), The essence of Becker,
Stanford University, California, 1995, 665 pages.
7
M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 240.
8
Max Weber, Economie et société, tome I Les catégories de la
sociologie, Paris, 1995, p. 158.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Sur un marché les individus agissent selon leur intérêt
égoïste, mais la somme de leurs comportements
individuels assure nécessairement l'intérêt général de
la société. Est-ce la main invisible d'A. Smith (1776)
ou sommes-nous dans la parabole de Bernard
1
Mandeville ? Selon cet auteur viser son seul intérêt
personnel, être cupide et aimer la luxure, mène à une
amélioration du bien-être général de la société. Dans
une société prospère où règne l'abondance la moralité
humaine serait une illusion.
Le prix Nobel d'économie H. Simon a affiné l'analyse
de la rationalité économique en la plaçant dans un
contexte plus complexe, celui de l'information
imparfaite. D'où la notion de rationalité limitée: les
individus sont appelés à choisir parmi quelques
possibilités, car ils ne peuvent pas les envisager
toutes.
3.5.2 Au niveau européen et national
« Dans les systèmes dits d'économie de marché, dans
lesquels la concurrence entre les entreprises est
considérée comme le système le plus efficace
d'allocation des ressources, toute politique de
concurrence a pour but essentiel de veiller à ce que
les différents opérateurs n'adoptent pas des
comportements susceptibles de remettre en cause son
existence, de la fausser, cela à la fois dans l'intérêt
général et au-delà, pour le bien-être des
consommateurs. La politique communautaire de
2
concurrence s'inscrit dans cette logique » .
Les effets de la politique de concurrence dans les
communautés européennes sont de taille:
décloisonnement des marchés nationaux au profit du
marché intérieur. Le tissu économique a changé
significativement; par exemple baisse de prix (pas
d'ententes), émergence de nouveaux produits. Les
bénéficiaires de cette politique sont les
consommateurs. La politique communautaire de la
concurrence a constitué une véritable régulation sur
les marchés et dans un tel contexte reste
indispensable, même si des lacunes subsistent. Par
ailleurs, on peut estimer que cette politique de
concurrence a contribué au succès du fordisme. La
politique de concurrence date d'une époque
d'expansion et un ajustement est probablement
nécessaire pour tenir compte de la crise. S'y ajoute les
divers élargissements de l'Union. Les défis à relever ne
sont pas minces. Ainsi, la politique de concurrence
doit, à l'avenir, se situer davantage dans des
préoccupations d'ordre social.
Au niveau national la loi luxembourgeoise intervient
dès que le commerce intercommunautaire n'est pas
concerné. La loi du 23 octobre 2011 est entrée en
er
vigueur le 1 février 2012.
Nous avons constaté un retard dans la législation
luxembourgeoise sur la concurrence. A première vue
cela peut étonner. En fait, l'arrêté du 8 novembre
1944 a été largement suffisant au cours de l'aprèsguerre, parce que le vrai problème c'est de prévenir
une explosion des prix. Avec la loi du 17 juin 1970 la
concurrence semble sauvegardée entre petites et
moyennes entreprises. La sidérurgie, par contre, en fait
l'Arbed, n'est guère concernée. La modernisation de la
loi sur la concurrence est liée à la
désindustrialisation/financiarisation de notre
économie et aux exigences de Bruxelles.
Notons quelques remarques rapides quant à l’Autorité
3
de concurrence au Luxembourg .
•
La loi de 2004, mal ficelée, a été peu efficace
(par exemple, Conseil versus Inspection). L’Autorité de
concurrence joue surtout à partir de la loi de 2011.
•
Ce qui a joué un rôle indéniable c’est l’effet
petite dimension. Bruxelles considère les fusions à
partir d’un certain seuil de grandeur, rarement atteint
au Luxembourg.
1
B. Mandeville est un médecin néerlandais qui s'est installé à
Londres au début des années 1690. En 1723 il publie La fable des
abeilles (2e éd. augmentée), qui fait scandale à l'époque. D'ailleurs
le sous-titre nous éclaire à cet égard: les vices privés font les
vertus publiques. Pour une information rapide sur B. Mandeville,
voir par exemple Mathieu Lainé (dir.), Dictionnaire du libéralisme,
Paris, 2012, p. 385-387. Enfin, voir une réédition récente : Bernard
Mandeville, La fable des abeilles, suivie de Recherches sur l’origine
de la vertu morale, Paris, 2013, avec une notice de l’éditeur
(Damien Theillier), 54 pages.
2
Laurence Idot, La politique communautaire de concurrence, in:
Jacques Ziller (dir.), L'Union européenne - Edition Traité de
Lisbonne, Paris, 2008, p. 85 (Les notices de la Documentation
Française).
Cahier économique 119
•
Le Conseil de la concurrence mise non pas sur
la répression, mais sur le conseil et la procédure
d’arrangement, attitude dérivée du modèle
luxembourgeois.
•
Dans le milieu restreint luxembourgeois les
dénonciations auprès de l’Autorité sont rares.
3
Voir l’article de Bernard Thomas dans d’Lëtzebuerger Land n° 37,
du 12 septembre 2014, p. 9.
117
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
Les sanctions sont peu nombreuses et le
montant des amendes est réduit (cf. effet de petite
dimension).
•
Une question se pose : « Une entreprise
luxembourgeoise, qui a la taille pour jouer dans la
ligue internationale, ne se retrouvera-t-elle pas
automatiquement en position dominante sur le
marché luxembourgeois ? ».
***
La notion de concurrence est devenue une véritable
obsession et ceci à deux égards. D'abord, elle est
omniprésente dans l'économie politique; par exemple
la théorie des coûts comparatifs de David Ricardo
évolue dans le cadre de la concurrence parfaite (cf.
4.5.). Ensuite, l'Union européenne semble envoûtée par
la fameuse « concurrence non faussée ». Ceci vaut
d'autant plus que l'Union est la partie du monde la
plus ouverte. Cette ultra-ouverture économique perd
de sa pertinence face à un monde où le
protectionnisme persiste. Ainsi, des pays émergents
n'hésitent pas à recourir à des mesures
protectionnistes, même indirectes (notamment des
mesures administratives); par exemple la Chine, on
peut y ajouter les Etats-Unis.
La concurrence est une notion complexe et parfois
ambiguë, qui ne peut pas être traitée à fond dans ce
1
travail. Limitons-nous à trois pistes .
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Selon Schumpeter une situation de monopole
est plus propice à l’innovation qu’un marché
concurrentiel, car pour la
recherche/innovation un certain pouvoir de
marché est nécessaire.
A l’inverse, selon Arrow le remplacement des
produits est plus aisé en concurrence que
dans le cas du monopole.
Enfin, les Autorités de surveillance de la
concurrence, tant nationales que
communautaires, privilégient le court terme
et l’approche statique.
échapper à cette situation inconfortable le
Luxembourg a cherché refuge dans des espaces
économiques plus larges. Ce rôle revient d'abord au
Zollverein (1842-1918).
2
La position économique de l'Allemagne des années
1870 peut être résumée sommairement en six
observations.
•
Le Zollverein est pleinement engagé dans le
libre-échange et sa sidérurgie est exposée à la
concurrence anglaise et belge. Ces deux pays ont déjà
modernisé leur industrie sidérurgique.
•
L'Allemagne est en récession ou plutôt en
déflation (Preisverfall). Cette récession a été précédée
d'une onde de haute conjoncture de 1850 à 1873 et
ceci à l'échelle mondiale. La récession présente le
caractère d'une crise de surproduction. L'indice global
des prix du commerce de gros (100 en 1870) baisse de
130,4 à 88,0 entre 1873 et 1879. Le cours en bourse
des actions recule de 63%. L'indice des prix de la
fonte brute n'est pas mieux loti: il passe de 208,7 à
80,6, toujours au cours de la même période. Retenons
que la Ruhr a été le plus durement touchée: le prix de
la fonte passe de 190 à 45 Mark entre automne 1873
et fin 1874.
•
L'Allemagne de cette période a un avantage
inédit: l'impact de la récession est atténué par les
exportations (déjà !).
•
Ces années sont aussi le temps de la
modernisation industrielle. Trois effets peuvent être
dégagés: amélioration de la production industrielle,
rationalisation/intensification du travail industriel,
innovations industrielles.
•
Une nouvelle concentration géographique est
3
amorcée. Ecoutons l'historienne Monique Kieffer : «
Les sidérurgies lorraine et luxembourgeoise, séparées
certes par une frontière politique mais faisant partie
du même espace économique (le Zollverein), seront à
la veille de la Première guerre mondiale le deuxième
pôle d'industrie lourde du Reich à côté du bassin
***
Le Grand-Duché en tant que petit pays a été le plus
souvent exposé à la concurrence économique des pays
limitrophes, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Pour
1
Noboru Kawahama, Concurrence et innovation : une relation
complexe, in : Problèmes économiques, n° 3065, avril 2013, p. 2025. Numéro consacré à « La bataille pour la concurrence ».
118
2
Hans-Ulrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte 1849e
1914, Munich, 2006, 2 éd. tome 3, p. 546-595. Voir aussi,
Maurice Niveau et Yves Crozet, Histoire des faits économiques
e
contemporains, Paris, 2010, 3 éd. p. 203 et suivantes.
3
Monique Kieffer, Le Grand-Duché de Luxembourg: le pays du fer
et de l'acier, in: Hélène Fréchet, Industrialisation et sociétés en
Europe occidentale de 1880 à 1970, Paris, 1997, p. 178.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
rhénan-westphalien ». L'historien H. Kiesewetter parle
de « Lothringen als Wachstumsmotor ».
•
Un conservatisme croissant apparaît, lié au
recul des libéraux (« Zerfall der Liberalen »).
•
Enfin, un facteur technique a joué un rôle de
premier plan tant pour le Luxembourg que pour le
Zollverein: l'introduction, à la fin des années 1870, du
procédé Thomas-Gilchrist permet l'utilisation du
minerai contenant du phosphore ; le procédé
Bessemer ne tolère pas l'emploi de minerai
phosphoreux. Le nouveau procédé permet
l'exploitation intense des bassins luxembourgeois et
lorrain.
•
Les droits de douane deviennent une source
budgétaire appréciée.
Après les années euphoriques (1850-1873) deux
facteurs ont eu un impact sévère: la crise de
surproduction sidérurgique et le basculement dans
une phase de libre-échange. Pour le Luxembourg les
2
conséquences sont graves; résumons en trois points.
•
Des 20 hauts fourneaux existant en 1877,
seuls 8 sont en activité.
•
La production sidérurgique est en baisse: la
fonte produite atteint 230 500 tonnes en 1874; en
baisse de 26 000 tonnes par rapport à l'année
précédente.
•
Entre 1873 et 1878 le nombre des ouvriers
dans la sidérurgie baisse de 30 à 40%: la casse sociale
est évidente.
Les effets de la dépression sont largement amplifiés
par des mesures libre-échangistes. Le Luxembourg est
ainsi à la merci de décisions du Zollverein, sur
lesquelles il n'a guère d'influence. Ceci est d'autant
plus grave que le Luxembourg n'est pas associé à la
gestion de cette union douanière (le directeur des
douanes luxembourgeoises est allemand). Le retour
vers une attitude plus protectionniste est lié à
3
quelques facteurs : « Übergang vom liberalen
Freihandel zum Zollprotektionismus ».
•
Les doléances des industriels soumis à la
concurrence étrangère.
4
Trois éléments vont sauver la sidérurgie
luxembourgeoise: le rétablissement des droits de
douane, le progrès technique, la concentration
économique et technique.
L'effet des droits de douane a été nécessaire, mais pas
suffisant. Le progrès technique a rendu possible
l'utilisation du minerai contenant du phosphore. Les
scories Thomas ont une retombée inédite (engrais)
pour l’agriculture. Enfin, La concentration économique
et technique a été un levier de productivité.
L'essor de notre économie en général et de notre
sidérurgie en particulier prend son envol. En 1886 est
construite la première aciérie du pays à Dudelange.
Une fois le facteur technique acquis et la
concentration effectuée, le premier facteur devient
déterminant: la protection douanière du Zollverein,
contre la concurrence située hors du territoire
douanier.
Selon l'article 4 du traité d'union douanière de 1842 le
Luxembourg s'est engagé à adapter son système des
taxes de consommation (Verbraucherabgaben) à celui
de son partenaire (notamment en ce qui concerne la
taxation de la bière, du vin de l'eau de vie et du sel).
Le Luxembourg reste exposé à des mesures douanières
de son grand partenaire qui peuvent même prendre un
aspect chicanier (par exemple taxation de l'eau de
5
vie). Ecoutons l'historien Gilbert Trausch . « L'inégalité
entre les deux partenaires est trop grande pour que le
Luxembourg puisse avoir droit au chapitre. Dans
l'ordre économique le petit Etat doit se plier à la
volonté du grand Etat. Le Luxembourg n'a même pas
de délégué dans les organes du Zollverein; c'est la
Prusse qui y représente le Luxembourg ». Le
Luxembourg a effectivement profité du Zollverein –
protection contre la concurrence anglaise et belge –
mais le « prix à payer » n'est pas anodin.
1
Hubert Kiesewetter, Industrielle Revolution in Deutschland Regionen als Wachstumsmotoren, Stuttgart, 2004, p. 190-193.
2
M. Ungeheuer, Die Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen
ten
Eisenindustrie im XIX Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227 et
p. 230.
3
H.-U. Wehler, 2006, op. cit. p. 547-567; y comprises les deux
citations.
Cahier économique 119
Retenons un contexte particulier: l'économie
luxembourgeoise évolue dans un mouvement
4
5
M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 236 et suivantes.
Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 30-31.
119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
économique de longue durée appelé Kondratieff , de
baisse entre 1873 et 1896, à l'intérieur duquel se
situent des mouvements conjoncturels. Cette baisse
de long terme est atténuée au Luxembourg par les
trois éléments que nous venons de voir.
pays, moins le Luxembourg a d'influence sur cet
espace.
•
A aucun moment le Luxembourg n'a eu le choix
d'entrer ou non dans un espace économique. A
chaque fois le Luxembourg a été obligé
d'adhérer à une union pour éviter son isolement
économique. D'ailleurs, le pays n'a pas eu le
choix du partenaire.
•
Prenons une éventualité extrême. Admettons
que le Luxembourg soit surendetté et demande
l'aide financière de l'Union. Cette aide pourraitelle être subordonnée à une réduction de son
secteur financier, comme cela a été exigé pour
Chypre, ce secteur y a été jugé pléthorique ? Ce
serait la ruine de notre secteur financier.
•
A chaque fois que le Luxembourg a bien
bénéficié d'un large espace économique, les
contraintes n'ont pas manqué, bien que –
jusqu'à maintenant – les avantages l'aient
emporté.
Le Grand-Duché a dénoncé le Zollverein avec effet au
premier janvier 1919. Deux problèmes majeurs
apparaissent.
•
Le problème des débouchés
2
Deux indications numériques renseignent à ce sujet: à
la veille de la Seconde guerre mondiale 56% de la
fonte produite au Luxembourg est transformée en
acier. Du reste la presque totalité est exportée vers
l'Allemagne (Ruhr) pour y être transformée. Le
pourcentage grimpe de 56% à 88% en 1925 et à 93%
en 1929. Voilà qui témoigne d'une sérieuse
restructuration de notre sidérurgie (par exemple
recherche et écoulement de nouveaux produits).
•
Le problème de la concurrence belge
Le Luxembourg entre dans un espace
traditionnellement libre-échangiste, tout en sortant
d'un territoire protégé par des barrières douanières. Le
marché de la Belgique est trop réduit pour écouler
l'importante production sidérurgique
3
luxembourgeoise. L'UEBL est loin d'avoir l'épaisseur
économique du Zollverein. La sidérurgie
luxembourgeoise est contrainte de s'adresser au
marché mondial, c'est-à-dire d'affronter la
concurrence internationale. L'agriculture
luxembourgeoise, confrontée à la productivité élevée
de l'agriculture belge, se réfugie rapidement dans le
protectionnisme. Toute l'époque de l'entre-deuxguerres a été une période de restructuration complète
(économique, financière, politique). Dans ce contexte
l'UEBL a été un apprentissage utile pour l'entrée
ultérieure dans les communautés européennes.
Nous avons déjà parlé de la concurrence à l'intérieur
des communautés européennes. Concluons par
quelques remarques.
•
1
Plus l'espace économique, dans lequel le
Luxembourg évolue, se compose de nombreux
M. Niveau et Y. Crozet, 2010, op. cit. p. 204.
2
Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg, 1990 (STATEC),
p. 216.
3
Sur l'UEBL voir: Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans
e
l'UEBL, Luxembourg, 1972 (2 éd.), 91 pages.
120
***
Nous venons de constater que la notion de
concurrence est au centre des préoccupations des
sciences économiques et est une obsession
européenne.
Toutefois la concurrence fiscale entre pays membres
est mal vue par les Autorités communautaires. Dans
ce contexte, une absence de concurrence fiscale dans
l'Union risque d'augmenter l'impôt sur les sociétés et
de peser sur les investissements. Est-ce que Bruxelles
tente d'élargir son espace de décisions en matière
fiscale?
La concurrence est une chose à la fois nécessaire et
terrible.
Elle est nécessaire, car une économie sans aucune
concurrence risque de sombrer dans une société de
type soviétique (hyper bureaucratique, répressive et à
niveau de vie dérisoire). En règle générale la
concurrence réduit à la fois les rentes et les
rémunérations excessives (superprofit) ; elle tire les
prix vers le bas et favorise donc le pouvoir d’achat des
consommateurs. Dans cette perspective la
concurrence encourage la demande.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Elle est terrible, car elle est en grande partie (mais pas
exclusivement) responsable de la désindustrialisation
de l'Europe. La Chine est devenue le fournisseur
industriel de l'Europe, grâce à ses travailleurs migrants
faiblement rémunérés. En d'autres mots, c'est la
montée des inégalités à la fois en Europe et en Chine
(cf. 4.4.2.). Par ailleurs, la Chine a montré que
dictature et succès économique sont compatibles
(mais avec corruption).
Thomas Hobbes a parlé de la « guerre de chacun
1
contre chacun » ; peut-on parler actuellement de
concurrence de chacun contre chacun ?
3.6 Les ambigüités de la notion de
concurrence
2
Selon François Denord « la politique de la concurrence
présente un aspect paradoxal. Elle peut à la fois être
pensée comme un outil de démocratie économique et
comme un instrument de préservation du capitalisme
moderne ».
« A vrai dire, les partisans du libéralisme se sont
montrés parfois réducteurs et même maladroits. Au
e
XIX siècle notamment, de nombreux libéraux n’ont
pas hésité à justifier le libéralisme de manière
caricaturale et contestable comme un simple laissezfaire, à l’origine d’un prétendu homo oeconomicus –
l’homme ramené à la dimension d’un acteur rationnel
du marché, l’homme unidimensionnel brocardé par le
marxiste Marcuse – et d’une mythique concurrence
pure et parfaite entre des individus réduits au rang
3
d’atomes ». Voilà une critique percutante à la fois du
libéralisme et de la notion de concurrence.
Comment expliquer la pérennité de la représentation
4
walrasienne de la concurrence ? Lisons André Orléan :
« … elle demeure jusqu’à aujourd’hui le modèle de
référence, celui qu’on trouve dans tous les manuels de
microéconomie. Il en est ainsi essentiellement parce
que aucune modélisation alternative ne s’est imposée,
malgré de nombreuses tentatives ».
1
Pour un commentaire sur cette notion voir : Norbert Campagna,
Thomas Hobbes – L’ordre et la liberté, Paris, 2000, p. 38 et
suivantes.
2
François Denord, Néo-libéralisme et économie sociale de
marché : les origines intellectuelles de la politique européenne de
la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société,
e
2008/1, 27 année p. 23.
3
Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p.
16.
4
André Orléan, L’empire de la valeur, 2011, op. cit. p. 69.
Cahier économique 119
5
Selon Pascal Salin le « monopole est mauvais, mais
les seuls monopoles durables sont les monopoles
publics ».
***
Revenons brièvement au temps de l'industrialisation.
Plusieurs facteurs ont joué.
•
A l'époque le droit (code civil) est le trait
fondamental de cette société, car il a réglé le droit de
propriété et a instauré une société civile hiérarchisée
(bourgeoisie, monde ouvrier).
•
L'Etat luxembourgeois met progressivement
en place une structure administrative au cours des
années 1840. Il n'intervient pas par des mesures
macroéconomiques, mais prend des mesures
législatives aptes à favoriser la vie économique
(industrie sidérurgique, agriculture). Prenons quelques
exemples. Entre 1870 et 1898 les conditions des
concessions minières sont réglementées. En 1870 une
loi « déclare l'Etat propriétaire de tous les gisements
miniers d'une certaine profondeur. ... En 1897, l'Etat
impose au concessionnaire l'obligation de lui fournir
10 tonnes de scories Thomas, par an et par ha, à un
6
prix de faveur » . En 1863 l'Etat lance un emprunt par
7
obligations de 8,5 millions de francs, au profit des
chemins de fer et de l'exécution de grands travaux.
•
Le Luxembourg, membre du Zollverein, est
dans une structure décentralisée, favorable à notre
pays. Une telle architecture est difficilement
concevable avec la France, pays centralisé.
•
L'industrialisation luxembourgeoise a été
facilitée par le couple stabilité/innovation. La stabilité
est politique, mais aussi et surtout juridique. D'abord,
les droits de propriété ne donnent pas lieu à des
problèmes depuis le Code civil de 1804, condition que
D. North a soulignée. Ensuite, il faut disposer, selon
8
Max Weber , d'un «rationales, das heiȕt berechenbares
Recht ». La stabilité semble donc assurée.
Les innovations sont liées à l'industrialisation. Les
premières proviennent de l'étranger (par exemple
5
Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007,
p. 242.
6
Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 67 et 68.
7
Nicolas Kerschen, Les emprunts de l'Etat au cours du dernier
siècle, Luxembourg, 1955, p. 8.
8
Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991, deux citations,
p.239 et 240.
121
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
machine à vapeur, procédé Thomas-Gilchrist); par la
suite notre industrie prend résolument le chemin de
1
l'innovation. En témoigne la longue liste des brevets
délivrés au Luxembourg (le plus souvent déposés par
des entreprises luxembourgeoises) en vertu de la loi
er
du 30 juin 1880 et existant au 1 novembre 1900.
D'ailleurs, le plus ancien brevet de cette liste (19 juin
1886) est en relation avec notre sidérurgie (laminage
optique et ses produits).
Quant à la technique, Max Weber parle d'une «
rationale, das heiȕt im Höchstmaȕ berechenbare und
daher mechanisierte Technik ».
Ces différents facteurs ont confirmé la hiérarchisation
de la société luxembourgeoise: bourgeoisie/patronat
contre salariat.
Reprenons brièvement la notion de concurrence dans
le long terme. Le libéralisme classique met l’accent sur
l’échange. Les libéraux (marginalistes ou actuels)
parlent de concurrence, seule capable d’assurer la
rationalité économique, grâce au mécanisme des prix
(marché). Il y a absence de l’Etat ou Etat minimum.
Les ordolibéraux mettent en avant à la fois la
concurrence et un interventionnisme compatible avec
la liberté du marché. La concurrence n’est plus une
finalité, mais un moyen et peut donc être aménagée. Il
n’y a plus de gouvernement « économique », qui se
contente de « reconnaître et d’observer les lois
4
économiques », mais un gouvernement qui agit dans
et sur la société (par exemple environnement
juridique, protection sociale). Dans ce contexte l’Etat
fixe non seulement les règles du jeu, mais il est appelé
à intervenir en continu.
***
2
Notons une dernière critique liée à l'aspect théorique
de la concurrence. « Dans la théorie de la concurrence
pure et parfaite, on démontre alors qu'un équilibre est
atteint lorsque le profit devient nul! Cette situation
est cependant considérée comme optimale parce que
les consommateurs sont censés obtenir ainsi le
maximum de biens au prix le plus faible possible.
Malheureusement, cette théorie traditionnelle décrit
un monde purement imaginaire qui n'a rien à voir
avec le monde réel et l'on devrait donc la considérer
comme un pur jeu intellectuel sans conséquence
pratique. Il est donc regrettable qu'elle inspire les
législations et les jurisprudences qui essaient de forcer
la réalité à devenir semblable à ce modèle, par
exemple dans le cadre de la politique de
concurrence ».
Dans cette citation le terme consommateur intervient.
Celui-ci devrait être placé au centre des
préoccupations de la législation sur la concurrence,
tant au niveau européen qu'au niveau national. « ... au
e
XIX siècle, le consommateur n'existe pas du point de
3
vue droit » .
3.7 Ordolibéralisme et unification
européenne
Le ministère fédéral allemand de l’économie
(Bundeswirtschaftsministerium) est une réelle
pépinière de l’ordolibéralisme. Ceci est d’autant plus
considérable que les ordolibéraux de ce ministère
négocient les traités CECA, CEE et Euratom. Les deux
figures de proue sont : Alfred Müller-Armack et Hans
von der Groeben. Lors des négociations deux
approches s’affrontent.
* L’approche ordolibérale, que nous avons amplement
relevée, liée – entre autres – à la notion de
concurrence.
* La conception française est différente : même sur un
marché commun l’Etat doit garder une influence
5
décisive. Selon Hans von der Groeben « Herr Debré,
der Finanzminister war, war der Meinung, daȕ diese
Konzeption der Wettbewerbspolitik falsch wäre oder
der Staat eher sehr viel mehr Einfluȕ haben müȕte ».
***
1
En annexe au Rapport général sur la situation de l'industrie et du
commerce pendant les années 1898 et 1899, annexe au n° 2 du
Mémorial 1901, 67 pages avec la table alphabétique des objets
brevetés.
2
Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p.
146-147.
3
Alessandro Stanziani (EHESS, CNRS), Les règles de l'échange ou
l'idéal de non-concurrence: le capitalisme français aux XVIIIe - XXe
siècles, in: L'économie politique n° 58, avril 2013, p. 91.
122
4
Michel Senellart, Michel Foucault : la critique de la
Gesellschaftspolitik ordolibérale, in : Patricia Commun,
L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 44.
5
Hans von der Groeben, Europäische Integration aus historischer
Erfahrung – Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler, Zentrum
für Europäische Integrationsforschung (Rheinische FriedrichWilhelms-Universität Bonn), Discussion Paper C108, 2002, p. 21.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Au cœur du problème se situe l’interprétation des
articles 85 et 86 sur la concurrence (Traité de Rome).
notre pays, il est indispensable de s’adresser aux
4
travaux et publications de Guy Schuller .
L’interprétation française voit dans ces articles plutôt
une « feuille de route » ; pour les ordolibéraux il s’agit
d’une sorte de « Constitution économique », liée à un
ordre juridique de la concurrence. Ecoutons François
2
Denord et Antoine Schwartz : « Alors qu’en
Allemagne, où traditionnellement les économistes
sont proches du pouvoir politique et économique, il (le
néolibéralisme) inspire les gouvernants et les
pratiques administratives, en France, la revendication
néolibérale se trouve davantage confinée ».
Examinons brièvement le commerce extérieur du
Luxembourg après la Seconde guerre mondiale et ceci
à deux époques différentes : au cours de l’époque
industrielle (sidérurgie) et à l’époque de la place
financière (voir annexe 3.9.7.).
Terminons par quatre remarques.
* La position française est surtout défensive ; or une
telle attitude ne peut que s’effriter dans le temps.
* L’ordolibéralisme est en relation étroite avec le droit
en général et le droit constitutionnel en particulier. De
ce fait, les juristes sont davantage attirés par
l’ordolibéralisme que par le néolibéralisme, modèle
théorique, abstrait, mathématisé et négligeant le
droit. Franz Böhm est le représentant le plus marquant
des juristes ordolibéraux.
* La CEE a des traits proches de l’ordolibéralisme.
3
Selon Antoine Vauchez « Hans von der Groeben
parvient à imposer ses vues courant 1961 par un
règlement (17/62) qui confère des pouvoirs quasi
juridictionnels à la Commission en matière de contrôle
des ententes ».
•
Le commerce extérieur lié à la sidérurgie
Au début de la décennie 1950 la Belgique est notre
5
partenaire privilégié : environ 50% de nos
importations et 25% de nos exportations. Au cours
des années 1960 l’Allemagne devient notre principal
débouché ; l’impact des communautés européennes y
a joué un rôle non négligeable.
Saisissons le commerce extérieur à deux moments
6
différents : 1973 et en 1992.
« En 1973 les exportations de métaux ferreux ont
représenté près des deux tiers des exportations
totales, contre un tiers pour l’ensemble des autres
7
livraisons à l’étranger ».
•
Le commerce extérieur du temps de la place
financière
Vingt ans plus tard notre commerce extérieur a
changé sensiblement : « En 1992 la situation s’est
entièrement inversée : les produits autres que les
métaux ferreux couvrent près des deux tiers des
8
exportations de marchandises ». Actuellement, les
* Le plan Werner est plus proche de l’ordolibéralisme
que du néolibéralisme (cf. 4.3.5.3.).
4
3.8 Le commerce extérieur du
Luxembourg
L’évolution économique du Luxembourg peut être
abordée par le canal du commerce extérieur. Pour bien
saisir la problématique liée au commerce extérieur de
1
Antoine Vauchez, L’Union par le droit – L’invention d’un
programme institutionnel pour l’Europe, Paris, 2013, p. 97 ; y
comprises les deux expressions citées.
2
F. Denord et A. Schwartz, L’économie (très) politique du Traité de
Rome, in : Politix, vol. 23, n° 89, 2010, p. 37.
3
A. Vauchez, 2013, op. cit. p. 98.
Cahier économique 119
Guy Schuller, Relations économiques extérieures, in : Guy
Schuller (coord.), Luxembourg • un demi-siècle de constantes et
de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p.131-146. Guy
Schuller, l’économie de très petit espace face à la globalisation –
Is small beautiful in the global village ? in : Actes de la Section des
sciences morales et politiques, Luxembourg, 2000, vol. V p. 177205. Guy Schuller, Des origines et des conséquences de la
globalisation, in forum n° 200, Luxembourg, 2000, p. 14-19. Guy
Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch, Le
Luxembourg au tournant du siècle, Luxembourg, 1999, p. 78-111.
Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992,
Luxembourg, cahier économique n° 83, mars 1994, 76 pages,
suivies de nombreux tableaux statistiques. Guy Schuller, Balance
des paiements courants du Luxembourg (1960-1985), in : Repères
– Banque Internationale du Luxembourg, 1986.
5
Bulletin du STATEC, Le commerce extérieur du Luxembourg, vol.
XV, n° 5, 1969, p. 100.
6
Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, op. cit. p.
15.
7
Ibid. p. 15.
8
Ibid. p. 15.
123
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
exportations liées à la place financière ont pris une
position de choix. Toutefois, « transport aérien de
marchandises et de personnes, communications,
informatique, assurance et une large panoplie de
services aux entreprises sont les vecteurs porteurs de
1
cette évolution ».
valeur s’intéressent prioritairement au troc. C’est
essentiellement de lui dont il est question. Ainsi, dans
Théorie de la valeur, le livre dans lequel Gérard Debreu
présente l’approche moderne sous sa forme
paradigmatique, il n’est question que d’échanges
directs. La monnaie en est absente.
Suivre le commerce extérieur du Luxembourg sur une
longue période, c’est talonner de près son histoire
économique.
André Orléan, L’Empire de la Valeur – Refonder
l’économie, Paris, 2011, p. 21-28.
3.9 Annexe : Lectures
3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité
Si l’on examine l’histoire de la pensée économique, on
observe que deux réponses se sont successivement
imposées : la valeur travail et la valeur utilité. La
première caractérise la période classique, celles des
pères fondateurs, Smith, Ricardo et Marx ; la seconde,
la période néoclassique qui a pour origine les travaux
marginalistes de Jevons, Menger et Walras. Cette
dernière réponse a connu une élaboration
extrêmement sophistiquée grâce au développement de
l’économie mathématique. Elle est aujourd’hui
absolument dominante. C’est dans le cadre de celle-ci
que raisonnent tous les économistes contemporains, ou
peu s’en faut.
… chez Marx … elle (la valeur) est une construction
conceptuelle et non pas un fait d’observation.
Il s’est agi pour Marx comme pour Walras de mettre au
jour une grandeur, le travail socialement nécessaire,
pour le premier ; la rareté pour le second, qui fonde la
valeur et, ce faisant, l’échange.
Une première caractéristique commune à ces deux
approches est à trouver dans le rôle primordial qu’y
joue l’échange direct d’une marchandise contre une
autre, le troc. On le constate chez Marx qui prend pour
point de départ de son analyse l’échange froment
contre fer. Commet justifier la mise à l’écart de
l’échange monétaire alors que, dans la réalité, les
marchandises sont universellement échangées contre
de la monnaie ? Pourquoi un tel point de départ si
contraire aux faits ? On a vu que Walras faisait de
même. Une fois la valeur spécifiée, il passe à l’étude de
l’échange de deux marchandises entre elles. Plus
généralement, on constate que les théoriciens de la
1
Guy Schuller, juin 2013, op. cit. p. 139.
124
3.9.2 Ordolibéralisme et Etat
L’Etat doit évidemment commencer par respecter
l’égalité des chances dans le jeu concurrentiel en
supprimant tout ce qui pourrait ressembler à un
privilège ou une protection accordée à tel intérêt
particulier aux dépens des autres. L’un des arguments
majeurs de la doctrine, que l’on retrouve dans d’autres
courants libéraux, veut que l’un des principaux biais du
capitalisme, la concentration excessive et la
cartellisation de l’industrie, ne soit pas de nature
endogène, mais qu’il trouve son origine dans des
politiques de privilège et de protection menées par
l’Etat quand il est sous le contrôle de quelques grands
intérêts privés. C’est pourquoi il faut un « Etat fort »
capable de résister à tous les groupes de pression et
affranchi des dogmes « manchestériens » de l’Etat
minimum.
L. Erhard a très bien résumé l’esprit de cette doctrine
dans son ouvrage La Prospérité pour tous. L’Etat a un
rôle essentiel à jouer : il est le protecteur suprême de la
concurrence et de la stabilité monétaire, considérée
comme un « droit fondamental du citoyen ». Le droit
fondamental de jouir de l’égalité des droits et des
chances et d’un « cadre stable », sans lesquels la
concurrence serait faussée, légitime et oriente
l’intervention publique. A ses yeux, la politique consiste
à s’en tenir à des règles générales sans jamais
privilégier aucun groupe particulier, car ce serait
introduire des distorsions graves soit dans l’affectation
des revenus, soit dans l’allocation des ressources dans
l’ensemble de l’économie.
Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval
(sociologue), La nouvelle raison du monde – Essai sur
la société néolibérale, Paris, 2009, p.203.
3.9.3 Concurrence parfaite : I
D’une part, la coordination par les prix telle que
l’envisage le modèle de concurrence parfaite a lieu à
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
travers une forme d’organisation très centralisée, fort
éloignée de l’idée qu’on se fait habituellement du
marché. D’autre part, le processus du type « loi de
l’offre et de la demande », qui devrait conduire à
l’équilibre, ne le fait généralement pas (il est instable).
En fait, le théorème de Sonnenschein enlève tout espoir
d’obtenir, dans le cadre de l’équilibre général, d’autres
résultats que le théorème d’existence.
qu’il est censé décrire, même approximativement. Il
serait donc plus juste de dire à son propos qu’il est
« non pertinent », plutôt qu’« irréaliste ». Vu la place que
la concurrence parfaite occupe dans la théorie
néoclassique, cela reviendrait à mettre en cause la
pertinence de celle-ci, ce que peu osent faire. Alors
tout le monde continue à parler de l’irréalisme de la
concurrence parfaite, chacun y mettant ce qu’il veut.
Dans ces conditions, les théoriciens néoclassiques ont
dû, à leur grand regret, se replier vers deux types
d’approches :
Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007,
p. 125.
Ͳ
Ͳ
l’approche par l’équilibre partiel, qui a pour
inconvénient de ne pas faire intervenir les
choix individuels (elle raisonne directement à
partir de courbes d’offre ou de demande,
données a priori) ; cette approche est
notamment utilisée dans les modèles de
concurrence imparfaite,
l’approche par « l’agent représentatif », qui
revient à éliminer les interactions des choix
individuels en réduisant l’économie à un seul
individu – ce qui est pour le moins radical !
Cette approche est utilisée dans le cadre de la
« macroéconomie néoclassique ».
Le principal argument avancé jusqu’à présent pour
justifier le modèle de concurrence parfaite est celui de
sa relative simplicité, conséquence des hypothèses
faites. Il existe toutefois une autre raison pour
privilégier la concurrence parfaite : elle est d’ordre
normatif, ses équilibres ayant une propriété
d’optimalité, ou d’efficience, qui en font des
affectations des ressources souhaitables.
Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La
théorie économique néoclassique – Microéconomie,
macroéconomie et théorie des jeux, Paris, 2008
(1999), p.81-82.
3.9.4 Concurrence parfaite : II
Il est d’usage chez les économistes, quel que soit leur
bord, de dire que le modèle de la concurrence parfaite
est « irréaliste ». Mais toute théorie l’est dans la mesure
où elle privilégie certains aspects de la réalité et en
néglige d’autres. Les néoclassiques aiment faire la
comparaison avec les frottements qui sont négligés
lorsqu’on étudie la chute d’un corps ; dans leur langage,
les frottements deviennent des « imperfections ». Cette
analogie est toutefois trompeuse, puisque le modèle de
concurrence parfaite n’a rien à voir avec les économies
Cahier économique 119
3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de
marché
Der Ordoliberalismus als deutsche Ausprägung des
internationalen Neoliberalismus und das Konzept der
Sozialen Marktwirtschaft als Leitbild der
westdeutschen Wirtschaftsordnung bilden einen
gemeinsamen historischen Pfad. Trotz vohandener
Spannungen und Differenzen besteht zwischen beiden
Ebenen ein komplementäres Verhältnis zwischen
theoretischer Basis und politischer
Handlungsorientierung : Ohne den Ordoliberalismus als
theoretische Grundlage hätte es die Soziale
Marktwirtschaft nicht gegeben, wie umgekehrt der
Ordoliberalismus wohl ohne bedeutenden
gesellschaftlichen Einfluȕ geblieben wäre, wenn nicht
mit der Sozialen Marktwirtschaft eine auf
gesellschaftliche Praxis zielende Konzeption
vorgelegen hätte.
Im schwierigen Unterfangen, Erfolg oder Miȕerfolg von
Ordoliberalismus und Sozialer Marktwirtschaft
festzustellen, ergibt sich eine ambivalente Bilanz. Was
den Ordoliberalismus betrifft dürfte – bei allen
Schwierigkeiten ihn als liberale Richtung überhaupt
genau abzugrenzen – sein gröȕter Einfluȕ in der
Gründungsphase der Bundesrepublik gelegen haben.
Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus
zur Sozialen Marktwirtschaft – Stationen des
Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, p.
289 et p. 298.
3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme
Cette contribution rappelle les principales
convergences et divergences entre la pensée
néolibérale française et la pensée ordolibérale
allemande : rejet partagé des doctrines collectivistes et
autoritaires, volonté commune de réactualiser les
125
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
principes fondamentaux du libéralisme classique, tout
en substituant à la notion d’ordre naturel des
classiques celle d’un ordre positif, inscrit dans le cadre
constitutionnel et juridique d’une liberté organisée. Les
divergences tiennent à une tradition scientifique,
philosophique et éthique, différente en France et en
Allemagne : si la France privilégie l’approche déductive
de la réalité économique à partir de modèles
mathématiques, la méthode euckenienne de
l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la
méthode inductive développée par l’Ecole historique
allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans
une philosophie politique et sociale libérale
individualiste, à dominante anti-étatiste,
l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une
préoccupation d’harmonie sociale et une vision
kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi
morale.
François Bilger, La pensée néolibérale française et
l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun (dir.),
L’ordolibéralisme allemand – Aux sources de
l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 17.
3.9.7 Equilibre selon Walras
Selon la théorie néoclassique, l’équilibre advient dans
un marché particulier quand la demande à un prix
donné égale l’offre pour ce même prix. Pour que
l’équilibre soit réalisé simultanément sur tous les
marchés, le prix de chaque marché doit être tel que la
demande et l’offre y soient égales. Cependant, une
variation du prix sur un marché affecte la demande des
consommateurs sur tous les autres. Cela implique
qu’un pas vers l’équilibre sur un marché pourrait
conduire tous les autres à s’éloigner de l’équilibre. Il est
évidemment possible que cette « danse des marchés »
ne se fixe jamais à l’équilibre.
C’est tout particulièrement vrai quand les échanges se
déroulent en réalité pour des prix de déséquilibre,
comme c’est le cas en pratique, car qui pourrait savoir,
dans le monde réel, si un marché est à l’équilibre ou,
plus compliqué encore, si tous les marchés s’y
trouvent ? Un échange déséquilibré signifie que les
gens gagnants de la transaction (les vendeurs si le prix
est plus élevé que l’équilibre) obtiendront un revenu
réel supérieur, aux dépens des perdants, contredisant
ainsi ce que suppose l’équilibre standard. Ce
changement dans la distribution du revenu affectera
alors les autres marchés, rendant la danse des marchés
encore plus chaotique. …
126
Walras envisageait le marché comme une vente aux
enchères. …
Steve Keen, L’imposture économique, Paris, 2014
(2011), p. 215-216. Préface de Gaël Giraud ;
traduction de l’anglais par Aurélien Goutsmedt.
3.9.8 Les métamorphoses du commerce
extérieur luxembourgeois
3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg
Depuis des décennies les activités économiques des
« pays industrialisés » sont largement dominées par les
services. Le secteur tertiaire représente en effet entre
les deux tiers et les trois quarts de la production ou de
l’emploi de ces pays. Si la révolution industrielle a
permis à ces économies de connaître un essor
économique notable et si le secteur secondaire a été
pendant longtemps le secteur moteur, c’est toutefois le
secteur tertiaire qui s’est largement développé depuis
la Seconde Guerre mondiale au sein de ces économies
nationales.
En revanche, les échanges économiques extérieurs de
la plupart de ces économies n’ont pas connu ce
bouleversement et ils restent largement dominés par le
commerce extérieur (de biens). Ainsi les exportations
de biens représentent environ 80% du total des
échanges mondiaux de biens et de services. Au cours
des dernières années la progression des transactions
sur services a certes été un peu plus rapide que celles
des biens, mais les proportions n’ont que faiblement
varié.
La situation du Luxembourg est aujourd’hui bien
différente ; elle est même totalement inversée par
rapport à celle du monde ou de l’Europe, car ce sont les
exportations de services qui représentent plus des
quatre cinquièmes du total et les exportations de biens
ne couvrent qu’un cinquième. Ainsi pour le Luxembourg
on peut noter une certaine convergence entre la
structure de production et celle à l’exportation. Ceci
n’est sans doute pas surprenant pour une économie
très ouverte.
3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg
Pour pallier l’absence de ressources naturelles et pour
élargir la palette des biens et services, le Luxembourg
recourt depuis son origine à l’importation. Grâce aux
performances à l’exportation, la valeur totale des biens
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
et services achetés à l’étranger a toujours été plus que
compensée.
Au cours des cinq décennies sous revue, la structure à
l’importation a fortement varié. Comme pour les
exportations, les biens ont largement dominé au début
de la période, mais depuis 1999 la valeur des
importations de services dépasse celle des importations
de biens.
L’Allemagne est de loin le principal pays fournisseur de
biens et de services. Néanmoins pour les biens
Cahier économique 119
considérés isolément, la Belgique est le premier pays
d’approvisionnement, alors que pour les services c’est
l’Allemagne qui devance la Suisse, le Royaume-Uni et
la France, la Belgique n’arrivant qu’en cinquième
position.
Guy Schuller, Les mutations structurelles des
exportations et du même auteur, Les mutations
structurelles des importations, in : Guy Schuller
(coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes
et de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p.
137-138 et p. 142.
127
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
A modern economy, … means not a present-day economy … that is, the will and the
capacity and aspiration to innovate.
Edmund Phelps (Nobel laureate in economics - 2006), Mass flourishing – How
Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge, and Change, Princeton and
Oxford, 2013, p. 19.
128
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social
4.1 De l’Etat à l’Etat social
pour une communauté domestique de deux personnes
3
et de 2 144,82 avec un enfant .
4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social
Quelques aspects méritent d’être soulignés.
1
x
Selon l’économiste Christophe Ramaux l’Etat social
repose sur quatre piliers : la protection sociale, la
régulation des rapports du travail, les services publics
et les politiques économiques.
x
4.1.1.1 La protection sociale
e
La protection sociale, mise en place au début du 20
siècle, se compose d’un ensemble de régimes
d’assurances contre les principaux risques sociaux :
maladie, accident du travail, vieillesse, chômage.
Actuellement le Luxembourg est doté d’une sécurité
sociale généralisée à l’ensemble de la population.
x
x
2
Le sociologue Robert Castel a posé les bonnes
questions : « la protection sociale doit-elle s’exercer
préférentiellement en direction des plus démunis pour
leur ménager des secours minimum ? Ou doit-elle
concerner tout le monde, c’est-à-dire s’efforcer
d’assurer à l’ensemble des citoyens les conditions de
leur indépendance sociale ? ».
Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg a réussi à
étendre la protection sociale à la (presque) totalité de
la population : un large réseau social a été créé. Le
fondement général en est un régime obligatoire et
contributif, adossé au travail. La montée du chômage
change la donne, car le régime repose sur un système
proche du plein-emploi. Voilà qui laisse une
population (dont surtout des jeunes) sans ressources.
Cette population ne relève pas d’une logique
d’assurance, car elle ne travaille pas. La réponse se fait
sur trois niveaux : indemnités de chômage (limitées
dans le temps), mesures d’insertion. S’y ajoute ce
qu’on appelle les « minima sociaux ». Prenons
l’exemple du revenu mensuel minimum garanti : il est
de 1 348,18 euros brut pour un adulte et de 2 022,27
1
Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos
néolibéral, Paris, 2012, p. 29 et suivantes. Voir aussi du même
auteur, Emploi : éloge de la stabilité – L’Etat social contre la
flexicurité, Paris, 2006, 320 pages.
2
R. Castel, Protection sociale, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan
(dir.), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 916.
Cahier économique 119
Le système des minima sociaux opère en
dehors de la logique assurantielle : la
solidarité nationale entre en jeu, financée par
la fiscalité.
Le système assurantiel de la sécurité sociale
est affaibli par la dégradation du travail
(chômage) et du marché (baisse de l’activité
économique).
Sous l’influence de la poussée néolibérale une
nouvelle tendance a percé : assurer certains
risques sociaux par le secteur privé (par
exemple assurances).
Au lieu de parler de cotisations sociales la
terminologie néolibérale parle plutôt de
charges sociales, pour mieux faire accepter
l’idée de fardeau qu’il faut alléger.
4.1.1.2 La régulation des rapports du travail
Cette régulation comprend le droit du travail, la
négociation du travail et la politique de l’emploi. Un
trait commun justifie ces trois points : l’asymétrie
profonde entre salariat et patronat. A cet égard trois
périodes peuvent être dégagées : avant la Première
guerre mondiale, l’entre-deux-guerres et l’après
Seconde-guerre-mondiale.
x
La période d’avant la Première guerre
mondiale
4
Prenons quelques exemples liés au travail. La loi du 6
décembre 1876 interdit aux enfants de moins de 12
ans révolus de travailler dans des usines/ateliers, sauf
dans le cadre familial. La loi du 20 juin 1869 crée un
5
service des mines. La loi du 20 avril 1881 introduit
l’enseignement primaire obligatoire de six à douze ans
(mais pas encore la gratuité). En 1912 l’obligation
scolaire est portée à sept ans.
3
4
Barèmes valables à partir du 01.10.2013.
Cette loi est complétée par l’arrêté grand-ducal du 24 août 1876.
5
Il s’agit en fait de trois lois : loi du 20 avril 1881 sur
l’organisation de l’enseignement primaire, loi du 20 avril 1881
concernant l’enseignement obligatoire et loi du 20 avril 1881 liée
aux traitements (et frais) des inspecteurs d’école.
129
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Voilà des exemples de mesures en faveur du monde du
travail. La bourgeoisie/patronat reste sceptique vis-à1
vis de ces dispositions. Ecoutons Alexis Brasseur :
« Quant aux salaires, …, ils sont souvent mal utilisés
par l’ouvrier ». Et encore du même auteur : « La classe
ouvrière, rendue à la liberté depuis un siècle, n’a su ni
prévoir, ni calculer ». La liberté dont parle Braseur est
celle du Code civil de 1804, qui laisse l’ouvrier
désemparé vis-à-vis du patron. Toutefois Brasseur
approuve la loi de 1881, car « un enfant qui, au sortir
de l’école primaire, devient à son tour ouvrier, entre
dans la vie pratique, moralement et intellectuellement
formé ; son intelligence est cultivée, on lui a inculqué
en outre des principes de religion et de morale ». Dans
cette perspective l’instruction/éducation des jeunes
génère des avantages au bénéfice du patronat.
A l’époque on est face à un Etat libéral, qui « repose
en fin de compte sur l’affirmation de la primauté de
2
l’individu dans l’organisation sociale et politique ». Le
libéralisme est lié à l’individualisme, ce qui se fait aux
dépens des salariés (par exemple responsabilité selon
le code civil).
x
La période de l’entre-deux-guerres
C’est l’époque du grand chambardement de la société
luxembourgeoise. Retenons trois mesures-phare dans
le champ social.
La journée de travail de huit heures est introduite en
1919. Son but visé à l’époque est en fait un essai
d’apaiser les tensions dans le monde du travail, mais
c’est aussi et surtout une percée sociale de taille.
Les syndicats sont pleinement acceptés et entrent
dans les entreprises. Les entraves au syndicalisme
disparaissent. Ainsi, le fameux article 311 du Code
pénal est abrogé en 1936.
Les contrats collectifs apparaissent en 1936 pour les
ouvriers et l’année suivante pour les employés. On
peut parler de l’intégration du monde salarial dans la
société luxembourgeoise.
L’introduction des lois sociales de 1901, 1902 et 1911
est souvent qualifiée de révolution sociale. Alors,
l’entre-deux-guerres est la seconde révolution sociale.
Une nouvelle société émerge.
x
La période de l’après-guerre
L’ère du fordisme est à la fois le temps de la
production et le temps du social. La production de
masse est intimement liée à l’augmentation de la
productivité, le social repart après la Seconde guerre
mondiale à partir de la seconde révolution sociale et
peut s’étendre considérablement.
Cette extension est triple. D’abord, la protection
sociale « traditionnelle », appuyée sur le travail, c’està-dire financée conjointement par le salariat et le
patronat. Puis la protection sociale non financée par
les entreprises. Enfin, une protection sociale liée à la
solidarité nationale.
La première protection sociale est en fait une
amélioration sensible de ce qui a été élaboré au cours
de l’entre-deux-guerres, par exemple dans le domaine
médical. La deuxième protection sociale n’est plus
financée par le patronat. Ainsi, l’assurance
dépendance (obligatoire) est financée par les
contributions prélevées sur les revenus professionnels,
les revenus de remplacement et les revenus du
patrimoine des personnes assurées (à l’exclusion des
entreprises), une contribution annuelle de l’Etat et une
redevance du secteur de l’énergie. Enfin, la protection
liée à la solidarité nationale a pris une ampleur
considérable au cours de l’ère fordiste ; par exemple,
revenu minimum garanti, l’allocation de vie chère, le
forfait d’éducation (la fameuse « Mammerent »), les
prestations familiales.
Le Luxembourg a un système de sécurité sociale
performant couvrant la presque totalité des habitants.
Notre système de sécurité sociale se fonde sur une
gestion tripartite, voire quadripartite, avec un rôle
déterminant revenant à l’Etat en matière de
financement, de gestion et d’organisation.
1
A. Brasseur (1833-1906), avocat, député de 1866 à 1899, est
chef de file des libéraux. Son fils Robert prend la relève comme
député (1899-1925) et chef de file des libéraux. Les citations
d’Alexis Brasseur proviennent d’un exposé repris par Ed. Metz et
Ch. Gemen, La situation de l’industrie et du commerce,
Luxembourg (statistiques historiques), 1889, p. 101 et suivantes.
2
Jacques Chevallier (professeur à l’université Panthéon-Assas),
e
L’Etat, Paris, 2011 (2 éd.), p. 65.
130
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4.1.1.3 Les services publics
« Les services publics sont des activités d’intérêt
général, considérés comme indispensables à la
cohésion sociale, dont les pouvoirs publics assurent la
mise en œuvre. Ils répondent à des besoins sociaux
1
non satisfaits par le marché ».
Un service public peut être rendu soit par une
administration publique, soit par le secteur privé.
Celui-ci intervient par exemple dans le domaine des
soins (médecine, pharmacie) et de l’éducation
(crèches, écoles privées). On voit qu’un service public
peut être rendu par le secteur privé.
Trois aspects apparaissent : les délimitations de l’Etat,
ses fonctions, la négociation collective.
x
Délimitations de l’Etat
La principale limite de l’Etat répond à la question
suivante : qu’est-ce qui relève du public, qu’est-ce qui
relève du privé ? En d’autres mots ; il faut distinguer
ce qui revient à l’Etat et ce qui revient au privé. Les
contours de l’un et de l’autre sont du domaine
politique.
Les dernières décennies l’Europe et avec elle le
Luxembourg s’est acheminée vers le néolibéralisme où
prévaut le marché. En d’autres termes voilà une vision
2
qui porte « un modèle global de rationalité », qui
place la concurrence au centre des activités
économiques.
Dans ce cadre d’idées le marché est la règle générale,
l’intervention de l’Etat est l’exception, c’est-à-dire
cette intervention doit être continuellement
questionnée. En d’autres termes, la protection sociale
a une importance réelle, mais elle ne doit pas troubler
le bon fonctionnement du marché.
x
Fonctions de l’Etat
Dès l’indépendance le Luxembourg établit une
administration spécifique, c’est bien connu. Il s’agit
d’un Etat-gendarme qui est proche du « laisser-faire
économique » : cet Etat est réticent à intervenir dans
la vie économique. A l’instar des pays voisins le
Luxembourg évolue dans la trajectoire économique
e
libérale, malgré les lois sociales du début du 20 siècle.
Une particularité apparaît : la souveraineté du
Luxembourg reste limitée dans le sens que le
Luxembourg n’est pas maître de son pouvoir
monétaire ni de ses compétences en matière
douanière. Curieusement l’introduction de l’euro
« augmente » son pouvoir monétaire : Le Luxembourg
est doté d’une banque centrale et devient – toutes
proportions gardées – un Etat à l’égal des autres Etats
de la zone euro, au moins sur le plan juridique.
La période de l’entre-deux-guerres marque le passage
3
(difficile) de l’Etat vers l’Etat social . Décidément, cette
époque est, à bien des égards, le temps des
bouleversements. Pour la première fois au Luxembourg
l’inégalité flagrante entre salariés et employeurs est
combattue : il faut protéger le premier groupe vis-àvis du second groupe.
Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg entre de
pleins pieds dans l’Etat social. Celui-ci se caractérise –
en résumé – par sa politique sociale en général et par
sa politique de redistribution en particulier. Dans ce
contexte la baisse des taux d’imposition sur les
revenus peut être assimilée à un recul de la politique
de redistribution.
Une remarque s’impose : l’Etat social est productif,
contrairement à ce que l’on prétend souvent. « Ils (les
services publics) le sont en termes de valeur d’usage,
soit l’utilité de l’enseignement, de la santé, de la
sécurité, etc., mais ils le sont aussi de richesse
4
monétaire, de valeurs monétaires ». L’Etat social
contribue à la formation du PIB.
x
Négociations collectives
Depuis 1936 le Luxembourg est entré dans la logique
des négociations collectives. Interviennent les
syndicats et le patronat ; s’y ajoute l’Etat qui en fixe le
cadre général. Selon l’article 2 de la loi sa finalité
générale consiste « à prévenir et à aplanir les conflits
collectifs de travail qui n’ont pas autrement abouti à
une conciliation ». Ecoutons l’article 3 de la loi :
« Lorsqu’il se produit un conflit d’ordre collectif ayant
trait aux conditions du travail dans une ou plusieurs
entreprises, il est porté, avant tout arrêt ou cessation
de travail, devant le Conseil National du Travail par la
partie qui a des réclamations à faire valoir ». Et
3
1
A. Beitone, A. Cazorla, C. Dollo et A.-M. Drai, Dictionnaire des
e
sciences économiques, Paris, 2007, 2 édition, p. 435-436.
2
Christophe Ramaux, 2012, op. cit. p. 28.
Cahier économique 119
Pour une information rapide sur l’Etat social voir par exemple :
Pierre Rosanvallon, Etat-Providence, in : Sylvie Mesure et Patrick
Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, op. cit. p. 393395.
4
Christophe Ramaux, op. cit. p. 34.
131
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
encore : « Le Conseil National peut, à défaut des
parties de le faire, se saisir de tout différend d’ordre
collectif qui lui est signalé ».
perspective de croissance économique faible et dans
un contexte d’ajustements budgétaires réduisant la
magnanimité redistributive de l’Etat ».
Cette construction a une double rationalité
contractuelle (domaine privé), car elle rapproche
syndicats et organisations patronales et
institutionnelles (domaine public), dans le sens de
l’intervention de la loi de 1936.
Enfin, retenons quelques indications statistiques.
Soulignons quelques écarts notables : « 10% des
personnes en emploi sont en situation de risque de
pauvreté en 2012, contre 52% des personnes au
chômage et 19% des personnes inactives (autres que
retraitées) ». Entre 1996 et 2012 le coefficient de Gini
passe de 0,25 à 0,28, témoignant d’une aggravation
des inégalités.
Les caisses de maladies sont régies par salariat et
patronat ensemble ; la logique des contrats collectifs
peut être rapprochée de cette configuration.
***
4.1.1.4 Les politiques économiques
Terminons par quelques remarques.
Les politiques économiques comprennent une palette
1
variée : la politique des revenus, les politiques
budgétaire, fiscale, monétaire, commerciale et
industrielle.
Toutes ces politiques économiques ont un impact sur
l’Etat social. Ainsi, les politiques fiscale et budgétaire
ont un effet redistributeur avéré. La politique de
l’emploi (cf. chômage) est une composante forte du
quatrième pilier de l’Etat social. L’Etat intervient
encore par le canal de nombreuses réglementations
dans les secteurs économiques, dont l’effet se
répercute sur l’Etat social.
2
Retenons quelques mots rapides sur la pauvreté .
D’ores et déjà deux facettes se dégagent :
* Les quatre piliers ne sont pas indépendants, au
contraire, ils sont irrémédiablement imbriqués les uns
dans les autres. Ils forment un ensemble doté d’une
logique interne, fortifiée par la crise économique.
3
***
* Si cette conception de l’Etat social est large, c’est
qu’il a non seulement une fonction redistributrice,
mais qu’il intervient aussi dans la création de
richesses. Le PIB est le cumul de richesses produites
par le secteur privé (entreprises) et par l’Etat social.
Par ailleurs l’Etat social ne se limite pas à la seule
protection sociale.
la persistance de la crise économique fait
augmenter la pauvreté,
le Luxembourg reste dans une position
favorable à l’intérieur de l’Union.
* Ecoutons C. Ramaux : « La singularité de l’Etat
social, à l’inverse des initiatives privées, est de mettre
en jeu l’intervention publique et, partant, un certain
rapport à la loi et aux obligations qu’elle crée ».
* La théorie de la régulation (cf. 2.4) met en évidence
cinq formes institutionnelles. L’Etat, et partant l’Etat
social, est une forme institutionnelle majeure de cette
théorie.
4
Le directeur du STATEC a bien résumé la situation :
« La tendance inégalitaire a de nouveau repris son
cours, même si jusqu’ici, le degré d’inégalité et de
risque de pauvreté restent inférieurs à la moyenne
européenne ». Dans ce contexte la question clé se
pose ; écoutons de nouveau le directeur du STATEC :
« Une question fondamentale est de savoir quel est le
degré d’inégalité matérielle que la société
luxembourgeoise est prête à accepter, dans une
* Selon le philosophe/sociologue Nicos Poulantzas un
Etat est dit « libéral » s’il est au « stade du capitalisme
concurrentiel ».
1
Christophe Ramaux, op. cit. p. 34 et suivantes.
Toutes les données et citations proviennent de : Rapport travail
et cohésion sociale, cahier économique n° 116, Luxembourg
(STATEC), 2013.
2
132
3
Ibid. p. 22.
4
Nicos Poulantzas (université Paris, VIII), L’Etat, le Pouvoir, le
socialisme, Paris, 2013 (1978), p. 237.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social
Présentons de manière stylisée l’Etat en quelques
1
points , qui sont interdépendants.
x
x
x
x
x
La souveraineté est un critère central du droit
public (classique). Cette souveraineté est en
relation avec un territoire et une population.
Retenons d’emblée que l’Etat a toujours un
but spécifique : l’ordre public. Entre Etat et
population s’est établi un lien de protection.
L’autorité de l’Etat est liée à sa légitimité,
laquelle est attachée à l’élection des
responsables politiques.
L’Etat est aussi et surtout un Etat de droit.
L’organisation de l’Etat s’appuie sur des lois,
dont la première est la loi constitutionnelle.
L’Etat a des moyens spécifiques : moyens
humains (la fonction publique), moyens
matériels (domaine public), moyens financiers
(finances publiques).
Alors que l’origine de l’Etat social remonte au début
e
du 20 siècle, il n’existe, à vrai dire, pas de théorisation
de cet Etat social, à l’image du marché, lequel fait
l’objet de nombreuses études théoriques, qui justifient
le marché. A cet égard au moins quatre théories ont
surgi : théorie classique (cf. 3.1.1.), théorie
néoclassique (cf. 3.1.2.), théorie hayekienne (3.1.3.) et
2
théorie ordolibérale (cf. 3.1.4.). Seul François Ewald a
réussi un travail de théorisation de la protection
sociale (surtout le premier pilier, mais il néglige
complètement le quatrième pilier).
Comment expliquer cette absence de théorisation de
l’Etat social. La raison profonde remonte à Karl Marx,
pour qui l’Etat est complètement instrumentalisé par
3
la bourgeoisie. Selon Marx : « … la bourgeoisie depuis
l’établissement de la grande industrie et du marché
mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté
politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne.
Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère
les affaires communes de la classe bourgeoise tout
entière ». Notons le texte en allemand : « …
erkämpfte sie (die Bourgeoisie) sich endlich seit der
Herstellung der groȕen Industrie und des Weltmarktes
1
Michel Guénaire, Le retour des Etats, Paris, 2013, p. 157 et
suivantes.
2
François Ewald, L’Etat providence, Paris, nouveau tirage 2006
(1986), 608 pages.
3
Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, 1962, p. 21.
Présentation de Robert Mandrou et le texte en allemand : Karl
Marx . Auswahl und Einleitung von Franz Borkenau, Frankfurt am
Main, 1971 (1956), p. 100.
Cahier économique 119
im modernen Repräsentativstaat die ausschlieȕliche
politische Herrschaft. Die moderne Staatsgewalt ist
nur ein Ausschuȕ, der die gemeinschaftlichen
Geschäfte der ganzen Bourgeoisieklasse verwaltet ».
L’expression affaires communes suggère une
bourgeoisie hétérogène, ce qui est effectivement le
cas. Ainsi, il y a bourgeoisie d’affaires (ou marchande),
bourgeoisie financière, bourgeoisie locale, bourgeoisie
politique, bourgeoisie industrielle (bourgeoisie
sidérurgique, bourgeoisie textile, etc.).
La théorie keynésienne préconise l’intervention
publique dans la vie économique. Ainsi, l’approche
keynésienne recommande – entre autres – de soutenir
l’investissement dans le secteur privé. Cette
intervention est justifiée par l’imperfection du marché.
Voilà la thèse marxiste plutôt confirmée.
L’approche marxiste moderne reste fidèle à cette
analyse. Ainsi, selon le professeur
4
(philosophe/sociologue) Nicos Poulantzas (19361979) l’Etat reste toujours un Etat de classes.
Quelle est la situation au Luxembourg ? La thèse
marxiste, approfondie par N. Poulantzas, semble
e
confirmée, au moins au 19 siècle, jusqu’à la Première
guerre mondiale. Toutefois, l’hétérogénéité de notre
bourgeoisie n’est pas aussi prononcée que dans les
pays voisins. De par les dimensions réduites du pays et
par un certain manque de spécialisation, notre
bourgeoisie (par exemple une famille bourgeoise –
sous l’influence de la parenté – est engagée à la fois
en politique et dans l’industrie) est plus homogène
que dans les pays voisins.
Au Luxembourg la bourgeoisie est alors maîtresse de
l’Etat, mais celui-ci ne se réduit pas à cela. En d’autres
mots, il garde une certaine autonomie et ceci pour
deux raisons, selon N. Poulantzas. D’abord, la classe
dominante n’est pas homogène. Ensuite, la division du
travail, fondement du capitalisme, s’étend aussi à la
classe dominante. Ces deux raisons ont moins joué au
Luxembourg. La relative homogénéité de notre
bourgeoisie, en relation avec la petite dimension du
pays, explique – au moins partiellement – sa
longévité, sa position incontestée, son règne
« absolu », sa résistance dans l’entre-deux-guerres aux
changements de la société.
***
4
N. Poulantzas, 2013, op. cit. 387 pages.
133
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Le sociologue Gøsta Esping-Andersen , parle de
« l’inadéquation des modèles théoriques existants ».
Pour lui « seule la recherche empirique comparée peut
traduire de manière adéquate les propriétés
fondamentales des catégories d’Etats-providence ».
4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale
Prélèvements obligatoires et protection sociale sont
liés. Prenons deux exemples extrêmes. Dans les pays
du Nord de l’Europe ces prélèvements se situent aux
environs de 45% à 50% et même plus. A ce niveau
élevé de prélèvements correspond une sécurité sociale
performante et bien organisée. En Roumanie et en
Bulgarie la situation est inversée : prélèvements
obligatoires peu élevés et protection sociale minime.
2
En d’autres mots, chaque société doit faire un choix :
Mettre en commun une grande partie des richesses
produites au cours d’une année sous forme de
prélèvements divers (impôts, taxes, cotisations, …).
Deux problèmes interdépendants sont au centre des
préoccupations.
Se pose la question des dépenses publiques en
relation avec la protection sociale, les
infrastructures, l’enseignement, la place des
dépenses publiques. Une telle masse de
prélèvements est évidemment questionnée en
permanence, à juste titre d’ailleurs.
Nous sommes là au cœur de la démocratie :
c’est à la population de faire les choix liés à la
dépense publique. En fait, le peuple se
contente de participer aux élections
législatives d’où doit sortir un gouvernement,
sans qu’il soit réellement question des choix
fondamentaux à arbitrer.
Avec les « reaganomics » c’est la course à la baisse des
impôts qui a commencé. C’est un chemin qui n’est pas
sans danger : la protection sociale peut en souffrir,
par exemple fuite dans l’endettement pour financer la
sécurité sociale, mise en danger des classes moyennes.
Imposer de moins en moins les riches, est aux
antipodes d’une politique sociale. Avec le niveau de
fiscalité qui est le nôtre, le Luxembourg doit garder sa
1
Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’Etat-providence –
Essai sur le capitalisme moderne, Paris, 2e éd. 2e tirage, 2009
(1999), p. 17.
2
Interview avec Thomas Piketty dans Alternatives Economiques, n°
336, juin 2014, p. 63-68.
134
protection sociale, tout en évitant les abus et la
bureaucratisation. Ce n’est pas une mince affaire.
4.1.4 Conclusion
Une première conclusion qu’on tire est bien concise :
pour sauver l’Etat social il importe de sortir du
marxisme et du néolibéralisme, le paradigme
dominant en économie.
e
Revenons à la protection sociale au début du 20
siècle : entre protection sociale et salarié il y a un
lien ; le travail est au cœur du système. S’y ajoute, et
c’est essentiel, le principe de l’assurance. Dans
l’optique de l’assurance privée la prime doit
correspondre au risque et il n’y a pas de transfert. Les
assurances sociales, par contre, procèdent à une
répartition active liée à la distribution politique de la
richesse créée. En effet, le principe de l’obligation
intervient : la loi confère « à l’assujetti un droit
3
auquel il ne contribue que pour une part ».
Le néolibéralisme expose à un danger : « L’Etat social
(…) tend à être réduit au rang de simple soutien à
4
l’accumulation du capital ».
Le marché est une pièce-maîtresse de notre système
économique, mais en fait il n’est pas capable d’assurer
le plein emploi, de réduire les inégalités, de relever les
défis écologiques, etc. L’intervention publique est
nécessaire. En d’autres mots l’équilibre ne peut être
rétabli que si marché et Etat social sont assurés
ensemble.
Le temps de la guerre froide a été favorable à
l’extension de l’Etat social. Depuis l’effondrement des
régimes soviétiques dans l’Europe de l’est, c’est plutôt
l’inverse qui se produit, sous l’impact du
néolibéralisme.
Le marché est lié à une logique contractuelle (codes
civil et de commerce), l’Etat social relève d’une
logique institutionnelle (chambres professionnelles,
Conseil économique et social, tripartite).
La construction de l’Etat social a exigé des
dispositions législatives et réglementaires tantôt dans
la fiscalité, tantôt dans la sécurité sociale. Parfois on a
transposé une disposition de l’une à l’autre. S’y ajoute
le fait d’empiler les lois/règlements sociaux les uns sur
3
4
François Ewald, L’Etat providence, op. cit. p. 343.
Christophe Ramaux, op. cit. p. 204.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
les autres sans trop questionner leur logique interne.
Les conséquences sont graves. Incohérences dans les
lois sociales et fiscales ; bureaucratisation excessive,
trop lourde à porter par un petit pays.
Revenons à la période de l’entre-deux-guerres. Au
Luxembourg la production de masse existe déjà quant
aux produits sidérurgiques, mais bien moins en ce qui
concerne ceux de la consommation des ménages. Les
fruits de la production industrielle ne se répercutent
guère sur l’ensemble de la population. Les institutions
pour assurer une distribution des gains de productivité
dans le sens de la consommation se mettent
lentement en place. Ce sera le cas avec l’apparition de
l’Etat social, mais seulement après la guerre.
4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du
pays
x
La hiérarchie des sexes
La femme mariée est considérée comme mineure, le
3
mari est chef de ménage. Ecoutons Portalis :
« L’autorité maritale est fondée sur la nécessité de
donner, dans une société de deux individus, la voix
pondérative à l’un des associés, et sur la prééminence
du sexe auquel cet avantage est attribué ». La
dépendance économique de la femme mariée envers
son mari est complète (cf. ancien article 217 du Code
civil).
x
La maternité des femmes
La « véritable vocation » des femmes serait la
maternité et l’éducation des enfants. Dans ce contexte
les jeunes filles ne font pas d’études, sauf dans le
domaine ménager.
x
L’indissolubilité du ménage
1
Jacques Le Goff vient encore de souligner le rôle
décisif joué par les villes dans l’évolution des sociétés.
« … la ville offre deux choses nécessaires à la
création : le nombre et la proximité ». Et encore, du
même auteur : « La ville est devenue plus que jamais
un centre de production et a ainsi achevé de posséder
tous les atouts qui lui ont permis d’être un moteur ».
Les villes ont toujours été des lieus d’échanges et de
dialogues.
Comme pour le cahier économique précédent (n°
113 : page 132 et suivantes) nous présentons
quelques mots sur la Ville de Luxembourg. A cet effet,
dégageons trois points.
4.2.1 Changements sociétaux
La société traditionnelle remonte au temps du Code
civil de 1804. La Révolution française supprime les
organisations intermédiaires entre Etat et population,
parce que cela rappelle par trop l’Ancien régime. Reste
la famille, cellule fondamentale de la société. La
situation de cette famille « traditionnelle » (ou
2
« classique ») peut être abordée en trois points .
La contrepartie de la hiérarchie des sexes est une
certaine sécurité juridique de la femme mariée. En
France le divorce est apparu en 1792 et est abrogé en
1816 ; en 1884 il est réintroduit. A la fin du Régime
français le divorce n’est pas abrogé au Luxembourg.
Ce n’est pas un signe de modernité, mais plutôt
l’expression d’une certaine inertie. Malgré cette
possibilité, le divorce est rare au Luxembourg. Ainsi,
entre 1841 et 1890 le nombre total de divorces reste
limité à 35 unités.
La famille est alors marquée par le « patriarcat » et est
donc inégalitaire. Ce modèle de famille s’est
généralisé, dans le sens qu’il vaut autant dans le
milieu urbain que dans la campagne. Voilà qui assure
sa longévité car pleinement accepté par la population.
Retenons une particularité : le recensement de 1907
constate que 30% de la population active sont des
femmes. C’est que les femmes mariées ont largement
travaillé dans l’agriculture et dans le commerce.
Le modèle rigide de la famille change à partir de la
4
seconde moitié des années 1960. Quatre causes y ont
joué un rôle prépondérant.
3
1
J. Le Goff, dans une interview dans Le Monde du 23 janvier 2014,
supplément histoire & civilisation, .p. III. Le lecteur avisé est invité
à lire le magnifique ouvrage (bien documenté et richement
illustré) de cet éminent médiéviste : Pour l’amour des villes,
entretiens avec Jean Lebrun, Paris, 1997, 156 pages.
2
Pour des détails voir cahier économique n°108 du STATEC, op. cit.
p. 48-50 ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes.
Cahier économique 119
Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil,
préface de Michel Massenet, Paris, 1999, p. 32. Portalis, Bigot de
Préameneu, Tronchet, et Maleville ont élaboré le projet de Code
civil ; Portalis a été le rédacteur du projet. Pour des détails voir :
François Ewald, Naissance du Code civil, an VII-an XII 1800-1804,
Paris, 1989, 409 pages.
4
Pour des détails voir cahier économique n° 108, p. 61 et
suivantes et cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes.
135
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
x
La révolution contraceptive
La « pilule » se répand à partir du milieu des années
1960 : procréation et sexualité sont désormais
séparées. Une réelle révolution, car de nouvelles
perspectives s’ouvrent aux femmes.
e
Dans la bourgeoisie du Grand-Duché, depuis le 19
siècle, l’éducation des jeunes filles se déroule dans une
« atmosphère vertueuse » (chasteté, virginité,
1
abstention sexuelle). Josiane Weber parle de
« Erziehung zur Frömmigkeit und Innerlichkeit ». Et
encore : « Die Reinheit Marias und Unbeflecktheit der
Jungfrau wurden zum Symbol der Perfektion
hochstilisiert und zum Identifikationsmodell für
Mädchen, die Marias Qualitäten wie Unschuld,
Sanftmut und Güte zum Vorbild nehmen und
nachahmen sollten ». Ce comportement ne se limite
pas à la seule Bourgeoisie (cf. classes moyennes), ni au
e
19 siècle. Le régime capitaliste est parfois rendu
responsable de cette attitude. Il n’en est rien, paraît-il,
car avec l’apparition de moyens de contraception sûrs,
le « comportement vertueux » s’est rapidement
estompé.
x
La révolution de l’enseignement des jeunes
filles
A partir de 1968 l’enseignement secondaire devient le
même pour garçons et jeunes filles. Vers le début des
années 1980 le nombre de jeunes filles inscrites à
l’examen de fin d’études secondaires dépasse le
nombre de garçons. Ces jeunes filles continuent leurs
études et par la suite entrent dans une activité
rémunérée. L’autonomie financière mène à
l’autonomie sociale. La femme mariée, qui a un travail
rémunéré à l‘extérieur du ménage, est financièrement
indépendante vis-à-vis de son mari. La structure du
mari seul gagne-pain est en déclin. Voilà qui n’est pas
sans se répercuter sur la famille : le mariage est plus
facilement rompu, ce qui nous mène à la troisième
cause.
x
La réalisation de soi
2
La dépendance mutuelle des époux diminue ; c’est
l’avènement de la famille « individuelle » et
1
Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg, op. cit. p.
85.
2
Ulrich Beck, Risikogesellschaft auf dem Weg in eine andere
Moderne, Frankfurt am Main, 1986, p. 155 et suivantes. En langue
française : Ulrich Beck, La société du risque sur la voie d’une autre
modernité, Paris, 2008 (1986), p. 209 et suivantes. Traduit de
l’allemand par Laure Bernardi et préface de Bruno Latour.
136
relationnelle, qui mène à la démocratisation du lien
conjugal. Le mariage n’est plus la seule forme possible
du couple et le divorce augmente, c’est bien connu.
L’aspect individuel dans le couple occupe une
importance croissante.
Un questionnement lancinant surgit autour de la
« réalisation de soi » (« Selbstverwirklichung ») et de la
« quête de l’identité » (« Suche nach der eigenen
Identität »). Il faut « développer ses capacités
personnelles » (« Entwicklung der persönlichen
Fähigkeiten ») et « toujours être en mouvement » (« InBewegung-Bleiben »).
« Est-ce que je suis vraiment heureux ? Est-ce que je
me suis vraiment accompli ? » … etc. Cette expansion
fort ambivalente de la sphère privée, initiée par
l’industrie de la culture et du loisir, n’est pas
simplement une idéologie, elle correspond à un
processus bien réel et représente une opportunité
réelle de forger soi-même les conditions de sa propre
existence ».
Les changements dans la société proviennent du
milieu urbain, c’est-à-dire de la ville de Luxembourg.
La campagne est toujours traditionnelle et
conservatrice à la fin des années 1960 et au début des
années 1970. La Ville est le lieu de départ des
modifications dans la société luxembourgeoise. A titre
3
d’information retenons que les lois réformant la
famille datent de 1972 et 1974.
x
La séparation des couples
La montée des divorces et des unions libres a mené à
deux mouvements de sens contraire. Le lien conjugal
est incertain, car à reconstruire en continu ; le lien de
filiation est essentiel, car permanent. C’est ici que
4
surgit le problème des familles recomposées .
***
L’urbanisation est à l’origine d’un fait sociétal de
première importance : la montée des classes
moyennes. La croissance des villes (de Luxembourg et
d’Esch/Alzette) augmente le nombre des
consommateurs : vers la fin des années 1960 le
3
Chambre des Députés du Grand-Duché de Luxembourg, La loi du
12 décembre 1972 relative aux droits et devoirs des époux et la loi
du 4 février 1974 portant réforme des régimes matrimoniaux,
Documents et Débats parlementaires (sans date).
4
Catherine Bonvalet (démographe), Céline Clément (sociodémographe) et Jim Ogg (sociologue), Réinventer la famille –
L’histoire des baby-boomers, Paris, 2011, 373 pages.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Luxembourg bascule dans la société de
consommation.
***
1
Pour terminer donnons la parole à Claude Habib :
« L’égalité des sexes est devenue un signe identitaire
de l’Occident au même titre que les droits de l’homme,
la reconnaissance de l’homosexualité et la réprobation
de la peine de mort ».
4.2.2 Changements démographiques
L’attractivité des villes de Luxembourg et
d’Esch/Alzette se mesure en deux pourcentages : entre
1851 et 1900 la population de la capitale augmente
de 81,5%, entre 1900 et 1970 elle augmente de
92,9%. Les pourcentages d’augmentation de la ville
d’Esch/Alzette sont de 636,8% et de 151,3%. La
croissance de la ville d’Esch reflète évidemment
l’industrialisation ; la croissance de la capitale est liée
à celle du tertiaire.
Le tableau 4.1 indique, sur la longue période, la
population de la ville de Luxembourg et, à titre de
comparaison, celle d’Esch/Alzette et celle de
l’ensemble du pays. Les services de statistique ont
recalculé la population de la ville de Luxembourg
selon la configuration territoriale introduite en 1920
(incorporation dans la Ville des communes de Hamm,
Hollerich, Rollingergrund et Eich).
Cette présentation suggère une série tout à fait
continue, mais l’année 1920 constitue une véritable
cassure, tant dans l’optique population que dans
2
l’optique superficie. Le tableau numéro 4.2 fournit la
population et la superficie de la Ville et des quatre
communes incorporées, ainsi que la superficie de ces
communes.
Le traité de Londres du 11 mai 1867 déclare le
Luxembourg neutre et désarmé, ce qui implique le
départ de la garnison prussienne et le démantèlement
de la forteresse. Un verrou a sauté : extension et
développement plus équilibré sont possibles. Une
seconde rupture intervient en 1920 avec
l’incorporation : le tissu urbain est stabilisé et forme
un tout cohérent.
A titre d’information retenons quelques statistiques
liées à la ville de Luxembourg. Le nombre d’habitants
par kilomètre carré est de 770 en 1900, de 1 126 en
1935, de 1205 en 1947, de 1 392 en 1960, de 1 497
en 1966 et de 1 480 en 1970. Si la seule configuration
territoriale de 1900 est utilisée, la densité monte à
2
5 948 habitants par km .
En 1935 la part des naissances revenant à la Ville est
de 22,8% ; en 1975 le pourcentage est de 21,5%. En
d’autres mots, le comportement démographique de la
Ville et du pays sont proches l’un de l’autre.
3
Hervé Le Bras note « l’incertitude croissante sur les
limites des agglomérations ». Jusqu’au démantèlement
des fortifications la situation était clarifiée. Avec le
démantèlement à partir de 1867 le périmètre de la
ville de Luxembourg est plus difficile à définir
exhaustivement. En 1920 l’incorporation des quatre
communes dans la Ville fait coïncider ville
administrative et ville économique.
4
Ecoutons Robert Philippart : « Il fallait urbaniser ce
territoire, garantir à chaque quartier des services
identiques, à commencer par la canalisation, la
construction de trottoirs et d’infrastructures sportives,
l’électrification, l’ouverture de nouvelles écoles, le
raccordement aux tramways et au réseau des autobus.
Pendant 20 ans le bourgmestre Gaston Diderich
surveillait la réalisation de ce programme ».
La population de la Ville-Haute est de 9 200 habitants
en 1922 ; en 1900 elle a été de 9 828 habitants. La
baisse de population de cette partie de la Ville
correspond à la tertiarisation de l’époque : extension
de l’Administration, en relation avec les mesures
sociales.
3
1
Claude Habib (professeur de l’université Sorbonne nouvelle), Le
goût de la vie commune, Paris, 2014, p. 136.
2
Résultats du recensement de la population du 1er décembre 1922
et chiffres de la population de résidence habituelle, Luxembourg,
1923, fasc. 46, p. 2-3 et p. 58-59.
Cahier économique 119
Hervé Le Bras, La ville des démographes, in : Thierry Paquot,
Michel Lussault et Sophie Body-Gendrot (dir.), La ville et l’urbain –
L’état des savoirs, Paris, 2000, p. 68.
4
Robert Philippart, La Ville de Luxembourg – D’une capitale
provinciale à une capitale européenne, in : Emile Haag, Une
réussite originale LE LUXEMBOURG au fil des siècles, Luxembourg,
2011, p. 529-532. Voir aussi Robert Philippart, La Ville de
Luxembourg – De la ville forteresse à la ville ouverte entre 1867 et
1920, in : Emile Haag, 2011, op. cit. p. 331-343.
137
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays
Population
Ville de Luxbg
Ville d’Esch/A.
du pays
1821
1851
1871
1880
1890
1900
1910
1922
1930
15 091
810
134 082
21 754
1 489
194 719
26 303
3 946
204 028
30 205
5 082
210 507
32 767
6 855
211 481
39 488
10 971
236 125
45 169
16 461
259 027
46 530
20 437
261 643
53 837
29 429
299 782
Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays (suite)
Population
Ville de Luxbg
Ville d’Esch/A.
du pays
1935
1947
1960
1966
1970
1981
1991
2001
2011
57 822
27 517
296 913
61 996
26 851
290 992
71 653
27 954
314 889
77 055
27 921
334 790
76 159
27 574
339 841
78 912
25 144
364 802
75 833
24 018
384 634
76 688
27 146
439 539
95 058
30 125
512 353
Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922
Population
Superficie
Ancien territoire
Eich
Hamm
Hollerich
Rollingergrund
total
20 816
7 084
1 180
16 002
2 477
47 559
2
2
2
2
2
51,29 km2
3,56 km
13,27 km
4.2.3 Changements économiques
Apprécions le poids relatif des villes de Luxembourg et
d’Esch/Alzette à deux moments différents, en 1973
(juste avant la crise sidérurgique) et en 1986 (vers la
1
fin de la crise sidérurgique) .
La valeur de la production, au cours de cette période,
augmente de 137% pour l’ensemble du pays, face à
une hausse de 125% pour la ville de Luxembourg et
de 84% pour la ville d’Esch. La moindre performance
de la ville d’Esch est évidemment liée à la crise
économique. D’ailleurs, sa part dans l’ensemble de la
valeur de la production baisse de 42% à 33%,
toujours au cours de la période 1973 à 1986.
2
Des changements notables sont intervenus entre
1981 et 2001 ; résumons en trois points.
x
Le rayonnement de la ville de Luxembourg se
fait surtout aux dépens du Bassin minier. La Ville est
même « victime » de son succès. Le périmètre de la
Ville est devenu trop étroit ; 8 000 travailleurs
résidant dans la Ville travaillent en dehors d’elle. C’est
le troisième « verrou » qui a sauté (après le premier :
1
Selon les Recueil de statistiques par commune, de 1977 et de
1986.
5,80 km
20,92 km
7,74 km
démantèlement de la forteresse) et le deuxième
(incorporation dans la Ville en 1920). Après le déclin
sidérurgique, c’est la tertiarisation galopante du pays.
Le travail dans la Ville déborde sur les communes des
alentours. Peut-être peut-on penser à une nouvelle
incorporation dans la Ville, par exemple du Howald et
de Strassen, qui forment un tissu continu avec le
territoire de la Ville.
x
La « région Nordstad » comprend 15
communes et le « noyau Nordstad » est composé de
cinq communes (Diekirch, Erpeldange, Ettelbruck,
Bettendorf et Schieren). Son influence rayonne vers
l’ensemble du nord du pays. Mais l’influence de la ville
de Luxembourg empêche la Nordstad de s’étendre vers
le sud. La Nordstad est la destination de travailleurs
venant du nord du pays. Ainsi, le nombre de
communes, dont entre 20% et 40% des actifs
travaillent dans la Nordstad, passe de 8 à 14.
x
Le Bassin minier a vu son influence réduite, en
liaison avec le déclin de la sidérurgie, c’est bien connu.
S’y ajoute la concurrence de la capitale qui attire en
permanence de la main-d’œuvre du sud pays. « Entre
1981 et 2001, la zone d’influence a fondu. 34
communes voyaient au moins 5% de leurs travailleurs
partir dans le Bassin Minier en 1981, elles ne sont plus
3
que 25 en 2001 ». L’installation de l’Université du
2
Fernand Fehlen (dir.), La société luxembourgeoise à travers le
recensement de 2001, Luxembourg, 2003, p. 99 et suivantes.
138
3
F. Fehlen (dir.), 2003, op. cit. p. 105.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Luxembourg (avec son campus) dans le sud du pays
peut être l’occasion, à l’avenir, d’une nouvelle
attractivité pour le Bassin minier.
4.3 Le Luxembourg et l’Europe
4.3.1 Origine de l’Europe
***
3
A partir du milieu des années 1970 la structure
économique du Luxembourg est modifiée : recul de la
sidérurgie et émergence du secteur financier.
1
Retenons quelques informations statistiques à ce
sujet. La part de la sidérurgie dans le PIB est d’environ
30% en 1960, de 12% en 1980 et atteint à peine 2%
en 2011. La valeur ajoutée générée par le secteur
financier est de 1,4% en 1960, de 22% en 1995 et de
28,3% en 2010.
L’empire de Charlemagne « qui comprenait la Gaule,
une partie de la Germanie, l’Italie du Nord et du
Centre, débordait légèrement sur l’Espagne au sud des
Pyrénées, et sur quelques régions d’Europe centrale
comme la Bavière et la Carinthie ». A l’est la frontière
correspond à l’Elbe, comme du temps de l’ancien
« rideau de fer ». La configuration de cette Europe
correspond grosso modo à l’Europe des Six. Quelques
4
caractéristiques de cette époque sont placées en
relation avec cette Europe des Six.
Retenons encore le nombre d’entreprises par secteur
économique. En 1958 les services représentent 62%
du nombre total des entreprises, 11% reviennent au
bâtiment et 27% à l’industrie. En 2011 les services
font 87% du nombre total des entreprises, le bâtiment
fait 10% et l’industrie 3%.
•
Voilà résumés à l’extrême les changements structurels
de l’économie luxembourgeoise entre 1958 et 2010.
Cette transformation se fait aux dépens du Bassin
minier et au bénéfice de la capitale. La part dans la
valeur ajoutée des services immobiliers, de location et
aux entreprises passe de 17,2% en 1995 à 22,5% en
2010.
•
•
La concentration de services dans la ville de
Luxembourg est telle que celle-ci ne peut pas absorber
cette masse de services. Le « trop-plein » est résorbé
2
par la « première couronne » de la Ville ; ce sont les
dix communes suivantes : Walferdange, Steinsel,
Niederanven, Sandweiler, Hesperange, Roeser,
Leudelange, Bertrange, Strassen et Kopstal. Prenons
un exemple concret : les deux grandes compagnies
luxembourgeoises d’assurance La Luxembourgeoise
(Lalux) et le Foyer ont déplacé leur siège de la Ville
vers Leudelange.
•
Le droit a un aspect ethnique prononcé : droit
des Francs, droit des Burgondes, droit des
Lombards, droit des Goths. Charlemagne a
prévu d’unifier ces différentes législations :
première tentative d’unification juridique
européenne. Dans ce sens elle a une
signification révolutionnaire.
Une certaine unification monastique est
apparue : « règle rénovée de saint Benoît par
tous les monastères du royaume franc ».
L’Europe des Six est en quête de sujets
unificateurs.
L’Europe féodale est rurale : terre et
agriculture sont au centre des préoccupations.
Dès le début de l’unification européenne les
problèmes agricoles prennent une place de
choix : politique agricole commune (PAC).
Le latin est la langue universitaire, ce qui
permet aux étudiants de passer facilement
d’une université à l’autre. Lisons Jacques Le
5
Goff : le latin « fonde l’unité linguistique de
e
e
l’Europe qui se poursuit au-delà des XII - XIII
siècles, époque où, dans les couches les plus
basses de la société et dans la vie
quotidienne, les langues vernaculaires (tel le
français) remplacent ce latin périmé ».
6
L’historien Serge Gruzinski parle de
3
1
Lucia Gargano, L’essor du secteur tertiaire, in : Guy Schuller
(coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de
variables, p. 106-110 ; dans le même volume : Robert Michaux, Le
secteur bancaire au Luxembourg, p. 111- 116 ; Laurent Pütz,
L’essor du secteur de l’assurance au Luxembourg, p. 117-122 ;
Simone Casali, L’industrie sidérurgique, p. 92-97.
2
F. Fehlen (dir.), 2003, op.cit. p. 99.
Cahier économique 119
Pierre Gerbet (professeur des universités, agrégé d’histoire), La
construction de l’Europe, Paris, 2007, 4e édition, p. 4. Le professeur
Michael Gehler donne une vue d’ensemble sur l’historique de
l’Europe : Europa – Von der Utopie zur Realität, Innsbruck-Wien,
2014, 423 pages.
4
Jacques Le Goff, L’Europe est-elle née au Moyen Age ? Paris,
2003, p.52, p. 73, p. 177, p. 258.
5
Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en
tranches ? Paris, 2014, p. 107-108.
6
Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde – Histoire d’une
mondialisation, Paris, 2004, p. 399.
139
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
« globalisation du latin ». On peut se
demander si l’anglais n’est pas en passe de
s’installer comme langue universitaire, et ceci
non seulement en Europe, mais à l’échelle
mondiale.
1
Le professeur Jacques Brasseul a bien résumé
la situation de cette Europe : « Un
morcellement en milliers de seigneuries,
principautés, évêchés et villes libres, où seule
l’Eglise apparaît comme un élément d’unité.
On parle alors de la Chrétienté pour désigner
le continent, expression relevant bien le seul
aspect politique unitaire qui la caractérise ».
Retenons un aspect négatif mis en évidence par J. Le
2
Goff : « … Charlemagne envisagea même, par
exemple, de donner des noms francs aux mois du
calendrier. Cet aspect est rarement mis en valeur par
les historiens. Il est important de le souligner, parce
que c’est le premier échec de toutes les tentatives de
construire une Europe dominée par un peuple ou un
empire. L’Europe de Charles Quint, celle de Napoléon,
et celle de Hitler, étaient en fait des anti-Europe, … ».
***
e
Au milieu du 19 siècle une vague d’idées libérales
s’apprête à déferler sur l’Europe. Le point de départ est
l’Angleterre ; des signes avant-coureurs se sont
manifestés ; par exemple entre 1846 et 1849 les corn
laws sont abrogées, en 1832 une réforme du système
électorale élargit le nombre d’électeurs urbains
favorables au libre-échange.
Trois facteurs ont largement favorisé le libre-échange.
•
•
David Ricardo a développé la théorie des
coûts comparatifs : chaque pays a intérêt à
produire ce pour quoi il est relativement le
3
plus apte . C’est un plaidoyer pour le libreéchange, donc pour la concurrence entre
pays.
L’Angleterre est dans une position de force :
premier pays industrialisé et en avance
technologique. Le libre-échange ne peut que
renforcer cette position économique
dominante.
1
Jacques Brasseul, Un monde meilleur ? Pour une nouvelle
approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 41.
2
Jacques Le Goff, 2003, op. cit. p. 47.
3
Pour une information rapide voir par exemple : Denis Clerc,
Comprendre les économistes, Paris, 2009, p. 99-101.
140
•
Au libéralisme économique s’associe le
libéralisme politique ; « Modernité et
démocratie : en ces domaines l’Angleterre
4
donne le la ».
La révolution industrielle en Angleterre a pris un
caractère normatif pour le reste de l’Europe. Le
symbole même du libéralisme économique sur le
continent est le traité de libre-échange entre la
France et l’Angleterre. Ce traité est usuellement
appelé traité Cobden/Chevalier du nom des deux
négociateurs. Richard Cobden (1804-1865) est un
industriel, engagé activement dans la lutte contre les
corn laws ; Michel Chevalier (1806-1879) est
professeur d’économie au Collège de France.
En 1892 la France revient au protectionnisme par le
canal des tarifs Méline, ministre de l’agriculture à
l’époque.
***
Le Congrès de Vienne (1815), en fait les cinq
puissances européennes (Grande-Bretagne, Autriche,
Russie, France, Prusse), redistribue les cartes en
Europe. La Confédération germanique (Deutscher
Bund), dominée par l’Autriche, prend la relève du Saint
Empire germanique (Heiliges römisches Reich
deutscher Nation) : 37 souverains indépendants et 4
5
villes libres . Ce morcellement politique a des
conséquences économiques : des barrières douanières
pèsent lourdement sur le développement économique.
La Prusse réussit à mettre sur pied un large espace
er
économique, le Zollverein, opérationnel depuis le 1
janvier 1834 et qui s’agrandit par la suite. A un espace
politique morcelé correspond un espace économique
unifié. A cet espace, qui a déjà fait ses preuves, le
Luxembourg adhère en 1842 : c’est le cadre
économique dans lequel l’industrialisation du GrandDuché se réalise. Relevons trois aspects particuliers.
•
A l’abri du Zollverein le Luxembourg effectue
son industrialisation, conformément à la théorie de
Friedrich List sur les industries naissantes. Cette
configuration est la conditio sine qua non de notre
industrialisation, confirmée a contrario par les années
1870 où le Luxembourg est submergé par une vague
4
Jean-Michel Gaillard et Antony Rowley, Histoire du continent
européen, Paris, 1998, p. 23.
5
Pour une information rapide voir par exemple : Der grosse Ploetz,
e
Die Daten-Enzyklopädie der Weltgeschichte, 32 éd. 1999, p. 703
et p. 841.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
libérale, avec à la clé un recul de la production
sidérurgique (concurrence anglaise). En d’autres mots
le Luxembourg reste exposé à la politique économique
du Zollverein sur lequel il n’a pas d’influence. Le petit
partenaire doit impérativement s’adapter au grand
partenaire et céder des droits souverains. La
Confédération germanique, issue de la réorganisation
de l’Europe en 1815, a un caractère nettement
réactionnaire, de par le principe monarchique. Le
Zollverein, par contre, est considéré comme moderne,
plus « progressiste ». Le Luxembourg est membre des
deux organisations et donc exposé aux pressions des
deux : les menées réactionnaires de la Confédération
germanique et l’autoritarisme prussien exercé à
travers le Zollverein.
•
L’industrialisation du Luxembourg est sauvée
par un retour au protectionnisme à la fin des années
1870, c’est bien connu. Deux groupes de pression ont
agi dans le nouveau Reich : à l’est les « Junker » gros
propriétaires terriens, subissent la concurrence du blé
américain. A l’ouest la sidérurgie craint la concurrence
anglaise. Les effets conjugués des deux groupes de
pression ont mené au protectionnisme, qui génère des
recettes douanières au profit du Reich.
•
Depuis l’indépendance le Luxembourg est
confronté à sa première économie-monde (au sens de
F. Braudel et I. Wallerstein), centrée sur l’Europe. Le
Zollverein pratique une politique économique
différenciée. Ainsi, il préconise le libre-échange, mais
dans sa politique du textile et en matière de produits
sidérurgiques il fait du protectionnisme. Le
Luxembourg vit cette économie-monde par le canal
du Zollverein.
1
•
L:’économiste Guy Schuller a bien formulé
une constante de l’économie luxembourgeoise : « A
aucun moment de son histoire, le Luxembourg n’a
formé un territoire douanier propre ».
***
Ecoutons brièvement le professeur (émérite) Jean2
Mattéi sur l’identité de l’Europe : « L’identité de
l’Europe tient bien à la durée du mouvement qui
l’anime et qui s’inscrit dans ce que Braudel nommait
la continuité des civilisations ». Et encore du même
e
auteur : « Les historiens font remonter au XIV siècle
l’usage politique du mot ‘Europe’ qui va remplacer le
terme religieux de ‘chrétienté’ ».
4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe
A la fin de la Seconde guerre mondiale l’Europe est
ravagée et désorganisée, sans parler de la débâcle
morale (cf. Auschwitz). C’est aussi le temps de
l’effondrement de l’Europe en tant que puissance
mondiale ; deux nouvelles puissances mondiales ont
surgi : l’URSS et les Etats-Unis. Avant même la fin de
la guerre ceux-ci ont réorganisé le système monétaire
international à leur profit à Bretton Woods.
Dans ce contexte se développe l’idée d’une unification
de l’Europe ; l’idée n’est pas nouvelle. Dans les années
3
1930 Aristide Briand (1862-1932) et Richard
4
Coudenhove-Kalergi (1894-1972) ont agi dans ce
sens.
Coudenhove-Kalergi a mené toute sa vie un combat
pour l’unité politique de l’Europe et ceci dès les
5
années 1920. Le professeur Max Haller note, « daȕ
sein Denken sehr elitär war und inspiriert von
Groȕmachtambitionen für ein Vereintes Europa ». Il
constate par ailleurs que son mouvement
paneuropéen a quatre caractéristiques :
« Christentum, konservativ, europäisch und liberal ».
Dans un discours retentissant à Zurich le 19
septembre 1946 Churchill préconise l’unité
européenne, mais sans l’Angleterre. Le Congrès de La
Haye (du 7 mai au 10 mai 1948) est le premier
rassemblement des mouvements européens (présence
de Churchill et d’Adenauer).
A titre d’information retenons la déclaration de foi
6
européenne du député A. Wehenkel : « Je suis
Européen convaincu et fier de pouvoir me compter
parmi les fondateurs du Mouvement fédéraliste
3
A. Briand a présenté en 1930 un mémorandum sur un régime
d’union fédérale européenne. Il a été vingt-cinq fois ministre (dont
Ministre des affaires étrangères) et onze fois Président du Conseil
(selon le Larousse). Esprit conciliateur, il a obtenu le prix Nobel de
la paix en 1926.
4
1
Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch (dir.), Le
Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette,
1999, p. 100.
2
Jean-François Mattéi (université de Nice, membre de l’Institut
universitaire de France), Le procès de l’Europe – Grandeur et
misère de la culture européenne, Paris, 2011, p. 230 et p. 11.
Cahier économique 119
Fondateur du Mouvement paneuropéen en 1926 à Vienne.
D’origine austro hongroise il a été naturalisé français en 1939.
5
Max Haller, Die Europäische Integration als Elitenprozess – Das
Ende eines Traums ? Wiesbaden, 2009, p. 380. Dr. Max Haller ist o.
Univ. Professor am Institut für Soziologie der Karl FranzensUniversität Graz.
6
Le 13 mai 1952 à la Chambre des Députés (42e séance).
141
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
luxembourgeois. J’ai voté avec enthousiasme la loi
d’autorisation (du Traité de la CECA) qui nous fut
soumise, … ».
1
Au moins quatre facteurs incitent à l’unification de
l’Europe.
•
En 1947 les Etats-Unis décident de soutenir
l’économie européenne par l’European Recovery
Program (connu communément sous le nom de plan
Marshall). Sur l’insistance des Etats-Unis
l’Organisation Européenne pour la Coopération
Economique (OECE) est créée en 1948 pour
coordonner l’aide américaine.
•
L’ampleur de la reconstruction européenne est
telle que la seule solution nationale est insuffisante :
non seulement une coopération au-delà de la
frontière est nécessaire en Europe, mais des
organisations supranationales ne sont pas moins
nécessaires. La coopération intergouvernementale ne
suffit plus.
première politique allemande, faite d’une volonté
d’imposer aux Allemands de dures contraintes
politiques ou économiques, était un échec devant
l’hostilité déclarée des Anglo-Saxons de bien intégrer
la partie occidentale de l’Allemagne dans le système
défensif de l’Occident face au danger soviétique ». Le
même auteur note « que l’un des chemins de la paix
en Europe passait par une transformation des rapports
franco-allemands, jusque-là marqués par un
antagonisme ancien et profond. Le moyen essentiel de
la solution fut de proposer une association
économique à l’échelle européenne ; d’où une
première étape dans la construction européenne ».
•
La menace soviétique pousse l’Europe à s’unir.
Les Etats-Unis pressent les Européens dans cette
direction : seule une Europe unie peut sauver l’Europe.
A cet effet il importe d’amarrer fermement
l’Allemagne à l’Europe.
***
4
•
La question allemande est omniprésente :
quelle place l’Allemagne occupera-t-elle en Europe ?
Ceci est d’autant plus actuel que l’industrie allemande
se relève rapidement après la création de la
République fédérale en 1949. La position française,
rappelant plutôt celle d’après la Première guerre
mondiale, est la suivante : « partition en états plus
petits ; absence de gouvernement central ; annexion
de la Sarre ; ‘internationalisation’ de la Ruhr ; aucune
relance de l’économie avant acceptation de ces
2
conditions politiques ». C’est à la fois un
démantèlement de l’Allemagne et un frein à son
développement économique. La France est isolée. Le
monde anglo-saxon appuie une relance économique
rapide de l’Allemagne (face au bloc soviétique). Le
Benelux a besoin du marché allemand pour exporter.
Pour rattacher l’Allemagne fédérale au monde
occidental, il faut l’intégrer dans une Europe unifiée.
Ceci implique l’égalité des droits de tous les pays
membres.
A titre d’information retenons une démarche en
faveur de l’Europe de Coudenhove-Kalergi. Il envoie
aux membres des parlements des pays démocratiques
en Europe une lettre-circulaire, avec la
question : « Etes-vous partisan de la création d’une
fédération européenne dans le cadre des NationsUnies ? Sur 4 256 personnes interrogées, 1 818
répondirent, dont 1 766 affirmativement. Plus de la
moitié des parlementaires avaient répondu oui en
Italie, au Luxembourg, en Grèce, aux Pays-Bas, en
Belgique et en France ; … ».
4.3.3 Le Traité de Paris (CECA)
4.3.3.1 De Yalta à la CECA
En février 1945 les trois « grands » (Roosevelt, Staline
et Churchill) se sont rencontrés à Yalta. Le sort de
l’Europe est en jeu, mais elle-même est absente.
Churchill représente davantage les intérêts du
Royaume-Uni que ceux de l’Europe continentale.
3
Le professeur René Girault a bien mis en évidence
l’impasse dans laquelle la France s’est jetée : la « …
1
Voir plus loin, sous 4.3.3.3.
2
Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une
idée, Paris, 2013, p. 89.
3
R. Girault, Interrogations, réflexions d’un historien sur Jean
Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, in : Gérard Bossuet et
Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la
paix, Paris, p. 16. Actes du Colloque de Paris du 29 au 31 mai 1997
organisé par l’Institut Pierre Renouvin de l’Université Paris-
142
1/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique Allemand de Paris.
Notons que l’historien Gilbert Trausch a collaboré à la table ronde
finale du colloque. Sur Jean Monnet voir Philippe Mioche
(université de Provence), Jean Monnet, homme d’affaires à la
lumière de nouvelles archives, in : Parlement(s), Revue d’histoire
politique, hors-série n° 3, 2007 (Penser et construire l’Europe), p.
55-72.
4
Rapportée par P. Gerbet, La construction de l’Europe, op. cit. p.
40.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
L’Europe doit penser au plus urgent ; ceci vaut surtout
pour les pays de l’Europe de l’ouest, occupés par les
Allemands au cours de la guerre. D’où un accord de
consultation économique entre la France, la Belgique,
1
les Pays-Bas et le Luxembourg, signé à Paris le 20
mars 1945. La finalité de cet accord est « de résoudre
dans un esprit de coopération internationale les
2
problèmes de restauration et de reconstruction … ».
Cinq domaines d’intérêt sont prévus, dont les deux
premiers concernent particulièrement le Luxembourg :
« Ravitaillement en denrées alimentaires et fournitures
d’objets de première nécessité ; Livraison mutuelle de
matières premières et d’outillage indispensables à la
remise en état de la production agricole et
industrielle ».
Après la guerre retentit un immense cri en Europe :
« plus jamais cela ». C’est une demande intense
d’unification politique de l’Europe. Toutefois, c’est-là
que surgissent les difficultés et les divergences. La
France reste obsédée par la puissance industrielle
allemande, les Allemands visent la reconnaissance
politique internationale (à égalité avec les autres pays
européens), les Anglais restent en dehors de l’Europe,
les Américains insistent sur l’unification européenne.
Le Benelux aspire à des échanges économiques avec
l’Allemagne : la Belgique industrielle souhaite exporter
vers l’Allemagne, les Pays-Bas tiennent à exporter vers
l’Allemagne des produits agricoles ; enfin, le
Luxembourg a un besoin manifeste d’échanges
économiques avec ce pays voisin.
Dans ce contexte se déroule à La Haye le Congrès des
divers mouvements européens, avec un retentissement
4
éclatant : environ 800 personnalités y assistent . Le
résultat est mitigé. D’un côté l’idée européenne fait
l’unanimité : l’enthousiasme est sans limites, la prise
de conscience d’un nouveau départ de l’Europe
s’impose. Le Congrès décide de créer un Mouvement
européen destiné à encadrer les divers mouvements
existants. Celui-ci est constitué le 25 octobre 1948 à
Bruxelles. D’un autre côté, apparaît une diversité trop
considérable de l’idée européenne, souvent l’apanage
des élites politiques et économiques. Ecoutons Pierre
5
Gerbet : « La conversion de l’opinion publique à l’idée
de l’Europe n’était pas assez profonde, ni assez
passionnelle pour pouvoir conduire à une pression
directe des masses. Les partis politiques de leur côté,
quand ils étaient favorables à l’unité européenne, ne
lui donnaient pas la première place dans leurs
programmes ni dans leurs campagnes électorales en
raison de leurs préoccupations de politique
intérieure ».
La réalisation de l’unité politique européenne est en
panne. Reste l’unification économique. En Europe trois
« possibilités » économiques se présentent ; simplifions
considérablement :
•
Dans la foulée de la guerre il y a un foisonnement de
mouvements européens tant dans leur programme que
3
dans leur diversité organisationnelle . Les mouvements
les plus audacieux sont fédéralistes, car ils prévoient
une fédération de différents Etats européens avec un
véritable gouvernement européen. D’autres
mouvements sont confédéralistes ou sont favorables à
une sorte de « Commonwealth » européen. Le monde
professionnel et syndical s’empare de l’idée
européenne. L’unité de l’Europe est dans l’air.
•
•
La planification à la française ; Jean
Monnet, premier commissaire au plan dès
1946, a lancé le premier plan de
modernisation et d’équipement en France
(1947-1953).
Le marché à l’allemande : c’est
l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4).
6
La planification totalitaire : Staline a
remplacé « le marché par la terreur en tant
7
qu’instrument de régulation ». L’Allemagne
nazi a fourni la preuve « que le totalitarisme
pouvait tout à fait se passer de la
suppression de la propriété privée des
moyens de production et d’échange ».
1
Le ministre des Affaires étrangères (Georges Bidault) signe pour
la France ; les trois autres pays sont représentés par leurs
ambassadeurs, qui signent. Du côté luxembourgeois Antoine Funk
signe l’accord. Arrêté grand-ducal du 5 juin 1945, approuvant
l’Accord économique de consultation mutuelle entre la République
française, le Royaume de Belgique, le Royaume des Pays-Bas et le
Grand-Duché de Luxembourg, signé à Paris, le 20 mars 1945,
Mémorial 1945, p. 901. Suit le texte de l’Accord, p. 901-903.
2
Selon le préambule à l’Accord signé le 20 mars 1945 à Paris.
3
P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 38 et suivantes.
Cahier économique 119
4
Relevons la présence de François Mitterrand, encore peu connu à
l’époque.
5
P. Gerbet, op. cit. p. 44.
Pierre Bezbakh (Université Paris-Dauphine), Staline, instigateur
de la planification totalitaire, in : Le Monde du 1er juin 2013.
6
7
Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 103 ; les
deux citations y comprises.
143
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4.3.3.2 Le Traité de Paris
Dans le contexte politique que nous venons
1
d’esquisser, la formation d’une Europe unie passe par
quelques personnages charismatiques.
Jean Monnet (1888-1979) a présenté à Robert
2
Schuman (1886-1963) un projet de réconciliation
franco-allemand appuyé sur la mise en commun entre
les deux pays du charbon et de l’acier. C’est beaucoup,
mais s’y ajoutent deux aspects franchement
révolutionnaires : d’abord, la création d’une autorité
supranationale. Ceci est effectivement révolutionnaire
dans le sens que jusqu’ici seules des organisations
intergouvernementales sont intervenues : la nouvelle
autorité est indépendante des gouvernements.
Ensuite, selon l’article 49 du Traité, « la Haute Autorité
est habilitée à se procurer les fonds nécessaires à
l’accomplissement de sa mission :
en établissant des prélèvements sur la
production de charbon et d’acier ;
en contractant des emprunts ».
Retenons encore que la Haute Autorité « peut recevoir
à titre gratuit ».
Mais attention au mythe de la création européenne !
Le projet de Monnet n’a pas été son premier choix.
Proche du monde anglo-saxon, il a proposé un « projet
transatlantique », une sorte de directoire à trois
(Etats-Unis, Grande-Bretagne, France) que les
Américains ont évidemment décliné, car ils ne
partagent pas avec les Français un pouvoir sans
contrepartie.
Le deuxième projet proposé (par Monnet) aux
Britanniques a lui aussi été refusé : la GrandeBretagne donne la préférence à ses relations avec les
Etats-Unis (en dehors de celles avec son
Commonwealth). Il ne reste plus que le projet francoallemand.
R. Schuman, ministre des affaires étrangères, a
immédiatement saisi la portée de ce projet. En
conséquence il a agi discrètement pour ne pas le
mettre en péril. A la veille de son fameux discours il
soumet le projet au chancelier allemand, qui
approuve, car l’Allemagne abandonne une
souveraineté qu’elle n’a pas encore, contrairement à la
France, qui renonce à une part de souveraineté.
Notons encore que R. Schuman a fait affiner le projet
par J. Monnet et ses collaborateurs (Etienne Hirsch,
son adjoint au commissariat général au Plan, Pierre
Uri et Paul Reuter). Par ailleurs, Bernard Clappier,
directeur de cabinet de Schuman, a réussi une liaison
parfaite entre son ministre et l’équipe de J. Monnet.
1
Sur l’unification voir par exemple les six publications suvantes :
Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, 2007, 4e édition,
580 pages ; Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert,
Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3e
édition, 606 pages ; Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur
la disparition d’une idée, Paris, 2013, 432 pages ; Max Haller, Die
europäische Integration als Elitenprozess – Das Ende eines
Traumes ? Wiesbaden, 2009, 545 pages ; Hans Herbert von Arnim,
Das Europa Komplott – Wie EU-Funktionäre unsere Demokratie
verscherbeln ; Yves. Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy,
Sylvain Kahn, Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de
l’Union européenne, Paris, 2008, 494 pages.
2
Sur les deux « pères » de l’Europe voir par exemple : Gérard
Bossuat et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les
chemins de la paix, Paris, 1999, 536 pages (Actes du Colloque de
Paris du 29 au 31 mai 1997 organisé par l’Institut Pierre Renouvin
de l’Université Paris-I/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique
Allemand de Paris) ; François Roth, Robert Schuman Du Lorrain
des frontières au père de l’Europe, Paris, 2008, 656 pages (avec
une chronologie sommaire de la vie de Robert Schuman, p. 591596) ; René Lejeune Robert Schuman – Père de l’Europe 18861963 - La politique, chemin de sainteté, Paris, 2000, 254 pages (R.
Lejeune a été un collaborateur de Robert Schuman de 1945 à
1958) ; Hans August Lücker, Jean Seitlinger, Robert Schuman und
die Einigung Europas, Luxembourg, 2000, 223 pages. Voir aussi,
dans un autre contexte : Gérard Bossuat, Face à l’histoire ! Les
décideurs politiques français et la naissance des traités de Rome,
in : Michael Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen
Unionsbildung. 50 Jahre Römische Verträge 1957-2007,
Wien·Köln·Weimar, 2009, p.147-168.
144
Dean Acheson (Secrétaire d’Etat américain) a poussé
R. Schuman à agir dans le sens de l’unification
européenne. Le projet de Monnet n’est donc pas une
surprise totale pour R. Schuman, qui a su agir
rapidement et en toute discrétion. Mais le 9 mai 1950
il a, par sa déclaration solennelle, frappé l’opinion
publique.
D’une part, J. Monnet présente, après deux échecs, un
projet d’avenir lié à la réconciliation franco-allemande
dans un cadre européen. D’autre part, R. Schuman est
confronté à défendre la politique française vis-à-vis
de l’Allemagne, notamment en ce qui concerne la
Sarre (politique que le monde anglo-saxon
désapprouve), et à accepter l’Allemagne comme
partenaire à part égale (Gleichberechtigung). Un
exercice passablement difficile : le plan de Monnet est
3
apparu à R. Schuman, « un homme de la frontière »,
comme une planche de salut.
***
3
L’expression est de Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 78.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Le Conseil de l’Europe , préconisé par le Congrès de La
Haye et encouragé par Churchill, est créé par le traité
de Londres du 5 mai 1949 par dix Etats fondateurs
(Grande-Bretagne, France, Belgique, Pays-Bas,
Luxembourg, Italie, Islande, Danemark, Suède,
Norvège) ; actuellement 47 pays membres. Ils visent
une union de plus en plus étroite entre ces pays. Le
fonctionnement du Conseil est bicéphale. Un Comité
des ministres est l’organe décisionnel et une
Assemblée parlementaire composée justement de
parlementaires des différents pays. Cette
configuration bicéphale, remontant au Congrès de La
Haye, est à l’origine d’une « tare » fondamentale de
l’architecture européenne : le Conseil des ministres est
tenté de défendre prioritairement des intérêts
nationaux, forcément au détriment de l’Europe.
***
Le Traité CECA est signé le 18 avril 1951 à Paris par
les Six : France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas,
Luxembourg.
La CECA est une construction sui generis ; c’est le
carré institutionnel : Haute Autorité, Conseil des
ministres, Assemblée commune, Cour de justice.
•
La Haute Autorité est indépendante des
gouvernements : ses neuf membres n’agissent pas en
tant que représentants des Etats. Chaque pays ne peut
avoir plus de deux membres nommés par les six
gouvernements et ces membres doivent exercer leur
fonction en toute indépendance. La Haute Autorité est
une véritable novation institutionnelle.
•
A la demande des petits pays (pays du
Benelux) est créé le conseil des ministres. Ces petits
pays craignent, à tort ou à raison, la prépondérance
exclusive du « duopole » franco-allemand. Le Conseil
assure la liaison entre la CECA et les représentants des
six gouvernements et entre les secteurs charbon/acier
et la Haute Autorité.
•
L’Assemblée est constituée à la demande des
parlementaires des six pays désireux d’exercer un
contrôle démocratique sur la Haute Autorité. Cette
assemblée se compose de 78 membres : 18 pour
chacun des trois grands pays, 10 pour la Belgique et
10 pour les Pays-Bas, 4 pour le Luxembourg.
L’Assemblée commune peut être considérée comme
l’ancêtre du Parlement européen.
•
La Cour de justice a deux finalités : jouer le
rôle de gardien du traité et trancher des différends
entre pays membres.
Cet ensemble institutionnel a une logique interne
réelle, bien qu’elle semble quelque peu compliquée.
Ceci est lié à l’aspect fédéral de la nouvelle
construction : transferts de certaines compétences
nationales (en matière de charbon et d’acier) à la
Haute Autorité.
Notons la formulation du philosophe et historien Luuk
2
Van Middelaar : « Le pacte fondateur (1951) se
distinguait des traités traditionnels. Il prévoyait en
effet, hormis les obligations réciproques habituelles, la
création de deux institutions composées de personnes
qui ne représenteraient ni leur gouvernement ni leur
parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité
(devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt
général européen, était appelée à prendre des
décisions, et d’une Cour chargée de veiller au respect
du traité. C’est là que résidait la rupture ».
Le bilan de la CECA est appréciable dans le domaine
3
qui la concerne. Résumons, selon Pierre Gerbet :
« L’intensification des échanges fut réalisée grâce à la
suppression des droits de douane et contingents, à la
disparition des discriminations dans les tarifs des
transports (qui représentent un élément déterminant
des prix du charbon et de l’acier) et à l’instauration de
tarifs internationaux directs. Les livraisons de charbon
et surtout d’acier entre les partenaires de la
Communauté ont progressé, ce qui a contribué à
atténuer la pénurie du charbon, etc. ».
Le rôle politique n’est pas négligeable : c’est le début
d’un développement ultérieur et de formation d’un
esprit communautaire. La réconciliation francoallemande a été réalisée et est devenue un acquis
définitif.
Quelques mots sur la question du siège des nouvelles
institutions. Les candidatures ne manquent pas :
Strasbourg, Turin, La Haye, Liège. Robert Schuman,
pour sortir de l’impasse, propose Sarrebruck, destinée
à devenir une sorte de district européen. Solution
inacceptable pour l’Allemagne qui craint une
4
séparation durable de la Sarre. Selon Gilbert Trausch
2
1
Pour une information rapide voir Birte Wassenberg, Conseil de
l’Europe, in : Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain
Kahn, Christine Manigand, Dictionnaire critique de l’Union
européenne, op. cit. p. 80-81.
Cahier économique 119
Luuk Van Middelaar, Le passage à l’Europe – Histoire d’un
commencement, Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais
par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot.
3
P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 97.
4
Gilbert Trausch, Avant-propos, in : Gilbert Trausch, Edmée CroiséSchirtz, Martine Nies- Berchem, Jean-Marie Majerus et Charles
145
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Adenauer a fait signe à J. Bech, qui a su faire accepter
le Luxembourg comme siège de la Haute Autorité et
de la Cour de justice, bien qu’à titre provisoire
seulement.
1
L'historien Charles Barthel (Directeur du Centre
d'études et de recherches Robert Schuman) a fait une
étude critique de la CECA dans l'optique de la
sidérurgie.
4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA
Avant d’aborder les réactions du Luxembourg au plan
Schuman, situons brièvement l’économie
luxembourgeoise dans ce contexte. Le Grand-Duché
apporte la sidérurgie dans la CECA, c’est-à-dire la
quasi-totalité de son industrie ; environ 90% des
exportations industrielles proviennent de la
sidérurgie ; 70% de son transport par chemin de fer
sont liés à cette industrie. Le Luxembourg est donc de
loin le pays dont l’économie est le plus engagée dans
la nouvelle organisation.
2
Selon Pierre Gerbet « dans les pays du Benelux,
l’accueil a été plus réservé qu’ailleurs. Sans doute
parce que ces pays étaient en train de se lancer dans
une expérience alors peu concluante. L’union
douanière avait beaucoup de mal à se faire. Le
principe de l’unité économique était adopté, mais les
disparités étaient telles entre les Pays-Bas, d’une part,
la Belgique et le Luxembourg, d’autre part, qu’on se
demandait si l’on arriverait jamais à une véritable
union ». Et encore du même auteur : « Le Luxembourg,
gros exportateur d’acier, était intéressé, mais inquiet ».
En règle générale les petits pays hésitent davantage
que les grands à entrer dans une configuration
internationale plus large. L’autorité commune aura
toujours des difficultés à imposer à un grand pays une
décision contre laquelle il manifeste de sérieuses
réticences. A l’intérieur de toute autorité
supranationale le rapport de force n’est pas
négligeable. Le Luxembourg en a fait l’expérience par
deux fois (cf. Zollverein, UEBL).
Barthel, Le Luxembourg face à la construction européenne,
Luxemburg und die europäische Einigung, Luxembourg, 1996, p. 8.
Pour des détails, voir la contribution d’E. Croisé-Schirtz, La bataille
des sièges (1950-1958), p. 67-104.
1
Charles Barthel, La crise sidérurgique des "Golden Sixties". La
renaissance du pacte international de l'acier et l'effacement de la
Haute Autorité de la CECA (1961-1967), in: Terres rouges. Histoire
de la sidérurgie luxembourgeoise, Luxembourg, 2010, volume 2, p.
36-217.
2
P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 89.
146
La question de la CECA comporte deux volets.
Le premier est lié à la facette politique ; la
réconciliation franco-allemande profite
immédiatement et durablement au Luxembourg : sa
sécurité est définitivement assurée, phénomène
nouveau par rapport au passé.
Le second volet concerne une situation inédite : le
Luxembourg, obligé d’exporter la presque totalité de
sa production sidérurgique, n’a – à vrai dire – pas le
choix de son entrée dans la CECA. Entouré des pays
membres de la CECA son appartenance à cette
organisation internationale a été inévitable.
***
Le Luxembourg hésite entre franc assentiment à la
CECA et une certaine appréhension. Prenons quelques
exemples dans les documents parlementaires.
3
Selon la Chambre de commerce , dans son avis (du 20
novembre 1951), « il ne saurait être une voix
discordante » quant à la CECA. « C’est une œuvre de
paix, appelée à constituer un premier pas vers
l’unification de la fédération de l’Europe … ». La
Chambre fait une réflexion intéressante : Le
Luxembourg « déléguera à une Haute Autorité plus de
droits que son Gouvernement n’a jamais songé à
s’attribuer ».
Parfois perce une certaine crainte, voire même du
pessimisme : « Pour l’avantage d’une liberté bien
aléatoire des échanges sur un marché prétendument
commun, liberté qui risque fort de tourner aux dépens
des pays à production chère et à monnaie
relativement forte, le Grand-Duché placera le sort des
entreprises dont dépend son existence sous l’autorité
exclusive et souveraine d’une institution
internationale ». Et encore : « Sans assurer l’avenir
collectif de l’Europe, le plan engagera le sort du
Grand-Duché d’une façon plus incisive et plus
irrévocable que celui des autres Etats-membres. Nous
estimons donc qu’une ratification sans réserve serait à
éviter, et que la réserve la plus formelle s’imposerait
au sujet de la durée de la Convention et de la période
transitoire ».
3
Avis de la Chambre de commerce sur le projet de loi portant
approbation du traité instituant la Communauté européenne du
Charbon et de l’Acier et des actes complémentaires, signés à Paris
le 18 avril 1951, doc. parl. n° 395, p. 144-146.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Retenons deux aspects relevés par la Chambre de
commerce.
« Vu la menace d’inefficience des autorités instituées,
la plupart des juristes et techniciens mettent en garde
contre l’exclusion des chefs d’entreprises d’une
coopération efficace ». En fait R. Schuman n’a pas
voulu prendre préalablement l’avis des industriels pour
ne pas risquer de voir son plan retardé, puis dilué.
La Chambre de commerce a bien résumé l’essence du
traité :
« a) la constitution d’un marché commun »,
« b) la création d’une autorité supranationale
par l’abandon de certains secteurs de la
souveraineté des Etats. »
Le Gouvernement, par son ministre des Affaires
étrangères (Joseph Bech), répond par un mémorandum
à la critique du Conseil d’Etat, qui « préconise
l’entérinement des actes de la Haute Autorité par voie
de règlement d’administration publique ». En outre le
Conseil met en cause l’article 2 du Traité contenant
« une clause d’approbation anticipée d’accords
internationaux exécutifs ». Le mémorandum, bien
structuré, se réfère – entre autres – à des précédents
(liste à l’appui) et fait appel à la doctrine belge et
française.
* Le Conseil d’Etat voit une contradiction entre le
Traité et le dirigisme y contenu. « Il est curieux de
constater que le Traité cherche à mettre en
concordance deux notions qui, à première vue,
paraissent contradictoires ou au moins contraires : la
libre concurrence et la planification ».
1
Le Conseil d’Etat , dans son avis du 9 avril 1952, a
adopté d’emblée deux positions tout à fait générales.
D’abord, il estime « que l’intérêt bien compris du Pays
demande l’approbation du Traité ». Ensuite, il
manifeste une certaine appréhension, voir même une
réelle crainte de l’avenir : … le Plan peut nous réserver
bien des difficultés et (que) l’avenir reste lourd de
risques, …, elles pourraient surgir un jour ou l’autre ».
A part cette formulation un peu vague, le Conseil
d’Etat met l’accent sur trois domaines : le Traité et la
Constitution, l’esprit dirigiste du Traité, l’impact sur la
société luxembourgeoise.
* En tant que gardien de la Constitution, le Conseil
d’Etat se pose la question de la compatibilité entre
Constitution et Traité. Selon le Conseil « l’organisation
interétatique que le traité ne tombe certainement pas
sous les prévisions de notre loi fondamentale. ». Et
encore : « Il ne sera pas possible d’éviter, à la longue,
la création d’une disposition constitutionnelle
expresse qui permettra d’intégrer dans le droit positif
national les règles interétatiques qui envahissent de
plus en plus le droit interne ». Finalement le Conseil a
dégagé un soubassement juridique permettant
l’approbation du traité. « Il apparaît (donc) que les
notions d’indépendance et de souveraineté ont évolué
en marge des textes constitutionnels. Il semble au
Conseil qu’un état de droit ayant persisté chez nous
depuis plus d’une centaine d’années puisse être
constitutif d’une coutume constitutionnelle
susceptible de servir de base juridique à l’approbation
du Traité ».
1
Par ailleurs le Conseil d’Etat semble avoir des idées
économiques plutôt libérales et appréhende, en outre,
que le Luxembourg ne prenne le chemin de la
planification : « … c’est la conception centraliste et
dirigiste qui a prévalu sur celles d’inspiration
libérale ». Et encore, toujours selon le conseil d’Etat le
Traité « contient certainement la possibilité
d’instituer un dirigisme international dans le domaine
limité par le Traité. Il faut espérer que ceux qui seront
appelés à réaliser les objectifs du Plan auront assez de
clairvoyance, de doigté et de modération pour
n’imposer à l’économie des entraves que dans la
mesure où l’intérêt général le demande réellement ».
* Le Conseil d’Etat examine l’impact du Traité sur
l’économie luxembourgeoise. Ainsi, il se demande « si
la réglementation concernant les ententes et les
concentrations adoptée par le Traité ne va pas trop
loin ». Il rejoint partiellement l’avis de la Chambre de
commerce, qui plaide pour un contrôle des
ententes/concentrations par la Haute Autorité et non
pour leur interdiction pure et simple.
Le Conseil fait un large tour d’horizon sur les
problèmes économiques que le pays doit affronter
dans la nouvelle communauté ; par exemple : les tarifs
des chemins de fer ; le niveau des salaires, avec les
craintes habituelles (salaires de 20% plus élevés qu’en
Belgique et même de 60% plus élevés qu’en France).
Quant aux garanties en faveur de l’économie
luxembourgeoise le Conseil prévoit deux types.
D’abord, celles relevant du Traité (par exemple
présence luxembourgeoise au Conseil et dans la Haute
Doc. parl. n° 395 : Avis du Conseil d’Etat, p. 151-167 ; citations
pages : 162, 155, 156, 168, 157, 160, 150, 184, 188.
Cahier économique 119
147
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Autorité), puis celles liées à l’acier luxembourgeois
(pour la Belgique c’est le cas des charbonnages).
Si l’on résume à l’extrême la position du Conseil
d’Etat, on a : oui, mais …
L’avis de la Chambre de travail est plutôt confiant,
loin de l’alarmisme de la Chambre de commerce et du
Conseil d’Etat. La Chambre de travail se préoccupe
évidemment d’un éventuel nivellement des conditions
de travail, mais ne craint pas le dirigisme du Traité, car
« tout plan présuppose un certain dirigisme ». La
Chambre parle de la « solidarité effective » du Traité,
mais surtout, elle est optimiste quant à l’avenir ; elle
pense « que la participation syndicale sera respectée ».
Elle a « confiance dans la force des syndicats
luxembourgeois et dans les qualités de leurs dirigeants
politiques et syndicalistes ». Voilà une belle leçon
d’optimisme.
1
fait à Luxembourg une conférence remarquable,
justement sur le Plan Schuman. Une assistance
prestigieuse y assiste : membres du Gouvernement,
membres du Conseil d’Etat, le président de la Chambre
des Députés, le président de la Chambre de commerce,
représentants de la vie économique, hauts
fonctionnaires, représentants des syndicats, etc.
Le conférencier a exposé cinq causes qui ont
encouragé la création de la CECA ; deux d’entre elles
sont liées directement au Luxembourg.
•
•
La Section centrale de la Chambre des Députés a fait
un rapport ramassé dont émergent trois points.
* Qu’il y ait une certaine inquiétude, liée à cette
nouvelle étape de notre vie économique, n’a rien
d’extraordinaire : « 80 à 85% environ de toute notre
activité économique » sont visés par le Traité.
* Le Luxembourg doit céder de sa souveraineté, mais
c’est inévitable pour un tout petit pays à économie
très ouverte. On peut y ajouter que ce n’est pas
nouveau pour le Luxembourg (cf. Zollverein, UEBL).
* La Section centrale estime que la « capacité
concurrentielle future de notre industrie sidérurgique
doit être assurée, si le Pays veut vivre ». Le rapport
fournit quelques aspects techniques, et surtout, est
d’avis qu’il est souhaitable « que la Haute Autorité use
des pouvoirs qui lui sont confiés avec modération, en
limitant ses interventions au minimum compatible
avec la réalisation des objectifs généraux du traité ».
Le Conseil d’Etat a exprimé le même souci.
Vers le début de l’année 1950 les prix de
l’acier tombent de 4 000/5 000 francs la
tonne à 2 600 francs. Cet effondrement est lié
principalement à la concurrence que se livrent
les sidérurgistes luxembourgeois et belges. On
parle même de surproduction.
A la même époque, l’Allemagne fédérale fait
sa rentrée politique et économique. Elle tend
vers l’affranchissement politique complet. La
CECA en est le moyen.
Pour le Luxembourg deux avantages surgissent. La
réconciliation franco-allemande, résultat immédiat de
la nouvelle création, est enfin atteinte, après trois
guerres en moins de 75 ans. Le second avantage est
économique : le Luxembourg peut librement importer
les matières premières nécessaires à son industrie du
fer et exporter les produits sidérurgiques fabriqués sur
place.
N. Hommel cite le sociologue Raymond Aron : « Le
Plan Schuman est une tentative pour assurer une
planification supranationale, en vue d’arriver à un
marché concurrentiel ». Selon le conférencier « deux
notions qui depuis toujours paraissent exclusives l’une
de l’autre viennent se marier ici dans le cadre de cette
Communauté du charbon et de l’acier ». Notons que le
Conseil d’Etat reprend une année après la même
2
citation de R. Aron dans son avis sur la loi
d’approbation de Traité.
***
Présentons brièvement un témoin luxembourgeois de
l’époque de la création de la CECA. Il s’agit de Nicolas
Hommel, secrétaire de légation à la Légation de
Luxembourg à Paris et membre de la Délégation
luxembourgeoise du Plan Schuman. Le 7 mai 1951 il a
1
L’exposé de N. Hommel est entièrement repris dans le Bulletin
d’information du Ministère de l’Etat (Service Information et
Presse), n° 3-4, 1951, p. 42-52.
2
148
Doc. parl. n° 395, p. 157.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4.3.4 La CEE
4.3.4.1 Le chemin vers la CEE
Au départ la situation est la suivante.
•
•
•
En 1950 c’est « l’Annonce faite aux
1
Européens » ; en d’autres mots l’Europe se
fait par le haut.
La nouvelle communauté (CECA) se limite à
deux produits : le charbon et l’acier, bien
qu’ils soient de première importance pour le
développement économique.
Les « vieilles logiques politiques nationales »
n’ont pas disparu : le Conseil des ministres
représente les Etats nationaux.
Après l’instauration de la CECA, une réelle demande
vers davantage de communauté surgit parmi les Six.
Deux facettes jouent un rôle déterminant.
Le succès même du pool charbon/acier encourage une
extension de cette expérience : d’autres produits
doivent en bénéficier. Le discours du 9 mai 1950 n’a
rien perdu de son élan.
La seconde facette se rapporte à la fameuse
Communauté Européenne de Défense (CED), instituée
à Paris le 27 mai 1952. Tout commence avec la guerre
de Corée (25 juin 1950) : les Etats-Unis interviennent
militairement sous la houlette des Nations-Unies. Ils
prônent un renforcement de la défense de l’Europe de
l’ouest, face au bloc soviétique. A cet effet, le
réarmement de l’Allemagne leur semble inévitable,
malgré l’opposition de la France.
2
Après maintes péripéties le traité de la CED est ratifié
à partir du printemps 1953 dans les divers pays
européens, sauf en France. Au Luxembourg le traité
3
est ratifié le 27 avril 1954, par 46 voix contre les
quatre voix communistes. Le 30 août 1954
l’Assemblée nationale à Paris rejette la CED, ce qui
signifie son abandon définitif.
L’échec de la CED est aussi l’échec de l’intégration
politique. La seule voie à suivre reste celle de la
poursuite de l’intégration économique, à l’image de la
CECA. La France est affaiblie par cet échec et par la
malheureuse opération franco-anglaise à Suez (1956).
Le Benelux, appuyé par l’Italie prend une initiative. La
er
Conférence de Messine (du 1 au 3 juin 1955)
représente la volonté politique des Six d’avancer ; ceci
est réalisé par le Mémorandum Benelux. Ce chemin
n’est pas aisé, car les approches sont divergentes. La
France opte pour une extension de l’intégration par
secteur. L’Allemagne et les Pays-Bas préfèrent une
sorte de marché commun général, que les Français
redoutent plutôt. Le Benelux et l’Italie pointent des
problèmes d’harmonisation des charges sociales, de la
réadaptation de la main-d’œuvre.
La Conférence de Messine ne prend aucune décision,
mais fixe comme objectif (ambitieux) « la construction
d’un Marché commun européen exclusif de tout droit
de douane ». De nouveau des divergences
apparaissent : la France se méfie de la
supranationalité, l’Allemagne est plutôt pour.
Sous l’impulsion des pays du Benelux une méthode
originale de travail est mise en œuvre : une
personnalité politique doit diriger les travaux, assistée
de techniciens ; par exemple Pierre Uri et Hans von
der Groeben (déjà à l’œuvre lors de la création de la
CECA) et le diplomate belge Albert Hupperts. PaulHenri Spaak est désigné pour conduire la politique de
4
relance ; c’est le fameux comité Spaak , qui a mené au
Traité de Rome.
5
Lisons Pierre Gerbet : « Le rapport Spaak a été
approuvé sans difficulté par les ministres des Affaires
étrangères des Six à la conférence de Venise des 29 et
30 mai 1956. Un second comité intergouvernemental,
toujours sous la présidence de Paul-Henri Spaak, a été
chargé de rédiger, à partir des principes énoncés par le
rapport, deux traités distincts, l’un établissant le
Marché commun général et l’autre la Communauté
européenne de l’énergie nucléaire ».
***
1
Robert Salais, 2013, op. cit. p. 127.
Voir par exemple P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 99-133 ; chapitre 5 :
l’échec de la Communauté européenne de défense (1953-1954).
3
Loi du 24 avril 1954 portant approbation du Traité instituant la
Communauté Européenne de Défense et des actes connexes,
signés à Paris, le 27 mai 1952, Mémorial 1954, p. 643-675 et les
actes et protocoles annexes, p. 676-714. Voir le projet de loi n°
454.
2
Cahier économique 119
4
Voir une approche critique du rapport Spaak par Robert Salais,
2013, op. cit. p. 174-185.
5
P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 151.
149
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Selon Hans von der Groeben í européen et
ordolibéral convaincu – le rapport Spaak présente
deux particularités.
1
* Paul-Henri Spaak a su présenter un rapport unique
et cohérent à partir de propositions fort diverses, ce
n’est pas un mince mérite.
* Ce rapport est largement compatible avec
l’ordolibéralisme. Ecoutons von der Groeben : « PaulHenri Spaak hat ein groȕes Verdienst an dem
Zustandekommen der Verträge. Er war insofern ein
Phänomen, als er bei den Verhandlungen mit den
Ministern unsere Konzeption in einer hervorragenden
Form vertreten hat. So schön hätten wir das nicht
machen können. Der Spaak-Bericht wurde als
Grundlage der Regierungsverhandlungen
angenommen ».
4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE)
En fait, il s’agit de deux traités signés le 25 mars 1957
à Rome : le traité concernant la Communauté
Economique Européenne (CEE) et le traité créant la
Communauté européenne de l’énergie nucléaire
(appelé communément Euratom).
Les objectifs généraux de la CEE peuvent être résumés
en quelques points.
* Approfondir l’intégration économique entre les Etats
membres.
* Mettre en place une union douanière. Retenons
d’emblée que cet aspect est particulièrement
important pour les habitants du petit Luxembourg.
Quel que soit leur lieu de résidence, ces habitants
restent proches d’une frontière. Ils perçoivent
directement le recul des frontières, pour ainsi dire au
quotidien. L’Europe est bien visible pour eux ; l’idée
même de l’Europe est populaire au Luxembourg.
* Etablir un marché commun.
* Faciliter les échanges entre Etats membres.
* Mettre en place une politique commune ; par
exemple dans l’agriculture, dans les transports.
1
Hans von der Groeben – Europäische Integration aus historischer
Erfahrung, Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler (Universität
Insbruck), Zentrum für Europäische Integrationsforschung,
Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn, 2002, p. 14.
150
***
Avec le recul qui est le nôtre, le traité de Rome semble
avoir, dès le départ, deux défauts de taille.
•
La concurrence est devenue, avec
l’introduction de la CEE, une obsession dévastatrice
pour l’emploi en général et l’industrie en particulier.
Comparons brièvement la notion de concurrence dans
les traités CECA et CEE. Selon l’article 65 (CECA)
« sont interdits tous accords entre entreprises, toutes
décisions d’associations d’entreprises et toutes
pratiques concertées qui tendraient, sur le marché
commun, directement ou indirectement, à empêcher,
restreindre ou fausser le jeu normal de la concurrence
… ». Mais, et c’est décisif, l’article 48 stipule que « le
droit des entreprises de constituer des associations
n’est pas affecté par le présent Traité. L’adhésion à ces
associations doit être libre. Elles peuvent exercer toute
activité qui n’est pas contraire aux dispositions du
2
présent traité … ». Or, selon Robert Salais « de tels
accords favorisent l’édiction de standards de qualité
communs, réduisent les prix d’achat et autorisent les
entreprises à se spécialiser d’un commun accord sur
leurs points forts respectifs, ce qui est de nature à
favoriser la constitution d’un tissu économique dense.
Le mode de spécialisation, choisi dès Rome par
l’Europe, fut la sélection par la concurrence, les forts
mangeant les faibles ou les faisant disparaître, ce qui
ne favorise évidemment pas un climat de
coopération ». Les articles 85 et 86, du Traité de Rome,
liés à la concurrence, ont fait disparaître purement et
simplement des dispositions encourageant l’industrie.
3
•
Le rapport Spaak a déjà pris une direction
dangereuse quant à l’ajustement de la balance des
paiements par dévaluation : « … que les ajustements
puissent s’opérer à travers la structure des productions
et des coûts, au lieu de devoir se répercuter par paliers
brusques dans la valeur extérieure des monnaies ». Et
encore : « Quand, à défaut d’un équilibre général par
le change ou d’autres moyens de politique monétaire,
l’équilibre des paiements est assuré par des
interventions portant sur les coûts de production, … ».
Le rapport Spaak, menant au Traité de Rome, semble
comporter des aspects néolibéraux ; par exemple
l’ajustement par les coûts, c’est-à-dire le salaire
devient la variable d’ajustement ; la politique
monétaire est privilégiée.
2
Robert Salais, 2013, op. cit. p. 182.
Comité intergouvernemental créé par la Conférence de Messine,
Rapport des chefs de délégation aux Ministres des Affaires
étrangères, Bruxelles, 21 avril 1956, p. 72.
3
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Les difficultés actuelles de l’Union européenne
remontent, au moins partiellement, à la seconde
moitié des années 1950.
***
Revenons à la position de l’Allemagne à la veille de la
signature du Traité de Rome. Le 21 mars 1957 Ludwig
1
Erhard se plaint devant le Bundestag de ce que les
« Verträge enthielten protektionistische und
dirigistische Elemente und böten zahlreichen
wettbewerbspolitischen Ausnahmeregelungen Platz ».
Cette crainte du dirigisme et d’une attitude
anticoncurrentielle est celle d’un ordolibéral.
Le Ministère allemand de l’économie se caractérise
« als profilierteste und ambitionierteste
Zentralbehörde der neuen Bundesrepublik
Deutschland ». Voilà qui signale le futur chemin de
cette Allemagne. Il ne faut pas attribuer à ce ministère
l’attitude d’un bloc unifié ; le pragmatisme prévaut. Le
personnel de ce superministère présente tant des
eurosceptiques que des europhiles. Quant à ces
derniers, Hans von der Groeben est leur chef de file.
est soulignée : libre circulation des travailleurs (art.
48), liberté d’établissement (art. 52), libération des
services (art. 59), libre circulation des capitaux (art.
67). Vaste programme, d’où l’expression marché
commun, considéré comme l’objectif du Traité. Il est
beaucoup question d’harmonisation : économique,
financière, sociale. Le « Marché commun entraînera
fatalement cette harmonisation, étant entendu que
tous les partenaires de la Communauté devront faire
les efforts nécessaires pour atteindre le but voulu ». En
fait, il n’y a pas eu d’harmonisation automatique ; au
contraire, avec l’élargissement les niveaux de
développement économiques se sont creusés entre
certains pays (par exemple l’Allemagne fédérale et la
Grèce). Ce qui, à l’époque a paru rassurant, c’est la
période transitoire de douze ans (susceptible d’être
portée à quinze ans).
Le Conseil d’Etat, dans son avis du 27 septembre 1957,
a dégagé trois idées-forces.
•
•
4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE
A l’image du Traité de Paris les traités de 1957
2
suscitent de l’appréhension. Pierre Werner , ministre
des finances, se demande « si ces appréhensions ne
sont pas inspirées par une conception trop libérale
que les auteurs des avis se font des règles afférentes
du Traité ». A l’heure actuelle il faut bien admettre que
l’interprétation libérale s’est largement imposée : on
peut même parler d’ultralibéralisme.
A l’époque le député Pierre Grégoire exprime ses
inquiétudes « au sujet du fonctionnalisme, du
planisme et de la technocratie internationale ». Le
député communiste Dominique Urbany estime que
« de Marché commun an d’Euratom si keng
Friddensinstrumenter ».
L’exposé des motifs parle de relance européenne.
« L’exemple de la CECA montrait le chemin à suivre :
celui de l’intégration ». La large dimension du Traité
1
Bernhard Löffler, Soziale Marktwirtschaft und administrative
Praxis – Das Bundeswirtschaftsministerium unter Ludwig Erhard,
Stuttgart (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtshaftsgeschichte,
Beihefte n° 162), 2002, p. 565 et p. 575.
2
A la tribune de la Chambre des députés le 19 novembre 1957.
Cette citation, ainsi que les quelques citations suivantes
proviennent du document parlementaire n° 454 ; pages : 25/26,
195, 182, 472, 480, 628, 629, 646, 643, 648.
Cahier économique 119
•
Création d’une union « sans cesse plus étroite
entre les peuples européens ».
Améliorer le progrès économique « en
supprimant les barrières qui divisent
l’Europe » (« élimination, entre pays membres,
des droits de douane »).
« Renforcer les liens de solidarité qui existent
entre certains Etats contractants et leurs
territoires d’outremer ».
Le Conseil d’Etat se fait des soucis quant aux
entreprises moyennes, au commerce, à l’agriculture.
Mais il constate que « la question de l’adhésion du
Grand-Duché à cette charte ne saurait être
sérieusement discutée. Aussi, le Conseil d’Etat
propose-t-il les Conventions de Rome à l’approbation
parlementaire ».
Le Conseil d’Etat a fait une comparaison intéressante
avec le Zollverein. A cette époque « l’élément
allemand avait conquis une influence prépondérante
dans toute une série de secteurs économiques … ». On
ne saurait mieux décrire la situation telle qu’elle
existe actuellement. L’Allemagne occupe une position
dominante dans le secteur bancaire luxembourgeois ;
elle pénètre de plus en plus dans l’artisanat ; les
produits allemands (par exemple automobiles) sont
recherchés au Luxembourg, etc.
La Commission spéciale de la Chambre des députés,
dès la première phrase de son rapport, entre dans le
vif du sujet : « Il est bien évident, (…), que le GrandDuché de Luxembourg ne peut vivre dans l’isolement
151
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
économique. Notre pays n’a pas les moyens de
produire tout ce qu’il lui faut, il n’est pas plus en
mesure de consommer lui-même tout ce qu’il produit.
Il est donc bien logique qu’il fasse partie de toutes les
formes de communauté économique qui se
constituent autour de lui et qui lui permettront soit
d’importer, soit d’exporter plus facilement et plus
conformément à ses besoins ». La Commission spéciale
a pointé trois volets.
Tous les avis sont favorables au Traité, mais tous font
des réserves sur la capacité à surmonter les difficultés
d’adaptation. Le recul historique permet une autre
approche : cette époque a été une chance pour le
Luxembourg, car elle a permis la modernisation de son
économie, dont la compétitivité internationale a été
améliorée. L’économie luxembourgeoise est mieux
armée pour affronter la concurrence internationale.
***
•
•
•
Avec le Traité CECA le Luxembourg a déjà
apporté l’essentiel de son industrie, c’est-àdire la sidérurgie ; l’entrée dans la CEE est
loin d’être traumatisante.
Toutefois, le Luxembourg introduit dans la
CEE deux secteurs économiques sensibles :
l’agriculture et l’artisanat.
Enfin, la Commission examine les institutions
politiques de la CEE. Elle relève la complexité
de cette organisation. Mais n’est-ce pas
préserver les droits des petits pays ? C’est
l’élargissement progressif qui produit une
complexification croissante.
Les autres travaux parlementaires se font dans
diverses commissions : la Commission spéciale sur les
aspects économiques et sociaux du Traité (président :
Emile Reuter, secrétaire : Antoine Wehenkel) ; la
Commission spéciale portant sur l’approbation du
Traité, rapport juridique (Président : Emile Reuter,
secrétaire : Adrien van Kauvenbergh).
L’avis de la Chambre de commerce est bien
circonstancié ; l’examen des textes ; le souci des
petites et moyennes entreprises ; des considérations
sociales ; etc. L’inquiétude sur l’avenir économique du
pays est bien présente dans le texte : danger
d’Überfremdung ; quelque doute sur la capacité à
affronter la concurrence internationale, problème du
niveau élevé des salaires par rapport à la France et à
la Belgique ; création d’entreprises plus difficile avec
le nouveau traité ; etc.
La Chambre du travail approuve la conception du
Traité. La Chambre des métiers formule une critique
générale : petites entreprises et artisanat seraient
négligés. La Centrale paysanne se limite à l’aspect
agricole du Traité et en fait une critique sévère, bien
qu’elle ne soit pas contre le Traité. Il faut davantage
tenir compte de la « faiblesse structurelle de
l’agriculture luxembourgeoise ». La Centrale estime
que la période de transition et les dispositions de
sauvegarde au profit de l’agriculture sont « plutôt
fictives que réelles ».
152
1
A la fin des années 1960 Pierre Grégoire , alors
ministre luxembourgeois des affaires étrangères,
rappelle que l’unification européenne ne peut pas se
limiter à l’économique. L’Europe doit faire le « choix
de marcher dans le sens de la Communauté la plus
vaste possible, ce qui est pour lui (l’homme européen)
la voie la plus sûre à suivre dans le sens de l’universel.
C’est elle qui lui dira qu’on ne peut pas vivre pour la
matière, bien que vivant d’elle, et qu’on ne peut pas
exister les uns contre les autres, ni les uns à côté des
autres, mais qu’il est salutaire d’être les uns avec les
autres, et plus salutaire encore d’être les uns pour les
autres ». En fait, c’est un appel à l’Europe culturelle et
sociale.
***
Les acteurs de la vie économique et sociale
manifestent dans leurs avis une certaine inquiétude
quant à l’avenir, ce qui est parfaitement légitime.
C’est aussi l’occasion d’exprimer leur volonté
d’adapter l’économie luxembourgeoise à la nouvelle
donne européenne. Deux trains de mesures peuvent
être dégagés : le premier à court terme, lié à la
2
fiscalité ; le second en relation avec l’implantation de
nouvelles industries.
3
•
La loi du 7 août 1959 énonce deux
dispositions destinées aux entreprises. Une
réévaluation des immobilisations amortissables : la
base amortissable est augmentée et la plus-value est
considérée comme réserve imposée (donc nette
1
Pierre Grégoire, L’Europe culturelle, in : Dossier de l’Europe des
Six, du plan Schuman à la commission Rey : où en est la
Communauté ? où va-t-elle ? Dossier établi par Maryse
Charpentier, avec la collaboration de plusieurs auteurs, Verviers,
1969, p. 235. Du même auteur : Le baiser d’Europe – Méditations
d’un humaniste communautaire, Luxembourg, 1967, 232 pages.
2
Sylvie Trausch-Schoder, La L.I.R. et son adaptation à la société
e
luxembourgeoise, in : 50 anniversaire 1961-2011 du Code fiscal,
Luxembourg, 2013, p. 72 et suivantes.
3
Loi du 7 août 1959 portant réforme de l’impôt sur le revenu des
personnes physiques et de l’impôt sur le revenu des collectivités,
Mémorial 1959, p. 853-858 ; annexes (barème), p. 859-893.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
d’impôt). Pour les années 1959 et 1960 il est introduit
un dégrèvement fiscal de 20% du prix d’achat (ou de
revient) sur amortissements nouveaux en matériel et
outillage productifs. Les avantages de la loi du 7 août
1959 sont régulièrement reconduits à chaque
échéance.
Dans la législation fiscale luxembourgeoise « il y a des
incidences fiscales qui empêchent le pouvoir
compétitif et pèsent sur notre économie, et qui en
raison de l’entrée dans le Marché Commun, réclament
des mesures immédiates. C’est l’objet propre de la
1
petite réforme fiscale ». La loi du 7 août 1959 n’a
donc pas comme objet une grande réforme fiscale,
mais une adaptation immédiate aux conditions de la
CEE. Par cette loi le Gouvernement entend « accentuer
la fonction économique de l’impôt au moment de la
2
mise en vigueur des traités européens ».
3
4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome
Rapprochons brièvement l’UEBL, le Benelux et le Traité
de Rome. A la fin de l’année 1918 le Luxembourg
dénonce le Zollverein, ce qui permet deux
constatations.
Le Luxembourg sort du champ d’influence de
la Mitteleuropa et se rapproche de l’Europe de
l’Ouest.
Pour éviter l’asphyxie économique le
Luxembourg est obligé de trouver un nouveau
partenaire économique : la Belgique n’a pas
été son choix. Les difficultés de démarrage de
7
l’UEBL ne doivent donc pas étonner.
L’UEBL est une union qui présente quelques
caractéristiques particulières.
4
•
La loi du 2 juin 1962, complétée par la loi du
5 août 1967, vise la modernisation des entreprises
industrielles et de services. Selon l’article 5 différentes
aides sont prévues : bonification d’intérêt, garantie de
l’Etat, subvention en capital, dégrèvement fiscal,
acquisition et aménagement de terrains et de
bâtiments.
5
Ces lois ont eu un impact considérable sur
6
l’économie luxembourgeoise : modernisation et
adaptation à la nouvelle donne économique. S’y
ajoute l’apparition de nouvelles entreprises étrangères
(notamment américaines). Le STATEC indique (dans la
dernière publication de la note précédente) une liste
de 39 entreprises installées au Luxembourg, avec objet
social, date de la constitution, début de la production,
capital social.
1
Projet de loi portant réforme de l’impôt sur le revenu … ; doc.
parl. 709 ; rapport de la commission spéciale (rapporteur Tony
Biever), p. 1781
2
Considérations générales du doc. parl. n° 709, p. 725.
3
Loi du 2 juin 1962 ayant pour but d’instaurer et de coordonner
des mesures en vue d’améliorer la structure générale et l’équilibre
régional de l’économie nationale et d’en stimuler l’expansion,
Mémorial 1962, p. 492-497 ; doc. parl. n° 853.
4
Loi du 5 août 1967 portant aménagement d’une aide fiscale
temporaire à l’investissement, Mémorial 1967, p. 848-850 ; doc.
parl. n° 1227.
•
Ce traité est lié au libre-échange, mais le tarif
douanier commun n’interdit nullement des droits
protectionnistes ; par exemple le Luxembourg protège
son agriculture, en position de faiblesse par rapport à
la Belgique. Il n’y a aucune « réglementation
8
commune du commerce extérieur ».
•
Le régime monétaire de l’UEBL est inédit ; il y
a un taux de change fixe entre les francs belge et
luxembourgeois : à vrai dire il n’y a pas d’union
monétaire. Le Luxembourg a suivi la dévaluation du
franc belge de 1926, mais pas celle de 1935 ; le
Luxembourg a décroché (1,25 francs belges contre un
9
franc luxembourgeois ).
10
•
L’union fiscale est limitée : « aucun
rapprochement n’est tenté en matière de fiscalité
directe ». Le budget commun ne dépasse guère les
droits de douane.
•
Le fonctionnement de l’UEBL repose
essentiellement sur les relations
11
intergouvernementales .
5
A l’époque on a couramment parlé de loi-cadre.
STATEC, La politique gouvernementale de reconversion et de
diversification industrielles, Luxembourg, 1967, 15 pages ; STATEC,
La politique gouvernementale de reconversion et de diversification
industrielles, Bilan d’ensemble et réalisations récentes,
Luxembourg, 1968, 30 pages ; STATEC, La politique
gouvernementale de reconversion et de diversification
industrielles, Bilan d’ensemble – Réalisations récentes – Projets,
Luxembourg, 1970, 36 pages.
6
Cahier économique 119
7
Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans l’UEBL, Luxembourg,
1972, 2e édition, 91 pages. Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui
s’effondre ? Paris, 2013, p. 182-187.
8
Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 183.
9
Ibid. p. 185.
10
11
Norbert von Kunitzki, op. cit. p. 27.
Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 185.
153
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
De fait « les politiques monétaire, budgétaire
et commerciale extérieure sont mal coordonnées entre
1
les deux partenaires, surtout en période de crise ».
Le Luxembourg n’a pas de Banque centrale, mais en
1983 – après la dévaluation déclenchée
unilatéralement par la Belgique (1982) et que le
Luxembourg a dû suivre – est créé l’Institut monétaire
luxembourgeois (IML), future Banque centrale
luxembourgeoise (1999).
Quel est l’impact de l’unification européenne sur
l’UEBL ? Celle-ci est bien renouvelée après cinquante
années d’existence, mais elle est lentement, mais
sûrement, vidée de ses compétences. Deux étapes sont
décisives. D’abord, le marché unique (ou marché
intérieur) est entré en vigueur en janvier 1993.
Ensuite, l’union monétaire de 1999 a épuisé
l’essentiel des attributions de l’UEBL.
Examinons brièvement l’influence du Benelux sur les
traités européens dans l’optique du Luxembourg.
Le Benelux a donné lieu à un vrai mythe, et ceci pour
2
trois raisons . « Benelux gilt als Motor der
europäischen Einigung, als Laboratorium für
Experimente und fungiert gleichzeitig als
Sicherheitsnetz für die drei Staaten, als Schutz gegen
eventuelle Rückschläge im Prozess der Europäischen
Integration ».
Caractérisons rapidement le Benelux dans l’optique
luxembourgeoise et par rapport au Traité de Rome.
•
Malgré les décisions au cours de la guerre
(octobre 1943 et septembre 1944), de créer une union
entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, ce
er
n’est qu’au 1 janvier 1948 qu’une union économique
(incomplète) est créée. Le 15 octobre 1949 une
esquisse d’union est dressée, aboutissant au 3 février
1958 au Traité Benelux (signé à La Haye), entré en
er
vigueur le 1 novembre 1960.
3
luxembourgeoise. Ecoutons Yves Carl : « Teilnahme an
der BENELUX-Union war ein wichtiger Bestandteil der
aktiven Auȕenpolitik des Groȕherzogtums : Sie
sicherte die Gleichberechtigung mit den
unmittelbaren Partnern. Im Zuge der BENELUXIntegration erhielt Luxemburg auch eine
gleichberechtigte Stimme in der BLWU (BelgischLuxemburgische Wirtschaftsunion) durch die
Unterschrift unter die BENELUX-Währungskonvention
und emanzipierte sich gegenüber Belgien. Zum ersten
Mal in seiner Geschichte war das Groȕherzogtum
einem Vertrag ohne politischen Zwang beigetreten ;
somit hatte es die Rolle des passiven Zuschauers auf
der internationalen Bühne verlassen ».
•
La notoriété internationale du Benelux est liée
au mémorandum élaboré par les trois ministres des
4
Affaires étrangères pour relancer l’Europe après
l’échec de la CED. Ce mémorandum est le point de
départ de cette relance européenne.
•
Le Luxembourg est le plus faible des Six ; en
cas de revers dans la construction européenne, le
5
Benelux joue le rôle de refuge. J. Bech a justifié à La
Haye en 1958 le maintien du Benelux malgré le Traité
de Rome. « Nous avons toujours aimé désigner le
Benelux comme le modèle et le précurseur d’une
intégration européenne plus large. […] Les traités
européens ne sont encore en ce moment qu’un départ,
l’inventaire pour ainsi dire de nos plans et de nos
espoirs, alors que le traité d’Union que nous signons
aujourd’hui est, avant tout, un aboutissement et la
condition de nos expériences ».
Pour le Luxembourg Benelux et Traité de Rome sont
complémentaires ; le premier est un « abri » en cas de
recul de la construction européenne.
6
Concluons avec Guy Schuller : « A aucun moment de
son histoire, le Luxembourg ne formait un territoire
douanier propre ».
•
La convention du 15 août 1949 est la dernière
que l’UEBL a signée avec les Pays-Bas. Dorénavant le
Luxembourg est un partenaire à part entière : dans ce
sens le Benelux est un moteur de la souveraineté
3
1
Ibid. p. 187.
2
Yves Carl, Die BENELUX-Staaten von den Römischen Verträgen
bis zum « Luxemburger Kompromiss » unter besonderer
Berücksichtigung der luxemburgischen Position, in : Michael
Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen Unionsbildung.
50 Jahre Römische Verträge 1957-2007, Wien·Köln·Weimar, 2009,
p. 307.
154
Ibid. p. 309.
Paul-Henri Spaak, Jan Willem Beyen et Joseph Bech.
5
Jacques F. Poos, Le Luxembourg dans le Marché commun,
Lausanne, 1961, p. 74.
6
Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992,
Luxembourg, mars 1994, p. 65 ; cahier économique n° 83 du
STATEC.
4
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4.3.5 Maastricht et ses conséquences
conjointement méthode communautaire et
coopération intergouvernementale ».
4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht
***
1
Une étape importante est l’Acte unique européen de
1986 : un pas réel sur la voie de l’union européenne. Il
s’agit en fait de la première grande modification du
traité de la CEE.
L’acte unique européen est signé en deux étapes.
D’abord, à Luxembourg il est signé le 17 février 1986
2
par neuf pays ; puis le 28 février à La Haye par le
Danemark, l’Italie et la Grèce. Ce traité entre en
er
vigueur le 1 juillet 1987. Son contenu peut être
ramassé en trois volets.
•
La création d’un vaste marché commun est au
cœur même de l’Acte unique. Le but visé est un espace
européen sans frontières internes : libre circulation
des marchandises, des personnes, des capitaux et des
services. Suppression et/ou réduction des frontières
douanières face au passage des personnes.
•
Des dispositions institutionnelles sont
devenues nécessaires du fait de la transition de 6 à
10, puis à 12 Etats membres. C’est une question
d’efficacité, par exemple quant au processus
décisionnel. Le principe de majorité qualifiée prend le
pas sur le principe de l’unanimité, difficile à appliquer
face à un nombre croissant d’Etats membres.
•
Le volet « cohésion économique et sociale »
est destiné à réduire les écarts de développement
entre pays et régions (par exemple entre Europe du
Nord et Europe du Sud).
3
Dans ce contexte Pierre Gerbet insiste sur un aspect
crucial : « L’acte unique donne à la Communauté la
capacité monétaire, c’est-à-dire la base juridique
nécessaire pour progresser vers l’union européenne et
monétaire, corollaire indispensable du grand marché
intérieur ».
Concluons avec le même auteur : « Le traité intitulé
Acte unique européen ne devait donc pas être
considéré comme un point d’aboutissement mais
comme un moyen de progresser en utilisant
1
Le terme unique signifie unifier et compléter les traités
européens précédents.
2
Allemagne, Belgique, Espagne, France, Islande, Grande-Bretagne,
Pays-Bas et Portugal.
3
Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 355 et p. 353.
Cahier économique 119
Le Conseil d’Etat, dans son avis du 26 juin 1986,
« approuve le projet de loi qui a été soumis pour avis »,
sur l’Acte unique, mais rend attentif, comme par le
passé, à des « difficultés de transferts de pouvoirs et
de compétences » vers des autorités supranationales.
4.3.5.2 Le Traité de Maastricht
4
Le Traité de Maastricht – ou Traité sur l’Union
européenne – est un ensemble étendu, touffu,
indigeste de plus de 300 articles, complétés par 17
protocoles et 33 déclarations. Ce traité modifie les
traités antérieurs (CECA, CEE et Acte unique).
La présentation du nouveau traité laisse à désirer dans
le sens que les seules modifications sont reprises ; la
compréhension du texte en est rendue difficile. Cet
aspect formel (bureaucratique) s’ajoute à la
complexité du Traité résultant des compromis
indispensables liés à deux tendances opposées :
approche supranationale, approche
intergouvernementale. Dans un tel contexte on
comprend que la population n’a pas réservé un accueil
enthousiaste à ce traité. Voilà qui est d’autant plus
regrettable que le Traité de Maastricht est, après
l’échec de la CED en 1954, le traité qui apporte pour
la première fois de grands changements politiques. Le
Traité CEE a surtout une résonnance économique.
5
Le traité de Maastricht est axé sur trois « piliers ».
Premier pilier
Il s’agit du Traité sur l’Union européenne : Union
européenne, qui va au-delà du domaine économique,
et remplace la CEE, qui comme son nom l’indique se
concentre sur l’économique ; la CECA et l’Euratom.
4
Pour le texte du Traité Maastricht voir : Office des publications
officielles des Communautés européennes, Traité sur l’Union
européenne, Luxembourg, 1992, 253 pages. Ou bien Projet de loi
portant approbation du Traité sur l’Union Européenne et de l’Acte
finale, signés à Maastricht, le 7 février 1992 ; projet de loi n°
3601, déposé à la Chambre des Députés le 9 mars 1992, 170
pages.
5
B. Alomar, S. Daziano, T. Lambert, J. Sorin, Grandes questions
européennes, op. cit. p. 360 et suivantes.
155
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Deuxième pilier
Ce pilier est lié aux dispositions concernant la
politique étrangère et la sécurité commune.
Troisième pilier
L’instauration de la monnaie unique a nécessité de
nombreux changements institutionnels. Un système de
banques centrales (SEBC) est constitué avec une
Banque Centrale européenne (BCE). « Le SEBC est
composée de la BCE et des banques centrales
nationales » (art. 106). « L’objectif principal du SEBC
est de maintenir la stabilité des prix » (art. 105).
Cette fois les dispositions relatives à la coopération
policière et judiciaire en matière pénale sont visées.
Le passage à la monnaie unique se fait en trois étapes.
Remarque : le premier pilier relève de la procédure
communautaire, les deux autres relèvent de la
procédure intergouvernementale.
• La première, dès le milieu des années 1990, prévoit
la libre circulation des capitaux et la convergence de
la politique macroéconomique.
La politique économique et monétaire, relevant du
1
premier pilier, est une innovation de taille du Traité ,
car c’est la marche vers l’Union économique et
monétaire, avec comme finalité la monnaie commune,
l’euro. Selon l’article 2 du Traité on a : « La
Communauté a pour mission, par l’établissement d’un
marché commun et d’une union économique et
monétaire … de promouvoir un développement
2
harmonieux ». En 1988 le comité Delors prévoit la
mise en place de la monnaie unique, au plus tard en
1999.
• La seconde, depuis le 1 janvier 1994, est la phase
transitoire liée à la réalisation des critères de
convergence.
er
3
Cinq conditions , dites de convergence, doivent être
remplies pour passer à monnaie unique.
•
•
•
•
•
Déficit public inférieur à 3% du PIB.
Dette publique inférieure à 60% du PIB.
Un taux d’inflation qui ne peut dépasser de
plus de 1,5% la moyenne des trois meilleures
performances de l’Union.
Le taux d’intérêt à long terme ne peut
dépasser de plus de 2% la moyenne des trois
taux les plus faibles.
Au cours des deux années précédant l’entrée
dans la nouvelle monnaie, le respect des
marges de fluctuation du SME doit être
observé.
A la vue de ces critères 11 pays ont été sélectionnés,
mais avec parfois une interprétation très souple ; par
exemple l’Italie présente une dette publique de 115%
du PIB (au lieu de 60%). Les 60% ne sont pas
considérés comme un couperet, la tendance à
l’amélioration est prise en compte (cf. art. 104c).
1
2
Voir doc. parl. n° 3601, p. 44 et suivantes.
Ibid. p. 35.
3
Voir par exemple une présentation ramassée de Jean-Paul Piriou,
Lexique de sciences économiques et sociales, Paris, 2003, p. 33.
156
• la troisième étape consacre l’avènement de la
er
monnaie unique, l’euro, au 1 janvier 1999.
Installation des banques centrales européennes,
indépendantes de leur Gouvernement.
4.3.5.3 Le plan Werner
Si l’on aborde le Traité de Maastricht, l’étude du plan
Werner est incontournable, même s’il a finalement
échoué. Il est en effet la première tentative visant une
monnaie unique.
er
e
Au sommet de La Haye (1 et 2 décembre 1969) deux
possibilités d’approfondissement communautaire se
présentent.
•
•
Le processus économique est pratiqué depuis
l’échec de la CED en 1954 (cf. 4.3.4.1).
Le processus politique est visé. A la suite des
difficultés de la livre, de la dévaluation du
franc français (cf. événements de mai 1968),
de la réévaluation du mark allemand, la voie
de l’union économique et monétaire est
empruntée. C’est aussi un moyen de
consolider l’union douanière et d’éviter
d’autres turbulences monétaires.
Au sommet de La Haye le Conseil de la CE charge
Pierre Werner de présenter des propositions en vue
d’une intégration plus large, notamment en matière
monétaire.
Pierre Werner délaisse l’approche théorique abstraite
au profit d’une démarche pragmatique. « Le groupe
(Werner) n’a pas cherché à construire dans l’abstrait
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
un système idéal ». A ce propos écoutons Pierre
2
Werner (dans ses mémoires) : « Mon européisme était
plutôt d’action que de doctrine ». Il se rapproche de
3
Robert Schuman : « L’Europe ne se fera pas d’un coup,
ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par
des réalisations concrètes créant une solidarité de
fait ». La réalisation concrète c’est la création d’une
monnaie unique, déclenchant une solidarité de fait.
Le comité (ou groupe) Werner fait preuve de souplesse
pragmatique dans sa méthode de travail : un point de
départ et un point d’arrivée. Au point de départ se
situe une problématique centrale de l’intégration
4
européenne des Six que le plan Werner a bien mis en
évidence : « L’interpénétration croissante des
économies a entraîné l’affaiblissement de l’autonomie
des politiques conjoncturelles nationales. La maîtrise
de la politique économique est devenue d’autant plus
difficile que cette perte d’autonomie au niveau
national n’a pas sa contrepartie dans l’instauration de
politiques communautaires ».
Les points suivants caractérisent la situation de
l’époque et indiquent en même temps les
améliorations à effectuer.
•
Harmoniser efficacement les politiques
économiques (par exemple fixer des objectifs
quantitatifs).
•
Libéraliser davantage les mouvements de
capitaux.
•
Manque de coordination (suffisante) dans les
domaines économique et monétaire. A cette situation
correspond une interdépendance croissante des
économies (industrielles à l’époque) des Six. Une étape
de départ, préalable et indispensable à davantage
d’intégration est toute tracée : « harmonisation des
politiques économiques et monétaires ».
Le point d’arrivée est une union économique et
monétaire qui exige la réalisation de réformes
5
substantielles. Résumons .
•
Le centre de gravité évolue vers la
centralisation de la politique monétaire, « qu’il s’agisse
de la liquidité, des taux d’intérêt, des interventions sur
le marché des changes, la gestion des réserves ou de
la fixation des parités de change vis-à-vis du monde
extérieur ».
•
Non moins important est la politique
budgétaire, « dont la gestion harmonieuse constituera
un facteur essentiel de cohésion de l’union ». Ce qui
importe c’est « la variation du volume des budgets, de
l’ampleur du solde et des modes de financement du
déficit ou de l’utilisation des surplus éventuels ».
•
L’harmonisation fiscale est une autre
préoccupation, « notamment en ce qui concerne la
taxe sur la valeur ajoutée, les impôts susceptibles
d’exercer une influence sur les mouvements de
capitaux et certaines accises ».
•
La libre circulation des personnes n’est pas
encore assurée de façon satisfaisante.
•
Il faut supprimer tous les obstacles de
manière à « aboutir à un véritable marché commun
des capitaux sans distorsions ».
•
Combattre les mouvements spéculatifs de
capitaux.
•
Une politique structurelle et régionale
« permettra d’éliminer les distorsions de concurrence ».
•
Dans les domaines de politique régionale et
des transports les réalisations restent modestes.
•
Des réformes institutionnelles sont
nécessaires, car il y a évidemment « création ou (la)
transformation d’un certain nombre d’organes
communautaires ». Une création institutionnelle est
essentielle : « un centre de décision pour la politique
économique, un système communautaire des banques
centrales ». Un tel centre de décision pour la politique
monétaire doit fonctionner de manière indépendante.
1
Conseil – Commission des Communautés européennes, Rapport
au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes
de l’Union Economique Monétaire dans la Communauté, Rapport
Werner (texte intégral), in : Supplément au Bulletin 11 – 1970 des
Communautés européennes, Luxembourg, 8 octobre 1970, p. 9.
2
Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens –
Evolutions et souvenirs, 1945-1985, tome II, Luxembourg, 1991, p.
167.
3
4
Déclaration de Robert Schuman le 9 mai 1950.
Rapport Werner, 1970, op. cit. p. 8.
Cahier économique 119
Que ces éléments suscitent des problèmes politiques,
est évident. D’ailleurs, des modifications du Traité de
Rome sont inévitables.
5
Les citations proviennent du rapport Werner, op. cit. p. 10-14.
157
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
***
Notons le passage le plus « dangereux » du rapport
Werner. « Dans une telle union, seule importe la
balance des paiements globale de la Communauté visà-vis du monde extérieur. L’équilibre au sein de la
Communauté sera à ce stade réalisé, comme à
l’intérieur d’un territoire national, grâce à la mobilité
des facteurs de production et aux transferts financiers
des secteurs public et privé ».
le Fonds européen de coopération monétaire
(FECOM) ; son but est d’intervenir sur le marché aux
fins de réduire les fluctuations monétaires et garantir
une certaine cohésion monétaire parmi les Six.
La dernière étape n’a jamais été abordée, car le plan
Werner s’est enlisé au cours de la deuxième étape. La
troisième aurait dû voir instaurée l’union économique
et monétaire.
***
A l’intérieur du territoire communautaire aucune
dévaluation dans un pays n’est possible : l’équilibre
doit se faire à travers les facteurs de production. En
fait, l’équilibre est surtout visé par le canal du facteur
travail, qui joue le rôle de variable d’ajustement. Cette
situation est actuellement celle qui prévaut dans une
partie au moins de l’Union. En d’autres mots, un des
défauts majeurs de l’unification européenne est
inhérent au rapport Werner. D’ailleurs, ce défaut
remonte déjà au rapport Spaak (cf. 4.3.4.2.).
Nous venons de relever que ce rapport parle
d’harmonisation fiscale : « une suppression progressive
et complète des frontières fiscales dans la
1
communauté ». Dans ce contexte et selon Pierre
2
Jaans « ce fut un coup de chance pour le
Luxembourg que la place financière encore
balbutiante en 1971 n’ait pas été éliminée par une
marche vers l’union monétaire telle qu’elle avait été
programmée par le Plan Werner ».
***
Le plan Werner prévoit trois étapes ; résumons.
La première doit se dérouler sur trois ans, à partir du
er
1 juin 1971. Elle peut être ramassée en deux
dispositions au niveau des Six. La politique
d’harmonisation économique à l‘intérieur
communautaire pour réduire les niveaux de
développement économique. La seconde disposition
est liée à la monnaie : resserrer l’amplitude des
fluctuations monétaires dans les Etats membres, pour
aboutir à des limites stables.
Résumons à l’extrême le plan Werner.
•
Un but général est de préserver les Six de
l’instabilité financière.
•
Un autre but visé est la création d’un centre
de décision lié à la politique économique
communautaire ; par exemple coordonner les
politiques budgétaires des Six. La convergence
progressive des politiques économiques est ciblée.
•
Enfin, le plan Werner présente un aspect
inédit : une démocratisation des institutions
communautaires. Ainsi, le centre de décision serait
responsable devant le Parlement européen doté d’un
mode d’élection démocratique.
•
Pour assurer l’union économique et
monétaire, « il importe d’associer les partenaires
sociaux à la préparation de la politique économique
communautaire » ; de plus il faut « une consultation
systématique et continue » avec ces partenaires
3
sociaux .
Relevons un avertissement – toujours valable –
4
prononcé par le rapport Werner : « … l’unification
économique et monétaire est un processus irréversible
dans lequel il convient de s’engager avec la ferme
volonté de le mener en acceptant toutes les
implications qu’il comporte sur les plans économique
et politique ». En d’autres mots, il faut soigneusement
préparer l’union économique et monétaire, car il est
difficile d’en sortir. Ainsi, sortir de l’euro peut se
révéler plus coûteux que d’y rester.
La deuxième étape cherche à approfondir la première,
et ceci avec davantage de contrainte. En 1973 est créé
***
1
Rapport Werner, op. cit. p. 20.
Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la
Belgique – Rétrospection, bilan et éloge posthume, in : Actes de la
Section des sciences morales et politiques de l’Institut GrandDucal, Luxembourg, 2013, vol. XVI, p. 161.
2
158
3
4
Rapport Werner, op. cit. p. 13 et p. 19.
Rapport Werner, op. cit. p. 14-15.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Quelles sont les raisons de l’échec du plan Werner ?
•
La première grande raison de son échec est
liée aux désaccords entre les Six. Le refus par la
Bundesbank a probablement été décisif : elle « était
1
hostile à l’idée d’une monnaie européenne ».
•
Une autre cause d’échec plus générale est en
relation avec les désordres monétaires des années
1970 (dévaluations et réévaluations). S’y ajoute la
rupture unilatérale par les Etats-Unis le 15 août 1971
de la convertibilité des dollars en or : c’est l’abandon
des accords de Bretton Woods de juillet 1944.
•
Enfin, intervient l’inflation des années 1970,
aggravant les troubles monétaires. S’y ajoute le choc
pétrolier de 1973.
monnaie : système européen de banques centrales
(SEBC), dont la marque essentielle est l’indépendance.
Le comité Werner se compose de 14 personnes (moitié
membres titulaires, moitié membres suppléants), dont
l’origine est bien plus diversifié (seulement deux
5
banquiers centraux). Voilà qui entraîne un rapport
plus différencié que celui de Delors, représentant
surtout, sinon exclusivement, le domaine monétaire.
Par opposition au rapport Delors, le rapport Werner
garde des aspects démocratiques (par exemple
responsabilité devant le parlement européen) et
sociaux (par exemple consultation permanente des
partenaires sociaux). Dans ce contexte « Pierre Werner
propose (ensuite), lors du Conseil du 9 juillet 1970, de
consulter les partenaires sociaux en cas de décision
6
monétaire importante ».
7
Deux observations peuvent être adressées au rapport
Werner.
Le rapport Delors s’est appuyé, au moins
partiellement, sur le rapport Werner, bien que
les deux rapports présentent des différences
non négligeables.
2
Selon Robert Salais « du rapport Werner
subsistera le serpent monétaire qui naît dans
les années 1970, auquel succède le Système
monétaire européen (SME) dans les années
1980 ».
Selon Robert Salais ces « audaces démocratiques
furent soigneusement oubliées par le rapport Delors
de 1988 ». Les vingt années qui séparent les deux
rapports voient un changement de paradigme
économique. En 1970 le déclin du keynésianisme est
pleinement amorcé ; une vingtaine d’années plus tard
c’est l’ère du néolibéralisme qui règne. Dans ce
contexte Karl Otto Pöhl (Bundesbank), membre du
comité Delors, se déclare opposé à la nouvelle
monnaie. Le chancelier Kohl passe toutefois outre. On
dit que l’abandon du mark allemand est le prix à payer
pour la réunification allemande.
8
Etablissons une comparaison rapide entre rapport
Werner (1970) et rapport Delors (1989).
Ecoutons Frédéric Allemand : « la crise provoque
l’obsolescence des prémisses sur lesquelles repose le
plan initial. En revanche, sur le fond, le rapport
Werner se distingue par sa clairvoyance et sa très
grande modernité ».
Retenons d’emblée que le rapport Delors, axé sur la
monnaie, est bien plus technique que le rapport
Werner.
Concluons rapidement : le rapport Werner a un aspect
ordolibéral, le rapport Delors exprime une approche
néolibérale.
***
3
Une différence , aux conséquences graves, se situe
4
dans la composition des deux comités. Le comité
Delors comprend 17 personnes, dont quatre seulement
ne sont pas des banquiers centraux. Leurs travaux
sont orientés principalement vers la nouvelle
1
Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253.
2
Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253.
Frédéric Clavert (historien), Plan Werner et plan Delors : les nondits d’une comparaison, Internet, 2013, 5 pages. Notons un
ouvrage remarquable de cet auteur : Hjalmar Schacht, financier et
diplomate (1930-1950), Bruxelles, 2009, 473 pages.
4
Selon le Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE),
Sanem, Grand-Duché de Luxembourg.
3
Cahier économique 119
***
5
Dont Hans Tietmeyer, futur président de la Bundesbank dans les
années 1990.
6
Elena Danescu, Une relecture du plan Werner de 1970 à la
lumière des archives familiales Pierre Werner, projet de recherche
CVCE « Pierre Werner et l’Europe », Luxembourg, 2011, p. 13.
7
Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253.
8
Frédéric Allemand (maître de conférences à l’Institut d’études
politiques de Paris, chercheur au CVCE, Luxembourg), Crise de la
zone euro : modernité du plan Werner (1970), in : futuribles –
analyse et prospective, Paris, février 2012, n° 382, p. 71.
159
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
menacés par la politique extérieure de la
Russie et de ce fait risquent de se tourner
davantage vers l’Allemagne du point de vue
économique et vers les Etats-Unis du point de
vue défense.
France et Allemagne ont deux approches économiques
différentes. Résumons.
•
•
La France préfère Keynes à Schumpeter : la
dette publique est destinée à faire
(re)démarrer l’appareil économique,
dégageant les moyens nécessaires au
remboursement de cette dette. La
« destruction créatrice » de Schumpeter y est
confrontée à un certain scepticisme.
L’Allemagne fédérale donne la préférence à
l’ordolibéralisme. En d’autres mots elle se
réfère au « trio » : industrie – exportations –
consensus social.
Quant à l’Europe, les conceptions de la France et de
l’Allemagne ne sont pas moins nuancées.
•
•
•
L’Allemagne a vu dans l’Europe un moyen de
revenir sur la scène internationale et de
permettre la renaissance de son économie.
Pour la France l’Europe est un « jardin à la
française », où elle s’occupe de la politique
étrangère de l’Europe unifiée et où elle fait
(par exemple Traité de Paris) ou défait
l’Europe (par exemple CED, politique de la
« chaise vide » 1965/66, le non à l’adhésion de
la Grande-Bretagne en 1963 et en 1967).
Cette attitude française a définitivement
échoué sous l’impact de deux événements : la
réunification allemande et les nouvelles
adhésions en 2004.
Après la Seconde guerre mondiale l’Allemagne
est séparée en deux Etats. L’Allemagne de
l’Ouest se considère comme une formation
non complète et de ce fait n’a aucune
réticence à s’intégrer dans une Europe unie.
La chute du Mur, « un symbole du désespoir
1
communiste », change la donne.
L’Allemagne fédérale actuelle est moins
orientée vers l’Europe de l’Ouest que celle
d’avant 1989, car la nécessité d’une
intégration européenne est beaucoup moins
prononcée. Par ailleurs, l’absorption de
l’Allemagne de l’Est (RDA) par l’Allemagne
fédérale a notablement transformée celle-ci.
L’Allemagne est devenue un aimant
économique vis-à-vis de la Mitteleuropa.
Actuellement, des pays de celle-ci se sentent
4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht
D’emblée, présentons trois avantages dont le
Luxembourg peut profiter, à la suite de l’introduction
de la monnaie unique.
•
Les pays membres des communautés
européennes sont appelés à perdre une partie de leur
souveraineté, notamment monétaire, au profit du
supranational. Pour des pays comme la France et
l’Allemagne cette perte de souveraineté monétaire
pose problème. Par contre, pour le Luxembourg c’est
plutôt l’inverse qui se produit, car notre pays n’a
jamais disposé d’une souveraineté monétaire
complète. Le Luxembourg sera doté d’une banque
centrale, à l’image des autres pays.
2
Ecoutons le Conseil d’Etat quant à la position du
Luxembourg vis-à-vis de Maastricht : « Pour le
Luxembourg, l’abandon du franc luxembourgeois pour
l’écu sera sans doute moins dramatique, notre pays
n’ayant jamais connu une autonomie monétaire
entière. D’aucuns considèrent même que l’écu pourrait
constituer un filet de sauvetage intéressant dans la
mesure où les querelles institutionnelles en Belgique
grèveraient la stabilité du franc belge ».
•
Voilà qui nous mène directement au deuxième
avantage. L’introduction de l’euro rompt le lien de
dépendance monétaire vis-à-vis de la Belgique. Le
franc belge, exposé aux querelles linguistiques, aurait
pu vaciller sous la pression de la spéculation
internationale ; un éclatement de la Belgique n’est
d’ailleurs pas exclu.
Toutefois l’UEBL a bien fonctionné, une fois les
difficultés de démarrage surmontées (années
3
1920/30). Pierre Jaans l’a bien exposé : même la
dévaluation inopinée de 1982 par la Belgique sans en
avertir le Luxembourg, a été bénéfique aux
exportations luxembourgeoises, notamment
sidérurgiques.
2
1
Göran Therborn (sociologue), Les sociétés d’Europe du XXe au XXIe
siècle – La fin de la modernité européenne ? Paris, 2009, p. 352.
Traduit de l’anglais par Mathieu Zagrodzki.
160
Projet de loi portant approbation du Traité sur l’Union
1
Européenne et de l’Acte final, doc. parl. n° 3601 , p. 16.
3
Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la
Belgique – Rétrospective, Bilan et éloge posthume, op. cit. 15
pages.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
Enfin, tous les Luxembourgeois profitent
directement de l’introduction de la monnaie unique.
Les dimensions du pays sont telles que partout on y
reste en « zone frontalière ». En d’autres mots, les
Luxembourgeois ont un avantage pratique immédiat :
en se déplaçant au-delà de la frontière ils ne sont pas
soumis au change. Le monde du commerce de la
Grande région en profite lui aussi : une simplification
appréciable. Et encore : pensons aux étudiants
luxembourgeois effectuant des études dans les pays
voisins.
1
La Commission spéciale de la Chambre des députés
(« Traité de Maastricht ») constate que la devise belgoluxembourgeoise a été, au cours de l’année 1991
« une des monnaies les plus fortes du S.M.E ». Ceci est
lié à des mesures prises par notre partenaire belge
dans le domaine monétaire (par exemple « diminution
du précompte mobilier, décision de lier le franc au
DM »), ce qui a pour effet d’attirer des investisseurs.
Quelle est la position du Luxembourg par rapport aux
critères de convergence ? « La marge de manœuvre en
matière d’endettement total est encore très
confortable. En revanche (…) elle l’est beaucoup moins
en ce qui concerne les déficits publics ».
« En ce qui concerne (…) la stabilité des prix et celle
du taux de change de sa monnaie, tout comme le
niveau des taux d’intérêt à long terme, notre pays se
classe (…) parmi les pays-modèles de la
Communauté ». Ce que la Commission spéciale
redoute, c’est un dérapage des finances publiques à
l’avenir.
Toujours selon cette commission le Grand-Duché « n’a
jamais vraiment été associé au pouvoir monétaire de
la Banque Nationale de Belgique » et il « est le seul
pays parmi les Douze à voir son pouvoir monétaire
s’accroître au sein de l’UEM ».
2
Le Conseil économique et social (CES), dans son avis
er
du 1 avril 1992, note « que ces critères sont
exigeants et a priori aucun Etat membre, quelle que
soit sa situation actuelle, ne saurait se prévaloir d’un
ticket d’entrée acquis d’office ». Et encore : « Pour le
Luxembourg, il s’agira essentiellement de surveiller les
performances en matière de prix et en matière
budgétaire ».
3
Ecoutons une dernière fois le Conseil d’Etat : « Pour le
Luxembourg, ce grand projet présente plus
d’avantages que de risques ou de contraintes. En effet,
notre économie se trouvera insérée dans un cadre
monétaire élargi et qui reconnaîtra mieux que par le
passé notre droit de participer au pouvoir monétaire,
même si ce pouvoir restera très relatif, compte tenue
de la taille de notre pays ».
4.3.5.5 Quelques mots de conclusion
Ce n’est pas ici ni l’endroit ni le moment de retracer
l’histoire de l’unification européenne ; la littérature à
ce sujet est très vaste. Nous avons présenté les traités
fondateurs de l’Europe unie (traités de Paris, de
Rome) ; le Traité de Maastricht a été évoqué.
Maastricht a été un moment fort : l’introduction de la
monnaie unique. A chaque fois le contexte
luxembourgeois est présenté. En fait, l’unification
européenne est effectuée par le canal de sept traités
(cf. annexe 4.6.2.). Le Traité de Lisbonne, dernier en
4
date (2008) « synthétise les précédents traités ».
Les fondateurs de l’unification européenne sont
ordolibéraux (cf. 3.1.4.) ; actuellement cette Europe
semble devenue « allemande ». Jean-Michel
5
Quatrepoint parle de trois empires : les Etats-Unis, la
Chine et l’Allemagne. Dans ce dernier pays
l’ordolibéralisme a réussi en grande partie, parce que
ce modèle a tenu compte de l’état de la société, de
son histoire. Appliquer le néolibéralisme sans ces
précautions, comme la France l’a largement pratiqué,
ne peut mener qu’à de sérieuses difficultés. D’ailleurs,
l’Union monétaire pourrait-elle fonctionner, si tous
ses pays membres appliquaient l’ordolibéralisme ?
L’Union monétaire est une construction sui generis : il
n’existe actuellement aucun modèle lui applicable.
Cette union n’est ni un Etat, ni un ensemble d’Etats
jouissant chacun de toute sa souveraineté. Le modèle
économique d’une telle construction reste à créer.
3
1
1
Doc. parl. 3601 . Jean Asselborn (actuellement ministre des
Affaires étrangères) est le président de la Commission spéciale. Les
citations proviennent de ce document.
2
CES, Evolution économique, financière et sociale du pays, 1992,
in : Avis sur la situation économique, financière et sociale du pays,
période 1991-1995, p. 137.
Cahier économique 119
1
Doc. parl. n° 3601 , p. 20.
4
Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de
Strasbourg), Comprendre le débat européen – Petit guide à l’usage
des citoyens qui ne croient plus à l’Europe, Paris, 2014, p. 20.
5
Jean-Michel Quatrepoint, Les choc des empires – Etats-Unis,
Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? Paris, 2014,
265 pages.
161
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Ulrich Beck propose quelques principes à observer par
les différents Etats membres de l’Union.
er
1 principe : la fairness
L’Union a créé des relations de dépendance et
d’obligations entre les différents pays membres. Il
importe que celles-ci soient perçues comme justes par
ces pays. Ainsi, l’Allemagne conteste l’existence de la
place financière de Luxembourg. En fait, des mesures
prises par ce puissant voisin étaient à la base de cette
place financière. Ainsi, la Bundesbank avait imposé à
ses banques des réserves non rémunérées, avec la
conséquence que des banques allemandes prirent le
chemin du Luxembourg pour échapper à cette charge.
S’y ajoutait une retenue à la source sur les intérêts.
e
2 principe : un juste équilibre entre Etats
Il s’agit de protéger les petits Etats de l’Union contre
les grands et puissants. Le Luxembourg n’est pas seul
dans une telle situation. La manière dont les grands
traitent les petits est un signe de l’apaisement ou non
des relations entre les Etats membres.
e
3 principe : la conciliation entre Etats
L’Union est caractérisée par des cultures, des
économies, des démocraties variées. Il s’agit de les
concilier : en d’autres mots les grands doivent
respecter les petits.
e
4 principe : Eviter l’exploitation
A cet égard des verrous institutionnels doivent
protéger les faibles vis-à-vis des forts. En priorité
l’Allemagne est concernée, car sa domination
économique est évidente. Est-ce que les traités
protègent les petits Etats contre les abus des grands ?
ernsthaft der Frage nachzugehen, ob das, was vom
Grundgesetz her verboten ist, geboten sein könnte, um
den Euro, die Europäische Union (…) vor dem
Zusammenbruch zu bewahren ». Et encore : « Wer die
Gefahr, die Europa droht, ignoriert oder kleinredet, um
den grundgesetzlich geregelten Zustand in Marmor zu
meiȕeln, macht es sich zu einfach ». Et finalement
Ulrich Beck note « daȕ die Nationalstaatsothodoxen
sich in die Grauzone einer illegitimen Legalität
begeben, weil sie zwar das nationalstaatliche
(Verfassungs-)Recht auf ihrer Seite wissen, während
sie keine Antwort auf die Gefährdung Europas
haben ».
3
Le professeur Dani Rodrik a bien formulé à la fois le
succès et les difficultés du making Europe. Ecoutonsle : « For all its teething problems, Europe should be
viewed as a great success considering its progress
down the path of institution building. For the rest of
the world, however, its remains a cautionary tale. The
European Union demonstrates the difficulties of
achieving a political union robust enough to underpin
deep economic integration even among a
comparatively small number of like-minded countries.
(…) The European Union proves that transnational
democratic governance is workable, but its experience
also lays bare the demanding requirements of such
governance. »
4.4 Le Luxembourg et la mondialisation
Une définition de la mondialisation aboutit le plus
souvent à une description longue et débordante.
Retenons une définition concise : « La mondialisation
est un processus par lequel la production et les
échanges tendent à s’affranchir des contraintes
4
imposées par les frontières et la distance ». Et
encore : « … le terme mondialisation s’est imposé
pour désigner le processus d’interdépendance
croissante des économies nationales et la constitution
***
Un point fort du Conseil d’Etat a été l’analyse de
compatibilité de la constitution luxembourgeoise avec
2
les Traités européens. Selon Ulrich Beck une telle
attitude est « charakteristisch für die Argumentation
der Nationalstaatsorthodoxen ». Du même auteur :
« … was vom Grundgesetz her verboten ist, ohne
1
Ulrich Beck, Das deutsche Europa, Berlin, 2012, p. 56-57. Voir
aussi : Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un Empire européen,
Paris, 2007 (2004). Traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo.
2
Ulrich Beck, 2012, op. cit. p. 34-35.
162
3
Dani Rodrik (Professor of Social Science at the Institute for
Advanced Study in Princeton), The Globalization Paradox – Why
Global Markets, States, and Democracy Can’t Coexist, Oxford (UK),
2011, p. 220. A titre d’information retenons une traduction
allemande : D. Rodrik, Das Globalisierunsparadox, Die Demokratie
und die Zukunft der Weltwirtschaft, Munich, 2011, 416 pages.
Traduit de l’anglais par Karl Heinz Siber.
4
P. Bezbakh et S. Gherardi, Dictionnaire de l’économie, op. cit. p.
38. Le phénomène mondialisation y est décrit de la page 385 à la
page 388.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
d’un espace économique mondial de plus en plus
1
intégré ».
2
Ecoutons l’approche de Guy Schuller . « Globalisation
et mondialisation sont les termes de référence phare
e
de la fin du XX siècle. Il est surprenant de constater
que ce terme jouit désormais d’une notoriété qui n’a
d’égale que son manque de spécificité et de
précision ».
Et encore du même auteur : « Rarement de nouvelles
notions ne furent si rapidement propagées et si
fréquemment utilisées en dépit – ou peut-être à cause
– de l’absence d’une définition claire et unanimement
acceptée ».
En fait, il y a deux mondialisations, celle de 1870 à
1914 et celle dans laquelle nous vivons actuellement.
4.4.1 Première mondialisation
La première mondialisation se situe dans les années
1870 à 1914, bien qu’à l’époque ce terme ne soit pas
utilisé. Mais on peut légitimement parler de
mondialisation, parce que les échanges internationaux
ont pris une dimension déterminante : « … les
marchés extérieurs y déterminent de plus en plus les
prix, c’est-à-dire la distribution des ressources et des
3
revenus ».
Quatre facteurs clé sont intervenus.
•
L’extension considérable du commerce
international
L’industrialisation de l’Allemagne et des Etats-Unis y a
largement contribué, tandis que les pays qui ont
terminé leur industrialisation (l’Angleterre, la
Belgique) vendent depuis longtemps leurs produits
dans le monde entier.
la France plonge dans le protectionnisme avec les
4
fameux tarifs Méline : en fait un large système
protectionniste en faveur des agriculteurs. Selon
5
Augé-Labiré , J. Méline a su « se faire reconnaître par
les agriculteurs comme leur bienfaiteur dévoué ».
Réputé père du protectionnisme agricole, grand
spécialiste des questions agricoles, il s’est beaucoup
démené pour l’agriculture française. Toutefois, par son
attitude protectionniste, il a freiné la modernisation
de l’agriculture française et sa nécessaire adaptation à
un monde qui change.
Malgré Méline le commerce international de la France
a augmenté au cours de cette période, et ceci en
relation – entre autres – avec l’importation de
matières premières et avec le commerce colonial.
•
Les mouvements migratoires
e
La croissance démographique en Europe au 19 siècle
6
pousse à la migration ; par exemple de l’Italie vers la
7
France , à la natalité déclinante, et vers le
8
Luxembourg ; de la Russie et de la Pologne vers
e
l’ouest. Le 19 siècle est relativement ouvert aux
migrations transfrontalières. Voilà un instrument
puissant de la première mondialisation. Ce n’est qu’au
e
20 siècle que les frontières se ferment
progressivement.
•
L’intervention de l’Etat
L’Etat-nation devient la forme dominante en Europe, à
e
partir de la seconde moitié du 19 siècle. En d’autres
mots, les Etats gardent leur marge de manœuvre et les
frontières restent un puissant moyen de régulation des
flux économiques.
Au Luxembourg l’Etat est intervenu à deux niveaux: il
favorise la mise en place des chemins de fer (cf.
emprunts) ; il « nationalise » les richesses du sous-sol
4
Sous le Second Empire la France a basculé dans le
libre-échange, surtout au profit de l’industrie. En 1892
1
A. Beitone, A. Cazorla et alii, Dictionnaire des sciences
économiques, op. cit. p. 322. Le phénomène mondialisation y est
décrit de la page 322 à la page 328 ; y comprise une bibliographie
ramassée.
2
Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à la
globalisation – Is small beautiful in the global village ? in : Actes
de la Section des sciences morales et politiques, Vol. V, 2000, p.
178.
3
Suzanne Berger (MIT – Etats-Unis), Notre première
mondialisation, Paris, 2003, p. 17.
Cahier économique 119
Du nom de Jules Méline (1838-1925), député, sénateur, ministre,
président de l’Assemblée nationale, président du Conseil. Pour une
information rapide voir Pierre Bezbakh (université Paris-Dauphine),
Jules Méline, chantre du protectionnisme, in : Le Monde (Eco &
Entreprise) du 30 août 2014.
5
Michel Augé-Labiré, La Révolution agricole, Paris, 1955, p. 195.
Retenons que J. Méline est avocat, mais pas agriculteur.
6
Voir par exemple Catherine Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les
frontières ? Paris, 1999, 116 pages. Voir aussi du même auteur :
Les nouvelles migrations – Lieux, hommes, politiques, Paris, 2013,
201 pages.
7
Philippe Dewitte, Deux siècles d’immigration en France, Paris, (La
Documentation Française), 2003, 128 pages.
8
Voir Cahier économique n° 113 du STATEC, op. cit. p. 66 et
suivantes.
163
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
(système de concessions autorisant l’exploitation
minière).
4.4.1.1 Jaurès , le protectionnisme et le libreéchange
•
Jules Méline a été un partisan convaincu du
2
protectionnisme. Jean Jaurès , bien qu’adversaire du
libre-échange, a une approche nuancée sur le
problème. Ecoutons-le : « Je déclare que je ne suis pas
un ennemi du régime protecteur ; non seulement je
reconnais avec beaucoup de mes collègues qu’il peut
être bon à certaines heures de déroger aux principes
du libre-échange, mais j’ai la conviction absolue que
la protection, … répond aux exigences de l’idée
démocratique ». Et encore, la doctrine protectionniste
« affirme le droit et le devoir du gouvernement
d’intervenir dans la distribution, dans l’emploi des
capitaux, … ». Mais Jaurès met aussi en garde contre
des abus du protectionnisme : il y a le risque
d’accorder une « rente plus élevée à ceux qui
possèdent davantage, … ».
Accélération technique
La première mondialisation a été grandement facilitée
par la révolution technique.
Chemin de fer, bateau à vapeur : la baisse du
coût de transport est considérable ; le
transport de marchandises encombrantes (par
exemple coke) n’est plus un problème ; la
différence est saisissante par rapport au
transport lié à la seule force animale.
Communication : télégraphe, téléphone
reliant l’Europe aux Etats-Unis.
L’espace-temps est considérablement réduit. En 1902
le « bouclage » du monde est réalisé avec des câbles
transpacifiques.
Quelle est la position du Luxembourg ?
Le Luxembourg est entré dans le Zollverein en 1842,
c’est bien connu ; ceci a deux effets.
Le Luxembourg dispose d’un vaste marché,
indispensable à son industrialisation.
Le Zollverein joue le rôle d’amortisseur des
conséquences de la mondialisation. Première
mondialisation et industrialisation du
Luxembourg sont deux phénomènes
concomitants. Le Zollverein protège, au sens
de Friedrich List, l’industrialisation
luxembourgeoise vis-à-vis de la concurrence
située hors de cette union douanière. Le
Luxembourg reste largement à l’abri de la
mondialisation, mais reste assujetti aux
dispositions du Zollverein, où il n’a pas droit
au chapitre.
3
Le professeur Igor Martinache montre – dans
l’optique de Jaurès – « que le débat entre libreéchange et protectionnisme marque le véritable
enjeu : la redistribution des richesses ». En d’autres
mots Jaurès a pointé le fond du problème : les gains
du protectionnisme (ou du libre-échange) reviennentils au capital ou au salariat ? Dans ce sens Jaurès reste
moderne et son attitude n’a rien perdu de son
actualité.
4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange
La théorie classique prône le libre-échange, parce qu’il
serait avantageux à tous les pays qui le pratiquent.
David Ricardo a développé la loi des avantages (ou
coûts) comparatifs (formulée en 1817). Si chaque
pays, dans le commerce international, se spécialise
dans une ou plusieurs production(s), où il a un
avantage, c’est-à-dire où il est le plus efficace, tous
les pays engagés dans le commerce international en
retirent un bénéfice. Ricardo utilise le fameux exemple
de la fabrication de drap en Angleterre et la
production de vin au Portugal. La spécialisation
respective des deux pays leur procure des avantages
relatifs, par rapport à l’absence de spécialisation. Cela
ressemble à une loi du bon sens, mais à première vue
1
A l’occasion du 100e anniversaire de la mort de Jean Jaurès, Le
Monde a publié un hors-série : Jean Jaurès, un prophète socialiste
– une vie, une œuvre, Paris, 2014, 122 pages.
2
Les citations proviennent de Jean Jaurès, A qui profite le
protectionnisme ? Extraits de discours présentés et annotés par
Igor Martinache (université Paris-Est-Créteil), Paris, 2012, p. 21, p.
49, p. 52.
3
Ibid. p. 13-14.
164
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
seulement. En plus, les échanges doivent être le plus
« libres » possibles. Et encore : la loi des avantages
comparatifs suppose une parfaite information des
parties en présence. Voilà qui est rarement le cas ;
l’analogie avec la concurrence parfaite est frappante
(cf. 3.2.1. et 3.2.2.).
La « loi » de Ricardo pérennise dans sa supériorité le
pays économiquement le plus développé (Angleterre)
au détriment du plus faible (Portugal). Cette loi est
statique, car elle ne tient pas compte d’un
développement ultérieur. D’ailleurs, l’industrialisation
e
au 19 siècle a montré que des avantages comparatifs
ne sont pas durables.
Le pays qui a intérêt au libre-échange est celui qui est
techniquement en avance, c’est-à-dire capable
d’innover et d’exporter des produits à valeur ajoutée
élevée. Le libre-échange ne profite pas forcément à
e
tous les pays. Par ailleurs, « au XIX siècle les
canonnières de la Royal Navy ont plus fait pour
convertir le monde au libre-échange que les
1
prédications d’Adam Smith ». On peut y ajouter celles
de David Ricardo.
Enfin, la spécialisation de la production n’est pas sans
risque. Ceci s’applique surtout aux petits pays,
contraints de se spécialiser, vue leurs petites
dimensions. Ainsi, le Luxembourg, membre du
Zollverein, s’est spécialisé dans des produits
sidérurgiques semi-finis de la sidérurgie destinés à
l’Allemagne. Après la Première guerre mondiale la
réorientation économique du Luxembourg a posé de
sérieux problèmes.
Les économistes Eli Heckscher, Bertil Ohlin et Paul
Samuelson ont « modernisé » la « loi » des avantages
comparatifs. Ils mettent en évidence des dotations de
départ, différentes selon les pays, en équipement et en
travail qualifié. Ce qui importe, c’est de mieux
valoriser les pays dotés de peu de travail qualifié, pour
les faire participer au commerce international.
Il y a évidemment d’autres modèles. Selon le
2
professeur Michel Rainelli « les conclusions obtenues
sont très sensibles à des hypothèses apparemment
mineures ». Selon cet économiste « il en est de même
si les modalités de la concurrence entre les firmes
sont changées ».
1
Jean-François Bayart (CNRS, Céri), Une mondialisation … pas très
mondiale ! in : Alternatives Economiques, Hors-série n° 101,
Mondialisation & Démondialisation, 2014, p. 72.
2
Michel Rainelli, La nouvelle théorie du commerce international,
e
Paris, 2003 3 éd. p. 109.
Cahier économique 119
Revenons au cas de l’Angleterre : avant de pratiquer le
libre-échange, elle a en fait utilisé le protectionnisme
pour accéder à une position lui permettant une
attitude de libre-échange. Ce pays, le premier à
monter l’échelle de la grandeur industrielle, a rejeté
3
cette échelle pour les autres pays, c’est-à-dire elle
leur a imposé le libre-échange dont elle est le
bénéficiaire principale. Une question générale se
pose : « In short, are the developed countries trying to
'kick away the ladder' by insisting that developing
countries adopt policies and institutions that were not
4
the ones that they had used to develop ? ».
5
Selon Paul Bairoch le temps du libre-échange est un
intermède réduit : de 1860 (traité de commerce
franco-anglais) à 1879 (retour en force du
protectionnisme).
Néanmoins, l’Angleterre, sûre de sa puissance
industrielle, a commencé à pratiquer une politique
économique libérale à partir de 1846 (abrogation des
corn laws de 1815).
Ce qu’il faut absolument retenir, c’est que
protectionnisme ou libre-échange ne sont comme tels
ni mauvais ni bons. Il faut éviter de faire de l’un ou de
l’autre un dogme.
6
Emmanuel Todd fait une critique sévère des
avantages comparatifs : « Déviant notablement dans
la mise en pratique de ce conte de fées, les Etats-Unis
se spécialisent dans la consommation, avec beaucoup
d’efficacité il est vrai, ainsi qu’en témoigne leur déficit
commercial annuel de 800 milliards de dollars ». Selon
cet auteur il s’agit d’une « spécialisation loufoque ».
7
Par contre, le professeur (émérite) Pascal Salin est un
partisan convaincu de la « loi » de Ricardo : « dès lors
qu’il existe des différences, du côté de l’offre ou du
côté de la demande, l’échange est possible et
profitable pour tous les partenaires ». Mais il se peut
que ce soit plus profitable pour les uns que pour les
autres.
e
Revenons une dernière fois à l’Angleterre du 19
siècle : face à celle-ci les pays européens subissent
3
Ha-Joon Chang, Kicking Away The Ladder – Development
Strategy In Historical Perspective, Londres 2006 (2003), 187 pages.
4
Ibid. p. 139.
5
Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique,
Paris, 1999 (1993), p. 39.
6
Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 154.
7
Pascal Salin, La tyrannie fiscale, Paris, 2014, p. 236.
165
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
des « désavantages comparatifs ». Remplaçons
l’Angleterre par la Chine, ce qui nous mène à la
seconde mondialisation.
4.4.1.3 Le Luxembourg et la première
mondialisation
Au cours de la première mondialisation
protectionnisme et échanges commerciaux font bon
ménage. Comment est-ce possible ? Trois phénomènes
expliquent ce paradoxe.
•
Les dispositions tarifaires internationales des
différents Etats jouent moins en ce qui concerne les
importations au Luxembourg. Lors de
l’industrialisation le Luxembourg peut importer du
coke pour ses hauts fourneaux et de l’équipement
industriel. Par contre nos exportations sont sensibles
aux tarifs douaniers ; par exemple concurrence des
produits sidérurgiques anglais.
•
La baisse des coûts de transport a été le
lubrifiant de l’industrialisation luxembourgeoise. On
pense évidemment, et à juste titre, aux chemins de
fer. Mais le Luxembourg profite indirectement de la
baisse du coût du transport maritime (cf. bateaux à
vapeur), condition de la participation (même modeste)
du Luxembourg au commerce maritime.
A partir des années 1980 le commerce international
(matières premières, produits énergétiques, produits
finis, etc.) s’est considérablement étendu. Entre 2002
et 2012 les exportations à l’échelle du monde ont été
multipliées par 2,7 (OMC).
Ceci est évidemment en relation avec l’émergence des
fameux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du
Sud). Cette nouvelle mondialisation assure un
changement de paradigme : les acteurs principaux se
situent en dehors de l’Europe. En d’autres mots, celleci est réduite à subir la mondialisation. Les
conséquences sont graves : délocalisations, pour rester
concurrentiel, ce qui pèse sur le chômage (par
exemple fermeture d’usine). La protection sociale est
ébranlée, en relation avec la montée du chômage. On
ne peut pas parler de « mondialisation heureuse ».
D’ailleurs, lors de la première mondialisation, les pays
situés en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord,
n’ont certainement pas non plus éprouvé une
« mondialisation heureuse ». Lors de la première
mondialisation les Etats européens ont activement
accompagné ce mouvement. Actuellement, les Etats
européens sont affaiblis par deux facteurs :
•
Enfin, le Luxembourg profite de
l’internationalisation des économies à l’intérieur du
Zollverein. Retenons par exemple le financement de
notre sidérurgie par des capitaux allemands.
4.4.2 Seconde mondialisation
D’emblée retenons la différence fondamentale avec la
première mondialisation : « La globalisation marque
en effet la fin du monopole que l’Occident détient
e
2
depuis le XVII siècle sur l’histoire du monde ». A la
cela s'ajoute une autre considération: cette
mondialisation revalorise la notion de concurrence,
car la seule alternative semble être l'autarcie ou
l'isolement complet (cf. Corée du Nord). Résumons la
seconde mondialisation en trois positions.
•
•
Délégation de pouvoir à Bruxelles.
Les Etats ne sont plus maîtres de leur
politique économique et ceci non seulement à
cause de l’unification européenne, mais du
fait du pouvoir grandissant des
multinationales. Est-ce la revanche des
marchés sur les Etats ? On a effectivement :
3
« marchés contre Etats » ; avec le
néolibéralisme il semble que les premiers s’en
sortent mieux. En matière économique les
relations internationales semblent l’emporter
sur les relations interétatiques.
La technologie
A l’image de la première mondialisation la technologie
joue un rôle d’accélérateur. Les réseaux internationaux
ont réduit sinon brisé les distances : les informations
circulent en temps réel de par le monde entier.
L’informatique est devenue indispensable à la
production, à la distribution et à la gestion, c’est bien
connu.
Accélération du commerce international
•
La financiarisation
1
Frank Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger et Adrien de
Tricornot, Inévitable protectionnisme, Paris, 2012, p. 30.
2
Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation – Le pire est à
venir, Paris, 2008, p.11.
166
3
Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit
traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut
être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 100.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
L’origine de la financiarisation remonte au moins
jusqu’au 15 août 1971 : les Etats-Unis renoncent à la
convertibilité du dollar en or. Le système de changes
flottants impose la réduction des obstacles à la libre
circulation des capitaux. Ceci a été encouragé par les
facilités internationales issues des euro-emprunts et
des eurodollars. Au cours des années 1980 commence
le grand mouvement de la dérégulation financière,
portée par la vague néolibérale, à partir des pays
anglo-saxons. La séparation traditionnelle entre
banques de dépôts (ou banques commerciales) et
banques d’affaires (ou banques d’investissement),
introduite aux Etats-Unis par Roosevelt en 1933, est
abrogée en 1999. Finalement, la route est ouverte à la
financiarisation : dérégulation continue, titrisation
effrénée, instauration de normes comptables anglosaxonnes propices à la spéculation, etc. Le résultat est
bien connu : la plus grave crise financière et
économique depuis 1929.
***
La liberté de circulation à la fois des marchandises et
des capitaux a des effets graves : un bouleversement
des rapports de force internationaux. Le pouvoir
d’intervention de l’Etat dans la vie économique se
rétrécit, face à un pouvoir grandissant des
multinationales.
La mondialisation soulève alors la question du
protectionnisme. A cet effet, comparons les
avantages/désavantages comparatifs en Europe et en
Chine.
L’Europe concentre des désavantages comparatifs :
chômage croissant, fermeture d’usines,
désindustrialisation, mise en danger du régime de
protection sociale, finances publiques en difficultés,
etc.
Cette situation désastreuse est due à une large liberté
de circulation de marchandises à laquelle l’Europe est
soumise. Les pays européens ont établi un système de
protection sociale efficace, même chose pour la santé
publique ; des normes sociales et écologiques ont été
érigées.
La Chine, à l’inverse, accumule des avantages
comparatifs : exportations massives, accumulation de
réserves (autour de 3 000 milliards de dollars),
industrialisation galopante, modernisation de
l’économie, etc. La Chine a atteint ces résultats, grâce
à un ensemble de facteurs : « une monnaie sousévaluée – et maintenue comme telle malgré l’adhésion
Cahier économique 119
à l’OMC – , une production subventionnée et dirigée
par l’Etat, un système de décision opaque, une société
policière, l’absence de syndicats et d’élections libres
ou de législation sociale et environnementale
1
vraiment appliquée, etc. ».
Le commerce Chine-Europe est un système « perdantperdant ».
En Chine quelques millions de paysans sont jetés dans
des usines tournant au profit des exportations. Leurs
rémunérations sont dérisoires, au sens de Karl Marx.
La précarité est le mot clé ; la contrepartie est
l’accumulation d’énormes réserves de devises.
En Europe l’entrée sans restrictions des marchandises
chinoises mène tout droit à la baisse de l’activité
industrielle, à la fermeture d’usines et à la précarité.
Est-ce le début de la fin des classes moyennes en
Europe ?
Il est permis de parler de jeu « perdant-perdant »,
parce que les deux parties prenantes ont des
désavantages. Toutefois, la Chine poursuit
probablement un autre but, hégémonique celui-là.
Trois aspects poussent dans cette direction.
•
La monnaie chinoise
Le yuan est sous-estimé de 20% à 40% par rapport au
2
dollar . Les Etats-Unis ont le déficit, la Chine dispose
d’excédents, donc le yuan devrait s’apprécier
notablement par rapport au dollar. Or, tel n’est pas le
cas. Les manipulations du yuan déstabilisent le
commerce international.
•
Le transfert de technologie
Les entreprises occidentales installées en Chine sont
plus ou moins obligées de faire connaître leurs
procédés de fabrication. Ce transfert de technologie
fait gagner à la Chine « de précieuses années de
3
savoir-faire ». Les entreprises étrangères sont
dominées par le court terme (« tyrannie du présent »),
face à la Chine opérant à long terme. Celle-ci a ainsi
la possibilité de concurrencer rapidement les
entreprises européennes, d’autant plus qu’elle ne se
préoccupe pas trop du respect de la propriété
intellectuelle.
1
F. Dedieu, B. Masse-Stamberger, A. de Tricornot, Inévitable
protectionnisme, op. cit. p. 31.
2
Ibid. p. 145.
3
Ibid. p. 35.
167
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
•
L’achat de terres rares
La Chine achète, à tour de bras, des terres rares et des
terres arables de par le monde entier.
Ces trois aspects de la politique économique de la
Chine montrent la direction : une voie hégémonique,
sinon impérialiste. L’économie de la Chine ne
s’explique pas par la main invisible d’Adam Smith,
1
mais par la main visible de l’Etat chinois. Il n’y a là
rien de libéral, ni de libre-échangiste.
Dans ce contexte présentons la prise de position
2
d’Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard :
1. « Le commerce international, dans ses
modalités actuelles, est ruineux pour l’Europe
et les Etats-Unis ».
2. « Sa poursuite, dans les conditions actuelles,
accélérera nécessairement la
désindustrialisation ; … ».
3. « La Chine n’est pas une puissance capitaliste
comme une autre : c’est une puissance
capitaliste totalitaire ayant un objectif de
domination du monde ».
4. « Elle ne se sent d’ailleurs aucunement
responsable du devenir de celui-ci : elle ne
cherche nullement à aider les Etats-Unis mais
bien plutôt à précipiter leur chute, sur le plan
économique d’abord, puis sur le plan
politique, diplomatique et militaire ; … ».
3
On a l’impression que les BRICS et les Etats-Unis
pratiquent un double langage dans leur commerce
extérieur : libre-échangiste vis-à-vis des exportations
et protectionniste vis-à-vis des importations.
D’ailleurs, au cours des années 1970 le Japon s’est
livré à cette politique envers l’Europe (cf.
1
Michel Aglietta et Guo Bai, La voie chinoise – Capitalisme et
Empire, Paris, 2012, p. 109 et suivantes. Voir aussi, dans un autre
genre : Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin – Les promesses de
la voie chinoise, Paris, 2009 (2007), 504 pages. Cet auteur est
docteur en économie et professeur de sociologie à la Johns
Hopkins University (Maryland) ; préface d’Alain Lipietz, traduction
de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Voir aussi et surtout Guy
Schuller, Ré-émergence de la Chine – De quelques répercussions
sur l’économie mondiale et sur celle du Luxembourg, in : Actes de
la Section des sciences morales et politiques de l’Institut GrandDucal, vol. X, Luxembourg, 2007, p. 169-201. Enfin, voir le n° 3092
de Problèmes économiques consacré à la Chine, juin 2014.
automobiles). « Avec ses pudeurs commerciales,
l’Europe pourrait bien passer pour l’idiot du village
global, selon la formule si évocatrice d’Hubert
4
Védrine ».
Que faire ? La réponse n’est pas facile, mais il semble
que la seule voie possible soit le protectionnisme,
devenu inévitable. L’OMC n’a pas réussi à faire
observer les règles du libre-échange, malgré la
création de l’Organe de règlement des différends au
sein même de l’OMC. Les grandes puissances
économiques ont des difficultés à observer les règles
du jeu. Le cas de la Chine vient d’être relevé ; les
Etats-Unis ont depuis longtemps abusé de la position
particulière du dollar : à la fois monnaie nationale
d’un pays et monnaie de réserve internationale.
En l’absence d’une réglementation internationale
efficace le recours au protectionnisme devient
inévitable pour l’Europe. Il faut partir du point de vue
que protectionnisme et libre-échange sont deux
possibilités de politique économique : sans jeter
l’anathème sur l’un ou l’autre. D’ailleurs l’une peut
être préférable à l’autre, selon le contexte économique
et social, lequel n’est pas immuable.
Le seul protectionnisme à appliquer par l’Europe serait
celui qui mettrait l’Union et une autre région
économique sur le même pied d’égalité : par exemple
éliminer l’avantage comparatif de la Chine lié à une
pratique protectionniste indirecte (par exemple
bureaucratique). Le but n’est pas d’empêcher l’entrée
de marchandises chinoises dans l’Union, mais de
préserver le régime social européen.
Ce protectionnisme doit réduire la désindustrialisation
(forte en France), augmenter les salaires (par exemple
en Allemagne), préserver le tissu industriel en général.
Retenons qu’un tel protectionnisme n’est pas appelé à
durer, il est lié à un résultat.
Tout le monde a conscience qu’une politique
protectionniste est toujours dangereuse, mais si
l’Union pratique seule le libre-échange, c’est plus
dangereux encore. Un protectionnisme appliqué à
ceux qui méprisent les règles du libre-échange semble
justifié. Dans cette perspective le protectionnisme
n’est plus un gros mot.
***
2
Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard, La visée hégémonique de
la Chine – L’impérialisme économique, Paris, 2011, p. 180.
3
Sur les BRICS voir par exemple : Thierry de Montbrial et Philippe
Moreau Defarges, Le défi des émergents, Ramses (Rapport annuel
mondial sur le système économique et les stratégies) 2015, Paris
(Institut français des relations internationales), 2014, 402 pages.
168
4
Dominique David et Frank Dedieu, Gouvernance et
protectionnisme, in : Problèmes économiques, n° 3089 : La
mondialisation en question, mai 2014, p. 16.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
A la suite de la seconde mondialisation l’œuvre
pionnière de F. Braudel sur l’économie-monde est
revalorisée. Il en est de même de l’œuvre d’I.
Wallerstein ; l’histoire globale a pris un relief
1
particulier .
***
Quel est le positionnement du Luxembourg vis-à-vis
de la seconde mondialisation ?
Les premiers traités européens (Traité de Paris, Traité
de Rome, Acte Unique) ont joué le rôle de bouclier à
l’égard de la seconde mondialisation. Cette protection,
bien que relative, a été réelle, mais surtout les vingt
premières années.
provenant d’autres pays asiatiques. La notion de
« pays d’origine » en est brouillée.
•
Se protéger par des droits de douane contre
des produits asiatiques n’a de sens économique que si
les produits européens peuvent y être substitués.
•
Enfin, la Chine, à son tour, peut prélever des
droits de douane sur les produits européens, bien que
jusqu’à présent les importations chinoises à partir de
l’Europe occidentale soient encore modestes.
La dépendance économique de l’Europe occidentale
envers les économies asiatiques n’est pas négligeable.
3
L’Europe est alors fort appréciée au Luxembourg, car
synonyme de sécurité. Par la suite l’Union a de plus en
plus basculé vers le libre-échange, avec des droits de
douane dérisoires à l’entrée. Par contre, les deux
autres grandes Régions économiques (Chine, EtatsUnis) ne se privent pas d’ériger des barrières
douanières de formes diverses. A ce jeu de dupes l’idée
de l’Europe devient perdante. Voilà qui explique, au
moins partiellement, la perte de popularité de
l’Europe, le Luxembourg ne fait pas exception.
L’Europe est considérée par une grande partie de la
population luxembourgeoise comme responsable de
cette situation difficile.
La Chine est dirigée par le parti communiste, opaque,
secret, tentaculaire : 6,3% (2013) de la population
sont membres de ce parti. La contestation du régime
est le fait d’une petite minorité, car le régime offre
croissance économique et stabilité politique.
***
A une époque où le néolibéralisme prône à tout prix le
libre-échange et la disparition des frontières, écoutons
4
le philosophe Régis Debray , qui fait entendre une
autre musique : « Face au rouleau compresseur de la
convergence, avec ses consensus, concertations et
compromis, ranimons nos dernières forces de
divergence … ».
***
2
Selon Patrick Artus et Marie-Paule Virard il faut
« réfléchir à deux fois au protectionnisme
antichinois ». Et ceci pour quatre raisons.
4.5 La croissance, l’échange et le
Luxembourg
5
•
Une grande partie des exportations chinoises
sont le fait de firmes étrangères installées en Chine. Le
protectionnisme peut alors se retourner contre le pays
importateur.
•
« Ensuite, le contenu en importations des
exportations chinoises est très élevé ». En d’autres
termes, la Chine est aussi un centre d’assemblage
(c’est-à-dire dernière étape de fabrication) de produits
1
Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, 2009, 264
pages et du même auteur : L’invention du marché – Une histoire
économique de la mondialisation, Paris, 2004, 368 pages. Voir
aussi Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel (dir.),
Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, 2009, 502
pages.
2
Patrick Artus et Marie-Paule Virard, La France sans ses usines,
Paris, 2011, page 112 et suivantes ; les citations sont de la page
113 et de la page 114.
Cahier économique 119
Croissance et échange restent au cœur de l’économie
moderne. Esquissons brièvement l’histoire de ce
couple.
•
Adam Smith, dans son ouvrage majeur de
1776, place la division du travail au centre, car
générant la productivité. Cette approche de la division
du travail est appelée à s’appliquer au niveau
international.
•
Justement, David Ricardo continue sur cette
lancée : la productivité est une condition
indispensable à l’accumulation de capital. La
croissance économique résulte de l’échange
3
Jean-Pierre Cabestan, Le système politique chinois, Paris, 2014,
708 pages ; l’indication du pourcentage provient de la page 404.
4
Régis Debray, Eloge des frontières, Paris, 2010, p. 87.
5
Charles-Albert Michalet, 2004, op. cit. p. 14 et suivantes.
169
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
international lié à l’investissement industriel.
D’ailleurs, l’industrialisation du Luxembourg s’est
déroulée dans ce contexte d’échanges internationaux
(cf. Zollverein).
naissante est assujettie à la loi de la compétitivité. En
d’autres termes le Luxembourg est obligé d’exporter
pour réaliser des économies d’échelle.
•
Karl Marx reprend le développement de
Ricardo tout en le complétant : c’est l’analyse en
termes d’impérialisme. Dans la foulée marxiste Rosa
Luxemburg (1871-1919) insiste sur le rôle des
exportations : surproduction structurelle de biens de
consommation, ce qui exige de nouveaux débouchés ;
cette quête de débouchés peut mener à de sérieux
conflits (par exemple guerre).
Prenons un autre exemple, la Belgique, pays plus
grand que le Luxembourg, mais petit par rapport à la
France ou à l’Allemagne. L’industrialisation a forcé la
Belgique à exporter pour valoriser ses économies
d’échelle.
•
L’extension du capitalisme implique
l’extension des marchés à l’échelle du monde. La
mondialisation va au-delà de l’échange de biens et de
services. Selon une interprétation moderne les
échanges internationaux comprennent aussi les
investissements directs à l’étranger (IDE) et la
circulation des capitaux financiers.
Les IDE consistent en investissements
directement effectués par des entreprises, le
plus souvent multinationales, dans un autre
pays. Deux approches se présentent. Acquérir
une partie du capital social d’une entreprise
déjà existante ou nouvellement créée, voilà
qui permet le contrôle de cette entreprise. Ou
bien, créer une filiale à l’étranger. Le
Luxembourg a bénéficié de cette approche
dès le début des années 1950 (cf. installation
de Goodyear dans le Grand-Duché).
Les investissements financiers ou de
portefeuille sont des placements dans des
sociétés cotées en Bourse, par des institutions
financières, bancaires ou non et même par
des particuliers. Ces placements visent la
rentabilité. S’y ajoutent des « institutions »
comme les fonds de pension, les mutual
funds, les finance companies et les hedge
funds.
La mondialisation ce n’est pas seulement l’addition
échanges de biens + flux d’IDE + mouvements de
capitaux, mais c’est aussi l’interaction entre ces
termes, car il y a interdépendance, ce qui rend la
mondialisation si complexe.
Situons brièvement le Luxembourg dans ce contexte
international.
Lors de son industrialisation le Luxembourg a
bénéficié d’investissements directs effectués de
l’étranger, en fait de l’Allemagne. Cette industrie
170
Lors du déclin de la sidérurgie luxembourgeoise,
l’économie financière prend la relève ; la situation est
similaire à celle de l’industrialisation : il faut exporter
des services financiers.
Rappelons que les capitaux étrangers ont pris le
chemin du Luxembourg, à la suite de dispositions aux
Etats-Unis et en Allemagne fédérale. Que plus tard le
Luxembourg valorise ces atouts, nous semble
légitime : ce petit pays doit lutter pour sa survie
économique.
***
Revenons au commerce mondial. L’accord de Bali,
scellé laborieusement le 7 décembre 2013 a
finalement échoué sur un véto de l’Inde, au dernier
moment (31 juillet 2014). Cet accord a visé à faciliter
les procédures douanières en général et à libérer les
services en particulier (de ses 160 Etats membres).
1
Est-ce « l’irrémédiable déclin de l’OMC ? ».
4.6 Annexe : Lectures
4.6.1 Situation de la sécurité sociale
Les finances publiques se sont dégradées sur la période
2001-2004 et le solde budgétaire des administrations
publiques a basculé d’un excédent de 6,1% du PIB en
2001 à un déficit de 1,1% en 2004. (…). Sur l’ensemble
de la période 1995-2010 le secteur de la sécurité
sociale (régimes de soins de santé et de longue durée,
régime d’assurance accidents, régime d’assurance
prévoyance-vieillesse du secteur privé et de régime de
prestations familiales) est excédentaire. La position
financière actuellement favorable du secteur de la
sécurité sociale résulte principalement d’une
croissance continue du marché du travail suite à une
migration soutenue et à un apport de main-d’œuvre
non résidente considérable au cours des décennies
1
Editorial dans Le Monde du 5 août 2014.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
passées. Ainsi la situation est telle qu’un grand nombre
d’assurés participent pleinement au financement des
régimes de protection sociale (cotisations sociales et
impôts) et que le nombre élevé des actifs actuels
dépasse le nombre réduit d’actifs nécessaires pour
assumer les charges du système de protection sociale.
Or ces actifs d’aujourd’hui seront les bénéficiaires de
demain (pensions, soins de santé et de longue durée) de
manière à ce que le système social se verra confronté à
des problèmes de soutenabilité à moyen terme, et ceci
en termes d’adéquation des prestations et des
ressources financières nécessaires.
Rapport général sur la sécurité sociale au GrandDuché de Luxembourg, 2012, Ministère de la Sécurité
Sociale – Inspection générale de la sécurité sociale,
Luxembourg, 2013, p. 17.
4.6.2 L’Europe en sept traités
Ce bel et ambitieux projet d’une Europe pacifiée a
ouvert le chemin de l’intégration. On est ainsi allé par
étapes successives de la Communauté européenne du
charbon et de l’acier (CECA) en 1951 à la monnaie
unique en 1999, en passant par la Communauté
économique européenne (CEE) et le marché unique.
D’où les quatre traités les plus importants :
le traité CECA (1951) ;
le Traité de Rome (1957) crée la CEE ;
l’Acte unique européen (1986) met en place le
grand marché intérieur (dit aussi le marché
unique) et unifie les traités européens
existants, d’où son nom ;
le traité de Maastricht (1992) porte la décision
historique de lancer l’euro.
Après cela deux autres traités ont surtout contribué à
compléter les textes européens, sans pour autant poser
des avancées déterminantes :
le traité d’Amsterdam (1997) ;
le traité de Nice (2001).
L’Union européenne (UE) vit actuellement dans le cadre
de son septième traité :
le traité de Lisbonne (2008).
Ce traité synthétise les traités précédents. Il apporte
quelques innovations et contribue à améliorer le
fonctionnement des institutions.
Cahier économique 119
Un tel empilement de textes reflète une construction
par strates qui a contribué à rendre l’Europe peu
compréhensible au regard des non-spécialistes.
Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de
Strasbourg), Comprendre le débat européen, Petit
guide à l’usage des citoyens qui ne croient plus à
l’Europe, 2014, p. 20.
4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation
La globalisation est bien plus que l’interdépendance
croissante des économies. Elle est un processus
dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par
des mutations technologiques et par des décisions
politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette
accélération de la circulation (des biens et services, des
capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et
de la diffusion des innovations.
De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les
économies de très petit espace sont particulièrement
vulnérables et exposées aux profondes mutations en
cours. En dépit de la réduction, voire de la perte de
quelques atouts, ces économies peuvent faire valoir
certains avantages inhérents à la petite taille, comme
la proximité et la flexibilité qui leur assurent des
capacités d’adaptation rapide.
Grâce à une évolution très favorable au cours des deux
dernières décennies, l’économie luxembourgeoise a pu
générer une « spirale vertueuse » et créer des conditions
de vie, des infrastructures, ainsi qu’un environnement
politique, social, fiscal et légal qui s’avèrent fort
intéressants pour les investisseurs étrangers.
L’implantation d’entreprises performantes contribue
largement au renforcement des différents facteurs
d’attractivité.
La conjonction de plusieurs éléments – qu’ils soient
inhérents à la petite taille ou la conséquence de la
situation géographique ou le résultat des efforts de
diversification ou encore la résultante de l’audace des
autorités politiques – fait aujourd’hui la spécificité de
l’économie luxembourgeoise. Dans la mesure où les
niches de souveraineté vont disparaître, il conviendra
de dégager des niches de spécificités (qu’il s’agira de
bien cerner et d’exploiter), qui constitueront les
« nouveaux avantages comparatifs ». La « spirale
vertueuse » constitue une base très propice de la
« Corporate Identity » de l’économie luxembourgeoise.
Elle gagnerait sans doute en crédibilité et en
171
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
perspective par l’intégration de l’un ou l’autre élément
visionnaire dans un projet de société explicité.
Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à
la globalisation – Is small beautiful in the global
village ? in : Actes de la Section des sciences morales
et politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg,
2000, vol. V, p. 200-201.
4.6.4 Une société de seniors
La question des seniors (…) structurera notre avenir
commun aussi bien dans le domaine politique,
économique et social que spatial ou familial. Notre
regard ne doit pas rester focalisé sur les enjeux liés à la
santé ou à l’économie. Voilà déjà au moins vingt ans
que nous aurions dû anticiper ces changements et
mettre en œuvre des politiques prenant en compte les
dimensions sociales, culturelles et géographiques
induites par ces bouleversements.
Le vieillissement pose de multiples questions qui
interrogent les conditions du vivre ensemble et les
priorités que la société compte se donner : emploi,
financement des retraites, modes de vie, relations
sociales, solidarité et coopération entre les
générations, allocation des ressources, habitat, prise en
charge du grand âge, évolution des normes collectives,
implication dans l’aide de proximité, soutien à la
formation des jeunes …
Longtemps ignorée, la rupture démographique s’impose
progressivement. Elle est visible depuis les rues des
grandes métropoles jusqu’au fin fond des campagnes,
en passant par les aéroports, les halls de gare ou les
couloirs du métro. Partout la présence des séniors se
fait sentir, structurant une large part de la vie sociale,
de l’espace urbain et de l’offre des entreprises.
… les seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à
voir avec leurs aînés. Non seulement on vit plus
longtemps qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup
moins vite. Les seniors ne sont ni moins modernes ni
moins ouverts que les plus jeunes. Ce n’est pas l’âge qui
détermine notre rapport au monde, mais l’histoire
personnelle, les origines et le caractère.
4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat
Aber schon aus dem schieren Gegenüber von
Individuum und Organisation ergibt sich eine
grundsätzliche Asymmetrie der Macht. Der
einfluȕreiche amerikanische Soziologe James S.
Coleman (1982) vertritt sogar die Auffassung, daȕ die
Machtasymmetrie zwischen Individuen und
Organisationen (bzw. zwischen natürlichen und
juristischen Personen) das grundlegende
Strukturmerkmal der modernen Gesellschaft sei, die er
deshalb als die asymmetrische Gesellschaft bezeichnet.
Auf dem Arbeitsmarkt steht ein « Heer » von
individuellen Anbietern von Arbeitskraft einer sehr viel
kleineren Zahl von organisierten Firmen als
Arbeitgebern gegenüber. Das ist die Grundkonstellation
des kapitalistischen Wirtschaftslebens. Das heiȕt, die
Kapitalseite tritt immer schon in organisierter Form auf
den Plan, die Arbeitnehmerschaft aber muȕ sich erst
organisieren, um überhaupt nennenswerte
Gegenmacht entfalten zu können.
… empfielt es sich, noch eine weitere Asymmetrie
zwischen Kapital und Arbeit hervorzuheben, die sich
ausdrücklich auf deren Konfliktfähigkeit als kollektive
Akteure bezieht – die Asymmetrie der Interessenlagen.
Die These ist, daȕ die Mitglieder von
Unternehmerverbänden zwar direkte
Marktkonkurrenten sein können, daȕ ihr leitendes
Interesse – das Profitprinzip – aber eindeutig feststeht
und für alle kapitalistischen Unternehmen gilt. Der
Arbeitsmarktpolitische Zielrahmen der
Unternehmerverbände ist deshalb unkontrovers : Ihre
primäre Aufgabe ist die Erhaltung bzw. Schaffung von
möglichst vorteilhaften
Kapitalverwertungsbedingungen. Die Voraussetzungen
sind daher günstig, daȕ es den Verbandsvertretern der
Arbeitgeberseite gelingt, die internen
Konkurrenzprobleme auszuklammern und « mit nur
einer Zunge » zu reden.
Reinhard Kreckel, Politische Soziologie der sozialen
e
Ungleichheit, 3 édition, Frankfurt, 2004, p. 168, p.
169, p. 171-172 (« Theorie und Gesellschaft », Band
25). R. Kreckel ist Professor für Soziologie an der
Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg.
Serge Guérin (sociologue, professeur à l’Ecole
Supérieure de Gestion Management School), La
nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 38-39 et
p. 196.
172
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation
La théorie néoclassique se concentre sur la notion
d’équilibre, quand bien même étudierait-on le
processus de croissance, car il est censé converger vers
un sentier doté de stabilité dynamique, que le système
de prix suffit à caractériser. De plus, cette théorie
minore l’impact de la monnaie et ignore le caractère
dynamique du processus d’accumulation typique d’une
économie capitaliste.
La théorie du déséquilibre lève l’hypothèse de prix
walrassiens et considère qu’ils résultent d’un processus
oligopolistique de formation des prix, ce qui correspond
effectivement aux formes contemporaines de la
concurrence. Pourtant, sauf exception, les modèles
correspondants ne prennent pas en compte la
dynamique de l’accumulation, pas plus que le rôle des
institutions dans la coordination des stratégies des
agents économiques.
La théorie de la régulation prend la pleine mesure de
l’impact des formes institutionnelles, que sont le
rapport salarial, les formes de la concurrence, le régime
monétaire, sur la dynamique de l’accumulation qui ne
résulte plus du seul jeu des prix relatifs. Dans la mesure
où certains prix tels que le salaire ou le taux d’intérêt
résultent du jeu des formes institutionnelles, les outils
forgés par la théorie du déséquilibre, en particulier la
notion de rationnement, peuvent être mobilisés pour
formaliser les modes de régulation.
Robert Boyer, Théorie de la régulation, Paris, 2004, p.
51.
4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident
4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident
Premièrement, une cohésion sans précédent sous
l’égide de Washington, accepté en définitif par tous.
Dans un monde multipolaire, l’Occident est le seul
ensemble unipolaire. Jamais un Chinois ne se laisserait
représenter par un Indien, et vice versa. Jamais un
Brésilien par l’Argentine, ou un Nigérien par l’Afrique
du Sud. L’Occident n’a qu’un numéro de téléphone en
cas de crise, la Maison Blanche.
Cahier économique 119
Deuxièmement, le monopole de l’universel : l’Occident
est la seule fraction du monde capable de représenter
ses intérêts particuliers comme ceux de l’humanité en
général. L’expression la plus élevée de la conscience
universelle, l’ONU, se situe à New York, au cœur de
l’hyperpuissance, la seule qui dispose de bases
militaires sur les cinq continents. Preuve que le droit
est là où se tient la force. Personnellement, j’aurai
préféré que l’ONU ait pour siège Jérusalem, ville sainte,
frontière de l’Orient et de l’Occident, où 180 pays
auraient à cœur la sécurité de leur personnel.
Troisièmement, l’Occident, c’est aussi l’école des cadres
de la planète. L’Amérique n’a pas d’émigrants, mais 42
millions d’immigrés. Elle a des fils adoptifs partout. Y
compris les fils des dirigeants chinois qui viennent se
former dans ses business et universités. L’Amérique est
« muiltidiasporique », ce qui est un cas unique.
Quatrièmement, le formatage des sensibilités
humaines, ce qu’on appelle aussi le soft power, qui est
une façon d’imprimer l’imaginaire du monde entier.
4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident
Tout d’abord, l’hybris, la folie des grandeurs. Une
ignorance condescendante du monde extérieur : The
West and the Rest, dit-on outre-Atlantique. L’Occident
a mis huit ans à comprendre que ses troupes étaient
des occupants en Afghanistan. La perte du sacré et le
déni du sacrifice ensuite : le 26 août 1914, 26 000
soldats français ont été tués et le président Poincaré
n’est pas sorti de son bureau. C’était normal.
Aujourd’hui, un soldat est tué au Mali et c’est un
drame. Notre relation à la mort a fondamentalement
changé, d’où la recherche de la guerre zéro mort ou du
drone de guerre. Le sacré est ce qui commande le
sacrifice et interdit le sacrilège. Il n’y a pas d’Européens
prêts à mourir pour l’Europe. L’Orient a gardé le sens du
sacré, donc du sacrifice, et c’est son point fort.
Régis Debray (philosophe/écrivain), L’Occident est-il
en déclin ? in : Le Monde (Décryptages) du 18 juillet
2014.
173
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
… ist doch die EU der einzige Integrationsraum auf der Welt, der Demokratie und
Modernität bisher in erfolgreicher Weise miteinander zu verbinden verstanden hat. Das
war Ausdruck ausgesprochenen rationalen Denkens und vernunftgemäȕen Handelns.
Michael Gehler (Direktor Institut für Neuzeit- und Zeitgeschichtsforschung –
INZ, Wien), Europa – Von der Utopie zur Realität, Vienne, 2014, p. 331-332.
174
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
5. Eléments de conclusion
Les développements précédents permettent de tirer
quelques conclusions. Auparavant dressons un résumé
de la société civile luxembourgeoise :
•
•
•
A partir des développements du politologue
Manfred Schmidt ; la société
luxembourgeoise a pris la voie du milieu (cf.
1.1.4.).
A partir des développements d’Immanuel
Wallerstein ; une interprétation inédite de
l’industrialisation du Luxembourg (cf. 2.5.2.2.).
1
A partir du régulationnisme (Robert Boyer ) ;
le Grand-Duché a parcouru plusieurs périodes
d’accumulation au cours de son histoire (cf.
2.4.).
5.1 Résumé sur la société
luxembourgeoise
5.1.1… à partir des développements de
Manfred Schmidt
Le politologue Manfred Schmidt a présenté un modèle
économique et social : la voie du milieu, qui s’applique
parfaitement au Luxembourg. Récapitulons-la en trois
points.
•
Le socle du modèle est l’efficience
économique et sociale liée à la productivité, dont
l’augmentation permet de faire participer les salariés
aux fruits de la croissance économique.
•
La réussite économique rend possible
l’installation et l’extension de la protection sociale,
financée à la fois par les cotisations sociales et
l’impôt. L’Etat n’a pas le monopole des relations
sociales (cf. chambres professionnelles, CES,
tripartite).
•
La stabilité politique et la stabilité sociale
pérennisent le modèle. La stabilité politique est
assurée par une coalition de deux des trois grands
partis politiques (parti chrétien social, parti
démocratique, parti socialiste). Vers la fin de 2013 un
quatrième parti (les Verts) entre en coalition avec les
1
Rappelons d’autres régulationnistes : Michel Aglietta, Bernard
Billaudot, Alain Liepitz, Benjamin Coriot, Jacques Mistral, etc.
Cette école est essentiellement française.
Cahier économique 119
partis démocratique et socialiste (une première du
genre). La stabilité sociale est liée au dialogue entre
patronat et salariat. Ce dialogue a été mis à mal par le
crise économique de 2007.
Manfred Schmidt a élaboré ce modèle à destination
de l’Allemagne, mais il s’applique autant, sinon mieux,
au Luxembourg. La raison principale est une plateforme largement commune : l’ordolibéralisme qui a
permis l’économie sociale de marché.
5.1.2… à partir des développements
d’Immanuel Wallerstein
L’industrialisation a deux effets : la division du travail
et la salarisation. Quelles sont les ressources d’un
ménage ? Elles sont diversifiées : salaire,
autoconsommation, vente de produits agricoles (par
exemple œufs, légumes) sur le marché. Au fur et à
mesure que l’industrialisation avance, la part du
salaire augmente.
La division du travail se répercute sur le ménage. D’un
côté, le mari/père et les jeunes gens vivant dans le
ménage, mais travaillant à l’extérieur touchent un
salaire. D’un autre côté, l’épouse/mère et les filles
vivent et travaillent dans le ménage, font du jardinage
et s’occupent éventuellement de quelque bétail.
A cette spécialisation du travail s’ajoute son
évaluation. Le travail salarié à l’extérieur du ménage
est réputé productif ; le travail à l’intérieur du ménage
est qualifié d’improductif. Cette distinction génère à la
fois les rôles entre les sexes et entre les générations.
Revenons aux ménages des ouvriers lors de
l’industrialisation. Wallerstein distingue un ménage
ouvrier, dont la ressource est le seul salaire : il s’agit
d’un ménage prolétarisé. Si le ménage ouvrier a
d’autres sources de revenu, Wallerstein parle de
ménage semi-prolétarisé.
La sidérurgie luxembourgeoise peut payer des salaires
moins élevés aux ménages semi-prolétarisés, car ils
disposent encore d’autres revenus. La bourgeoisiepatronat luxembourgeoise préfère donc des ménages
ouvriers semi-prolétarisés. On peut admettre que des
ménages prolétarisés ont dû se transformer en
ménages semi-prolétarisés pour arriver à boucler les
fins de mois. Voilà une explication complémentaire du
175
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
grand nombre d’ouvriers de notre sidérurgie
pratiquant une occupation secondaire dans
1
l’agriculture. D’autres causes interviennent, par
exemple la mentalité rurale de la population, etc.
régulation : un capitalisme de négoce et d’industrie
sidérurgique ancienne ; l’agriculture est au centre de
la vie économique et sociale, avec ce que l’on appelle
des crises d’Ancien régime (une mauvaise récolte peut
mener à une crise générale).
5.1.3… à partir du régulationnisme
Tout en contraste à la théorie classique, le
régulationnisme tient compte des métamorphoses,
c’est-à-dire l’histoire et la sociologie sont
réintroduites dans l’analyse économique (par exemple
passage de la société bourgeoise à la société des
salariés). Cette approche est articulée sur trois axes.
Premier axe : l’accumulation de capital
Les facteurs suivants interviennent : organisation de la
production, avec la technique, le partage de la valeur
ajoutée entre patronat et salariat, origine de la
demande.
•
Le deuxième mode de régulation met
l’industrie sidérurgique au centre : prix concurrentiels,
salaires assujettis aux fluctuations de l’accumulation,
accumulation intense, absence de consommation de
masse, formation d’un salariat industriel qui contribue
à la formation du profit mais n’y participe pas, régime
économique perpétuellement en mouvement (cf.
mouvements conjoncturels à amplitude parfois
sévère).
•
Le troisième mode de régulation se situe entre
les deux guerres mondiales. Cette période est tout à
fait inédite, car la régulation précédente disparaît,
mais la nouvelle ne s’installe que lentement.
Résumons.
Deuxième axe : les formes institutionnelles
Les conditions dans lesquelles évoluent les entreprises
sont les suivantes : la forme de la concurrence, le
rapport salarial, la nature de l’Etat, le régime
monétaire, l’insertion dans le régime international. Il
s’agit de l’organisation générale d’une économie
nationale. A un niveau supérieur on parle de la
régulation internationale. Voilà qui peut donner lieu à
des tensions économiques en relation avec des agents
situés hors du territoire national. S’y ajoutent des
contraintes résultant de « procédures institutionnelles
2
convenues entre les Etats ». Le Luxembourg est
particulièrement concerné : Zollverein, UEBL, Benelux,
traités européens.
•
Le quatrième mode de régulation concerne le
temps du fordisme. Résumons :
Troisième axe : la régulation
La régulation consiste dans l’ajustement entre
accumulation de capital et formes institutionnelles.
Au Luxembourg cinq périodes de régulation se
succèdent.
•
Le premier mode de régulation fonctionne à
l’ancienne : de l’Ancien régime jusque vers le milieu
e
du 19 siècle. Deux piliers soutiennent cette
Le salariat conquiert de nouveaux droits (par
exemple syndicalisme, droit de grève).
Amélioration des institutions : le droit de vote
universel est introduit, le rôle de l’Etat est
élargi (cf. régulation).
Accumulation capitalistique intense, mais pas
encore de consommation de masse.
Lente marche vers une nouvelle régulation.
Le rapport salarial est transformé (par
exemple indexation) ; productivité croissante
du travail.
Age d’or de la protection sociale.
Réduction de la sensibilité du salaire à la
conjoncture.
Collaboration entre patronat et salariat (cf.
CES).
L’accumulation permet à la fois la production
et la consommation de masse.
•
Le cinquième mode de régulation est une
régulation tertiaire. Elle a introduit une proportion
non négligeable d’incertitude dans notre vie
économique et sociale. On a :
1
Voir par exemple cahier économique du STATEC n° 108,
Luxembourg, 2009, p. 27 et suivantes ; cahier économique n° 113,
Luxembourg, 2012, p. 111-112.
2
Bernard Billaudot, Régulation et croissance – Une
macroéconomie historique et institutionnelle, Paris, 2001, p. 68.
176
Baisse du dialogue social.
Le néolibéralisme gagne du terrain (cf.
« actionnaires financiers »).
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Recul du pouvoir des salariés.
Protection sociale en perte de vitesse.
Le mode de régulation actuelle est en crise : le mode
de régulation précédent est en recul, mais il n’y a pas
de nouveau mode de régulation en perspective. La
crise du régulationnisme se manifeste : baisse de la
croissance, explosion de la dette publique.
5.2 Quelques problèmes économiques de
la société luxembourgeoise
5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme,
ordolibéralisme et le Luxembourg
Au début des années 1980 une politique néolibérale
est mise en œuvre par R. Reagan et M. Thatcher : une
politique de l’offre. La chute des régimes soviétiques
de l’Est semble confirmer cette politique. Selon le
1
professeur émérite Pascal Salin (ancien président de
la Société du Mont Pèlerin), « il existe une relation très
forte entre le degré de liberté économique dont
jouissent les individus dans un pays et leur
prospérité ».
Les deux protagonistes anglo-saxons ont pratiqué une
politique de baisse d’impôt, selon la fameuse formule
de Laffer, conseiller de Reagan : « trop d’impôt tue
l’impôt ».
La politique keynésienne de la relance par la demande
est une politique de dépenses, destinée à redémarrer
l’appareil économique ; le regain d’activité
économique permet de financer la politique de
relance. Cette politique a eu un vif succès après la
Seconde guerre mondiale. A partir des années 1970
cette politique échoue. Ainsi, en France l’endettement
public a triplé entre 1975 et 1981 : politique de la
relance de la demande menée par le président Giscard
d’Estaing. Entre 1981 et 1983 la même politique
keynésienne conduit à une sévère aggravation de
l’endettement public, sous la présidence Mitterrand.
Le keynésianisme semble à bout de souffle. Les
2
économistes Patrick Artus et Marie-Paule Virard
parlent de « paléo-étatisme » et de « paléokeynésianisme ».
L’ordolibéralisme s’appuie sur l’offre, comme le
néolibéralisme, mais il met l’accent sur le consensus
social. Ainsi, est ciblé l’équilibre entre l’économique et
le social. La réussite de l’Allemagne fédérale est
intimement liée à ce contexte.
L’ordolibéralisme peut être considéré comme le cadre
théorique de l’économie de marché ; les deux restent
liés. D’ailleurs, en Allemagne l’ordolibéralisme, sous
l’impact de la réussite économique au cours des
années 1950, a fourni une « nationale
3
Ersatzidentität ».
Le Luxembourg est situé plus près de l’ordolibéralisme
que du keynésianisme. Le couple
production/consensus social y a été une vraie réussite.
La production, c’est-à-dire la création de richesses, est
d’abord liée à la sidérurgie, puis à la finance. La crise
économique de 2007 a sévèrement mis en danger ce
consensus. Par ailleurs, une politique de relance par la
demande est exclue, vue les petites dimensions du
pays.
5.2.2 Le rôle de l’Etat
Tout au long de ce travail il a été question du rôle de
l’Etat. Concluons en quelques points.
•
Actuellement l’Etat a une mission centrale en
liaison avec la protection sociale : préserver et
pérenniser l’Etat providence. Ceci implique, le cas
échéant, les réformes nécessaires pour y arriver.
•
Le rôle de l’Etat a été différent selon la
première ou la seconde mondialisation. Au cours de la
première un double mouvement s’est déroulé. D’abord,
le poids de l’Etat dans la vie économique et sociale
s’est accentué : il y a formation de l’Etat-nation
4
luxembourgeois . L’Etat favorise l’éclosion économique
du pays (par exemple « nationalisation » des richesses
du sous-sol, lancement d’un emprunt par obligations
pour la construction des chemins de fer). La notion
même de nationalité luxembourgeoise se consolide.
Ensuite, l’économie luxembourgeoise s’inscrit de plus
en plus dans le contexte international (cf. du
Zollverein aux traités européens). En d’autres mots, la
première mondialisation a renforcé l’Etat et
« internationalisé » l’économie luxembourgeoise.
1
Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007,
p. 184.
2
Patrick Artus (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne) et MariePaule Virard (journaliste économique), Les apprentis sorciers – 40
ans d’échecs de la politique économique française, Paris, 2013, p.
160.
Cahier économique 119
3
Ralf Ptak, Vom Ordolibéralismus zur sozialen Marktwirtschaft –
Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004,
p. 298.
4
e
e
Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIX – XXI siècles),
Bruxelles, 2012, p. 19-42.
177
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
La seconde mondialisation a généré un recul de l’Etat
luxembourgeois, sous l’impulsion de trois effets.
Cession aux Autorités communautaires (cf.
traités européens) de droits souverains, bien
que l’inverse ait été possible (création en
1999 de la Banque centrale luxembourgeoise).
Les entreprises multinationales privent l’Etat
luxembourgeois d’une grande partie de son
pouvoir économique.
Le secteur financier est largement tourné vers
l’extérieur, où la plupart des grandes décisions
concernant la place financière sont prises (par
exemple installation à ou retrait de la Place
d’une banque).
•
L’innovation est le moteur de l’économie, c’est
bien connu. Dans un tel contexte l’Etat a une certaine
responsabilité ; par exemple veiller à consacrer une
part minimale à la recherche/innovation. A cet égard
1
l’université du Luxembourg et les divers centres de
recherche en sont un support.
2
Selon Carlo Thelen les crédits budgétaires publics
dans le domaine de la recherche/innovation passent
de 28 millions d’euros en 1980 à 247,7 millions en
2011 (0,13% puis 0,68% du PIB). Et encore : « Le
Luxembourg enregistre une performance satisfaisante
en ce qui concerne les dépenses intérieures de
recherche et développement des entreprises ».
3
Ecoutons le STATEC : « Entre 1998 et 2000, 45% des
entreprises luxembourgeoises du secteur de l’industrie
et d’une sélection de secteurs des services ont innové
en introduisant un produit ou un procédé qu’elles
considèrent nouveau pour leur entreprise ». Retenons
encore deux autres aspects d’ordre général.
L’innovation est en fonction de la taille de l’entreprise,
ce qui est plutôt un handicap pour les entreprises
luxembourgeoises. Se distinguent les entreprises ayant
1
Voir Henri Entringer, Les défis de l’Université du Luxembourg –
Essai d’analyse interrogative sept ans après la création de l’UL,
Luxembourg, 2010, 277 pages. Il s’agit d’une publication de
l’Institut Grand-Ducal, Section des Sciences Morales et Politiques.
2
Carlo Thelen (directeur de la Chambre de commerce depuis la fin
de 2013), Recherche et innovation – Un état des lieux sous
l’optique du monde des entreprises, Actes de la Section des
Sciences Morales et Politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XV,
Luxembourg, 2012, p. 175-214.
3
V. Dautel, Quelles entreprises ont innové au Grand-Duché de
Luxembourg entre 1998 et 2000 ? in : L’innovation au Luxembourg
– L’enquête communautaire sur l’innovation (ECI 3) et quelques
aspects complémentaires, cahier économique du STATEC n° 97, p.
134 et p. 136. Pour des détails voir cette analyse, ainsi que
quelques autres contributions.
178
des activités informatiques, car elles ont deux fois
plus de chances d’innover que celles relevant du
transport. Le premier aspect est confirmé par une
4
étude plus récente du STATEC : « la taille (est le)
déterminant principal de l’intensité de la R&D ». Entre
1998 et 2000, 45% des entreprises couvertes par
l’enquête Eurostat ont innové au Luxembourg. Selon le
5
STATEC « l’incidence directe sur l’emploi est faible
sauf dans les services aux entreprises ». Pour terminer
6
rapportons la dépense de R&D au PIB : 1,66% en
2000 (dont 0,12% en relation avec l’Etat et 0,01% en
relation avec l’enseignement supérieur) ; 1,48% en
2010 (dont 0,29% en relation avec l’Etat et 0,19% en
relation avec l’enseignement supérieur).
En situation de crise, de productivité déclinante, la
recherche/innovation prend un relief particulier. Selon
7
Nicolas Baverez « l’innovation est le moteur du
capitalisme dans ses phases d’expansion mais aussi de
8
la sortie de ses grandes crises ». François Caron note
que « la construction des savoirs techniciens est le
fruit de la rencontre entre plusieurs types de savoirs ».
•
La mondialisation financière s’appuie sur des
acteurs économiques privés ; par exemple les grands
cabinets d’audit (PWC, KPMG, EY, Deloitte). Leur
influence est croissante tant sur la Place que par
rapport aux Autorités. Ils contribuent à élaborer les
règles comptables dans le monde : les principes de
comptabilité anglo-saxonne prévalent. Ainsi, la valeur
d’un actif doit être déterminée par le marché, face à la
notion de coût historique sur le continent. D’autres
préconisent une « comptabilité universelle » liée aux
9
éléments suivants : « intégrité, objectivité,
compétence et diligence professionnelle ». Le coût
historique est plus près de ces éléments que le prix du
marché, qui ouvre la porte à la manipulation.
10
Les « Big Four », les grands cabinets d’avocats
d’affaires, les cabinets comptables et fiscaux disposent
4
Serge Allgrezza, Leila Ben Aoun et Anne Dubrocard, Regards sur
les dépenses privées de R & D au Luxembourg, (STATEC) n° 14,
2011, 4.
5
Ibid. p. 3.
6
Annuaire statistique 2012, op. cit. p. 366.
7
Nicolas Baverez, L’innovation, clé de la sortie de crise, in : Le
Figaro du 27 mai 2013.
8
François Caron, La dynamique de l’innovation – Changement
technique et changement social (XVIe-XXe siècle), Paris, 2010, p.
438. Cet ouvrage fait l’historique de la notion d’innovation.
9
Gérard Schoun, Jacques et Pauline de Saint-Front, Michel
Veillard, Manifeste pour une comptabilité universelle, Paris, 2012,
p. 126.
10
Voir d’Lëtzebuerger Land du 16 mai 2014, n° 20 : Les maîtres.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
d’un redoutable pouvoir, face à l’Etat, exposé
pleinement à ces groupes de pression.
Ͳ
Les associations professionnelles nationales ou
internationales jouent un rôle de lobby auprès des
Autorités (Ministère des finances, Ministère de
l’économie, …).
Ͳ
***
Présentons en quelques traits la productivité au
1
Luxembourg, selon IDEA .
La productivité du travail (productivité
horaire) est située à un niveau de 60%
environ supérieur à la moyenne des pays de la
zone euro et 30% supérieur à celle des trois
pays voisins.
Entre 2007 et 2012 cette productivité a
baissé de 12% au Luxembourg. Par rapport
aux pays de la zone euro la baisse est de 25%.
« Entre 2007 et 2012, la productivité
apparente du travail a reculé de 18% dans les
activités financières et de 34% dans les
activités industrielles, alors qu’elle progressait
de 23% dans les activités liées aux transports
et aux communications. Plus généralement, 3
secteurs sur 4 (présentant 82% de la valeur
ajoutée totale et 85% de l’emploi) ont affiché
un recul de productivité sur la période ».
La productivité du secteur financier (en valeur
ajoutée horaire) est huit fois supérieure à
celle du secteur agricole.
Entre 2000 et 2013 la productivité
luxembourgeoise, bien que située à un niveau
élevé, ne progresse que de 0.2% par an, face à
0,8% en moyenne pour l’Union et à 1,2%
pour les pays de l’OCDE.
Retenons trois pistes pour endiguer cette perte de
productivité de l’économie luxembourgeoise.
Ͳ
Le contexte institutionnel joue un rôle
primordial ; par exemple la « flexibilité en
matière de contrats de travail » et ceci dans
un pays à niveau de vie élevé. Les délais
nécessaires à la création d’entreprises sont
trop longs, par rapport aux autres pays de
l’OCDE. Les lourdeurs administratives sont
excessives.
Notre système d’enseignement est inadapté,
car il est sous-performant ; par exemple il
importe de réexaminer et de réformer les
différentes filières techniques et de les
rapprocher de la vie économique.
Enfin intervient le complexe recherche et
développement, que nous venons de relever.
Au Luxembourg le taux annuel de création
d’entreprises est à un niveau faible, au moins
dans la comparaison internationale. Il est
inférieur à 10% du nombre total des
entreprises.
Pour rétablir la situation de notre compétitivité il faut
agir sur les trois pistes à la fois. Lever les obstacles à
la création d’entreprises est une priorité.
Une déclaration de Madame Emma Marcegaglia,
patronne des patrons européens, souligne l’importance
de la compétitivité : « Bruxelles devrait sanctionner les
2
pays qui pénalisent leur compétitivité ».
***
Entre 1980 et 2011 le nombre de
fonctionnaires/employés de l’Etat augmente de 111%,
face à une hausse de 42% de la population totale.
Une réforme de l’Etat s’impose d’autant plus qu’il
s’agit d’une « administration assez traditionnelle et
dans une certaine mesure ancrée dans ses
3
traditions ».
A titre d’exemple considérons trois pistes:
Regrouper les compétences dans un même ministère
de manière à ce que le public ait un seul interlocuteur
avec qui traiter (par exemple autorisations de
construire).
Mieux légiférer, dans le sens de vérifier pour chaque
loi le supplément de poids administratif créé. Ainsi, les
administrations financières sont appelées à gérer des
milliers de dossiers, par exemple liés aux revenus
immobiliers, au taux réduit de TVA dans la
construction. Une simplification peut réduire le
nombre des fonctionnaires, ou au moins freiner
l’augmentation de leur nombre.
1
IDEA, La productivité : clé de la réussite économique du
Luxembourg, in : MERKUR (Bulletin de la Chambre de commerce
du Grand-Duché de Luxembourg), mai 2014, p. 4-10. Les citations
suivantes sont empruntées à ce travail. IDEA est un laboratoire
d’idées autonome, pluridisciplinaire et ouvert, créé à l’initiative de
la Chambre de commerce.
Cahier économique 119
2
Interview dans Le Figaro (économie) du 4 juillet 2014.
3
OCDE, Mieux légiférer en Europe : Luxembourg, Paris, 2010, p.
47.
179
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Enfin, le nombre de lois a explosé. Il suffit de
consulter le Mémorial à quelques dates différentes.
Entre 1910 et 1960 le nombre de pages du Mémorial
est multiplié par 1,7 ; entre 1960 et 2010 le nombre
de pages est multiplié par 2,8 ; enfin le multiplicateur
passe à 4,7 entre 1910 et 2010. Il ne faut donc pas
s’étonner du nombre croissant de lois mal ficelées.
5.2.3 Lien entre régulationnisme et
ordolibéralisme
5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers
3
Récapitulons l’évolution de la famille au Luxembourg
en relation avec l’évolution économique ; à cet effet
dégageons trois facteurs sociétaux.
•
L’accès des femmes à l’enseignement
secondaire (classique et technique) a ouvert le chemin
à des études supérieures. Elles ne s’arrêtent pas à ce
stade et entrent dans la vie active.
Les approches régulationniste (cf. 2.4.) et ordolibérale
(cf. 3.1.4.) sont évidemment différentes. La première
s’appuie sur une démarche originale : accumulation,
formes institutionnelles et régulation (cf. 2.4.1.). Elle a
intégré dans son analyse l’histoire et la sociologie et
se distingue nettement de la théorie classique. La
seconde, pragmatique, a été destinée à une situation
spécifique : à l’Allemagne après la débâcle complète
de 1945. Ceci n’a pas empêché son application au
Luxembourg, moyennant adaptations ; par exemple le
Luxembourg insiste moins sur l’aspect production que
l’Allemagne.
•
Les moyens modernes de contraception
permettent aux femmes de planifier la venue des
enfants.
Bien que les deux approches aient des points de
départ entièrement différents, des intersections
existent. Prenons deux exemples.
•
Le problème du coût du logement est bien
connu au Luxembourg. Depuis les années 1970 un
ménage qui s’apprête à acquérir un logement doit
disposer de deux salaires. Le prix du logement est lié
au déséquilibre entre demande et offre de logements
(appartements et maisons).
1
•
Selon l’économiste J.-P. Piriou le « compromis
institutionnalisé » relève de la théorie de la régulation.
Ce même compromis est à la base du modèle
ordolibéral : concertation entre patronat et salariat
(cf. partage des fruits de la productivité). C’est là aussi
un point commun entre les modèles allemand et
luxembourgeois.
•
Le travail rémunéré à l’extérieur du ménage
assure à la femme mariée une certaine indépendance
financière.
Examinons deux facteurs économiques qui
contribuent à attirer les femmes dans le circuit du
travail : le prix du logement, l’accès à la société de
consommation.
•
Les deux approches recourent à l’intervention
de l’Etat dans la vie économique et sociale ; par
exemple rapprocher patronat et salariat, soutenir la
protection sociale.
La demande de logements a été encouragée, à juste
titre, par les Autorités publiques. Cette politique est
un succès dans le sens que lors du recensement de la
4
population de 2011 69% des ménages sont
propriétaires (ce qui correspond à 73% des
personnes) ; 28,3% sont locataires (ou 24,9% des
personnes) ; le reste est logé gratuitement. La
conséquence est une offre insuffisante. Plusieurs
éléments ont joué un rôle.
Ainsi, deux approches économiques dont l’origine est
tout à fait différente, peuvent présenter des
convergences. Prenons un dernier exemple :
« l’approche régulationniste se situe sur le même
2
terrain que l’école des conventions ».
Ͳ
La bureaucratisation croissante en matière
d’autorisations à bâtir pèse lourdement sur les prix,
c’est bien connu. Ces autorisations, multiples et
tatillonnes, peuvent mettre des années avant d’être
délivrées.
3
1
Jean-Paul Piriou, Lexique de sciences économiques et sociales,
op. cit. p. 25.
2
Denis Clerc, Comprendre les économistes, op. cit. p. 75.
180
Voir cahier économique du STATEC n° 108, p. 48 et suivantes, p.
67 et suivantes ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes.
4
La société luxembourgeoise dans le miroir du recensement de la
population, Luxembourg (STATEC, Uni. lu, Saint Paul), 2014, p. 121.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Ͳ
La France compte environ 3 700 normes
techniques dans la construction. Ce nombre n’est
guère inférieur au Luxembourg, car il puise dans les
normes des pays voisins tout en les rendant parfois
plus sévères.
Ͳ
Les compétences liées aux autorisations de
construire sont éparpillées sur communes, ministères
et administrations. Les délais d’instruction des dossiers
sont excessifs.
Ͳ
Les procédés techniques changent, parfois
rapidement, mais les normes techniques retenues par
une loi sont plutôt difficiles à modifier. Par ailleurs, le
coût des normes inutiles ou dépassées n’est pas
négligeable.
1
Ͳ
Selon Christian Julienne , « le concept même
de périmètre urbain condamne toute évolution de la
ville ».
Ͳ
Du fait des divorces, le nombre de ménages
(privés) augmente plus vite que la population totale.
Ainsi, entre les recensements de 2001 et de 2011 le
nombre de ménages a augmenté de 21,3%, alors que
la population progresse de 16,6%. Voilà qui se
répercute sur la demande de logements.
Ces facteurs, il y en a d’autres, poussent à la hausse
du coût de l’immobilier. Parfois l’Allemagne est citée
en exemple : le coût du logement y est beaucoup plus
modeste, et ceci tant pour le prix d’acquisition que
pour le loyer. En fait, cette comparaison est biaisée :
2
l’Allemagne est un pays à démographie déclinante.
Entre 2001 et 2011 la population diminue légèrement
(-0,5%) en Allemagne, face à une hausse de 16% au
Luxembourg. Il ne faut donc pas s’étonner que la
pression démographique sur l’immobilier soit plus
sévère au Luxembourg qu’en Allemagne.
•
Outre les dépenses importantes pour le
logement (remboursement prêt ou loyer), le couple
désire légitimement participer à la société de
consommation, qui a débuté au cours des années
1960. Voilà qui confirme amplement la nécessité, pour
les deux conjoints d’exercer une activité rémunérée.
***
Rappelons brièvement modération salariale et prix de
l’immobilier. En Allemagne le faible niveau des prix
immobiliers est probablement lié à la fameuse
modération salariale. Au Luxembourg le niveau élevé
des prix immobiliers rend nécessaire un niveau élevé
des revenus. Prix de l’immobilier et revenus sont
interdépendants et ont souvent tendance à évoluer
dans le même sens. Retenons une conséquence non
négligeable. Les Luxembourgeois consacrent une part
trop grande de leur budget et de leur épargne pour se
loger. Les Allemands dirigent cette épargne davantage
vers l’appareil productif industriel.
***
Au Luxembourg, la relance keynésienne ne mène
guère à une amélioration de la situation économique :
le pays est trop petit. Il y a au moins une exception, la
construction de logements. La stimulation de la
construction de logements au Luxembourg ne peut
pas être déviée vers les pays voisins, car la
construction immobilière au Luxembourg ne stimule
pas celle des pays voisins, contrairement à la
stimulation de produits de consommation. Selon
3
l’économiste français Jean-Hervé Lorenzi , président
du Cercle des économistes, la construction d’un
logement « permet 1,8 emploi ». En 2010 le nombre de
4
logements neufs (maisons unifamiliales et
appartements) est de 2 078 unités et la création
d’emplois serait alors de 3 740. Même si ce procédé
semble bien approximatif, il ne souligne pas moins
l’importance cruciale de la construction pour le
Luxembourg.
Pour terminer, soulignons la sensibilité de la
construction de logements à des dispositions
législatives et réglementaires. Ainsi, en France, la loi
Duflot, sur la construction nouvelle dans le locatif, a
fait chuter – paraît-il – de presqu’un cinquième ce
secteur. Par contre, faire redémarrer la construction
immobilière est bien plus difficile et plus lent à
aboutir à des résultats tangibles.
***
Notons quelques renseignements statistiques liés au
5
patrimoine . Le patrimoine brut d’un ménage est
3
Dans Le Figaro du 16/17 août 2014, p. 5.
4
1
Christian Julienne, Logement – Solutions pour une crise
fabriquée, Paris, 2006, p. 186.
2
Selon Gilles Pison (INED), Tous les pays du monde, in : Population
n° 370 juillet-août 2001 ; n° 479 juin 2011. Selon les
recensements de la population pour le Luxembourg.
& Sociétés,
Cahier économique 119
Annuaire statistique 2012, p. 296.
Cahier économique n° 116, Luxembourg, 2013, op. cit. p. 221227. Les données sont liées à une enquête de la BCL, en
collaboration avec le CEPS/INSTEAD, et porte sur un échantillon
représentatif de 950 ménages. La collecte des données s’est
étendue de septembre 2010 à avril 2011.
5
181
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
immobilier, financier, professionnel et comprend les
véhicules et objets de valeur (bijoux, objets d’art, etc.).
Pour le patrimoine net on a :
•
Enfin, ce n’est pas une surprise, ce sont les
jeunes ménages qui supportent le fardeau le plus
lourd de l’endettement, lié à l’immobilier.
Patrimoine net du ménage = montant brut – montant
de l’endettement.
5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise
nouvelle
La structure du patrimoine brut est la suivante
(période : septembre 2010 à avril 2011) : résidence
principale 52%, autres biens immobiliers 30%,
placements financiers 11%, voitures et objets d’art
4%, patrimoine professionnel 3%. Le patrimoine brut
par ménage atteint 800 000 euros en moyenne, ce qui
place le Luxembourg en tête des pays européens. Voici
quelques indications statistiques.
L’historique récapitulatif sur la bourgeoisie
luxembourgeoise se présente en trois époques
successives : avant l’industrialisation, au cours de la
période industrielle et actuellement.
•
86% des crédits hypothécaires sont liés à la
résidence principale.
•
L’endettement est davantage répandu parmi
les ménages aisés ; ils ont plus de garanties à proposer
aux banques et donc plus de crédit auprès de ces
banques. Ainsi, 75% des ménages aisés sont
concernés par l’endettement, mais 45% pour les
moins aisés.
•
Au Luxembourg la dette moyenne de chaque
ménage est de 140 000 euros pour tout ménage
endetté, ou 82 000 euros pour l’ensemble des
ménages.
•
La moyenne est influencée par les valeurs
extrêmes, ce n’est pas le cas de la médiane. Au
Luxembourg la dette médiane est de 73 400 euros : la
moitié des ménages endettée a une dette inférieure à
ce montant, l’autre moitié a une dette supérieure à ce
montant.
Retenons l’endettement médian (en euros) au
Luxembourg et dans les pays voisins (entre
parenthèses l’endettement hypothécaire sur la
résidence principale) : Luxembourg, 73 400
(121 500) ; Belgique 39 300 (66 800) ; France 18 400
(60 900) ; Allemagne 12 600 (67 000). Les
comparaisons internationales exigent une grande
prudence. Ainsi, il est osé de comparer la médiane au
Luxembourg à celle de la Slovénie 4 300 euros
(6 700). Le niveau d’endettement plus élevé au
Luxembourg est lié à la fois à un niveau de vie plus
élevé et surtout à un prix élevé de l’immobilier ; les
deux sont liés.
•
La bourgeoisie préindustrielle
La bourgeoisie d’avant l’industrialisation vit de la
terre, du négoce et de l’industrie sidérurgique
(ancienne). Cette bourgeoisie est peu attirée par la
technique ; les procédés techniques sont souvent
archaïques tant dans l’agriculture que dans la
1
sidérurgie. L’ingénieur des mines Engelspach-Larivière
dénonce cette situation dans l’industrie sidérurgique ;
il parle de l’ignorance des maîtres de forge en matière
technique, de leur attachement à des méthodes
dépassées.
Cette bourgeoisie vit chichement, car l’évolution
économique est lente. Quant à la partie de la
bourgeoisie qui dirige le pays, elle est rarement
engagée dans le négoce ou dans l’industrie.
Voilà une société où la ruralité est omniprésente ; un
pays isolé, dépourvu de moyens de transport. La
population reste pauvre, sauf pour une petite frange
de notables, mais qui est loin de vivre dans l’opulence.
•
La bourgeoisie industrielle
C’est le siècle d’or de la bourgeoisie luxembourgeoise :
elle s’enrichit et enrichit le pays. Elle est engagée dans
la vie économique et dirige la politique du
Luxembourg. Enfin, elle anime la vie culturelle et la
finance largement.
Cette bourgeoisie est bien consciente de sa
« mission », mais n’a guère le sens social. C’est
l’époque de la montée du salariat. La
bourgeoisie/patronat ne se rend pas compte des
conditions parfois désastreuses dans lesquelles se
débattent nombre d’ouvriers.
1
Jos Wagner, La sidérurgie luxembourgeoise avant la découverte
du gisement des minettes, Diekirch, 1921, p. 118 et suivantes.
182
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
A cette bourgeoisie il faut ajouter la noblesse
luxembourgeoise, peu nombreuse. Au demeurant,
entre le 14 décembre 1866 et le 18 juin 1867
1
fonctionne le cabinet des barons : baron Victor de
Tornaco (ministre d’Etat, directeur général des Affaires
étrangères), Léon de la Fontaine (directeur général de
la Justice), Alexandre de Colnet d’Huart (directeur
général des Finances) et le baron Félix de Blochausen
(directeur général de l’Intérieur).
Aux revendications du monde salarié, la bourgeoisie
oppose un refus obstiné au cours des événements de
1917 à 1921, mais finit par céder. Elle doit
s’accommoder du suffrage universel, accepter la
présence des syndicats et l’extension des lois sociales.
La classe dominante réussit à garder le pouvoir
économique et continue à jouer un rôle essentiel dans
la politique du pays (cf. notables). Cette bourgeoisie
fournit le cadre institutionnel et légal à l’intérieur
duquel se déroulent les relations économiques et
sociales. Voilà qui assure la prépondérance bourgeoise,
malgré le recul des « dynasties » bourgeoises (cf. 2.3.)
et malgré le partage du pouvoir politique avec les
classes moyennes et le monde ouvrier.
•
Bourgeoisie actuelle
La bourgeoisie actuelle peut être subdivisée en trois
sous-ensembles.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
La bourgeoisie industrielle/commerciale, que
l’on peut qualifier de classique. S’y ajoute
celle liée à l’immobilier.
La bourgeoisie issue de l’économie des
services est évidemment intimement liée à la
place financière. Cette bourgeoisie a fait une
vraie percée dans la vie économique : grands
cabinets d’avocats, bureaux comptables et
fiscaux, les « Big Four », etc.
Enfin, plus difficile à saisir, une bourgeoisie de
spéculation, liée elle aussi à la Place. Des
fortunes peuvent s’accumuler, mais des pertes
parfois sévères sont possibles. Cette
spéculation est économiquement inquiétante
dans le sens qu’elle détourne de
l’investissement productif.
Ces trois catégories de bourgeoisie sont loin d’être
étanches entre elles. S’y ajoutent de nombreux
réseaux d’influence : divers clubs de golf, Rotary,
Lions, etc.
5.2.6 Classes moyennes, société civile et
générations
2
Selon Michel Aglietta « les vingt prochaines années
verront partout l’essor des classes moyennes, qui
représenteront jusqu’à 65% de la population
mondiale ». Le professeur (émérite) en tire deux
conclusions.
Ͳ
Ͳ
La majorité de la population mondiale ne sera
pas pauvre.
Le mode de vie à l’occidentale se répand
davantage.
Situons le Luxembourg dans ce contexte. Le seuil des
65% y est dépassé depuis belle lurette. Les classes
moyennes tournent autour de 80%. Voilà qui
témoigne du succès de la lutte contre la pauvreté,
bien que celle-ci n’ait pas disparu.
Deux aspects générationnels contradictoires
apparaissent.
Les retraités jouissent d’une retraite assurée,
indépendante (jusqu’ici au moins) du degré d’activité
économique. Leur emprunt logement est entièrement
remboursé, parfois ils disposent d’une seconde
résidence.
A l’autre bout de l’échelle des âges la situation est
différente. Les jeunes sont soumis à un chômage
croissant ; précarité et incertitude quant à leur avenir
leur sont réservées. Ils sont exposés à la dégradation
de l’enseignement, dont la bonne qualité est un des
meilleurs moyens d’échapper au chômage.
Les inégalités se concentrent sur les jeunes. Ces
inégalités, comparables à celles liées au sexe et à
l’immigration, affectent l’avenir de la collectivité.
Aujourd’hui il est beaucoup plus difficile de démarrer
dans la construction d’un logement, car il n’y a plus
les augmentations confortables des salaires liées aux
quelques décennies de l’après-guerre. La question qui
importe est de savoir si ces inégalités se résorbent
avec le vieillissement. Seul l’avenir le dira.
1
Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg
depuis 1848, édition 2011, Luxembourg, (Service Information et
presse), p. 29.
Cahier économique 119
2
Jacques Attali, (groupe de réflexion présidé par), Pour une
économie positive, Paris (Documentation française), 2013, p. 43.
183
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture
économique
l’ouverture économique et l’envergure du secteur
public.
Le Luxembourg n’a jamais été aussi démocratique que
de notre temps (cf. 1.1.1.), ce qui n’empêche pas cette
démocratie d’être en crise. La cause principale semble
être la politique économique.
Cet auteur a constaté une liaison, appuyée sur une
analyse statistique et économétrique entre ouverture
économique et dépenses publiques, ce qui a déclenché
un vaste débat sur cette problématique (cf. place de
l’Etat dans l’économie contemporaine – cf. 4.1.).
2
Rodrik parle de « simple relationship between
openness and government spending in a sample of 23
OECD countries ». Parmi ceux-ci le Luxembourg est
celui qui présente à la fois un degré élevé d’ouverture
3
économique et de dépenses gouvernementales . Jetons
un regard critique sur l’approche de Rodrik.
Intervient ici la difficulté à adapter une politique
économique, encourageant la croissance économique,
au profit de l’ensemble de la population, c’est-à-dire
au profit de la redistribution.
La mondialisation a affaibli les instruments de la
politique économique luxembourgeoise, qui est laissée
en grande partie aux mains des technocrates. Prenons
deux exemples. Le Gouvernement recourt de plus en
plus à des experts relevant de grands cabinets en
conseil ; quelle est leur influence sur la politique
économique du pays ? L’indépendance des banques
centrales et de la BCE laissent des décisions
économiques de taille (avec implications sur le
domaine social) à la discrétion des technocrates
nationaux et communautaires, à l’exclusion de tout
contrôle démocratique.
Ce dont le Luxembourg a besoin, c’est de davantage
de légitimité démocratique, dans le sens d’une
réduction de la dépendance vis-à-vis du corps des
technocrates économiques et financiers.
Par ailleurs, on peut se demander si les démocraties
occidentales sont suffisamment adaptées à relever les
défis lancés par des régimes autocrates tels que la
Chine et la Russie. Ceci d’autant plus que la Chine a
montré que le succès économique n’est pas forcément
lié à la démocratie.
Retenons un effet positif de la mondialisation : les
démocraties occidentales expriment un caractère
normatif vis-à-vis du monde entier. Prenons deux
exemples : l’équilibre des pouvoirs, règle de la majorité
liée au respect des minorités.
***
Ͳ
Selon cet économiste l’ouverture économique
génère des dépenses publiques. Ce serait la volatilité
des termes de l’échange qui engendre celle des
revenus et des salaires, ce qui mène à l’intervention de
l’Etat. Toute ouverture économique génère des risques
extérieurs, que l’Etat doit combattre, ce qui augmente
ses dimensions. D’ailleurs, le Luxembourg a fait depuis
le Zollverein, l’expérience de ces risques.
Ͳ
Rodrik ne place pas son analyse dans une
perspective historique.
Ͳ
La petite taille du pays ne constitue pas une
variable expliquant l’ouverture, bien que les petits
pays soient généralement plus ouverts ; le
Luxembourg en est un exemple concret.
Ͳ
Retenons une faiblesse de l’analyse de Rodrik.
« … dans la mesure où D. Rodrik démontre que
l’intervention de l’Etat est la manifestation d’une
fonction d’assurance, il aurait été utile d’essayer de
relier l’évolution de l’ouverture commerciale à celle
4
des dépenses purement sociales ».
Ͳ
Rodrik réduit le rôle de l’Etat à son aspect
dépense.
Appliquons la thèse de Rodrik au Luxembourg et
plaçons-la dans un contexte historique. L’année 1842
est le symbole même de l’ouverture économique du
1
Dani Rodrik a examiné la place de l’Etat dans une
économie ouverte. Il a établi un lien (empirique) entre
1
Dani Rodrik, Why Do More Open Economies Have Bigger
Governments ? in : Journal of Political Economy, vol. 106, n° 5, oct.
1998, p. 997-1032. Voir aussi : Aymo Brunetti et Béatrice Weder,
More Open Economies Have Better Governments, Economies series
n° 9905, March 1999, Universität des Saarlandes, 27 pages. Benoît
184
Lesieur a fait une étude sur la publication de Dani Rodrik,
Université Paris-Dauphine, DEA 111, année 2004, 20 pages et
finalement : Gerald Braunberger, Rodriks unmögliches Dreieck –
Nationalstaat, Demokratie und Globalisierung sind zu viel, in :
Frankfurter Allgemeine Zeitung du 28 mars 2011.
2
Dani Rodrik, 1998, op. cit. p. 999.
3
Ibid. p. 1000, graphique n° 1.
Benoît Lesieur, op. cit. p. 13.
4
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Grand-Duché. Toutefois, l’action de l’Etat est
largement absente sur la scène économique et sociale.
L’ouverture n’empêche pas :
Ͳ
Ͳ
L’isolation géographique du pays : le
Luxembourg est à l’écart des courants
commerciaux ; il n’y a guère d’infrastructure
de transport.
L’isolation économique du pays : agriculture,
commerce et industrie sont principalement
axés sur le marché local et les exportations
restent limitées.
Pour que l’ouverture économique ait une influence sur
les dépenses publiques, l’exportation est une condition
décisive.
L’industrialisation change complètement la donne :
face à la petite dimension du pays, le Luxembourg est
obligé d’exporter ses produits sidérurgiques. Le
Zollverein joue le rôle de l’ouverture économique.
Grâce aux recettes issues du Zollverein (en moyenne
un quart du budget de l’Etat), le Luxembourg a pu
étoffer son dispositif étatique.
L’Etat intervient à deux niveaux.
Au niveau des conditions du développement
économique. L’Etat agit par des réglementations (par
exemple sur les concessions minières), par
l’amélioration de l’infrastructure des transports (par
exemple lancement d’un emprunt obligataire en
faveur de la construction des chemins de fer).
Au niveau de la protection des plus faibles. Les
salariés (ouvriers et employés), issus de
l’industrialisation, bénéficient d’un système de
e
protection sociale mis en place au début du 20 siècle.
Au cours de l’entre-deux-guerres l’Etat entre de
nouveau en action : intégrer le monde ouvrier dans la
société luxembourgeoise (par exemple introduction de
la journée de travail de huit heures). Au lendemain de
la Seconde guerre mondiale le rôle de l’Etat s’est
évidemment amplifié.
suite la mondialisation réduit sensiblement cette
protection.
Depuis les années 1950 l’ouverture économique est
assurée par les communautés européennes, mais les
dimensions de l’appareil étatique restent croissantes.
Est-ce que l’Etat est devenu pléthorique par rapport à
l’ouverture économique ?
***
Rodrik, dans ses développements, revient à deux
observations qui en fait ne sont pas nouvelles.
Première observation
Marché et Etat ne sont pas deux notions opposées ou
même contradictoires. Pour que le marché puisse
fonctionner correctement, l’Etat est appelé à garantir
une structure juridique adéquate assurant le
fonctionnement du marché (cf. 1.1.2.). L’Etat doit être
un Etat actif et fort. Dans un tel contexte Rodrik
s’éloigne du néolibéralisme (cf. 3.1.3.) et se rapproche
de l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4.). La justesse de la
position de l’économiste américain a été confirmée
par la mondialisation sans frein des marchés
financiers, menant à la crise de 2007.
Seconde observation
Rodrik ne se limite pas aux seuls Etats-Unis ; au
contraire, il se réfère à un grand nombre de pays. Le
capitalisme revêt des formes diversifiées, liées à
l’histoire, à la géographie, aux aspects culturels, aux
traditions et usages de chaque pays. Dans ce sens
Rodrik se rapproche du régulationnisme (cf. 2.4.1.).
1
A partir de ces observations Dani Rodrik a dressé le
« trilemma » suivant : « we cannot have
hyperglobalization, democracy, and national selfdetermination all at once ». Au plus deux de ces
facteurs sont possibles à la fois :
Ͳ
Ͳ
Les communautés européennes produisent des
changements notables et ceci en deux étapes
successives.
Au cours de la décennie 1950 l’Europe offre au
Luxembourg à la fois débouchés et sécurité. On peut
parler d’ouverture protégée pour le Luxembourg. Par la
Cahier économique 119
Ͳ
L’ouverture économique et l’Etat national,
mais pas la démocratie.
La démocratie et l’ouverture économique,
mais pas l’Etat national.
L’Etat national et la démocratie, mais pas
l’ouverture économique.
1
Dani Rodrik, The Globalization Paradox, op. cit. p. 200 et
suivantes.
185
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
En dehors de ces trois cas extrêmes, il y a des
possibilités intermédiaires. Prenons trois exemples
concrets.
Premier exemple : en France vers 2013/14
Le Gouvernement français a prévu un impôt de 75%
sur les revenus des riches. Ce projet risque de capoter,
non pour des raisons économiques, mais les riches se
déplacent hors de la France, ouverture économique
oblige. D’ailleurs le Premier ministre britannique leur a
promis de mettre le tapis rouge. Selon Rodrik on a :
Ouverture économique et Etat national, mais la
démocratie en souffre.
Deuxième exemple : Bretton Woods
Les conséquences sont graves : les Etats-nations, dont
la légitimité est émoussée, sont confrontés à des
mouvements séparatistes (par exemple Catalogne,
Flandre, Ecosse). Le Luxembourg n’est pas concerné :
c’est là un avantage de sa petite dimension.
***
1
On parle parfois de deux « trilemmes » : celui de R.
Mundell et celui de D. Rodrik, que nous venons de
présenter.
Selon Mundell on ne peut pas disposer à la fois des
trois éléments suivants : liberté de circulation des
capitaux, régime de change fixe et politique
monétaire indépendante (fixer les taux d’intérêt à
court terme).
Le système de Bretton Woods (1944-1971) a assuré
aux pays concernés l’Etat national et la démocratie,
mais l’ouverture économique est limitée (flux de
capitaux contrôlés, libéralisation limitée du commerce
international).
Les deux triangles d’incompatibilité exprimeraient la
même chose : celui de Mundell dans la perspective
économique, celui de Rodrik dans la perspective
politique.
Troisième exemple : Union européenne
5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg
De l’industrialisation du Grand-Duché jusqu’à la
Première guerre mondiale on a la configuration
suivante : ouverture économique et Etat national,
mais démocratie réduite (démocratie censitaire).
5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg
Les traités européens, du Traité de Rome jusqu’à
Maastricht, mènent au groupement suivant :
l’ouverture économique est garantie, l’Etat reste en
place ; ce serait donc un recul de la démocratie. Peutêtre y a-t-il recul de la démocratie à l’échelon
national au profit de la démocratie au niveau
européen. Mais, en fait, les Autorités de Bruxelles sont
elles-mêmes en manque de démocratie.
***
Selon D. Rodrik la mondialisation a généré deux effets.
Ͳ
Ͳ
186
La mondialisation a étendu les normes
démocratiques à travers le monde ; par
exemple en Amérique latine, mais pas en
Chine.
La mondialisation a affaibli les Etats (cf.
pouvoir transnational des multinationales) et
a miné les mécanismes de redistribution à
l’intérieur de l’Union (par exemple le Nord
rechigne à aider les payer de l’Europe du Sud).
L’unification européenne n’a guère réussi à mettre en
place un pouvoir exécutif qui ait à la fois une
légitimité démocratique et qui défende les intérêts de
la population européenne. Le Conseil européen
comprend les chefs d’Etat ou de Gouvernement ; il
soutient surtout les intérêts particuliers des divers
pays. La Commission, appelée à protéger les intérêts
de l’Europe, manque cruellement de légitimité
démocratique.
Ce modèle génère un vide politique qui, dès la
décennie 1950, est rempli par l’ordolibéralisme.
L’Europe « allemande » est en germe depuis cette
époque. Actuellement l’Allemagne tire de nombreux
avantages de cette situation.
2
Le professeur Steve Ohana a présenté ces avantages
en quelques points.
•
« Le maintien de la zone euro signifie le
sauvetage apparent de l’épargne allemande investie
1
Kevin H. O’Rourke, A Tale of Two Trilemmas, Department of
Economics, Trinity College Dublin, mars 2011, 22 pages.
2
Steve Ohana (Ecole Supérieure de Commerce de Paris), Désobéir
pour sauver l’Europe, Paris, 2013, p. 29-30. Préface de Jacques
Attali.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
dans les pays périphériques, le maintien d’un grand
marché européen sur lequel vendre ses produits,
l’impossibilité pour les autres pays de dévaluer leur
monnaie, de restaurer leurs marges, de monter en
gamme et de venir concurrencer son industrie ».
mondialisation. Voilà qui mène à une « cohabitation
2
de marchés nationaux ». On a parlé de « libéralisme
3
encadré ». Toutefois, on peut aussi parler d’Europe
ordolibérale, car le traité de Rome s’est inspiré de
l’ordolibéralisme.
•
« Une inflation très faible ».
Seconde étape : l’Acte unique de 1986
•
« Des taux d’intérêt extrêmement bas, … ».
L’acte unique change la donne : Les marchés
nationaux sont remplacés par un marché unique. Le
droit de la concurrence, véritable droit normatif, est
placé au centre de la nouvelle politique
communautaire. La Cour de justice des Communautés
européennes, réputée gardienne des traités, est
surtout la gardienne de la concurrence. Claire
Micheau et Antoine Masson posent une bonne
question : « La Cour de Justice : acteur ou
4
activiste ? ».
•
« Une croissance modeste mais qui reste
suffisante pour obtenir le plein emploi dans un
contexte de faible natalité ».
•
« Le maintien à un niveau correct du volume
global des exportations grâce à une réorientation des
exports vers les pays émergents ».
•
« Une monnaie certes sous-évaluée (par
rapport à ce que serait le Deutsche mark) mais qui
reste forte ».
Retenons quelques étapes de la marche vers le
néolibéralisme.
Ͳ
Ͳ
•
« La possibilité de recruter des employés
qualifiés à bas prix, en provenance des pays
périphériques et même de la France, ce qui représente
une solution à son problème démographique ».
•
« Et enfin la satisfaction morale de servir de
référence à l’Europe entière, … ».
Comment en est-on arrivé à une telle situation ? Deux
étapes successives y ont mené.
Première étape : les années 1950/60
Le Traité de Rome vise un objectif politique ;
1
l’Association européenne de libre-échange (AELE) par
contre poursuit un seul but, le désarmement douanier.
Ͳ
Introduction de l’euro avec création de la BCE.
La création du pacte de stabilité et de
croissance, qui encadre sévèrement la
politique budgétaire des Etats.
Le refus de la solidarité financière entre Etats
5
(article 103 du traité d’Amsterdam ).
A cela s’ajoute le refus d’augmenter le budget
européen, à un niveau dérisoire (autour de 1% du PIB
européen). Le droit de la concurrence, c’est-à-dire la
liberté du commerce domine largement les droits
sociaux : Il n’y a pas de droit social européen.
Actuellement le Luxembourg est pleinement inscrit
dans ce contexte néolibéral, ce qui a réduit la
2
Les Six forment un tissu économique et même social
largement homogène, en tout cas comparable. C’est le
temps des Trente glorieuses : plein-emploi, extension
de l’Etat social, croissance économique. Il s’en suit un
certain consensus social.
Collectif, Que faire de l’Europe ? Désobéir pour reconstruire,
Paris, 2014, p. 7. Ce collectif comprend les personnes suivantes :
Verveine Angeli, Thomas Coutrot, Guillaume Etiévant, Michel
Husson, Pierre Khalfa, Daniel Rallet, Jacques Rigaudiat, Catherine
Samary, et Aurélie Trouvé.
3
Ibid. p. 23.
4
Le Traité de Rome a un but immédiat, c’est-à-dire à
court terme : supprimer progressivement les droits de
douane avec un tarif commun à la frontière extérieure
de la Communauté. Cette logique libre-échangiste
s’arrête à ses frontières : il n’y a pas encore de
1
A l’origine l’AELE regroupe en dehors de l’Angleterre, le
Danemark, la Norvège, la Suède, le Portugal et l’Autriche.
Cahier économique 119
Claire Micheau et Antoine Masson (Université du Luxembourg),
La Cour de justice des Communautés européennes, moteur de
l’intégration européenne, in : Sandrine Devaux, René Leboutte et
Philippe Poirier (dir.), Le Traité de Rome : histoires
pluridisciplinaires – L’apport du Traité de Rome instituant la
Communauté économique européenne, Bruxelles, 2009, p. 123.
5
« La Communauté ne répond pas des engagements des
administrations centrales, …, ni les prend à sa charge, … ». Et
encore : « Un Etat membre ne répond pas des engagements des
administrations centrales, …, d’un autre Etat membre, ni les prend
à sa charge, … ».
187
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
popularité de l’Europe dans l’opinion publique. La
petite dimension du pays aggrave sa vulnérabilité.
5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg
1
er
Le passage à l’euro s’étale sur deux étapes : au 1
janvier 1999 c’est la fixation définitive des parités
er
entre les 12 pays candidats à la monnaie unique. Le 1
janvier 2002, c’est l’introduction des pièces et billets
en euros.
Une question évidente se pose : pourquoi l’euro ?
Cette question est d’autant plus pertinente que l’euro
génère des coûts d’introduction (modifier les logiciels,
double comptabilité et double trésorerie au moins
temporaire, adapter les distributeurs automatiques,
informer le public, …).
En contrepartie l’introduction de l’euro doit mener à
de sérieux avantages, au niveau microéconomique et
au niveau macroéconomique.
Au niveau microéconomique la monnaie unique évite
le coût du change et l’incertitude y liée. Ce n’est pas
un mince avantage, surtout pour le Luxembourg, car
pays très ouvert. Les Luxembourgeois sont des adeptes
de l’euro, sinon enthousiasmés. Rappelons que le
premier essai d’une monnaie unique est le fameux
plan Werner de 1970 (cf. 4.3.5.3.).
Au niveau macroéconomique un avantage de taille
apparaît. A l’intérieur de la zone euro des dévaluations
sauvages sont devenues impossibles : ces dévaluations
sont déloyales, car elles visent à exporter le chômage
vers des pays voisins.
Au marché unique (Acte unique de 1986) correspond
une monnaie unique. A première vue au moins tout
semble parfait. Il n’en est rien ; expliquons
brièvement.
L’euro n’a pas réussi à donner satisfaction sur deux
niveaux au moins.
Au niveau de l’introduction de l’euro.
Du seul point de vue technique le passage à l’euro a
été un plein succès : ce n’est pas une mince affaire
pour les douze pays de la zone euro. Mais cette
réussite réelle, dont on a largement parlé, a fait
oublier une négligence grave : aucune mesure
d’accompagnement n’a été réalisée. Selon Jean Pisani2
Ferry il n’y a « ni augmentation du budget
communautaire, ni nouvelles politiques communes, ni
même intensification des modes d’intégration
existants ».
La disparition du risque de change dans la zone euro
3
implique une autre conséquence grave pour l’Union :
les ménages sont incités à délocaliser leur épargne, les
entreprises à fixer leurs profits là où la fiscalité est
plus avantageuse. C’est le début du fameux dumping
social et fiscal.
L’introduction de l’euro a fait de la BCE l’institution
monétaire la plus indépendante du monde : la FED est
soumise à la surveillance du Congrès, les missions de
la Banque d’Angleterre sont consignées dans une
simple loi. Dernière précision sur la BCE : « sa
légitimité n’est fondée sur aucune souveraineté
4
politique ». S’y ajoute une monnaie unique sans unité
politique.
Au niveau des effets attendus de l’euro.
Lors de l’introduction de l’euro les attentes étaient
fortes : des ajustements allaient opérer, les différences
de développement économique entre pays membres
de la zone euro allaient se résorber dans un avenir
proche. Rien de tout cela ne s’est réalisé. Au contraire,
5
selon le professeur Christian Saint-Etienne , « l’euro,
pièce maîtresse de l’intégration européenne, accentue
bien au contraire les divergences entre ses membres
au point que la monnaie unique est au bord de
l’l’éclatement ».
Dans les pays de la zone euro on constate un
différentiel d’inflation et un degré de développement
économique qui est loin d’être uniforme. Le remède
classique, dans une telle situation, est la dévaluation,
qui est censée ramener la compétitivité. Or chaque
2
Jean Pisani-Ferry, Le réveil des démons – La crise de l’euro et
comment nous en sortir, Paris, 2011, p. 59. Cet auteur est
directeur du think tank européen Bruegel, professeur associé à
l’université Paris-Dauphine et chroniqueur au Monde.
3
Ibid. p. 60.
Michel Aglietta, Zone Euro – Eclatement ou Fédération, Paris,
2012, p. 44.
5
Christian Saint-Etienne, La fin de l’euro, Paris, 2009, p. 65. Voir
aussi : Jacques Sapir, Faut-il sortir de l’euro ? Paris, 2012, 168
pages et Michel Aglietta, Zone euro • Eclatement ou fédération,
Paris, 2012, 188 pages.
4
1
Voir par exemple Agnès Bénassy-Quéré (Université Paris-XNanterre) et Benoît Coeuré (Ecole Polytechnique), Economie de
l’euro, Paris, 2002, 123 pages. Sur les aspects théoriques de la
monnaie voir par exemple : Anne Lavigne et Jean-Paul Pollin, Les
théories de la monnaie, Paris, 1997, 125 pages.
188
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
pays de la zone euro a abandonné son autonomie
monétaire et se trouve dans l’impossibilité de
dévaluer.
Présentons brièvement la théorie des zones
1
monétaires optimales de Robert A. Mundell . Une zone
monétaire est optimale, c'est-à-dire durable, si elle est
dépourvue de différentiel d’inflation, s’il y a parfaite
mobilité du facteur travail et si les capitaux peuvent
circuler librement. S'y ajoute l'absence de chocs
asymétriques: ces trois conditions y contribuent
puissamment. Tout choc asymétrique produit un
différentiel d'évolution économique entre pays de la
zone euro, car il y a rupture des conditions de
production.
2
Gaël Giraud lie la survie de l’euro à ces transferts :
« … l’euro comme monnaie unique ne survivra pas
longtemps aux tensions internes qui agitent la zone.
Pourquoi ? Pour des raisons invoquées par certains
économistes dès le début des années 1990 : l’unicité
de la monnaie requiert une véritable fédération
budgétaire qui accompagne les dissymétries
économiques entre pays de la zone par de véritables
transferts ».
***
3
Selon Thierry Grosbois , « les raisons de l’échec de la
zone euro en tant qu’union monétaire sont bien
connues » :
Ͳ
Selon cette conception les pays, dont la monnaie est
l’euro, ne forment pas une zone monétaire optimale,
car la mobilité de la main-d’œuvre y est faible (par
exemple la langue est un obstacle de taille; il en est
de même des divers régimes de la sécurité sociale
dans la zone euro). A cette faiblesse de la mobilité du
travail s'ajoute celle de sa flexibilité. La zone euro
peut subsister, mais non sans un certain coût.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Au Luxembourg on constate une certaine mobilité
transfrontalière de la main-d’œuvre, mais le
phénomène, appréciable au niveau du Luxembourg,
est dérisoire au niveau de la zone euro.
Ͳ
Ͳ
Quelle solution au problème posé par Mundell ? En
fait, on a une solution apparente et une solution
réelle.
La solution apparente, en réalité catastrophique, fait
du travail la variable d’ajustement : baisse des salaires
et des pensions ; politique de déflation, etc. Cette
politique d’austérité pèse lourdement sur la vie sociale
et le niveau du PIB.
La solution réelle est une sorte de mécanisme de
compensation financière tel qu’il existe entre les
Länder de l’Allemagne fédérale, le
Länderfinanzausgleich. Un tel mécanisme permettrait
aux pays en graves difficultés économiques (par
exemple la Grèce, le Portugal) de procéder à des
réformes (par exemple de l’appareil d’Etat) et de
moderniser leur économie. En d’autres termes, la
solidarité à l’échelle nationale devrait devenir une
solidarité à l’échelle européenne. Nous en sommes
encore loin.
1
Robert A. Mundell, A Theory of Optimum Currency Areas, in :
American Economic Review, vol. 51, n° 4, p. 657-665.
Cahier économique 119
Ͳ
« absence de convergence des politiques
fiscales »,
« absence de convergence des politiques
budgétaires »,
« absence d’une autorité politique assurant la
gouvernance économique de la zone euro »,
« divergence économique croissante entre les
Etats membres de la zone euro »,
« inadaptation de la politique économique et
monétaire européenne marquée par le
néolibéralisme doctrinaire, ne correspondant
pas aux vœux des populations »,
« absence de légitimité forte des institutions
européennes auprès des citoyens »,
« absence de pluralisme démocratique dans la
prise de décision en matière de gouvernance
économique et monétaire »,
« échec de l’Europe sociale, impliquant
l’absence de convergence des systèmes de
sécurité sociale et des politiques de l’emploi ».
4
Jean Pisani-Ferry indique trois pistes. « Ramenées à
l’essentiel, les multiples interrogations auxquelles les
Européens sont confrontés se résument à trois
problèmes : celui des principes sur lesquels se fonder
pour résoudre la crise des dettes souveraines ; celui de
l’organisation politique de la zone euro ; celui du
redressement de l’Europe du Sud ».
Finalement, les difficultés de l’euro ont révélé les
défauts structurels de la construction européenne. Par
2
Gaël Giraud (jésuite, chercheur en économie au CNRS, membre
de l’Ecole d’économie de Paris, professeur associé à l’ESCPEurope), Illusion financière – Pourquoi les chrétiens ne peuvent
pas se taire, Paris, 2012, p. 149-150.
3
Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui s’effondre ? Paris, 2013, p.
35-36.
4
Jean Pisani-Ferry, 2011, op. cit. p. 175.
189
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
investissements hors de cette zone sont
encouragés.
contre l’euro fort a contribué à la réduction de
l’inflation (cf. importation de produits énergétiques).
***
***
Quelle est la position du Luxembourg ? La sortie de
l’euro poserait de sérieux problèmes au Luxembourg.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
L’Allemagne peut de nouveau introduire le
mark, la France le franc. Tel n’est pas le cas
pour le Grand-Duché de Luxembourg, qui n’a
jamais été indépendant du point de vue
monétaire.
Un partenariat avec la Belgique est-il toujours
possible comme par le passé (cf. UEBL) ? Estce que l’unité de la Belgique va résister à
l’éclatement de la zone euro ?
Le Luxembourg a besoin non seulement d’un
partenaire du point de vue monétaire, mais
aussi dans une perspective économique. En
dehors de la Belgique, seuls deux pays, la
France et l’Allemagne, sont susceptibles
d’entrer en partenariat avec le Luxembourg.
Peut-être est-il possible de créer une sorte de
nouveau Zollverein, où le Luxembourg serait
en présence d’autres pays limitrophes de
l’Allemagne.
Un échec de l’euro est plus grave pour le
Luxembourg que pour un autre pays, car il a
un besoin urgent d’un partenaire économique
pour survivre.
Quel serait l’avenir de la place financière en
cas de disparition de l’euro ?
Finalement, reprenons quelques avis diversifiés sur
l’euro.
2
Jean-Claude Trichet insiste, entre autres, sur deux
aspects. D’abord, « la zone euro a fait preuve d’une
résilience remarquable. Alors que beaucoup
annonçaient son éclatement, elle a totalement
préservé son intégrité ». Au moment de la faillite de
Lehman Brothers la zone euro compte quinze pays ;
trois autres (Slovaquie, Lettonie, Estonie) s’y ajoutent
par la suite, ce qui témoigne plutôt d’une certaine
confiance dans cette monnaie.
Ensuite, le contexte international a changé
notablement (cf. mondialisation) : le dollar se fait
concurrencer par des pays aspirant à former une zone
monétaire ; par exemple la Chine, l’Inde et le Brésil.
Dans une telle configuration internationale seul l’euro
peut résister et non pas les diverses monnaies
nationales.
3
Selon Anne-Laure Delatte la liberté de circulation des
capitaux mène à l’austérité, favorisée par une
politique de libéralisation financière sans limites.
Même si « la monnaie unique est indéfendable, …, le
retour aux monnaies nationales n’est pas la solution ».
La seule solution consiste dans une « union budgétaire
et fiscale. Il nous faut mutualiser les dettes publiques
en créant l’équivalent des bons du Trésor américain ».
1
Les conséquences d’un euro fort sont connues .
4
1. L’euro fort renchérit la valeur des
exportations, qui risquent de diminuer, ce qui
pèse sur la balance des paiements.
2. L’euro fort réduit les prix des importations :
c’est un avantage pour les consommateurs
nationaux et les importateurs de produits
énergétiques (par exemple produits
pétroliers) ; par contre les produits importés
moins chers par rapport aux produits
nationaux témoignent d’une baisse de la
compétitivité.
3. L’euro fort peut décourager les
investissements dans la zone euro, mais les
Jacques Sapir préconise le retour aux monnaies
nationales, car l’Allemagne est seule à profiter de
l’euro (croissance). Les excédents commerciaux
allemands poussent à la hausse le taux de change. « Il
évolue actuellement entre 1,35 et 1,40 dollar.
Excellent pour l’industrie allemande, ce taux est
insupportable pour les autres pays. Un niveau proche
de 1,10 dollar pour 1 euro correspondrait à la France,
et pour l’Italie et l’Espagne il faudrait qu’il soit
2
Jean-Claude Trichet, L’euro protège de la crise, in : Le Monde
(Décryptages : Quel modèle économique pour l’Europe ?) du 23
mai 2014. Il a été président de la BCE entre 2003 et 2011 ;
actuellement il est président du conseil d’administration de
l’Institut Bruegel à Bruxelles.
3
Anne-Laure Delatte (CNRS, OFCE), Pour une union budgétaire et
fiscale, in : Le Monde du 23 mai 2014, op. cit.
1
Marc Touati (économiste, maître de conférences à Sciences Po),
Le dictionnaire terrifiant de la dette, Paris, 2013, p. 135-136. Les
conséquences de l’euro fort figurent sous le titre Euro killer.
190
4
Jacques Sapir, La fin de l’euro s’impose – Des économistes
s’accordent sur son dramatique échec, in : Le Monde du 23 mai
2014, op. cit.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
compris entre 1,05 et 0.95 dollar ». Cet auteur est en
faveur de la sortie de l’euro, mais il précise : « Je ne
prône pas l’éclatement de la zone euro, mais sa
dissolution concertée ». A cette prise de position
pervenche Berès répond : « L’éclatement de la zone
euro conduirait immédiatement à l’éclatement du
marché intérieur ».
2
Enfin, Walter Laqueur a prévu trois scénarios
possibles pour l’avenir de l’Union. Selon le premier
scénario l’Union va éclater dans un avenir plus ou
moins proche. Selon le deuxième scénario l’Union va
se reprendre, en relation avec un nouveau départ de la
croissance économique. Cet auteur estime que ce
scénario ressemble à un vrai miracle. Enfin, retenons
le dernier scénario : « Es scheint in der Geschichte ein
verborgenes Gesetz zu geben, wonach Institutionen,
wenn sie einmal bestehen, zum Selbstläufer werden
und wider alle Erwartungen weiterbestehen,
zumindest viel länger als erwartet. Aller
Wahrscheinlichkeit nach wird die EU am Ende einen
Zusammenbruch erleben, aber es gibt immer ein
retardierendes Moment. Einige amerikanische
Wirtschaftsforscher haben verkündet, dass die
Europäische Union einfach deshalb fortbestehen wird,
weil der Austritt zu teuer wäre ». W. Laqueur prévoit
tout de même la disparition de l’Union, mais
seulement à long terme. Le pessimisme de cet auteur
ne peut guère être dépassé.
5.2.9 Economie et société civile
consommation. Enfin, avec la mondialisation le
Luxembourg se retrouve de nouveau dans une période
de césure.
***
La dérégulation financière est bien connue ; elle a
permis la crise financière de 2007 (cf. subprime).
Celle-ci s’est déroulée dans un contexte néolibéral.
Celui-ci a généré le court-termisme économique, une
manifestation de la cupidité liée au nouveau laisseraller. Ce court-termisme se réfère à trois éléments.
3
D’ailleurs, selon Jacques Attali « la crise actuelle
s’explique largement par la domination du court terme
sur le comportement de l’ensemble des acteurs ».
Ͳ
Le rendement « normal » tourne autour de 4 à 5%. A
ces taux se sont substitués des taux de 10%, voire
15%. Ce qui compte c’est du rendement très élevé à
tout prix, quitte à mettre l’existence de l’entreprise en
danger. Il s’agit en fait d’une attitude antientreprise.
Ͳ
D’abord la révolution française nous a apporté le Code
civil et l’organisation administrative. A partir de 1870
le Luxembourg s’industrialise : le fondement de notre
développement économique et social est posé. L’année
e
1918 marque en fait la fin du 19 siècle : la société
luxembourgeoise est « modernisée ». A partir de la fin
de la Seconde guerre mondiale les Trente glorieuses
poussent le Luxembourg dans la société de
Des normes comptables anglo-saxonnes
Les actifs immobilisés sont retenus à la valeur du jour
et non à la valeur historique (ou valeur d’entrée). La
porte est largement ouverte à la manipulation
comptable.
Ͳ
5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins
Le Luxembourg est à la croisée des chemins. Ce n’est
pas la première fois, ni la dernière. Reprenons les
« césures » dans l’évolution économique et sociale du
pays.
Des rendements exagérés
La concurrence
La concurrence est à la fois au cœur de la théorie
économique (cf. 3.2.1. à 3.2.3. et 3.5.1.) et des traités
européens (cf. 3.3. et 3.5.2.). Les conséquences sont
4
graves, selon J. Attali « l’agressivité humaine, qui se
manifeste dans la concurrence sans pitié entre les
nations, comme entre les entreprises et entre les
individus, a régné en maître jusqu’ici ».
Les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise ;
stricto sensu ils sont propriétaires des actions émises
par cette société. Actuellement, le poids des
actionnaires est exorbitant. Les autres parties
prenantes doivent être revalorisées : salariés, clients,
fournisseurs.
1
Interview de Pervenche Berès et Jacques Sapir dans Alternatives
Economiques, hors-série, n° 95, 1er trimestre 2013, p. 54-56. La
première est députée européenne, présidente de la Commission de
l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, le second
est économiste et directeur d’études à l’EHESS.
2
Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall, Munich, 2012
(2011), p. 330 et suivantes. Traduit de l’anglais par Klaus Pemsel.
Cahier économique 119
3
Jacques Attali (groupe de réflexion présidé par), Pour une
économie positive, Paris, 2013, p. 37.
4
Ibid. p. 191.
191
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Revenons aux actionnaires : deux aspects inquiétants
sont apparus. D’abord, les actionnaires ne forment
plus guère un ensemble dans la durée. On peut même
parler d’actionnaires « de passage », ce qui pèse sur la
stabilité de l’entreprise. Ensuite, la gourmandise des
actionnaires à court terme peut mener à un vrai
« pillage » de l’entreprise.
Le droit de propriété induit à la fois le ius utendi et le
ius abutendi. Les personnes morales, par des montages
juridiques, ont davantage accès à cet ius abutendi
dans l’exercice du droit de propriété, que les
personnes physiques. Ces montages peuvent par
exemple dissimuler les vrais propriétaires d’une
société, cacher une partie des transactions au fisc.
1
Ecoutons Paul Jorion : « D’autres montages juridiques
ont permis aux individus les plus fortunés de convertir
les droits qui sont les leurs en tant que personnes
physiques en ceux, bien plus étendus, dont bénéficient
les personnes morales. Le principe démocratique du
suffrage universel a de fait été dévoyé en celui d’un
suffrage censitaire ». La financiarisation de l’économie
luxembourgeoise y a largement contribué.
Voilà qui aide à expliquer, au moins partiellement, que
la bourgeoisie luxembourgeoise a cédé après la
Première guerre mondiale à la fois au Gouvernement
et aux syndicats : son pouvoir économique est resté
intact. La législation sur les holdings (1929) y a
contribué.
En période où le court-termisme et la volatilité du
corps des actionnaires est une caractéristique aux
2
effets redoutables, le stakeholder model est une
alternative réelle au shareholder model dirigé par les
seuls actionnaires. Le premier comprend les parties
prenantes, ayant un intérêt légitime dans l’entreprise,
et est axé sur l’organisation de la société dans un
contexte socio-économique plus large. Les parties
prenantes apparaissent sur deux niveaux. Au niveau
interne à l’entreprise : actionnaires, salariés, direction.
Au niveau externe à l’entreprise on a, en dehors des
fournisseurs, clients, autres créanciers, la société civile
et l’Etat. Dans ce modèle, appliqué en Allemagne, les
représentants des syndicats siègent au conseil
d’administration avec voix délibérative. Parfois des
Länder (en Allemagne) y sont représentés et même des
associations diverses (par exemple liées aux
consommateurs ou à l’environnement). C’est un tel
1
Paul Jorion (sociologue), in : Jacques Attali, 2013, op. cit. p. 191.
Michael Gessler (Hrsg), Kompetenzbasiertes Projektmanagement,
Deutsche Gesellschaft für Projektmanagement, Nürnberg, 2011, p.
67 et suivantes.
2
192
modèle qu’il faudrait étendre, aussi au Luxembourg,
tout en l’adaptant à ses particularités.
3
Selon Frédéric Lordon « le régime néolibéral se trouve
mis en péril d’avoir laissé toute licence aux marchés
de capitaux et, partant, d’avoir laissé la finance
étendre ses opérations jusqu’au point où
l’accumulation de risques et de dettes n’est plus
gérable, … . ».
Revenons une dernière fois à la position de la société
anonyme : les actionnaires ne sont pas les
propriétaires de l’entreprise, mais des seules actions.
4
Retenons quelques arguments dans ce sens.
• Toute création d’une société de capitaux implique la
séparation sévère entre le patrimoine de la société et
celui des actionnaires.
• Les créanciers n’ont aucun recours contre les
actionnaires.
• Les actionnaires, une fois la société créée, n’ont
aucun accès aux actifs de la société.
• Les actionnaires ne concluent aucun contrat au nom
de la société. Seuls les mandataires sociaux en ont le
droit, sous la surveillance du conseil d’administration.
Les administrateurs n’ont pas ce droit, ni
individuellement, ni collectivement.
Concluons : « Un droit de propriété sur des actions ne
peut en aucune manière être considéré comme un
droit de propriété sur l’entreprise ». En d’autres mots,
la tâche des mandataires sociaux n’est pas de
représenter uniquement les intérêts des actionnaires,
mais l’intérêt général de la société (par exemple
assurer les investissements garantissant l’avenir de la
société). Le profit est un moyen de pérenniser la
société et non un but final. Seul le néolibéralisme
considère le profit comme le but absolu des sociétés.
***
3
Frédéric Lordon, La société des affects – Pour un structuralisme
des passions, Paris, 2013, p. 112.
4
Jean-Philippe Robé, Comment s’assurer que les entreprises
respectent l’intérêt général, in : L’Economie politique, n° 64,
octobre 2014, p. 22 et suivantes. La citation suivante y comprise,
p. 23.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Revenons brièvement au court-termisme. Ecoutons la
1
philosophe Cynthia Fleury quant à la nouvelle
gestion. « L’idéologie gestionnaire fait ainsi son
apparition et, sous couvert de rationalisation et de
professionnalisation, elle met en place un projet de
domination et de surveillance. On veut des corps
dociles, utiles, efficaces et des âmes motivées ».
Selon la même philosophe le court-termisme, propre à
la realpolitik génère la « realeconomik » ; celle-ci
s’exprime sur deux niveaux.
« La realeconomik se caractérise par une
mondialisation, qui voit les logiques financières se
substituer aux logiques industrielles et les
actionnaires aux entrepreneurs ».
bien sans stabilité sociale, vous ne pouvez pas
améliorer les prestations sociales sans une économie
qui marche ».
Enfin, le ministre allemand constate que « les recettes
classiques de la croissance engendrée par des déficits
publics ou par de la création monétaire ne
fonctionnent plus ».
Voilà trois défis auxquels le Luxembourg est
confronté : les problèmes structurels de notre
économie ; la nécessité de la concertation sociale ;
l’abandon des recettes keynésiennes qui n’ont plus
prise sur l’économie, c’est-à-dire engager des dettes
sans que la croissance augmente.
***
2
L’économiste Philippe Askenazy explique le second
niveau : « Le travail s’est éclipsé du débat social à
mesure que l’emploi l’envahissait. Le problème ne
serait plus de le transformer, de l’organiser
différemment, d’en améliorer les conditions, mais
d’abord d’en avoir, fût-ce au prix de lourdes
concessions sur sa qualité, son intensité, sa
pénibilité ».
Résumons les notions clés du capitalisme de courttermisme : obsession de la rentabilité, logique de
l’obsolescence, logique de l’actionnaire. La
concurrence est une obsession européenne (cf. 3.3.) et
est directement liée à l’obsession de rentabilité.
Considérons la population à statut protégé au
Luxembourg : les fonctionnaires actifs ou retraités, les
retraités du secteur privé. Leurs salaires/pensions sont
assurés quelle que soit l’activité économique ; en
outre ces personnes ne sont exposées à aucun risque
de chômage. En 2011, la part de la population à statut
protégé s’élève à 37,7% par rapport à la population
totale.
Par contre, les jeunes adultes entre 20 et 40 ans
(28,2% de la population totale) sont le plus exposés
aux aléas de la vie économique.
4
***
Reprenons brièvement la situation économique et
sociale en Europe et au Luxembourg. Selon Wolfgang
3
Schäuble , ministre allemand des finances, « les pays
qui ont encore des difficultés sur le plan économique
les ont parce qu’ils n’ont pas résolu leurs problèmes
structurels. Il n’y a pas à choisir entre austérité et
croissance ». Est-ce que le Luxembourg a fait les
réformes structurelles nécessaires ?
Revenons aux problèmes de génération , c’est-à-dire
en fait aux difficultés des jeunes (cf. 1.3.1.2. et 1.3.2.).
Les jeunes peuvent être classés selon le risque
décroissant à être exposés au chômage : les jeunes
sans diplôme ou décrocheurs, les jeunes disposant du
bac et finalement les jeunes dotés d’un diplôme
universitaire.
5
Retenons quelques faits marquants concernant les
jeunes, en relation avec le recensement de la
population de 2011.
Quant aux relations entre patronat et syndicats W.
Schäuble note : « Bien sûr qu’il y a des intérêts
divergents entre les partenaires sociaux mais il y a une
responsabilité commune. L’économie ne peut pas aller
1
Cynthia Fleury, Les pathologies de la démocratie, Paris, 2005, p.
298 et suivantes ; les citations proviennent de ce ouvrage, sauf
indication contraire.
2
Philippe Askenazy, Les désordres du travail, Enquête sur le
nouveau productivisme, Paris, 2004, p. 5.
3
Selon une interview dans Le Monde du 19 juillet 2014.
Cahier économique 119
Ͳ
« Chez les 25-29 ans, la part des chômeurs est
d’autant plus élevée que le niveau d’éducation
est faible ».
4
Monique Dagnaud (CNRS, EHESS, Institut Marcel Mauss), Vers un
conflit de générations ? in : Le Monde (Débats) du 15 juillet 2014.
5
Helmut Willems, Andreas Heinz, François Peltier et Germaine
Thill, La transition des jeunes de l’éducation vers l’emploi,
Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 30,
novembre 2013, 4 pages.
193
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Ͳ
« Avec 46,9%, près de la moitié des jeunes de
nationalité luxembourgeoise travaillent dans
le secteur public et parapublic (administration
publique, éducation, santé et action sociale) ».
« La part des jeunes en emploi augmente
régulièrement à partir de 16 ans pour
atteindre 83,7% chez les personnes âgées de
29 ans. Cependant, la part des jeunes au
chômage augmente également avec l’âge :
1,8% des personnes âgées de 17 ans sont au
chômage ; le taux augmente à 5,3% pour les
personnes âgées de 19 ans, et 7,2% pour
celles de 22 ans. Le pourcentage diminue
ensuite … ».
« 79,6% des Luxembourgeois âgés de 25 à 29
ans sont en emploi, soit un pourcentage
légèrement supérieur à la moyenne de cette
classe d’âge (78,4%). La part des personnes
ayant un emploi parmi les jeunes étrangers
(77,0%) est légèrement inférieure à la
moyenne, mais cela ne doit pas cacher les
écarts entre nationalités. A titre d’exemple, la
part des jeunes qui sont en emploi est
beaucoup plus élevée chez les Portugais
(86,0%) et chez les Belges (86,0%) que chez
des Luxembourgeois (79,6%) ».
« Les jeunes femmes de 15 à 29 ans, tout
comme les femmes âgées de 15 à 64 ans dans
leur ensemble, sont surreprésentées dans les
activités spécialisées, scientifiques et
techniques et activités de service
administratifs et de soutien et dans les autres
services qui incluent notamment les activités
de nettoyage, par exemple. Il y a également
une surreprésentation féminine dans la
branche administration publique, éducation et
santé et action sociale ».
« En ce qui concerne le statut professionnel,
les jeunes ne se distinguent pas très
fortement de l’ensemble des personnes en
emploi. 66,0% des personnes âgées de 15 à
29 ans sont salariés du secteur privé, contre
62,9% de l’ensemble des personnes âgées de
15 à 64 ans ».
que chez les femmes (29,7% contre 24,5%). En
revanche, un cinquième de la population (19,9%) n’a
pas dépassé le niveau d’enseignement primaire. La
part des personnes ayant atteint le niveau du
secondaire inférieur est de 14,6% et 35,5% de la
population ont atteint un niveau d’éducation du
secondaire supérieur. Depuis 2001, une augmentation
du niveau d’éducation est observée. La part des
diplômés de l’enseignement supérieur passe de 19,6%
en 2001 à 27,0% en 2011 ».
Les jeunes, entrés dans le monde du travail, sont
appelés à prendre la relève pour financer – entre
autres – la retraite de leurs parents. Pas de révolte en
vue des jeunes, bien qu’ils soient les débiteurs de leurs
parents par le paiement des cotisations vieillesse dans
un système de répartition. Au Luxembourg les adultes
actifs âgés et les retraités se retrouvent dans une
position financière leur permettant de secourir leurs
enfants (cf. 1.3.4.2. et 1.4.). La seule limite de cette
aide semble être l’autonomie des jeunes, jaloux de leur
indépendance.
L’avenir des jeunes est lié aux réformes suivantes :
réforme de l’enseignement fondamental (primaire), de
l’enseignement du secondaire technique et du
secondaire classique ; réforme du marché du travail,
réforme de la formation professionnelle. A cet égard
les perspectives restent floues. D’ailleurs, on peut se
demander – place financière oblige – si les Autorités
ne sont pas obsédées par les questions financières,
aux dépens des jeunes.
Il y a eu des réformes sociétales, par exemple le
mariage pour partenaires de même sexe. Pas de
manifestations de masse contre ces réformes,
contrairement à la France. Est-ce que les jeunes au
Luxembourg sont moins conservateurs et plus
tolérants que les jeunes Français ?
La crise semble moins grave au Luxembourg qu’en
France, ce qui a pu réduire les interventions des
Autorités luxembourgeoise. Finalement, le
Luxembourg semble plongé dans une douce léthargie.
1
Le niveau d’éducation peut être présenté brièvement.
« Un peu plus d’un quart (27%) de la population âgée
d’au moins 15 ans ne poursuivant plus d’études
possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur. Ce
pourcentage est un peu plus élevé chez les hommes
***
2
Selon Thomas Piketty « L’histoire de la répartition des
richesses est toujours une histoire profondément
2
1
François Peltier, Germaine Thill et Andreas Heinz, Niveau
d’éducation de la population du Grand-Duché de Luxembourg,
Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 19,
juillet 2013, p. 1.
194
e
Thomas Piketty, Le capital au XXI siècle, Paris, 2013, p. 47. Voir
une critique de cet ouvrage, par Gaël Giraud, Quelle intelligence
e
du capital pour demain ? Une lecture du Capital au XXI siècle de
Th. Piketty, in Revue française de socio-économie, premier
trimestre 2014, n° 13, p.283-294. Voir aussi la réaction de
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
politique et ne saurait se résumer à des mécanismes
purement économiques ». La dynamique de cette
répartition s’exprime par la relation suivante où r est
le taux moyen de rendement du capital et g le taux de
croissance de l’économie :
Ͳ
Ͳ
r > g les forces divergentes l’emportent,
g > r les forces convergentes l’emportent.
Piketty se réfère à la relation fondamentale ȕ = stock
de capital/flux de revenus.
e
Quelle est la position du Luxembourg au cours du 19
siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale ? Au cours
de cette période la croissance (g) est faible. Dans un
tel contexte « les patrimoines issus du passé prennent
naturellement une importance disproportionnée, car il
suffit d’un faible flux d’épargne nouvelle pour
accroître continûment et substantiellement l’ampleur
1
du stock ». Voilà qui revalorise le patrimoine hérité
par rapport au patrimoine constitué : l’existence de
« dynasties » bourgeoises ne doit pas étonner (cf.
2.5.1.). Cet effet de divergence a pleinement joué au
Luxembourg.
Retenons un facteur de convergence : c’est le
« processus de diffusion des connaissances et
l’investissement dans les qualifications et la
2
formation ». Voilà un facteur central, car il permet,
par l’augmentation de la productivité, d’améliorer la
3
croissance et il réduit les inégalités. Ernest Gellner a
déjà insisté sur ce facteur qui a un poids considérable
dans la société industrielle.
immobilière augmente. Tout au long des Trente
glorieuses les revenus s’accroissent. Il y a
renversement de tendance : g > r ; les inégalités
reculent.
A partir de la crise de 2007 un nouveau renversement
s’annonce au Luxembourg avec la chute de la
croissance. Mais cette tendance nouvelle a
probablement été amorcée sous l’influence de la
financiarisation de l’économie luxembourgeoise. Par
ailleurs, cette financiarisation rend difficile toute
mesure des patrimoines, ainsi que leur répartition.
Est-ce une nouvelle période qui s’annonce avec r > g,
e
et son cortège des inégalités du 19 siècle ?
Une comparaison (rapide) de l’approche de Piketty
avec les régulationnistes est possible. La
financiarisation de la société luxembourgeoise a eu
une conséquence grave : l’ancienne régulation ne joue
plus, la nouvelle n’est pas encore installée, c’est la
crise (cf. 2.6.2. et 2.6.3.). Piketty en arrive lui aussi à
une configuration de crise. Il y a changement de
paradigme : de nouveau r > g, comme pour la majeure
partie de l’histoire de l’humanité (selon Piketty). Le
régulationnisme et Piketty ont abouti à un diagnostic
de crise.
Un autre point commun aux régulationnistes et à
Piketty apparaît : les deux ont réintégré l’histoire dans
l’analyse économique.
Terminons par quelques remarques.
4
Depuis la création du Grand-Duché jusqu’à la
Première guerre mondiale on a probablement : r > g.
C’est là le signe d’une société inégalitaire, nous
l’avons déjà signalé (cf. 2.5.1.).
Après la Première guerre mondiale des modifications
interviennent : le patrimoine de la bourgeoisie est
ébranlé (par exemple des valeurs allemandes et russes
sont parties en fumée); son enrichissement est
sérieusement, mais temporairement, entravé.
Après la Seconde guerre mondiale, c’est la montée des
classes moyennes dont la participation à la propriété
Piketty : Eléments de réponse à Gaël Giraud, dans la même revue,
p.295-296.
1
Ibid. p. 54
2
Ibid. p. 47.
3
Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, 1999 (1983), 208
pages, voir par exemple p. 44.
Cahier économique 119
•
Ecoutons Thomas Piketty : « Mes conclusions
sont moins apocalyptiques que celles impliquées par le
principe d’accumulation infinie et de divergence
perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose
implicitement sur une croissance rigoureusement
nulle de la productivité à long terme). Dans le schéma
proposé, la divergence n’est pas perpétuelle, et elle
n’est qu’un des avenirs possibles ». En d’autres mots, il
n’y a pas de déterminisme quant à la répartition des
richesses ; le régime capitaliste ne mène pas
automatiquement à la réduction des inégalités.
•
Piketty parle de « l’illusion de la Révolution
5
française » en relation avec le Code civil. L’égalité des
droits ne mène pas à l’égalité des fortunes. Au
contraire, cette seule égalité des droits a finalement
abouti à une situation d’inégalités. Ainsi, s’explique
que la France républicaine et l’Angleterre
4
5
Thomas Piketty, 2013, op cit. p. 56-57.
Ibid. p. 577 et suivantes.
195
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
monarchique et aristocratique se retrouvent tous les
deux à un niveau d’inégalités comparable à la veille de
la Première guerre mondiale. Le Luxembourg ne fait
pas exception (toutes proportions gardées). La
bourgeoisie luxembourgeoise a su profiter de l’aubaine
du Code civil qui lui a offert ce que Max Weber a
appelé « berechenbares Recht ». L’égalité des droits a
permis à cette bourgeoisie de s’enrichir.
•
Les développements de Piketty sont
évidemment bien plus complexes et plus riches que les
quelques développements le suggèrent. Cet auteur a
présenté les « deux lois fondamentales du
capitalisme » :
Ͳ
Į désigne le lien entre le rendement des
capitaux et le rapport stock de capital/flux de
revenus. Cette formule « est une pure égalité
comptable. Elle s’applique dans toutes les
sociétés et à toutes les époques, par
définition ».
1
•
Nous avons utilisé la notion de capital . Celuici se compose des deux parties suivantes.
Ͳ
Ͳ
Les actifs non financiers : logements, terrains,
machines, équipements, brevets, bâtiments,
fonds de commerce, autres actifs.
Les actifs financiers : comptes bancaires,
obligations, actions et autres parts de
sociétés, placements financiers, contrats
d’assurance vie, etc.
Selon Piketty « il est utile de préciser que le stock de
capital dans les pays développés se partage
actuellement en deux moitiés approximativement
égales : capital logement d’une part, et capital
productif utilisé par les entreprises et administrations
d’autre part ». C’est dire l’importance du bâtiment
dans l’économie. Ecoutons l’explication de Piketty :
« Pour simplifier, dans les pays riches des années
2010, chaque habitant gagne en moyenne de l’ordre
de 30 000 euros de revenu annuel, et possède environ
180 000 euros de patrimoine, dont 90 000 euros sous
forme d’actions, obligations et autres parts, plans
d’épargne ou de placements financiers, … ».
2
Au Luxembourg , le patrimoine brut est de 620 000
euros et le patrimoine net de 571 000 euros, dont
seulement 10% environ sont un patrimoine financier.
« Le patrimoine est très inégalement réparti entre les
ménages » : « … les 10% des ménages avec les
patrimoines les plus importants possèdent plus de
80% du patrimoine total ».
La crise de 2007 a favorisé la configuration r > g.
Selon Piketty « l'entrepreneur tend inévitablement à se
transformer en rentier, et à dominer de plus en plus
3
fortement ceux qui ne possèdent que leur travail ». En
d'autres mots, le Luxembourg est-il sur le chemin vers
une société de rentiers et d'héritiers (cf. 1.3.4.)?
1
Ibid. p. 82 et suivantes ; la citation provient de la page 91.
2
Guillaume Osier, Regards sur le patrimoine des ménages, n° 11,
avril 2011. Rappelons que la différence entre patrimoine brut et
patrimoine net est l’endettement.
3
Thomas Piketty, 2013, op. cit. p. 942.
196
Première loi : Į = r·ȕ
Ͳ
Seconde loi : ȕ = s/g
Il s’agit moins d’une loi que d’une égalité par
construction. C’est « une loi asymptotique,
c’est-à-dire valable uniquement dans le long
4
terme ». Le rapport ȕ est lié au taux
d’épargne s et au taux de croissance g de
manière simple dans le long terme. D’autres
conditions jouent un rôle. Le lecteur intéressé
s’adresse à l’ouvrage monumental (970 pages)
de Piketty.
•
Les années 1914-45 représentent une vraie
cassure pour le Luxembourg, comparable à celle de la
Révolution française. Le Luxembourg constitue alors le
département des Forêts. L’entre-deux-guerres est la
période d’une réorientation du pays : un nouveau
partenaire économique et monétaire a dû être trouvé ;
l’appareil productif a été réorganisé (par exemple
sidérurgie) ; même chose pour l’agriculture ; a été
effectuée l’intégration du monde ouvrier dans la
société et dans la vie politique (participation du parti
socialiste au Gouvernement en 1936).
5
S’y ajoute la crise de la bourgeoisie ; Thomas Piketty
décrit la situation en France : « … non seulement par
un effondrement des revenus du capital, mais
également et surtout par une remise à zéro (ou
presque) des compteurs de l’accumulation du capital ».
Cette configuration vaut aussi pour le Luxembourg.
Notre bourgeoisie a mis des années à reconstituer son
capital. Plus tard, la financiarisation à outrance de
l’économie luxembourgeoise explique le nouveau
4
Ibid. p. 265.
Thomas Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle –
Inégalités et redistribution 1901-1998, Paris, 2001, p. 139. Dans la
foulée voir aussi une interview de Thomas Piketty, par Virginie
Malingre, dans Le Monde du 21. 03. 2002.
5
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
retournement : le taux de rendement du capital (r)
dépasse le taux de la croissance économique (g). Ceci
a un effet inégalitaire, à peine atténué par la montée
des classes moyennes.
Une réponse générale, mais partielle, à cette question
est l’augmentation de la fiscalité et des cotisations
sociales.
1
A la limite le message de Piketty n’est guère
encourageant, et ceci pour deux raisons.
Ͳ
D’abord, pour s’enrichir il vaut mieux passer
par le capital que par le travail. En réalité, ce
n’est pas tout à fait nouveau sous le ciel
capitaliste.
Ensuite, la robotisation croissante, par ses
gains de productivité, entraîne r > g. En
d’autres mots, la précarisation du travail estelle le futur du capitalisme ?
Ͳ
Thomas Piketty reste fixé sur la redistribution des
richesses, sans se préoccuper du coût de la
redistribution (impôts, cotisations sociales, …).
Résumons par un indice simple , mais permettant de
comparer les niveaux de prélèvements obligatoires, la
pression fiscale et sociale pesant sur le salarié moyen
de l’Union. Jusqu’à quel jour de l’année le salarié
moyen de chaque pays de l’Union travaille-t-il pour
financer les dépenses publiques ? Sont pris en compte
l’impôt sur le revenu, la TVA et les charges patronales
et salariales du salarié. L’ensemble est exprimé en
jours de travail.
Présentons le « jour de libération fiscale et sociale »
pour le Luxembourg et les pays voisins, en relation
avec l’année 2014 et entre parenthèses l’année 2010.
On a : Luxembourg 30 mai (16 mai) ; France 28 juillet
(31 mai) ; Belgique 6 août (8 juin) et Allemagne 11
juillet (27 mai). Deux constatations se déduisent de
ces quelques informations.
***
e
Au 19 siècle l’Occident impose le contrôle des sources
d’énergie et des matières premières, de par le monde,
ce qui a mené à des termes d’échange favorables.
La crise de l’entre-deux-guerres ne change guère cette
situation, malgré 1929. Après la guerre le
keynésianisme de reconstruction aboutit aux Trente
glorieuses, avec une protection sociale généreuse.
A partir des années 1970 des changements
s’amorcent, puis s’amplifient. C’est d’abord les deux
chocs pétroliers, puis les débuts de la mondialisation.
Les conséquences ne se font pas attendre : les termes
e
de l’échange favorables remontant au 19 siècle se
détériorent ; la désindustrialisation gagne l’Europe.
Le keynésianisme est tombé en panne. Margaret
Thatcher et Ronald Reagan lui ont porté les derniers
coups ; c’est l’émergence du néolibéralisme
(déréglementation, restructuration, globalisation,
marché considéré comme autorégulateur ; etc.).
Sur cette situation peu glorieuse se greffe la crise de
2007. Des craintes quant à la protection sociale ont
surgi. La question centrale est posée. La générosité de
notre protection sociale peut-elle être gardée à
l’avenir si la situation économique se dégrade
davantage ?
Cahier économique 119
•
Les quatre pays sous revue ont vu leur
position aggravée ; le Luxembourg moins que les trois
autres.
•
Parmi ces quatre pays l’Allemagne a un
fardeau fiscal et social élevé pesant sur le salarié
moyen allemand, mais ce pays a une économie des
plus performante. D’autres facteurs ont dû jouer un
rôle : institutions, compétitivité, climat social,
commerce extérieur, etc.
La position relativement favorable du Luxembourg
s’explique aisément : des taux d’imposition trop élevés
ont comme effets de faire fuir les contribuables aisés
ou bien ceux-ci vont faire sortir leur fortune. Vu la
petite dimension du pays, de tels mouvements sont
faciles à effectuer : les taux luxembourgeois doivent
donc être inférieurs aux taux des pays voisins.
2
Ecoutons un avocat fiscaliste français : « … les plus
riches réduisent leur participation à l’impôt lorsque les
taux deviennent excessifs. Pourquoi ? Peut-être parce
que mieux que d’autres ils savent échapper à l’impôt,
ils ont la capacité de s’entourer de conseils avisés à
cet effet, parfois ils quittent la France ou la font
quitter à certains éléments de patrimoine ».
1
Cécile Philippe, Nicolas Marques et James Rogers, Fardeau social
et fiscal de l’employé moyen au sein de l’UE, Institut économique
e
Molinari, Paris-Bruxelles, 5 édition, juillet 2014, 21 pages.
2
Jean-Philippe Delsol (avec la participation de Nicolas Lecaussin),
A quoi servent les riches, Paris, 2012, p. 125.
197
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
***
Revenons brièvement à l’Etat providence. Résumons
en quelques points.
•
L’Etat providence remonte à 1883, année de
l’instauration de l’assurance accident dans l’Allemagne
de Bismarck. Le Luxembourg suit avec un décalage, à
partir de 1901 (assurance maladie). Deux facteurs ont
joué un rôle décisif : les recettes fiscales et la
démocratisation de la vie politique.
Le Zollverein a assuré à l’Etat des recettes dans le long
terme. La démocratie, relative car liée au droit de vote
censitaire, réussit à faire adopter les lois liées à la
protection sociale, avec l’appui énergique de Paul
Eyschen.
Avant l’industrialisation du Luxembourg, le régime
paternaliste libéral a superbement ignoré les
revendications ouvrières ; par exemple lors des
événements de 1848. Il est vrai qu’à l’époque le
nombre des ouvriers est resté limité. La
bourgeoisie/patronat a réussi à maintenir les « sansvoix » (cf. vote censitaire) aux alentours du seuil de
survie par le travail (cf. Développement sur
Wallerstein, voir sous 2.5.2.)
•
Revenons à la première mondialisation (cf.
4.4.1.). Celle-ci a déclenché des demandes de
protection sociale, ce qui a favorisé la mise en place
d’un bouclier social, malgré le freinage de la
bourgeoisie. En d’autres mots, la première
mondialisation a plutôt encouragé la protection
sociale. « Si la mondialisation est le catalyseur
institutionnel de l’Etat-providence, la Seconde guerre
mondiale apparaît en effet comme son accélérateur
1
2
financier ». Dani Rodrik parle de « social insurance
against external risk ». Ce risque extérieur est la
mondialisation.
•
Retournons brièvement aux néoclassiques
(Walras et Pareto) : « une politique économique doit
d’abord viser l’efficacité économique, dont découlera
naturellement, dans le cas idéal, la redistribution,
cette dernière pouvant en tout état de cause faire
3
l’objet d’un traitement compensatoire séparé ». Cet
esprit a prévalu dans les cercles des économistes
néolibéraux et « explique qu’aujourd’hui, aux EtatsUnis, 2% de croissance du produit intérieur brut (PIB)
se traduisent dans les faits par une décroissance du
revenu pour 90% de la population : entre
l’accroissement du PIB et les revenus effectivement
distribués à la très grande majorité des Américains
4
s’interposent les fuites du pouvoir de la finance, … ».
Voilà qui nous amène au dernier point.
•
L’Etat social n’est pas à l’origine de la crise de
2007, au contraire il a dû intervenir pour alléger les
conséquences de cette crise (par exemple le
supplément de chômage lié à la crise). Le GlassSteagall Act (ou Banking Act) de 1933 a été une
réponse à la crise de 1929 : séparation des banques en
banques commerciales (ou banques de dépôt) et en
banques d’investissement. En 1999 le Glass-Steagall
Act est abrogé par le Financial Services Modernization
Act. Ce nouveau dispositif est encore aggravé :
certains risques, par exemple liés aux produits
financiers dérivés, sont flanqués hors du bilan des
banques. Voilà une invitation à la manipulation et à la
spéculation financières, c’est-à-dire à l’enrichissement
sans aucune contrepartie. Par ailleurs, on peut se
demander si cette spéculation (argent facile) n’a pas
contribué à la désindustrialisation.
•
Relevons deux constatations de Jean Pisani5
Ferry applicables au Luxembourg.
Ͳ
Première constatation
« La protection sociale reste dominée par une logique
curative, au détriment de l’action préventive : notre
dépense publique est proche des niveaux scandinaves,
mais la part des dépenses d’éducation et de
prévention des risques sociaux, qui agissent en amont
des risques pour prévenir plutôt que réparer, reste
relativement faible ». Pour augmenter l’efficacité de
notre protection sociale le Luxembourg doit
3
Eloi Laurent, Pour une politique de développement humain, in :
L’Economie politique, n° 63, juillet 2014, p. 48. Cet article est lié à
l’ouvrage que cet auteur a publié au cours de la même année.
4
Ibid. p. 49.
5
1
Eloi Laurent (Observatoire français des conjonctures
économiques ; enseigne à Sciences Po et à l’université de
Stanford), Le bel avenir de l’Etat providence, Paris, 2014, p.25.
2
Dani Rodrik, Why Do Open Economies Have Bigger
Governments ? op. cit. p. 1010.
198
Jean Pisani-Ferry (dir.), Quelle France dans dix ans ? Rapport de
France Stratégie au président de la République, Paris, 2014, p.
112-113. Cet auteur est commissaire général à la stratégie et à la
er
prospective, depuis le 1 mai 2013. Le Commissariat général à la
stratégie et à la prospective remplace le Centre d’analyse
stratégique ainsi que le Conseil de l’emploi, des revenus et de la
cohésion sociale, qui lui-même a remplacé le Commissariat
général au plan. France Stratégie est le nom d’usage du
Commissariat général à la stratégie et à la prospective.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
davantage s’occuper de l‘aspect préventif que par le
passé.
Ͳ
Seconde constatation
« Le déséquilibre générationnel se creuse entre les
seniors qui bénéficient des prestations retraite et
santé et les jeunes qui cotisent, mais que le système
soutient peu et protégera moins que leurs aînés ». Le
problème générationnel reste lié à une distorsion
majeure : les seniors avec retraite assurée ; les jeunes
obligés de cotiser pour ces retraites, mais exposés au
chômage et à la précarité.
2
•
Ecoutons Franz Clément : « … le modèle
luxembourgeois est né d’une crise et semble
aujourd’hui vaciller sous l’effet d’une crise de nature
différente. Alors qu’en 1977, il fallait sauver la
sidérurgie, épine dorsale du Luxembourg, aujourd’hui
c’est une crise financière internationale qui touche le
pays et met à l’épreuve les solutions héritées de la
précédente crise ».
•
Vers 2010/2011 c’est l’échec des accords
tripartites. Serge Allegrezza parle d’une « atmosphère
de guerre froide dans différentes instances du
dialogue social national ». Trois interprétations sont
possibles.
***
Ͳ
Ͳ
Revenons sur le modèle luxembourgeois du dialogue
social. Trois aspects prédominent.
•
L’importance du dialogue social n’est plus à
démontrer. Avec la crise de la sidérurgie, puis avec la
crise interminable déclenchée par les subprimes les
enceintes du dialogue social ont proliféré. Ecoutons le
1
directeur du STATEC, Serge Allegrezza : « Le modèle
social devra se réinventer en commençant par mettre
de l’ordre dans le fouillis des institutions du dialogue
social, pléthoriques et redondantes, … ».
Ͳ
***
Le Luxembourg n’échappe pas à des réformes que l’on
peut situer sur trois axes :
Ͳ
Rappelons les institutions du dialogue social :
chambres professionnelles (1924), Conseil économique
et social (CES, 1966), comité de coordination tripartite
(remontant à la crise sidérurgique), conseil supérieur
pour un développement durable (CSDD), comité
permanent pour l’emploi, fédérations professionnelles
et syndicales. A la longue une coordination de ces
institutions semble inévitable.
Deux structures semblent centrales : le CES et la
tripartite, où le CES « pourra très bien être
l’antichambre de négociations tripartites » (Serge
Allegrezza). Des arrangements institutionnels sont
possibles ; par exemple intégrer le CSDD dans le CES
(Serge Allegrezza).
Un disfonctionnement passager.
Le signe d’une crise ouverte et grave du
dialogue social.
Une crise d’accumulation : transition d’une
époque d’accumulation à une autre (cf. 2.6.2.
et 2.6.3.).
Ͳ
Ͳ
réduction du coût salarial ; des progrès dans
ce sens ont déjà été réalisés ;
politique de dérégulation ; par exemple dans
le bâtiment, qui croule sous le poids de la
surréglementation (légale, communale,
technique) ;
rationalisation de l’appareil de l’Etat.
En fait, il n’y a pas d’alternative à ces réformes.
Parfois, l’augmentation de la fiscalité tient lieu de
réformes. C’est là une voie étroite, limitée dans le
temps. Le chemin des réformes n’est pas sans dangers
en démocratie : l’exemple de l’ancien chancelier
Gerhard Schröder est bien connu. Un contre-exemple
est fourni par la France, qui a privilégié la solution
fiscale ; le résultat en est un ras-le-bol fiscal, menant
même à la fronde fiscale.
2
1
Serge Allegrezza, Le dialogue social, un antidote à la société de
défiance, in : Le dialogue social au Luxembourg : Actualités et
perspectives, cahier économique n° 115, Luxembourg (STATEC),
2013, p. 11.
Cahier économique 119
Franz Clément (CEPS/INSTEAD), Le Comité de coordination
tripartite : l’évolution d’une institution majeure du modèle
luxembourgeois de dialogue social, in : cahier économique n° 115,
op. cit. p. 19. Voir aussi, dans le même cahier, les contributions de
Patrick Thill et Adrien Thomas (CEPS/INSTEAD) ; Claude Wey
(historien, président de la Cellule de Recherches sur la Résolution
de Conflits – CRRC) ; Frédéric Rey (Laboratoire Interdisciplinaire de
Sociologie Economique – LISE-CNRS) ; Carole Blond-Hanten et
Roland Maas (CEPS/INSTEAD) ; Monique Borsenberger et Paul
Dickes (CEPS/INSTEAD) ; Achim Seifert (université d’Iéna).
199
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Résumons de manière critique l’évolution de
l’unification européenne.
•
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale
deux blocs dominent le monde : l’Empire américain et
l’Empire soviétique ; l’Europe est l’enjeu. Les EtatsUnis poussent l’Europe à s’unifier, pour deux raisons.
D’abord, les Etats-Unis ont besoin d’un partenaire
solide et non d’un ensemble de pays qui sont
continuellement en désaccord. Ensuite, l’unification
protège contre l’influence soviétique. A ce moment au
moins on peut estimer que les intérêts des Américains
et des Européens sont convergents. Par contre, l’Union
soviétique s’oppose à l’unification européenne, pour
préserver son influence sur les différents pays
européens. Finalement, l’unification européenne est le
résultat de la rivalité entre les deux empires.
•
Le Traité de Rome a un mot clé : la
concurrence. Deux approches sont possibles.
L’approche ordolibérale voit dans la concurrence un
moyen d’empêcher la formation de cartels tels qu’ils
ont existé dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.
L’approche néolibérale considère la concurrence
comme le remède à tous les problèmes économiques,
y comprise la redistribution. L’erreur est
monumentale : inégalités sociales, nivellement vers le
bas des salaires (cf. Allemagne). C’est le glissement de
la première approche vers la seconde qui a déclenché
cette débâcle.
•
Le traité de Maastricht (1992) aboutit à
l’introduction de l’euro à partir de 1999. La zone euro
n’est pas une zone monétaire optimale (voir sous
5.2.2.), mais elle est considérée comme la suite
logique de la libre circulation des capitaux. On part de
l’idée que le fait de l’introduction de l’euro aura un
effet autoréalisateur : des mécanismes vont jouer.
1
Ecoutons Cédric Durand : « l’union monétaire va
accroître l’intégration commerciale et donc les
bénéfices de la monnaie unique, l’intégration
financière va faciliter la mise en place de systèmes
d’assurance contre les chocs asymétriques, et les
marchés du travail seront contraints à se flexibiliser ».
Ce « bricolage optimiste » ne s’est pas avéré ; au
contraire, la crise de 2007 a tout balayé. Cette
configuration a été aggravée par des vagues de
2
spéculations. Cédric Durand note : « Le mécanisme
pervers clé est identifié : les flux de capitaux massifs –
1
Cédric Durand, Introduction : qu’est-ce que l’Europe ?, in : Cédric
Durand (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, 2013, p. 33.
2
Ibid.
200
nourris par les différentiels de taux d’inflation et l’idée
que les risques liés aux opérations financières
internationales ont disparu avec la création de l’euro –
vont nourrir des déséquilibres insoutenables et
dramatiquement aggraver les écarts de compétitivité
au sein de la zone. En ce sens la crise de l’euro est
l’œuvre de l’euro lui-même ; loin de créer des critères
d’optimalité, ce que la monnaie unique crée de
manière endogène ce sont les conditions mêmes de sa
déstabilisation ».
•
L’Union européenne s’est scindée en deux
groupes d’Etats, le centre, c’est à-dire l’Allemagne
avec quelques autres pays (par exemple le Benelux et
l’Autriche), qui domine la périphérie, c’est-à-dire les
pays du Sud de l’Europe. Aux inégalités à l’intérieur
des différents pays de la zone euro, s’ajoutent les
inégalités entre pays du Nord et pays du Sud.
3
•
Ecoutons Denord et Schwartz : « Souvent
appréhendée en termes de « théorie des jeux », la
politique de la concurrence conduit, comme dans le
dilemme du prisonnier, à mettre des entreprises en
situation d’arbitrer entre aveu et secret, sans savoir
quelle position adoptent leurs complices. Cette façon
de construire, en pratique, le marché montre d’autre
part la conception de la politique économique à
l’œuvre dans Europe communautaire : loin d’un
interventionnisme à vocation sociale, elle consiste
pour l’essentiel à élaborer un cadre légal et à
sanctionner des comportements déviants ».
•
Deux interprétations du Traité de Maastricht
sont souvent avancées :
Ͳ
Ͳ
Il importe de « dompter » l’Allemagne
réunifiée en lui enlevant son deutsche Mark.
Entre 1981 et 1983 la France a mené une
politique économique désastreuse :
nationalisation des banques, embauche
massive de fonctionnaires, politique
keynésienne effrénée, qui ne prend plus. C’est
cette débâcle économique qu’il faut éviter à
l’avenir.
•
Revenons une dernière fois à un problème
central de l’Union : la crise économique. L’économiste
4
américain Christopher Sims , prix Nobel en sciences
3
François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas
lieu, Paris, 2009, p. 114-115.
4
A Lindau (Bavière) se sont rencontrés, du 19 au 20 août 2014,
460 jeunes économistes sous la houlette de la Fédération Nobel.
D’ailleurs, 17 prix Nobel en sciences économiques y étaient
présents, dont Christopher Sims (professeur à l’université de
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
économiques (2011), a donné une interview
remarquable dans Le Monde du 23 août 2014. Cet
éminent économiste met en évidence trois aspects
particuliers.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Des transferts fiscaux entre le Nord et le Sud
de la zone euro sont indispensables. A cet
effet on ne peut pas séparer à la longue
politique fiscale et politique monétaire. La
pérennité de l’euro exige un lien entre les
budgets des différents Etats.
La réduction de la dette publique ne doit pas
constituer une finalité sui generis (par
exemple de 100% à 60%). Il faut, bien sûr,
stabiliser d’abord la dette publique et ensuite
la réduire peu à peu, sans peser brutalement
sur la croissance par une austérité excessive.
Les euro-obligations sont un instrument
indispensable à la zone euro, ceci est possible,
toujours selon Sims, car « cela n’implique pas
une coordination fiscale poussée ».
En fait, les deux grandes puissances de l’euro-zone,
l’Allemagne et la France, sont au centre de la
problématique européenne. L’Allemagne insiste sur sa
« souveraineté financière » : pas d’euro-bonds ; il
s’agit d’un refus de la solidarité Nord-Sud en Europe.
La France préconise cette solidarité, mais reste
réticente à réduire sa souveraineté politique au profit
de l’Union (cf. succès du FN). Ces deux puissances
européennes doivent faire des concessions, c’est-àdire accepter davantage d’Europe, sauf à mettre en
danger l’avenir de cette Europe.
Finalement, la taille du Luxembourg est telle qu’un
endettement sévère pourrait déstabiliser son
économie et mettre la place financière en danger.
5.2.9.2 Au-delà de l’économie
Avant même l’apparition du libre échange la France a
1
mis en place un dispositif disciplinaire vis-à-vis du
monde ouvrier, face au nomadisme de cette
population.
D’abord, en 1781 est instauré un « petit cahier »
d’identification ; il est délivré par les « maîtres ». Dix
ans plus tard ce cahier est abrogé sous la Révolution
française, car incompatible avec la liberté du travail.
Ensuite, le consul Napoléon Bonaparte introduit en
1803 le livret d’ouvrier, une sorte de « passeport
intérieur », donc aussi au Luxembourg (Département
des Forêts). Ce livret vise deux finalités :
Ͳ
Ͳ
garder l’ouvrier dans le département de
l’entreprise qui l’emploie,
suivre l’ouvrier à la trace, c’est-à-dire exercer
un contrôle social.
En France le livret est abrogé en 1890, après qu’il soit
tombé en désuétude au cours des années 1860-1870.
2
Au Luxembourg le livret persiste : en 1906 la
Chambre de commerce regrette, dans son rapport
annuel, le relâchement général vis-à-vis du livret. En
1916 le directeur général de l’intérieur adresse une
circulaire aux administrations communales pour leur
rappeler l’existence du livret. Les bouleversements à la
fin de la Première guerre mondiale balayent
définitivement ce livret, un vestige du Régime
français.
***
e
Au cours du XV siècle est élaborée en Italie du nord la
3
comptabilité à deux entrées, l’une pour le débit,
l’autre pour le crédit (comptabilité à partie double),
menant à la balance d’un compte. Plus récemment des
normes comptables anglo-saxonnes facilitent les
manipulations comptables.
5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle
L’instauration du libre-échange, à partir de
l’Angleterre, a aussi posé la question de la mobilité,
laquelle soulève le problème de la liberté de
circulation.
Princeton, USA) et Joseph Stiglitz, le plus médiatique. En 2015
c’est au tour des médecins, physiciens et chimistes de se
rencontrer.
Cahier économique 119
1
Armand Mattelart (professeur émérite à l’université de Paris-VIII)
et André Vitalis (professeur émérite à l’université de Bordeaux-III),
Le profilage des populations – du livret ouvrier au cybercontrôle,
Paris, 2014, p. 26-28. Voir aussi, dans un autre genre: Michalis
Lianos (sociologue), Le nouveau contrôle social – Toile
institutionnelle, normativité et lien social, Paris, 2001, 255 pages.
2
Pour des détails, voir Cahier économique n° 113, Luxembourg
(STATEC), 2012, op. cit. p. 23-24.
3
R. Haulotte et E. Stevelink, Luca Pacioli, sa vie, son œuvre et la
première traduction en français du premier traité de comptabilité
imprimé en 1494 à Venise, Bruxelles, éd. Comptabilité et
Productivité ; 94 pages ; première édition en 1960.
201
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
A partir des années 1970 l’informatique a changé
complètement la donne. Des situations de monopole
se sont succédé : l’ère du matériel IBM a dominé
jusque dans les années 1980 ; Microsoft prend la
relève. « A l’orée des années 2000, un nouvel âge s’est
ouvert, celui du contrôle des données personnelles des
internautes. Depuis cette date, une dynamique de
1
concentration est à l’œuvre sur Internet ».
« La puissance des effets de réseau, combinée aux
économies d’échelle, a engendré des situations de
monopole » ; par exemple Google. Plus d’un milliard
d’individus se connectent quotidiennement à
Facebook. Amazon est devenu le leader de la vente en
ligne ; Apple a une position solide quant aux tablettes
et quant à la musique en ligne.
Les technologiques numériques déclenchent de
nouvelles mutations. Retenons trois effets plutôt
inquiétants.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
La masse des données enregistrées reste
croissante ; la puissance des détenteurs de
ces big data est elle aussi croissante : Google,
Apple, Facebook, Twitter, Amazon, … ; à ces
monopolistes s’ajoutent les Administrations.
Des monopoles privés sont appelés de plus en
plus à stocker des données sur des individus, à
les épier (par exemple sur leur comportement
de consommateur). De notre comportement
passé le futur comportement est même
extrapolé ; « les big data pourraient signifier
que nous sommes à jamais prisonniers de nos
actions antérieures, utilisables à notre
encontre par des systèmes qui prétendent
prédire notre comportement futur : nous ne
pouvons jamais échapper à ce qui s’est
2
produit antérieurement ».
Il y a transfert de responsabilité de l’Etat vers
les « plates-formes » privées : « Par exemple,
i Tunes et Amazon sont devenues de fait les
arbitres de la gestion des droits de propriété
intellectuelle entre créateurs de contenu et
consommateurs, en contournant les lois sur le
3
copyright de la plupart des pays ».
Le recul de la sidérurgie luxembourgeoise est bien
connu ; le Luxembourg est devenu une économie de
services. Dans un tel contexte ces nouvelles
technologies prennent une dimension considérable ;
par exemple l’université du Luxembourg est engagée
dans cette direction.
L’informatisation de la vie sociale génère une infinité
de données que l’on n’arrive guère à effacer
4
complètement : est-ce « la liberté dans le coma »?
5
Apparaît le paradoxe de la vie privée : nous aimons
nous exprimer librement, mais nous avons peur d’être
fichés irrévocablement.
e
Au 19 prévaut la surveillance du monde ouvrier,
considéré comme « classe dangereuse ». Actuellement,
on peut estimer, en paraphrasant Thomas Hobbes, que
« tout le monde surveille tout le monde ».
5.2.9.2.2 L’après-démocratie
Résumons en quelques points l’évolution du régime
politique et du capitalisme au Luxembourg.
Première période : de l’indépendance à la Première
guerre mondiale
Le régime politique est une démocratie libérale
censitaire, qui évolue lentement, mais non sans
6
soubresauts. Par exemple Gilbert Trausch parle de « la
contre-offensive réactionnaire 1853-1860 » ; quant à
l’année 1856 on parle de coup d’Etat. Avec la
constitution de 1868, qui succède à celle de 1856,
réactionnaire, c’est l’apaisement. Le cens continue de
nouveau à baisser.
Le régime économique est un capitalisme libéral,
dirigé par une bourgeoisie dépourvue de sens social.
Contrairement au régime politique l’apaisement à
partir de 1868 au moins ne joue pas sur le plan
économique. Cette bourgeoisie/patronat exerce son
pouvoir économique de manière absolue.
1
A. Mattelart et André Vitalis, 2014, op. cit. p. 177.
Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, BIG DATA La
révolution des données est en marche, Paris, 2014 (2013), p. 238239. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hayet Dhifallah.
3
Arun Sundararajan (New York University), Les nouvelles
e
institutions économiques du XXI siècle – La révolution numérique
crée des organisations hybrides, in : Le Monde du 18 juillet 2014.
Traduit de l’anglais par Gilles Berton.
2
202
4
Groupe Marcuse, La liberté dans le coma, Paris, 2012, 242 pages.
Groupe Marcuse : Mouvement autonome de réflexion critique à
l’usage des survivants de l’économie.
5
Jean-Marc Manach (journaliste d’investigation), La vie privée, un
problème de vieux cons ? Paris, 2010, 223 pages.
6
Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, 1981,
op. cit. p. 60.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
***
Deuxième période : le grand chambardement
L’entre-deux-guerres change la donne : la
bourgeoisie/patronat doit accepter des compromis
tant politiques qu’économiques. Le monde salarié a
dorénavant son mot à dire sur les plans politique et
économique. Le profil de la société luxembourgeoise
est modifié : le Luxembourg entre pleinement dans
une société démocratique, soutenu par des réformes
institutionnelles : par exemple création des chambres
professionnelles, mais il faut attendre 1966, pour que
le CES apparaisse.
Troisième période : le zénith ou le fordisme
La société luxembourgeoise est à son zénith vers
1945-1975 : croissance continue, Etat providence,
société de consommation, niveau de vie en hausse.
C’est l’époque du compromis social : salaires élevés
contre productivité du travail.
C’est aussi la démocratie des partis : parti chrétien
social, parti socialiste, parti libéral. Le Gouvernement
est alors en règle générale issu d’une coalition de deux
de ces trois partis. Par la suite s’y ajoute un quatrième
parti, les Verts (déi Gréng) : les possibilités de former
un Gouvernement s’accroissent ; le dernier
Gouvernement en est un exemple concret.
Quatrième période : prolongement du fordisme
Sous la houlette du secteur financier le fordisme est
prolongé au Luxembourg : de 1975 vers 1990.
Cinquième période : le temps des incertitudes (à partir
de 1990 environ)
La réunification allemande a affaibli l’Allemagne, au
moins au début. La spéculation financière s’envole, la
mondialisation prend son essor. C’est aussi le début de
l’implosion des idéologies.
Sixième période : la crise de 2007
La crise, partie des Etats-Unis, est devenue une crise
généralisée. Elle est loin d’être terminée. Un scénario à
la japonaise est à craindre : croissance molle. Au
Luxembourg une croissance de 4% garantit la
protection sociale généreuse qui est la nôtre. Une
croissance réduite à un pour cent ou même moins
placerait le Luxembourg dans une position précaire
quant au financement de la protection sociale. C’est là
un scénario si la croissance molle persiste longtemps.
Cahier économique 119
La société européenne est en crise ; le Luxembourg ne
fait pas exception. Les Trente glorieuses, prolongées
quelque peu au Luxembourg, fournissent l’image d’une
société apaisée, car dotée d’une forte redistribution
des revenus.
Des modifications radicales, sous l’impulsion de
Reagan et Thatcher, interviennent à partir des années
1980 :
•
Triomphe croissant de l’économie financière,
c’est-à-dire décrochage entre l’économie financière et
les fonctions économiques du capitalisme.
•
Les marchés focalisent le pouvoir économique.
•
C’est le temps de la désindustrialisation
(surtout dans les pays du sud), de chômage, de la
précarité, etc.
•
Le capitalisme financier est une économie de
court terme, par opposition à l’ordolibéralisme qui vise
le long terme. Le court-termisme a fait des ravages
considérables dans notre société.
•
L’économie financière est accompagnée d’une
vague de privatisations, même le domaine social est
concerné.
•
L’individualisation effrénée est liée au court
1
termisme. Ecoutons le sociologue Alain Touraine : « …
beaucoup d’adolescents ont une grande difficulté à se
préparer à leur vie d’adultes, alors qu’ils sont
entraînés, notamment par les réseaux sociaux, à
privilégier l’immédiat sur le futur et les formes rapides
de sociabilité sur celles qui créent des relations
affectives et cognitives plus complexes et plus
durables ». Et encore du même auteur : « Est-il besoin
d’ajouter qu’une société, pas même la société de
consommation, ne peut reposer seulement sur
l’immédiat, le disponible, le non-conflictuel ? ».
•
L’individualisme consommateur s’est imposé
partout : le résultat est une « société atomisée ».
L’Eglise et les syndicats représentent l’aspect
« collectif » dans la société. Ces deux institutions sont
en perte de vitesse.
1
Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, 2013 ; la première
citation provient de la page 592 et la seconde de la page 593.
203
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
1
Vers 1900 la pratique religieuse est encore supérieure
à 90% ; en 1974 elle ne dépasse pas 38% ;
actuellement elle est tombée à environ 10% (ou
moins). Ce qui ne signifie nullement la rupture avec
l’Eglise ; il y a par exemple des pratiques persistantes
occasionnelles (baptême, mariage religieux,
enterrement religieux). Les syndicats ont des
problèmes analogues. En 2010 le taux de
2
3
syndicalisation est de 41% ; vers 1970/71 le taux a
encore atteint 64%.
Les « croyances collectives » sont en recul au profit de
l’individualisme. L’Europe est en crise. Selon
4
Emmanuel Todd « nous sommes angoissés par le vide
religieux qui s’est creusé dans le dernier demi-siècle ».
5
Au vide religieux Alain Touraine ajoute le « vide de la
6
pensée ». Le même auteur parle « d’une pensée
économique incapable de saisir la réalité ».
***
L’aboutissement de tous ces changements est un recul
du poids de la démocratie. Retenons quelques causes.
•
Le secteur des services a une propension à
créer de la bureaucratie, c’est d’autant plus le cas que
le Luxembourg est devenu une économie de services
par excellence. La bureaucratie a tendance à
accaparer un pouvoir propre qui n’est pas le sien.
•
Le législatif perd de sa prééminence au profit
e
de l’exécutif. En France la V République donne la
préférence à l’exécutif, au moins en comparaison avec
e
la IV République. Tel n’est pas le cas au Luxembourg :
le recul de l’influence du législatif prend d’autres
formes. Prenons deux exemples concrets. Le premier
est lié aux lois-cadres, aux lois d’habilitation. Ces lois
ont une grande utilité, mais leur prolifération est
inquiétante, car ceci est de nouveau effectué aux
dépens du législatif. Le second exemple est en relation
avec le travail à la Chambre. L’exposé des motifs est
rédigé par les soins du ministère concerné. Mais,
souvent, dès qu’il s’agit d’une matière hautement
technique (par exemple fiscalité), l’Administration est
appelée à contribuer à ce travail en apportant son
1
Gilbert Trausch, 1981, op, cit. p. 216.
Jean Ries, Regards sur le syndicalisme au Luxembourg,
Luxembourg (STATEC), 12-2011.
savoir technique, ce qui lui accorde une influence non
négligeable. Le recours aux experts du privé présente
lui aussi des risques.
•
Les Gouvernements et les Parlements des pays
de l’Union européenne ont transmis une part de leurs
compétences aux Autorités communautaires, c’est
7
bien connu. Toutefois, selon Philippe Frémeaux « il est
excessif de dire que nos lois sont aujourd’hui, pour la
plupart, élaborées au niveau européen ». En effet, les
directives proposées par la Commission de Bruxelles
sont toujours approuvées par le Conseil de l’Union, où
sont représentés les différents Etats. Incriminer
Bruxelles, de la part des Gouvernements de l’Union,
lors de décisions impopulaires, est pour le moins une
attitude quelque peu cynique.
•
Des institutions indépendantes disposent d’un
pouvoir de décision incontestable. Cela existe dans
d’autres pays de l’Union, mais c’est plus récent au
8
Luxembourg. Par exemple la Cour constitutionnelle
est créée par la loi du 27 juillet 1997. Autre exemple :
la Commission nationale pour la protection des
données. Il y a un danger : des décisions sont prises,
par une personne ou un nombre restreint de
personnes, sur des sujets sociétaux pour lesquels ces
institutions indépendantes n’ont pas de légitimité
démocratique.
•
Au Luxembourg il y a un « régime des
partis » ; à ne pas confondre avec le régime des partis
e
de la IV République en France. Depuis 1945 il y a trois
grands partis au Luxembourg ; depuis quelque temps
s’y ajoute un quatrième. Chaque parti a un
programme. La coalition formant le Gouvernement est
un compromis du programme des partis de
gouvernement. De ce fait, les partis politiques
disposent d’un pouvoir politique réel, auquel ne
correspond pas forcément un contrôle démocratique.
Retenons que les partis politiques sont intimement
liés à la démocratie représentative. A partir de la
Seconde guerre mondiale trois partis de masse
prédominent au Luxembourg : parti chrétien social,
parti socialiste, parti libéral. Ce sont des partis à
organisation hiérarchisée. Entretemps d’autres partis
politiques sont apparus, parfois plus ouverts sur la
société, car moins structurés : les Verts, ADR, déi Lénk,
2
3
Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 209.
4
Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 38.
5
Alain Touraine, Réinventons le politique, in : Le Monde du 8/9
juin 2014.
6
Alain Touraine, Après la crise, Paris, 2010, p. 78.
204
7
Philippe Frémeaux (éditorialiste à Alternatives Economiques), Les
missions de l’Europe, in : Alternatives Economiques, hors-série n°
95 : L’Europe a-t-elle un avenir ? Paris, 2013, p. 34.
8
Il n’y a pas de recours direct individuel. Cette Cour exerce un
contrôle a posteriori (saisie par voie préjudicielle), le Conseil d’Etat
exerce un contrôle a priori.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
Piratepartei ; le parti communiste existe toujours, bien
que marginalisé. Les partis de masse se sont estompés
quelque peu ; probablement sous l’effet de deux
phénomènes. D’abord, les partis traditionnels semblent
dotés de structures trop rigides pour affronter les
transformations sociales de la société. Ensuite,
Internet avec tous ses réseaux rend ces partis quelque
peu obsolètes. Toutefois, les partis traditionnels, y
compris les Verts, résistent mieux au Luxembourg que
par exemple en France. Une fonction essentielle des
partis est de favoriser et d’assumer le débat politique
au profit de l’ensemble de la population. Est-ce que de
petits partis y réussissent autant que les grands partis
de masse ?
Ͳ
Dès qu’un processus politique (par exemple
déréglementation financière) exclut une grande partie
de la population, le mécanisme qui en résulte peut
déboucher sur des déséquilibres (parfois cumulés)
affectant l’ordre social et politique, donc la
démocratie.
Ͳ
La « prise de pouvoir » des financiers (EtatsUnis, Royaume-Uni) peut déclencher deux
conséquences. D’abord, ils s’adonnent à une
spéculation effrénée (cf. produits dérivés). Ensuite, par
le processus d’endettement, le système financier est
mis en péril (cf. faillite Lehman Brothers) et risque de
déboucher sur une crise structurelle majeure,
affectant la démocratie.
•
Parfois pointe une certaine lassitude, de la
part de la population, vis-à-vis de la politique
(Politikverdrossenheit). Sont incriminées les
nombreuses consultations électorales : élections
législatives, élections communales, élections
européennes. A cela s’ajoute probablement, à l’avenir,
le referendum, selon les projets gouvernementaux. En
général ce qui peut créer cette lassitude envers les
hommes/femmes politiques, ce sont les vaines
promesses des politiques, tandis que la crise persiste.
Au Luxembourg, deux sortes d’exclusion menacent.
•
Le régime démocratique permet à chacun « de
comparer à tout moment sa vie avec celle des
1
autres » ; ce qui peut engendrer des jalousies et des
frustrations. Cette disposition est encouragée par :
- Internet,
- la société luxembourgeoise où « tout le monde
connaît tout le monde »,
- un niveau de vie élevé.
2
Tocqueville a déjà parlé, en relation avec l’Amérique,
de « la mélancolie singulière que les habitants des
contrées démocratiques font souvent voir au sein de
leur abondance, … ».
***
3
Les relatons entre démocratie et capitalisme sont un
sujet majeur des sciences sociales. Dans ce contexte la
crise de 2007 peut donner lieu à deux interprétations.
Ͳ
Les jeunes voient, par les déficiences
structurelles de notre enseignement, leurs chances
professionnelles futures amoindries, au moins par
rapport aux générations des Trente glorieuses.
Ͳ
Des jeunes et des moins jeunes actifs sont
confrontés à des augmentations des contributions
fiscales et sociales. Est-ce que cela s’effectue en lieu
et place de réformes structurelles nécessaires ?
***
4
Le sociologue Wolfgang Streeck part des tensions
permanentes entre le monde social et le monde
économique, conformément à l’Ecole de sociologie de
Francfort. Le capitalisme en crise recourt, pour
survivre, à l’inflation au cours des années 1970, à
l’endettement public à partir des années 1980 et
finalement l’endettement privé (crédit facile,
subprimes), menant à la crise générale. Trois acteurs
sont en jeu : l’Etat, le capital et les salariés. Les trois
crises successives du capitalisme depuis les années
1970 se déroulent aux dépens de l’Etat (cf. pouvoir
supranational et influence des multinationales) et des
salariés (baisse d’influence des syndicats, précarité),
mais au profit du capital. Deux conséquences
apparaissent : croissance des inégalités sociales,
indifférence politique d’une partie de la population.
Voilà deux ennemis redoutables de la démocratie. Les
crises économiques sont devenues des crises de
légitimation selon W. Streeck.
1
Gérald Bronner (sociologue), La planète des hommes –
Réenchanter le risque, Paris, 2014, p. 82.
2
Tocqueville, De la révolution en Amérique, p. 522. Voir référence
complète à la note 4, p. 11.
3
Robert Boyer, Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris,
2011, p. 215.
Cahier économique 119
***
4
Wolfgang Streeck (Direktor am Max-Planck-Institut für
Gesellschaftsforschung in Köln), Gekaufte Zeit. Die vertagte Krise
des demokratischen Kapitalismus, Berlin, 2013, 271 pages.
205
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
L’économie de court-termisme en relation avec le
modèle « shareholder » permet trois conclusions.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
Dans cette société l’emploi et l’investissement
sont devenus des variables d’ajustement, liées
à un modèle « dividendes minimum garantis ».
Rappelons le théorème D’Helmut Schmidt :
Les profits d’aujourd’hui sont les
investissements de demain et les emplois
1
d’après-demain. Ce théorème a été inversé :
« Les licenciements d’aujourd’hui sont les
profits de demain et les dividendes d’aprèsdemain ».
Dans ce modèle le patronat tend à accaparer
la valeur ajoutée au lieu d’investir, ce qui
mène aux inégalités et à la
désindustrialisation.
Selon Thomas Piketty le différentiel entre rendement
du capital (r) et croissance économique (g), « sous2
jacent à la dynamique du capitalisme », mène à la
concentration des richesses au profit du capital, dès
que r>g. Dans un tel contexte on peut se demander
jusqu’à quel seuil un régime démocratique peut tolérer
une telle situation. Au Luxembourg la financiarisation
favorise r aux dépens du travail.
***
La sidérurgie a été un point culminant de notre
économie ; actuellement, c’est (toujours) la place
financière qui joue ce rôle. Se pose une seule
question : quelles activités pourront prendre la relève
de la finance ? On avance parfois les communications
3
au sens large dans ce rôle. Ecoutons Guy Schuller à
cet égard : « Si le Luxembourg a intérêt à développer
toutes les potentialités qui s’ouvrent dans ce secteur
de pointe, il semble évident que l’ensemble des
activités ne pourra avoir l’envergure du secteur
sidérurgique dans les années 60 ou du secteur
financier à l’heure actuelle ».
5.3 Résumé rapide sur la société
luxembourgeoise depuis l’indépendance
De l’indépendance jusqu’à la Première guerre
mondiale la bourgeoisie luxembourgeoise dirige à la
fois la politique du pays, l’Etat et la production
(notamment industrielle). Voilà qui permet à cette
bourgeoisie une position dominante quant aux
revenus, au patrimoine (immobilier, monétaire et
financier) et même quant à l’activité culturelle. Cette
bourgeoisie est installée dans la durée, fermement
appuyée sur le Code civil de 1804.
Au cours de l’entre-deux-guerres c’est la grande
transformation du Grand-Duché. Malgré son
intransigeance initiale, la bourgeoisie est amenée à
composer avec le monde ouvrier. Elle est d’autant plus
disposée à le faire qu’elle a su garder son pouvoir
économique et même une grande partie de son
pouvoir politique. La bourgeoisie a réussi à se ressaisir
(cf. Thomas Piketty).
Après la Seconde guerre mondiale c’est l’ère du
fordisme, le temps de la société salariale, fondée sur le
principe hiérarchique. Chaque catégorie
4
socioprofessionnelle dispose d’un statut qu’elle
défend contre vents et marées. Le nombre de statuts
est élevé : chauffeur d’autobus des CFL, ouvrier
carreleur, fonctionnaire de l’Etat, employé d’une
banque, avocat, etc.
Cette société présente deux particularités.
Ͳ
Ͳ
Une large priorité est accordée à la croissance
économique (fordisme oblige) : les fruits de
cette croissance doivent profiter à l’ensemble
de la population et à cet effet les inégalités
les plus incompatibles doivent être éliminées,
5
selon la seconde loi de justice de John Rawls .
Le niveau de vie augmente tout au long de
cette période.
La structure de la société est hiérarchique,
mais la mobilité sociale est possible : c’est la
« méritocratie » par l’intermédiaire de l’école,
qui joue un rôle central. Voilà qui permet
1
Benjamin Coriat, professeur de sciences économiques à
l’université Paris-XIII, dans Le Monde du 28 août 2014.
2
Geneviève Schméder (membre du comité de rédaction de
Futuribles), La répartition des richesses – Quand le capital prime
sur le travail : à propos de l’ouvrage de Thomas Piketty, in :
Futuribles, n° 402, sept.-oct. 2014, p. 69.
3
Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch Gilbert (dir.), Le
Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette,
1999, p. 110.
206
4
Gérard Trausch, Le Luxembourg, une société de consensus, in :
Manuel de l’intervention sociale et éducative au Grand-Duché de
Luxembourg, t. 1, Luxembourg, 2009, p. 220.
5
En ce qui concerne les trois principes de justice de John Rawls
voir de cet auteur : Théorie de la justice, Paris, 1997 (1971) ;
traduit de l’anglais par Catherine Audard. Dans la foulée voir
aussi : C. Audard, R. Boudon, J.-P. Dupuy et alii, Individu et justice
sociale, Autour de John Rawls, Paris, 1988, 320 pages.
Cahier économique 119
La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux
l’ascension sociale pour soi-même, sinon au
moins pour les enfants. Selon Pierre Bourdieu
il y a un biais : l’augmentation du niveau de
vie est accompagnée du maintien, au moins
partiel, des écarts structuraux entre classes
sociales.
A la suite de la financiarisation de la société
luxembourgeoise et de l’effet de la crise économique,
ce modèle tombe en panne. Nous avons pointé les
raisons économiques et sociales essentielles :
chômage, précarité, … ; le riche Luxembourg a lui
aussi son lot de pauvreté. S’y ajoutent d’autres
éléments. Ainsi, l’importance sociale de l’héritage
augmente, il en est de même de la rente (cf. 1.3.4.). La
méritocratie ne fonctionne plus autant. L’origine
sociale des élèves, c’est-à-dire « des dispositions
transmises par la prime éducation dans le cadre
1
familial », gagne en profondeur. La société
luxembourgeoise est en crise économique et sociale.
Au centre de cette crise se situe le couple infernal
chômage/précarité, véritable venin pour la
démocratie ; il occupera pendant des années encore le
devant de la scène sociale et économique.
Par ailleurs on peut se demander si le troisième
principe de J. Rawls peut jouer pleinement au
Luxembourg. Enonçons-le dans une présentation
simplifiée : dans une société juste les conditions
d’accès au marché doivent permettre d’acquérir des
compétences et qualifications aux chômeurs. Il est
important d’échapper à la logique de l’assistanat. Dans
ce contexte le Gouvernement vient de procéder à des
réformes. Par exemple, la réorganisation de l’Adem
doit permettre d’améliorer sensiblement son efficacité.
Pour terminer, retenons une initiative heureuse : le
nouveau lycée à Junglinster, qui vient d’ouvrir ses
portes. Les élèves y sont soigneusement encadrés ; les
différents ordres d’enseignement y sont réunis dans
un même bâtiment. Voilà qui réduit plutôt l’impact de
l’origine sociale des élèves.
L’Etat a comme charge générale de protéger ses
citoyens. Face à la petite dimension du pays, il devra y
ajouter un aspect devenu primordial avec la
mondialisation : doter les jeunes de capacités les
rendant aptes à affronter la vie économique. C’est dire
l’importance de la formation, de l’école (y compris et
surtout le life-long-learning, l’école de la deuxième
2
chance et les cours du soir ).
***
Selon les développements précédents, résumons la
situation économique de la zone euro, dans laquelle le
Luxembourg est obligé d’évoluer.
•
La zone euro est coincée entre l’équilibre des
finances publiques lié à une réduction de
l’endettement selon le pacte budgétaire d’une part, et
une politique monétaire interdisant une mutualisation
des dettes (euro-bonds) d’autre part.
Un paradoxe est apparu : l’endettement de la zone
euro dépasse probablement 96% vers la fin de 2014.
En d’autres mots, des pays de la zone euro ne seraient
pas admissibles à entrer dans cette zone euro (60%).
Par ailleurs, le FMI estime que la zone euro freine la
croissance mondiale.
•
Le chômage restera un problème central de la
zone euro ; le taux de chômage y tourne autour de
12%. Cette situation est encore aggravée par le
chômage des jeunes. « La jeunesse est obligée de
payer la rente d’un capital de bien-être dont les
3
anciens ont bénéficié par anticipation ».
•
La situation déflationniste dans laquelle la
zone euro est plongée ne pose pas moins de
problèmes : la déflation, c’est la récession. Rappelons
deux exemples historiques, les politiques
déflationnistes du chancelier Heinrich Brüning (19301932) et celle du Président du Conseil Pierre Laval en
1935. Tout au long des années 1930 Keynes n’a cessé
de mettre en garde les responsables politiques contre
la politique de déflation.
Toute politique déflationniste revalorise la dette
publique. Dans ce contexte les Allemands parlent à
juste titre de Geldaufwertungspolitik.
•
La crise des subprimes a fait de l’endettement
public un vrai problème. Les spéculations excessives,
voire délirantes, ont précipité des banques
systémiques au bord de la faillite. Les aides publiques
destinées à les sauver ont lourdement pesé sur
2
1
Luc Boltanski, Croissance des inégalités, effacement des classes
sociales ? in : François Dubet, Inégalités et justice sociale, Paris,
2014, p. 31.
Cahier économique 119
A titre d’exemple retenons qu’au cours de l’année 2010/11 le
nombre total de participants des cours du soir organisés par l’Etat
s’élève à 15 473, selon l’annuaire statistique 2012, p. 199.
3
Paul Jorion et Bruno Colmant, Penser l’économie autrement,
Conversations avec Marc Lambrechts, Paris, 2014, p. 142.
207
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l’endettement. La réglementation de la finance reste
une urgence, même si des progrès ont été réalisés.
antieuropéen Alternative für Deutschland serait
conforté dans ses vues.
•
Revenons au partage des gains de
productivité, répartis entre capital et travail ; ils
fournissent le fondement du fordisme au Luxembourg.
L’accent mis actuellement sur la « shareholder value »
a gonflé la part revenant aux actionnaires. Le surplus
leur revenant devrait être retenu dans l’entreprise
pour contribuer à son financement et ainsi à sa
pérennité.
La France, depuis la défaite de 1940 et l’occupation
humiliante qui s’en est suivie, est ultra-sensible aux
questions de souveraineté politique (par exemple refus
de la CED, politique de la chaise vide pratiquée par de
Gaulle). Ceci vaut d’autant plus que la marge de
manœuvre du Gouvernement français reste étroite,
face au succès du FN, figé dans une attitude
antieuropéenne ; l’Europe sert de bouc émissaire aux
difficultés économiques.
•
La crise de 2007 donne lieu à différentes
interprétations.
Ͳ
Ͳ
Ͳ
La crise reste devant nous, car la croissance
n’est pas au rendez-vous, la politique
d’austérité aveugle y contribue certainement.
La crise des subprimes a déclenché « un
1
basculement sociétal fondamental ». Les
crises économiques depuis les Trente
glorieuses annonceraient « la grande
transformation » (Karl Polanyi) économique,
géopolitique et culturelle.
L’économiste américain Robert Gordon
(Northwestern University, Illinois, USA), a
lancé la thèse d’une grande stagnation (panne
d’innovation, montée des inégalités). Le temps
de la révolution industrielle serait révolu, car
il s’agirait d’une période unique, non
susceptible de revenir.
***
La Commission Juncker, qui vient de démarrer, est
confrontée à un immense défi : le danger
d’éclatement de l’Union. Ce ne sont guère les petits
pays en difficultés économiques (comme la Grèce ou
le Portugal) qui posent problème, mais les trois
grandes puissances européennes, l’Allemagne, la
France et la Grande-Bretagne.
L’Allemagne est empêtrée dans un juridisme effréné,
remontant à la pensée ordolibérale (cf. 3.1.4.) : lien
entre concurrence, institutions et Constitution ; on a
parlé de « patriotisme constitutionnel ». Une mauvaise
surprise, pour l’Europe, provenant du
Bundesverfassungsgericht, n’est pas à exclure. Trois
effets au moins seraient liés à un tel scénario. D’abord
et surtout, les marchés financiers seraient plongés
dans la défiance, les éléments les plus rigides de la
Bundesbank seraient fortifiés ; le parti politique
Enfin, la Grande-Bretagne veut surtout profiter du
marché commun, mais n’est pas autant portée sur la
solidarité européenne. Rappelons l’attitude de
Margaret Thatcher (« I want my money back »).
Séparer le couple marché-commun/solidarité, c’est
mener l’Union dans l’impasse.
La seule et unique solution pour s’en sortir est
davantage d’Europe, qui doit surmonter la paralysie
politique, dans laquelle le non français (et néerlandais)
à la Constitution européenne a plongé l’Union à partir
de 2005. Garder le statu quo, c’est reculer en réalité.
Dans ce contexte retenons la position inédite de
2
Joschka Fischer (ancien ministre allemand des
Affaires étrangères). On ne peut pas faire à la fois des
réformes structurelles et observer strictement les
critères de Maastricht. Le Gouvernement allemand n’a
pas observé ces critères, non par mépris, mais parce
qu’il a effectué des réformes structurelles (cf. Agenda
2010). Il n’est donc pas pertinent d’acculer la France à
effectuer des réformes structurelles et suivre
pleinement les critères de Maastricht.
Dans les pays occidentaux la création du marché
e
intérieur a consolidé le pouvoir de l’Etat au 19 siècle.
Au Luxembourg le marché a précédé la création de
l’Etat : il y a bien en 1839 indépendance du GrandDuché, mais la création d’une structure étatique
s’étend sur des années, alors que le volet économique
apparaît très tôt (apparition de la Chambre de
commerce en 1841, adhésion au Zollverein en 1842).
Le Zollverein pratique à la fois le protectionnisme vers
l’extérieur et le désarmement douanier à l’intérieur.
D’ailleurs les Etats-Unis ont procédé de la même façon
e
au 19 siècle (cf. 3.1.5.).
2
1
Ibid. p. 237.
208
Joschka Fischer, Scheitert Europa ? Cologne, 2014, 160 pages.
Voir aussi son interview dans : Der Spiegel, 42 / 2014.
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L’Union a opéré différemment à partir de 1986 (Acte
unique européen) ; elle a à la fois :
Ͳ
Ͳ
Ͳ
ouvert le marché intérieur ;
abaissé les barrières douanières par rapport à
l’extérieur de l’Union ;
renoncé à une gouvernance économique.
1
Ecoutons le professeur Jacques Mistral quant à la crise
des dettes souveraines et de l’euro : « cette crise estelle une vengeance de la rationalité économique sur la
volonté politique ? Ou bien est-ce seulement une crise
de jeunesse ? La cohérence du système n’était pas
suffisamment assurée, et la crise était inévitable à un
moment ou à un autre, mais on peut perfectionner
cette construction en créant – il n’est pas trop tard –
une gouvernance appropriée ».
Le défi de la Commission Juncker est d’établir cette
gouvernance et de sortir l’Union de la crise
permanente ; cela n’est pas une mince affaire.
1
Jacques Mistral (universités Harvard, Michigan, Nankin), Guerre
et paix entre les monnaies, Paris, 2014, p. 182.
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Annexes statistiques
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