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Pour aller plus loin : NIKIFORAKI Despoira (interne en médecine et docteure en
sciences humaines de l’E.H.E.S.S.), « Note d’une externe en service psychiatrique »,
Ethique et santé, Paris, Elsevier-Masson, vol 9 - n° 4 - décembre 2012, pp. 176-180.
Docteur en sciences humaines depuis peu, formée à élucider un ordre intime des
choses touchant à des matérialités fictives, j’ai choisi d’élargir ma quête intellectuelle en
apprenant la médecine. Honorée de rejoindre cette profession dont j’avais pu rêver, en
représentation idéale, comme étant celle qui accomplit une œuvre utile auprès de ce qu’est
l’homme véritablement, sans théorie artificielle interposée, j’éprouvais surtout la nécessité de
me rapprocher de cet espace de vie où l’humanité m’apparaissait immédiate, douloureuse et
mise à l’épreuve. Admiratrice également de la réflexion de Georges Canguilhem, alliant
modestement, soutenait-il lui-même, dans l’introduction de sa thèse intitulée Le Normal et le
pathologique, la spéculation philosophique aux acquisitions et connaissances médicales, je
me savais marcher dans un terrain ambigu où la coexistence du principe scientifique
moderne, garant d’évolution, et le vieux caractère d’un métier humaniste, garant de
fondement, est certainement admise, quoique sans rencontrer un enthousiasme unanime1 .
En mode de visite alors dans ce « nouveau » monde, chargée moi-même d’un
bagage culturel lourd et portant l’étrangeté d’un observateur qui marche sur la ligne de la
marge, je passe du côté de la médecine. Quel regard pourrais-je dorénavant poser sur
l’univers agité du centre hospitalier universitaire une fois franchie la distance qui me séparait
de lui ? Un service de psychiatrie parisien allait être mon domaine de prédilection, comme le
prolongement d’un itinéraire personnel et littéraire déjà constitué de fragments de corps et de
discours éclatés, puis mis en tension pour fabriquer du sens, sens qui m’apparaissait jusqu’à
présent éphémère et fugitif et qui ne saurait aucunement faire le poids face à la vérité d’une
société qui, elle, ne se substitue ni ne se laisse réduire au concept. Sachant que j’étais
fascinée par l’être piégé dans la pathologie psychiatrique, une question latente attendait
réponse : comment le médecin-psychiatre s’y prend-il afin de rétablir cet équilibre en
désordre ? En quoi consiste véritablement son travail de fond ? Et, de façon plus large, de
quoi en est-il question en psychiatrie ?
Ces interrogations peuvent, sans doute, sembler sans intérêt pour celui qui connaît la
réponse. Au demeurant, j’insiste sur le fait que les notes présentées ici restent des
observations absolument subjectives et, en aucun cas, elles ne tiennent lieu de vérité
générale. Elles ne peuvent tenir compte que d’une des facettes d’une situation complexe,
vue de la part d’un individu en particulier, saisie à un moment donné et dans un lieu précis.
De plus, ce que connaît comme une évidence un psychiatre ou un médecin formé dans une
autre spécialité ne correspond pas nécessairement avec la vision de celui qui se rapproche
du domaine médical sans avoir été préalablement formaté et conditionné pour agir dans ce
milieu. Le monde médical n’est pas un monde anodin : l’apprentissage de la médecine
consiste aussi bien en l’intégration d’un enseignement universitaire polyvalent, qu’en
l’acquisition progressive d’un savoir-faire relevant de l’exercice du métier, de l’expérience qui
s’acquiert sur le terrain, au contact, en temps réel, des médecins et des patients2 . La durée
de ce stage était prévue pour un trimestre, ma fonction allait être celle d’une externe
ordinaire et, entourée des autres étudiants en médecine, j’allais faire partie intégrante de ce
service. Ainsi, encadrés par l’équipe médicale, l’équipe soignante et la psychologue, nous
allions à la fois participer aux tâches médicales secondaires et apprendre, au fil des jours, de
nos aînés, le métier du médecin dans la pratique.
J’ai compris malgré moi qu’une immersion dans le monde hospitalier s’accompagne
forcément du retour d’une conscience vive qui ne peut s’avouer vaincue malgré les
contrariétés, présentes dans un milieu où les individualités s’entremêlent sans cesse. J’étais
sur le point d’expérimenter jusqu’où l’objectivité de l’observation médicale rencontre, en
psychiatrie, le caractère personnel de la maladie et du malade en particulier. Gérard Reach
pense que l’amour porté au soigné par le praticien est de l’ordre du personnel : la personne
aimée l’est pour elle-même, en tant qu’individu, et non pas d’une manière générale [1]. La
psychiatrie s’offrait alors à moi comme une sorte de cinéma du réel, une projection