Trois métiers impossibles : gouverner, soigner, éduquer

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Dispositif de stage intercatégoriel n° 12A13
« Les normes médicales et les représentations de l’humain »
Stage déposé par :
Brigitte ESTEVE-BELLEBEAU (IA-IPR de Philosophie) et Benoît PAIN
24 janvier 2013
Lycée du Bois d’Amour
Dr. Frédéric SALES
Psychiatre, praticien hospitalier au CH de Libourne
Chef de service de CAPLib (intersecteur de psychiatrie de liaison et d'urgence)
De « psychiatrie » à la « santé mentale » Nous sommes entrés dans l’ère d’une
psychiatrie postmoderne, qui veut allouer, sous le terme de « santé mentale », une
dimension médicale et scientifique à la psychiatrie. Jusqu’à présent, cette discipline
s’intéressait à la souffrance psychique des individus, avec le souci d’une description fine de
leurs symptômes, au cas par cas. Depuis l’avènement du concept de santé mentale, émerge
une conception épidémiologique de la psychiatrie, centrée sur le dépistage le plus étendu
possible des anomalies de comportement. Dès lors, il n’est plus besoin de s’interroger sur
les conditions tragiques de l’existence, sur l’angoisse, la culpabilité, la honte ou la faute ; il
suffit de prendre les choses au ras du comportement des individus et de tenter de les
réadapter si besoin.
La cause de cette tendance. Le DSM (Diagnostic and Statistical Manual), sorte de
catalogue et de recensement des troubles du comportement créé par la psychiatrie
américaine. En multipliant les catégories psychiatriques (entre le DSM I et le DSM IV, soit
entre les années 1950 et les années 1990, on est passé de 100 à 400 troubles du
comportement), il a multiplié d’autant les possibilités de porter ces diagnostics. Aujourd’hui,
on est tombé dans l’empire des « dys » : dysthymique, dysphorique, dysérectile,
dysorthographique, dyslexique… Chaque individu est potentiellement porteur d’un trouble ou
d’une dysfonction. Ce qui étend à l’infini le champ de la médicalisation de l’existence et la
possibilité de surveillance sanitaire des comportements. La santé mentale ne s’est pas
imposée à des sujets victimes, passifs, mais à des individus consentants. Depuis
l’effacement des grandes idéologies, l’individu se concocte son propre guide normatif des
conduites, qu’il va souvent chercher dans les sciences du vivant.
Une évolution. Il semble que les dispositifs de santé mentale aient le souci de
soigner, et encore moins de guérir. Ils sont plutôt du côté d’un dépistage précoce et féroce
des comportements anormaux, que l’on suit à la trace tout au long de la vie. Or, en
s’éloignant du soin, la santé mentale utilise des indicateurs extrêmement hybrides. Ainsi de
l’expertise collective de l’Inserm (2005) qui préconisait le dépistage systématique du
« trouble des conduites » chez le très jeune enfant pour prévenir la délinquance : elle
mélangeait des éléments médicaux, des signes de souffrance psychique, des indicateurs
sociaux et économiques, voire politiques.
Prévention et soin. Il semble que la prévention permet en réalité d’étendre le filet de
la surveillance des comportements, en liaison permanente avec l’industrie pharmacologique.
La production de nouveaux diagnostics est devenue la grande affaire de la santé mentale.
Voyez le concept de « troubles de l’adaptation » : il est suffisamment flou pour qu’on puisse
l’attribuer à chaque personne en position de vulnérabilité. Quelqu’un qui est stressé au
1
travail ou qui est angoissé par une maladie grave peut ainsi développer une « réponse
émotionnelle perturbée », qui sera considérée comme trouble de l’adaptation. La réponse
sera de lui administrer un traitement médicamenteux, accompagné d’une thérapie cognitivocomportementale pour l’aider à retrouver une attitude adaptée. Ainsi, la « nouvelle »
psychiatrie se moque éperdument de ce qu’est le sujet et de ce qu’il éprouve. Seul importe
de savoir s’il est suffisamment capable de s’autogouverner, et d’intérioriser les normes
sécuritaires qu’on exige de lui. On peut craindre que l’on demande aux psys d’être
davantage des coachs que des soignants. Depuis quelques années, on assiste à une
multiplication hyperbolique de la figure du coach, devenu une sorte de super-entraîneur de
l’intime, de manager de l’âme. Les dispositifs de rééducation et de sédation des conduites
fabriquent un individu qui se conforme au modèle dominant de civilisation : un homme
économique, flexible, et performant. La psychanalyse est totalement à rebours de ces
idéologies, en ce qu’elle fait l’éloge du tragique, de la perte, du conflit intérieur, d’un certain
rapport à la mort et au désir. Elle peut donc disparaître en tant que pratique sociale. A cet
égard, il est frappant de voir que la psychanalyse, désavouée par la santé mentale, est
actuellement requise dans les services de médecine non psychiatrique. Tout se passe
comme si les médecins, à l’inverse des nouveaux psychiatres, reconnaissaient qu’il y a une
part hétérogène au médical, qui est que toute maladie est un drame dans l’existence, et qu’il
faut aider le patient à traverser cette épreuve.
2
Pour aller plus loin : DRAPERI Catherine (MCF Philosophie, UFR Médecine
d’Amiens), « Psychiatrie : logiques thérapeutiques en débat », Ethique et santé, Paris,
Elsevier-Masson, vol 9 - n° 4 - décembre 2012, pp. 141-142
« Véhiculant de façon privilégiée le souci historique de transformer des lieux de
rétention et de répression de la marginalité en véritables lieux de soins, la psychiatrie
demeure également l’espace privilégié du souci éthique au cœur de la prise en charge. De
Pinel, prônant le respect de l’humanité à travers le respect du malade, au mouvement de
sectorisation au lendemain de la seconde guerre, en réaction aux traitements dont les
hôpitaux psychiatriques furent le théâtre, la psychiatrie est cette spécialité médicale qui, plus
que toute autre, rencontre au quotidien le sens de l’existence entravée en conflit avec la
norme sociale.
Parce que le sens de l’action soignante est ici lisiblement indissociable de son
efficience, parce que le cadre institutionnel a ici vocation à être cadre thérapeutique, les
modalités de l’échange sont elles-mêmes impliquées ou plus précisément font partie
intégrante du soin : un soin qui ne saurait consister dans la seule application de techniques,
mais se déploie dans la pratique de la relation. La psychiatrie se présente ainsi comme ce
lieu de la médecine où l’on ne peut faire l’économie du sens sans faire l’économie de son
objet — cette atteinte à l’intégrité dans sa relation avec le dehors, que les soignants
abordent en termes de souffrance.
Aussi est-ce là aussi qu’affleurent avec le plus d’acuité les questions que pose
l’introduction dans l’activité médicale et soignante, d’une logique de la preuve qui met à mal
l’épreuve soignante, en réduisant la rencontre à un recueil de données, une observation
objectivante, qui n’aurait d’autre finalité que de mettre en œuvre les moyens présumés
adéquats pour venir à bout des signes d’un mal-être en le gommant. C’est en tout cas ce
schéma qu’a, semble-t-il, rencontré Despoira Nikiforaki dans l’expérience de novice d’un lieu
de psychiatrie qu’il partage ici, en insistant sur son propre ressenti concernant la carence de
cette approche. Une expérience qui est loin cependant de relater le travail de fond à l’œuvre
dans bien des équipes en psychiatrie, tant sur le plan réflexif que dans les pratiques
thérapeutiques, mais dont le mérite est peut-être de mettre en exergue l’importance d’un tel
travail, alors même qu’aujourd’hui, il est mis en cause dans le primat d’une logique exclusive
de résultat à courte vue. Plus qu’ailleurs, l’attitude positiviste traduisant en faits donnés
l’expérience vécue, interroge sur le refoulement du sens dans le soin.
La psychiatrie, ce lieu si particulier de la médecine, aurait alors une valeur
paradigmatique : ici se révèle comment la réduction du symptôme en signe d’anormalité qu’il
s’agirait de juguler, met entre parenthèse l’expérience subjective du mal-être, partagée par le
patient et le thérapeute, c’est-à-dire la dimension indissociablement clinique et éthique de sa
prise en soin. Alors, les méthodes préconisées parce qu’elles seraient évaluables à l’aune
d’une norme quantifiée et d’un objectif de régulation, apparaissent non seulement étrangères
à la finalité de seconder le patient dans la conquête d’une normativité, mais aussi animées
d’une vue à court terme à laquelle ne saurait se réduire la démarche thérapeutique. À la
différence de stratégies inféodées à l’impératif de donner une réponse immédiate au
comportement anormal, quitte à enliser la question et la réponse dans un présent sans
perspective, la démarche questionnant le sens du symptôme, s’arrime à la temporalité du
sujet et d’une histoire en construction. Si la première vient remplir une exigence de
régulation sociale au regard de laquelle il n’est sans doute pas anodin de permettre au
malade de répondre à l’injonction d’une normalité de comportement, la seconde vise, à la
construction avec le patient d’un monde habitable.
L’étrangeté de l’expérience langagière du mal-être ne se laisse pas nécessairement
décoder ni épuiser, dans un système sémiologique où tous les signes se vaudraient : elle
exige interprétation. C’est tout le sens du cheminement qui conduit par exemple de la
désignation des « crieurs » à travers leur comportement dérangeant, au cri comme
symptôme signifiant. Sans doute, la psychiatrie pose-t-elle des questions éthiques
exemplaires, non seulement quant au consentement, mais plus fondamentalement encore,
quant à la nature de l’objet du contrat auquel il s’agirait de consentir : celui-ci ne peut à
proprement s’élaborer que laborieusement et en se faisant, lorsqu’il s’agit moins de soulager
3
une souffrance que de lui permettre d’advenir en lieu et place de l’opacité du symptôme.
Sans doute, l’imaginaire est là pour témoigner de ce que les aspérités que donnent à lire
l’histoire d’une vie ne sauraient se résorber dans la transparence de dysfonctionnements et
de comportements inadaptés à la norme, à laquelle une approche positiviste voudrait les
réduire.
Si la psychiatrie souffre aujourd’hui, c’est peut-être que ce cheminement incertain du
sujet, dans lequel le patient met au travail ses thérapeutes, ne se laisse pas inféoder à une
infaillible marche à suivre qu’appellerait de ses vœux une société éprise de certitude. C’est
qu’elle ouvre le sujet sûr de la réalité de son monde, à l’abîme de l’altérité.
L’idéologie à l’aune de laquelle l’autonomie de l’homme se mesure à la capacité à
produire et à gérer sa vie, résout la question de l’évaluation d’une situation à un objectif de
normalisation. Or, l’expérience humaine du bien et du mal-être, au cœur de laquelle Aristote
nous rappelait déjà la place motrice du désir, témoigne au quotidien de ce qu’elle s’accomplit
en deçà et eu delà de la capacité à fonctionner, fût-ce de façon optimale. N’est-ce pas
précisément dans cette tension du désir au cœur de la pratique, que la philosophe ancrait le
souci éthique dans la quête du bonheur ? Une quête dont la finalité universelle admet la
diversité des moyens, car elle ne se construit que dans l’évaluation singulière de chacun.
C’est sur ce chemin escarpé de la construction de son histoire, que la psychiatrie vient
rencontrer l’expérience du patient. En cela, loin de constituer un îlot excentré de la
médecine, la psychiatrie serait le miroir des questions qui en traverse l’exercice au quotidien,
et font débat de façon discrète mais croissante, à mesure que la standardisation des moyens
met en péril la tension du regard vers la finalité du soin. »
4
Pour aller plus loin : NIKIFORAKI Despoira (interne en médecine et docteure en
sciences humaines de l’E.H.E.S.S.), « Note d’une externe en service psychiatrique »,
Ethique et santé, Paris, Elsevier-Masson, vol 9 - n° 4 - décembre 2012, pp. 176-180.
Docteur en sciences humaines depuis peu, formée à élucider un ordre intime des
choses touchant à des matérialités fictives, j’ai choisi d’élargir ma quête intellectuelle en
apprenant la médecine. Honorée de rejoindre cette profession dont j’avais pu rêver, en
représentation idéale, comme étant celle qui accomplit une œuvre utile auprès de ce qu’est
l’homme véritablement, sans théorie artificielle interposée, j’éprouvais surtout la nécessité de
me rapprocher de cet espace de vie où l’humanité m’apparaissait immédiate, douloureuse et
mise à l’épreuve. Admiratrice également de la réflexion de Georges Canguilhem, alliant
modestement, soutenait-il lui-même, dans l’introduction de sa thèse intitulée Le Normal et le
pathologique, la spéculation philosophique aux acquisitions et connaissances médicales, je
me savais marcher dans un terrain ambigu où la coexistence du principe scientifique
moderne, garant d’évolution, et le vieux caractère d’un métier humaniste, garant de
fondement, est certainement admise, quoique sans rencontrer un enthousiasme unanime1 .
En mode de visite alors dans ce « nouveau » monde, chargée moi-même d’un
bagage culturel lourd et portant l’étrangeté d’un observateur qui marche sur la ligne de la
marge, je passe du côté de la médecine. Quel regard pourrais-je dorénavant poser sur
l’univers agité du centre hospitalier universitaire une fois franchie la distance qui me séparait
de lui ? Un service de psychiatrie parisien allait être mon domaine de prédilection, comme le
prolongement d’un itinéraire personnel et littéraire déjà constitué de fragments de corps et de
discours éclatés, puis mis en tension pour fabriquer du sens, sens qui m’apparaissait jusqu’à
présent éphémère et fugitif et qui ne saurait aucunement faire le poids face à la vérité d’une
société qui, elle, ne se substitue ni ne se laisse réduire au concept. Sachant que j’étais
fascinée par l’être piégé dans la pathologie psychiatrique, une question latente attendait
réponse : comment le médecin-psychiatre s’y prend-il afin de rétablir cet équilibre en
désordre ? En quoi consiste véritablement son travail de fond ? Et, de façon plus large, de
quoi en est-il question en psychiatrie ?
Ces interrogations peuvent, sans doute, sembler sans intérêt pour celui qui connaît la
réponse. Au demeurant, j’insiste sur le fait que les notes présentées ici restent des
observations absolument subjectives et, en aucun cas, elles ne tiennent lieu de vérité
générale. Elles ne peuvent tenir compte que d’une des facettes d’une situation complexe,
vue de la part d’un individu en particulier, saisie à un moment donné et dans un lieu précis.
De plus, ce que connaît comme une évidence un psychiatre ou un médecin formé dans une
autre spécialité ne correspond pas nécessairement avec la vision de celui qui se rapproche
du domaine médical sans avoir été préalablement formaté et conditionné pour agir dans ce
milieu.
Le monde médical n’est pas un monde anodin : l’apprentissage de la médecine
consiste aussi bien en l’intégration d’un enseignement universitaire polyvalent, qu’en
l’acquisition progressive d’un savoir-faire relevant de l’exercice du métier, de l’expérience qui
s’acquiert sur le terrain, au contact, en temps réel, des médecins et des patients2 . La durée
de ce stage était prévue pour un trimestre, ma fonction allait être celle d’une externe
ordinaire et, entourée des autres étudiants en médecine, j’allais faire partie intégrante de ce
service. Ainsi, encadrés par l’équipe médicale, l’équipe soignante et la psychologue, nous
allions à la fois participer aux tâches médicales secondaires et apprendre, au fil des jours, de
nos aînés, le métier du médecin dans la pratique.
J’ai compris malgré moi qu’une immersion dans le monde hospitalier s’accompagne
forcément du retour d’une conscience vive qui ne peut s’avouer vaincue malgré les
contrariétés, présentes dans un milieu où les individualités s’entremêlent sans cesse. J’étais
sur le point d’expérimenter jusqu’où l’objectivité de l’observation médicale rencontre, en
psychiatrie, le caractère personnel de la maladie et du malade en particulier. Gérard Reach
pense que l’amour porté au soigné par le praticien est de l’ordre du personnel : la personne
aimée l’est pour elle-même, en tant qu’individu, et non pas d’une manière générale [1]. La
psychiatrie s’offrait alors à moi comme une sorte de cinéma du réel, une projection
5
d’histoires humaines, individuelles, interindividuelles, juxtaposées suivant les chambres,
aperçues partiellement et saisies au vol lors du passage des patients à l’hôpital. Le début de
leur histoire appartient au monde des non malades, se situant avant la manifestation du
symptôme qui a entraîné la cascade des événements menant jusqu’à l’hospitalisation, et la
fin n’est pas encore écrite. Les patients rencontrés dans ce cadre, qui se veut et se pense
comme rigoureux et austère, se sont révélés de véritables figures humaines : j’ai pu y
rencontrer Cassandre en délire, Médée obsédée par l’infanticide et bien d’autres héros
anonymes. Côtoiement du mythique et du marginal, de la douleur et de l’apathie, de la
plainte et de l’indifférence. La tristesse s’embellit car on lui ressemble, écrivait le poète et
prix Nobel Odysseas Elytis [2].
Pour ce qui est du service de psychiatrie, très spécifiquement, outre la démarche
diagnostique et thérapeutique, qui sont l’aboutissement de la consultation ou de
l’hospitalisation, le médecin-psychiatre doit accompagner ses prescriptions et
recommandations médicales d’un langage spécifique et d’un vocabulaire comportemental.
Ce type de médecin n’est pas un somaticien, comme on dit dans le jargon, et, par
conséquent, son intervention n’est pas orientée vers un traitement touchant au
fonctionnement du corps du patient. Il ne faut pas oublier qu’un certain nombre de parents, à
travers la consultation au psychiatre, cherchent aussi à savoir quelle attitude tenir face à un
adolescent ou jeune adulte avec une psychopathologie déclarée ou face à un consommateur
de drogues.
Dans tous les cas, le psychiatre doit être capable de fournir dans l’urgence une
réponse adéquate qui saura lever le voile sur plusieurs questions à la fois. Premièrement, on
attend de lui qu’il montre qu’il a cerné le problème des consultants dont les points de vue
souvent s’affrontent ; secondement, qu’il justifie, éclaire ou explicite la situation actuelle se
basant sur l’existence de symptômes antérieurs, manifestes ou non aujourd’hui, qui seraient
à l’origine du trouble et, finalement, qu’il convainque à la fois l’un et l’autre que cette triple
relation médecin-patient-famille apportera sans faillir le résultat visé par le soignant. Cette
difficulté, cette capacité d’atteindre l’autre par sa personne médicale est proprement
psychiatrique. La psychiatre Katerina Matsa formule ainsi sa place de thérapeute dans la
maladie du patient : En tant que rôle, je fonctionnais au carrefour, entre réalité externe et
interne [3].
En parallèle de mon stage dans le service en question, et après des démarches
personnelles de ma part, il m’a été accordé de suivre la consultation d’un psychiatre. J’ai pu
avoir ainsi une vision complémentaire quant à la réalité de la psychiatrie hospitalière en
devenant le témoin privilégié d’un médecin estimé de ses patients et dont les compétences
étaient louées par ses confrères. La fréquentation régulière de sa consultation a été pour moi
une leçon hors pair. En effet, c’est grâce à son accueil généreux et la transmission subtile de
son savoir que j’ai commencé à considérer l’importance de la posture du psychiatre et de la
qualité de communication qu’il doit établir avec ses patients.
Or, lors de mon stage dans ce service de psychiatrie d’adultes, s’est produit un
premier constat qui me mettait mal à l’aise face à l’organisation hospitalière : la maladie
psychique s’avère invisible pour elle-même et les soignants (psychiatres et infirmiers inclus)
n’ont pas tous la clairvoyance de contempler en elle nos propres traits humains, jusqu’à voir
même émerger l’« inquiétante étrangeté » freudienne3 . À défaut de pouvoir corriger la
maladie psychique, le but du psychiatre des hôpitaux est de réduire son expression en
dosant des psychotropes. La conduite thérapeutique s’inscrit ainsi dans la règle médicale
générale qui prescrit de normaliser l’aspect pathologique. Voici donc la première lutte des
psychiatres, lutte de chimiste : réussir le dosage pharmaceutique afin d’échanger une vie
mutilée contre une vie quasi-normale – quand celle-ci est possible évidemment – gommer
cette « autre allure de la vie » [4], comme Georges Canguilhem nomme la manifestation de
l’aspect pathologique.
Certes, il s’agit là de prodiguer un soin ayant un retentissement positif sur la vie
quotidienne, personnelle et sociale du patient. Cependant, sous le prétexte qu’il s’agit d’une
science qui n’est absolument pas miraculeuse quant à la régulation psychique, la thérapie se
heurtant également aux limites scientifiques et aux subjectivités de l’organisme, le personnel
6
du service psychiatrique met-il véritablement tout en œuvre pour prendre en charge ses
patients comme il conviendrait et à un degré optimal ? Les médecins parviennent-ils à
répondre aux attentes, aussi exigeantes soient-elles, de ces derniers ? Ont-ils et prennent-ils
toujours le temps qu’il faudrait afin de les préparer pour l’hospitalisation, d’en expliquer les
motifs, l’utilité, les moyens mis en œuvre, l’efficacité et la durée dans leurs paramètres
fluctuants ? Depuis mon poste d’observateur, il m’a souvent semblé que ce n’était pas
toujours le cas.
Katerina Matsa, suivant Olivier Chambon et Michel-Marie Cardine, écrit que le
soignant doit avoir la capacité de comprendre ce que le soigné ne peut pas supporter chez
lui [5]. La maladie psychique n’est pas une affaire facile, ni à soigner ni, surtout, à
appréhender et à vivre ; elle est discriminante (elle sépare le patient des autres),
handicapante (elle se tourne contre le patient lui-même), antisociale (elle efface le patient).
Au sein du service, je remarquais que les relations entre médecins et patients ne pouvaient
pas être toujours franches : la tension les rendait rigides, fuyants et obliques. Pourquoi cette
tension relationnelle transperçait-elle ainsi les rapports humains jusqu’à émietter la confiance
entre soignant et soigné ?
Une explication possible parmi d’autres : parce que la science médicale aimerait
adopter la posture du patriarche, alors que les patients se trouvent isolés, malgré leur bonne
condition physique, hospitalisés dans une institution qui retranscrit la souffrance en termes et
soins médicaux, sans les prendre en compte dans leur individualité, et les observe, pour la
plupart du temps, avec la distance qui définit une relation impersonnelle. Mais malgré cet
aplanissement, le patient n’a pas cessé d’avoir besoin de son médecin-référent.
Le bon médecin, dit Gérard Reach, est celui qui parvient à projeter le devenir de son
patient dans l’avenir : soigner quelqu’un, c’est essentiellement avoir le souci de lui, de son
avenir [6]. Anton Tchékhov4 fait ainsi parler Astrov, le personnage du médecin dans Oncle
Vania : « Elena Andreevna. Il ne s’agit pas de forêts et de la médecine. Ma chérie,
comprends-le, c’est un talent ! Et tu sais ce que c’est qu’un talent ? L’audace, la liberté de
penser, l’élan et l’envergure. Il plante un petit arbre et il pense déjà à ce que donnera d’ici
1000 ans, il voit déjà devant lui le bonheur de l’humanité. Les gens comme ça sont rares, il
faut les aimer »… [7].
Depuis ce temps plus de 100 ans nous séparent de son époque, rien n’a changé
dans la perspective thérapeutique : le bon médecin doit toujours être le visionnaire de l’état
de santé de ses patients. Cependant, il est utile de noter qu’hospitalisation et consultation
avec un médecin de l’assistance publique diffèrent radicalement en psychiatrie. Le
consultant est le patient privilégié et son médecin est respecté en retour, tandis que
l’hospitalisé, lui, doit se montrer patient le temps que soit effectuée son identification
pathologique. Il bénéficie des brèves visites quotidiennes des internes, qui, au jour le jour,
exécutent les tâches médicales et, ponctuellement, des médecins-chefs qui supervisent
l’amélioration de son état et l’efficacité du traitement mis en route. Malheureusement, il arrive
souvent que des médecins se méprennent sur la relation qui les unit au patient : ils
considèrent, à tort, la confiance de ce dernier comme allant de soi en oubliant qu’elle n’est
pas due et qu’il faut la mériter pour l’obtenir : […] Avoir une prise en charge médicale fondée
sur la confiance mutuelle entre le docteur et le patient, qui suppose qu’en tant que
professionnel le docteur fera le meilleur choix dans l’intérêt du patient. Le docteur, de son
côté, doit réaliser que la confiance doit être méritée, gagnée, qu’il ne doit pas en abuser, et
qu’il n’y a aucune raison pour qu’elle aille de soi [8].
De la résistance de la part des patients, il y en a eu : préférence d’une molécule
contre une autre, refus de soins, quantité de médicaments estimée trop importante ou
insuffisante, une telle thérapie redoutée, un tel effet indésirable. Qui a raison dans ces
négociations qui ne s’éteignent pas et qui rebondissent sans cesse ? La question n’est pas
de savoir qui saura convaincre l’autre. Il est primordial que le débat se pose en duel et qu’il
soit dialectique. Mais, comment bien faire avec des patients qui arrivent avec des opinions
arrêtées sur la psychiatrie et les psychotropes et des médecins qui imposent leur pouvoir de
savoir ? De leur côté, une seule crainte : les suicides, qui entraînent leur responsabilité
légale. Ainsi, sans discuter, ils font la chasse aux idées noires et restreignent les
7
mouvements de celui qu’ils jugent comme potentiellement prêt à passer à l’acte. Une
question sans réponse me poursuivait : selon quel critère l’acte du suicide marque-t-il l’échec
dans la prise en charge du patient en psychiatrie et du médecin impliqué ?
Il est important de noter que l’enseignement fait partie de l’activité du centre
hospitalier universitaire. Je constate avec étonnement que la manière dont est pratiquée la
médecine est étroitement liée à la manière dont nous l’apprenons, c’est-à-dire dans une
dépendance absolue vis-à-vis des personnes qui l’exercent et qui la transmettent aux
étudiants. Et qu’il y a deux méthodes parallèles pour renforcer l’enseignement universitaire :
la première, par des cours théoriques qui schématisent les pathologies que traitent chaque
service spécialisé et la deuxième, par l’exemple moral de ses praticiens. Inutile de dire que
l’investissement pour chaque médecin est laissé à sa libre appréciation et est donc, par
définition, inégale. Nous ne pouvons d’ailleurs que regretter que si cet affaiblissement de
l’engagement survient, il émane souvent de ceux même qui devraient en constituer
l’exemple5 .
Ce constat n’est pas uniquement valable pour la psychiatrie ; néanmoins, c’est en
psychiatrie que l’absence d’ambition collective – j’insiste sur l’emploi de ce mot, par
opposition à individuelle qui, elle, ne manque pas – de la part de ses chefs devient une arme
contre l’homme lui-même et fait retentir l’abandon et le mécontentement dans les couloirs.
Quelle est la place, au sein d’un centre hospitalier universitaire, d’un Professeur en
médecine qui n’entretient pas de rapports frontaux avec les étudiants et avec les malades se
trouvant dans son service ?
L’homme, selon Hegel, doit combattre contre son destin, qui est son propre ennemi.
Pour le philosophe, l’anéantissement de la vie n’est pas le non-être de celle-ci, mais consiste
en la transformation de la vie en ennemie [9]. Cet état de la vie pourrait concerner la réalité
psychiatrique. En l’absence d’une présence médicale providentielle qui saurait se mettre à la
hauteur de celui qui a, peut-être, raisonnablement tort, sans un médecin réellement
responsable qui saura prendre les devants et se prononcer sur des diagnostics probables, le
malade se sent seul face à ses symptômes et son traitement. Dans ce cas, l’hospitalisation,
bien que bénéfique, aura été essentiellement difficile, une étape douloureuse dans l’histoire
de sa maladie.
Si, pour d’autres spécialités médicales, la question qui se résume en quoi consiste un
bon psychiatre peut présenter plus facilement une réponse évidente, en psychiatrie, la
réponse à cette même question se révèle plus vacillante ; en effet, outre l’aspect médical ou
médicamenteux, elle nécessite aussi une attitude, un positionnement d’humeur et de corps à
trouver et à ajuster face aux patients : il faut être énergique, encourager, approuver, ne pas
être d’accord aussi, savoir écouter et voir simultanément et en profondeur. De plus, le
psychiatre doit être le premier à susciter l’envie d’aller mieux par sa place de liaison entre le
monde réel et le monde intériorisé du patient.
Avant de terminer, s’il m’était permis d’émettre une critique quant aux études
médicales, je dirais cela : il est regrettable que des personnes formées à cette profession
touchant à l’homme dans sa vulnérabilité corporelle et à qui l’on demande un raisonnement
implacable et un savoir-faire sauvant des vies en danger ne sachent pas réfléchir face à des
cas individuels par manque de souplesse de l’esprit. La psychiatrie, plus que les autres
spécialités médicales, devrait acquérir une intelligence sociale.
Pour conclure, la question de la psychiatrie est principalement régie par la volonté,
personnelle, collective et politique. Si le personnel soignant ne réfléchit pas spontanément
sur les conditions optimales qui déterminent l’exercice des différents aspects de son métier,
nous resterons dans le même modèle, qui se dégradera au fur et à mesure que les moyens
d’action manqueront. Cette expérience en psychiatrie m’a aussi permis d’entrevoir que cette
discipline, devenue exclusivement médicale, a perdu de sa force intellectuelle pour se
réduire principalement à un service de santé publique. Néanmoins, je reste convaincue du
rôle social qui lui revient : si cette discipline faisait publiquement connaître le contenu
médical de certaines pathologies fréquentes et visait à une large communication, elle serait
un formidable outil de prévention massive contre la dépression, l’angoisse et les addictions
8
même s’il n’est pas aisé de savoir à quoi correspondent précisément ces termes du
vocabulaire courant sans avoir creusé ces états dans leur aspect pathologique.
1. À l’appui de la thèse selon laquelle la médecine est la plus humaniste des sciences suscitant
ainsi l’attrait les sciences humaines à son égard, Georges Canguilhem avance les arguments
suivants :« Nous attendions précisément de la médecine une introduction à des problèmes
humains concrets. La médecine nous apparaissait, et nous apparaît encore, comme une
technique ou un art au carrefour de plusieurs sciences, plutôt que comme une science
e
proprement dite ».Il ne manque pas de remarquer que, pour ce qui est du XIX siècle, les
médecins sont allés chercher la philosophie de leur art dans la littérature :« La lecture de
Littré, de Renan, de Taine a certainement suscité plus de vocations médicales que celle de
Richerand ou de Trousseau, car c’est un fait avec lequel il faut compter qu’on vient à la
médecine généralement en toute ignorance des théories médicales, mais non sans idées
préconçues sur bien des concepts médicaux ».Et il conclut en donnant la raison qui fait que la
médecine n’est pas directement une science :« Il en est de la médecine comme de toutes les
techniques. Elle est une activité qui s’enracine dans l’effort spontané du vivant pour dominer
le milieu et l’organiser selon ses valeurs de vivant. C’est dans cet effort spontané que la
médecine trouve son sens, sinon d’abord toute la lucidité critique qui la rendrait infaillible.
Voilà pourquoi, sans être elle-même une science, la médecine utilise les résultats de toutes
les sciences au service des normes de la vie ».Canguilhem G. Le Normal et le pathologique.
e
8 ed. Paris: Presses Universitaires de France; 1966, [1999, p. 7, 15 et 156].
2. Nous pouvons déjà remarquer une première difficulté à considérer la médecine et le monde
médical comme un univers homogène. Anne-Laure Boch, neurochirurgien, décrit le monde
segmenté de l’hôpital en insistant que l’idée d’une médecine présentant tous les corps de
métiers sous « une vision unifiée idéale de la maladie » serait « illusoire ». Le monde
hospitalier ne partage pas, de par ses branches divergentes, une même idée du soin prodigué
au patient :« Dès son entrée dans le monde de l’hôpital, chaque jeune est pris en charge par
sa corporation, confié à ses aînés qui auront soin de lui transmettre la vision ad hoc qui est
celle de la profession […]. Les étudiants en médecine d’un côté, les élèves infirmiers ou
aides-soignants de l’autre […]. Puis la segmentation se poursuivra, selon les spécialités
choisies. Et nous allons voir que, selon que l’on se consacre à la médecine ou à la chirurgie,
et même à une spécialité plutôt qu’à une autre, on adhère forcément de près ou de loin à une
vision particulière de ce que l’art de soigner doit être.Boch AL. Médecine technique, médecine
tragique. Le tragique, sens et destin de la médecine moderne. Paris: Seli Arslan; 2009, p. 42–
3.
3. L’idée que l’état pathologique est une différence qualitative (du point de vue de l’expression du
mécanisme du phénomène) ou quantitative (du point de vue de son expression) par rapport à
l’état normal est exprimée essentiellement par Claude Bernard. Cette différence constitue
alors une altération et s’inscrit dans une idée de continuité entre les deux entités :« La santé
et la maladie ne sont pas deux modes différant essentiellement […]. Dans la réalité, il n’y a
entre ces deux manières d’être que de différences de degré : l’exagération, la disproportion, la
désharmonie des phénomènes normaux constituent l’état maladif […] ».Bernard C. Leçons
sur la chaleur animale. In: Canguilhem G, editor. Le Normal et le pathologique, op. cit. p. 36.
4. Nous signalons qu’Anton Tchékhov lui-même était médecin.
5. Malheureusement, telle semble être dorénavant la situation en médecine (la situation en
chirurgie ne serait pas encore dans ce même état). Anne-Laure Boch explique comment la
course au statut de Professeur oblige les médecins à mettre de côté la clinique au profit d’un
travail scientifique au laboratoire :« Dans notre pays, l’aboutissement d’une carrière
hospitalière est de devenir professeur, puis chef de service. L’attribution du titre de professeur
par l’institution est avant tout signe qu’on reconnaît les mérites de ceux qui sont ainsi
récompensés. Mais aujourd’hui, être professeur, ce n’est pas enseigner aux plus jeunes les
finesses de l’art médical. C’est être un chercheur […].Boch A.L. Médecine technique,
médecine tragique. op. cit., p. 56.
NOTES :
1) Reach G. Une théorie du soin. Souci et amour face à la maladie, Paris, Les Belles Lettres,
2010, p. 117 et 105–107.
2) Elytis O., Maria Nepheli, Athènes, Ikaros, 1978, p. 42.
3) Matsa K., Le cas Eurydice. Clinique de la toxicomanie [en grec], Athènes, Éditions Agra, 2006,
p. 133.
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4) Canguilhem G., Le Normal et la pathologique, Paris, Presses Universitaires de France, 1966
(1999), p. 51.
5) Matsa K., op. cit., p. 115.
6) Reach G., op. cit., p. 106.
7) Tchékhov A., Oncle Vania, acte II, Paris, Actes Sud, 1994, pp. 53-54.
8) Shinebourne E.A., Bush A., et al., For paternalism in the doctor-patient relationship Principles
of health care ethics, Chichester (Royaume-Uni), 1994, p. 144 [cité par Reach G., op. cit]
9) Hegel G.W.F., « Jésus apparut peu de temps… » dans L’Esprit du Christianisme et son
Destin, Paris, Vrin, 2003, p. 148.
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