Table des matières revue transdisciplinaire en santé RUPTURES Vol. 9, n° 2, 2003, 146 p. 3 CHANGEMENT DANS LES SYSTÈMES DE SANTÉ : DÉBAT 4 André-Pierre Contandriopoulos Inertie et changement 32 Yvon Brunelle Commentaire : Inertie et changement... mais en contexte de rationnement 37 Sholom Glouberman Commentaire : Les risques associés à la déstabilisation des systèmes complexes 42 Nicole Bernier Commentaire : Réformer dans une société à tradition libérale : tenir compte des causes exogènes de l'inertie et du changement 45 André Pierre Contandriopoulos Réponse de l’auteur aux commentaires 55 ENJEUX EN SANTÉ PUBLIQUE 56 Marie-André Comtois Santé publique : réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 73 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron De l’individuel au collectif : une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 91 ORGANISATION DES SOINS 92 Charo Rodríguez Scénarios d’intégration : le cas des CLSC urbains, une mission impossible ? 111 UTILISATION DES SERVICES 112 Normand Carpentier et Francine Ducharme Les approches prédictive et explicative dans l’étude de l’utilisation des services : l’exemple de la gérontologie sociale 127 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat, et Marie-Christine Héroux Partenariat familles, professionnels, gestionnaires : vers une continuité de soins et services Changement dans les systèmes de santé : Débat revue transdisciplinaire en santé RUPTURES Inertie et changement Article original André-Pierre Contandriopoulos Université de Montréal Résumé : Pour rester fidèles aux valeurs des populations qu'elles représentent et préserver ainsi les fondements mêmes de leur légitimité, les démocraties modernes doivent infléchir la trajectoire actuelle de leur système de soins, car il répond de moins en moins bien aux attentes de la population. Le système de santé n’est ni une institution parmi d’autres ni une industrie dont l’État pourrait se désintéresser. Par conséquent, sa réforme relève d’une véritable prise de responsabilité collective. Tel est le sujet que nous abordons dans la première partie de ce texte. Mais, par ailleurs, nous constatons que, depuis trente ans, toutes les tentatives de réforme des systèmes de santé se heurtent à une inertie puissante. Dans la deuxième partie, nous essayons de comprendre l'origine et la nature de cette résistance. Finalement, nous explorons les conséquences de l’alternative, brutale dans sa simplicité, devant laquelle nous sommes placés:soit, la société choisit le statu quo et laisse le système de soins dériver, en prenant le risque qu’il l’entraîne, dans une direction qui ne corresponde plus aux valeurs sur lesquelles elle repose; soit, elle parvient, de façon démocratique, à transformer les modalités d’organisation du système de soins pour le rendre cohérent avec les attentes de la population. Nous concluons en montrant que pour transformer un système aussi complexe que le système de santé, il faut mobiliser une « stratégie paradoxale du changement ». Mots clés:Système de santé, système de soins, inertie, changement, idéologie, logiques de régulation, gouvernance, complexité. A lan Rock, alors qu’il était ministre de la Santé du Canada, avait bien compris que le système de soins ne constituait pas une institution comme les autres. Invité par l’Association médicale canadienne, il déclarait : « Pour les Canadiens, le système de soins de santé n’est pas un programme gouvernemental quelconque. Il représente un droit pour les citoyens. Il reflète et concrétise certaines valeurs et certains principes de l’identité canadienne. Si nous, en tant que gouvernement ou fournisseur de soins, nous ne réussissons pas à réformer le système de soins, c’est le pays tout entier que nous aurons laissé tomber ». Pour sa part, Bernard Kouchner, ministre français de la Santé et fondateur de « Médecins sans frontières », avait déclaré, lors de la conférence de l'OCDE à Ottawa (2001), « En France, il n'y a rien de plus politique, dans le vrai sens du terme que notre système public de santé ». Il est évident que les systèmes publics d'assurance-maladie n'offrent pas des « assurances » au sens habituel du terme : ce sont des institutions publiques qui visent à créer un sentiment de sécurité à l’égard de la maladie et à promouvoir l'équité. Récemment, T. Sullivan, vice-président de Cancer Care Ontario, a écrit : «First and foremost, medicare is a subsidy and transfert program. Through taxation, the public portion of health care is funded by progressive transfer of money from the better-off levels of our society to provide health services for all on the basis of need » (Sullivan & Baranek, 2002 : 1-2). Pour rester fidèles aux valeurs des populations qu'elles représentent et préserver ainsi les fondements mêmes de leur légitimité, les démocraties modernes doivent infléchir la trajectoire actuelle de leur système de soins, car il répond de moins en moins bien aux attentes de la population 1. Le système de santé n’est ni une institution parmi d’autres ni une industrie Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 4-31. Inertie et changement 5 dont l’État pourrait se désintéresser. Par conséquent, sa réforme relève d’une véritable prise de responsabilité collective. Tel sera le sujet que nous aborderons dans la première partie de ce texte. Mais, par ailleurs, nous constatons que, depuis trente ans, toutes les tentatives de réforme des systèmes de santé se heurtent à une inertie puissante. Dans la deuxième partie, nous essayerons de comprendre l'origine et la nature de cette résistance. Finalement, nous explorerons les conséquences de l’alternative, brutale dans sa simplicité, devant laquelle nous sommes placés:soit, la société laisse le système de soins dériver, en prenant le risque qu’il l’entraîne, dans une direction qui ne corresponde plus aux valeurs sur lesquelles elle repose; soit, elle parvient, de façon démocratique, à transformer les modalités d’organisation du système de soins pour le rendre cohérent avec les attentes de la population. Nous conclurons en montrant que pour transformer un système aussi complexe que le système de santé, il faut mobiliser une « stratégie paradoxale du changement ». I. La santé se situe au cœur des responsabilités de l’État moderne Pour comprendre les enjeux d'une réforme des systèmes de santé dans toutes les sociétés occidentales, il semble intéressant et pertinent de reprendre brièvement l'analyse qu’effectue Michel Foucault de l'avènement du biopouvoir et de son rôle pour l’État (Foucault, 1963, 1976, 1997 ; Ewald, 1985). Jusqu'au XVIIIe siècle, le pouvoir de l'État se manifestait par un «droit de prise:sur les choses, le temps, les corps et finalement la vie ; il culminait dans le privilège de s’en emparer pour la supprimer » (Foucault, 1976 : 179). À partir du XVIIIe siècle, ce droit tend à être complété et, en partie, remplacé par une nouvelle « technologie non disciplinaire du pouvoir » (Foucault, 1997 : 216) qui s’applique non plus sur les corps des individus mais sur la population 2. Cette nouvelle technologie du pouvoir agit sur des phénomènes comme la natalité, la mortalité, la longévité, la morbidité. Tant que l'humanité avait été aux prises avec les grandes épidémies, la mort constituait une menace «imminente» pour chaque individu. Une fois atteint par la maladie, on mourrait, souvent très vite. Entre la vie et la mort, le passage était brutal et irrévocable, aucune place n’existait pour une intervention de l’État. À partir du XVIIIe siècle, les endémies menacent l'humanité « la mort permanente qui glisse dans la vie, la ronge, la diminue, l’affaiblit» (Foucault, 1997:217). La médecine 3 s’intéresse à ces maladies : elle scrute leur nature, leur durée et leur intensité. Elles deviennent aussi une préoccupation pour l’État parce qu'elles diminuent le temps de travail, affectent l'énergie de la main-d'œuvre et entraînent des pertes de production et des coûts pour la société. La biorégulation de l’État se manifeste par l'établissement des institutions médicales, des caisses de secours, des assurances-maladies, des assurances-vieillesse, des règles d’hygiène et d'organisation des villes, des programmes chargés de veiller aux soins des enfants et à leur scolarisation qui lui permettent dès lors d’agir sur le « vivant ». L’apparition du biopouvoir est indissociablement et étroitement liée au développement du capitalisme:l’industrialisation, au XIXe siècle, requiert une main-d’œuvre utilisable et docile. En effet, les grandes institutions de l’État ont permis « l’ajustement de l’accumulation des hommes sur l’accumulation du capital, la hiérarchisation sociale, les rapports de domination, la répartition des forces » (Foucault, 1976 : 186). Le processus circulaire du développement des connaissances sur la vie (médecine scientifique) et du développement agricole puis du développement industriel a créé un nouvel espace où une relative maîtrise sur la vie a été rendue possible. « L’homme occidental apprend peu à peu ce que c’est que d’être une espèce vivante dans un monde vivant, d’avoir un corps, des conditions d’existence, des probabilités de vie, une santé individuelle et collective, des forces qu’on peut modifier et un espace où on peut les répartir de façon optimale [...]. Pour la première fois dans l’histoire, le biologique se réfléchit dans le politique. » (Foucault, 1976 : 187). Dans ce contexte, la médecine prend une place considérable. Elle devient un «savoir-pouvoir qui porte 6 André-Pierre Contandriopoulos à la fois sur le corps biologique et sur la population » (Foucault, 1997:225). Elle est productrice de normes aux niveaux individuel et collectif (Arweiler, 2002). Nous assistons alors tout naturellement à la montée du pouvoir médical et de celui de tous les spécialistes de la vie au cours du XXe siècle. L'introduction, durant les quinze années qui ont suivi la fin de la Deuxième Guerre mondiale, des régimes publics d’assurance-maladie dans tous les pays développés 4 illustre la puissance de ce pouvoir. Elle s’explique par la rencontre tout à fait unique du pouvoir de dépenser, acquis par les États durant la guerre, et des progrès de la médecine. Ces savoirs nouveaux se concrétisent de façon exemplaire dans trois domaines : grâce aux antibiotiques, il est désormais possible de « guérir » les infections, ce qui complète la révolution pasteurienne du début du siècle ; la radiographie rend transparent le corps vivant, elle élargit ainsi considérablement le champ d’investigation de la clinique ; et, finalement, les anesthésiques permettent, avec l’aide des antibiotiques, de réussir des opérations chirurgicales de plus en plus complexes. La capacité de la médecine à intervenir avec succès sur les maladies ne semble plus connaître de limites. Au Canada, le gouvernement fédéral envisage très tôt, dès 1928, la possibilité d'introduire un régime public d'assurance-maladie, mais ce n’est qu’en 1943 qu’il tente concrètement de le mettre en place (Glouberman, 2001 ; Desrosiers, 1999). Le projet de loi déposé est toutefois jugé inconstitutionnel et est retiré. Les provinces de l'Ouest prennent alors l’initiative de se doter, à des rythmes différents 5, de programmes provinciaux d'assurance-maladie jusqu’à ce que le gouvernement fédéral, par ses lois de 1957 et de 1966, généralise successivement l’assurance-hospitalisation puis l’assurance-maladie à tout le pays 6. Au Québec, les travaux de la Commission Castonguay-Nepveu, au tout début des années 1970, sont à l’origine de la création du régime d’assurance-maladie que nous connaissons (CESBES, 1970). Les lois promulguées à ce moment-là permettent à toute la population d’avoir accès gratuitement aux services de santé. Elles créent de nouvelles institutions (parmi lesquelles la Régie de l’assurance-maladie du Québec, les conseils régionaux, les CLSC), renforcent le pouvoir de plusieurs autres (ministère de la Santé, ordres professionnels) et changent, de façon importante, les modalités de financement des services médicalement requis (services hospitaliers et services médicaux) qui deviennent publics. Toutefois, en dépit de ces changements, la dynamique du système de soins n’est pas radicalement transformée. Les recommandations de la Commission CastonguayNepveu qui visaient à modifier en profondeur l'organisation et la dynamique du système de soins n’ont pas été implantées. L’hôpital occupe toujours le centre du système et les médecins demeurent toujours payés à l’acte. La réforme de la première ligne ne s’est pas effectuée. Le travail en équipes interdisciplinaires ne s’est jamais généralisé. Le secteur des médicaments, malgré son importance croissante dans la prise en charge des maladies, n’est toujours pas véritablement intégré aux autres composantes du système de soins et sa régulation échappe en grande partie à l'État. Finalement, la décentralisation reste loin d’être achevée et l’on assiste, même aujourd’hui, à un mouvement de re-centralisation des décisions vers le ministère de la Santé (Gouvernement du Québec, 2001 ; Courpasson, 1998) 7. Ce survol permet de constater que le financement public, même s'il a permis d'améliorer nettement l'accessibilité aux services médicalement requis et contribué à rendre la société moins inégalitaire (Evans, 2001, 2002), n'a toutefois pas modifié, de façon fondamentale, la dynamique d'évolution du système. Paradoxalement, il pourrait même, sans les réformes organisationnelles proposées par la Commission Castonguay-Nepveu, avoir contribué à nourrir la dynamique propre du système et avoir rendu celui-ci moins sensible aux contraintes externes. Comment expliquer cette inertie? Comment ne pas tenir compte de l'inquiétude des citoyens face à cette situation 8? Comment empêcher que la dérive du système de soins hypothèque la capacité de l’État à « protéger le vivant » dans son sens le plus large ? Inertie et changement 7 II. L'inertie du système de soins Prenons tout d’abord deux exemples québécois pour illustrer l'étonnante inertie du système de soins. Le premier porte sur les soins de première ligne. Aujourd’hui, près de trois ans après le dépôt du rapport de la Commission Clair (CESSS, 2000), les déclarations sur l’urgence de repenser en profondeur la première ligne témoignent de la gravité du problème et de la nécessité d’agir rapidement. Le nouveau ministre de la Santé, monsieur Couillard, dans tous ses discours, insiste sur l’urgence d’agir en amont de l’hôpital « par une solidification de la première ligne » de façon à faire des soins de proximité, au niveau local, la clé de voûte de tout le système de soins (Couillard, 2003). La Commission Clair préconisait la mise en place, partout au Québec, de groupes de médecins de famille capables d'établir une relation de confiance entre chaque citoyen et un professionnel de la santé ou des services sociaux et, simultanément, d'assumer une responsabilité globale envers une clientèle ou une population (CESSS, 2000, p. 29). Elle recommandait:«Que le volet médical de ce réseau soit assumé par des groupes de médecine de famille composés de médecins omnipraticiens travaillant en groupe, en cabinet ou en CLSC, avec la collaboration d’infirmières cliniciennes ou praticiennes ; [...] Les médecins de famille se regrouperaient par équipe de six à dix [...]. Ces médecins travailleraient en étroite collaboration avec deux ou trois infirmières cliniciennes ou praticiennes participant à la prise en charge et à la coordination des services. Ce groupe de médecine de famille serait responsable d’une population définie de personnes (peut être de 1 000 à 1 800 citoyens par médecin [soit 10 000 à 15 000 personnes] » (CESSS, 2000, p. 52). La mise en relation de cette recommandation avec celle soumise il y a plus de trente ans, en 1970, par la Commission Castonguay-Nepveu (CESBES, 1970, vol. IV, Tome IV, la Santé), ne peut être que troublante. Pour répondre « aux besoins les plus courants [de la population], de façon continue et complète, au niveau même où ces besoins surgissent » (§1707, p. 179), la Commission avait formellement recommandé«que les CLS [centres locaux de santé] forment des équipes de base de trois à cinq médecins et de quatre à dix infirmières cliniciennes et infirmières soignantes aidées d’un travailleur social, pour desservir une population de 10 000 à 15 000 habitants. » (Recommandation 4.XIV.238, p.206) « Cette équipe de base est mobile, souple et en contact avec les médecins spécialistes en vue de répondre aux besoins de la population.» (§ 1752, p. 195). Comment expliquer que pendant trente ans le système de soins ait résisté à l’introduction d’une première ligne responsable et réactive aux besoins légitimes de la population ? Cette inertie apparaît d’autant plus curieuse que l’on sait que certaines formes organisationnelles 9 sont supérieures à d’autres (Lamarche et al., 2003). En 1970, la Commission Castonguay-Nepveu avait fondé son argumentation sur l’évaluation des régimes de soins intégrés américains (Kaiser Foundation) : « l'instauration d'un régime Kaiser a entraîné une baisse de 10,8 % du taux d'hospitalisation au cours de la première année. Il importe de rappeler que si l'instauration de régimes de ce genre facilite l'accès aux soins et augmente la rentabilité du régime général de la santé, elle ne diminue ni la qualité immédiate des soins offerts ni la satisfaction qu'en retire la population » (p.191). Aujourd’hui, cette hypothèse reste toujours vraie:«Our overall conclusion is that healthcare costs per capita in Kaiser and the N.H.S. are similar to within 10 % and that Kaiser’s performance is considerably better » (Feachem, Sekhri, & White, 2002 : 140. Et pourtant, malgré ces connaissances, la généralisation des formes organisationnelles qui favorisent l’intégration des soins n’a pu être réalisée ni au Québec, ni ailleurs au Canada, ni en Grande-Bretagne, ni même aux États-Unis 10. Le deuxième exemple concerne les modalités de paiement des médecins. En 1962, le Dr Jules Gilbert, directeur du service de l'assurancehospitalisation du Québec, avait dû démissionner pour avoir voulu payer à salaire les médecins de laboratoire et les radiologistes dans les hôpitaux (Gaumer & Desrosiers, 2001). En 1970, la Commission CastonguayNepveu constate (CESBES, 1970) : « Une médecine globale centrée sur la prévention et la réadaptation et qui tient compte de l’aspect psychosocial de la maladie, le travail en équipe, des soins axés sur l’individu et 8 André-Pierre Contandriopoulos sa famille seront difficiles, voire impossibles à réaliser, dans un système de rémunération à l’acte » (p. 232). Et elle recommande : « que le mode de rémunération à l’acte soit progressivement abandonné au profit d’autres formes de rémunération, telles le salariat et la rémunération au prorata du nombre de cas traités. » (p. 234). Dix ans plus tard, en 1980, le groupe de travail sur la rémunération des professionnels de la santé, présidé par le Dr Houde, recommande : « Que tous les modes actuels de rémunération des médecins soient remplacés par le système des honoraires modulés 11» (CRPSQ 1980 : 277). En 1988, la Commission Rochon revient à la charge (CESSSS 1988) : « En ce qui concerne les médecins en pratique privée, la Commission favorise une plus grande collaboration avec les autres ressources de première ligne disponibles dans la communauté [...] Le médecin serait alors rémunéré de façon forfaitaire pour sa participation à ces programmes. » (p. 679). « Quant aux médecins en établissement, la Commission propose qu’ils reçoivent une rémunération fixe en contrepartie de l’ensemble de leurs activités médicoadministratives. » (p. 670). Et, en 2000, non sans une certaine candeur, la Commission Clair propose : « un mode de rémunération mixte pour les médecins de famille » (CESSSS,2000:14); et «que les médecins spécialistes soient rémunérés selon un mode de rémunération mixte, en fonction des tâches qu’ils doivent faire, tel que défini par leur chef de service» (CESSSS,2000:93). Aujourd’hui, bien que les connaissances accumulées convergent pour montrer que les incitations associées au paiement à l'acte sont incompatibles avec l’organisation d’un système de soins efficient, qu’elles poussent les médecins à travailler de façon individualiste et parfois à rester insensibles aux demandes des personnes souffrantes, ce mode de rémunération demeure toujours le plus répandu au Québec ! De quoi cette inertie résulte-t-elle? Quelles forces alimentent celle-ci ? II.1 Les sources de l’inertie du système de soins Comme tout système organisé d’action 12, le système de soins est situé dans un contexte concret (la société québécoise, le Canada), à un moment donné. Sa structure est constituée par l'interaction d'une structure physique particulière (bâtiments, architecture, plateaux techniques, budgets), d’une structure organisationnelle (gouverne) et d’une structure symbolique spécifique (représentations, valeurs, normes collectives). Elle délimite un espace social dans lequel quatre grands groupes d'acteurs (professionnels, gestionnaires, monde marchand et monde politique) interagissent pour réaliser un ou des projets collectifs concourant à l’atteinte des finalités du système 13. La capacité de ce type de système à atteindre avec efficience ses finalités dépend du degré de cohérence qui existe, au cours du temps, entre les trois domaines qui le constituent : son système de représentations et de valeurs, sa gouverne et son système clinique. L’inertie du système de soins résulte, comme celle de tout système organisé d’action, de deux processus interdépendants:l’institutionnalisation des valeurs et des représentations dans des formes organisationnelles particulières; et, l’internalisation par les acteurs des exigences de l’espace social dans lequel ils pratiquent 14. L’existence de ces deux processus fait en sorte que les pratiques des acteurs tendent à se reproduire et ainsi à donner au système organisé d’action son inertie. Cette dernière augmente d’autant plus que le système jouit d’une forte légitimité, ce qui est le cas, comme nous l’avons montré, du système de soins dans les pays développés. Cela ne signifie pas pour autant que toute transformation du système de soins soit impossible, mais que pour qu’une réelle transformation puisse avoir lieu il faut que les acteurs comprennent les forces cachées qui poussent le système à se reproduire de façon prévisible au cours du temps, ce que nous appelons le statu quo. Pour apprécier l’inertie des systèmes de soins et les enjeux associés à leur transformation, nous devons décrire les trois domaines qui les composent : le système de représentations et de valeurs, la gouverne et le système clinique, puis analyser comment ils influencent les pratiques des acteurs. Inertie et changement 9 II.1.1 Système collectif de représentations et de valeurs de l’État qui, elle-même, s’appuie sur l’efficience avec laquelle celui-ci utilise ses ressources. Les acteurs sociaux partagent des ensembles de croyances, de valeurs et de schèmes interprétatifs qui forment leur imaginaire collectif 15. C'est grâce à ces systèmes de représentations que les acteurs peuvent comprendre le monde dans lequel ils interagissent, communiquer, s’entendre sur une philosophie d’intervention, interagir dans un climat de confiance mutuelle et évaluer le travail des uns et des autres (Habermas, 1987 ; Benson, 1975). L’imaginaire collectif relatif à la santé s'articule autour de quatre pôles : 1) les valeurs ; 2) les représentations de la santé et de ses déterminants ; 3) la perception de la bonne répartition des responsabilités entre les acteurs ; et 4) la conception de la régulation du système de santé. Pour les libéraux individualistes, la liberté individuelle constitue la valeur dominante. Cette liberté est conçue comme le droit d’agir librement sans nuire aux autres, autrement dit, de façon responsable. L’égalité entre les citoyens est celle qu’ils ont devant la loi. La responsabilité de l’État consiste alors essentiellement à protéger les libertés individuelles et la sécurité, à établir et appliquer les politiques nécessaires au libre fonctionnement des marchés de concurrence. L’efficience résulte naturellement de la main invisible du marché 17. L’ordre social qui n’est pas assuré par des normes et des règles collectives repose sur le postulat que les individus sont vertueux, « Le citoyen de la société libérale, pour sauver celle-ci de toutes les formes de corruption qui la menacent, doit être vertueux. [...] Ce discours finit toujours par un appel à la vertu du bon citoyen et à l’inculcation de la vertu par la bonne éducation.» (Rocher, 2003 : A7). Les valeurs La question toute simple que se pose avec de plus en plus d’inquiétude la population «comment faire pour que, dans les années qui viennent, toutes les personnes souffrantes puissent continuer à avoir accès, de façon libre et équitable, à des soins de qualité dans un contexte économique hautement compétitif ?» révèle que, dans le domaine de la santé, trois grandes valeurs sont en tension : l'équité, la liberté et l'efficience (Contandriopoulos, 1994; Contandriopoulos et al., 2000). La signification précise et l'importance que revêtent ces trois valeurs – simultanément nécessaires et en contradiction les unes avec les autres–dépendent de la position idéologique 16 de chacun des acteurs (Kearney, 1991 ; Lochak, 2002). Pour les sociaux-démocrates, l’enjeu central est l’équité. L’État doit mettre en œuvre le principe de solidarité pour que tous les citoyens, grâce à l’éducation, à la santé, au travail, à la sécurité et, finalement, à la qualité de l’environnement, aient des chances égales pour réussir dans la société. Dans la perspective sociale-démocrate, la liberté consiste à pouvoir faire des choix. Aussi, incombe-t-il à l’État d’assurer une redistribution efficiente des ressources entre les différents groupes de la société ! Or, cette capacité de redistribuer les ressources dépend de la légitimité Enfin, pour les conservateurs traditionalistes, la société prend la forme d’un grand corps collectif et hiérarchisé (famille, groupes religieux, clan, groupe racial, nation). La liberté, l’équité et l’efficience se fondent dans l’idée que « le fonctionnement harmonieux de la société résulte de sa concordance avec le fonctionnement d’une nature hiérarchisée » (Lochak, 2002 : 9). Pour les conservateurs traditionalistes, la société est nécessairement inégalitaire et sélective, à l’image de la nature. L’autorité constitue le principe organisateur des rapports sociaux et l’obéissance est la vertu dominante. Les droits des individus sont subordonnés aux intérêts du groupe auquel ils appartiennent. La fonction essentielle de l’État consiste à protéger le corps social collectif. Des traces de cette conception se retrouvent, encore aujourd’hui, dans plusieurs pays européens où des réseaux de solidarité sont organisés sur la base des familles, des groupes professionnels, des communautés religieuses. « Ces réseaux interviennent pour rétablir dans leur situation initiale les individus au sortir de leur crise» (Bernard, 2002). Dans toutes les sociétés démocratiques modernes, fondées sur le biopouvoir, le courant social-démocrate occupe une place importante, 10 André-Pierre Contandriopoulos mais les autres courants idéologiques y sont aussi représentés (Navarro & Shi, 2001). Si les tensions entre l’équité, la liberté et l’efficience donnent lieu, dans le domaine de la santé, à des débats virulents, c’est qu’elles révèlent les divergences idéologiques des acteurs 18 (Glouberman, 2001 ; Piotte, 2003). La prévalence des trois grands courants idéologiques dans la population ainsi que le degré d’engagement des personnes qui y adhèrent définissent, dans une société donnée, la forme de ses grandes institutions et en particulier, celle du système de soins. À l’inverse, on doit admettre qu’une remise en cause radicale du système de soins obligera la société à repenser ses valeurs. Les représentations de la santé et de ses déterminants Les représentations de la vie, de la mort, de la douleur et la compréhension de la santé, de la maladie et de leurs déterminants constituent la base de la conception de l’objet même du système de soins. Elles évoluent dans le temps en fonction, entre autres, du développement des connaissances (Canguilhem 1966 ; Foucault 1963 ; Evans et al. 1996 ; Glouberman, 2001). Les travaux scientifiques récents sur les déterminants de la santé des populations montrent que les facteurs, les situations, les contextes qui sont porteurs de santé, c’est-à-dire qui accroissent « la possibilité pour le vivant de s’accomplir » (Foucault,1997) ne sont pas de même nature que les mécanismes à l'œuvre quand il s’agit de diagnostiquer, de traiter, voire de prévenir des maladies spécifiques (Evans et al., 1996 ; Forum national sur la santé, 1997 ; Drulhe, 1997). Si les maladies et la santé ne sont pas des phénomènes indépendants, ils ne sont pas pour autant réductibles l'un à l'autre. La maladie n'est pas l'inverse de la santé (Canguilhem, 1966) et si certaines populations vivent plus longtemps que d’autres, cela ne signifie pas que les membres de ces populations sont nécessairement moins malades. Les modèles explicatifs de la santé d’une population diffèrent de ceux de la maladie des individus (Evans, 2002; Rose, 1985) et obligent à reconsidérer, aujourd'hui, le rôle et les responsabilités respectifs de l'ensemble de la société et ceux des ministères de la Santé (Forum National sur la Santé, 1997 ; CESSSS, 2000). Ces derniers devront vraisemblablement recentrer leur énergie sur la prévention, le diagnostic, le traitement et les interventions palliatives de maladies spécifiques qui affectent des individus, et c'est sur ces priorités qu'ils devront rendre des comptes plutôt que sur la santé des populations, au sens large du terme, sur laquelle ils n’exercent que peu ou pas de prise. La perception du rôle et des fonctions des différents acteurs La façon dont les professionnels de la santé sont perçus dans une société donnée (la position qu'ils devraient occuper, les responsabilités qu’ils devraient assumer, la formation qu’ils devraient avoir et les ressources qu’ils devraient contrôler) a un effet déterminant sur l'organisation et le fonctionnement du système de soins 19. Les conceptions de la régulation Il n'existe pas une conception unique de la forme que devrait prendre la régulation du système de santé. Chacun des quatre grands groupes d'acteurs qui y interagissent se façonne sa propre conception de la logique qui devrait guider ses décisions. Les professionnels (médecins, infirmières, pharmaciens, dentistes,...) valorisent la logique professionnelle ; les gestionnaires (payeurs, évaluateurs, fonctionnaires,...) fondent leurs décisions sur la logique technocratique ; le monde marchand (sociétés pharmaceutiques, assurances,...) affirme la supériorité de la logique marchande ; et, finalement, le monde politique (les élus, les représentants légitimes de groupes constitués,...) s’appuie sur la logique démocratique (Contandriopoulos, 1999, 2003). La population ne constitue pas un groupe d'acteurs proprement dit. Elle représente un enjeu de légitimité et de pouvoir pour chacun des quatre groupes d’acteurs. Chacun revendique le droit de parler et d’agir au nom et dans l’intérêt de la population. Cela se manifeste par les mots utilisés pour en parler 20. Ainsi, les professionnels de la santé parlent des «patients» et, plus généralement, des « malades » ; les gestionnaires parlent des « usagers », des « bénéficiaires » ou des « assurés » ; le monde marchand utilise les termes « consommateurs, ménages ou clients » ; l'État se réfère aux « citoyens », aux «électeurs», aux «contribuables» ou au «public» en général. Inertie et changement 11 Deux observations doivent être faites à propos des logiques de régulation : 1) aucun système de santé n’est régulé par une seule des quatre logiques ; et 2) la rationalité de chacune des décisions de chacun des acteurs, autrement dit le bien-fondé de chaque pratique individuelle, repose sur le fait qu’elle s’inscrit dans une seule de ces logiques. Les quatre logiques de régulation peuvent ainsi se concevoir comme les axes qui structurent l'espace (virtuel) de la régulation. La régulation empirique de chaque système particulier se caractérise par une dose donnée (toujours non nulle) de chacune des logiques. Cette description du système collectif de représentations et de valeurs du système de soins montre bien qu’on se trouve très loin d'un « imaginaire collectif » consensuel autour duquel tout le monde se rallierait. Il s’agit au contraire d’un immense système, la plupart du temps implicite, de discussions et de négociations qui, à un moment donné, se cristallise dans un ensemble de modalités organisationnelles. Une fois institutionnalisées, ces modalités produisent, dans le domaine où elles s’appliquent, un ordre social particulier qui jouit d’une grande stabilité ; elles renforcent certaines valeurs et certaines représentations ; elles encouragent certaines formes de pratiques et en découragent d’autres; elles fixent les frontières des différentes organisations; bref, elles définissent les principes de la gouverne du système. II.1.2 La gouverne La gouverne peut se définir comme la conception, la conduite et l’évaluation de l’action collective à partir d’une position d’autorité (Hatchuel 2000). Elle s’appuie sur:(1) un système de gestion (ensemble des règles qui définissent les modalités de distribution du pouvoir et des responsabilités) ; (2) un système d’information (ensemble des données et de leur système d’exploitation nécessaire pour que le système organisé d’action soit intelligible et transparent à tout moment pour les professionnels, les gestionnaires, les planificateurs, les patients et la population) ; (3) un système de financement (ensemble des incitations véhiculées par les modalités de financement du système, les mécanismes d’allocation des budgets et les dispositifs de paiement des acteurs) (Contandriopoulos et al., 2001 ; Champagne et al., 2002). La cohérence entre ces trois systèmes permet à la gouverne de réaliser les trois grandes fonctions qui la caractérisent. La fonction d'orientation, ce que Hatchuel (2000) appelle la prospective, peut se définir comme le : « processus de production collective de connaissance portant sur le devenir d'un collectif et dont les mécanismes d'apprentissage sont rendus possibles par une forme de gouvernance». La prospective n'est pas seulement un exercice de prévision ou de prédiction, elle consiste beaucoup plus en un exercice « de développement d'une pratique et d'une réflexion collective autour de nouveaux objets de gouvernement ». Elle vise à transformer, en les renouvelant, les relations entre les quatre grandes logiques de régulation mobilisées par les différents acteurs du système de soins pour rationaliser leurs décisions (les logiques professionnelles, technocratiques, marchandes et démocratiques). La fonction de gestion que l'on peut définir « comme la conception et la conduite d'une action collective [d'une organisation ou d’un système] à partir d'une position d'autorité » (Hatchuel, 2000) vise à maximiser la performance du système (Sicotte et al., 1998). Dans le système de soins, il importe de distinguer la gestion de l'ensemble des services administratifs et techniques, où il est possible et souhaitable de standardiser les activités, de la gestion de la clinique qui doit laisser un large espace à la liberté professionnelle et à l'auto-régulation par les pairs 21. La fonction normative vise à créer un imaginaire collectif qui favorise la coopération et renforce la légitimité. Pour qu’un système fonctionne, il ne suffit pas de le diriger, de le gérer, de l'évaluer, mais encore faut-il (et peut-être surtout) l'animer. Cette idée s’illustre bien dans le concept de stewardship que propose Saltman (2000) : « Stewardship can be wiewed as an ethically informed or “ good ” form of gouvernance ». La complexité de la gouverne réside dans l’articulation de ces trois grandes fonctions qui demeurent chacune soumises à de fortes tensions: la prospective entre la prévision et le développement de nouveaux objets de gouvernement 22 ; la gouvernance entre la gestion managériale et 12 André-Pierre Contandriopoulos la gestion de la clinique ; le stewardship entre l'idéologie et l'utopie (Kearney, 1991). les responsabilités des différentes organisations,..., relèvent de la juridiction provinciale. La gouverne s’exerce à trois niveaux : macroscopique ; mésoscopique, celui des organisations ; et microscopique, celui des relations entre les acteurs individuels. Par contre, plus une société est libéraleindividualiste, plus elle aura tendance à confier aux logiques marchande et technocratique la responsabilité de réguler le système de soins. Aux États-Unis, par exemple, la régulation macroscopique est peu développée et, jusqu’à aujourd’hui, toutes les tentatives pour instaurer un régime universel d’assurance-maladie ont échoué (Farmer, Rylko-Bauer, 2001). Au niveau macroscopique, la régulation démocratique domine. Elle est mobilisée pour définir les grands principes organisateurs qui assurent la cohérence de l’ensemble du système. La gouverne, au niveau macroscopique, porte sur des questions comme l’envergure de la couverture du régime d’assurance-maladie, la population assurée, la répartition des pouvoirs entre les niveaux de décision (degrés de décentralisation), la définition des champs d’exercice des différents professionnels et les formes de financement du système. Plus une société adhère aux valeurs sociales-démocrates, plus elle a tendance à intervenir au niveau macroscopique en définissant démocratiquement les règles qui encadrent la régulation générale du système de santé et en finançant publiquement les services de santé – ce qui lui permet de redistribuer les ressources en fonction des besoins (Navaro & Shi, 2001). Au Canada, par exemple, la répartition des responsabilités en matière de santé entre le gouvernement fédéral et les provinces est établie par la Constitution. La Loi canadienne sur la santé de 1984 définit quels sont les services médicalement requis (services dispensés par les hôpitaux et services médicaux) et quels sont les services de santé complémentaires. Elle définit aussi les cinq grands principes que doivent respecter les provinces pour être admissibles à la contribution financière du gouvernement fédéral (gestion publique, intégralité, universalité, transférabilité, accessibilité). « Cette loi incarne les valeurs les plus représentatives du Canada ; elle énonce un contrat social qui définit les services de santé en tant que droit fondamental et elle décrit les caractéristiques du système » (Vérificateur Général du Canada, 1999). Les lois et règlements définissant les champs d’exercice des différentes professions, les règles d’allocation des budgets, le degré de décentralisation des décisions, les formes de participation de la population et des professionnels aux décisions, Au niveau de l’organisation de l’offre de soins, ce sont surtout les logiques marchande et technocratique qui sont à l’œuvre. Elles permettent de définir les modalités d’accès aux services, les responsabilités et les règles de gestion des différentes organisations (hôpitaux, CLSC, cabinets privés, CHSLD, ...), le contrôle des pratiques professionnelles, les systèmes d’information, les modalités de paiement des établissements et des professionnels, la gestion de la qualité, ... En d’autres termes, ces deux logiques définissent l’architecture et les règles de fonctionnement du système de dispensation des services. L’espace de régulation qu’elles investissent reste limité, d’un côté, par les grands principes organisateurs du système de santé qui résultent de décisions prises en fonction de la logique démocratique et, de l’autre, par les exigences de la clinique où domine la logique professionnelle 23. II.1.3 La clinique C’est dans ce domaine, au niveau microscopique, que s’exprime la logique professionnelle. Elle permet de définir les modalités de prise en charge des patients et les règles de bonne pratique des professionnels. Le but de la clinique consiste à offrir à chaque personne souffrante les services les mieux adaptés à ses besoins spécifiques (qualité et spécificité) grâce aux connaissances existantes (universalisme) et aux compétences des différents professionnels (efficience)–ce qu'elle réussit à accomplir par l'intégration des soins dans l’espace, dans le temps et entre les professionnels (continuité, globalité et réactivité). Les exigences de la clinique placent les professionnels dans une situation paradoxale : ils doivent, en toute liberté, exercer au mieux Inertie et changement 13 leur jugement pour adapter leurs connaissances au cas particulier de chaque patient mais, en même temps, ils doivent s'assurer que leurs décisions sont fondées sur des connaissances scientifiques reconnues (Cicourel, 2002). C'est à cette condition qu'ils seront à même de pouvoir rendre des comptes à leurs pairs au sujet des décisions prises en fonction de normes et de critères généraux (Davis, 1988 ; Minvielle, 2000 ; Champagne et al., 2002). Le système clinique se distingue de tous les autres secteurs où l'on offre des services (assurances, banques, ...) par l’existence d’un noyau irréductible d'incertitude auquel doivent faire face les professionnels de la santé, lors du processus thérapeutique. La logique professionnelle permet de résoudre la double exigence de la clinique : faire du « sur mesure » et rendre des comptes en fonction de normes et de connaissances générales. Le système clinique, raison d’être du système de soins, permet d’accueillir les personnes souffrantes, inquiètes,..., de diagnostiquer, de prévenir, de traiter, de pallier, d’observer..., leurs problèmes de santé et d’orienter celles-ci dans le système de soins. Les logiques technocratique, marchande et démocratique se voient ainsi partiellement subordonnées à la logique professionnelle. Mais, par ailleurs, les professionnels exercent dans un espace social structuré par l’interaction entre un système collectif de représentations et un ensemble de modalités organisationnelles. Dans ces conditions, il semble naturel que le système clinique soit largement déterminé par les incitations, les injonctions, les informations, les normes sociales produites par l’environnement symbolique, physique et organisationnel du système de soins. En résumé, aucune des quatre logiques à l’œuvre dans le système de soins ne domine de façon absolue et aucun groupe d’acteurs ne peut dicter sa loi aux autres. Chaque logique constitue un langage à part entière, fondé sur sa propre vision du système de soins, de la rationalité qui devrait orienter ses décisions, du fonctionnement qui devrait être le sien, de la place et du rôle des différents acteurs et des relations que ce système devrait entretenir avec le reste de la société. L’enjeu de la gouverne du système de soins consiste donc à organiser les espaces d'expression et de tension qui existent entre les quatre grandes logiques de régulation, de façon à ce que les décisions prises en fonction de l’une ou de l’autre, par l’un des acteurs du système, soient comprises et perçues comme légitimes par tous les autres. Il s’agit là de la condition sine qua non pour que s’opère une intégration dynamique entre les trois grands domaines du système de soins (Contandriopoulos et al., 2001) et pour que les décisions prises, concernant aussi bien les grands principes organisateurs que l’organisation de l’offre de soins et de la clinique, demeurent cohérentes. II.1.4 Les acteurs et leurs pratiques Les formes précises et l’articulation des trois domaines constitutifs du système de soins résultent de ce que nous avons appelé le processus d’institutionnalisation des représentations et des valeurs collectives. Les modalités organisationnelles qui structurent l’espace social dans lequel les acteurs interagissent résultent de ce processus. Il conditionne ainsi les pratiques de ceux-ci qui restent cependant partiellement autonomes. Pour comprendre que les pratiques des acteurs puissent être simultanément dépendantes du champ où elles s’exercent et autonomes, il faut expliciter le sens que nous conférons aux termes : acteurs et pratiques. Un acteur peut être défini comme un agent (ou un groupe organisé d'agents) qui interagit avec d'autres dans un espace social structuré (un champ) pour renforcer sa position en mobilisant simultanément des stratégies de coopération et d'affrontement dans le but de contrôler les ressources critiques du champ (Benson, 1975; Bourdieu, 1992,1994). Chaque acteur se caractérise de façon indissociable et récursive par ses structures mentales et cognitives 24 (sa vision du monde, ses connaissances et ses croyances ; ses intentions et ses projets); les ressources (économiques, culturelles, sociales, biologiques) qu'il possède ou qu'il contrôle et qui définissent sa position dans le champ; et, finalement, ses dispositions 25. Tout changement dans l'un de ces quatre pôles entraîne des transformations dans les trois autres et dans les relations que l'acteur entretient avec son environnement et les autres acteurs. 14 André-Pierre Contandriopoulos Ainsi, si de nouvelles connaissances modifient sa perception des choses ; si les techniques qu'il mobilise varient; si de nouvelles lois s’appliquent; si ses projets évoluent ; si ses croyances et ses valeurs se modifient ; enfin, si de nouvelles incitations (économiques et symboliques) sont introduites (changement dans les modalités de financement, de rémunération, des règles de promotion...), alors ses pratiques se modifieront. dans lequel ils interagissent dans la société. L'importance accordée à la protection de la vie, à la guérison de la maladie, à la promotion de la santé dans nos sociétés confère au système de soins une position dominante 27 et à ses acteurs (médecins, infirmières, gestionnaires,...) une très forte légitimité et un rôle qui s’étend souvent au-delà des frontières de ce système 28. II.2 Mais, par ailleurs, les acteurs n'interagissent pas dans le vide. Profondément enracinés, à un moment donné, dans une société qui se caractérise non seulement par ses lois, ses règlements et ses institutions mais aussi par son histoire et sa culture, ils exercent dans des espaces sociaux structurés. Leurs pratiques sont modelées au fil du temps par les exigences et les règles du jeu du système dans lequel ils interagissent 26. L’internalisation par les acteurs des exigences du champ où ils pratiquent se fait d'abord durant leur formation, puis tout au long de leur vie par les processus d’apprentissage qui accompagnent naturellement toutes les conduites humaines (Rocher, 1972). Plus l’internalisation par les acteurs des normes collectives et des exigences du champ où ils exercent est complète, et mieux les modalités d’organisation reflètent et renforcent les valeurs et les représentations collectives, plus le système organisé d’action se montre stable et légitime, plus il recèle forte inertie. Les relations qui existent entre les systèmes organisés d’action dans une société peuvent se concevoir comme un immense ensemble de poupées russes. Chaque système est influencé par les systèmes qui l’environnent, et lui-même constitue l’environnement dans lequel interagissent des acteurs et des organisations. Il semble difficile de concevoir qu’un système aussi important que celui des soins dans une société développée puisse fonctionner sur des bases idéologiques très différentes de celles qui fondent les décisions dans d’autres secteurs comme l’éducation, la protection de l’environnement ou la sécurité publique. Le fait que les acteurs puissent interagir simultanément dans plusieurs champs renforce la nécessité d’une certaine cohérence entre les systèmes sociaux. Par ailleurs, l’influence des acteurs et leur pouvoir dépendent de la position du champ La trajectoire du système de soins et les forces qui l’orientent Dans la première partie de ce texte, nous avons vu qu'il existe une grande cohérence entre les finalités du système de soins et la raison d’être des sociétés démocratiques modernes. Dans la deuxième, nous sommes partis de l’idée que l’inertie du système de soins, comme celle de tout système organisé d’action, découle de l’interdépendance qui existe entre le processus d’institutionnalisation des valeurs et des représentations collectives et celui de l’internalisation par les acteurs des normes et des règles de fonctionnement du système. Plus ces deux processus sont enracinés profondément et durablement dans le fonctionnement général de la société, plus le système considéré sera stable et plus sa trajectoire sera prévisible 29. Nous avons vu que l’introduction du régime d’assurance-maladie en 1970 n’a pas radicalement changé la trajectoire du système de soins : seul son rythme d’évolution, nourri par le financement public s’est accéléré. L’amélioration de l’accessibilité aux services a été obtenue par un accroissement de la taille du système et non par une transformation de son organisation 30. Depuis, la trajectoire de ce système, orientée par l’interaction de quatre grandes forces (développement des connaissances, progrès technologique tant dans le domaine clinique que dans celui de la gestion, vieillissement de la population et mondialisation), a pris une direction qui remet en question sa cohérence. L’action simultanée de ces quatre forces crée des tensions grandissantes entre, d’une part, l’élargissement du champ d’intervention légitime du système de soins et, d’autre part, les pressions économiques qui résultent de la nécessité pour l'État d'équilibrer son budget (Contandriopoulos et al., 1998). Inertie et changement 15 II.2.1 L’élargissement du champ légitime d’intervention du système de soins et de faire des choses nouvelles (Christensen et al., 2000). L'interaction entre, d’un côté, l'expansion des capacités d'intervention de la médecine et, de l'autre, le vieillissement de la population et l'apparition de nouvelles maladies, provoque un élargissement du champ légitime d’intervention du système de soins. La façon dont la technologie modifie la nature des problèmes à résoudre est parfaitement illustrée par l’utilisation des services de santé par les personnes âgées. Ces services coûtent de plus en plus cher, non pas parce que le nombre de personnes âgées augmente, mais surtout parce que l’on intervient plus et plus longtemps sur chaque personne âgée. Ce n’est pas la croissance du nombre des personnes âgées 32 qui cause des problèmes pour le système de soins, c’est beaucoup plus l’évolution récente de la médecine qui fait que, contrairement à ce qui se passait jusqu’alors, la fin de la vie n’est plus un frein naturel à l’intervention de la médecine (Horizon 2020, 2000). Tous ceux qui travaillent dans le système de soins notent que leurs patients sont de plus en plus souvent des personnes âgées. Cela renforce l'idée chez les professionnels de la santé, dans les médias et, de plus en plus dans notre imaginaire collectif, que le vieillissement (et la fragilité qui l'accompagne) est une charge extrêmement lourde pour la société 33. Mais ce que les professionnels semblent vouloir ignorer, c’est que ces changements sont davantage causés par les façons de traiter les personnes âgées que par l’accroissement de leur nombre, et que le vieillissement de la population dans les pays développés ne cesse d’ouvrir de nouveaux marchés très lucratifs pour les industries transnationales du médicament et des technologies médicales. La première conséquence de l'accroissement des connaissances scientifiques et des techniques dans le domaine de la santé est d'accroître la productivité au sens large du terme, c'est-à-dire de produire mieux et moins cher certains biens et services et d’en introduire de nouveaux qui remplacent en partie ceux qui existent 31. Dans ces biens nouveaux, la valeur du capital humain augmente par rapport aux prix des matières premières. Le progrès technologique rend inutile le travail de ceux qui sont peu et mal formés, et il augmente en permanence le besoin de travailleurs ayant un haut niveau de formation (Cohen, 1997, 1999). Le développement technologique est un processus qui se nourrit de ses propres succès ; il permet, au fil du temps, de résoudre des problèmes de plus en plus complexes. On n'a qu'à penser aux progrès réalisés dans le domaine de l’imagerie médicale, dans celui de la transplantation d’organes ou encore dans celui des médicaments. Mais, par ailleurs, plus une technologie devient sophistiquée et permet de résoudre des problèmes complexes, plus elle est à risque de ne plus répondre efficacement aux problèmes simples et courants auxquels fait face la majorité des utilisateurs. L’extrême spécialisation des hôpitaux universitaires et les investissements qui l’accompagnent est probablement en partie responsable de l'atrophie de la médecine de première ligne ainsi que de la perte de prestige des professionnels qui y travaillent (Christensen et al., 2000). Peu à peu, les progrès scientifiques et technologiques modifient la nature des interventions (des problèmes naguère complexes deviennent simples pendant qu’apparaissent de nouveaux problèmes complexes). La technologie exerce inévitablement des pressions sur les modes d’organisation du travail, sur les pratiques et sur les organisations. Elle est d’autant plus dérangeante qu’elle est vraiment innovatrice, c’est-à-dire qu'elle permet de faire différemment II.2.2 La nécessité de contrôler les coûts du système de soins La mondialisation, et en particulier la mondialisation des marchés financiers, oblige les États à contrôler les coûts de leur système de soins (Ramonet, 2000). Pour conserver un espace suffisant d'autonomie démocratique de façon à pouvoir répondre aux attentes de la population, les États démocratiques doivent équilibrer leurs budgets et donc contraindre la dynamique de croissance du système de soins 34. Les tensions que cette exigence entraîne sont considérables. Depuis des mois, presque tous les jours, le système de santé fait la une de l’actualité. Les histoires d'horreur (engorgement des urgences, mauvaise qualité des soins, accès inéquitable aux ressources, scandales 16 André-Pierre Contandriopoulos financiers, erreurs médicales, ...) rivalisent avec les nouvelles portant sur les merveilles de la médecine et du développement technologique (nouveaux médicaments, miracles de la génétique, ...). Chaque groupe d'acteurs interprète la situation à sa manière. Les médecins se plaignent des contraintes que l'État ou l’assurancemaladie leur impose et les empêche ainsi d’offrir des services de qualité. Les infirmières revendiquent une place plus importante. Les hôpitaux veulent plus de ressources et d'équipements. L'industrie pharmaceutique essaie d'obtenir simultanément que sa part dans le marché de la santé continue à croître, que les gouvernements protègent à long terme les médicaments par des brevets. Les gestionnaires voudraient soumettre les médecins à leur autorité et aimeraient obtenir plus d'informations sur leurs activités cliniques pour pouvoir contrôler l'application des normes de bonne pratique. III. Une stratégie paradoxale du changement pour sortir du statu quo La question que de plus en plus fréquemment tout le monde se pose s’énonce ainsi:Pourra-t-on encore, demain, compter sur un système de santé universel, accessible à tous et qui soit de qualité? La première option, « laisser dériver », représente la plus facile à court terme. Il suffit pour cela de laisser jouer les forces qui poussent à l'homogénéisation du continent nord-américain. En effet, le poids des États-Unis est tel que ce qui se passe dans ce pays a tendance, très rapidement, à servir de norme pour les autres pays. Plus l'intégration économique se développe sur le continent, plus la coexistence de modèles différents d'organisation des grands systèmes sociaux (éducation, santé, protection sociale) devient difficile à maintenir 36. Contrairement à ce qui se passe dans l'espace économique et social européen, il paraît difficile d'imaginer qu'il puisse exister sur le continent nord-américain beaucoup de diversité sur la façon d'organiser un système d'assurance-maladie. II.2.3 La crise du système de soins Au cours des quarante dernières années, poussées par le développement des connaissances et des techniques, de même que contraintes par les ressources disponibles, les pratiques des professionnels ont évolué, les hôpitaux ont changé –sans se transformer 35. La cohérence entre les trois domaines constitutifs du système de soins s’est effritée au cours du temps et les acteurs interagissent dans un espace social qui apparaît de plus en plus « déstructuré ». Les modalités de régulation du système poussent ses acteurs à adopter des pratiques qui sont de moins en moins compatibles avec les valeurs et les représentations collectives. La crise du système de soins est la manifestation de cette déstructuration. Aujourd’hui, ces décalages sont considérables et se manifestent simultanément par une crise financière, une crise des connaissances, une crise de la régulation et une crise d’éthique (Contandriopoulos, 1994 ; Contandriopoulos et al., 2000). III .1 Le statu quo n’est plus une option possible L’ampleur et la nature systémique de la crise du système de soins font en sorte que le statu quo ne constitue plus une option possible. Nos sociétés sont placées devant une alternative difficile : soit elles laissent le système de soins dériver et abandonnent peu à peu les valeurs sur lesquelles reposent les grandes institutions qui les caractérisent, soit elles entreprennent une réforme en profondeur de l’organisation de ce système pour lui redonner une cohérence suffisante et lui permettre de refléter à nouveau les valeurs de la société. Selon cette option, on verra très vraisemblablement s’amplifier les tendances qui déjà se manifestent. Pour compenser les coupures budgétaires imposées par l’État, les établissements et les professionnels, encouragés par les assureurs et une partie du monde des affaires, exigeront, avec l’accord tacite de la population (craintive de ne plus avoir accès à des services de qualité), des paiements complémentaires privés pour leurs services 37. Cette privatisation du financement, qui a déjà commencé [elle atteint aujourd’hui plus de 30 % des dépenses de santé, alors qu’elle était inférieure à 20 % au début des années 1980 Inertie et changement 17 (OCDE, 2000)], est difficile à arrêter parce qu’elle correspond aux intérêts immédiats de plusieurs groupes d’acteurs. Elle rassure les personnes qui travaillent dans le système de santé, dont les emplois et les revenus sont menacés par les coupures dans le financement public ; elle permet aux plus fortunés d’avoir un accès prioritaire aux services ; et, finalement, elle ouvre aux assureurs de nouveaux marchés très lucratifs. Quand les dépenses privées dépasseront un seuil (difficile à établir avec précision, mais qui ne devrait pas être loin de la situation actuelle au Canada), il ne sera plus possible pour l’État de maintenir l’interdiction faite aux assurances privées d’assurer les services médicalement requis 38. En vertu de la Constitution canadienne, le gouvernement fédéral ne peut faire respecter les cinq grands principes de la loi sur la santé des Canadiens que dans les domaines qu’il cofinance (Forum national sur la santé, 1997). Si les provinces laissent le financement privé s’introduire de façon significative dans le domaine des services médicaux et hospitaliers, le gouvernement fédéral deviendra incapable de faire respecter les principes auxquels tiennent les Canadiens. Dès qu’une brèche suffisante sera ouverte, les assureurs offriront–à ceux qui peuvent se les payer – des assurances complémentaires pour les services médicaux et hospitaliers. À compter de ce moment-là, le système de santé tel qu’il existe aujourd’hui, c’est-à-dire fondé sur l’équité d’accès aux soins et sur la solidarité, aura bel et bien disparu. Subsisteront alors deux catégories de citoyens:ceux qui auront des assurances complémentaires privées et les autres. Les valeurs collectives de la société canadienne rejoindront celles de nos voisins du Sud:l’idéologie libérale individualiste dominera. La deuxième option, « réformer le système de soins », est plus difficile à mettre en œuvre à court terme. Elle consiste à inventer et à implanter un nouveau système, respectueux de la volonté d'équité qui existe au pays, attentif au désir de chaque citoyen de pouvoir agir de façon autonome et, de plus, responsable, adaptatif et efficient (Forum national sur la santé, 1997). Il s'agit, si on prend cette voie, de transformer en profondeur le système de soins actuel en s'appuyant sur les grands principes qui ont, depuis plus de 30 ans, assuré sa renommée internationale et qui reflètent la façon dont la société canadienne, et celle du Québec en particulier, ont concrétisé leurs responsabilités par rapport à la protection « du vivant ». Il semble relativement facile, en s’inspirant des recommandations des rapports d'enquête préparés par les différentes provinces et le gouvernement fédéral (CESSSS, 2000; Forum national sur la santé, 1997; Fyke, 2001; Mazankowski, 2001), des travaux effectués pour la Commission Romanow, des expériences étrangères (Horizon 2020, 2002 ; Institute of Medicine, 2001), des évaluations des projets-pilotes menées dans les différentes provinces du Canada (Denis, 2001; Lewis, 2002 ; Joubert et al., 2001) de définir les grandes caractéristiques d’un scénario vraisemblable pour le système de santé de demain. Un large consensus existe sur le fait que ce système devrait: 1) être financé publiquement pour favoriser l’équité d’accès aux soins et l’intégration des différentes composantes du système, en particulier l’accès aux médicaments ; 2) favoriser la coopération entre les différents professionnels et les différentes organisations ; 3) être décentralisé pour tenir compte des réalités locales, offrir des soins intégrés de première ligne qui soient accessibles et de qualité 39, ainsi que pour assumer la responsabilité de l’accès aux autres niveaux de soins ; 4) bénéficier de systèmes d’information intégrés et globaux sur l’utilisation des services, les coûts des prises en charge et les résultats sanitaires obtenus ; 5) encourager les différents professionnels et les différentes organisations à être responsables envers leurs patients et à rendre collectivement des comptes sur les résultats obtenus ; 6) repenser la formation des professionnels et des gestionnaires de façon à permettre à tous de mieux appréhender la complexité du système de santé et de pratiquer avec plus de réflexivité; 7) revoir les finalités du système de soins de façon, d’une part, à le rendre directement responsable de ce sur quoi il peut agir (la prévention, le diagnostic, le traitement, le suivi des maladies 18 André-Pierre Contandriopoulos spécifiques) et, d’autre part, reconnaître formellement que c’est à la société toute entière que revient la responsabilité de la santé de la population. S’il existe un large consensus sur ce qui devrait être fait, la question de l’implantation des changements requis reste entière. Tous les analystes reconnaissent, en effet, que la mise en œuvre des changements requis par ces propositions implique des transformations considérables dans les pratiques actuelles des professionnels et des gestionnaires et qu’elles nécessitent des modifications majeures dans les rôles et responsabilités des organisations. Or, on sait que pour que les pratiques et les organisations puissent changer, il faut que, de façon simultanée, les incitations, les obligations, les informations, les normes collectives du champ dans lequel les agents pratiquent se transforment et que les mentalités des acteurs changent 40. Pour que les transformations nécessaires du système de santé puissent voir le jour, il faut que soit réuni, à un moment donné, dans une société, un ensemble très exigeant de conditions et que soient mises en place des stratégies délibérées qui reconnaissent la complexité des phénomènes sociaux en jeu. Il n’existe pas de modèles généraux et universels du changement qui puissent s’appliquer automatiquement à la réforme des grandes institutions de l’État et en particulier à celles, comme le système de soins, dans lesquelles se reflètent les grandes valeurs de la société. Chaque fois, il faut développer et mettre en œuvre des stratégies spécifiques qui sont tributaires de la culture, de l’histoire, des richesses et des relations que la société concernée entretient avec d’autres. III.2. Éléments pour une stratégie paradoxale du changement. Le processus de changement à mettre en œuvre pour réformer un système aussi complexe et aussi imbriqué dans la réalité symbolique et matérielle de la société que le système de soins ne peut être, lui-même, qu’un processus complexe (Glouberman, 2002; Denis, 2002; Champagne, 2002). Pour réussir à réformer un tel système, il devient impératif de mobiliser ce que l’on pourrait appeler une stratégie paradoxale du changement. Cette dernière consiste à reconnaître que le changement est un concept paradoxal et, pour réussir à vaincre l’inertie du système de soins et à sortir du statu quo, il faut imaginer et mettre en œuvre des stratégies en apparence contradictoires et pourtant indissociables. (I) Le concept de changement:entre rationalité et émergence. Il faut reconnaître que le changement est simultanément une démarche délibérée, rationnelle, planifiée, décidée et mise en œuvre par les responsables administratifs et politiques du système de soins, et un phénomène émergent, négocié, qui se construit et prend forme au cours de sa réalisation en fonction des initiatives des agents locaux. En tant que démarche rationnelle, il possède des caractéristiques générales et reproductibles et, en tant que phénomène émergent, il est contextuel, unique et contingent. Ces deux conceptions du changement sont irréductibles l’une à l’autre et pourtant, elles coexistent dans toutes les expériences concrètes de transformation des systèmes complexes. La possibilité pour les acteurs impliqués dans un tel processus de changement d’y tenir un rôle actif et efficace repose en grande partie sur la reconnaissance de l’existence de ce paradoxe et aussi sur leur capacité à développer des stratégies qui, tout en s’inscrivant de façon dominante dans l’une ou l’autre des deux conceptions, soient toujours imprégnées de l’existence et de la légitimité de la conception non retenue. (II) La finalité du changement : entre utopie et nécessité. On change simultanément parce que l’on n’a plus le choix et en même temps, pour aller vers quelque chose de mieux. Les réformes ne peuvent se réaliser que si les différents acteurs perçoivent que le statu quo n’est plus possible parce que l’environnement exerce de si fortes pressions que la survie du système s’en trouve menacée. Des pays industriels, comme le Canada, ont entrepris de changer le fonctionnement de leur système de santé parce qu’aux yeux des différents acteurs, la crise des finances publiques, le développement des technologies et des connaissances ainsi que les changements démographiques ne leur laissent plus le choix. Par ailleurs, pour changer, il faut qu’il existe un projet, une utopie vraisemblable. L’idée que l’on se fait de la situation souhaitée doit, à la fois, être suffisamment explicite pour que l’on puisse s’y raccrocher et prendre le risque de sortir du statu quo et, en même temps, le projet se doit d’être suffisamment ouvert pour pouvoir Inertie et changement 19 s’adapter, au cours de sa mise en œuvre, aux diverses contraintes et aux opportunités. (III) Les formes de changement : multiples, changeantes et adaptatives. Le processus de changement peut se caractériser par : sa cible (les mentalités, les pratiques, les structures), sa nature (radicale, révolutionnaire ou convergente, évolutive, incrémentielle), son étendue (localisée ou généralisée), sa dynamique que l’on peut décrire par sa vitesse (lente ou rapide), son rythme (uniforme, variable avec des accélérations et des ralentissements), sa durée (courte, longue) et la forme de sa trajectoire (complétée, bloquée, régressive). Pour rendre compte de la forme d’un processus de changement, il ne suffit pas de combiner ces caractéristiques, il importe aussi de reconnaître que plusieurs des modalités a priori incompatibles de chaque caractéristique sont simultanément présentes. Ainsi, le changement doit viser simultanément et de façon récursive les trois cibles. Les mentalités doivent évoluer pour que les pratiques changent, mais pour cela, il devient indispensable que les structures soient transformées, ce qui ne peut résulter que de pratiques nouvelles. Dans un processus de changement comme dans tout système social, les acteurs interagissent dans un jeu permanent de coopération et de concurrence pour accroître leur contrôle sur les ressources critiques du système et améliorer leur position relative. Le jeu des acteurs s’en trouve alors à la fois structuré (il dépend des caractéristiques du système) et structurant (il agit comme moteur de l’évolution du système dans lequel il prend place), (Bourdieu, 1994). Pour qu’un changement radical ait lieu, il faut que les acteurs interagissent différemment de façon à permettre « une recomposition d'une concertation collective capable de déboucher sur des pratiques novatrices. Sans changement des mentalités...il n'y aura pas de prise sur l'environnement. Mais, sans modification de l'environnement matériel et social, il n'y aura pas de changement des mentalités» (Guattari, 1992, p. 26). On conçoit, dès lors, que la distinction entre le changement radical et le changement incrémentiel de même que les oppositions qui sont souvent soulevées entre, d’une part, le changement local et le changement généralisé et, d’autre part, entre le changement rapide et le changement lent, ne permettent pas de rendre compte de la complexité des processus en cause. (IV) Pour changer:une stratégie paradoxale. Pour venir à bout de l’inertie du système de soins, pour sortir du statu quo, il faut établir une stratégie paradoxale du changement qui offre le même niveau de complexité que le système à réformer. Cette stratégie paraît essentielle afin de surmonter une contradiction fondamentale du changement. D’une part, tout le monde reconnaît que la transformation des systèmes sociaux complexes demande du temps, des informations, des compétences de haut niveau, un leadership fort et des ressources matérielles, financières et humaines importantes. Et, d’autre part, le processus de changement doit être implanté quand les ressources sont rares, quand il faut agir vite, quand les informations dont on aurait besoin pour prendre des décisions rationnelles ne sont pas disponibles et quand personne ne dispose de temps pour faire autre chose que ce que son travail immédiat exige. Pour sortir de cette impasse, il faut mettre en œuvre une stratégie paradoxale du changement dont les principales caractéristiques consistent à: • Agir simultanément sur le système à transformer et sur l’environnement de ce système, de façon à créer des conditions favorables à l’émergence et à la diffusion du changement. Concrètement, cela signifie qu’il faut favoriser l’apparition d’espaces discrétionnaires d’action dans le système de soins pour permettre aux acteurs d’élaborer et de tester, avec une autonomie suffisante, des pratiques nouvelles fondées sur la coopération et d’en débattre. Il importe de favoriser la formation de personnes qui pourront trouver dans le changement des opportunités de carrière et de développer les capacités cognitives des différents acteurs pour qu’ils aient une compréhension de la complexité du système de soins et des enjeux que cela entraîne. La mise en œuvre du changement dépend directement des pratiques d’apprentissage qui existent dans le système et de l’existence d’un véritable « entrepreneurship social ». • Favoriser la création et l’utilisation de systèmes d’information fidèles et complets pour évaluer la performance du système de soins et débattre des résultats. L’apprentissage qui en résulte favorisera d’autant plus le changement qu’il sera accompagné par une réflexion critique sur l’information. Il importe autant de bien comprendre ce que révèle 20 André-Pierre Contandriopoulos l’information que ce qu’elle recèle d’invisible. Les catégories et les variables utilisées par les systèmes d’information structurent la connaissance du système de soins existant mais limitent, ipso facto, la capacité des acteurs à penser différemment et à imaginer des façons innovatrices différentes de celles déjà employées dans le statu quo. • Pour qu’un processus de changement prenne corps et se développe, il faut qu’il soit porté par des promoteurs jouissant d’une forte légitimité dans l’ordre existant et que ces derniers soient prêts à assumer les risques inhérents à tout changement significatif (Crozier&Freidberg, 1977). L’efficacité de ce leadership initial repose, d’une part, sur sa capacité à trouver suffisamment d’appuis dans la population pour acquérir une véritable légitimité dans la société. Et, d’autre part, sur l’adoption, par les différents groupes d’acteurs du système de soins, des idées dont il fait la promotion, de façon à ce qu'un véritable «leadership collectif» se constitue et permette au projet de transformation de s'institutionnaliser (Denis, 2002). • Mobiliser en permanence dans les stratégies quatre leviers interdépendants – les incitations, l’influence, l’autorité, la force symbolique des normes sociales – pour modifier les pratiques et les conduites des acteurs. Le choix de l’un ou de l’autre de ces leviers demeure en partie opportuniste, il dépend des résistances et des occasions qui s’offrent pour favoriser des changements qui s’inscrivent globalement dans la direction souhaitée. • La transformation du système de soins que nous avons décrite plus haut ne peut plus être décrétée, elle ne peut seulement que résulter des changements incrémentiels qui s’effectuent au gré des opportunités et des intérêts des acteurs en place. Elle implique forcement des changements radicaux dans les pratiques et les organisations. Ces changements radicaux ne pourront apparaître qu’à la suite d’une démarche stratégique qui mobilisera, en fonction des possibilités et souvent de façon simultanée, des stratégies d’encerclement (enclaving), de déstabilisation violente (uprooting ou disruptive), d’éclosion simultanée de pratiques nouvelles (cloning), de coopération, d’incitation, ou encore d’autorité (Mintzberg, 1999 ; Benson, 1975). Dans cette perspective, le clivage entre le changement radical et le changement continu ou incrémentiel ne tient plus. Ce dernier devient une stratégie qui permet de créer des conditions d’irréversibilité propices à la généralisation des transformations radicales recherchées. La mise en œuvre et le déploiement d’une stratégie paradoxale du changement semblent non seulement difficiles mais tout aussi risqués. Pour que cette dernière ne constitue pas seulement un ensemble incohérent d’initiatives disparates mais forme un tout dont la cohérence se révèle à mesure qu’elle se réalise, des débats et des controverses sur les valeurs sous-jacentes au projet de réforme et sur les relations entre chacune des stratégies de changement et les finalités du projet (l’imaginaire collectif que représente l’utopie) doivent l’accompagner, de façon continue. À cette seule condition, elle favorisera la transformation du système de soins, de façon à ce qu’il s’harmonise aux valeurs fondamentales de la société québécoise. L’énergie nécessaire pour sortir du statu quo ne pourra être trouvée que si la réforme a du sens pour les acteurs concernés, qu’elle repose sur des valeurs fortes et qu’elle devienne une occasion importante et durable d’engagement pour tous les acteurs. Conçu ainsi, le changement se fonde non seulement sur des valeurs, mais il devient aussi normatif, autrement dit, créateur de normes collectives. Concrètement, dans le domaine de la santé, cela signifie qu’il faut que s’instaure un processus itératif qui, pour se déployer, a besoin d’agir de façon récursive sur les schémas cognitifs des acteurs, leurs pratiques et les structures organisationnelles du système. Il faut que les demandes qui résultent des innovations cliniques (niveau micro) trouvent un écho dans l’organisation de l’offre des soins (niveau méso) et qu’elles s’inscrivent dans les grandes valeurs de la société (niveau macro). Le déploiement d’une stratégie paradoxale du changement s’appuie sur l’idée que, si les acteurs trouvent du sens (dans leur contexte particulier) à coopérer et à pratiquer différemment, il est possible, en créant des conditions organisationnelles et structurelles appropriées, de les encourager à inscrire et insérer leur projet dans un projet collectif de transformation. Ces conditions doivent être souples, spécifiques à chaque situation et, en même temps, rester cohérentes avec les grands principes qui confèrent du sens aux actions collectives dans la société. Elles devraient favoriser Inertie et changement 21 la création d’incitations économiques cohérentes avec le projet de changement, mettre à sa disposition une capacité de gouverne propre qui le «protège» des tendances uniformatrices des instances en place et, finalement, fournir aux acteurs locaux les informations nécessaires au suivi de leurs activités et au débat des résultats obtenus. Le changement devient ainsi un processus d’apprentissage continu qui mobilise simultanément la responsabilité des professionnels et celle des gestionnaires, tout en développant leur réflexivité. Cependant, pour qu’il soit possible de laisser des marges suffisantes d’autonomie aux professionnels et aux gestionnaires, il reste essentiel que les grands principes et valeurs sur lesquels repose le système de soins aient fait l’objet de débats et de décisions démocratiques. Pour que les projets locaux puissent prospérer et être à la base d’une transformation en profondeur de l’ensemble du système, il faut que le pouvoir soit redistribué de façon significative, entre les différents niveaux de responsabilité. Au niveau macroscopique, la responsabilité de préciser démocratiquement les grands principes du système devrait être renforcée ; au niveau microscopique, une véritable gouverne de la clinique, reconnue comme légitime par les autres instances, devrait être instaurée ; et, au niveau mesoscopique, les efforts devraient porter sur la recherche de l’efficience. ❑ 22 André-Pierre Contandriopoulos Notes 1 – Plus de 50 % de la population canadienne estime que les soins de santé devraient constituer une priorité pour les dirigeants du pays et pourtant, partout au pays, la population est inquiète (ICIS, 2002). 5 – La Saskatchewan instaure le premier régime public d'assurance-maladie, en 1947, et d'assurance médicale, en 1961, après une dure grève générale des médecins de la province. 2 – C'est à partir du milieu du XVIIIe siècle qu'apparaissent le concept de population et les premières statistiques démographiques. La population, ce n'est ni l’individu ni la société:«C’est un nouveau corps qui n’est plus le corps individuel mais un corps multiple » (Foucault 1997 : 218). La santé de la population devient le centre d’intérêt de l'État, qui se préoccupe dorénavant du contrôle des naissances, des politiques natalistes, des problèmes de morbidité, du vieillissement. L’État s’intéresse à tous les phénomènes qui obligent les individus à sortir du champ du travail : la vieillesse, les infirmités, les accidents et les anomalies diverses. 6 –Pour ne pas contrevenir à la Constitution en intervenant dans un domaine de compétence provinciale, le gouvernement fédéral propose d’assumer la moitié des coûts d’un système public d’assurance-maladie à condition que les provinces acceptent de respecter les cinq grands principes (gestion publique, accessibilité, universalité, intégralité, transférabilité) repris, par la suite, dans la «Loi canadienne sur la santé» préparée par Monique Bégin en 1984. Cette dernière retrace, de façon très vivante le combat qu’elle a mené, quand elle était ministre de la Santé à Ottawa, pour introduire cette loi et garantir l’accès universel aux soins dans son livre:«L’assurance santé », Monique Bégin (1987). 3 – La médecine scientifique, fondée sur l'observation clinique, voit le jour à la fin du XVIIIe siècle. Ses découvertes déboucheront, au XIXe siècle, sur la révolution pasteurienne et permettront l'avènement de la médecine moderne que nous connaissons, depuis le milieu du XXe siècle (Foucault, 1963). 4 – En 1948, l'Angleterre instaure le NHS à la suite du plan Beveridge (1942) pour « conjurer le spectre du chômage et de la misère, en assurant aux citoyens "la sécurité du berceau jusqu'au cercueil" (Beveridge, 1942) » (Lambert, 2000). En 1945, la France met en place la Sécurité sociale qui couvre, entre autres, les services de santé. L’Allemagne de l’Ouest reprend, en l'élargissant, le programme créé par Bismarck en 1883, et l'Autriche fait de même, en 1947. Le Japon étend la couverture de l’assurance-maladie à toute la population; en 1941, les pays scandinaves (Suède, Norvège, Danemark) ainsi que les Pays-Bas mettent, eux aussi, en place des régimes d’assurance-maladie. Au début des années 60, les États-Unis créent les programmes Medicaid et Medicare qui viennent s'ajouter à des programmes qui couvraient des populations spécifiques depuis longtemps déjà (le premier régime de Managed Care, Plan Kaiser, en Californie, a été créé en 1945). Finalement, dans les pays socialistes, l’assurance-maladie fait naturellement partie des fonctions de l’État. 7 – Le programme du parti libéral du Québec pour les élections de 2003 est révélateur. Il propose simultanément d’abolir les Régies régionales et d’accroître la décentralisation au niveau local. 8 – Au Québec, en septembre 2000, 78,5% de la population pensait que la qualité des services allait se détériorer dans le futur (CESSS, 2000). Entre 1998-99 et 2000-01, le pourcentage de la population canadienne de 12 ans et plus qui croyait ne pas pouvoir obtenir une service de santé au moment nécessaire est passé de 6% à 12% (Sanmartin et al., 2002). 9 – Ensemble des façons dont se combinent la distribution de l’autorité, les incitations financières et symboliques, l’information et les valeurs. 10 – Le Committee on quality of health care in America porte un jugement très sévère sur le système de santé américain : « Between the health care we have and the care we could have lies not just a gap, but a chasm » (Institute of Medicine, 2001). Inertie et changement 23 11 – Le système des honoraires modulés est constitué d'un mode de rémunération et d'une réorganisation du système de soins. «Le mode de rémunération est unique (il s'applique à tous les professionnels) et il est complet (il rémunère tout l'éventail de leurs activités). Les professionnels reçoivent des honoraires en fonction de la durée, exprimée en heures, de leurs diverses activités. [...] Ce système est très différent du paiement à l'acte : il n'y a plus de liens directs entre la quantité des actes posés et le revenu, et de plus la pratique, au lieu d'être individualiste, est intégrée dans une responsabilité du groupe de pairs pour une catégorie de soins à fournir à une population.» (CRPSQ 1980 : xxxi). 12 –Concept en partie emprunté à Parson 1977; Freidberg 1993; Rocher 1972; Bourdieu, Wacquant 1992; Giddens 1987 ; que nous avons utilisé pour caractériser d’une façon générale toute intervention (Contandriopoulos et al. 2000). 13 –La finalité première du système de soins est de réduire la durée et l’intensité des maladies en permettant à toute personne souffrante d’avoir accès librement et de façon équitable à des soins de qualité. On reconnaît de plus que le système doit contribuer à former des professionnels, à faire progresser les connaissances et à créer un sentiment collectif de sécurité par rapport à la maladie. 14–Le “champ” dans lequel les acteurs interagissent est structuré par les modalités organisationnelles en place et par les pratiques des acteurs. Le champ est « à la fois un champ de force, dont la nécessité s’impose aux agents qui s’y trouvent engagés, et un champ de luttes à l’intérieur duquel les agents s’affrontent, avec des moyens et des fins différenciés selon leur position dans la structure du champ de force, contribuant ainsi à en conserver ou à en transformer la structure. » (Bourdieu, 1994, p. 55). 15–Parler d’un système collectif de représentations et de valeurs ne signifie pas qu’il existe un système unique de croyances et de valeurs partagées par tous. Mais seulement que les tensions, les négociations qui existent forcément dans une société entre les différentes valeurs, les différentes croyances et les différentes représentations connaissent une certaine stabilité. 16 –« Il existe tout un ensemble de récits et d'histoires collectives [...] qui exercent une influence formatrice sur nos modes d'action et de comportement dans la société. C'est ce que Ricoeur appelle l'« imaginaire social », constitutif de la réalité sociale elle-même. Ricoeur analyse l'imaginaire social à partir de deux idées limites:l'idéologie et l'utopie [...]. Ces ensembles d'images collectives influencent le mode de pensée et d'action d'une société : l'idéologie tend vers l'« intégration » (car elle préserve un sens d'identité partagée), alors que l' « utopie » agit dans le sens inverse, vers la rupture (car elle introduit une idée de nouveauté, de différence, de discontinuité) » Kearney (1991 : 157, traduction de l’auteur). 17 – L’efficience de l’ensemble du système résulte naturellement de l’atteinte de l’efficience par chacune de ses unités. 18–Le débat sur les «tickets modérateurs» dans le système de soins en est un bon exemple. Si cette mesure fait l'objet de débats passionnés, c'est bien parce qu’elle remet en question le partage des positions idéologiques dans la société, et non en raison d'une quelconque ambiguïté des connaissances de ses effets sur l’équité d’accès aux soins. Toutes les études disponibles montrent que la privatisation du financement réduit la qualité et l’équité d’accès aux soins. (Journal of Health Politics, Policy and Law, 1997; Contandriopoulos, Denis, Dubois, 2000; Villedieu, 2002; Sullivan, Baranek, 2002 ; Drache, Sullivan, 1999 ; CQSBE, 2003 ; Institute of Medicine, 2001). 19 –Conscient de cela, le président du Collège des médecins, le Dr Yves Lamontagne, a récemment insisté sur la nécessité de revoir les représentations que la profession médicale a des autres professionnels. Il a déclaré qu’il était temps que les médecins reconnaissent l’expertise des autres professionnels « les patients méritent que nous travaillions tous ensemble à leur bien-être plutôt que de les traiter en pièces détachées » (Le Devoir, 24/04/02, p.A4). Philippe Couillard, actuel ministre de la Santé du Québec, reprend la même idée «la coordination, dans un secteur comme le nôtre qui échappe aux lois du marché, reposera toujours sur la coopération et la confiance qui s’établissent et se renforcent entre les partenaires. Les barrières entre les intervenants, qui empêchent souvent un accès libre et facile, un passage rapide, simple et sans difficulté d’un type de service à l’autre, résultent souvent de l’ignorance des réalités de l’autre et ce n’est que par la collaboration et la connaissance mutuelle qu’elles disparaîtront.» (Couillard, 2003). 24 André-Pierre Contandriopoulos 20 –Pour Bourdieu (1977, 1982), l'enjeu de la lutte des classements se situe dans «le monopole de la représentation légitime du monde social » (Bourdieu, 1982 : 9). « Ce qui fait le pouvoir des mots et des mots d'ordre, pouvoir de maintenir l'ordre ou de le subvertir, c'est la croyance dans la légitimité des mots et de celui qui les prononce, croyance qu'il n'appartient pas aux mots de produire... le pouvoir symbolique comme pouvoir de constituer le donné par l'énonciation, de faire voir et de faire croire, de confirmer ou de transformer la vie du monde et, par là, l'action sur le monde, donc le monde, ...ne s'exerce que s'il est reconnu, c'est-à-dire méconnu comme arbitraire.» (Bourdieu, 1977:410). 21– «Clinical governance is set out to ensure:(1) that systems to monitor the quality of clinical practice are in place and are functioning properly; (2) that clinical practice is reviewed and improved as a result ; (3) that clinical practitioners meet standards, such as those issued by national professional regulatory bodies » (BAMM, 1998). 22 – Il faut pouvoir compter, de façon durable, sur l'enrichissement mutuel d'une« gouvernance » stable et prévisible et d'une«prospective» ouverte et dynamique qui soit «dans l'action, créatrice de nouveau et d'inédit» (Hatchuel, 2000). 23 –On attribue souvent les problèmes du système de santé américain à l’intrusion des logiques marchande et technocratique dans le domaine de la clinique et de la régulation macroscopique. «Il est clair que considérer la médecine comme une marchandise soumise à la logique de l’entreprise remodèle la façon dont les soins médicaux sont financés et dispensés aux États-Unis, depuis le mode de commercialisation des services et la prolifération des organismes médicaux privés, jusqu'à la microgestion des décisions cliniques, des traitements et du même coup de la relation entre le médecin et son malade. De plus en plus, l’objectif est de vendre un «produit» plutôt que de dispenser des soins et ce, à des «clients» plutôt qu’à des patients» (Farmer et RylkoBauer, 2001 : 14). 24–La structure mentale et cognitive est, selon Bourdieu (1992), constituée par les catégories de perception qu'un acteur utilise de façon généralement inconsciente dans une société donnée, à un moment donné, pour interagir avec les autres. Plus la structure mentale et cognitive d’un agent est conforme aux valeurs, à la culture, au système dominant de croyances d'une société, plus cet acteur sera enclin à trouver « normal », « naturel » l'ordre établi et les relations de pouvoir qui prévalent. Ainsi « L'interaction entre un médecin, un interne, une infirmière est sous tendue par des rapports de pouvoir qui ne sont pas toujours immédiatement apparents dans l'interaction telle qu'on peut l'observer » (Bourdieu, Wacquant 1992, p.53). Ces rapports de pouvoir inconscient façonnent les relations qui existent entre ces acteurs et contribuent à maintenir le statu quo. 25 –L’ensemble de ces quatre éléments forgent ce que Bourdieu appelle «l’habitus». «L’habitus est un mécanisme structurant qui opère de l’intérieur des agents, bien qu’il ne soit pas à proprement parler ni strictement individuel, ni à soi seul complètement déterminant des conduites. L’habitus est [...] le principe générateur des stratégies qui permet aux agents d’affronter des situations très diverses. Produit de l’intériorisation des structures externes, l’habitus réagit aux sollicitations du champ d’une manière grossièrement cohérente et systématique. [...] L’habitus est opérateur de rationalité, mais d’une rationalité pratique, [...] il est créateur, inventif, mais dans les limites de ses structures. » (Bourdieu, Wacquant 1992 : 25-26) 26–« L'exposition répétée à des conditions sociales définies imprime au sein des individus un ensemble de dispositions durables et transposables qui sont l'intériorisation de la nécessité de leur environnement social, inscrivant à l'intérieur de l'organisme l'inertie structurée et les contraintes de la réalité externe .» (Bourdieu, Wacquant, 1992 : 21). 27 –C'est probablement pourquoi il est si difficile de freiner la croissance des dépenses de santé, autrement dit de stabiliser la taille du champ de la santé par rapport aux autres grands secteurs de la société. On observe que la part des dépenses de santé dans le PIB a plus que doublé, en moyenne, dans les pays de l’OCDE, de 1960 à 2000 (OCDE, 2001). Le fait que les dépenses de santé augmentent plus vite que le PIB indique que les acteurs de ce champ sont en mesure d'améliorer, d'année en année, leur position relative dans la société. 28 –Les médecins jouissent d’un si grand prestige dans les sociétés démocratiques qu’il est politiquement difficile de s’opposer à eux. Au Québec, quand Monsieur Castonguay a voulu mettre en application, au début des années 70, les recommandations de la commission qu’il avait présidée, il a rapidement renoncé à modifier les modalités de rémunération des médecins et leurs conditions de pratique et il n’a pas, non plus, mis en œuvre la restructuration des hôpitaux qu’il avait proposée. Vingt ans plus tard, Jean Rochon s’est heurté aux mêmes difficultés quand il a voulu instaurer le virage ambulatoire. En fait, la principale réforme implantée, celle du financement du système, n’a été possible, paradoxalement, que parce que les conditions de pratique Inertie et changement 25 des professionnels et le rôle et la place des hôpitaux n’ont pas été transformés. 29 – Le système de soins est un exemple parfait de cette situation : « L’institutionnalisation de cette forme moderne de l’État que l’on appelle État-providence s’est faite à travers le développement d’une pensée positive qui objectivait la société comme un être vivant [...]. L’homme moderne tire sa vie de la société à laquelle au sens propre il appartient. [...] L’idéologie officielle [...] du XXe siècle, la doctrine de la solidarité est une idéologie biologique. C’est la tâche de la société que de s’instituer comme remède au mal qui menace naturellement la vie. Les modèles, comme les objectifs, des politiques solidaristes sont de type médical» (Ewald, 1985:42). Dans ces conditions, comme nous l’avons montré, la légitimité des régimes d’assurance-maladie est excessivement forte. Au Québec, par exemple, 87% de la population estime actuellement que «le système de soins doit demeurer public, gratuit et universel» (CESSSS, 2000:319). Cette opinion est partagée par la population de la plupart des pays développés (Marmor et al., 2002 ; Gevers et al., 2000) 30 –Le même scénario a été suivi dans les autres provinces du Canada et dans la plupart des pays développés. Les pays où une véritable transformation du système de soins a eu lieu sont soit les pays communistes, soit des pays qui, comme Cuba, ont dû partir de zéro après leur indépendance à la suite d’un exode massif de leurs médecins. 31 –Le progrès technologique a permis de réduire de façon considérable les coûts du traitement de très nombreux problèmes de santé. Pensons, à titre d’exemple, aux cataractes qui sont pratiquées sans hospitalisation, au remplacement de la hanche, aux traitements d’hémodynamique à la place de pontages. Aux États-Unis, les indices de prix de plusieurs de ces interventions révèlent l’ampleur de ces diminutions (Cutler, McClellan, Newhouse, Remler, 1998; Shapiro, Shapiro, Wilcox, 1998). 32 –Les sociétés démocratiques modernes ont permis à la vie de s’exprimer comme jamais auparavant. Ainsi, dans 25 ans, un Québécois sur quatre aura 65 ans et plus et, parmi ceux-ci, le pourcentage des «vieux-vieux» (les personnes de 85 ans et plus) augmentera très rapidement. 33–Les manifestations des membres de l'Âge d'Or disant se sentir «coupables de vieillir», ou encore le qualificatif de «bed-blockers» donné aux personnes âgées qui occupent des lits dans les hôpitaux, illustrent cette tendance à culpabiliser les personnes âgées. 34 – Au Canada, le redressement des finances publiques s’est fait brutalement en moins de 5 ans. La part des dépenses totales de santé dans le PIB est passée de 10,2% en 1992 à 9,2 % en 1997 (OCDE, 2000). Durant cette période, la part des dépenses privées dans les dépenses totales a progressé rapidement, elle est passée d’un peu moins de 26 % à plus de 30 %. Si la rapidité de cette décroissance est remarquable, aucun autre pays de l’OCDE n’est arrivé à en faire autant, les conséquences quant à l’accès aux soins et à la satisfaction de la population sont aussi remarquables et uniques ! De 1986 à 1995, le nombre d’hôpitaux a diminué de 14% et le nombre de lits de 11 %. Ces coupures se sont traduites par une inquiétude de plus en plus grande de la population envers l’avenir du système de soins. 35 –« Notre organisation de service en termes de la modalité d’organisation du travail, d’allocation budgétaire et d’administration, reflète la réalité des années 70. Encore aujourd’hui, on valorise trop la pratique professionnelle individuelle, l’autonomie juridique et budgétaire de chaque établissement, le fonctionnement en « silos » qui fait que chaque service, chaque établissement peut fonctionner indépendamment des autres. Chacun est incité à protéger son champ de pratique, sa juridiction, son budget. » (CESSSS, 2000 : 25) 36 –«The NAFTA affects health care in two ways. First, it acts as a general limitation on the ways that governments can deal with public policy. Second, the agreement acts to lock in market liberalisation in the health sector. In both of these ways, the NAFTA takes a unique, even business like means to accomplish its goals. For remarkably, under this agreement, a government that expands its provision of health services into areas where private enterprises operate will find itself liable to pay compensation to some of those same enterprises for the privilege of entering the field. It its very heart the NAFTA protects the logic of the free market : an idea which inevitably conflicts with the nature of Canada's healthcare sector » (Appleton, 1999 : 87). 37–Ce que l’on appelle abusivement des frais modérateurs, alors qu’il s’agit, en fait, de véritables droits de péage à l’accès aux services de santé. 38 –Le procès intenté par le Dr. Chaoulli, au Québec, en 1999, pour faire annuler les clauses des lois qui interdisent à l'assurance privée de couvrir les services couverts par l'assurance publique montre bien la fragilité de notre système. L'argument central du plaidoyer du Dr. Chaoulli qui, finalement, n’a pas été retenu par le tribunal était que la limitation des libertés individuelles imposée par la loi ne se justifie plus dans 26 André-Pierre Contandriopoulos un système où il existe déjà une forte proportion de services dont l'accès dépend de la capacité de payer des utilisateurs : le système est déjà à deux vitesses, aucune raison ne justifie que l’État interdise ce qui existe déjà en pratique. 39 – Les unités géographiques auxquelles serait confiée la responsabilité d’organiser ces réseaux locaux devraient être suffisamment petites pour que les citoyens perçoivent directement les conséquences des décisions prises et que l'ensemble des professionnels puisse se sentir conjointement responsable des services dispensés. 40 –Voir, entre autres : Friedberg, 1993 ; Courpasson, 1998 ; Hualde, 2001 ; Mintzberg et Wesley, 1992 ; Berry, 1983 ; Denis et al., 2001 ; Greenwood et al., 1996 ; Hatchuel, 2000 ; Lascoumes, 1996 ; Denis et al., 2001 ; Denis, 2002 ; Champagne, 2002 ; Glouberman, 2002. 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This is essential if they are to remain true to the values of the citizens they represent, thus preserving the very foundation of their legitimacy. The health care system is not like any other institution, nor is it an industry that governments can afford to ignore. Consequently, the matter of its reform is a collective responsibility. The first part of the article analyzes this question. Furthermore, it can be noted that every attempt to reform health care over the past three decades has come up against powerful resistance. In the second section, the origin and nature of that inertia are explored. In the third section, the alternatives and their consequences are explored. Either the government chooses the status quo and allows the health care system to drift on the same trajectory, taking the risk of losing its legitimacy, or a difficult process of reform is implemented to realign the health care system with the populations’ expectations. The article concludes by showing that the reform of a system as complex as the health care system, needs to be based on the implementation of a « paradoxal strategy of change ». Clearly, this means that an iterative process must take place in which changes occur recursively in the mind and practices of actors and in the organizational modalities of the system. Demands coming from clinical innovations should find an answer at the organizational level as long as they are aligned with society’s values. Biographie André-Pierre Contandriopoulos, détenteur d’un doctorat en économie de l’Université de Montréal, est professeur titulaire au Département d'administration de la santé de l'Université de Montréal (DASUM) et chercheur au Groupe de Recherche Interdisciplinaire en Santé (GRIS). Il est également chercheur associé au Centre de recherche en gestion de l'École Polytechnique, Paris, et membre de la Société Royale du Canada. En novembre 2001, le Prix pour l’avancement de la recherche sur les services de santé lui fut décerné par la Fondation canadienne de la recherche sur les services de santé (FCRSS). Inertie et changement... mais en contexte de rationnement Yvon Brunelle Ministère de la Santé et des Services sociaux, Québec Commentaire 1. Introduction L e texte de Contandriopoulos soulève plusieurs questions et enjeux qui peuvent conduire à des échanges fructueux. Il en est ainsi de la réutilisation de son triangle (liberté, efficience et équité) ; il a trouvé trop peu d’échos au Québec. Les sections sur la gouverne et la régulation, l’inertie et, surtout en finale, celle, fascinante, sur la stratégie paradoxale du changement, méritent qu’on s’y arrête. Mais, pour le présent exercice, c’est impossible. Nous cherchons un débat aussi, allons-y ! J’aborderai sur six points : 1) certaines dimensions historiques sont partiellement traitées : or, on apprend toujours de l’histoire, 2) la réalité du rationnement est escamotée, ce qui dilue l’intérêt du « triangle » ou les difficultés de la stratégie du paradoxe, 3) les implications du caractère particulier de la couverture publique d’assurance dans les provinces canadiennes sont sous-estimées, notamment celles sur la première ligne, 4) pratiquement, seuls les ÉtatsUnis sont utilisés comme base de comparaison, parfois sous un angle «d’épouvantail à moineaux», 5) le traitement en « bloc » de la population tend à dénier divers rôles « d’acteurs » à des segments particuliers. Finalement, comment concilier l’argumentation sur l’apparence de statu quo, après tant de virages et de réformes en 15 ans ? Ce n’étaient pas les bons ? Mon sixième point devient : un acteur vital dans la stratégie paradoxale est-il lourdement hypothéqué ? C’est la question la plus troublante que soulève ce texte. 2. Aspects historiques Contandriopoulos recourt rapidement à diverses idées conventionnelles. Par exemple, celle de la pandémie. On mourrait, souvent très vite laisse entendre que les états de santé grevés sont une forme de nouveauté. En fait, la paléopathologie laisse voir que ce n’est probablement pas le cas. Les études longitudinales annoncent un meilleur état de santé à âge constant. Et, aujourd’hui, les études sur le fardeau de la maladie montrent à quel point des pays encore aux prises avec les maladies infectieuses, voient leur capital santé attaqué. Mais on pourrait effectivement dire que, sous l’avancée des connaissances et de la technologie, ce cher docteur Knock (Jules Romain) a finalement eu raison : Tout être bien portant est un malade qui s’ignore ! La demande tend donc à exploser. Les envolées sur le capitalisme ayant besoin d’une main-d’œuvre utilisable et docile me rappellent certes de beaux souvenirs, mais ce besoin fut aussi le cas des sociétés reposant sur l’esclavage, le servage ou la paysannerie (Spartacus, Pougatchev, Jacquerie, etc.). Sorciers ou chamans y jouissaient de statuts supérieurs. L’expansion de l’assurance santé fut plus progressive que ne le laisse entendre l’auteur, bien que l’accélération exponentielle, après 1945, soit indéniable. On signale l’existence d’assurances sommaires avant J.-C. et des mutuelles, à tout le moins dès le XIIe siècle en Europe. La lente multiplication de ces mutuelles explique l’avenue utilisée par Bismarck et les systèmes s’y Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 32-36. Commentaire 33 apparentant. On doit aussi signaler qu’en 1655, Étienne Bouchard, le premier médecin établi en Nouvelle-France, passe un contrat avec 26 chefs de famille sur une base de capitation (ex. lien spécifique, responsabilité de clientèle, etc. dont un per capita sous forme de prime communautaire). À une autre échelle bien entendu, les mêmes caractéristiques de base se retrouvent dans tout modèle valable de capitation, dont les vieuxHMO positivement cités par Contandriopoulos, à mon grand plaisir. Finalement, du code d’Hammourabi (1700 av. J.-C.) jusqu’à aujourd’hui, en passant encore par les débuts de la Nouvelle-France, on retrouve une intervention « santé » de plus en plus grande par les autorités en place. Ainsi, l’intervention des municipalités en pays scandinaves remonte à plusieurs siècles et explique en partie leur structuration actuelle. D’ailleurs, devant l’importance que Contandriopoulos attache à juste titre à la première ligne, les comparaisons avec ces pays aurait pu constituer une riche source d’enseignements sur les variables critiques permettant une responsabilité continue et une hiérarchisation dans l’accès. Celles que l’on retrouve mentionnées dans l’étude de Lamarche et al., entre autres, restent absentes dans notre propre couverture d’assurance. Le « meilleur système de soins au monde» demeure résolument centré sur deux modèles perdants de première ligne. D’ailleurs, ce me semble un appauvrissement de mettre dans le même sac l’Angleterre, avec ses « Primary Care Trusts», et le Canada, à ce chapitre, ou même parfois les États-Unis (Feachem et al.). 3. Une réalité escamotée Tout système de soins rationne. En continuité avec l’OMS, la Commission Clair l’a ouvertement reconnu. C’est le seul document politique provincial ou fédéral à l’avoir fait. En résumé, on est coincé entre une demande illimitée, une offre nécessairement limitée et un sentiment égalitariste particulièrement fort en santé. Ce dernier est plus marqué au Canada en comparaison des États-Unis, ainsi que le souligne Contandriopoulos. Mais jamais le terme de rationnement n’apparaît dans le texte «Inertie et changement». Pourtant, les tensions décrites entre les trois pôles du fameux triangle prennent ainsi tout leur sens. Les limites à la solidarité deviennent plus perceptibles, le Forum Santé l’avait signalé. Une collègue (Sylvie Rheault) utilisait d’ailleurs la jolie expression de «solidarité, mais actuarielle» pour décrire cette réalité. À partir de certains taux, des groupes se désolidarisent de plus en plus. Cette réalité ne disparaîtra pas, quels que soient les agencements retenus, y compris des adaptations adéquates de vieux-HMO à la grandeur de la province. C’est une formule de type «cols bleus» (Feachem et al.). Elle sacrifie au pôle liberté pour gagner en équité et efficience. Or, les enseignements des années 1990 aux ÉtatsUnis montrent que tous les groupes sociaux composant la population ne sont pas prêts à faire ce compromis. Surtout, s’il ne sont pas conscients de la réalité du rationnement, maquillée sous diverses appellations adoucissantes contrôlées (ex. priorités, choix de consommateurs). La négation de cette réalité du rationnement ajoute l’incompréhension aux tensions inévitables signalées par Contandriopoulos, entre gestion administrative et gestion clinique. 4. Une assurance particulière Comme plusieurs auteurs, Contandriopoulos passe rapidement sur les cinq principes de la Loi canadienne. Ce sont des «automatismes». Pourtant, ils contribuent à créer un système particulier, départageant les diverses provinces canadiennes des autres systèmes. Notre rationnement est spécifique, ce qui ne signifie pas qu’il nous donne (allez, en chœur !) « le meilleur système de soins au monde n’ayant besoin que de changements à la marge». C’est probablement la plus dangereuse illusion que l’on ait pu entretenir. Elle a protégé le statu quo que dénonce Contandriopoulos. Du fait des cinq principes, tels que compris et appliqués, nous avons le seul système comportant simultanément:1) une mobilité «instantanée » pour les usagers, capables de recourir en principe à tout médecin et tout CH ; 2) une grande liberté et mobilité des médecins, capables de facturer ipso facto, en plusieurs endroits et principalement sur 34 Yvon Brunelle une base de rémunération à l’acte; 3) une absence de participation aux coûts par les usagers pour les deux piliers que sont le CH et le médecin. Il en résulte une responsabilité clinique sporadique, liée à un épisode de soins. Mais, puisque tout système de soins rationne, pour les usagers, un tel agencement se paie par un étranglement sévère de l’offre (ex. nombre de médecins), de la gamme de dispensateurs assurés (ex. psychologues), de l’accès effectif (ex. attentes) et de la couverture d’assurance (exclusion de plusieurs soins primaires, couverture imprévisible ou très partielle des soins de longue durée ou en santé mentale). Dans les années 1960-70, quelle que soit la province, les Canadiens n’ont pas eu soudain... accès gratuitement aux services de santé... . Ils ont eu accès à certains services et à certains dispensateurs, les plus chers il est vrai, et gratuitement. Mais on y a polarisé la demande, donc les ressources, et réduit les possibilités de substitutions. Feachem et al. laissent voir l’intérêt d’ouvertures sur ces points. Les paramètres canadiens ont contribué à ce que la réforme de la première ligne ne puisse avoir lieu. La demande ne peut être que difficilement orientée ou canalisée, comme au Danemark par exemple, avec des inscriptions contraignantes et des tickets « orienteurs », elle doit alors davantage être hachée, bloquée ou niée. C’est ici qu’une comparaison avec les logiques de rationnement des systèmes publics européens aurait aidé à ancrer davantage le texte. 5. Au-delà de l’épouvantail à moineaux De façon cyclique, la hantise de l’importation du non-modèle américain revient dans toute sa force. Avec raison, Contandriopoulos avance que la situation actuelle fera renaître cette tentation, si elle se remet à dégénérer. Des groupes chercheront la porte de sortie, l’avenue américaine est la plus proche. Heureusement, le moral semble remonter dans les derniers sondages. De plus, la situation américaine se re-détériore (+6% de non assurés, en lien avec une hausse annuelle de 10 à 20 % des primes d’assurance depuis deux ans). En conséquence, le sempiternel débat sur l’assurance universelle est relancé. Les États-Unis fascinent. On sous-estime facilement l’importance de l’intervention publique (1 000 mandates en vigueur) et 45 % des dépenses directes, sans compter les dépenses fiscales. Ils recèlent le meilleur et le pire. Aucun pays n’évalue autant, surtout de façon aussi directe et transparente. Ceci nous permet d’ailleurs de jouer si facilement au « tir aux pigeons » à leurs dépens, mais aussi de lancer des avertissements sur divers pièges (assurance privée et effets d’entraînement du secteur à but lucratif). Parmi les enseignements américains à retenir, il y a ceux relatifs aux comportements des usagers/clients/consommateurs/patients. Nous risquons fort de retrouver les mêmes ici. Du moins, s’ils peuvent s’exprimer. Contandriopoulos oublie que certaines facettes de la satisfaction des usagers sont inférieures en vieux-HMO, même les meilleurs. C’est qu’ils limitent la liberté de mouvement des consommateurs. Mais, il est vrai que leur couverture est plus large, leur efficience remarquable et leur équité plus grande. Il y a des « trade-off » entre équité, liberté et efficience. Dans le contexte actuel, on ne le soulignera jamais assez. D’autre part, l’assurance privée existe ailleurs qu’aux États-Unis, même si ce pays peut en illustrer quasi tous les travers potentiels. Le Canada en comporte aussi, mais seulement à titre complémentaire. Sans grandes surprises, on y observe que les couvertures pour les soins dentaires, l’ophtalmologie, les médecines douces, la santé mentale, etc. sont directement reliées au statut social. À cet égard, les enseignements de la Banque Mondiale, peu susceptible de gauchisme, laissent voir qu’on sous-estime l’impact de la non-assurance de soins primaires, particulièrement en santé mentale. Au Canada, il existe un débat portant sur la couverture privée pouvant suppléer à l’assurance publique. Dans des cadres réglementaires définis, tous les pays occidentaux en ont. On ne note pas de problèmes majeurs, à l’exception de la Grande Bretagne. Le rationnement de l’offre y est sévère, similaire au nôtre sur plusieurs points (ex. ratio de médecins). Je suis d’accord, l’impact de l’assurance privée serait ici différent de la moyenne européenne, en partie du fait de l’influence des États-Unis dans un contexte de libre-échange, Commentaire 35 tel que le décrit Contandriopoulos, mais surtout en raison de notre... logique de rationnement ! Lorsque la demande peut davantage «s’exprimer», un étranglement sévère de l’offre crée une situation concurrentielle inflationniste. Une assurance privée supplémentaire l’alimenterait, les clientèles captives du service public en souffriraient le plus. 6. Un acteur oublié Ce me semble une erreur d’utiliser la seule étiquette globale de «population» et de disqualifier, de ce fait, du rôle d’acteurs, les divers groupes la composant. Les derniers travaux de l’Institute of Medicine y montrent une pépinière d’acteurs comme les groupes d’entraide, de soins autogérés ou de pression. Au Québec, on doit se rappeler les luttes fructueuses des femmes, par exemple, pour faire changer les techniques d’accouchement et les luttes des ou pour les clientèles historiquement institutionnalisées. Il n’est pas certain que la population soit inquiète de l’inertie, mais de l’agitation des 15 dernières années, oui (voir sondages). Ou encore de réformes qui ne paraissent pas reposer sur des « résultats probants » (voir Clair). On peut apprendre du « evidence based management », même américain. De ce point de vue, on aurait pensé que Contandriopoulos aurait été plus incisif sur le bilan des 15 dernières années. Le texte aurait pris davantage racine, quitte à perdre en distance universitaire. En effet, de multiples indicateurs pointent en direction d’une perte de confiance en la gestion publique. Fait à noter, cette méfiance est plus poussée au Québec, tel qu’il ressort des comparaisons entre le Québec et le reste du Canada. 7. En conclusion : un acteur hypothéqué La partie la plus fascinante du texte «Inertie et changement » est la dernière, pour une stratégie paradoxale du changement. Elle soulève toutefois la question de l’adéquation de l’appareil administratif central (MSSS, RAMQ, Régies) pour la mener. Or, après la question du rationnement, s’il est un point du rapport Clair rapidement mis sous le boisseau, c’est bien le jugement sévère porté sur la qualité de l’administration et ce, à plusieurs reprises. Ce thème n’est pas repris non plus par Contandriopoulos. En 2000, les Commissaires ont pu soutenir que 12 ans de réformes et virages divers ont abouti à une organisation de services désuète (page 194). Il est difficile d’imaginer jugement plus sévère. Compte tenu des perceptions dans la population, une question troublante devient : qui sont les promoteurs ayant une forte légitimité dans l’ordre existant que Contandriopoulos, avec raison, considère requis pour la suite. Une pente abrupte est ici à remonter. La résistance au changement peut être due aux idéologies et intérêts parallèles mentionnés. Mais l’excellent passage sur la situation souhaitée qui doit suffisamment être explicite pour que l’on puisse s’y raccrocher implique une forme de confiance. Elle a été érodée, mais à quel point ? Comme beaucoup d’auteurs, Contandriopoulos tend à présenter le changement comme a priori positif. Aucune réserve n’est formulée. Dès lors, tout groupe « résistant » part avec un handicap. Mais, dans un esprit de transparence à l’américaine, nous devrons peut-être un jour reconnaître qu’il est regrettable que certains des changements survenus depuis 15 ans n’aient pas rencontré plus de résistances. Des processus de gestion ou de prise de décision furent-ils inadéquats et sont-ils à revoir ? En conclusion, il est certain qu’un large consensus règne sur la nécessité de favoriser la coopération ou tenir compte des réalités locales ou avoir des systèmes d’information intégrés ou encourager à être responsable et on pourrait ajouter des slogans des 15 dernières années, dont le fameux citoyen au centre du système. Qui a jamais été contre? Même les thèmes ayant le plus de contenu furent souvent vidés de tout sens, ainsi que le souligne Clair. Des consensus mentionnés par Contandriopoulos, la question du financement public est le seul thème ayant suscité de vrais débats. Pour les autres, l’adhésion fait peu problème, c’est la question de l’implantation qui reste entière. Sur ce point, il a entièrement raison. Mais il «saute» trois étapes non-consensuelles, litigieuses 36 Yvon Brunelle et cruciales:1) l’identification des sources de problèmes et leur importance relative, 2) le choix entre les diverses avenues possibles, il y en a plusieurs, et 3) les implications, il y en a toujours de déplaisantes, elles diffèrent, selon les choix effectués, et ne « jouent » pas aux dépens des mêmes groupes d’acteurs. ❑ Biographie Yvon Brunelle est chercheur dans le domaine de la santé, depuis 18 ans. Il est spécialisé dans les questions d’analyse de systèmes de soins comparés et du recours à divers modes de paiement dont la capitation. Il travaille actuellement à la direction des affaires médicales du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec. Les risques associés à la déstabilisation des systèmes complexes Commentaire Sholom Glouberman Baycrest Centre for Geriatric Care Introduction D ans son article, le professeur Contandriopoulos présente une description détaillée des réseaux et des organismes de soins de santé ainsi que celle de leurs participants. J’appellerai cet ensemble le secteur de la santé. Il soutient que le changement ou l'inertie dans le secteur de la santé dépend de l'interaction entre deux phénomènes:1) l'intégration de valeurs fondamentales au sein de ses structures organisationnelles ; et 2) la façon dont les acteurs du secteur intériorisent ces valeurs et agissent d’après celles-ci. Il reconnaît que ces structures et cette dynamique du secteur de la santé sont interdépendantes et interagissent entre elles ainsi qu'avec les valeurs de la société. Résumé de la position du professeur Contandriopoulos Selon Contandriopoulos, le secteur de la santé comprend trois domaines : un système de représentation de ses valeurs, un système de gouverne pour la répartition et la gestion des ressources ainsi qu'un système clinique pour la prestation des soins. Au niveau macroscopique, les valeurs du secteur de la santé peuvent varier selon les orientations et les valeurs dominantes de la société et selon la gamme d’opinions aidant à se forger une conception de la santé et de ses déterminants. Une fois enchâssées dans les structures organisationnelles, ces valeurs sont intériorisées par les cliniciens, les gestionnaires, les fournisseurs commerciaux et les politiciens et guident leurs actions. Au niveau mésoscopique, le système de la gouverne est constitué des systèmes de gestion, d'information et de finance. Le domaine clinique, quant à lui, se situe au niveau microscopique. Il porte sur la dispensation des services destinés à répondre aux besoins des patients et ce, de manière intégrée et fondée sur les meilleures connaissances disponibles par les professionnels pertinents. Contandriopoulos soutient que les pressions exercées sur le secteur de la santé par le développement rapide de nouvelles connaissances, par les innovations technologiques dans le domaine clinique et celui de la gestion, par le vieillissement de la population et par la mondialisation, ont engendré un désalignement des différentes composantes du secteur de la santé. À partir du moment où les acteurs de ce secteur n’ont pu plus agir en fonction de leurs valeurs, le système de santé a commencé à se «déstructurer». La crise qui en résulte est grave ; elle ne peut, selon Contandriopoulos, être surmontée que par une réforme radicale. Il conclut que la dynamique du système de santé qui résulte de l'interaction entre les structures organisationnelles et le système de valeurs a tendance à résister au changement. Pour surmonter la force d’inertie du système, il propose d’adopter une « stratégie de changement paradoxale ». Une telle stratégie reconnaît que le processus de changement résulte à la fois de la planification rationnelle et de l’émergence, Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 37-41. 38 Sholom Glouberman qu’il est fondé simultanément sur une vision idéale de l’avenir et sur la réponse à des besoins concrets et qu’il prend des formes différentes. Il termine en présentant les principales caractéristiques de sa stratégie telles que la formation d'acteurs plus adaptés, la création de systèmes d'information plus sensibles, l’identification de nouveaux leaders et l'utilisation simultanée de plusieurs leviers pour provoquer une réforme radicale du système de soins. de l’environnement. Les interventions, dans de tels projets, doivent être paradoxales. Inévitablement, les systèmes complexes comportent une grande part d’ambiguïté et d'incertitude, tout comme, de bien des façons, l’éducation d’un enfant. Pourtant, malgré l'incertitude découlant de la complexité, les trois types de projets peuvent être abordés avec un certain optimisme : après tout, nous nous réjouissons à l'idée d'élever un enfant même si chaque enfant reste unique et que le projet paraît complexe. Réponse au professeur Contandriopoulos Lorsque nous considérons cet ensemble de distinctions, il devient évident que Contandriopoulos a démontré la complexité du secteur de la santé. Ses descriptions détaillées des multiples valeurs, organisations et acteurs et, plus important encore, du grand nombre de points de vue et d'interactions entre eux illustrent sa compréhension de la complexité des systèmes de soins de santé. Si tel est le cas, il existe alors de bonnes raisons de partager son affirmation à l’effet qu’on ne peut intervenir dans de tels systèmes en considérant que ces systèmes sont tout simplement compliqués. Par exemple, les interventions à l'intérieur de systèmes complexes ne peuvent être effectuées sans que l’on tienne compte des circonstances locales, car dans de tels systèmes, il existe rarement, si tant est qu'il y en a, de solutions universelles. Les interventions réussies à un endroit ne peuvent être adoptées d'emblée dans un autre. De façon similaire, les changements structuraux entraînent souvent des conséquences incertaines sur la dynamique des systèmes complexes à cause des interactions non linéaires entre la structure et la dynamique. J'ai déjà indiqué ailleurs (Glouberman&Zimmerman, 2002) qu'une grande partie de la crise actuelle dans le secteur de la santé au Canada, au Royaume-Uni et aux États-Unis est due à l'application inappropriée et répétée de solutions compliquées à grande échelle à des problèmes complexes, ce qui entraîne la déstabilisation de ces systèmes. Dans ma réponse, je vais montrer que Contandriopoulos a bien décrit le secteur des soins de santé en le définissant comme un système complexe et qu'il a reconnu que les interventions doivent tenir compte de cette complexité. Je commenterai ensuite ses idées au sujet de l'inertie et du changement au sein de tels systèmes. Je vais tout d'abord faire la distinction entre les projets simples, compliqués et complexes (Glouberman, 2001). Les projets simples, comme suivre une recette, peuvent poser quelques problèmes de base de nature technique ou terminologique, mais une fois ces notions maîtrisées, les projets peuvent être exécutés avec de très bonnes chances de succès. Les projets compliqués sont constitués d’un ensemble de projets simples, mais ils ne peuvent se réduire uniquement à chacun d’eux. La nature compliquée d'un projet est souvent reliée non seulement à son envergure, comme envoyer une fusée sur la lune, mais également à des problèmes de coordination ou d’expertise. Les projets compliqués peuvent être généralisés malgré leur caractère non réductible. En ce qui concerne les projets complexes, ils peuvent englober des sous-projets simples et des sousprojets compliqués, mais ils ne peuvent être réduits à l’un ou l’autre de ces sous-projets, car ils possèdent, eux aussi, des exigences particulières dont une compréhension de leurs conditions locales uniques, leur interdépendance, en plus des caractéristiques de non-linéarité et un besoin d'adaptation aux changements Dans ce qui suit, je vais tenter d'appliquer quelques-unes de ces idées à la notion d'inertie du secteur de la santé de Contandriopoulos. Il présente deux exemples afin d'illustrer l'inertie du secteur de la santé : 1) les difficultés rencontrées dans la création de réseaux de services intégrés comme le plan Kaiser malgré la supériorité Commentaire 39 apparente de ceux-ci comparativement au statu quo, et 2) les difficultés entourant le changement du mode de rémunération des médecins pour passer d’un paiement à l'acte au salariat, bien que les experts s’entendent pour dire que le paiement à salaire produit des stimulants économiques plus appropriés que le paiement à l’acte. 1. Réseaux de services intégrés comme la Formule Kaiser Dans ce premier exemple, Contandriopoulos souligne qu'il a été démontré que les réseaux de services intégrés se révèlent d'une efficacité supérieure dans l'offre de soins de santé. Il cite un article du journal BMJ (Feachem, Sekhiri et al., 2002) dans lequel les auteurs comparent le plan Kaiser et le NHS britannique afin de donner un exemple de la supériorité de ce type de structure comparativement au NHS, moins intégré. Je vais argumenter (comme Contandriopoulos) que le succès de la Formule Kaiser tient de la création locale de structures intégrant les valeurs des acteurs concernés dans une structure institutionnelle. En d’autres mots, le plan Kaiser a été créé en fonction des besoins du milieu en tenant compte de l’histoire des relations des médecins entre eux et avec le système. Cela ne signifie pas que le plan Kaiser sera efficace dans d'autres contextes. L'intégration structurelle doit être différenciée de l'intégration de services, car la première ne peut jamais en elle-même garantir la seconde. Les fusions d’hôpitaux en Ontario, la régionalisation dans le reste du Canada, l'organisation de soins intégrés de santé (plus connus sous l’abréviation HMO) aux États-Unis et les Primary Care Trusts au Royaume-Uni constituent des exemples d'interventions visant à intégrer les différentes composantes du système de santé. Les résultats obtenus ont été très mitigés. Dans certains cas, l'intégration structurelle forcée a même affaibli les réseaux et a détérioré la coordination des services, en déstabilisant les systèmes de coordination des services existants. Loin de faire ressortir l'inertie des systèmes complexes, cela montre plutôt combien ces systèmes apparaissent sensibles aux interventions inappropriées. Ce sont de bons exemples d'interventions où l’on n'a pas su bien étudier les valeurs, les institutions et les acteurs locaux : appliquer des solutions compliquées à des problèmes complexes contribue ainsi à déstabiliser le système. Comment se fait-il alors que le plan Kaiser a continué d'obtenir du succès et de faire face aux différentes pressions décrites par Contandriopoulos? Je crois que la réponse à cette question ne réside pas seulement dans la structure du plan Kaiser, mais aussi dans sa stabilité sous-jacente. Le plan n'a pas subi le type de restructuration radicale qui s'est opérée ailleurs et qui a déstabilisé les relations existantes entre les dispensateurs de services. Une première conclusion paradoxale pourrait bien être qu'une adaptation à un environnement en transformation nécessite une certaine stabilité au sein de l'organisation complexe devant y répondre. Il se pourrait fort bien qu'une bonne stabilité de base soit aussi importante qu'un changement fondamental. Il s'ensuit donc que la première étape de la réforme du système de soins au Canada serait de le stabiliser afin que les types de changements souhaités par Contandriopoulos puissent se réaliser. 2. Rémunération des médecins Le deuxième exemple de Contandriopoulos ne démontre pas non plus que les systèmes de soins de santé font preuve d'inertie, mais plutôt que la mise en place d'interventions destinées à apporter des stimulants purement économiques pourrait ne pas convenir à des systèmes complexes. Le changement du mode de rémunération des médecins s’appuie sur l'hypothèse que ceux-ci cherchent toujours à maximiser leur revenu, c'està-dire qu'ils se comportent toujours comme des agents économiques rationnels et intéressés. Les économistes empiriques ont commencé à mettre en doute la notion voulant que de tels stimulants économiques classiques fonctionnent universellement. Il demeure certain que, dans le cas des médecins, des preuves substantielles démontrent qu'ils n'opèrent pas. Une étude de l' Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 1990) laissait croire que, dans la plupart des pays de l'OCDE, le revenu des médecins 40 Sholom Glouberman se trouvait dans une plage étroite allant de trois à cinq fois le revenu national moyen, peu importe le mode de rémunération. Cela correspond à la conclusion répandue que les médecins travaillent jusqu'à atteindre un revenu cible et qu'ils s'attendent à avoir le train de vie de la classe moyenne supérieure. Lorsque le changement de leur mode de rémunération menace la sécurité de leur mode de vie, ils réagissent férocement ou trouvent d'autres sources de revenu. Toutefois, lorsque leur situation de travail reste stable et assurée, d'autres valeurs prédominent. Contandriopoulos reconnaît, lui-même, les valeurs profondes auxquelles répondent les médecins, comme le puissant désir d’agir au mieux pour leurs patients, de maintenir leurs connaissances et leurs habiletés à un haut niveau de compétence, d'utiliser l'équipement et les procédures les plus à jour, etc. Ces valeurs l’emportent souvent sur le revenu, une fois les niveaux visés atteints. Il importe de mentionner que les médecins du plan Kaiser reçoivent un revenu relativement stable leur assurant le train de vie qu'ils désirent, alors que les médecins du NHS, qui se font verser également un salaire, gagnent beaucoup moins et doivent souvent compléter leur revenu du NHS par une pratique privée. La façon dont les médecins sont rémunérés pourrait ne pas être aussi importante que le montant et la stabilité du revenu. En général, au Canada, aux États-Unis et au Royaume-Uni, la stabilité ainsi que le niveau de revenu des médecins ont été menacés (cela comprend des attaques à la structure des honoraires à l'acte décrite par Contandriopoulos). Tout cela a contribué à l'augmentation de l’insécurité chez les médecins qui tentent de maintenir leur revenu au palier désiré. Par exemple, l'augmentation de la dette de la plupart des jeunes médecins au Canada retarde leur potentiel de profit et prolonge ainsi leur période d'apprentissage. Ce n'est guère stimulant pour eux d'être rémunérés selon un salaire fixe qui pourrait différer l'atteinte de leur revenu cible encore plus longtemps. Ces tentatives d'encadrement économique ont également contribué à l'augmentation de l'instabilité du système. Conclusion Le professeur Contandriopoulos a montré combien le secteur de la santé est un ensemble de systèmes complexes. Toutefois, il n'a pas démontré que ces systèmes présentent des signes d'inertie. Je dirais au contraire que les multiples interventions au Canada, aux États-Unis ainsi qu'en Angleterre, au cours de la dernière décennie, ont prouvé la grande sensibilité de ces systèmes au changement. L'intégration forcée des institutions et la limitation du revenu des médecins constituent de bons exemples de ces types de changements. Je conclurai en affirmant que de telles interventions, bien qu'elles puissent être appropriées pour des systèmes compliqués, ne contribuent qu'à déstabiliser les systèmes complexes et à affaiblir la confiance du public dans les services de soins de santé. ❑ Commentaire 41 Références Feachem, R. G. A., & Sekhiri, N. K., et al. (2002). Getting more for their dollar:a comparison of the NHS with California's Kaiser Permanente. British Medical Journal, 324, 135-141. Glouberman, S., & Zimmerman, B. (2002). Complicated and Complex Systems : What Would Successful Reform of Medicare Look Like ? Commission sur l'avenir des soins de santé au Canada. Glouberman, S. (2001). A New Perspective on Health Policy for Social Democrats. In Z.D. Berlin, and H. Aster (Eds), What's Left ? The New Democratic Party in Renewal (p. 155-166). Oakville, Canada : Mosaic Press. Organisation de coopération et de développement économique (1990). Health Care Systems in Transition. Paris : OCDE. Biographie Sholom Glouberman est philosophe en résidence au Centre Baycrest de soins gériatriques, chercheur à l'Unité de recherche appliquée Kunin-Lunenfeld, professeur adjoint à l'Université McGill et à l'Université de Toronto et boursier de la Fondation CHANGE. Il détient un baccalauréat de l'Université McGill et un doctorat en philosophie du l'Université Cornell. Pendant les 25 dernières années, il a appliqué une démarche philosophique et des techniques d’analyse conceptuelle au développement organisationnel. Au cours des dernières années, il s’est intéressé de plus en plus au secteur particulièrement difficile à cerner des soins de santé, qu’il considère comme un domaine d’étude des plus stimulant et aux frontières mal délimitées. Son adresse de courrier électronique est [email protected] et son site web est www.heatlhandeverything.org . Réformer dans une société à tradition libérale:tenir compte des causes exogènes de l'inertie et du changement Commentaire Nicole F. Bernier Université de Montréal P ourquoi avons-nous tant besoin d’une réforme profonde du système de soins ? Pour résumer l’argument avancé par André-Pierre Contandriopoulos, une double conjoncture précipite la nécessité d’une telle réforme. D’abord, le système de soins ne répond plus aux valeurs et aux attentes des populations, celles-ci estimant que les soins de santé devraient constituer une priorité politique et s’inquiétant de l’engorgement des urgences, de la mauvaise qualité des soins et de l’accès inéquitable aux ressources. Dans le même temps, les États démocratiques se voient contraints de freiner la croissance des coûts du système de soins dans le contexte de la mondialisation des marchés financiers. Une non-réforme menacerait ainsi les fondements mêmes de la légitimité des États démocratiques (p.4, p.15 du manuscrit). Une telle argumentation implique, d’une part, que les valeurs et les attentes populaires sont les bonnes et, d’autre part, qu’elles sont une réalité objective immuable. Or, le tout reste à démontrer. D’abord, l’importance démesurée que les Canadiens et les Québécois accordent au système de soins est problématique. On sait que l’État -providence canadien est divisé en deux sphères, l’une généreuse (le système de soins de santé), l’autre chiche (le système de sécurité sociale). Si l’on accepte l’idée admise par l’auteur relativement à la rareté des ressources collectives dans le contexte de la mondialisation, pourquoi apparaît-il prioritaire aux citoyens d’améliorer le système de soins, alors que les failles dans le système de protection sociale sont plus marquées et entraînent des effets sans doute encore plus néfastes sur la santé et le bien-être que les failles du système de soins ? Il est illogique d’accorder une telle importance aux soins de santé alors que d’autres besoins vitaux beaucoup plus simples et moins coûteux à satisfaire, comme la sécurité alimentaire, retiennent si peu l’attention. Dans les faits, il n’existe aucune raison objective de favoriser, dans le contexte canadien et québécois, l’équité d’accès au système de soins au détriment d’un accès à toute ressource collective autre favorisant la santé, le bien-être et le développement des personnes. Il ne s’agit pas ici de questionner la pertinence d’améliorer l’organisation et les services du système de soins de santé, ni même de mettre en doute la volonté de favoriser des soins plus accessibles et plus équitables. Il s’agit plutôt de se distancier de l’idée, très courante dans les cercles du pouvoir, que les valeurs populaires sont nécessairement les bonnes et qu’il est impératif que ces valeurs, souveraines, guident la réorientation du système de soins. De plus, les valeurs populaires sont façonnées par de multiples forces sociétales et historiques, et il ne faut pas exclure la possibilité qu’elles puissent se transformer. Un comportement collectif Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 42-44. Commentaire 43 démentiel est-il justifié par un sondage majoritaire en sa faveur ? Faut-il sonder l’opinion publique et tenir compte des valeurs populaires dans les orientations souhaitées ou plutôt éclairer l’opinion publique quant à ces orientations et viser à transformer les valeurs ? Bien que tout régime démocratique doive demeurer sensible aux valeurs populaires, celles-ci peuvent être guidées par un leadership d’idées. Dans la perspective d’une éventuelle réforme des systèmes sanitaire et social, un leadership intellectuel sain s’appuierait non pas sur la suprématie présumée des valeurs populaires mais sur une notion objectivée des besoins vitaux à satisfaire chez les populations. La relation entre la santé et les politiques de l’État-providence. Le texte de Contandriopoulos accorde une importance centrale à la santé dans l’ensemble des politiques publiques. La santé se trouve, selon l’auteur, «au cœur des responsabilités de l’État moderne» (p.5 du manuscrit), les démocraties modernes étant « fondées sur le biopouvoir » (p.9 du manuscrit). Il ne convient pas de nous aventurer ici dans un débat sur les thèses de Foucault sur lesquelles l’auteur s’appuie, mais il faut pourtant savoir mettre le tout en perspective. C’est une chose de reconnaître que la santé constitue une responsabilité importante de l’État, c’en est une autre de ne pas concevoir cette responsabilité en relation avec d’autres « missions » ou « raisons d’être » de l’État. Ce qui ne ressort pas assez clairement du texte, c’est la position de concurrence et peut-être même de subordination de la santé des populations, dans les politiques publiques, vis-à-vis d’un autre objectif central poursuivi par l’État : le développement économique. Cette dimension est d’ailleurs bien intégrée dans les thèses de Foucault. Ainsi, assurer la santé et la sécurité des populations peut apparaître non pas une raison d’être de l’État mais plutôt une nécessité d’assurer la cohésion sociale et la légitimité de ses multiples interventions et régulations dans toutes les sphères d’activités humaines. De plus, les besoins des populations s’érigent concurrents de ceux du capital. Les questions qui nous intéressent, dans le cadre de cette discussion, s’énoncent ainsi:comment cette concurrence se manifeste-t-elle dans les politiques de l’État entourant la santé et, surtout, dans quelle mesure favorise-t-elle le changement et l’inertie des diverses composantes du système de soins ? La relation entre les progrès de la médecine et l’État providence. L’introduction des régimes d’assurance-maladie dans les pays développés a été possible, selon Contandriopoulos, grâce à l’acquisition, par les États modernes, du pouvoir de dépenser, ainsi que grâce aux progrès de la médecine (antibiotiques, radiographie, anesthésiques) (p.6). Or, je ne suis pas convaincue que la mise en place des régimes d’assurance-maladie d’après-guerre ait été liée directement aux progrès de la médecine en tant que tels, ni que ces derniers constituent l’un des deux principaux déterminants ayant favorisé le développement des systèmes de soins modernes. L’introduction des régimes d’assurance-maladie modernes a eu lieu dans le contexte d’une transformation plus vaste de la société industrielle et les technologies médicales n’apparaissent nullement comme le moteur des transformations. Les progrès de la médecine ont été liés historiquement à l’industrialisation et au développement économique des nations. La technologie médicale serait liée au niveau d’industrialisation plutôt qu’un facteur propulsif en soi. Si l’on remonte aux initiatives de Bismarck en Allemagne, à la fin du XIXe siècle, relativement à l’introduction de régimes d’assurances sociales, puis des rapports Beveridge (U.K) et Marsh (Canada), dans les années 1940, traitant de la mise en place de régimes universels de protection sociale, il est clair que la modernisation de l’État providence visait non pas à améliorer la santé en soi mais bien à prévenir les chutes du bien-être économique dans le cycle de vie des salariés et de leurs dépendants. L’établissement de régimes d’assurance-maladie correspondait davantage à une stratégie pour éviter que la maladie et les soins de santé n’imposent l’indigence et la misère aux patients et à leurs proches, qu’elle ne fut propulsée par la technologie médicale ou même une préoccupation directe pour la santé. La relation entre l’inertie du système de soins et la société. Les sources actuelles de l’inertie du système de soins seraient, selon l’auteur, trois facteurs endogènes, propres aux caractéristiques du système de soins, soit:son système de représentations de valeurs, sa gouverne, son système clinique (p.8). Ainsi conçue, l’inertie du système de soins apparaît détachée des conditions exogènes comme son environnement social, économique et politique plus large. L’auteur ne tient pas compte du fait que les déterminants endogènes correspondent 44 Nicole F. Bernier à un contexte social, économique et politique, duquel ils demeurent indissociables. Il convient de se demander dans quelle mesure les variables systémiques ou structurelles influent sur l’inertie et le changement du système de soins. Il suffit de penser à des facteurs comme l’organisation sociale, la configuration des intérêts financiers, les accords internationaux comme l’Accord de libre-échange nord-américain ou encore la concurrence entre Québec et Ottawa. De telles variables jouent, elles aussi, un rôle important et il convient de déterminer leur influence sur l’inertie et le changement du système de soins. Travailler seulement de l’intérieur du système de soins pour le transformer, sans tenir compte et sans intervenir en parallèle sur les facteurs exogènes, rendrait la démarche inefficace. La « sociale-démocratie » canadienne. En s’appuyant sur le cas du système de soins canadien, qu’il décrit comme étant caractérisé par une régulation générale du système de santé et un financement public des services de santé, l’auteur conçoit que le Canada est dominé par les valeurs sociales-démocrates. Le contre-exemple serait les États-Unis où domine le libéralisme, ce pays où l’on trouve une « régulation macroscopique [...] peu développée » et où « toutes les tentatives pour instaurer un régime universel d’assurance-maladie ont échoué» (p.12). L’auteur s’inquiète notamment du fait que si la privatisation du financement des services médicaux et hospitaliers se poursuit au Canada, notre système de santé fondé sur l’équité et la solidarité aura disparu et que «l’idéologie libérale individualiste dominera » (p.17). Ce faisant, l’auteur avance une vision de la société canadienne perçue à travers le système de santé, et cela en donne une impression fausse. En fait, l’idéologie libérale domine déjà dans les institutions canadiennes. Dans les travaux de politique comparée sur les démocraties avancées, le Canada se classe auprès des pays « libéraux » ou « anglo-saxons » et non pas dans les catégories des pays de type social-démocrate comme la Suède ou la Norvège. On le retrouve, dans les grandes typologies, aux côtés des États-Unis, de la Grande-Bretagne, de la Nouvelle-Zélande et de l’Australie. Ces pays se caractérisent par leur faible générosité, l’existence d’une protection sociale minimale pour les besoins de base des populations et d’une forte présence du marché pour la fourniture des besoins autres que vitaux. Le système de santé relativement généreux distingue le Canada des autres pays anglo-saxons à tradition libérale et les institutions québécoises se détachent des autres provinces par l’existence d’une contretendance sociale-démocrate. Ce qui importe, c’est que la réforme du système de soins s’inscrit dans un environnement social, administratif et législatif caractérisé par le libéralisme et non la sociale-démocratie. Il peut être hasardeux de concevoir que le système de soins ne partage rien avec cet environnement libéral. En somme, l’évolution historique et la transformation éventuelle du système de soins de santé gagneraient à être considérées à l’intérieur d’un contexte plus large. Une telle approche permet de se distancier de la présomption de l’existence d’une force volontariste latente et de la possibilité d’une conversion spontanée des valeurs véhiculées par les acteurs et le système de santé. Tout projet de transformation des valeurs ou du système de soins de santé qui ferait abstraction de leur enracinement dans les rapports sociaux et leur contexte institutionnel ne peut résulter, au mieux, qu’en une réforme cosmétique. ❑ Biographie Nicole F. Bernier est chercheure adjointe au département de Médecine sociale et préventive de l’Université de Montréal et boursière de la Fondation canadienne de recherche sur les services de santé. Elle détient un doctorat en science politique de l’Université de Montréal. Ses publications récentes sont « How Health Care Reform Impacts Social Policy and Social Redistribution», Revue canadienne de politique sociale (à paraître en 2004) et Le désengagement de l’État providence, monographie parue aux Presses de l’Université de Montréal (2003). Inertie et changement André-Pierre Contandriopoulos Réponse aux commentaires Université de Montréal « Il arrive un moment dans la vie où vous décidez de faire une promenade. Et vous vous promenez dans votre paysage. » à orienter la mise en œuvre des réformes actuellement entreprises au Québec, comme dans la plupart des pays développés. ette phrase de W. de Kooning 1 m’a accompagné, presque guidé, tout au long du travail sur le texte qui est devenu « Inertie et changement »2. J’ai tenté, dans cet article, de rassembler et d’organiser les idées et concepts qui ont pris forme, au cours du temps, et qui me semblent utiles à l’analyse et à la compréhension du système de santé pour ensuite pouvoir agir sur celui-ci. J’ai surtout insisté sur les notions que je n’avais jamais présentées par écrit et sur l’articulation des idées les unes avec les autres. C Ma réponse comprend quatre sections. Dans la première, j’indique quels sont, parmi les commentaires de mes trois collègues, ceux que je retiens. Dans la deuxième, j’aborde la question du rationnement posée par Yvon Brunelle. Dans la section trois, je reviens sur la question de la santé et de ses relations avec l’État qui préoccupe Nicole Bernier et, dans la section quatre, je poursuis la discussion de la mise en œuvre du changement dans les systèmes complexes qui retient l’attention de Sholom Glouberman. Il s’agit, par conséquent, d’une part, d’un texte probablement mal équilibré – plusieurs sections auraient dû être approfondies et d’autres, réduites – et, d’autre part, d’un texte inachevé, en devenir. Cet article doit être lu comme le récit d’une promenade excitante mais loin d’être terminée. Le débat, qu’a eu l’idée d’organiser François Béland, me procure une merveilleuse occasion de poursuivre les réflexions amorcées dans « Inertie et changement ». Je le remercie chaleureusement d’avoir pris cette initiative et d’avoir accepté tous les délais que cela allait forcément entraîner. 1. Trois commentaires : trois points de vue différents sur le système de santé. C’est plus que des remerciements que j’aimerais adresser aux trois collègues qui ont accepté de commenter mon article, c’est plutôt de la gratitude. En prenant connaissance de leurs réactions, j’ai constaté combien il est agréable et riche de pouvoir débattre de questions qui nous tiennent à cœur avec des personnes compétentes et intéressées. J’espère que la discussion que nous amorçons sur le système de santé et son avenir pourra concrètement contribuer Yvon Brunelle, brillant analyste du système de santé du Québec et des pays développés, depuis plus de vingt ans, remarque que «la réalité du rationnement est escamotée». Ce constat, qui fait l’objet explicite de son deuxième commentaire, est présent tout au long de son texte. Nicole Bernier, d’entrée de jeu, indique que sa lecture doit beaucoup à sa formation en science politique. Parmi les questions qu’elle aborde, je retiendrai la question « Pourquoi l’accès au système de santé a-t-il préséance sur l’accès à toute autre ressource collective favorisant le développement de la personne ? » Cette question me permettra d’approfondir la question de ce qu’est la santé et des relations qui existent entre la santé et l’État. Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 45-53. 46 André-Pierre Contandriopoulos Sholom Glouberman, philosophe et consultant, analyse le texte à partir d’un point de vue systémique. Il s’intéresse tout particulièrement à la nature paradoxale du changement des systèmes complexes. Pour lui, les difficultés qu’a éprouvées le Québec à transformer les soins de première ligne ou à abandonner le paiement à l’acte des médecins ne reflètent pas l’inertie du système de soins mais plutôt l’inefficacité d’appliquer des solutions compliquées à des problèmes complexes. Ses commentaires généraux semblent interpeller la réforme que pilote aujourd’hui, au Québec, le ministre de la santé, Philippe Couillard. II. La question du rationnement La nécessité de contrôler les coûts du système de soins et l’importance d’améliorer son efficience sont explicitement discutées dans mon texte. Mais comme Yvon Brunelle le souligne, je n’ai pas utilisé le terme de rationnement et c’est de façon délibérée. D’abord, parce que ce concept a une forte connotation négative ; il renvoie aux périodes de disettes et « évoque aujourd’hui encore la privation » (Rey, 1998 : 3098). Il ne me semble pas approprié à la situation des pays développés qui investissent, dans leur système de soins, des sommes considérables et en croissance (au Canada, plus de 10% du PIB, en 2002). Et ensuite, de façon plus fondamentale, parce qu’il s’agit d’un concept insuffisamment défini qui n’a pas la même signification pour les différents groupes d’acteurs. Avant de l’utiliser, comme le suggère Yvon Brunelle, encore faut-il tenter d’en préciser le sens, de façon à apprécier ce qu’il ajoute à l’idée qu’il faut effectuer des choix et rechercher l’efficience. Tout le monde s’accorde pour reconnaître que le système de soins, comme tout système social, fonctionne sous contrainte, ses ressources étant limitées, il ne peut alors s’étendre à l’infini. Pour comprendre pourquoi tel ou tel groupe d’acteurs perçoit certaines contraintes comme inacceptables et les ressentent comme du rationnement, il faut tenter d’identifier les fondements naturels ou légitimes des contraintes pour les différents groupes d’acteurs en fonction de l’une ou l’autre des quatre logiques de régulation présentées dans le texte, à savoir les logiques professionnelle, technocratique, économique et démocratique. On peut admettre, de façon tout à fait générale, que l’impression de rationnement apparaît quand un besoin considéré légitime n’est pas comblé. Dans la mesure où il n’existe pas, dans le domaine de la santé, une seule façon de concevoir, de définir et de hiérarchiser les besoins 3, l’impression de rationnement apparaît, pour un groupe d’acteurs, quand un autre groupe d’acteurs lui impose des contraintes justifiées par une logique différente de la sienne. Dans le cadre de la logique professionnelle, le champ d’intervention de la médecine dépend des maladies et de la capacité de la science médicale à les prévenir, les diagnostiquer, les traiter ou encore pallier les conséquences des problèmes de santé. Le champ de la médecine n’est donc pas infini, il est délimité par la vie elle-même (la naissance et la mort), la maladie, les connaissances et les techniques médicales. Pour les professionnels, toute intervention qui restreint leur capacité à exercer leur art – appliquer, de façon optimale, les connaissances générales de la science médicale aux problèmes particuliers de chaque patient – est injustifiée puisqu’elle réduit l’accès à des soins potentiellement bénéfiques. Si on adopte un point de vue technocratique, on ne peut ni accepter le postulat que le champ de la médecine est naturellement limité par des phénomènes biologiques et par les connaissances médicales, ni qu’il est socialement optimal d’investir dans le système de soins, jusqu'à l’épuisement de tous les besoins. Les études sur l'utilisation des services de santé montrent que les médecins, dans leur ensemble, peuvent élargir presque à l'infini leur domaine d'intervention. La variabilité des pratiques entre les régions, la diversité des formes de prise en charge, le développement continu des techniques et l'autonomie de décision dont jouit le médecin, lors de ses rencontres avec ses patients, montrent à l'évidence que le champ d'intervention de la médecine n'est pas clos. Pour les technocrates, l'incertitude inhérente à la clinique et l’étendue du domaine des connaissances médicales font en sorte que les médecins Réponse aux commentaires 47 ne peuvent pas, pour chacun de leurs patients, choisir rationnellement la meilleure forme de prise en charge possible. Pour être certain que toutes les ressources du système de soins sont utilisées de façon optimale, il faut soumettre l'activité médicale à un contrôle extérieur, fondé sur l'évaluation systématique des pratiques. De plus, comme le système de soins ne constitue pas le seul facteur qui procure du bien-être à la population et que les ressources de la collectivité restent limitées, il faut optimiser les interventions médicales à l'intérieur de l'enveloppe de ressources que la société peut affecter au système de soins, compte tenu de sa richesse, des autres investissements ayant un impact sur la santé et de ses autres responsabilités. Selon cette logique, deux types de contraintes s'exercent sur le système de soins. La première est macroéconomique ; elle porte sur la taille du système de soins. La deuxième est microéconomique; elle porte sur le choix des interventions les plus efficientes. Dans les deux cas, la rationalité explicite de l'approche technocratique impose des limites aux décisions des professionnels qui sont perçues, par ces derniers, comme des entraves inacceptables à leur liberté professionnelle. Selon une logique économique pure, l’allocation des ressources dans le système de soins devrait résulter du libre fonctionnement des lois du marché. Les choix des agents économiques devraient résulter de leurs préférences compte tenu des prix des différents biens, de leur revenu, du temps dont ils disposent et des contraintes de production. Chaque agent économique, en cherchant à maximiser son bien-être sous ces contraintes, contribue, par le jeu de la concurrence, à établir l'allocation des ressources qui, à un moment précis, dans une société donnée, lui est optimale. Selon cette logique, la quantité des ressources affectée au système de soins reflète l'importance accordée par chaque agent aux services de santé relativement aux autres biens. La taille du système de soins devrait alors dépendre uniquement de l'utilité que les consommateurs retirent des services de santé et de l'allocation initiale des ressources entre les agents économiques. Les effets du développement technologique et du vieillissement de la population sur les coûts du système de soins résultent de l'utilité accrue ressentie par les consommateurs pour les nouveaux services de santé fournis. Toute restriction au pouvoir des agents économiques d'utiliser librement leurs ressources pour se procurer les biens leur permettant de maximiser leur bien-être constitue un rationnement inacceptable. L'État devrait donc se contenter d'intervenir en subventionnant les services dont les externalités sont manifestes (dépistage, vaccination ...) et de s'assurer que les services de santé soient échangés sur des marchés de concurrence. Si on adopte une logique démocratique, la taille du système de soins devrait découler des choix informés des citoyens. La légitimité de ces choix repose sur la qualité et la profondeur des débats ainsi que sur la procédure par laquelle les citoyens peuvent exprimer leurs préférences (vote, débats parlementaires...). En fait, il est rare que les débats portent sur la taille du système de soins. Ils portent généralement sur des questions comme le droit à l'accès de tous à des services de qualité ou encore sur la nécessité ou non de réduire les dépenses publiques en santé, les services couverts, les domaines de pratique exclusive des différents professionnels et le degré de décentralisation des décisions. En résumé, cette brève analyse des fondements des limites légitimes du système de soins montre que la perception qui existe d’un rationnement inacceptable résulte d’un changement dans la place et le rôle des différentes logiques de régulation et, en particulier, de la subordination de la logique professionnelle à la logique technocratique et à la logique marchande. Vue sous cet angle, la question du rationnement renvoie à celle de savoir comment devraient s’articuler les quatre logiques de régulation et sur quels types de décision l’une ou l’autre de celles-ci devrait avoir préséance sur les autres. 3. La santé et l’État Les commentaires de Nicole Bernier portent essentiellement sur les relations existant entre la santé et l’État. « Le texte [Inertie et changement] semble accorder une importance démesurée à la santé 48 André-Pierre Contandriopoulos dans l’ensemble des politiques publiques. »... « Ce qui ne ressort pas assez clairement [...] c’est la position de la concurrence, et peut-être même de subordination [de la santé] vis-à-vis d’un autre objectif central poursuivi par l’État : le développement économique ou en termes plus marxisants, l’accumulation du capital. » Cette observation devient particulièrement intéressante à un moment où, au Québec, le gouvernement Charest se propose simultanément de «moderniser l’État» pour faciliter le développement économique et de réformer le système de soins pour donner suite à sa promesse d’améliorer l’accès à des services de santé de qualité. Les difficultés et oppositions auxquelles il se heurte témoignent de la nécessité d’une réflexion approfondie sur les relations entre l’État et la santé. Si mon texte, centré sur le système de santé, donne l’impression que j’accorde «une importance démesurée à la santé dans l’ensemble des politiques publiques », c’est peut-être que je n’ai pas, d’une part, discuté assez explicitement sur ce que j’entends par «santé» et que, d’autre part, je n’ai pas suffisamment démontré que l’inertie du système de soins reste problématique parce qu’elle fait en sorte que le système évolue sur une trajectoire largement imperméable à la capacité de régulation de l’État. Cette situation atteint un tel degré qu’elle met en péril le maintien d’une régulation démocratique efficace et légitime dans l’ensemble de la société. La santé : concept complexe Dans mon texte, j’indique que la santé se trouve au cœur des responsabilités de l’État moderne, que ce concept ne peut se concevoir comme un continuum se déroulant sans ruptures de l’état le plus complet de bien-être jusqu’à la mort en passant par la maladie, les pertes de capacités fonctionnelles et les handicaps. Pour répondre aux commentaires de Nicole Bernier, il faut essayer de préciser ce que recouvre le concept de santé. On peut, pour cela, partir de l’idée que la santé est un concept multidimensionnel qui reflète les différentes dimensions des êtres humains individuels et de la masse des individus constituant une population. La santé s’exprime et prend une forme particulière dans chacune des quatre grandes dimensions de tout être humain. À l’être biologique, vivant, dynamique correspond la santé – absence de maladie ; à l’être social, situé dans le temps et l'espace, interagissant avec d’autres, dépendant de son environnement et agissant sur lui correspond la santé en tant qu’adaptation de la vie à ses divers environnements; à l’être spirituel, d'émotions, de sensations, de désirs, d'intentions correspond la santé psychique, la quête du bonheur ; et enfin, à l’être de connaissance et de réflexions correspond la dimension symbolique de la santé. Ces quatre dimensions du concept de santé ne sont pas indépendantes les unes des autres et ne peuvent être réductibles à l’une d’entre elles. Elles revêtent des formes particulières selon que l’on considère la santé des individus ou la santé des populations et il n’existe pas de commun dénominateur entre elles. De plus, les facteurs qui affectent chacune de ces dimensions ne sont pas identiques ; il est possible qu’un même facteur puisse produire des effets opposés sur différentes dimensions du concept de santé. La médecine agit essentiellement sur la dimension biologique de la santé, le système de soins qui est son domaine d’expression ne peut pas être tenu responsable des autres dimensions de la santé. Pour agir sur la santé en tant qu’adaptation de la vie des populations à ses environnements, il faut pouvoir intervenir sur l’environnement social, physique, voire symbolique de la société, ce que la médecine n’est pas habilité à faire. La prise en considération de la santé, dans toute sa complexité, oblige à reconnaître que c’est à la société toute entière à assumer sa responsabilité à l’égard de la santé de la population. Quand Foucault affirme que le biopouvoir caractérise l’État moderne et que sa légitimité repose sur sa capacité à protéger le vivant, il ne parle pas uniquement de la responsabilité de l’État à l’égard du système de soins mais, de façon beaucoup plus large, de la responsabilité de l’État à l’égard de tout ce qui permet à la masse des êtres humains, à la population, de vivre mieux et plus longtemps. « Ce qui est revendiqué et sert d’objectif, c’est la vie, entendue comme besoins fondamentaux, essence concrète de l’homme, accomplissement de ses virtualités, plénitude du possible. » (Foucault, 1976 : 191) « Les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux Réponse aux commentaires 49 pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie... L’ajustement de l’accumulation des hommes sur celle du capital, l’articulation de la croissance des groupes humains sur l’expansion des forces productives et la répartition différentielle du profit ont été, pour une part, rendus possibles par l’exercice du biopouvoir sous ses formes et avec ses procédés multiples. L’investissement du corps vivant, sa valorisation et la gestion distributive de ses forces ont été à ce moment-là indispensables. » (Foucault, 1976 : 183-186) Tout au long du XIXe siècle et jusqu’au milieu du XXe siècle, dans les pays occidentaux, le biopouvoir s’est manifesté par la mise en place par l’État, d’institutions dont l’objet était la discipline des corps (écoles, collèges, armée, médecine) et la régulation de la population (démographie, administration des collectivités, assainissement des villes, santé publique, caisses d’assurance-maladie, assurance-vieillesse, etc.). Dans la deuxième moitié du XXe siècle, un phénomène nouveau et paradoxal apparaît : l’autonomisation de l’évolution du système de soins par rapport à la régulation de l’État. Les difficultés de la régulation démocratique du système de soins Dans mon texte, j’ai essayé de montrer, d’une part, que le système de soins évolue sur une trajectoire qui lui est propre avec une inertie qui résulte de l’interaction de deux processus – l’institutionnalisation des valeurs et l’internalisation par les acteurs des normes du système–et, d’autre part, qu’un écart se creuse entre les attentes légitimes de la population – avoir accès de façon libre et équitable à des services de qualité – et les services offerts par le système de soins. Cet écart grandissant place les sociétés devant une alternative difficile. Soit, l’État ne fait rien – le statu quo 4 – il laisse le système de soins poursuivre sa trajectoire en prenant le risque de voir sa légitimité remise en question ; soit, il tente de mettre en œuvre des réformes importantes en prenant le risque d’aller à l’encontre des intérêts des groupes d’acteurs qui bénéficient du statu quo et qui détiennent le pouvoir politique de défaire les gouvernements qui remettent en cause les bases de leur pouvoir. Dans les deux cas, le résultat reste le même : l’inertie du système de soins exerce sur la société entière des forces qui mettent en péril la capacité de l’État d’exercer une régulation démocratique de la société. Ce que je n’ai pas explicitement discuté, ce sont les conditions particulières qui font en sorte que les systèmes de soins des différents pays évoluent sur des trajectoires dont la forme dépend beaucoup plus de facteurs, comme l’évolution des techniques et des connaissances ainsi que la transformation des problèmes de santé causés par le vieillissement, que des modalités de régulation mises en place par telle ou telle société. Les régimes publics d’assurance-maladie ont été instaurés à un moment – le milieu du XXe siècle– dans des sociétés où il existait un très large consensus sur l’idée de progrès. «Dans le contexte de croissance de l’après-guerre [...], il était évident que progrès économique, technique et individuel allaient de pair. La «croissance économique», l’«augmentation de la productivité», les «innovations techniques » n’étaient pas uniquement des objectifs économiques [...], elles contribuaient aussi de façon perceptible partout, à la reconstruction de la société, à l’augmentation des opportunités de consommation individuelle, à une « démocratisation » d’un modèle d’existence alors exclusif. Dans le contexte d’une société marquée par les destructions de la guerre, cette imbrication des intérêts individuels, sociaux et économiques dans la réalisation du «progrès» entendu comme progrès économique et scientifico-technique, fut un succès. » (Beck, 2001 : 431). En institutionnalisant le progrès de la médecine moderne, les régimes publics d’assurancemaladie participaient à la construction de sociétés meilleures et renforçaient la légitimité de l’État dans les sociétés sociales-démocrates-libérales des pays développés. Mais, très rapidement, après leur mise en place, durant les années 70, la dynamique d’évolution des systèmes de soins, alimentée par l’évolution des connaissances et des techniques, s’autonomise par rapport à la régulation démocratique de l’État. Pour Beck (2001), le domaine de la médecine paraît exemplaire par sa capacité à modifier de façon majeure la société et les relations entre les agents sociaux, sans pour autant mobiliser pour cela les dispositifs démocratiques traditionnels. « Selon la définition qu’elle donne d’elle-même, la médecine est au service de la santé ; dans les faits, 50 André-Pierre Contandriopoulos elle a créé des situations entièrement nouvelles et a changé le rapport que l’homme entretient avec lui-même, avec la maladie, la souffrance et la mort, elle a même changé le monde. » (Beck, 2001 : 436). Au cours du XXe siècle, la médecine a permis de venir à bout des maladies infectieuses ; elle a mobilisé et développé de nouvelles technologies pour diagnostiquer avec plus de finesse et de précision tous les dérèglements physiologiques et, particulièrement, ceux des personnes vieillissantes. «Il en résulte une augmentation dramatique des maladies “ chroniques”, c’est-à-dire des maladies qui sont diagnostiquées en raison des capacités médico-techniques accrues, sans que l’on dispose, ni même envisage, des thérapies efficaces pour les traiter.» (Beck, 2001:437). Ce qui confère à la médecine cette capacité d’action résulte de la parfaite réussite de la professionnalisation de la médecine. Elle se manifeste par l’institutionnalisation du contrôle de la recherche et de la formation ainsi que de la liberté clinique (liberté d’application pratique des découvertes et des compétences). « Seule la médecine dispose, dans l’espace de la clinique, d’un arrangement organisationnel dans lequel l’élaboration et l’application des résultats de la recherche peuvent être menées et perfectionnées directement sur le patient, selon des modalités, des critères et des catégories déterminés par la profession, sans aucune intrusion extérieure qui prendrait la forme de questions ou de contrôles. » (Beck, 2001 : 447). Les capacités d’intervention de la médecine demeuraient, jusqu’à tout récemment, limitées par la naissance et la mort. Aujourd’hui, cette frontière n’existe plus (fécondation in vitro, conservation de cellules souches, transformations génétiques, etc...) et les questions éthiques que cela entraîne n’apparaissent qu’après coup. « Comment est-il possible que ces transformations se produisent et que l’opinion publique ne s’en prenne qu’a posteriori à l’optimisme professionnel d’une petite corporation de spécialistes [...] fixés sur leurs seuls problèmes scientifiques? » (Beck, 2001 : 442). Ces caractéristiques expliquent en grande partie que le système de soins puisse se développer selon une trajectoire que les pouvoirs publics n’ont pas choisi, n’arrivent pas à modifier, et, dont ils doivent répondre et rendre des comptes. Le caractère paradoxal de cette situation est encore amplifié par le fait que les catégories et les concepts que les pouvoirs publics doivent utiliser pour rendre des comptes sur l’évolution du système de soins sont établis par la médecine elle-même en fonction de sa propre logique et non en fonction de la logique des pouvoirs publics. Les « progrès » de la médecine étendent à l’infini le pouvoir de l’homme sur la vie. « La science métamorphose le vivant, le pulvérise [...]. La possibilité d’un exercice de la biopolitique affranchi de toute contrainte, voilà ce qui explique la grande angoisse qui se manifeste aujourd’hui autour des problèmes de la procréation et de la filiation.» (Ewald, 1985 : 43) et, plus généralement encore, autour de tous les risques pour la vie elle-même. Dans cette perspective, la question du rationnement prend une dimension nouvelle. À mesure que la médecine effectue des «progrès», à mesure que sa capacité à agir sur le vivant croît, autrement dit que son territoire d’intervention s’élargit, le maintien des contrainte externes–en particulier le niveau de financement du système de soins – apparaît inacceptable et inapproprié pour les professionnels et l’opinion publique. L’idée du rationnement exprime ce que les professionnels ressentent en fonction de leurs catégories et concepts et qui, en l’absence d’autres concepts et catégories qui permettraient de légitimer les points de vue des autres logiques, est reprise, soutenue et amplifiée par l’opinion publique. Contrairement aux décisions publiques qui, dans les démocraties avancées, sont analysées et débattues avant d’être adoptées, les décisions structurantes dans le système de soins sont prises par des professionnels et des chercheurs sans débat, a priori, sur leurs implications sociales, économiques ou humaines. «Tandis que l’on supprime par la recherche et la pratique médicale les fondements de la famille, du mariage et du couple, le gouvernement et le parlement débattent de la diminution des coûts dans le système de santé, “question clé”, qui n’a d’autre fonction que de faire diversion. » (Beck, 2001 : 445). Il est aussi très facile d’imaginer que la dimension biologique du concept de santé dont la science médicale constitue la pierre angulaire, ait tendance à absorber toutes les autres dimensions de concept et d’ouvrir à la logique professionnelle de nouveaux espaces de régulation. Au lieu de développer des connaissances sur ce qui, dans l’environnement, Réponse aux commentaires 51 favoriserait l’épanouissement de la vie, la recherche se concentre plutôt sur ce qui permet aux individus biologiques de pallier les conséquences de contextes stressants, pollués, dévalorisants, etc...(médicaments, génomiques, etc...). Comment sortir du statu quo? Comment mettre en cause des stratégies qui autoriseraient à la logique démocratique à questionner la logique professionnelle de façon à ce que l’on puisse débattre démocratiquement des décisions médicales dont les conséquence sociales, humaines et économiques demeurent considérables. En d’autres termes, comment ré-articuler les relations entre la santé et l’État? 4. Stabilité et changement Pour répondre adéquatement aux attentes de la population en permettant à toutes les personnes souffrantes d’avoir accès à une gamme appropriée de services, de façon continue dans le temps, il faudrait, selon Sholom Glouberman, commencer par créer, dans le système de soins, une stabilité de base suffisante pour que les différents acteurs du système puissent adhérer à un véritable projet de réforme. Je suis d’accord avec cette proposition paradoxale qui exigerait cependant, pour devenir véritablement utile, que l’on précise les espaces de stabilité nécessaires pour favoriser la participation active des professionnels et autres acteurs du système de soins aux transformations indispensables pour sortir du statu quo. Nous avons vu que l’espace de la clinique constitue le centre du pouvoir des professionnels. Pour que les professions puissent participer aux changements du système de soins, il est nécessaire, en suivant l’argumentation de Glouberman, que la stabilité de la clinique soit assurée dans un environnement qui fasse en sorte que les décisions qui y sont prises permettent aux personnes souffrantes et à la population en général d’être affectées le moins longtemps et le moins gravement possible par la maladie. Il faudrait que la stabilité de la clinique assure aux professionnels un espace d’autonomie et de responsabilité les autorisant à sortir de la logique décrite par Beck et que je nomme “inertie”, qui entraîne le système de soins dans une direction et sur une pente de moins en moins acceptable. « Un groupe professionnel qui réussit à combiner science, formation et pratique ne dispose plus seulement d’une « stratégie professionnelle » spécifique de garantie de ses offres sur le marché – notamment le monopole juridique ou une maîtrise exclusive des contenus et des diplômes de formation. Il dispose aussi d’une poule aux œufs d’or [...] qui pond inlassablement des possibilités de stratégies sur le marché. Cette assise de l’organisation de la profession [...] permet [...] de produire en permanence de nouvelles stratégies professionnelles dans le domaine de l’activité dont il a le monopole : il profite des risques et des situations de danger qu’il produit et étend continuellement son propre domaine d’action par des innovations technico-thérapeutiques» (Beck, 2001:450) qui produisent un impact profond sur la société. Sortir du statu quo implique que l’on puisse voir se développer des stratégies permettant d’orienter les innovations technico-thérapeutiques dans une direction qui soit socialement souhaitable. Il est bien évident que des transformations dans la structure de l’offre de soins (comme les fusions d’établissements que propose le projet de loi 25, adopté en décembre 2003) restent très largement insuffisantes et probablement même, comme le souligne Glouberman, périlleuses parce qu’elles créent de l’incertitude et de l’insécurité. L’enjeu est de nature différente et autrement plus important ; il consiste à créer les conditions pour que puisse exister un véritable contrôle démocratique, fondé sur le débat et nourri par de l’expertise sur le développement des connaissances et des techniques dans le domaine de la santé. Pour cela, il faut reconnaître la complexité du système de soins et la complexité des relations qu’il entretient avec la société toute entière. Il faut aussi reconnaître, d’une part, que le politique n’a plus la capacité de créer des utopies enthousiasmantes. « La crise actuelle du politique serait celle de sa capacité d’action symbolique et matérielle, c’est-à-dire celle de la légitimité qui lui serait reconnue pour définir et orienter l’action collective et celle des moyens dont il pourrait disposer pour en assurer un certain degré de concrétisation. » (Lascoumes, 1996 : 325). Et, d’autre part, les forces porteuses de changements sociaux (la recherche, la technologie, l’économie), bien qu’elles soient très 52 André-Pierre Contandriopoulos largement hors du contrôle du politique, ne puissent plus ignorer qu’elles transforment les conditions de la vie sociale et donc, qu’elles font de la politique. Selon Beck (2001), deux dispositifs permettraient de redonner à la démocratie son véritable sens « la constitution de tribunaux forts et indépendants, et des média forts et indépendants » (Beck, 2001 : 490). Pour que ces deux dispositifs puissent créer un contre-pouvoir suffisant à réorienter la recherche, le développement technologique, voire l’économie, dans des directions socialement souhaitées, il est nécessaire que la liberté d’autocritique soit institutionnalisée. Il faudrait donc que des mécanismes analogues à ceux qui ont permis à des groupes de pression de mobiliser l’opinion publique pour modifier de façon radicale les politiques dans le domaine du plomb, de la fluoration de l’eau de consommation, de la sécurité routière, de la consommation de tabac (Isaac & Schroeder, 2003) soient généralisés non seulement à toutes les interventions qui ont un impact sur la santé publique, mais aussi aux décisions du système de soins. Le maintien de la stabilité de la clinique et des libertés professionnelles est à ce prix. Ils reposent sur le développement d’une médecine critique et transparente qui apprend de ses erreurs (McIntyre&Poppor, 1983) et qui, étant consciente des forces qui guident son développement, retrouve sa véritable liberté. Conclusion En guise de conclusion, un souhait:j’espère que le débat qui est amorcé dans ce numéro de « RUPTURES » se poursuivra. Il me semble qu’il constitue un bon moyen pour permettre aux universitaires de participer aux discussions se rapportant au système de soins, à la santé et, plus globalement, au type de société dans laquelle nous voulons vivre. ❑ Notes 1 – Cité par Philippe Sollers dans La Guerre du goût, Gallimard, Paris, 1994 (p. 147). 2 – Une version préliminaire et abrégée de l’article « Inertie et changement »,a été préparée à la suite d’une demande de Jean-Louis Denis sous le titre : « Pourquoi est-il si difficile de faire ce qui est souhaitable?» Gestion, revue internationale de gestion, automne 2002 ; 27(3) : 142-150. 3 – On peut élargir le cadre d’analyse de Donabedian (1973) sur les besoins non comblés en ne considérant pas seulement les écarts qui existent entre une situation donnée et les besoins définis selon des normes professionnelles et ceux qui découlent des normes profanes (par les personnes souffrantes, elles-mêmes), mais aussi les écarts par rapport aux besoin tels que conçus par les gestionnaires et planificateurs et les besoins reconnus par la société. Yvon Brunelle a raison d’insister sur le fait qu’au moment de l’introduction de l’assurance-maladie, au début des années 1970, les Canadiens n’ont pas eu « accès gratuitement à tous les services de santé qu’ils auraient pu désirer, pas plus qu’à tous ceux que les professionnels pouvaient juger utiles, mais seulement à ceux qui, pour la société, étaient prioritaires: les services hospitaliers et les services médicaux, appelés “ services médicalement requis ”.» 4 – Le statu quo consiste à continuer à faire ce que l’on a toujours fait. Dans un contexte de progrès, le statu quo implique que l’on cherche en permanence à faire en plus grand, en plus rapide, en plus coûteux, en plus précis ce que l’on a l’habitude de faire. Réponse aux commentaires 53 Références Beck, M. (2001). La société du risque. Paris:ALTO Aubier. Contandriopoulos, A.-P. (2002). Pourquoi est-il si difficile de faire ce qui est souhaitable ? Gestion, revue internationale de gestion, 27( 3), 142-150. Lascoumes, P. (1996). Rendre gouvernable : de la «traduction» au «transcodage». L’analyse des processus de changement dans les réseaux d’action publique (pp. 35-338). La gouvernabilité. Paris : PUF. Donabedian, A. (1973). Medical Care Administration. Harvard. McIntyre, N., & Popper, K. ( 1983). The critical attitude in medicine:The need for a new ethics. British Medical Journal, 287, 1919-1923. Ewald, F. (1985). Le bio-pouvoir. Magazine littéraire, 218, 42-43. Rey, A. (1998). Le Robert dictionnaire historique de la langue française. Paris : Dictionnaires Le Robert. Foucault, M. (1976). Histoire de la sexualité, la volonté de savoir. Paris : NRF, Gallimard. Sollers, P. (1994). La Guerre du goût. Paris : Gallimard. Isaacs, S.-L., & Schroeder, S.-A. (2003). Quiet victories : What we can learn from success stories in health ? Responsive Community, 13 (4), 60-71. Enjeux en santé publique revue transdisciplinaire en santé RUPTURES Santé publique: réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise Article original Marie-Andrée Comtois Université Laval Résumé : La nouvelle Loi sur la santé publique du Québec (projet de loi 36, 2001, chapitre 60) a été adoptée en décembre 2001. Nous l'avons explorée pour découvrir les principes et les valeurs qu'elle porte. Après en avoir brièvement décrit le contenu, cet article présente, en autant de parties, les résultats de notre exploration relativement aux trois dimensions de l'éthique propre à la santé publique. Ainsi, la première partie traite de la loi en regard de l'éthique en santé publique, c'est-à-dire de la dimension éthique de l'entreprise qu'est la santé publique. La deuxième examine l'éthique de la santé publique, c'est-à-dire la dimension éthique des interventions qu'elle préconise. Finalement, la troisième partie discute de l'éthique pour la santé publique, c'est-à-dire des valeurs sociales qu'elle sous-tend. Mots clés : Santé publique, éthique, principisme, référents idéologiques, entreprise normative. Introduction L a nouvelle Loi sur la santé publique du Québec (projet de loi 36, 2001, chapitre 60) a été adoptée en décembre 2001. Dans le but d'éclairer la réflexion et les débats éthiques spécifiques au domaine d'intervention qu'elle balise, nous l'avons explorée pour découvrir les principes et les valeurs qu'elle porte 1. Au cœur d'un débat dynamique Ce texte tire son propos du dynamisme du débat portant sur l’éthique relative à la santé publique qui s’est développé au Québec durant la dernière décennie. D’une part, la revue Ruptures, principale revue québécoise publiant des textes en santé publique, a consacré de nombreuses pages, en tout ou en partie, à la question éthique (Bibeau, 1999 ; Bourgeault, 1998 ; BrunetJailly, 1997 ; Dallaire, 1998 ; Gaumer, 1995 ; Giroux, 1998 ; Levy, 1997 ; Lussier, 1995 ; O'Neill, 1996). D’autre part, les organismes subventionnaires accordent de plus en plus d’importance au volet éthique des recherches qu’ils financent (Conseil de recherches médicales du Canada et al., 1998 ; Conseil québécois de la recherche sociale, 2002). Nous ne pouvons, non plus, passer sous silence le colloque portant sur les enjeux éthiques en santé publique, tenu les 20 et 21 mai 1999 à Montréal, sous les auspices de l’Association pour la santé publique du Québec, dont les actes offrent amplement matière à réflexion (Collectif de conférenciers, 2000). Ce texte se situe au cœur d’une réflexion collective déjà très riche. Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 56-72. Santé publique:réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 57 Après avoir brièvement Tableau 1 : Les trois dimensions de l'éthique propre à la santé publique.2 décrit le contenu de la Loi sur Dimension de l'éthique Explicitation de la notion la santé publique, cet article présentera, en autant de parties, Éthique en santé publique La dimension de l'entreprise de santé les trois dimensions de l'éthique publique qui repose sur un ensemble de pressions (prescriptions) visant la santé propre à la santé publique. Les et d'interdits (proscriptions) visant l'abandon définitions de ces dimensions des comportements à risque données par Upshur (2002) sont Éthique de la santé publique La dimension des interventions qui repose présentées au tableau 1. La presur la conviction que la finalité des interventions mière partie traite de l'éthique vise le bien commun en santé publique, c'est-à-dire Éthique pour la santé publique La dimension des valeurs qui guident la recherche de la dimension éthique de du bien-être collectif l'entreprise que constitue la santé publique ; la deuxième partie examine l'éthique de la santé publique, c'est-à-dire la dimension éthique des interventions qu'elle préconise ; la troisième partie discute de l'éthique À notre avis, la santé publique a toujours pour la santé publique, c'est-à-dire des valeurs été normative, mais dans le contexte où la santé sociales associées à la recherche de santé pour est un impératif moral enraciné dans les normes les communautés. sociales et culturelles (Lupton, 1995), l’importance accordée à la transformation des comportements à risque en comportements de santé a contribué à accentuer son caractère moralisateur. Face à l’ampleur des moyens utilisés par un «appareillage professionnel, institutionnel et légal » souvent très sophistiqué et ce, en l’absence de repères et d’idéaux La Loi sur la santé publique est venue qui permettraient de relativiser l’importance modifier la Loi sur la protection de la santé de la santé dans la vie individuelle et collective, publique (L.R.Q., chapitre P-35) qui avait été la santé publique est devenue, si ce n’est une adoptée en 1972. Cette nouvelle loi contient cent nouvelle religion, tout au moins une « alternative soixante-dix-sept articles regroupés en 14 chapitres. à la religion et à la loi. » (Massé, 1999). Les principaux thèmes abordés concernent : le programme national ainsi que les programmes Son mandat repose en grande partie sur régionaux et locaux de santé publique (chapitre II); la définition donnée au bien-être physique, mental le Comité d'éthique de santé publique (chapitre et social, et partant, à la pathologie physique III) ; la surveillance continue de l'état de santé (la maladie), mentale (le déséquilibre, l’irrationnel) de la population, la collecte de renseignements et sociale (la déviance, la délinquance). En outre, et la constitution de registres (chapitres IV et V); elle s'adresse de plus en plus aux groupes à risque, la promotion de la santé et la prévention dont entraînant possiblement l’identification, le blâme, la vaccination (chapitres VI et VII); les intoxications, l’accusation, l’ostracisme, si ce n’est la punition infections et maladies à déclaration, traitement des personnes qui manifestent des comporteou prophylaxie obligatoires (chapitres VIII et IX); ments dits à risque. On retrouve donc ici le signalement des menaces à la santé, les enquêtes les deux dimensions de l'entreprise normative épidémiologiques, la déclaration d'état d'urgence qu'est la santé publique, c'est-à-dire la dimensanitaire (chapitres X et XI); la protection des rension évaluative qui réfère au « devoir être », seignements (chapitre XII) ; la réglementation, – en l'occurrence être en santé – et la dimension les dispositions pénales ainsi que les dispositions prescriptive qui porte sur le « devoir faire », – en modificatives, transitoires et finales (chapitres l'occurrence adopter des comportements santé – XIII, XIV et XV). (Massé, 2001). 1. L'éthique en santé publique Présentation de la Loi sur la santé publique 58 Marie-André Comtois Des enjeux soulevés par la définition de la notion de santé Même si la Loi sur la santé publique ne contient aucune définition formelle de la santé, il y est spécifié que les mesures édictées visent « le maintien et l'amélioration de la santé physique, mais aussi de la capacité psychique et sociale des personnes d'agir dans leur milieu» (article 3, alinéa 2). Ces buts reprennent en grande partie ceux de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.R.Q., chapitre S-4.2) dans laquelle il est stipulé que « la présente loi a pour but le maintien et l'amélioration de la capacité physique, psychique et sociale des personnes d'agir dans leur milieu et d'accomplir les rôles qu'elles entendent assumer d'une manière acceptable pour elles-mêmes et pour les groupes dont elles font partie » (article 1, alinéa 1). On notera toutefois le glissement du concept actif de « capacité physique », contenu dans la Loi sur les services de santé et les services sociaux, au terme plus passif (qui marque un état) de « santé physique », contenu dans la Loi sur la santé publique. De même, on remarquera que la Loi sur la santé publique ne reprend pas la partie de la Loi sur les services de santé et les services sociaux relative à l'accomplissement des rôles. Une telle référence à la santé physique et à la capacité psychique et sociale, de même que l'accent mis sur la nécessité de l'action intersectorielle (article 3) se situent dans le prolongement de la définition de la santé, énoncée d’abord en 1948 et formalisée en 1978, par l'Organisation mondiale de la Santé, à l'effet que la santé correspond à un état de complet bien-être physique, mental et social et que l'atteinte du plus haut niveau de santé pour tous suppose la participation de nombreux secteurs socio-économiques. Cette conception de la santé s'inspire également de la Charte d'Ottawa pour la promotion de la santé selon laquelle la santé représente aussi «un état complet de bien-être physique, mental et social » qui permet à l'individu ou au groupe «de pouvoir identifier et réaliser ses ambitions, satisfaire ses besoins et évoluer avec son milieu ou s'y adapter ». Quant à la référence à la nécessité de l'action intersectorielle, elle s'inscrit aussi en droite ligne avec la conception développée à Ottawa, à savoir que la promotion de la santé nécessite l'action coordonnée de tous les intéressés : gouvernements, secteur de la santé et autres secteurs sociaux, autorités locales, industries et médias (OMS et al., 1986). On constatera, là aussi, un glissement, entre la conception de la santé contenue dans la Charte « état de complet bien-être physique » et celle dans la loi qui traite de la santé physique sans référer au degré de santé visé. Ces différences sémantiques, toutes anodines soient-elles, reflètentelles des différences de valeurs, de normes ? Par ailleurs, référant à la fois à un état de santé et à une capacité psychique et sociale d'agir, la loi s'inscrit dans la logique des critères du programme de la sécurité du revenu du Québec qui détermine le montant des prestations en fonction des contraintes au travail (Loi sur le soutien du revenu et favorisant l’emploi et la solidarité sociale et règlement sur le soutien du revenu) (L.R.Q. chapitre S-32.001) 3. La question se pose aussi de savoir si l'emploi des termes santé physique plutôt que capacité physique (terme exprimant l’action et souvent reliée au monde sportif) ne correspond pas à une re-médicalisation de la santé, dans le contexte d'une loi qui prescrit, au nom de la protection de la santé de la population et sous couvert d'évidences scientifiques, des interventions auprès d'individus, consentants ou pas ? En effet, la Loi sur la santé publique prévoit que les maladies qui seront inscrites sur la liste des maladies ou des infections à traitement obligatoire correspondront à des pathologies dont la gravité pour la santé de la population est médicalement reconnue et pour lesquelles un traitement efficace est disponible (article 83). Toutefois, le processus et les critères qui seront retenus pour déterminer le « médicalement reconnu » ou «l'efficacité du traitement» ne sont pas explicités. Tiendra-t-on compte de la peur de la population, comme cela fut le cas à l'hiver 2001 dans la région de Québec, à l'occasion de la campagne de vaccination contre la méningite, alors même que le vaccin disponible était carrément inefficace sur les enfants de moins de deux ans, d'une efficacité «réduite» chez les enfants de moins de cinq ans et qu'au mieux, il pouvait mettre à l'abri 85% des adolescents vaccinés (Archives TVA, 15 mars 2001) 4 ? Santé publique:réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 59 Il est plausible que le législateur n'ait pas voulu élargir le champ d'intervention de la santé publique en concentrant la loi sur la santé physique et non sur le bien-être complet. Il évitait ainsi que des problèmes de comportement, comme la violence domestique ou le tabagisme chez les femmes enceintes, soient considérés comme des menaces graves au bien-être des femmes et des enfants et rejoignent les problèmes à déclaration, traitement ou prophylaxie obligatoires. Les enjeux liés aux pathologies En discutant du caractère normatif de la santé publique, Massé (2001) attire l'attention sur les pathologies qui sont identifiées comme nécessitant des interventions de l'État. Or, comme nous venons de le souligner, les pathologies formellement identifiées dans la Loi sur la santé publique concernent essentiellement la santé physique. Même si, d'entrée de jeu, la loi stipule que la santé publique devra se préoccuper des cas d'épidémies, de maladies, de traumatismes et de problèmes sociaux (article 2, alinéas 3 et 4, articles 3 et 4, alinéa 2), il n'en demeure pas moins que les interventions prévues concernent exclusivement la santé physique. Cette perspective s'explique, à notre avis, par la difficulté de définir des critères normatifs en ce qui touche la santé mentale et la santé sociale, d’une part et, d'autre part, par la prudence du législateur face aux interventions portant sur les états sociaux. Mais alors, si ce n'est à la santé publique, à quelle entreprise confie-t-il la responsabilité de la protection de la santé mentale et sociale publique ? Les naissances et surtout les mortinaissances, les décès et surtout les mortalités évitables ou prématurées feront l'objet d'étroite surveillance (articles 44, 47 et 53, alinéa 4). Les intoxications, les infections et les maladies qui constituent une menace à la santé de la population seront obligatoirement déclarées (articles 79 à 82) tandis que les intoxications, les infections et les maladies qui constituent une grave menace 5 à la santé de la population seront obligatoirement traitées ou seront soumises à une prophylaxie obligatoire (articles 83 à 91). Finalement, les manifestations cliniques inhabituelles faisant suite à une vaccination, feront également l’objet de surveillance et, s'il y a lieu, de traitement et de compensation (articles 69 à 78). Dans cette perspective, les personnes infectées ou intoxiquées par des agents biologiques, chimiques et physiques deviennent des risques potentiels ou réels qui menacent la santé de la population et leur traitement échappe à leur contrôle et à leur volonté. Outre ces personnes infectées ou intoxiquées, un autre groupe à risque est identifié comme devant faire l'objet d'interventions spécifiques en santé publique, il s'agit des « groupes les plus vulnérables de la population » (article 8, alinéa 3). Malheureusement, le flou entourant les inégalités en matière de santé et la vulnérabilité des personnes sème l'ambiguïté. S'agit-il des personnes démunies financièrement, socialement, biologiquement? Des personnes âgées, de gens exclus du monde du travail, des femmes, des enfants, des autochtones ? L'appellation de groupes vulnérables peut-elle contribuer à ostraciser les personnes qui en font partie ? Sans aller aussi loin, nous pouvons supposer qu'aux yeux du législateur, ces groupes sont peut-être davantage susceptibles de côtoyer les agents physiques, chimiques ou biologiques qui menacent la santé de la population. Les animaux et les plantes sont aussi considérés comme des risques potentiels (article 100, alinéa 5). À notre avis, l'attention accordée, au cours des dernières années, sur la scène internationale et tout particulièrement européenne à la question des OGM et aux problèmes de la vache folle 6 (maladie de Creutzfeldt-Jakob) ou de la fièvre aphteuse (fièvre catarrhale du mouton) n'est pas étrangère à ces préoccupations. Cependant, ces questions ne relèvent-elles pas de la compétence du Gouvernement canadien qui surveille aussi bien les plantes que les animaux par l'intermédiaire de l'Agence canadienne d'inspection des aliments, du Service canadien de la faune, d'Environnement Canada, de Santé Canada ou de Douane Canada? De là à extrapoler que le pouvoir d'enquête et le pouvoir de sanction accordés au directeur de santé publique à l'égard de plantes ou d'animaux (article 100, alinéa 5, article 106), sont annonciateurs d'une nouvelle bataille entre Ottawa et Québec, il n'y a qu'un pas que nous ne franchirons pas. En regard de l'éthique en santé publique, certaines questions surgissent concernant les cibles réelles de la santé publique ainsi que les valeurs sous-jacentes à la notion de santé qu'elle défend. 60 Marie-André Comtois Nous questionnons également la détermination des menaces à la santé que représentent les individus, les plantes et les animaux exposés à des agents chimiques, physiques ou biologiques. Finalement, la conception qu'elle sous-tend du rôle du juridique dans la protection de la santé nous inquiète ; nous y reviendrons plus loin. 2. L'éthique de la santé publique conditions nécessaires à l'obtention de décisions consensuelles dont la validité serait reconnue (1999). Dans un cas comme dans l'autre, il ne s'agit alors plus de définir, ex cathedra, le devoir être, à partir de codes, de lois et de règles imposés de l’extérieur, mais plutôt de participer à une interrogation permanente. Dans cette perspective, nous avons utilisé l'approche bioéthique dite de principe, « le principisme» qui permet d'explorer les problématiques pour lesquelles il devient impératif d'agir, même si les interventions développées mettent en cause des valeurs contradictoires. Cette approche suppose de considérer certains principes pour approfondir l'analyse et parvenir, par la réflexion et le débat, à une hiérarchisation de ces principes en fonction de ces problématiques spécifiques. Si l'entreprise générale de santé publique questionne, que dire des interventions qu'elle prescrit? Mettre sur pied un programme de vaccination et, en cas d'urgence, rendre la vaccination obligatoire, permettre la circulation de documents portant des informations nominatives, divulguer les coordonnées de personnes infectées avec ou sans leur consentement, informer leurs proches, Toutefois, malgré le fait que cette approche ait obliger une personne à subir tel ou tel traitement, été utilisée par plusieurs expert-e-s, ceux-ci voilà autant d'actions qui peuvent heurter les conet celles-ci ne s'entendent toujours pas sur les victions de certains et aller à l'encontre des principes principes qui devraient servir de repères quand des autres et ce, même si ces interventions pourraient éventuellement apporter, aux personnes concernées, des bénéTableau 2 : Les principes, repères de la santé publique. fices de santé. Le chantier paraît énorme, car il s'agit de réconcilier les impératifs de l'action avec le pluralisme des valeurs qui se sont développées dans nos sociétés multiculturelles et cosmopolites. Puisqu'il demeure impossible de donner une réponse définitive, universelle et univoque à ce genre de question en hiérarchisant les valeurs sur une base universelle, il convient de se tourner vers l'éthique pour rechercher, de façon rationnelle, les fondements de l'action (Saint-Arnaud, 1999). Mais, alors que Bourgeault affirme que l'éthique est le lieu de l'incertitude, de la complexité, de la diversité, de la dissidence et des divergences (1998), SaintArnaud soutient que, dans le contexte social actuel, l'approche bioéthique offre les Principes Interprétation du principe 7 Autonomie Ne pas intervenir dans les actions autonomes d'autrui * Non-malfaisance Ne pas infliger du mal à autrui * Bienveillance Agir pour le bien-être d'autrui : maximiser les bénéfices, minimiser les torts* Justice Répondre aux besoins fondamentaux des individus et des groupes de manière impartiale* Bien commun Encourager les citoyens et citoyennes à adopter des conceptions partagées par la communauté à propos de la vie bonne ** Solidarité Compter sur la collaboration des citoyens et citoyennes envers les individus, les groupes vulnérables, défavorisés ou marginalisés. Il s'agit de la solidarité des membres de la collectivité envers les individus et les groupes** Responsabilité Subordonner l'autonomie à des impératifs de solidarité et d'engagement envers les normes de la collectivité. Il s'agit de la responsabilité des individus envers la collectivité.** Incertitude Se rappeler la fragilité des évidences statistiques et scientifiques ** Prévention du mal Prévenir le mal envers les autres *** Moyen le moins restrictif ou coercitif Utiliser la force quand les autres moyens ont échoué *** Réciprocité Aider les individus et les communautés à remplir leurs obligations en regard de la santé publique en les dédommageant pour leurs efforts financiers ou autres *** Santé publique:réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 61 il s’agit de santé publique. Ainsi, Saint-Arnaud (1999) propose les quatre principes initialement formulés par Beauchamp et Childress, soit: l'autonomie, la non-malfaisance, la bienveillance et la justice alors que Massé (2001), sans remettre en cause le bien-fondé de l'application de ces principes en santé publique, suggère, lorsqu'il est question de promotion de la santé, d'y ajouter quatre autres principes, à savoir:le bien commun, la solidarité, la responsabilité et l'incertitude. Pour sa part, Upshur recommande de tenir compte de quatre principes pragmatiques qui lui semblent davantage reliés aux activités relevant du vaste domaine de la santé publique, soit : la prévention du mal, l'utilisation du moyen le moins coercitif, la réciprocité et la transparence (Upshur, 2002). Laissant aux éthiciens et éthiciennes le soin de poursuivre les débats sur l'opportunité de retenir ou non l'un ou l'autre principe, nous avons analysé la Loi sur la santé publique en considérant l'ensemble de ces principes. L'interprétation que nous donnons de chacun de ces principes est présentée dans le tableau 2. À notre avis, ces principes constituent autant de repères à partir desquels les intervenants et intervenantes peuvent réfléchir et débattre afin d’arrêter leurs décisions quant aux actions à entreprendre. Nous présentons ci-dessous les résultats de notre analyse en identifiant, eu égard à chaque principe, les dispositions de la loi les plus susceptibles de provoquer des conflits de valeurs qui devraient, à notre avis, faire l’objet de débats. Autonomie De prime abord, nous avons constaté que la loi reflète des préoccupations associées aux principes d'autonomie et d'autodétermination de la personne et au respect de la vie privée. Ainsi, l'inscription à des registres ou autres listes de renseignements personnels et confidentiels ne peut se faire, sauf de très rares exceptions, qu'avec le consentement des personnes concernées (articles 49, 63, 64, etc.). De même en est-il en ce qui concerne la divulgation de ces renseignements à des tierces personnes (article 65), bien que la notion de consentement libre et éclairé n’y soit pas expliquée. Bien sûr, la loi stipule que «des informations écrites sur le registre de vaccination doivent être disponibles dans tous les lieux où des vaccinations sont dispensées, afin d'être distribuées aux personnes vaccinées » (article 66), mais elle demeure muette sur le niveau de compréhension visé et sur les moyens qui doivent être mis en œuvre pour éclairer les personnes vaccinées. En ce qui a trait aux intoxications, infections et maladies à déclaration obligatoire (articles 79 à 82), ce consentement n'est plus requis, même si la déclaration comprend le nom et l'adresse de la personne atteinte (article 81). Ainsi en est-il quant aux mesures entourant le traitement obligatoire (articles 83 à 88) ou la prophylaxie obligatoire (articles 89 à 91) où nul consentement n'est requis. Sans vouloir initier un débat juridique, débat que nous ne pourrions soutenir très longtemps, nous questionnons les obligations de traitements et de prophylaxies ainsi que les mesures relatives à l'obligation de fournir des échantillons de son sang ou d'une autre substance corporelle prévues dans la Loi sur la santé publique (article 100, 9 e paragraphe) et ce, dans la mesure où les dispositions de la Charte des droits et libertés de la personne (L.R.Q., c. C-12, article 1) et du Code civil du Québec ( C.c.Q, articles 3 et 10) sont plus contraignantes relativement au respect de l'intégrité de la personne et pourraient avoir préséance sur la Loi sur la santé publique. Plus encore, la Charte canadienne des droits et libertés (article 7 et suivants) qui régit les activités du gouvernement sur les individus pourrait potentiellement être invoquée pour faire déclarer inconstitutionnelles ces dispositions, si elles contreviennent aux droits fondamentaux qui y sont reconnus. Bienveillance et non-malfaisance Les mesures les plus coercitives visant les individus ne sont possibles que dans les cas où l'individu concerné constitue une grave menace à la santé de la population. En ce sens, les principes de bienfaisance et de non-malfaisance sont considérés, car ces mesures, ainsi que celles relatives à la vaccination qui ne devient obligatoire qu'en cas d'urgence (articles 61 à 78), s'inscrivent dans une recherche d'équilibre entre les bénéfices escomptés et les torts susceptibles de survenir. Les exigences entourant la déclaration ou le traitement obligatoires d'une maladie ou 62 Marie-André Comtois d'une infection contagieuse relèvent également de cette recherche d'équilibre entre les bienfaits escomptés et les inconvénients subis. Ainsi, faut-il que cette maladie ou cette infection aient été médicalement reconnues comme représentant une menace ou une grave menace à la santé de la population pour que ces articles de la loi s'appliquent. Nous rappelons toutefois, ainsi que nous l’avons souligné précédemment, que les critères du « médicalement reconnu » ne sont pas précisés. Dans le cas du traitement obligatoire, il appert indispensable qu'un traitement efficace pour mettre un terme à la contagion soit disponible (articles 80 et 83). Nous observons que, dans un cas comme dans l'autre, subsiste un déséquilibre dans l'application de ces principes, car si le principe de bienveillance est analysé en regard de la population, à savoir l'obligation d'un traitement efficace pour mettre fin à la contagion, la malfaisance est subie par la personne qui voit sa maladie déclarée, qui est obligée de se faire traiter et qui doit être isolée, seule ou avec ses proches. Sans nier les bénéfices pour la santé qui pourront en être retirés, nous constatons que la fardeau incombe à l'individu malade et à ses proches. Justice Les indications concernant l'élaboration du programme national de santé publique stipulent que celui-ci devrait, dans son volet prévention et promotion, prévoir des actions visant, premièrement, à corriger les inégalités en matière de santé et de bien-être au sein de la population et, deuxièmement, à contrer les effets des facteurs de risque qui touchent les groupes les plus vulnérables de la population (article 4). Mais il importe de se demander si le flou qui entoure ce mandat offrira aux intervenants et intervenantes une marge de manœuvre suffisante pour qu'ils et elles puissent s'impliquer plus globalement dans la lutte aux inégalités sociales. Il reste aussi à se demander si les préoccupations à l'égard des groupes les plus vulnérables de la société ne créent pas une certaine injustice envers les groupes moins démunis qui, eux aussi, ont besoin de services. Un autre constat inquiète en regard de la justice sociale. En effet, la loi établit clairement que :« Les actions de santé publique ... ne peuvent viser des individus que dans la mesure où elles sont prises au bénéfice de la collectivité ou d'un groupe d'individus » (article 5). Dans cette perspective, il semble normal que la réponse aux besoins fondamentaux des individus soit ignorée. Mais alors, qu'en est-il de l'exigence éthique de l'impartialité de la réponse aux besoins fondamentaux des individus et des groupes qui, tout en étant associée à l'exigence de traitement exempt de toute discrimination, est liée à la juste répartition des charges et des avantages de la vie sociale (Massé, 2003) ? On peut objecter que cette réponse relève de la responsabilité du système de santé et de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.R.Q., chapitre S-4.2), mais il n'en demeure pas moins que, dans la Loi sur la santé publique, les contraintes incombent aux individus alors que les avantages sont pour la collectivité. À notre avis, ce déséquilibre est d'autant plus préoccupant que la loi n'évoque pas les responsabilités collectives en matière d'inégalités sociales et d'inégalités en matière de santé. Bien commun La loi comprend des dispositions qui visent à encourager les citoyens à adopter des comportements santé, c'est-à-dire des comportements qui relèvent d'une certaine conception de la vie bonne, conception qui, en principe, est partagée par les membres de la communauté. Ainsi en est-il des articles qui incitent les CLSC et les directions de santé publique à tenir des campagnes d'information et de sensibilisation (article 53, alinéa 1) et à soutenir les actions qui favorisent, au sein de la communauté, la création d'un milieu de vie favorable à la santé et au bien-être (article 53, alinéa 6). Le peu d’explicitation dans la loi relativement aux conceptions de la vie bonne qu’elle sous-tend peut s'expliquer du fait que le contenu du programme national de santé publique, de même que celui des plans d'action régionaux et locaux n’y sont pas élaborés. Or, nous pourrions nous attendre à ce que ceux-ci proposent des actions visant à convaincre les individus à adopter des comportements classiques de santé : arrêter de fumer, consommer modérément de l’alcool, refuser de consommer des substances toxiques, Santé publique:réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 63 conduire prudemment, manger moins de sucre, faire attention au gras, s’adonner à l'exercice physique, autant de comportements associés à une conception particulière de la vie bonne calquée sur des valeurs et un modèle (et non une pratique) clairement nord-américains. Les débats sur cette question de la conception de la «vie bonne» restent encore largement ouverts. de la population. C'est un appel à la collaboration, à la solidarité et à la responsabilisation des citoyens et citoyennes face à leur santé et dont le défaut entraînera l'intervention judiciaire. Plus encore, et selon Massé (2003, p.142), ce type d'approche fournirait même une justification à d'éventuelles sanctions. Incertitude Solidarité et responsabilité La distinction entre les principes de solidarité et de responsabilité étant, selon la compréhension que nous en avons, difficile à réaliser, nous les avons considérés ensemble sous l'angle des comportements attendus ou prescrits par la Loi sur la santé publique. Disons tout d'abord que la loi s'attend à ce que les médecins adoptent une pratique de soins préventifs (article 53, alinéa 2) ; à ce que les propriétaires de stations de traitement de l'eau potable procèdent à la fluoration de l'eau et en surveillent la qualité (articles 58 à 60) et à ce que les professionnel-le-s de la santé remplissent des listes et des registres, déclarent et dénoncent en conformité avec les articles 45, 46, 51, 69, 82, 90, etc. Il s'agit ici d'une exigence de solidarité des acteurs du système de santé public et autres envers les individus et les groupes vulnérables, défavorisés ou marginalisés (Massé, 2003, p.140). Également, la loi s'attend à ce que les personnes acceptent de se faire vacciner ou d'être inscrites sur des listes ou des registres et qu'elles consentent à se faire traiter et même isoler (articles 86 à 103). La loi a aussi des attentes envers les gestionnaires et les propriétaires d'établissements, d'organismes et d'entreprises. Ceux-ci et celles-ci devront accepter d'évacuer, de démanteler, d'excaver, de faire inspecter, de produire des échantillons, de donner accès, de désinfecter, de détruire un animal ou une plante, d'isoler leurs biens et leurs locaux (articles 100, 101 et 106). Il s'agit alors d'une exigence de responsabilité des individus et des acteurs sociaux envers la collectivité ; d'une solidarité de chaque citoyen envers les décisions entérinées par la collectivité (Massé, 2003). La loi exige donc que tous et toutes collaborent à la mission de santé publique et partagent une responsabilité commune, celle de la santé Les mesures de traitement ou de prophylaxie obligatoires sont assujetties à la reconnaissance scientifique de la gravité de la menace à l'égard de la santé de la population. Cette exigence, associée au nombre de mesures très sévères que peut prendre un directeur de santé publique « lorsqu'il est d'avis, en cours d'enquête, qu'il existe effectivement une menace réelle à la santé de la population » (article 106), laisse très peu de place au principe de l'incertitude. L'espace d'incertitude se rétrécit aussi quand il s'agit de s'assurer qu'une maladie est médicalement reconnue comme étant infectieuse (article 80) ou qu'un traitement sera efficace pour enrayer une contamination (article 83). Et qu'en est-il du principe ou de «l’approche de précaution » (Zaccaï, 2002) ? Ce nouvel outil conceptuel (Burton et al., 2002) associé à la protection de l’environnement et de la santé a d'ailleurs été au premier plan des débats dans les dossiers de santé environnementale liés aux épisodes de la « vache folle » et de la fièvre aphteuse (Massé, 2003). Articulée autour d'évidences scientifiques, la Loi sur la santé publique ne réfère pas à ce que Zaccaï identifie comme un nouveau stade de la prévention caractérisé par une demande de gestion face à une incertitude accrue (2002, p.23) ou à ce que Godard définit comme une stratégie de précaution proportionnée et plus attentive à l’évolution des informations et connaissances scientifiques (Godard, 2002). En revanche, si l'incertitude s’atténue, la certitude scientifique domine. Ainsi, la santé publique justifie sa conception de la santé et du bien-être ainsi que l’élaboration des normes qu’elle y associe par la scientificité de sa démarche, comme si cette démarche était neutre et exempte d’influence idéologique. Pourtant, la détermination du devoir être relève tout autant, si ce n’est davantage, de valeurs fondamentales comme le respect de la liberté, la primauté 64 Marie-André Comtois de la justice sociale, la recherche du bien commun, etc. Si le choix des interventions en santé publique est influencé par des normes scientifiques (sans compter les normes administratives, professionnelles et juridiques), ce choix repose également sur des valeurs fondamentales dont l’explicitation constitue la raison d’être de l’éthique normative de la santé publique (Massé, 2001). Prévention du mal L'ensemble des mesures, coercitives ou non, contenues dans la loi, ont pour objectif explicite de prévenir le mal, vu sous l'angle des menaces à la santé d'autrui. En ce sens, nous croyons que cette valeur constitue le principe premier de la loi et ce, dans le sens où John Stuart Mill concevait ce principe : « the only purpose for which power can be rightfully exercised over any member of a civilized community, against his will, is to prevent harm to others. His own food, either physical or moral, is not a sufficient warrant » (John Stuart Mill cité par Upshur, 2002, p. 102). Sans spécifier les actions qui peuvent être prises, ce principe pose l'exigence d'un contexte qui justifie l'intervention. Une question cruciale est ici posée:qui sont ces «autres» pour la protection desquels des interventions coercitives peuvent être prises ? Si nous considérons les inégalités en santé relativement à la mortalité et à la morbidité, ces « autres », au Québec, représentent surtout des femmes monoparentales, des enfants pauvres, des citoyens et citoyennes des quartiers pauvres, des autochtones, etc. À peu de chose près, la loi reste muette sur cette question pourtant fondamentale en regard, d'une part, de la justice sociale et de la solidarité et, d'autre part, de la prévention du mal. Par ailleurs, l'épisode récent du syndrome respiratoire aigu sévère incite à regarder au-delà des populations vulnérables ou fragiles. Les «autres» pour la protection desquels des mesures coercitives ont été décrétées correspondaient à ceux et celles qui, en voyage, dans leur milieu de vie ou au travail avaient côtoyé ou soigné des personnes atteintes du SRAS. Dans de tels cas, la décision d'imposer la quarantaine confronte à des valeurs telles que le droit à la vie privée, les libertés individuelles, la protection des communautés contre le risque d'être stigmatisées indûment, la transparence et la mise en oeuvre de mesures proportionnées à la gravité du problème (Singer, 2003). Moyen le moins restrictif ou coercitif Différentes dispositions sont prévues dans les cas où le refus ou la négligence des individus pourraient mettre en danger la santé d'autrui. Ainsi en est-il quand le directeur de santé publique peut demander une ordonnance de cour pour forcer le traitement ou l'isolement en cas de refus ou de négligence de traitement d'une maladie à traitement obligatoire (articles 87 et 88). Il est à remarquer que l'ensemble des mesures coercitives contenues dans la loi s'inscrivent dans une hiérarchisation des principes d'autonomie, de bienfaisance et de non-malfaisance quant au degré du danger, soit : un danger majeur ou mineur dont la probabilité est élevée ou faible. En outre, le recours éventuel à la Cour du Québec ou à des cours municipales vise à protéger le droit à la santé de la population et le droit d'autonomie et d'autodétermination des individus (principe de non-malfaisance et principe de bienfaisance). Ce recours considéré comme l'étape ultime en vue de s'assurer qu'il n’existe pas d'atteinte injustifiée à la vie privée ou à l'intégrité d'un individu apparaît comme une avenue légitime dans une société de droit. En revanche, son application dépendra de la conception que les acteurs concernés se feront du rôle du droit : arbitre neutre, autoritaire et contraignant ou encore instrument au service des choix sociaux (Lussier, 1995, p. 33-34). Réciprocité La loi reconnaît la responsabilité politique de l'État à l'égard de la santé, mais son engagement face aux inégalités apparaît plus faible ; celles-ci ne sont mentionnées qu'une seule fois à propos de l'élaboration du programme national de santé publique qui devrait « cibler les actions les plus efficaces à l'égard des déterminants de la santé, notamment celles qui peuvent influencer les inégalités de santé et de bien-être au sein de la population... » (article 8, alinéa 3). À cet égard, le législateur n'a pas répondu aux attentes de l'Association des CLSC-CHSLD qui avait, entre autres, proposé en Commission parlementaire «d'ajouter au paragraphe 3 de l'article 6: la promotion de mesures Santé publique:réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 65 systémiques aptes à favoriser une amélioration de l'état de santé et de bien-être de la population et une prise en charge des communautés locales dans une perspective de développement social» (Journal des débats, 2001). Par ailleurs, même si les dispositions visant à indemniser les individus pour les préjudices qu'ils auraient subis à la suite d'une vaccination volontaire ou imposée (articles 70 à 79) relèvent directement du principe de réciprocité, elles pourraient susciter des débats intéressants quand il s'agira, par exemple, de déterminer la valeur du préjudice subi. Transparence Si nous mesurons la participation au nombre et à la diversité des personnes qui sont ou seront impliquées par la Loi sur la santé publique, nous pouvons, d'ores et déjà, conclure que celle-ci s’ouvre largement à la participation, ce qui constitue un premier gage de transparence. Bien sûr, le ministre en est le maître d'œuvre, mais le directeur national de santé publique et les directeurs régionaux de santé publique sont nommément identifiés comme constituant les autorités de santé publique visées par la présente loi (article 2, alinéa 2). En outre, d'autres ministères ou organismes gouvernementaux sont aussi associés à la mise en œuvre de cette loi ; il s'agit du gouvernement (articles 23, 50, 118 et 150), de l'Assemblée nationale (article 122), des autres ministères ou secteurs (articles 3, 38 et 55), de l'Institut national de santé publique (article 10, alinéa 4), des Régies régionales de la santé et des services sociaux (articles 11 et 131), des établissements de santé (articles 13 et 85) et notamment des CLSC (article 14), des intervenant-e-s du réseau, notamment les médecins, les sages-femmes, les infirmières (articles 13, 45, 46, 51 et 90), de la Commission de la santé et sécurité du travail (article 18, alinéa 2), de la Commission d'accès à l'information (article 50), des laboratoires médicaux (articles 38 et 82), de l'Institut de la statistique du Québec (article 42), et de la Cour du Québec ainsi que des cours municipales de Montréal, Laval et Québec (articles 87 à 101). Ces organismes se retrouvent tous, à des degrés divers, impliqués dans la mise en œuvre de la loi ou dans le respect de celle-ci. Si nous examinons la participation sous l'angle de la possibilité pour la population de donner son avis et de participer aux prises de décisions qui la concernent, nous constatons que la loi a aussi laissé une place à ce type de participation. D'une part, il est prévu et stipulé que l'élaboration des plans d'action locaux de santé publique donnera lieu à une concertation entre les CLSC et les organismes communautaires concernés (article 14). D'autre part, les Régies régionales de la santé et des services sociaux 8 devront consulter le Forum de la population, mis sur pied en vertu de l'article 343.1 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.R.Q., chapitre S-4.2), avant de mettre en œuvre leur plan régional de santé publique. La consultation sera également nécessaire lorsqu'il s'agira de former le Comité d'éthique de santé publique sur lequel siégeront trois représentants de la population (article 23). Toutefois, plusieurs groupes syndicaux, communautaires et féministes ont déjà, par le passé, dénoncé ces formes de participation qui restent, à leurs yeux, insuffisantes pour permettre aux citoyens et citoyennes d'influencer réellement les décisions et garantir ainsi une véritable démocratisation de la prise de décision 9. 3. L’éthique pour la santé publique Par ailleurs, la pluralité des principes et des valeurs qui interagissent dans nos sociétés occidentales industrielles trouve sa source dans des référents idéologiques fondamentaux qui, sur leurs bases spécifiques, s’attachent à identifier les éléments rendant la vie en société souhaitable ou possible. Si, dans nos sociétés occidentales, ces référents idéologiques sont souvent explicités dans trois théories sociales, à savoir : l’utilitarisme, le libertarisme et l’égalitarisme libéral, d'autres modèles explicatifs restent aussi possibles. Ainsi, Arnsperger et Van Parijs (2000) y ajoutent la théorie marxiste, tandis que Seedhouse (1997), ayant examiné les bases politiques de la promotion de la santé, propose trois modèles, soit : le Medical Health Promotion basé sur des préoccupations de prudence, d'utilitarisme et de défense du statu quo, le Good Life Promotion, basé sur la définition de la bonne 66 Marie-André Comtois vie et de la santé en tant qu'état de complet bien-être et le Social Health Promotion, basé sur l'égalitarisme et la démocratie sociale dont l’inspiration se retrouve dans le socialisme et le marxisme. Retenant une approche souvent utilisée dans la littérature québécoise (Forest, 1999; Lussier, 1995; Massé, 2001), nous avons choisi de considérer les trois premières théories sociales comme autant de clés explicatives des référents idéologiques pouvant constituer la base des interventions de la santé publique québécoise. À notre avis, utiliser ces théories contribue à rendre plus transparentes et compréhensibles ses valeurs sous-jacentes. En effet, la définition que la santé publique fournira du bien-être collectif, dont la sauvegarde est sa raison d’être, différera selon l’approche idéologique qu’elle adoptera et les interventions alors préconisées se distingueront tout autant. De même, la façon dont la santé publique répartira les coûts du bien-être et en distribuera les bénéfices en sera, elle aussi, influencée. En adoptant une approche utilitariste selon laquelle la société juste correspond à une société heureuse, la santé publique se préoccupera de la recherche du plus grand bonheur pour le plus grand nombre. Préoccupée avant tout des conséquences de ses interventions, elle tentera d’évaluer les niveaux de bien-être qu’elle permet à la collectivité d’atteindre, afin de choisir les interventions susceptibles de produire le bien-être collectif le plus élevé. Sans prétendre que la fin justifie toujours les moyens, une santé publique utilitariste sera prête à préconiser des interventions qui entravent certains droits fondamentaux, si leurs conséquences favorisent une maximisation du bien-être de tous (Arnsperger et Van Parijs, 2000). Dans la lutte aux inégalités sociales et de santé, cette approche peut sembler inquiétante, car si une santé publique utilitariste peut faire acte de discrimination positive envers des groupes vulnérables, elle peut aussi sacrifier des groupes marginaux en fonction de l'efficacité globale de ses interventions (Massé, 2003, p.137). Pour les libertariens, la société juste ou la bonne société n’est pas une question de conséquences, au contraire, c’est une question de moyens, car la bonne société est une société libre. En adoptant une approche libertarienne, la santé publique qui, dans cette perspective, tiendrait un rôle réduit, portera attention à ce que ses interventions ne contribuent en aucun cas à bafouer la dignité fondamentale de tout être humain, définie par sa liberté de choix. Les contraintes à la liberté et à la propriété seront alors bannies de la santé publique libertarienne et le volontarisme constituera la règle. Dans cette optique, et sauf exception, la recherche du bien commun restera pertinente si, et seulement si, elle ne touche d’aucune manière aux droits de propriété de soi et des biens acquis légitimement et pour lesquels les droits de propriété ont été acquittés. À la rigueur, la santé publique pourra limiter les droits et libertés de certaines personnes dans le but de sauvegarder les droits et libertés des autres (Lussier, 1995). Dans la lutte aux inégalités sociales et de santé, l'approche libértarienne demeure inquiétante. Fondée sur la responsabilité individuelle, en quête d'un équilibre entre les contributions ou le mérite et les prestations, elle pourrait s'inscrire dans une remise en cause des engagements de la société envers les plus démunis et les plus faibles (Forest, 1999, p.39). Finalement, si elle emprunte une démarche libérale égalitaire, la santé publique tentera de concilier les exigences de liberté et d’égalité. Sans offrir une définition ex cathedra du bien-être collectif, elle se souciera de développer des interventions qui respectent les différentes conceptions de la « vie bonne » rencontrées dans la société. Simultanément, elle se préoccupera d’assurer à chacun les conditions nécessaires à l’atteinte de sa propre conception de la « vie bonne ». Dans la lutte aux inégalités sociales et de santé, cette approche nous semble davantage appropriée, car les interventions d’une santé publique égalitariste libérale s’effectueront au plus grand bénéfice des membres les moins avantagés de la société, particulièrement ceux et celles qui sont désavantagés relativement à la santé et aux talents. À notre avis, la Loi québécoise sur la santé publique traduit une préoccupation majeure quant aux conséquences sur la santé de la population, des menaces ou des graves menaces que peuvent représenter les personnes, les animaux, les plantes, les lieux physiques ou les objets qui ont été infectés, intoxiqués ou rendus malades par des contacts avec des agents physiques, chimiques ou biologiques. En ce sens, cette loi s'inscrit Santé publique:réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 67 principalement dans une vision utilitariste de la société. La loi est même assortie de contraintes graves à la liberté, à l'autonomie et au droit de propriété des personnes, dans les cas où les conséquences d'une non-intervention constitueraient une menace pour la santé de la population. En revanche et compte tenu du train de mesures relatives au consentement et aux règles qui entourent la contrainte de traitement ou de prophylaxie, nous constatons également que cette loi n'est pas sourde aux valeurs défendues par les tenants d'une conception libertarienne de cette même société. Par contre, aucune prescription ne semble inspirée d’une vision égalitariste libérale, exception faite de la mention, à l'article 8, des inégalités en matière de santé qui doivent, tout au plus, faire l'objet d'une attention particulière envers les populations vulnérables. Utilitariste et libertarienne, cette loi s'inspire des valeurs sociales qui ont actuellement cours au Québec. Dans cette optique, il serait intéressant de questionner l'adéquation des valeurs sociales, des principes et des normes qu'elle porte avec la vision sociale, économique et culturelle propre à la nouvelle santé publique et à son modèle de compréhension des déterminants de la santé, vision qui, selon Bibeau (1999), pourrait s'inscrire dans la recherche d'une «troisième voie» en santé publique. 4. Discussion L'exploration des enjeux éthiques soulevés par la Loi québécoise sur la santé publique conduit à quelques constats. Ainsi avons-nous pu observer d'entrée de jeu que, sans trahir l'idéologie portée par la nouvelle santé publique, elle se révèle plutôt frileuse relativement à une vision sociale de la santé et du bien-être. En ce qui a trait à l'éthique en santé publique, nous avons constaté que la loi n'innove pas. Mise à part la question du partage des compétences fédérales et provinciales, elle n'introduit pas de nouvelles normes et s'inscrit plutôt dans le cadre idéologique individualiste qui prévaut actuellement. Même si l'article 5 stipule que les mesures qu'elle prescrit ne visent pas les individus, mais bien la collectivité ou les groupes d'individus, il n'en demeure pas moins qu'il y est plus souvent question d'individu, «agent atomatisé et rationnel» (Massé, 1999), que de communauté ou de société. En outre, un certain glissement reste perceptible quant aux valeurs véhiculées par la nouvelle santé publique. En effet, nous passons de l'exigence de la santé pour tous à une nouvelle valeur centrée sur le travail et l'action. Dans la perspective où la Loi sur la santé publique a comme priorité de protéger la capacité d'action de la population, elle ne vise pas à s'assurer que la population puisse jouir d'un quelconque état complet de bien-être. En toute cohérence avec cette logique, la santé publique détient le mandat de prémunir la population contre les agents chimiques, biologiques ou physiques qui diminuent l'état de santé de la population et risquent de porter atteinte à cette capacité. Partant, elle reste muette, et paraît même impuissante, face à ce qui, plus largement, nuit au bien-être complet de la population. Quant aux pathologies et risques identifiés, il apparaît que la dimension médicale l'emporte sur la dimension sociale de la santé. Nous observons aussi que la notion de risque est associée aux personnes, aux plantes ou aux animaux plutôt qu'aux pathologies comme telles. Ainsi, dans le cas d'une personne infectée par le bacille de Koch, c'est la personne elle-même et non la tuberculose qui est considérée comme menaçante pour la santé de ses proches. Selon la Loi sur la santé publique, la personne infectée devient, par extension, une nuisance publique. Cette conception du risque semble d'autant plus troublante que la tuberculose demeure une maladie associée à l'itinérance, à la pauvreté et aux mauvaises conditions de vie, alors que l'infection au VIH est de plus en plus associée aux utilisateurs et utilisatrices de drogues injectables et à la prostitution. À notre avis, si des liens entre les inégalités sociales et les inégalités en matière de santé avaient été considérés, les dispositions de la loi relativement aux risques auraient vraisemblablement été différentes, dans leur approche tout au moins. Nous notons également une judiciarisation des procédures liées aux enquêtes épidémiologiques des directeurs de santé publique, par exemple 68 Marie-André Comtois la possibilité d'entrer dans une résidence privée sans le consentement de l'occupant, en étant muni d'un ordre de la cour (article 101), l'émission d'ordonnances de la cour pour obliger une personne à participer à une enquête (article 105) ou enfin, la possibilité qu'un agent de la paix localise, appréhende une personne et la conduise dans un lieu indiqué sur ordre du directeur de santé publique (article 108). En ce qui concerne l'éthique de la santé publique, il ressort que la Loi sur la santé publique révèle certaines préoccupations à l'égard de l'ensemble des principes que nous avons retenus. Toutefois et inévitablement, ces principes entreront en opposition. Il appartiendra alors aux différents acteurs et ultimement aux différentes cours de veiller à l'équilibre entre le bien commun et le droit individuel, entre l'incertitude et la prévention du mal, etc. Ainsi en sera-t-il quand un ou une juge, au nom d'un bien commun défini par la loi ou par le ou la ministre, le directeur ou la directrice de santé publique ou les interventant-e-s, émettra, à l'encontre du principe d'autonomie, une ordonnance autorisant qu'une personne soit retenue, contre sa volonté, en isolement. C'est dans ce contexte que l'approche par principe prend tout son intérêt et qu'un cadre d'analyse devient essentiel. D'ailleurs, il y a tout lieu de croire que le Comité d'éthique de santé publique prévu par la loi (articles 19 à 32) qui, « sur demande du ministre pourra donner son avis sur toute question éthique qui peut se soulever dans l'application de la présente loi » sera un comité appelé à se pencher sur la dynamique entourant les principes en jeu. En ce qui touche à l'éthique pour la santé publique, nous constatons que l'idéologie qui recouvre les principes et valeurs qu'elle renferme se rapproche d'une vision sociale traditionnelle, en équilibre entre l'approche utilitariste et l'approche libertarienne, laissant peu de place à une approche plus soucieuse d'égalité. Pourtant, les soucis d'égalité et de justice ne sont-ils pas à la base des préoccupations concernant les inégalités en matière de santé et au cœur du discours de la nouvelle santé publique ? Conclusion Somme toute, ainsi que nous l'avions présumé, notre exploration des enjeux soulevés par la loi québécoise sur la santé publique s’est révélée fructueuse et ce, d'autant plus que nous avons pu étudier l’arbre avant même d’en devoir juger les fruits, évitant ainsi d’être influencée par les difficultés de sa mise en œuvre ou par les différentes traductions qui lui seront apportées dans le quotidien social, économique ou politique. Cette analyse d'une loi à l'état brut nous aura permis d'identifier certains des enjeux éthiques inhérents à la santé publique qui, à notre avis, continueront de faire l'objet des débats de demain. ❑ Santé publique:réflexion sur les enjeux éthiques portés par la nouvelle loi québécoise 69 Notes 1 – Malgré l'intérêt qu'aurait représenté l'examen de l'évolution de la législation en matière de santé publique, en comparant la nouvelle loi avec l'ancienne, nous avons limité notre exploration au Projet de loi 36 (2001, chapitre 60). L'ancienne loi datant des années 1970 (L.R.Q. chapitre P-35), il nous a semblé plus pertinent de référer, quand besoin était, à la Loi sur les services de santé et les services sociaux de 1991 (L.R.Q. chapitre S-4.2). Par ailleurs, nous n'avons pas tenu compte des règlements et des politiques et programmes qui accompagnent cette loi. 2 – Ces définitions correspondent à une traduction libre des définitions données par Upshur (2002, p. 102). La troisième dimension correspond également à ce que Arsnperger et Van Parijs nomment l'éthique sociale (2002). 3–Ainsi, un adulte recevra un montant total de prestation mensuelle de 545,33$ s'il est sans contrainte à l'emploi, de 656,33$ s'il a des contraintes temporaires à l'emploi et de 788,00 $ s'il a des contraintes sévères à l'emploi. Ces contraintes référent à l'état de santé et aux handicaps physique, intellectuel ou mental (voir le formulaire de demande de prestations, www.mess.gouv.qc.ca, site visité le 16 août 2003). 4 – www.infinit.com, site visité le 21 septembre 2002. 5 – Les soulignés sont de nous et visent à attirer l'attention sur la gradation de la menace soit : une menace et une grave menace. 6 – Préoccupations qui ont traversé les océans, avec l'embargo sur la vente de viande de bœuf décrété, par plusieurs pays dont les États-Unis, à l'égard des productions canadiennes, depuis la découverte de problèmes similaires en Alberta. 7 – * Définitions tirées de Saint-Arnaud Jocelyne, 1999, p. 143; ** Définitions tirées de Massé, Raymond, 2001, p. 76-77 et, 2003, p.140***Définitions tirées de Upshur R.G.E., 2002, p. 102. 8 – Dont l'existence est remise en question dans le programme du parti libéral actuellement au pouvoir. 9 – Il n'est qu'à rappeler les mémoires présentés par ces groupes aux commissions parlementaires des Affaires sociales de juin 1996 et de mars 1998 qui traitaient, entre autres, des modifications apportées à la Loi sur les services de santé et les services sociaux en regard de la participation des citoyennes et citoyens dans les conseils d'administration des établissements de santé et des Régies régionales et dans les assemblées générales locales et régionales. 70 Marie-André Comtois Références Arnsperger, C., et Van Parijs, P. 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De la prévention à la précaution et réciproquement. Éthique publique. Revue internationale d'éthique sociétale et gouvernementale, 4, 23-37 . 72 Marie-André Comtois Abstract The new Public Health Act (Bill 36, 2001, Chapter 60) was passed in December 2001. We examined this bill to discover the principles and values on which it is based. After a brief description of the content, this article presents, in three sections, the results of our study with regard to the three dimensions of public health ethics. Thus, the first part examines the bill from the standpoint of ethics in public health, that is the ethical dimension of public health undertaking. The second part examines the ethics of public health, that is the ethical dimension of the interventions it advocates. Finally, the third part discusses ethics for public health, that is the social values that underlie it. Remerciements L’auteur tient à remercier Michel O’Neill de l’Université Laval de ses commentaires sur des versions préliminaires de ce texte dont elle prend par ailleurs l’entière responsabilité. Biographie Marie-Andrée Comtois est détentrice d'un baccalauréat en Communication et d'une maîtrise en Science politique. Elle poursuit actuellement ses études au doctorat en Santé communautaire à l'Université Laval. Elle est également conseillère syndicale dans le réseau de la santé depuis quelque 20 ans. Ses préoccupations concernent tout particulièrement la mondialisation et la participation des citoyens et citoyennes aux décisions qui les concernent. De l’individuel au collectif: une vision décloisonnée de la santé publique et des soins Jean-Frédéric Lévesque Université de Montréal Article original Pierre Bergeron Université Laval Résumé : La santé publique et les systèmes de soins se sont développés en parallèle dans de nombreux pays industrialisés, et ce, même dans les pays où l’État joue un rôle central tant dans la prestation des services collectifs que des services personnels. Les contributions de la santé publique dans le système de santé font souvent l’objet de débats et ces derniers révèlent, entre autres, différentes façons de conceptualiser les rôles de la santé publique. Le rapport sur la santé dans le monde de l’année 2000 de l’Organisation mondiale de la santé et les travaux de l’Organisation panaméricaine de la santé sur les « fonctions essentielles » de santé publique abordent ces rôles sous des angles nouveaux. Nous inspirant de ces travaux et de descriptions des rôles de la santé publique au Québec, nous proposons une vision selon laquelle les rôles de la santé publique sont à la fois complémentaires et spécifiques dans l’atteinte des objectifs des systèmes de santé. Mots clés : Santé publique, systèmes de santé, fonctions de santé publique, cadre conceptuel, politiques de santé. Introduction L es interventions étatiques à l’égard de la santé publique ainsi que des systèmes de soins ont des origines différentes et se sont souvent développées parallèlement (Brandt et Gardner, 2000). Dans certains pays, cette démarcation s’accorde avec un rôle limité de l’État dans la provision de services individualisés. Mais dans de nombreux pays industrialisés, l’État joue un rôle majeur dans ces deux champs. Or, même dans ces derniers, la santé publique 1 demeure parallèle aux soins et ses contributions y sont souvent remises en question (Beaglehole et Bonita, 1997; Gagnon et Bergeron, 1999). Pourtant, les objectifs poursuivis et les enjeux se recoupent ; leurs stratégies sont interdépendantes (Lasker, 1997). Les discussions entourant les contributions de la santé publique peuvent dépendre des façons de concevoir ce champ (disciplines, connaissances et modes organisationnels), ses objets (santé, maladie, individus, communautés, etc.) ou ses rôles. De plus, les rôles adoptés par les institutions de santé publique et de soins reflètent les caractéristiques politiques et économiques, Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 73-89. 74 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron ainsi que les valeurs dominantes des systèmes sociaux dont elles font partie. Les discussions peuvent également porter sur le positionnement de la santé publique par rapport à d’autres acteurs du système de santé. 2 Les tensions et ambiguïtés quant aux liens entre les interventions gouvernementales touchant la santé publique et celles touchant les soins en sont un exemple (Brandt et Gardner, 2000). Ces difficultés relatives à la spécification des rôles de la santé publique résultent en partie d’une évolution inévitable des frontières de son domaine d’intervention, suivant les modifications épidémiologiques, démographiques, sociales, technologiques, politiques et économiques auxquelles nos sociétés font face et de la nature mouvante des disciplines et acteurs qui la composent (Lee et Paxman, 1997 ; Fournier, 1998). Ces débats semblent aussi résulter d’une conceptualisation insuffisante des rôles de la santé publique. Un mouvement international propose une révision des « fonctions essentielles de santé publique » (Frenk, 1993 ; Lee & Paxman, 1997 ; Organisation panaméricaine de la santé [OPS] 2000) ainsi qu’un rapprochement de la santé publique avec le secteur curatif (Saltman et Figueras, 1997 ; Starfield, 1996). Mais ces propositions n’articulent pas explicitement les rôles de la santé publique à l’intérieur d’un système de santé plus vaste et ne décrivent pas comment ceux-ci peuvent contribuer à la réalisation des objectifs des systèmes de santé. Définir les rôles de la santé publique indépendamment des autres interventions de santé risque d’entretenir ambiguïtés, chevauchements et débats. Les travaux sur les « fonctions essentielles de santé publique» et la récente proposition d’un cadre d’analyse des systèmes de santé (World Health Organization [WHO], 2000 ; Murray et Frenk, 2000) fournissent les éléments à partir desquels il nous apparaît possible de développer une vision de la santé publique qui tienne compte de ses interactions dans un système de santé. Cet article propose ainsi de revoir les rôles de la santé publique en relation avec la réalisation des grandes fonctions des systèmes de santé. Nous présentons, dans un premier temps, un survol des conceptualisations quant aux fonctions particulières ou rôles de la santé publique et en proposons une synthèse 3. Nous décrivons ensuite certains éléments du cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et proposons une articulation entre rôles de la santé publique et fonctions des systèmes de santé identifiés dans le cadre de l’OMS. Nous discutons finalement des forces et limites de cette vision des rôles de la santé publique en relation avec l’atteinte des objectifs fondamentaux des systèmes de santé. La conceptualisation des rôles de la santé publique Les définitions de la santé publique abondent et la présentent comme plus ou moins hétérogène selon qu’on tente d’en cerner la nature en décrivant ses objets, ses méthodes, ses acteurs ou ses valeurs. Elle a été définie comme « un ensemble d’efforts organisés pour protéger, promouvoir et restaurer la santé de la population par la combinaison de la science, des habilités et des croyances ayant pour objectifs le maintien et l’amélioration de la santé de la population par des actions collectives et sociales » (traduction libre de Last, 1995). D’autres la décrivent comme une discipline s’occupant de la santé globale de la population sous ses aspects préventif, curatif et éducatif (Denoyer, 1999), s’appuyant sur un processus de mobilisation des ressources pour assurer des conditions dans lesquelles les gens peuvent être en santé (Detels et Breslow, 1997 ; Institute of Medicine, 1988). La santé publique viserait la recherche des informations nécessaires à la caractérisation de l’état de santé des populations et la mobilisation des ressources nécessaires à sa modification. Elle réaliserait ces objectifs par « l’organisation du personnel et des institutions requises à la promotion de la santé, la prévention de la maladie, le diagnostic et le traitement des maladies et la réadaptation physique, sociale et fonctionnelle» (traduction libre de Frenk, 1993). Finalement, les analyses s’attardant aux acteurs de la santé publique et à ses institutions la présentent comme un champ d’intervention regroupant des professionnels de disciplines diverses (Fournier, 1998), avec une hétérogénéité professionnelle et organisationnelle liée à la transformation continue du contour de son champ (Fassin, 1998 ; Gagnon et Bergeron, 1999). De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 75 La multiplicité des définitions de la santé publique peut résulter des difficultés à mesurer la santé dans sa dimension collective, des multiples disciplines contribuant aux connaissances sur la santé et ses déterminants ainsi que de la variété des pratiques s’y référant (Afifi et Breslow, 1994). Une définition univoque du champ serait ainsi impossible et un recours aux missions et rôles du champ permettrait d’illustrer le caractère tourné vers l’action, les connaissances et les domaines d’intervention en évolution dynamique de la santé publique (Fournier, 1998). (participation sociale, mobilisation de partenariats, législation). De plus, en ce qui concerne les soins de santé, ils se limitent à l’évaluation de leur qualité et à la défense de l’équité dans l’accès. Proposer une synthèse des rôles de santé publique S’inspirant de ces travaux, nous proposons neuf rôles pour la santé publique (tableau 2). Nous avons privilégié les rôles retenus par le Programme national de santé publique du Québec comme base à notre proposition étant donné qu’ils intègrent en grande partie les éléments propres aux réflexions de l’OPS et de l’Institute of Medicine dans le contexte d’un système public de soins et de santé. De plus, l’utilisation d’une conceptualisation des rôles de santé publique correspondant en grande partie à celle adoptée dans la planification des interventions de santé publique dans un contexte particulier semble pertinente à l’explicitation L’Organisation panaméricaine de la santé (OPS) présente la réalisation des «fonctions essentielles» de santé publique comme des «conditions qui permettent une meilleure pratique de la santé publique » pour l’amélioration de la santé de la population (OPS, 2000). L’OPS et l’Institute of Medicine ont suggéré qu’aux « fonctions » de surveillance, de protection, de promotion et de prévention, s’ajoutent celles de développement de politiques Tableau 1 : Récentes délimitations des fonctions essentielles de santé publique. publiques, de participation des p q Organisation panaméricaine Institute of Medicine Programme national communautés, de régulation, de la santé * (États-Unis)** de santé publique d’équité dans l’accès aux soins, (Québec)*** de développement de ressources Fonctions spécifiques " Surveillance de l’état de santé de la " Monitorage, évaluation et analyse population et identification des besoins de l’état de santé humaines et de recherche. " Surveillance épidémiologique, " Surveillance continue de santé étude et contrôle des risques et de l’état de santé " Diagnostic et enquête sur les problèmes Au Québec, le Programme menaces pour la santé publique de la population de santé dans la communauté " Réduction de l’impact des Protection de la santé " Mise en application des lois et régulations " national de santé publique, urgences et des désastres en santé " Promotion de la santé et protégeant la santé " Renforcement de la capacité du bien-être " Information, éducation et empowerment inspiré des travaux précédents, institutionnelle de régulation et " Prévention des maladies, pour la santé de contrôle en santé publique des problèmes " Mobilisation de partenariats pour introduit une distinction entre " Promotion de la santé psychosociaux et l’identification et la résolution de " Participation des citoyens dans des traumatismes problèmes de santé fonctions essentielles et de soula santé " Développement de politiques supportant " Développement de politiques et les efforts collectifs et individuels pour tien (Ministère de la Santé de capacités institutionnelles de la santé planification et de gestion en santé Fonctions de soutien " Direction des personnes vers les services et des Services sociaux [MSSS], publique de santé nécessaires et la provision " Capacité de gestion pour " Réglementations, législations de soins de santé lorsque non disponibles 2002). Le tableau 1 résume l’organisation des systèmes et et politiques publiques ayant autrement services des effets sur la santé " Évaluation de l’efficacité, de de façon comparative les dif" Évaluation et promotion de l’accès " Développement et maintien l’accessibilité et de la qualité des services équitable aux services nécessaires des compétences personnels et collectifs de santé férentes propositions de ces " Garantie et amélioration de la " Recherche et innovation " Assurance de la compétence des qualité des services de santé professionnels de santé publique et individuels et collectifs organismes. du personnel de soins " Ces divers travaux constituent pour nous une base intéressante pour revoir les rôles de la santé publique. Ils semblent par contre mettre sur un même pied certains éléments ayant trait aux rôles (promotion de la santé, prévention, etc.) et d’autres reliés au type d’intervention employée (information, éducation, empowerment) ou aux stratégies utilisées Développement des ressources " Recherche sur des solutions innovatrices humaines et formation en santé à des problèmes de santé publique " Recherche en santé publique * OPS 2000; ** Lee & Paxman 1997; *** MSSS 2002. Tableau 2 : Proposition de rôles de santé publique. " " " " " " " " " Surveillance et mesure de l’état de santé de la population et de ses déterminants Protection de la santé de la population et gestion des risques à la santé Prévention de la maladie et réduction des facteurs de risque Promotion de la santé de la population Soutien à la planification, l’organisation et la prestation des soins personnels Développement et maintien des compétences professionnelles de santé publique Développement et diffusion des connaissances et information de la population Évaluation des effets des interventions collectives et des services personnels sur la santé de la population Appréciation de l’impact des politiques publiques sur la santé de la population 76 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron de l’utilité d’une nouvelle conceptualisation des contributions de santé publique aux systèmes de santé. Les rôles proposés sont les suivants : 1) Le premier concerne la surveillance et la mesure de l’état de santé 4 de la population et de ses déterminants. Ce rôle inclut la mise en place et l’assurance de la qualité des systèmes d’information, la production et la diffusion de l’information à l’intention de la population, des intervenants et décideurs (MSSS, 2003). L’analyse des données de surveillance vise à orienter l’intervention et à établir des tendances dans la distribution des états de santé. 2) La protection de la santé de la population et la gestion des risques à la santé correspondent à la mise en place des interventions auprès d’individus ou de groupes face à une menace réelle ou appréhendée. Elle se traduit en investigation et analyse de cas, d’éclosions ou d’épidémies et en production d’avis de santé publique (MSSS, 2001). Ce rôle inclut la gestion des risques et l’émission d’avis concernant la sécurité de divers produits de consommation, la planification et l’évaluation des interventions face à des situations d’urgence et de leurs impacts sur la santé de la population (Detels & Breslow, 1997). 3) La prévention de la maladie et la réduction des facteurs de risque renvoient aux interventions ayant pour but d’éviter un événement ou un état de santé particulier. Elles portent sur la caractérisation des facteurs de risque, l’identification des méthodes préventives efficaces ainsi que sur l’élaboration et la mise en place de programmes collectifs de prévention (MSSS, 2002 ; Detels & Breslow, 1997 ; Last, 1995). 4) La promotion de la santé de la population correspond à un ensemble d’actions permettant aux individus et collectivités d’exercer une plus grande emprise sur leur santé. Elle met l’accent sur le développement des habilités personnelles et de l’action communautaire ainsi que sur la création d’environnements et de politiques sociales favorables à la santé (Last, 1995; Detels&Breslow, 1997 ; MSSS, 2002 ; MSSS, 2001). 5) Le soutien à la planification, l’organisation et la prestation des soins personnels 5 concernent l’adaptation des services individuels aux buts du système de santé en matière d’impact sur la santé de la population, de qualité et d’équité dans l’accès aux soins. Ce rôle peut se traduire dans des activités favorisant les pratiques reconnues efficaces, la mise en œuvre de dépistages systématiques, l’émission d’avis de santé publique auprès des cliniciens et administrateurs dans le but d’en influencer la pratique, ainsi que la diffusion et la promotion des modèles d’organisation des soins les plus favorables à la santé et à un accès équitable (Afifi & Breslow, 1994 ; Beaglehole & Bonita, 1997 ; Lasker, 1997). 6) Le développement et le maintien des compétences professionnelles de santé publique correspondent aux activités de formation continue, de liens avec les institutions d’enseignement et les associations professionnelles, d’identification et de mobilisation des ressources pour l’intervention (MSSS, 2003). 7) Le développement et la diffusion des connaissances ainsi que l’information de la population, des gestionnaires et des intervenants assurant la prestation de services dans le système de santé regroupent les activités de recherche et de mise à profit des connaissances scientifiques (MSSS, 2001 ; MSSS, 2002). 8) L’évaluation des effets des interventions collectives et des services personnels sur la santé de la population 6 reconnaît le système de santé comme un déterminant de la santé de la population (Murray&Frenk, 2000). Ce rôle d’évaluation porte, par exemple, sur l’impact des transformations dans l’organisation des soins, l’analyse des inégalités sociales en regard de l’accès aux services curatifs et de soins (MSSS, 2001), l’évaluation de différents modèles d’organisation des soins curatifs et préventifs (Lasker, 1997) ainsi que sur l’impact des interventions de santé publique. 9) Finalement, la santé publique a pour rôle d’apprécier l’impact des politiques publiques sur la santé et de faire valoir la santé auprès d’autres secteurs d’activité collective (MSSS, 2003). Ainsi, la santé publique met en lumière les multiples déterminants extérieurs aux systèmes de santé et leurs répercussions sur la santé (Beaglehole & Bonita, 1997). De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 77 Cette proposition des rôles reprend largement les « fonctions » de santé publique du Programme national de santé publique du Québec. Elle ajoute, par contre, un rôle portant sur le soutien aux soins personnels reflétant l’implication actuelle de plusieurs praticiens de la santé publique. En plus, elle spécifie l’évaluation des effets des interventions collectives et des services personnels pour rendre compte des contributions de la santé publique à la conception d’ensemble des systèmes de santé. Les contributions de santé publique aux fonctions des systèmes de santé Dans son rapport sur la santé dans le monde de l’an 2000, l’OMS a proposé un cadre d’analyse de la performance des systèmes de santé. Malgré plusieurs critiques formulées suite à sa publication, ce cadre a attiré l’attention des gouvernements et de la communauté scientifique sur l’importance des systèmes de santé (Wibulpolprasert & Tangcharoensathien, 2000). Au Québec, la Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux (MSSS, 2000) a repris plusieurs éléments du cadre de l’OMS dans son rapport. Ce dernier document pourrait influencer autant la restructuration des soins de santé que les activités de santé publique au Québec. Confronter les rôles de la santé publique aux fonctions proposées dans le cadre de l’OMS permet de discuter de ces rôles en relation avec l’ensemble du système de santé. est soutenue par la mise en place de ressources financières, la production de compétences, et la conception et la régulation du système. 8 Par ailleurs, il ne propose pas de découpage en composantes ni ne précise les organisations et les acteurs devant réaliser ces fonctions. Les variations des contextes, des modes organisationnels, de la nature privée ou publique du financement ainsi que de la prestation des services se traduisent dans des attributions variées des fonctions selon les organisations et les paliers des systèmes de santé (Murray&Frenk, 2000; Saltman &Ferroussier-Davis, 2000). Nous inspirant du cadre proposé par l’OMS, nous suggérons que le champ de la santé publique renvoie aux acteurs dont le but premier vise l’amélioration de la santé dans sa dimension collective plutôt qu’individuelle. Cette définition suggère d’inclure les acteurs provenant des secteurs communautaires, gouvernementaux, médicaux et sociaux dépassant ainsi les seules institutions publiques des systèmes de santé. Nous proposons que la santé publique ne contribue pas uniquement par la prestation de services collectifs en parallèle au système de soins mais aussi en interaction avec celui-ci. Elle concourt à la réalisation d’autres fonctions comme la prestation de services personnels, la génération de ressources et la gouverne. Un croisement des rôles de la santé publique et des fonctions des systèmes de santé illustre les apports spécifiques de la santé publique. Le système de santé peut se définir comme regroupant l’ensemble des activités dont le but premier vise le maintien et l’amélioration de la santé de la population (WHO, 2000). Il dépasse ainsi le système de soins et englobe les acteurs partageant cette finalité. Ce cadre d’analyse identifie les grandes fonctions des systèmes de santé comme étant le financement, la génération des ressources, la prestation de services personnels et collectifs ainsi que la gouverne. 7 • La fonction relative à la prestation des services concerne les interventions auprès d’individus et de collectivités. Par ses activités de surveillance, de protection, de prévention et de promotion, la santé publique est le principal prestataire de services collectifs. Mais elle fournit aussi un soutien dans la prestation de services personnels par diverses interactions avec les milieux cliniques (dépistages individuels, outils de promotion de la santé en milieu clinique et diffusion des pratiques efficaces, entre autres) ou la provision directe de services personnels (santé au travail, notification de partenaires, thérapies sous observation directe, services préventifs ou curatifs aux populations vulnérables, etc.). Ce cadre nous semble porteur par sa classification dans une perspective fonctionnelle où la prestation de services collectifs et individuels • La santé publique contribue à la génération de ressources par la formation de ses professionnels et le renforcement de ses institutions 78 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron ainsi que par le développement et la diffusion des connaissances de santé publique. Cette contribution s’ajoute aux activités des institutions d’enseignement et des associations professionnelles assurant la formation continue de leurs membres, ainsi qu’à celles des différentes institutions de recherche générant des connaissances relatives à la santé de la population. Aucun système ne peut réaliser ses objectifs sans personnel qualifié et sans institutions performantes. La génération des ressources de santé publique vise le développement et le transfert des connaissances sur la santé de la population vers d’autres acteurs du système de santé également. Elle vise à soutenir les citoyens, les cliniciens, les administrateurs et les élus dans leurs décisions de même que dans leurs interventions liées à la santé. • De plus en plus, la santé publique contribue au financement des systèmes de santé par sa contribution à l’établissement des besoins, des priorités de santé et des critères d’allocation des ressources. Cette contribution passe par exemple par la réalisation de la fonction de surveillance de l’état de santé et de ses déterminants qui identifie les besoins actuels et anticipe les besoins à venir. • Finalement, la santé publique soutient la gouverne du système de santé à travers plusieurs de ses rôles (surveillance et mesure de l’état de santé, développement des connaissances, évaluation de programmes préventifs, etc.) mais plus spécialement l’évaluation des effets des interventions collectives et des services personnels sur la santé de la population ainsi que l’appréciation de l’impact des politiques publiques sur la santé. Les contributions à l’atteinte des buts fondamentaux des systèmes de santé L’OMS identifie les buts fondamentaux des systèmes de santé comme étant l’amélioration de la santé de la population, l’amélioration de la réactivité (définie comme la réponse aux besoins et attentes légitimes des populations) 9 du système de santé ainsi que l’équité dans la distribution des états de santé, de la réactivité et de son financement (Murray & Frenk, 2000). Ce positionnement explicite de l’équité 10 comme objectif fondamental des systèmes de santé s’accorde bien avec la perspective de population supportée par la santé publique. Si ces objectifs fondamentaux sont en général reconnus lorsque la prestation des soins et la santé publique constituent une responsabilité de l’État, ces objectifs ne jouissent pas de la même reconnaissance dans des systèmes où le rôle de l’État est plus limité. Améliorer la santé de la population L’objectif d’améliorer le niveau de santé de la population est celui qui sous-tend la majorité des interventions de santé publique dans les pays industrialisés. Les rôles de surveillance, de promotion, de protection, de prévention et de soutien des soins concourent tous à améliorer la santé ou à alléger le fardeau de maladie de la population. Ils contribuent ainsi directement à l’objectif d’amélioration du niveau de santé de la population par la prestation de services. L’évaluation des effets des interventions collectives et des services personnels sur la santé de la population et d’appréciation de l’impact des politiques sur la santé nous semble également y concourir indirectement par l’influence exercée sur la conception d’ensemble du système de soins et la considération de l’impact des politiques sur les grands déterminants de la santé. Contribuer à l’équité dans la santé Au-delà de cette contribution à l’amélioration du niveau moyen de santé de la population, la santé publique semble aussi contribuer à l’atteinte de l’équité dans la distribution des états de santé par diverses interventions ciblées auprès de groupes défavorisés ou vulnérables. De plus, par son attention portée sur les déterminants sociaux et économiques sous-jacents à la santé et la maladie, la santé publique s’attaque ainsi souvent aux causes fondamentales des inégalités de santé (Beaglehole&Bonita, 1997). Cette préoccupation au sujet des inégalités sociales de la santé confronte le champ de la santé publique à une réévaluation constante de ce que pourrait être « un espace sociopolitique et économique dans lequel plus de santé pour plus de monde serait enfin rendu possible » (Bibeau, 1999). De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 79 Mais si la réalisation efficace des interventions de santé publique devrait intuitivement produire une amélioration du niveau de santé de la population, elle pourrait aussi entraîner un impact négatif sur l’équité. Les interventions préventives les plus efficientes sont souvent celles réalisées auprès de populations favorisées économiquement plus réceptives aux messages éducationnels et présentant de plus grandes opportunités de modifications de leur mode et environnement de vie. De plus, cibler les moins bien nantis entraîne souvent des coûts plus importants et des effets sur la santé moindres, malgré les plus grands besoins en santé. La perspective de population de la santé publique n’est ainsi pas suffisante à l’atteinte de l’équité. Une contribution explicite à la fonction de gouverne des systèmes de santé par la défense des valeurs relatives à la solidarité semble aussi nécessaire. Cette contribution à ce que l’OMS appelle « stewardship » implique les notions de confiance, de comportement éthique et de prise de décision appropriée, la gouverne impliquant la notion d’un agent qui réalise le bien pour quelqu’un (Saltman & Ferroussier-Davis, 2000). La santé publique porte ces valeurs et se doit de prendre la parole sur les débats relatifs à la justice sociale pour défendre les défavorisés ; en tant que chien de garde contre les inégalités, elle contribue à l’équité par sa position critique indépendante (Saltman&Feroussier-Davis, 2000; Bibeau, 1999). Finalement, la réalisation du rôle de la santé publique en regard de l’évaluation de l’impact des soins sur la santé peut montrer l’importance de l’équité du financement du système de santé et fournir des arguments en faveur de la pérennité d’un système public de soins. Contribuer à la réactivité des systèmes de santé Si la santé publique présente une grande légitimité comme champ d’intervention sur les deux premiers objectifs fondamentaux proposés par l’OMS, la santé et l’équité, elle pourrait aussi contribuer à l’amélioration de la réactivité par sa perspective de population qui dépasse les perspectives clientèles souvent adoptées par les instances administratives des systèmes de soins et de services sociaux. Considérer la santé dans sa définition la plus globale reconnaît la confiance et la satisfaction portées envers le système de santé comme un important déterminant de la santé. Un engagement explicite de la santé publique envers l’amélioration de la réactivité du système de santé permettrait de mieux questionner les interventions relatives au système de soins ainsi que celles propres à la santé publique. Un tel engagement pourrait générer une prise de conscience quant à l’impact des messages et interventions de santé publique sur le respect des personnes et la réponse à leurs attentes. Un système réactif aux attentes devrait assurer la distinction nécessaire entre la sphère privée et publique (Morone, 1997) afin d’éviter les approches coercitives qui blâment indûment les personnes pour des problèmes de santé fortement conditionnés par les environnements et opportunités s’offrant aux personnes (Beaglehole & Bonita, 1997). La participation publique aux orientations du système de santé pourrait contribuer au maintien du délicat équilibre entre responsabilité individuelle et contrôle social sans tomber dans les pièges du blâme, de la moralisation (Bibeau, 1999) et de l’ingénierie sociale. La santé de la population pourrait ainsi résulter de la recherche de solutions partagées pour des problèmes communs (Morone, 1997). Une conceptualisation renouvelée des rôles de santé publique La santé publique contribue aux fonctions des systèmes de santé par la réalisation de ses rôles propres. Ceci favorise une ouverture des rôles de la santé publique par une mise à profit de son expertise auprès d’autres acteurs du système de santé mais non par l’appropriation de nouveaux domaines d’application. Si la santé publique devait contribuer à la prestation de services personnels de soins par exemple, ce ne serait pas en se substituant à d’autres acteurs, responsables de leur planification et de leur gestion, mais plutôt en réalisant la contribution spécifique portée par ses rôles. Dans cette vision, les fonctions de prestation de services personnels ou collectifs, de financement, de génération de ressources et d’administration générale ne sont pas réalisées 80 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron chacune par des secteurs distincts, plusieurs secteurs contribuant conjointement à leur réalisation (Murray & Frenk, 2000). La figure 1 illustre la mise en relation des rôles de la santé publique que nous proposons et des fonctions des systèmes de santé de l’OMS. Les rôles de santé publique sont insérés à l’intérieur des fonctions des systèmes de santé selon leur contribution principale. Les flèches grises illustrent la contribution des fonctions de santé publique à d’autres domaines, dépassant la contribution aux systèmes de santé. Les flèches fines noires se rapportent à l’interaction entre les rôles de la santé publique. Des fonctions en interaction À l’intérieur même du champ de la santé publique, la conceptualisation illustrée par la figure 1 suggère la nécessité de voir les rôles de la santé publique en interaction dans la réalisation de fonctions plus globales plutôt que des rôles exclusifs ou des domaines séparés d’in- tervention. Ceci renforce la vision selon laquelle les rôles de la santé publique se distinguent de la notion de domaines d’intervention (environnement, maladies chroniques, violence, toxicomanie, etc.) et peuvent plutôt être mis à profit conjointement dans la résolution de problèmes de santé relatifs à divers domaines. Les rôles de la santé publique concourent ainsi conjointement à la réalisation de fonctions du système de santé. La prestation de services collectifs dans le champ des maladies chroniques fournit une illustration de cette complémentarité entre les rôles de la santé publique. La surveillance permet l’évaluation de la prévalence des états pathologiques (cancer, diabète, maladies cardiovasculaires, etc.), de leurs facteurs de risque (inactivité, tabagisme, etc.) et de leurs complications dans la population ainsi que l’identification des problèmes prioritaires. La protection réalise des interventions visant à réduire les risques environnementaux relatifs aux maladies chroniques (fumée de tabac, expositions chimiques, pollution, etc.). La prévention prend la forme de programmes Autres domaines sociaux Développement et maintien des compétences Protection de la santé et gestion des risques Promotion de la santé Appréciation de l’impact des politiques publiques Surveillance et mesure Développement et diffusion des connaissances et information Génération des ressources Système de santé Soutien à la planification, à l’organisation et à la prestation des soins Prévention de la maladie et des facteurs de risque Prestation de services personnels et collectifs Financement Figure 1 : Rôles de la santé publique et fonctions des systèmes de santé. Évaluation des effets des interventions collectives et des services personnels Gouverne du système De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 81 de réduction des facteurs de risque (cessation du tabagisme, perte de poids, etc.), de dépistage (hypertension artérielle, hypercholestérolémie, etc.) et de traitement préventif (produits de remplacement nicotinique, etc.). La promotion de la santé contribue à la réalisation des fonctions du système de santé par la mise en place de campagne de modification des habitudes de vie (activité physique, habitudes nutritionnelles, etc.) et de modification des milieux de vie (infrastructures récréatives et sportives, disponibilité des aliments sains, etc.). Enfin, le soutien dans la planification, l’organisation et la prestation des soins contribue entre autres, par l’élaboration de modèles d’organisation de services intégrés en dépistage et traitement des maladies chroniques. Dans la prestation d’interventions collectives, les rôles de la santé publique semblent ainsi imbriqués et en interaction. Au-delà des interventions collectives Concevoir les rôles de la santé publique dans l’ensemble du système de santé favorise aussi l’élargissement de la contribution de la santé publique en étendant sa contribution au-delà de la prestation de services collectifs. Dans le domaine des maladies chroniques, la santé publique soutient la prestation de services individuels par : 1) l’identification de facteurs de risque et de populations à risque pour le dépistage ou le traitement, exigée par son rôle de surveillance ; 2) l’identification d’agents posant des risques dans une visée de protection ; 3) la mise en place de protocole de dépistage destiné à la prévention clinique ; 4) des recommandations de modifications comportementales aux patients ; 5) l’aide à l’établissement de services intégrés en maladies chroniques par une intégration des dimensions collectives de la santé dans les soins. Dans un contexte où les sociétés font face à un vieillissement de la population dû à un accroissement de l’espérance de vie, les maladies chroniques risquent de poser des défis importants pour la santé de la population. Cette progression de maladies chroniques affectant les personnes pour de nombreuses années pourrait résulter en un retour à l’avant-plan de l’organisation du système de soins comme déterminant de la santé. Le système de soins représente une intervention permettant d’alléger le fardeau dû aux maladies chroniques et d’éviter que celles-ci conduisent à l’apparition d’autres maladies chroniques y étant reliées. Au-delà de son approche préventive, la santé publique devrait développer des façons efficaces d’aider la population croissante de personnes âgées avec des problèmes de santé persistants à maintenir sa santé malgré la présence de maladies chroniques (Afifi&Breslow, 1994). L’investissement de la santé publique dans les réseaux de soins et la sollicitation de la santé publique par ceux-ci ont traditionnellement été limités (Saltman&Figueras, 1997). Ce constat révèle partiellement, selon nous, une conception des champs de la santé publique et des soins comme distincts et séparés. Pourtant la santé publique, par son approche de population et son expertise en analyse des problèmes de santé, en évaluation des pratiques et technologies médicales et en organisation des services, devrait se rapprocher des réseaux cliniques (Rapport Acheson cité dans Dawson, Sherval & Mole, 1996). Cette vision semble également partagée par des analystes des réformes des systèmes de santé qui voient l’implication de la santé publique comme une réponse aux défis posés par : 1) le déséquilibre entre les demandes de services et les ressources disponibles; 2) l’effacement partiel de la distinction entre services curatifs et préventifs ; 3) la sensibilisation des décideurs et de la population aux effets d’une sous-utilisation d’interventions efficaces et du recours fréquent à des interventions inefficaces ; 4) la variabilité des résultats de santé et des inégalités dans l’accès aux services de santé (McKee & Bojan, 1998) ; 5) l’émergence de modes d’organisation des services curatifs associés à une rémunération fondée sur la responsabilité envers des populations et l’atteinte de résultats de prévention et de santé (Gordon et al., 1996). Les deux secteurs bénéficieraient d’une collaboration plus étroite (Saltman&Figueras, 1997; Brandt & Gardner, 2000). Au Québec, la Commission Clair interpellait également la santé publique à mettre à profit son expertise dans les restructurations des soins de première ligne (MSSS, 2001). La santé publique peut aussi soutenir la gouverne du système de santé. Les rôles d’évaluation des effets des interventions collectives et des services personnels sur la santé de la population et d’appréciation de l’impact de politiques publiques 82 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron sur la santé constituent des contributions à la gouverne qui s’ajoutent à la surveillance, au développement et à la diffusion des connaissances. Ainsi, la santé publique peut contribuer à la gouverne du système de santé dans la lutte aux maladies chroniques, en générant des connaissances sur les changements de l’état de santé (prévalence et incidence) et sur les risques à la santé (prévalence de facteurs de risque, mortalité attribuable), de même qu’en évaluant l’impact de divers modes organisationnels de soins et des politiques de prévention, de soins ou d’autres secteurs sur la santé de la population. Discussion La vision proposée permet de clarifier la contribution de la santé publique sous deux plans. Elle met en lumière le fait que la santé publique contribue aux objectifs du système de santé en complémentarité avec d’autres acteurs. Sur ce plan, elle souligne la spécificité des rôles de la santé publique. Cette vision montre ensuite que les rôles de la santé publique contribuent aux différentes fonctions du système de santé. Mais cette vision d’une santé publique insérée dans les systèmes de santé comporte des limites que nous discuterons avant de présenter certaines de ses forces. Des limites : une vision rationnelle et enjeux Le croisement des rôles de la santé publique et des fonctions des systèmes de santé met en relation des rôles adoptés par un champ dans la réalisation de rôles généraux du système de santé. Si les fonctions de l’OMS renvoient à une perspective systémique où chacune est essentielle à l’ensemble, les rôles de santé publique sont plutôt issus des représentations de ce qui est acceptable et du ressort de la santé publique dans un contexte particulier. Les fonctions des systèmes de santé représenteraient une conceptualisation relativement neutre de la nature de l’organisation d’un système de santé. Découlant de connaissances et valeurs inscrites dans des circonstances particulières (Lehoux, 2000), les rôles de la santé publique ne correspondraient pas à des descriptions neutres mais plutôt au résultat de visions du monde particulières, de luttes et de conflits. La vision proposée réalise la mise en relation d’une conceptualisation théorique des fonctions des systèmes de santé et une définition des rôles de santé publique dans un contexte réel. Si cette vision représente un effort rationnel de clarification, il n’en demeure pas moins que les rôles attribués aux institutions de santé publique restent contingents à de multiples aspects historiques, politiques, économiques et épidémiologiques. Notre conceptualisation des rôles de la santé publique équivaut certes partiellement au résultat de facteurs hors du contrôle de ses institutions. Mais l’adoption des rôles peut aussi être stimulée par les connaissances et capacités d’interventions efficaces, l’innovation ou des développements modifiant les représentations que s’en font les acteurs à l’intérieur et à l’extérieur de la santé publique. Notre positionnement ne vise pas ainsi à prescrire et fixer le rôle de la santé publique mais plutôt à synthétiser un courant récent de description de ces rôles, au Québec, et de proposer une nouvelle façon de les concevoir en relation avec les fonctions des systèmes de santé. Cette vision n’autorise pas une traduction opérationnelle unique et générale des rôles de la santé publique et de la contribution de ceux-ci à la réalisation des fonctions des systèmes de santé. Une telle traduction en interventions demeure assujettie à l’appropriation mutuelle de cette vision par les acteurs du système de santé et découle des ressources et structures disponibles. Elle servirait à baliser l’univers du possible, l’ampleur du rôle de la santé publique dans la réalisation des fonctions du système de santé. Finalement, l’intégration des fonctions des systèmes de soins et de la santé publique dans un ensemble commun n’est pas sans enjeux. Un assujettissement trop grand des rôles de la santé publique à la réalisation des fonctions du système de santé peut entraîner une récupération des fonds et ressources de santé publique par les soins dans les contextes où système de santé et système de soins en viennent à se confondre (Beaglohole & Bonita, 1997). Certaines expériences internationales suggèrent aussi divers obstacles à une pleine mise à profit de l’expertise de santé publique envers les soins tels que l’absence de formation relative à l’administration des services dans le curriculum des spécialistes de santé publique, le faible statut des professionnels de santé publique comparativement à ceux des systèmes de soins, ainsi que la perte d’indépendance critique de la santé De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 83 publique, envers les décideurs politiques, associée à des fonctions administratives du système de soins qui l’empêche de poursuivre ses autres rôles extérieurs au système de soins et de santé (Dawson, Sherval & Mole, 1996). Conceptualiser les soins et la santé publique dans un ensemble commun pourrait aussi menacer l’équilibre fragile ayant permis à la santé publique de se développer, en partie à cause de la protection que conférait la nette distinction entre la santé publique et un système de soins toujours en manque de ressources (Desrosiers, 1996). Une telle tentative d’intégration animait d’ailleurs la création des départements de santé communautaires (DSC) suite à la commission Castonguay-Nepveu et au rapport du comité MacDonald au Québec. Les DSC, intégrés aux hôpitaux, possédaient explicitement des rôles intra-hospitaliers en plus de leurs rôles extra-hospitaliers. Le chevauchement créé entre santé publique et régulation administrative du système de soins avait causé une ambiguïté du rôle de la santé publique et une relégation de certains rôles «populationnels» de santé publique (Bergeron&Gagnon, 1994). Il nous semble qu’un recours aux rôles spécifiques de la santé publique dans l’analyse de leurs diverses contributions aux systèmes de santé permet de distinguer les contributions de la santé publique par la prestation de services individuels de l’organisation proprement dite des services qui, elle, est un mandat des instances administratives des systèmes de soins. Cette distinction semble mieux traduite dans la réforme de 1992 suite à la Commission Rochon. Cette réforme crée des régies régionales de la santé et des services sociaux et intègre la santé publique dans l’entité administrative que constitue la régie et en fait une direction, tout en lui conservant une grande autonomie avec un directeur nommé par le ministre. Si les directions de santé publique sont intégrées aux régies, elles ne se voient pas attribuer des responsabilités dans la gestion et l’organisation des services curatifs par exemple, mais plutôt une responsabilité d’en mesurer l’effet sur la santé de la population. Bien qu’un rapprochement des milieux cliniques et de santé publique soit préconisé par certains acteurs (Lasker, 1997), plusieurs s’opposent à une mise en commun des budgets, reflétant l’asymétrie des pouvoirs et des ressources économiques ainsi que des besoins soumis aux deux systèmes qui pourraient résulter en une limitation de la portée des interventions de nature préventive et de promotion de la santé (Lewis, 1997). Plusieurs vont même jusqu’à suggérer un plus grand cloisonnement de la santé publique et des soins, percevant leurs objectifs respectifs comme non reliés, le système de soins n’ayant rien à offrir à une conception positive de la santé contrairement aux autres secteurs d’activité sociale qui représentent les vrais déterminants de la santé (Lewis, 1997; Evans, Barer&Marmor, 1996). Dans un contexte où les soins sont limités par les ressources disponibles face à des besoins grandissants, une protection des budgets de santé publique est probablement nécessaire. La proposition ne consiste pas ici à effacer les distinctions entre systèmes de soins et santé publique mais plutôt de réaliser que tous deux peuvent se soutenir dans la réalisation de fonctions communes. De plus, dans un contexte de croissance des coûts et de restriction des budgets alloués aux systèmes de soins, les gouvernements semblent de plus en plus enclins à intervenir dans l’organisation et la provision de soins pour en maximiser l’impact sur la santé de la population. La santé publique peut y contribuer par son approche et ses compétences spécifiques. La vision que nous proposons justifie un tel recours aux institutions de santé publique pour favoriser l’efficacité et la performance du système de soins en regard des résultats de santé et de réactivité face aux attentes de la population. Mais un tel recours pourrait favoriser un détournement des interventions de santé publique auprès de la population vers des interventions visant à soutenir les soins en l’absence d’un financement adéquat ou d’une restructuration propice à accroître l’efficience du système de santé dans son ensemble. Des forces : complémentarité et spécificité Mais la vision proposée comporte aussi des forces, ce qui nous encourage à poursuivre cette réflexion. Cette vision pourrait remplacer les conceptualisations selon lesquelles la santé publique n’était pas explicitement en relation avec un ensemble d’acteurs et d’institutions. Cette vision favorise la collaboration à l’intérieur du champ de la santé publique (entre 84 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron différents domaines d’application et d’intervention par la réalisation de fonctions communes), mais aussi avec le système de soins (principalement par la contribution des rôles de surveillance, de prévention et de soutien à la prestation de services personnels) et avec les instances de gouverne (par la génération de ressources et compétences ainsi que par l’évaluation des effets des interventions collectives et des services individuels). Elle s’accorde bien avec le modèle des déterminants de la santé incluant les facteurs liés aux comportements et habitudes de vie, ceux relatifs aux soins et aussi ceux dont le contrôle se retrouve à l’extérieur du système de santé (politiques sociales et économiques). En outre, dans un contexte où le financement des systèmes publics de soins pose problème, la santé publique pourrait, en soutenant l’évaluation de l’utilisation des services de santé et des organisations du système de soins, contribuer à la mise en œuvre de réformes nécessaires à ce système. Finalement, cette vision propose une implication spécifique de la santé publique. Le recours aux rôles de la santé publique faciliterait l’identification des contributions attendues des ressources et des organismes de santé publique. Les rôles de la santé publique traduisant les connaissances, stratégies et valeurs propres au champ de la santé publique peuvent servir de balise dans la délimitation de ses contributions dans la prestation de services individuels, la génération de ressources et la gouverne, ainsi qu’à l’extérieur des systèmes de santé, auprès d’autres domaines sociaux. Conclusion Cet article vise à proposer une vision décloisonnée de la santé publique dans les systèmes de santé, plutôt que parallèlement au système de soins et de gouverne. La synthèse de certains travaux sur les rôles de santé publique et les récents travaux de l’OMS sur les fonctions des systèmes de santé nous ont permis de proposer une vision où les rôles de la santé publique interagissent avec ceux du système de soins dans la réalisation des objectifs des systèmes de santé. Nous proposons un nouveau rôle de soutien dans la planification, l’organisation et la prestation des soins, permettant d’associer les dimensions du guérir et du soigner aux rôles de promouvoir, prévenir, protéger et surveiller. Selon la vision proposée, la santé publique contribue aux systèmes de santé au-delà des interventions collectives, à travers la prestation de services personnels, la génération de ressources et la gouverne. Une réelle mise à profit de la santé publique dans la prestation de soins, utilisant plusieurs des rôles de la santé publique et une utilisation maximale du système de soins pour favoriser les interventions de santé publique, reste à faire (MSSS, 2000). Il semble qu’au Québec, une intégration administrative des unités de santé publique aux régies régionales et au ministère de la Santé et des Services sociaux ne soit pas suffisante pour une réelle intégration de ses interventions à l’intérieur du système de santé et en même temps constitue une contrainte pour des interventions à l’extérieur du système de santé (Dawson et al, 1996). Conceptualiser les contributions de la santé publique en matière de rôles plutôt qu’en domaines d’intervention ou de niveaux d’intervention nous semble clarifier la spécificité de la santé publique et favoriser son interaction avec d’autres acteurs du système de santé. Si cet article constitue un premier effort de conceptualisation, il reste beaucoup de chemin à parcourir avant de parvenir à une possible appropriation par différents acteurs. Les différences de pouvoirs et de ressources entre système médical et santé publique sont souvent associées aux difficultés de poursuivre des objectifs communs et demeurent présentes (Brandt&Gardner, 2000; Fournier, 1998). Dans le système québécois, l’asymétrie des ressources et du pouvoir peut entraîner des divergences importantes dans la perception des rôles. À moyen terme, il serait vraisemblablement préférable pour la santé publique de maintenir une démarcation organisationnelle à l’intérieur des organismes administratifs et cliniques et d’éviter la cooption dans son implication au sein de l’organisation des services de soins. Une plus grande collaboration entre services cliniques et santé publique pourrait favoriser la mise à profit des énormes ressources de la médecine clinique pour la prévention de la maladie et la promotion de la santé dans un contexte de vie avec des maladies chroniques, et permettre aux spécialistes De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 85 de la santé publique de contribuer à la mise en place de services de santé universellement accessibles et basés sur des preuves d’efficacité et d’éthique de population. Mais ceci nécessite un leadership fort pour soutenir la santé publique dans un arrimage où les partenaires sont en position de force (Beaglehole & Bonita, 1997). Nous avons adapté des rôles de la santé publique reconnus et les avons mis en relation dans un cadre fondé sur des fonctions du système de santé. D’autres cadres d’analyse auraient pu être retenus et il serait intéressant et pertinent d’en tester l’utilité pour spécifier le rôle du champ de la santé publique en regard des systèmes de santé. La vision proposée pourrait être un premier pas vers une nouvelle conceptualisation des rôles de la santé publique et entraîner éventuellement un élargissement des contributions de cette dernière. Il pourrait également en ressortir une plus grande ouverture de la santé publique à d’autres acteurs et une réorientation de ses contributions. ❑ 86 Jean-Frédéric Lévesque et Pierre Bergeron Notes 1 – Le terme santé publique réfère aux institutions et acteurs mettant en place des interventions pour accroître et maintenir la santé dans une perspective de population plutôt qu’individuelle. Le terme ne sera pas employé pour décrire la santé du public (appelée ici santé de la population) ni pour qualifier la nature du financement reflétée par l’opposition publique et privée. 2 –La notion de système de santé désigne l’ensemble des acteurs et institutions ayant pour objectif principal l’accroissement et le maintien de la santé des individus et des populations. Ce terme regroupe ainsi les soins, la santé publique et toute autre organisation ayant comme intérêt principal la santé. 3 –Dans la conceptualisation relative au système de santé qu’utilise l’OMS, le terme fonction désigne des catégories systématisées dans une perspective fonctionnelle. Dans les conceptualisations se rapportant à la santé publique, le terme fonction renvoie à des rôles ou tâches incombant à la santé publique (MSSS, 2003) plus ou moins systématisés les uns par rapport aux autres. Ainsi, bien que la littérature utilise le terme « fonction » de santé publique, nous utiliserons plutôt tout au long du texte le terme « rôle de la santé publique ». 4 –Dans tout le texte, le terme santé s’applique pour décrire une variété d’états biologiques, psychologiques et sociaux relatifs au fonctionnement humain, aux sensations de la vie et à la perception de l’état de santé. Le terme santé décrit ainsi des états relatifs aux capacités, à la souffrance, au bien-être et à la satisfaction ; il ne se limite pas à l’absence de maladie. 5 –Ce rôle peut s’apparenter à celui de planification, d’organisation et d’évaluation des soins proposé par certains (Terris cité dans Fournier 1998), mais s’en distingue par une spécification des dimensions auxquelles le champ de la santé publique contribue. 6 –Ce rôle, par son questionnement sur les impacts des orientations, modes organisationnels et pratiques sur la santé, se distingue de la fonction de soutien à la planification, à l’organisation et à la prestation des soins qui vise plutôt à épauler leur prestation. 7–L’OMS traduit le terme stewardship par administration générale, il a également été traduit par gouverne ou pilotage du système. Ces termes ne traduisent pas entièrement la connotation éthique de stewardship qui décrit une administration ou gouverne en fonction du bien public (Saltman & Ferroussier-Davis, 2000). 8 –Le financement inclut le prélèvement et la collecte des revenus, la mise en commun des fonds, l’achat de services et le paiement des ressources. La génération de ressources s’applique aux ressources humaines, physiques et aux connaissances. La gouverne correspond aux activités de conception générale du système, d’évaluation, d’établissement de priorités, d’advocacy intersectorielle, de régulation et de protection des consommateurs. 9 –La réactivité du système de santé inclut, dans la conceptualisation de l’OMS, par exemple le respect des personnes dans la prestation des services de santé, le respect des valeurs de la population, la satisfaction de certaines préférences lorsque les attentes posées envers le système de santé sont raisonnables en rapport avec les ressources disponibles. 10 –Alors que les objectifs de santé et de réactivité sont perçus comme possédant une dimension absolue et relative (niveau de santé et de réactivité, et équité dans leur distribution), l’objectif de financement se limite à une dimension relative d’équité. De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 87 Références Afifi, A.A.,&Breslow, L. (1994). The Maturing Paradigm of Public Health. 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De l’individuel au collectif:une vision décloisonnée de la santé publique et des soins 89 Abstract Public health and health care systems have witnessed a parallel development in many industrialized countries, even in those countries where the State plays a central role in the provision of both personal and collective services. The public health contribution to health systems is often debated and these debates reflect various ways to conceptualize public health roles. The World Health Organization’s World health report 2000 and the Pan American Health Organization’s works on « essential public health functions » position these roles in a new way. Drawing from these work and description of public health roles in Quebec, we support a vision suggesting that public health roles are complementary and specific in achieving health systems goals. Conflits d’intérêt Les auteurs sont médecins spécialistes en santé communautaire et oeuvrent au Québec dans le domaine des systèmes de soins et services. Remerciements Les auteurs aimeraient remercier Véronique Déry pour son apport à la conceptualisation de l’article, ainsi que Pascale Lehoux, François Béland, Marie-France Raynault, Maryse Guay, Denis Roy et Pierre Fournier pour leurs commentaires sur des versions antérieures. Les opinions exprimées n’engagent que les auteurs et ne représentent pas la position des institutions auxquelles ils sont rattachés. Biographies Jean-Frédéric Lévesque est médecin spécialiste en santé communautaire et candidat au doctorat en santé publique à l’Université de Montréal. Il est médecin-conseil pour l’Institut national de santé publique du Québec dans la Direction des systèmes de soins et services. Ses intérêts de recherche sont l’impact de l’organisation des services de première ligne sur la santé, l’accès aux soins en régions éloignées, ainsi que les inégalités d’accès aux soins en pays en développement. Pierre Bergeron détient à la fois une formation médicale spécialisée en santé communautaire et un doctorat en science politique. Il est actuellement directeur scientifique de la Direction systèmes de soins et services à l’Institut national de santé publique du Québec et professeur de clinique au Département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval. Il s’intéresse à l’analyse sociopolitique de l’évolution du système de santé au Québec et à l’organisation des systèmes de soins et services comme champ d’expertise de la santé publique. Organisation des soins revue transdisciplinaire en santé RUPTURES Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? Article original Charo Rodríguez McGill University Résumé : Cet article traite de la manière dont les processus d’intégration pourraient affecter des établissements de la première ligne de soins au Québec. Plus concrètement, il se veut une réflexion sur de possibles scénarios relatifs aux centres locaux de services communautaires (CLSC) des zones urbaines, dans le cadre d’un système de soins qui semble vouloir adopter l’intégration comme forme d’organisation et de production de services. Suite à une mise en contexte historique des CLSC, ce texte discute des éléments conceptuels des systèmes de services intégrés, ainsi que de la dynamique d’émergence du domaine interorganisationnel dans le système de soins et ce, d’après une perspective politique. Avant la conclusion, il décrit et discute de quatre possibles scénarios d’intégration concernant les CLSC urbains. Mots clés : Intégration, domaine interorganisationnel, pouvoir, première ligne de soins, centres locaux de services communautaires. 1. Introduction I l n’est pas facile, au Québec, d’entamer une discussion sur les centres locaux de services communautaires (CLSC). Les points de vue des divers interlocuteurs apparaissent, la plupart du temps, irréconciliables et ce, à cause de divergences autant (a) idéologiques (tandem promotion-prévention versus approche biomédicale curative, soins dans la communauté versus soins hospitaliers) que (b) sociologiques (soins pour les plus défavorisés versus soins pour les plus riches), (c) professionnelles (infirmières et travailleurs sociaux versus médecins, médecins versus gestionnaires) et même (d) de genre (féminisation des professionnel(les) de la santé travaillant en CLSC versus masculinisation de ceux oeuvrant ailleurs, notamment chez les médecins). C’est comme s’il devenait impossible – et peu souhaitable au nom de l’expertise propre à chaque catégorie professionnelle, ainsi que de l’autonomie, autant professionnelle qu’organisationnelle – que : des professionnels autres que les médecins prodiguent principalement des soins aux malades et que les médecins adoptent une approche préventive dans leur pratique; les hôpitaux ne puissent pas se trouver placés «dans la communauté » ; la clientèle qui fréquente les CLSC ne puisse pas être huppée; l’existence d’une véritable coopération interprofessionnelle demeure plus un idéal à évoquer qu’une dynamique organisationnelle courante ; la compréhension mutuelle entre médecins et gestionnaires puisse difficilement être atteinte ou que seulement les femmes, parce qu’elles veulent dédier plus de temps à leurs familles, optent de préférence pour une pratique médicale flexible en centres communautaires... Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 92-109. Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? 93 Bref, ce portrait général vise à refléter le contexte de fragmentation (dans le sens large du terme) dans lequel les CLSC évoluent. Ceci étant dit, il se peut que les temps de réforme continue du système de soins que le Québec vit depuis déjà plusieurs années puissent être considérés comme une belle occasion pour revoir ces positions et mettre à jour ce que Mintzberg & Gosling (2001) appelleraient nos respectives reflective mindsets, en d’autres termes, notre perception à l’égard des autres et de nous-mêmes en tant qu’acteurs du système de soins. Une telle mise à jour pourrait nous amener, par exemple, à reconnaître sans crainte l’interdépendance professionnelle et, par conséquent, la pertinence d’une véritable culture de travail clinique en multidisciplinarité (Elwyn et al., 1998, 2001) ; à considérer que les hôpitaux sont aussi des organisations bien ancrées dans la communauté dont ils font partie (Levine, 1998) ; ou à admettre que l’intérêt de rendre compatible travail et vie familiale reste présent chez la majorité des médecins, tous sexes et lieux de pratique confondus1. Selon Mintzberg&Gosling (2001), le développement de cette réflexivité irait de pair avec celui d’une « disposition à la collaboration » (collaborative mindset), laquelle, face à la fragmentation du système, irait dans le sens de favoriser des relations interprofessionnelles et interorganisationnelles satisfaisantes. Dans cet article, il est justement question de collaboration. En effet, parmi les innovations organisationnelles les plus en vogue dans le système de soins pendant les années 90, autant au Québec qu’ailleurs, se trouvent les systèmes de services intégrés. Plus concrètement, cet article se veut une réflexion sur les différentes formes possibles de collaboration concernant les CLSC situés dans des zones urbaines2, au sein d’un système de soins qui semble vouloir évoluer vers des formes intégrées d’organisation et de production de services. Ainsi, s’inscrit-il dans une dynamique d’étude sur les systèmes de services intégrés développée depuis quelques années, s’appuyant particulièrement sur une recherche amorcée en 1995 laquelle, dans la foulée du « virage ambulatoire », avait pour but d’examiner l’émergence de processus de collaboration interorganisationnelle mandatée entre les CLSC et leurs partenaires hospitaliers autour de la clientèle post-hospitalière adulte et ce, dans la région métropolitaine de Montréal Rodríguez, 2000). Ainsi, tous les récits qui, à titre d’illustrations, apparaissent dans le texte ont été tirés de cette étude. Après cette première section d’introduction, l’article présente tout d’abord le chemin parcouru par les CLSC depuis leur création. Ensuite, il discute des éléments conceptuels des systèmes de services intégrés, ainsi que de la dynamique d’émergence du domaine interorganisationnel que l’intégration des soins implique et ce, d’après une perspective politique. Le double contenu de la troisième section permettra d’élaborer quelques-uns des scénarios d’intégration possibles concernant les CLSC urbains qui seront décrits et commentés. 2. Le parcours difficile des CLSC Les CLSC sont des organisations uniques au système de soins du Québec. Présents dans toutes les régions de la province, ils constituent des établissements de première ligne de soins et de services de santé et de services sociaux issus du mouvement communautaire des années 60-70, notamment dans les quartiers les plus défavorisés de Montréal. Selon l’article 80 de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (L.R.Q. c. S-4.2) (Gouvernement du Québec, 1995-2001):«La mission d’un centre local de services communautaires est d’offrir en première ligne à la population du territoire qu’il dessert des services de santé et des services sociaux courants, de nature préventive ou curative, de réadaptation ou de réinsertion ». Les CLSC ont alors été vus comme des organisations visant l’intégration des aspects curatifs et préventifs, ainsi que des aspects sanitaires et sociaux au niveau de la première ligne des soins (Bozzini, 1988). Toutefois, le développement des CLSC n’a jamais semblé facile et leur légitimité auprès des autres organisations de santé, du corps médical et même de la population, reste constamment questionnée. En fait, l’écart entre le rôle qu’ils devaient théoriquement jouer dans le système de soins et celui qu’ils ont joué dans la pratique a toujours été bien présent. Tel que le Rapport 94 Charo Rodríguez de la Commission d’enquête sur les services de santé et les services sociaux de 1988 le signale: « Les CLSC constituent une des innovations principales de la réforme des services de santé et des services sociaux au Québec. Ils devaient même en constituer l’épine dorsale puisqu’ils devaient être la porte d’entrée principale au réseau de services de première ligne. Mais l’histoire des CLSC aura été fertile en rebondissements. » (Gouvernement du Québec, 1988 : 209). En effet, déjà l’implantation des CLSC fut compliquée, s’échelonnant sur quinze ans, regroupés en trois périodes : (1) une première période d’expérimentation entre 1972 et 1976, (2) une période de moratoire entre 1977 et 1981 [qui inclut la mise sur pied par la ministre de la Santé de l’époque, Madame Lavoie-Roux, d’un comité (Brunet) ayant pour but de réfléchir et d’analyser les services dispensés en CLSC] et enfin, (3) une période finale d’expansion entre 1981 et 1987 (Gouvernement du Québec, 1988 : 215). Il semblerait, malgré un appui initial de la part du Ministère, que celui-ci ne disposa pas d’une véritable stratégie pour leur implantation (Bozzini, 1988), et même par la suite, différents ministres arrivèrent à questionner leur existence (Bozzini & Forest, 1987). De plus, le corps médical s’opposa manifestement à l’établissement des CLSC et ce, dès leur création. Ainsi, suivant la recommandation de la Commission Castonguay-Nepveu sur la pratique médicale en groupe, les médecins réagirent à l’implantation des CLSC en développant des cliniques et des polycliniques médicales partout dans la province (Gouvernement du Québec, 1988). Parallèlement, un autre phénomène eut lieu. Il était prévu que les cliniques de soins généraux des hôpitaux devaient progressivement s’adresser aux CLSC, mais malgré ce souhait, les cliniques externes des hôpitaux continuèrent à proliférer (Desrosiers & Gaumer, 1987). Par ailleurs, les CLSC n’ont pas développé au fil du temps une expertise reconnue en soins de santé, en particulier de courte durée 3, vraisemblablement à cause d’un manque de médecins et aussi de leur fort intérêt pour la préventionpromotion, l’action communautaire et les services sociaux. Par contre, le programme de maintien à domicile «est un peu devenu la marque de commerce et la garantie de crédibilité des CLSC» (Gouvernement du Québec, 1988 : 215). Outre la prévention, le mot clé des CLSC a toujours été celui de l’autonomie 4 – « Moi, je vois ça dans le même panier que la prévention parce qu’on avait ces deux poteaux-là dans les années 70: autonomie puis prévention-promotion » (Directeur général de CLSC). Selon Bozzini (1988), ces deux caractéristiques (prévention et autonomie), jumelées à l’absence d’une évaluation systématique des activités développées, représentent les facteurs qui ont favorisé l’existence d’une multitude de programmes dans ces organisations, non nécessairement efficaces et pertinentes. De là aussi, la grande hétérogénéité dans le panier de services offerts par les différents CLSC. Déjà en 1987, le rapport du Comité de réflexion et d’analyse des services dispensés par les CLSC (rapport Brunet) (Gouvernement du Québec, 1987) signalait le besoin pour les CLSC de redéfinir leur mission. Ainsi, ce comité recommandait (Bozzini & Forest, 1987) : (1) la concentration des efforts de l’organisation auprès des groupes les plus à risque, (2) l’emphase sur le maintien des clients dans leur milieu de vie naturel, (3) l’atteinte d’une homogénéisation de services entre les différents CLSC à l’échelle provinciale, et (4) le parachèvement d’une première ligne de soins et de services de santé et de services sociaux solide, y compris pour les services médicaux. Force est d’admettre que, particulièrement en ce qui concerne les deux dernières recommandations, celles-ci n’ont pas eu beaucoup d’écho dans le réseau. La place que les CLSC occupent dans le panorama sociosanitaire québécois est devenue un nouveau sujet de débat quelques années plus tard, pendant la période de contraintes budgétaires que le système de soins du Québec a vécu entre 1995 et 1998. Plus concrètement dans la région de Montréal, la Régie régionale de la santé et des services sociaux (RRSSSM-C) amorçait en 1995 un processus de profonde transformation du système de soins régional basée sur la coopération interprofessionnelle et la collaboration interorganisationnelle, au sein duquel les CLSC se sont vus confier de nouvelles responsabilités de production et de gestion de services de santé Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? 95 (RRSSSM-C, 1995). En fait, avec son plan de réforme, la Régie régionale voulait mettre le cap vers les systèmes de services intégrés sur une base communautaire. Malheureusement, force est de constater que, en ce qui concerne les CLSC eu égard à l’intégration, les effets de cette réforme se sont révélés plutôt décevants (Pineault & Tousignant, 2000 ; Rodríguez, 2000). Enfin, plus récemment, la Commission d’étude sur les services de santé et les services sociaux du Québec (Gouvernement du Québec, 2000), plus connue sous le nom de «Commission Clair », a donné un coup de barre à la mission des CLSC, que je qualifierais d’historique. En effet, avec un esprit intégrateur, mais tout en reconnaissant explicitement « la double réalité » des soins de première ligne au Québec (CLSC et cabinets privés), cette commission a renforcé le volet psychosocial des CLSC mais leur a retiré leur responsabilité directe quant à la production des services médicaux de première ligne. Cette tâche devra être assumée dans l’avenir par de nouveaux «Groupes de médecine familiale» (GMF), des entités organisationnelles distinctes des CLSC et des cliniques privées qui, après plus de deux ans de débat, semblent vouloir enfin démarrer au moment de rédiger ce texte. 3. Systèmes de services intégrés 3.1 Éléments conceptuels Tel que signalé en introduction, la trajectoire suivie par les systèmes de soins des pays occidentaux depuis plusieurs années semble vouloir se diriger vers ce qu’on appelle les systèmes de services intégrés (Devers et al., 1994), en particulier ceux centrés sur les soins de première ligne (Leatt et al., 2000). Les définitions de système intégré qu’on peut retrouver dans la littérature sont multiples (voir parmi d’autres, Alter&Hage, 1993; Pointer et al., 1995; Shortell et al., 1996; Marriott, 1996; Fondation canadienne pour la recherche en services de santé, 1999; Davies, 1999; Contandriopoulos et al., 2002). Néanmoins, cette profusion de définitions se trouve accompagnée d’une confusion notable sur la signification même du terme intégration, de ses implications au niveau de l’organisation et de la production de soins et de services, ainsi que sur les résultats que nous pouvons en espérer. Le concept d’intégration renvoie pour moi à l’institutionnalisation des processus de collaboration interorganisationnelle. Dit autrement, au sein d’un système de services intégrés, la collaboration entre les acteurs du système de soins constituerait la forme légitime d’organisation de l’action collective. Visant une compréhension un peu plus opérationnelle d’un système intégré, l’existence de quatre groupes d’éléments conceptuels relatifs à l’intégration est ici soulignée, à savoir:les caractéristiques clés, les niveaux, les dimensions et la forme de l’intégration (voir tableau 1). Lorsqu’ils parlent de caractéristiques clés de l’intégration, Shortell et al. (1993, 1996) référent à l’envergure (breadth), la profondeur (depth) et la concentration géographique d’un système de services intégrés. L’envergure concerne le nombre de fonctions et de services différents produits tout au long d’un continuum de soins, de la prévention à la réhabilitation, des soins de première ligne aux soins spécialisés et ultra-spécialisés, des soins de courte durée à ceux de longue durée. La profondeur concerne le nombre d’organisations différentes du système qui développent une fonction ou produisent un service donné. Enfin, la concentration géographique renvoie à la proximité physique des organisations qui font partie d’un même réseau intégré. Pour ce qui est des niveaux d’intégration (Shortell et al., 1996), on parle d’intégration horizontale lorsque les organisations qui collaborent produisent des services de santé et des services sociaux correspondant à un même niveau de soins (primaire, secondaire ou tertiaire)5. Ainsi, l’intégration verticale se produirait lorsque la collaboration s’établit entre des acteurs qui travaillent à un niveau de soins différent. Par ailleurs, les diverses dimensions du processus d’intégration seraient au nombre de cinq. Étant donné qu’elles ont été présentées et discutées en profondeur dans l’article de Contandriopoulos et al. (2002), je m’en tiendrai ici à les énoncer brièvement : (1) l’intégration des soins ou coordination durable des pratiques cliniques autour des patients ; (2) l’intégration de l’équipe 96 Charo Rodríguez Tableau 1 : Systèmes de services intégrés. Caractéristiques de l’intégration " " " Envergure (breadth) Profondeur (depth) Concentration géographique Niveaux d’intégration " " Intégration verticale Intégration horizontale Dimensions de l’intégration " " " " " Intégration normative Intégration fonctionnelle Intégration des médecins Intégration des soins Intégration systémique clinique ou intégration des médecins à deux niveaux, (a) entre médecins de première ligne et médecins spécialistes et (b) l’intégration des médecins à des équipes multidisciplinaires; (3) l’intégration fonctionnelle ou coordination des fonctions de support nécessaires à la pratique clinique ; (4) l’intégration normative ou existence d’un système interprétative partagé entre les acteurs participant au processus ; et (5) l’intégration systémique ou cohérence de chaque sous-secteur du réseau intégré au système de santé dans son ensemble. La relation entre tous ces éléments apparaît évidente. Par exemple, comme Shortell et al. (1993) le soulignent, un certain degré d’envergure à travers les diverses organisations d’un système est nécessaire afin de favoriser l’intégration verticale, de même qu’un degré donné de profondeur doit exister si l’on veut développer l’intégration horizontale. La concentration géographique semblerait favoriser autant l’intégration verticale qu’horizontale. Par ailleurs, l’intégration des médecins implique autant l’intégration horizontale (c.-à-d., équipes multidisciplinaires) que la verticale (collaboration entre médecins de famille et médecins spécialistes). Il en est de même pour le reste des dimensions de l’intégration. Enfin, il faut aussi mentionner que, quelle que soit la combinaison de caractéristiques, niveaux et dimensions de l’intégration, celle-ci pourra adopter des formes plus (fusion, joint venture) ou moins formalisées ou structurées (c.-à-d., table de concertation, équipe de travail conjoint) (Turgeon & Sabourin, 1996 ; Denis et al., 1999). Forme de l’intégration 3.2. L’émergence du domaine interorganisationnel selon une approche politique ( - ) structurée Définir l’intégration comme l’institutionnalisation des processus de collaboration interorganisationnelle implique que les acteurs du système seront capables de développer une compréhension commune et des pratiques partagées à travers ( + ) structurée des interactions répétées, une dynamique qui aboutira à l’identification des normes et des ressources qui définiront le domaine interorganisationnel (Phillips et al., 2000). Par ailleurs, le contraire serait aussi vrai : le domaine institutionnel auquel appartiennent les acteurs qui participent au processus d’intégration offrira l’encadrement au sein duquel les organisations interagissent (Phillips et al., 2000). Inévitablement, la position de pouvoir que les différents acteurs détiennent entrera en jeu à l’heure d’interagir dans le domaine interorganisationnel. Et ceci sera particulièrement important dans le système de soins, les organisations de santé étant des bureaucraties professionnelles (Mintzberg, 1979). Dit différemment, dans ce type d’organisation, les jeux de pouvoir entre les acteurs seront déterminants du succès ou de l’échec de tout changement organisationnel. Selon Hardy (1994) 6, les sources communes de pouvoir dans les organisations seraient les ressources et la légitimité. De plus, dans le domaine interorganisationnel, Hardy & Phillips (1998) identifient trois sources spécifiques de pouvoir, soit:l’autorité formelle ou capacité légitime de prise de décision ; le pouvoir basé sur le contrôle des ressources critiques, autant matérielles que d’expertise; et enfin, le pouvoir fondé sur la légitimité discursive ou capacité de parler légitimement sur des sujets et des organisations existant dans le domaine. Suivant cette classification, un regard rapide nous permettrait déjà de percevoir et d’identifier facilement une situation de pouvoir inégal entre les acteurs du système de soins du Québec. En effet, les CLSC apparaissent parmi les organisations les moins puissantes du réseau 7. Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? 97 À cet égard, il me semble important de présenter quelques pistes de réflexion particulières qui pourraient nous aider à mieux comprendre cette situation d’inégalité au détriment des CLSC. Je concentre mon attention sur le pouvoir des CLSC basé sur les ressources essentielles et la légitimité. Je ne ferai pas référence au pouvoir formel dans le domaine interorganisationnel, l’attribut qui renvoie à la gouverne des relations d’échange entre les acteurs qui interagissent et qui serait alors relié à l’intégration fonctionnelle, une des dimensions «procédurales» de l’intégration 8. « Ça va être possible s’ils ont l’ensemble des ressources. S’ils n’ont pas l’ensemble des ressources, c’est... voué à l’échec. On va avoir les résultats... pour les dernières années, si les CLSC sont capables d’ouvrir 24 heures par jour, s’ils n’ont pas des médecins, ça va tourner en rond. On va offrir des services psychosociaux, on va offrir des services d’infirmières, ou de soins à domicile et on va offrir des services de soins infirmiers dans les écoles, mais ça va être voué qu’à ça.Et tous les efforts vont avoir été faits pour rien.» (DG de CLSC). Qui plus est, en particulier dans la région de Montréal, malgré l’augmentation de 25% de leur budget global dans le cadre de la transformation 1995-1998 (RRSSSM-C, 1995), les ressources réallouées se sont montrées insuffisantes pour combler les besoins des clientèles référées aux CLSC, ceci de l’avis de l’Association des CLSC, des CHSLD du Québec (2000), ainsi que de la Centrale syndicale nationale (CSN, 1999). Mon premier commentaire concerne les ressources matérielles. Il est vrai que les organisations du système ne sont pas en mesure de répondre à tous les besoins en santé, ceux-ci étant par définition illimités. Mais, il est aussi reconnu que les CLSC constituent des organisations qui n’ont jamais « nagé » dans l’abondance. La troisième phase de leur implantation s’effectua déjà «dans la pénurie » (Gouvernement du Québec, 1988 : 215). Même de nos jours, la limitation des ressources disponibles dans ces établissements est l’élément qui, de l’avis de certains, ne permet pas le développement véritable de leur mission : Pour ce qui est du pouvoir basé sur l’expertise, il a été déjà noté que le point fort des CLSC a toujours été le maintien à domicile (Gouvernement du Québec, 1988:215; Renaud, 1989), une expertise que je situerais dans le cadre plus large du volet prévention, plus concrètement de la prévention tertiaire9. Par Tableau 2 : Attributs de pouvoir de trois des acteurs du système de soins du Québec. contre, leur expertise en soins de courte durée a été plutôt Source CLSC CHSGS MÉDECINS limitée à cause, d’une part, Pouvoir • Non dans l'espace • Non dans l'espace • Autonomie à l'égard formel interorganisationnel; interorganisationnel; des établissements de l’emphase mise sur la prévenuniquement dans son uniquement dans son tion et, d’autre part, de l’absence espace organisationnel espace organisationnel «structurelle» de personnel médi• Beaucoup de ressources • Leadership et expertise Pouvoir • Peu de ressources relativement à d'autres en soins de santé basé sur matérielles relativement à cal dans ce type d’établissement. les ressources • • Légitimité • • d’autres établissements • du réseau Expertise limitée en soins de courte durée Forte expertise en promotion-prévention et maintien à domicile Légitimité limitée auprès • de la population, des autres établissements du réseau et des médecins Légitimité discursive détenue par la Fédération des CLSC et des CHSLD • du Québec établissements du réseau Forte expertise en soins de courte durée Forte légitimité auprès de la population et des autres établissements du réseau, spécialement dans le cas des hôpitaux universitaires Légitimité discursive détenue par l'AHQ CLSC = Centre local de services communautaires CHSGS = Centre hospitalier de soins généraux et spécialisés CHSLD = Centre d’hébergement et de soins de longue durée AHQ = Association des hôpitaux du Québec FMOQ = Fédération des médecins omnipraticiens du Québec FMSQ = Fédération des médecins spécialistes du Québec • • Forte légitimité auprès de la population Légitimité discursive détenue par le Collège des médecins du Québec, la FMSQ, la FMOQ Une autre source de pouvoir est la légitimité 10, une dimension organisationnelle que je vais ici relier au concept de «core business», tel que défini par Galbraith (1983) et Galbraith & Kazanjian (1986). En effet, selon ces auteurs, chaque organisation doit identifier et concentrer ses efforts sur son centre de gravité (core business), c’est-à-dire, sur les caractéristiques de l’organisation qui la différencie des autres dans le domaine, celles 98 Charo Rodríguez pour lesquelles l’organisation est reconnue et qui légitime son existence. Ainsi, le centre de gravité des hôpitaux se trouverait dans l’expertise développée en soins autour de patients complexes atteints de maladies aiguës. De même, le centre de gravité du corps médical se situerait autour de son expertise dans le diagnostic des maladies, le suivi et le traitement des personnes malades. Pour ce qui est des CLSC, tel qu’il a été déjà indiqué précédemment, malgré la diversité de programmes qui y sont développés et de la grande « envergure » (théorique) de leur mission quant à la première ligne de soins, le gros de leur énergie a toujours été voué au volet prévention. Il se pourrait alors que cette emphase sur le volet prévention, malheureusement au détriment d’autres volets de leur mandat de première ligne, soit la responsable, au moins en partie, de la faible légitimité des CLSC au sein du système: « ... moi je trouve que, c’est une des choses difficiles pour les CLSC, depuis leur création. On a toujours l’impression que les CLSC ont demandé pour venir au monde, qu’ils sont nés d’une génération spontanée. Mais non, il y a un gouvernement un jour qui a décidé qu’il avait besoin du CLSC. Mais depuis leur naissance, il n’y a rien qui fait qu’ils peuvent vivre, faire leur mission, travailler. À chaque fois qu’il y a des nouveaux élus, un nouveau gouvernement qui est élu, il remet en question les CLSC, il nous repart autrement. On ne remet jamais en question la vocation d’un hôpital. Mais le CLSC, je ne sais pas pourquoi, on le remet en question. » (DG de CLSC). La possible association d’une faible légitimité des CLSC et d’une très grande importance accordée au volet prévention de leur mission mérite d’être regardée un peu plus en détail. D’abord, j’aimerais ramener à la discussion le lien que l’économiste de la santé Victor R. Fuchs établit entre la disposition à payer (willingness to pay) des usagers du système de soins et leur préférence pour les soins (Fuchs, 1979). Selon Fuchs, le montant qu’un individu serait disposé à payer afin de réduire sa probabilité de mourir serait associé positivement au niveau de probabilité. Ainsi, une personne sur le point de mourir serait disposée à payer une grande somme même pour un petit apport à sa chance de survivre. Par contre, la même personne payerait beaucoup moins si sa probabilité de décès était faible. Une telle perspective peut nous aider alors à comprendre pourquoi la demande de soins, lorsque l’individu est malade, apparaît très supérieure à la demande de services préventifs lorsque le même individu se trouve en bonne santé (Ortún-Rubio, 1992) et ce, même dans les systèmes publics de santé. Ensuite, en ce qui concerne la prévention primaire et secondaire, il apparaît que des deux stratégies existantes, l’individuel et la populationnelle, c’est la dernière la plus efficace. En effet, il est très difficile de modifier un comportement individuel, alors qu’il est plus facile que les comportements individuels s’adaptent à de nouvelles normes du contexte social (Rose, 1985 ; Mechanic, 1994). Toutefois, les stratégies populationnelles, malgré leurs avantages, présentent aussi des inconvénients dont la faible motivation des individus à y participer, étant donné que les pertes en santé à éviter sont incertaines ; car il se peut que, même sans prévention, elles ne se produisent pas (Rose, 1985 ; Ortún-Rubio, 1992). De surcroît, si l’on admet que la santé est influencée par des facteurs autres que le système de soins (biologie, comportements, environnement physique et social) (Pineault&Daveluy, 1988/1986), le développement des stratégies de préventionpromotion de la santé ne relèveraient pas uniquement des compétences des organisations de santé, loin de là ! 11 Bref, nous trouvons ainsi des organisations du système de soins, en l’occurrence les CLSC, dont les services qui constituent leur centre de gravité (1) ne paraissent pas d’emblée une priorité en santé pour les clients du système et, (2) contrairement aux hôpitaux et au corps médical, leur domaine d’expertise est partagé avec celui d’autres acteurs sociaux à l’extérieur du système de soins. Si à ceci nous ajoutons que l’activité des CLSC a été peu évaluée (Bozzini, 1988), ou lorsqu’elle l’a été, comme dans le cas du programme « Naître égaux-Grandir en santé » (Boyer et al., 2001), les résultats sont pour le moins décourageants12, nous pouvons alors mieux comprendre la faible légitimité de ces établissements au sein du système. Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? 99 4. Scénarios d’intégration pour les CLSC Tout ce qui a été écrit précédemment m’aide maintenant à imaginer différents scénarios d’intégration relatifs aux CLSC, sur la base de leur situation spécifique de pouvoir dans le domaine interorganisationnel. Par ailleurs, je tiens à souligner qu’ils relèvent uniquement des caractéristiques et des niveaux d’intégration. Un résumé de ces scénarios et de leurs éléments d’intégration est présenté dans le tableau 3. Premier scénario – La ‘disparition’ des CLSC « Bien, je pense que les CLSC, dans 10 ans, ne seront plus là. » (Gestionnaire de CLSC) ments. Par exemple, dans la région de Montréal, le virage ambulatoire a entraîné à son tour le « virage » vers la courte durée des services à domicile et une augmentation des services sans rendez-vous dans le programme des services courants. Par contre, le volume d’activités du programme de maintien à domicile semble avoir rétréci (Association des CLSC et des CHSLD, 2000 ; Lavoie, 2000a, 2000b). De même, il apparaît que les CLSC consacrent aux activités de prévention et de promotion moins de ressources (Pineault & Tousignant, 2000) et que la pratique médicale y deviendrait de plus en plus contraignante, ce qui entraînerait comme conséquence que les jeunes médecins sembleraient ne pas se sentir attirés pour y travailler et ceux qui y œuvraient tendraient à une pratique plus diversifiée 13. Tous ces constats, jumelés à l'essoufflement Imaginons que le statu quo se maintient général du personnel dans le réseau, peuvent dans l’avenir. En d’autres termes, Tableau 3 : Scénarios d’intégration pour les CLSC. le centre de gravité des CLSC Éléments de l’intégration Scénario 1 Scénario 2 Scénario 3 Scénario 4 ne changerait pas:il continuerait Production de à être constitué par les interservices primaires Enrichissement de fondamentalement ventions en prévention; les soins Production de l’éventail de dans le CLSC et à Élargissement médicaux seraient minoritaires soins et de de l’envergure à services et domicile : services d’expertises en des soins et des * PréventionEnvergure ou carrément inexistants ; les primaires, première ligne, y services à long promotion ressources matérielles seraient spécialisés et compris les terme * Services ultraspécialisés services médicaux psychosociaux toujours très insuffisantes ; * Soins à domicile l’hétérogénéité (taille de l’orga* Services nisation, services produits, médicaux limités Caractéristiques Élargissement de la Associée au Élargissement etc.) serait encore la norme nombre total de la production production de entre les différents CLSC ; d’unités de services primaires de services à une clientèle plus production du primaires à une Profondeur le sentiment d’indépendance système dans diversifiée clientèle âgée organisationnel prévaudrait, et chaque niveau territorialement en milieu de soins institutionnel ainsi de suite. Bref, la position des CLSC au sein du système Des unités de Des unités de Des unités de production de production production continuerait à être caractérisée différents localisées sur situées dans un Concentration territoires locaux un même par un faible pouvoir basé sur même territoire géographique intégrées territoire local sous-régional horizontalement intégrées l’insuffisance de ressources horizontalement intégrées matérielles, un pouvoir limité horizontalement en ce qui a trait à l’expertise et et verticalement un pouvoir fragile quant à Intégration CLSC-CA-CH la légitimité. verticale Niveaux Pourtant, les transformations vécues dans le système de soins pendant les dernières années ont exercé une influence non négligeable sur ces établisse- Indépendance organisationnelle Intégration horizontale CLSC-CHSLD CLSC = Centre local de services communautaires CHSLD = Centre d’hébergement et de soins de longue durée CA = Centre ambulatoire CH = Centre hospitalier CLSC-CLSC CLSC-cliniques médicales CLSC-CHSLD CLSC-CLSC CLSC-cliniques médicales 100 Charo Rodríguez nous faire imaginer un premier scénario dans lequel la survie des CLSC, au moins tel que nous les connaissons actuellement, serait sérieusement compromise. Deuxième scénario – L’intégration horizontale CLSC-CHSLD « Le volet hébergement qu’on a ne fait qu’accentuer ça, parce qu’en plus de ce que tous les CLSC ou, enfin, un ensemble de CLSC offrent, et si on regarde les services courants, tous le font pas mais..., une gamme de services courants, les services aux enfants, aux personnes âgées, nous on peut aussi toujours à travers la même porte d’entrée intégrer des gens dans notre centre d’hébergement, on peut aussi offrir des services de centre de jour pour la population âgée, bon, alors on offre encore un peu plus que l’éventail dans le CLSC et ça fait juste que la population trouve ici une autre partie de réponse aussi, et là aussi ça contribue à nous mettre bien au cœur de l’avis de la population pis bien au cœur de ses attentes. » (DG de CLSC-CHSLD) Imaginons maintenant la manière dont les CLSC pourraient accroître leur pouvoir basé sur les ressources. Une stratégie possible serait l’intégration horizontale 14 des CLSC et des centres d’hébergement et des soins de longue durée (CHSLD). Il s’agit, en fait, d’un modèle qui existe déjà dans le réseau ; même les associations des établissements respectifs l’ont adopté depuis quelques années en créant la Fédération des CLSC et des CHSLD du Québec. Ce scénario impliquerait une plus grande concentration de ressources, ce qui souderait le pouvoir de l’organisation quant aux ressources matérielles. L’envergure de l’organisation se verrait aussi élargie en ce qui a trait aux services de longue durée, ce qui renforcerait l’expertise de l’organisation en continuité avec celle déjà reconnue, le maintien à domicile. De même, la profondeur de l’organisation se verrait accentuée, grâce à la dispensation de services primaires dans des unités de production en milieu institutionnel. Troisième scénario–L'intégration horizontale des CLSC « Vingt-neuf. Bon, sur les 29 CLSC [sur l’île de Montréal], je dirais peut-être qu'il y en a cinq ou six qui ont vraiment des services complets. Le reste, ce sont des services très pointus parce qu'il manque de médecins, il manque d'infirmières, il manque de ressources financières, ainsi de suite. Et pour revenir à votre question, je ne pense pas que le CLSC devrait être le leader. Par contre, ce qu'ils auraient pu faire... On aurait pu dire, les cinq CLSC de l'est, vous allez vous regrouper en un seul gestionnaire et vous allez gérer. Tel CLSC va faire telle chose, tel autre va faire telle chose. Mais c'est tout fragmenté, c'est tout à petite échelle. » (Médecin avec pratique partagée en centre hospitalier communautaire, CLSC et cabinet privé) Une autre possibilité d’intégration horizontale concernerait deux CLSC ou plus. Cette stratégie entraînerait comme conséquence la réduction du nombre d’organisations et de l’hétérogénéité des services produits dans ces établissements. Simultanément, je relèverais ici l’opportunité pour les CLSC d'avoir une taille et une masse critique suffisante pour rendre attrayante la pratique médicale en CLSC : « ... je pense que c'est ça qui est l'intérêt dans un CLSC qui a une grosse équipe médicale, vous mettez un chef, vous mettez un président, vous mettez des comités, vous mettez de..., puis il y a du monde qui lisent, trient l'information et qui la font circuler et il y a de l'éducation médicale continue et il y a des rencontres, bon, une vraie vie médicale. » (Médecin de CLSC). Comme c’était le cas pour le précédent scénario, celui-ci offre aussi la perspective aux CLSC d’accroître leur pouvoir basé sur les ressources essentielles, autant matérielles que celles concernant l’expertise. Par contre, il pourrait exercer un impact plus important sur l’envergure de l’organisation (un plus grand éventail de services et d’expertises, y compris de services médicaux), ce qui pourrait aller dans le sens de favoriser (1) une plus forte légitimité de l’organisation en tant qu’organisation de première ligne, (2) une profondeur du système par (a) l’intégration horizontale entre des CLSC et même (b) avec des cliniques et polycliniques médicales : Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? 101 « Par contre, en termes de complémentarité,... si l’on considère que les CLSC ont peu de médecins et que ça va être ainsi pour longtemps,... à ce moment-là, je pense que les CLSC doivent mettre des priorités. Regardez la carte géographique médicale, c'est le domicile qui est mal couvert, donc qui doit l'être, le rendez-vous en CLSC a sa place parce qu'il est différent, il couvre une population différente, et... c'est juste par la suite, et vraiment de façon au moins tertiaire, que le CLSC devrait penser à faire du sans rendezvous. [...] je ne dis pas qu'il n'y en a pas de place, mais je dis que si l’on regarde la carte géographique entre guillemets médicale,... le maintien à domicile et le rendez-vous sont les priorités. » (Médecin de CLSC) Quatrième scénario – L'intégration verticale sous-régionale « ... je pense que ce qui est urgent, je pense qu'on devrait, de façon urgente,... les centres ambulatoires, parce que... , et trouver des points d’ancrage aussi pour les médecins, les pratiques médicales, parce que, si on développe très bien les centres ambulatoires, qu'on développe très bien aussi avec les CLSC, bien, il y a beaucoup de problèmes qui pourront être réglés, si on a des bonnes structures médicales, des bonnes équipes interdisciplinaires, pour moi, quand tu commences à comprendre vraiment la médecine aussi là, bien à ce moment-là, ça va être beaucoup plus facile faire des transferts de programmes de clientèles, mais là, c’est parce qu’on veut faire des programmes de clientèles, puis on dit oups! Il n'y a pas de médecin à l’autre bout, c’est ça peut-être qu’il aurait peut-être plus fallu regarder quand on a commencé, c’est sûr qu’il fallait commencer quelque part, mais je pense qu’il y a une faiblesse de ce côté-là... » (DSP d’hôpital). Dans les trois scénarios précédents, j’ai jonglé fondamentalement avec les éléments «envergure», « profondeur » et « intégration horizontale ». Ce dernier scénario réfère explicitement à l’intégration verticale, associée à une concentration géographique au-delà de celle, plus locale, qu’on retrouverait dans les scénarios 2 et 3. En effet, prenons l’exemple de la région de Montréal. De par la façon dont la RRSSSM-C a réalisé la fermeture des hôpitaux sur le territoire métropolitain dans l’année 1995, certains ont considéré qu’à moyen ou long terme, d’autres centres hospitaliers pourraient disparaître du panorama régional : « ... c’est qu'à Montréal, on n'en a que pour 5 ou 6 organisations, mis à part les CLSC qui, eux, sont directement questionnés par tout le virage ambulatoire et où on a fait des investissements importants, ils ne sont peutêtre pas à la mesure des attentes qu’on avait, mais enfin, on a quand même investi, si on regarde ce qui se passe ailleurs on ne parle que de Maisonneuve-Rosemont, que de Sacré-Cœur, que de CHUM, que du centre McGill et du Jewish. Les autres hôpitaux ne semblent pas exister sur le territoire de Montréal, donc, je pense que là, c'est un message qui est clair, c’est que d’ici quelques années, il y a encore des hôpitaux sur l'Île de Montréal qui vont fermer... [ ... ] Ah ! Bien oui, ça c’est clair !... Combien de temps ? La Régie ne peut pas les fermer à l'heure actuelle parce qu’elle a besoin des espaces, elle a besoin des lits, mais dans ma tête, c’est clair que les fermetures d’hôpitaux, il va y en avoir d’autres, ou des changements de vocation majeurs,... » (DSP d’hôpital). Ainsi, une intégration verticale des organisations qui travaillent sur un même territoire sous-régional pourrait être imaginée. Tel que cité précédemment, l'ouverture des centres ambulatoires15 pourrait être regardée comme une occasion d'innovation structurelle qui facilite les relations de collaboration interorganisationnelle, les centres ambulatoires se situant dans l'interface des structures hospitalières traditionnelles et les organisations de première ligne. Bien entendu, la situation de pouvoir des différents acteurs du réseau local, y compris les CLSC, pourrait être très diverse16. De même, la structuration des relations entre les acteurs qui interagissent serait sûrement très variée. Toutefois, ces réseaux locaux détiendraient la possibilité de développer l’envergure et la profondeur propres à un véritable système de services intégrés, celui-ci étant idéalement conçu en tant que réseau d’organisations coordonné horizontalement, verticalement, cliniquement et financièrement qui, en utilisant une approche holistique, devient responsable de la santé d’une population donnée à travers 102 Charo Rodríguez la production d’un continuum de services adaptés aux besoins de la population desservie (Pointer et al., 1995 ; Shortell et al., 1996). 5. Conclusion Dans cet article, j’ai essayé d’apporter au débat sur les systèmes de services intégrés quelques nouveaux éléments de réflexion relatifs aux CLSC. J’ai discuté de la situation de pouvoir de ces établissements et des différentes possibilités de modifier cette situation au sein d’un système de soins qui se questionne sur l’intégration comme nouvelle forme d’organisation de l’action collective de ses acteurs. Je tiens à réitérer que, pour identifier les scénarios suggérés, je n’ai fait appel qu’aux caractéristiques et niveaux d’intégration ; tel qu’indiqué précédemment, la discussion sur les dimensions de l’intégration a déjà été présentée dans le texte de Contandriopoulos et al. (2002). Les différentes formes de structuration des relations de collaboration ont aussi fait l’objet d’une vaste littérature sur les relations interorganisationnelles et les alliances stratégiques – voir par exemple Oliver (1990) ou Grandori et Soda (1995). Je voudrais aussi souligner que ces scénarios ne sont pas les seules voies possibles. Ainsi, par exemple, je n’ai pas discuté ici des groupes de médecine de famille, une nouvelle « entité » de première ligne dont l’interface avec des organisations déjà existantes dans le système demeure de nos jours encore imprécise. Toutefois, les répercussions de leur implantation sur les CLSC seront vraisemblablement importantes, et de l’avis de certains (voir par exemple D’Amour, 2001), pas nécessairement positives.. Par ailleurs, ces scénarios ne seraient pas mutuellement exclusifs. Bien au contraire, on pourrait les imaginer comme des étapes progressives d'un même processus de changement. Ainsi, associés aux modifications des modes de pratique requis pour faire face à la nouvelle réalité du système de soins (développement technologique, vieillissement des populations, préoccupation pour les coûts, etc.), il nous serait possible d'imaginer que le CLSC traditionnel, un établissement fondé essentiellement sur l'indépendance (professionnelle et organisationnelle) et les activités de prévention et promotion de la santé, « disparaît » progressivement (1er scénario) pour donner lieu à un établissement de santé qui (a) fournit tout l'éventail des soins et services de santé propre à la première ligne de soins, (b) favorise réellement le travail en équipe multidisciplinaire, et (c) rend plus légers ses modes de fonctionnement et ses tâches administratives. Dans ce même sens, nous pourrions alors facilement concevoir que des CLSC s’intègrent horizontalement avec des CHSLD (2e scénario) et/ou avec d’autres CLSC (3e scénario). Ces stratégies augmenteraient le pouvoir de la nouvelle organisation en ressources. La plus grande masse critique détenue par cette nouvelle organisation pourrait rendre possible une accessibilité majeure (ouverture 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, nouveaux services) ainsi qu’elle permettrait le développement d’expertises plus riches, par exemple, des équipes d'infirmières du programme de maintien à domicile spécialisées en soins palliatifs ou l'existence de véritables gestionnaires de cas pour les personnes âgées en lourde perte d'autonomie. Le phénomène du virage ambulatoire des hôpitaux, accéléré à partir de 1995 dans la région de Montréal, a été accompagné d'une augmentation sensible des activités de soins de courte durée dans le CLSC. Par ailleurs, il apparaît que le resserrement des critères d'admissibilité en hébergement a grandement alourdi le profil des personnes âgées chroniques qui demeurent à domicile. Le besoin de disposer de services médicaux de première ligne s'est alors trouvé intensifié à cause de ces constats. Ainsi, un CLSC plus fort en ressources, en expertises et en soins, qui assume le virage « soins de santé » sans pour autant perdre son approche préventive 17, serait mieux placé pour adopter des stratégies rendant la pratique en médecine familiale plus attirante dans ce type d'établissement – par exemple, en facilitant l'accès au plateau technique, en permettant la disponibilité d'une secrétaire médicale, en développant la formation médicale continue, etc. De plus, l'élargissement de l'éventail de services de santé offerts par les CLSC, y compris les services médicaux, agirait dans le sens d'accroître leur légitimité vis-à-vis Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? 103 des autres acteurs du système. De surcroît, un autre point faible du système, mis particulièrement en évidence par le virage ambulatoire, est celui de l’interface clinique entre les professionnels qui travaillent dans différents niveaux de soins, notamment chez les médecins. Il serait alors nécessaire de développer la confiance entre les médecins spécialistes et les médecins généralistes, une confiance à faire émerger lors des interactions répétées entre les professionnels et entre les organisations des différents niveaux de soins (4e scénario). En résumé, j’ai essayé d’imaginer comment différentes formes d’interaction interorganisationnelle des CLSC avec quelques-uns des autres acteurs du réseau en milieu urbain pourraient aller dans le sens de favoriser l’institutionnalisation des processus de collaboration. Toutefois, si l’on assume que les processus de collaboration se trouvent encadrés par le domaine institutionnel des acteurs qui interagissent, il se pourrait que l’inertie du domaine perpétue le sentiment d’indépendance sur celui d’interdépendance nécessaire à l’intégration. Si tel est le cas, l’identification des normes et des ressources propres au nouveau domaine institutionnel se verrait alors bloquée : « Les établissements, il y a comme une tradition ou une culture d’autonomie corporative. Les gens, ils ne se perçoivent pas en réseau. Ils n’ont pas l’impression qu’ils ont des ondes d’intersection » (DG de CLSC). Le développement d’une dynamique d’intégration de services représenterait-il alors une mission impossible... ? ❑ 104 Charo Rodríguez Notes 1 – Je n’ai pas connaissance d’une enquête similaire au Québec, mais Hausman & Le Grand (1999) réfèrent à celle de l’Association médicale britannique en 1995 sur les valeurs essentielles des médecins au Royaume-Uni. Cinquante-huit pour cent (58%) des répondants à cette enquête se sont montrés d’accord avec l’idée que la pratique de la médecine implique un engagement majeur de leur part, tout en signalant que les médecins méritent également une vie familiale convenable, ainsi que du temps de loisir. 7 – Voir au tableau 2 le résumé des attributs de pouvoir de trois des principaux acteurs du système : les CLSC, les centres hospitaliers de soins généraux et spécialisés (CHSGS) et le corps médical. Par ailleurs, je tiens à souligner que je considère ici « acteur » uniquement des acteurs collectifs, soit des organisations (c.-à-d., CLSC, CHSGS), soit des groupes (c.-à-d,. corps médical). 2 – Le processus d’intégration sera vraisemblablement très différent dans d’autres territoires, en raison de dimensions comme la taille du système local de soins, le nombre d’acteurs présents, les ressources matérielles et l’expertise disponibles l’historique de relations préalables, etc. 9 – Cette catégorie de prévention en santé a pour but de minimiser la morbidité d’une personne déjà malade. 3 – Dans la région de Montréal, ceci semble être particulièrement certain jusqu’en 1995. Par la suite, le volume de soins de courte durée dispensés s’est vu notablement augmenté, de telle sorte que, même de manière inégale selon l’établissement, les infirmières des CLSC ont dû réaliser, depuis, une importante mise à jour des techniques en soins infirmiers. 4 – Un sentiment d’indépendance compréhensible en quelque sorte si l’on considère la crainte des CLSC d’être en dépendance envers d’autres acteurs plus puissants du réseau (c.-à-d., les hôpitaux et le corps médical). 5–Les niveaux primaire, secondaire et tertiaire réfèrent au degré de complexité technique croissante des cas traités. 6 –Après une revue de la littérature approfondie sur le sujet, j’ai considéré (d’ailleurs avec d’autres auteurs tel que Phillips, 1997) que la conceptualisation du pouvoir offert par cet auteur apparaît particulièrement intéressante. Elle comprend des réflexions sur le pouvoir organisationnel formulées précédemment par d’autres auteurs [voir par exemple Bachrach & Baratz (1962), Lukes (1985/1974), Benson (1975) et Clegg (1989)], tout en tenant compte des relations existantes entre les acteurs, des organisations où ils agissent et du contexte social entourant ces organisations. 8–Ici, je réfère à nouveau le lecteur à l’article de Contandriopoulos et al. (2002). 10 –Avec Suchman (1995), j’entends par légitimité la perception généralisée de ce que les actions d’une entité donnée sont désirables ou adéquates au sein du système social auquel elle appartient. 11 – Par exemple, les personnes polytraumatisées dans des accidents de la circulation causés par un mauvais état de la route ou un tracé non approprié des routes sont incontournablement traités dans le système de soins, alors que les mesures de prévention de tels accidents échappent au domaine de compétence exclusive du secteur santé. Ce qu’on a appelé l’action intersectorielle (Antoñanzas et al., 1992) prend ici tout son sens. 12 –Offrir un « bon service » avec les ressources existantes (efficience de gestion ou relation entre les facteurs de production et les produits intermédiaires) n’est peut-être pas suffisant si l’objectif poursuivi n’est pas atteint (efficience économique ou relation entre les facteurs de production et le produit final). Dit différemment, l’efficience de gestion est une condition nécessaire mais non suffisante à l’efficience économique (Cabasés-Hita, 1987). Dans le système de soins, la confusion de ces deux concepts amènerait alors à identifier «intervention en santé» (processus) et «santé» (résultat) (Fuchs, 1979). Le coût d’opportunité d’une telle confusion pourrait être considérable. Scénarios d'intégration: le cas des CLSC urbains, une mission impossible? 105 13 –Selon les données collectées par Demers et al. (2000), la proportion d’omnipraticiens travaillant en CLSC à l’échelle provinciale est passée de 18,9 à 24,7% entre 1994 et 1999. Par contre, la proportion de ceux qui oeuvrent uniquement en CLSC s’est accrue seulement de 5,3 à 6,1 %. Pour la même période, dans la région de Montréal, ces pourcentages ont été de 16,9 à 20,5 % pour ce qui est du total d’omnipraticiens travaillant en CLSC et de seulement 4,1 à 4,7 % pour ceux y oeuvrant à temps plein. 14 –Je rappelle que la forme adoptée par cette intégration horizontale pourrait varier selon le degré de structuration de la relation, la fusion étant la modalité la plus intense. 15 –Projet considéré sérieusement par la région de Montréal, seulement initié au printemps 2003 avec l’ouverture du centre ambulatoire de l’Hôpital Lakeshore. 16 –Évidemment, un CLSC « puissant » se trouverait dans une meilleure position pour négocier (bargaining power), lors des interactions avec les autres partenaires d’un système verticalement intégré. 17 –En fait, je suis de l’avis que l’approche préventive ne devrait pas constituer le centre de gravité d’aucune des organisations sanitaires productrices de soins, mais plutôt faire partie de la pratique habituelle développée par tous les acteurs du réseau d’offre de soins. En d’autres termes, au sein du système de soins, la prévention ne concerne pas uniquement le personnel non médical et les CLSC. Bien au contraire, tel que le souligne Rose (1985), «il est inhérent à la bonne pratique médicale de poser non seulement les questions « ‘quel est le diagnostic? » et « ‘quel est le traitement ?’», mais aussi « ‘ que s’est-il passé ? ’ » et « ‘est-ce que ceci aurait pu être évité ? ’ ». De même, des activités de prévention d’efficacité prouvée pourraient et devraient être développées dans des organisations de santé autres que celles de première ligne, à savoir les hôpitaux (Speros & Sol, 1991). 106 Charo Rodríguez Références Alter, C.,&Hage, J. (1993). Organizations Working Together. Newbury Park, CA : Sage Publications. Antoñanzas, F., Rovira, J., & Correia, A. (Eds.). (1992). Acción intersectorial para la salud. Berriozar, Navarra, España : Asociación de Economía de la Salud. Association des CLSC et des CHSLD du Québec. (2000). Urgence... 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After presenting a brief CLSC historical background, this paper discusses the conceptual elements related to integrated delivery systems, and the emergence of an interorganisational domain in health care from a political perspective. Before concluding, it describes and discusses four possible scenarios of integration for urban CLSCs. Remerciements Je tiens à remercier mes superviseurs post-doctoraux Vania Jiménez et Jan Jorgensen, mon « mentor » en théorie des organisations Ann Langley, mes collègues – mais surtout amies – Marlei Pozzebon et Nassera Touati, ainsi que les deux réviseurs anonymes pour les commentaires et suggestions qu’ils ont portés à la version préliminaire de ce manuscrit. Biographie Charo Rodríguez est présentement professeure adjointe au Département de Médecine familiale de l’Université McGill, plus précisément dans la division ‘Health Services and Policy Research’. Boursière post-doctorale des Instituts canadiens de recherche en santé, elle a réalisé un stage post-doctoral de deux ans et demi à l’Université McGill, dans deux facultés : la faculté de médecine (département de médecine familiale) et la faculté de gestion. Médecin de formation (Université de Alicante, Espagne), elle a terminé son Ph.D en santé publique (option organisation des soins de santé) en 2000, à l’Université de Montréal. Ses intérêts de recherche portent sur le pouvoir dans les organisations, la collaboration interorganisationnelle, le changement et l’innovation organisationnels, les soins de première ligne, les services intégrés et le discours organisationnel. Utilisation des services revue transdisciplinaire en santé RUPTURES Les approches prédictive et explicative dans l’étude de l’utilisation des services: l’exemple de la gérontologie sociale Article original Normand Carpentier Institut universitaire de gériatrie de Montréal Francine Ducharme Université de Montréal Résumé : Depuis l’introduction du modèle d’Andersen (1968), la recherche sur l’utilisation des services dans le champ de la gérontologie sociale a été largement dominée par l’approche quantitative. Ce modèle a été développé dans le but de prédire les niveaux d’utilisation des services et a fourni des données utiles pour des fins de planification des services. Par ailleurs, la notion même de l’utilisation des services se révélant des plus complexes, le modèle d’Andersen, malgré sa popularité et son intérêt, ne peut répondre qu’à une fraction des questions actuellement soulevées par les différents acteurs s’intéressant à ce champ d’étude. Nous poserons, dans cet article, un regard critique sur les travaux menés à partir du modèle d’Andersen en vue de proposer des pistes de recherche, inspirées de plusieurs courants en sciences sociales. Nous insisterons sur l’explication et la compréhension de la démarche de recherche d’aide. Mots clés : Utilisation des services, modèle d’Andersen, approches des réseaux sociaux, trajectoire, méthodologies narratives. Introduction L a question de l’utilisation des services continue de captiver bon nombre de chercheurs et trouve même un nouvel essor suite à l’accélération, au Québec comme dans plusieurs autres provinces canadiennes et ailleurs dans le monde, de la mise en place des services ambulatoires. Les enjeux reliés à l’utilisation des ressources d’aide sont nombreux. D’un point de vue historique, la plupart des Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 112-126. Les approches prédictive et explicative dans l’étude de l’utilisation des services:l’exemple de la gérontologie sociale 113 pays occidentaux ont développé des systèmes garantissant les soins de base pour l’ensemble des citoyens, conduisant ainsi à une augmentation constante des besoins d’assistance (Jimenez, 1990). Les phases d’engagement puis, plus récemment, de relatif désengagement de l’État – animées par des considérations économiques, techniques, thérapeutiques et sociales – ont créé des obligations pour les institutions publiques mais aussi de nombreuses attentes chez les individus et leurs familles. Cette restructuration des services, menée dans un contexte de compression budgétaire, devra aussi s’établir en favorisant l’établissement de relations de collaboration entre les familles, les bénévoles, les ressources communautaires et les professionnels (Penning et Keating, 2000). Planificateurs et chercheurs demeurent particulièrement attentifs au phénomène du vieillissement des populations et de ses conséquences sur la demande de services. On estime que le nombre de personnes âgées aura plus que doublé entre aujourd’hui et 2040, alors que le nombre de personnes ayant 85 ans et plus pourrait tripler au cours de cette même période (Stone, 1999). L’augmentation de l’espérance de vie et l'accroissement des maladies dégénératives, qui en partie en résulte, font de la question de l’utilisation des services et des soins communautaires à long terme, l’une des plus importantes problématiques sociales des années à venir (Aneshensel et al., 1995 ; Gottlieb, 1998). Plus spécifiquement, les problèmes de démence, dont la forme la plus fréquente est la démence de type Alzheimer, apparaissent comme un problème de santé publique majeur dans la mesure où ils augmentent au même rythme que la population âgée (Cummings et Jeste, 1999). Les personnes souffrant de ce type de problème et leurs aidants familiaux représentent déjà d’importants utilisateurs de services ambulatoires et institutionnels ; l’accroissement de cette population ne peut que stimuler la recherche dans le but d’adapter les services. Un des modèles les plus fréquemment retenus dans l’étude de l’utilisation des services chez les personnes âgées est le modèle d’Andersen (1968). Bien que fournissant des données utiles à des fins de planification, ce modèle reste principalement « prédictif » et apparaît relativement limité pour répondre aux nombreuses problématiques émergentes dans le champ de recherche s’intéressant aux services pour les personnes âgées. Nous nous proposons, dans cet article, de poser un regard critique sur ce modèle et de discuter d’approches alternatives pouvant capter davantage le caractère dynamique de la recherche d’aide, tout en favorisant l’explication des phénomènes liés à l’utilisation des services. L’approche « prédictive » de l’utilisation des services Le modèle d’Andersen (1968, Andersen et Newman, 1973), aussi identifié comme le modèle comportemental, est aujourd’hui l’approche la plus fréquemment utilisée pour analyser l’utilisation des services chez les personnes âgées, notamment chez les personnes souffrant de problèmes cognitifs (Houle et al., 2001; Wolinsky, 1990). Utilisé en épidémiologie sociale, ce modèle définit l’utilisation des services en fonction de trois catégories de facteurs, à savoir les facteurs prédisposants, facilitants et de besoins. Les personnes sont ainsi « prédisposées » à utiliser les services selon leurs croyances individuelles, leurs caractéristiques sociodémographiques ou leur structure familiale ou sociale. Les facteurs « facilitants » correspondent aux ressources des personnes, à leur revenu et à l’accessibilité des services. Enfin, les facteurs de « besoins » correspondent aux conditions qui conduisent à l’utilisation de la ressource d’aide, notamment, dans la situation où une personne âgée souffre de problèmes cognitifs graves, l’étendue de sa maladie, ses problèmes de comportement ou encore l’état de détresse de son aidant principal. Selon Andersen, les facteurs de « besoins » constituent la cause la plus immédiate de l’utilisation des services. Une quatrième composante du modèle comportemental correspond à la variable dépendante, soit « l’utilisation des services ». Les services seront identifiés comme étant plus ou moins discrétionnaires. Un service est dit discrétionnaire si son utilisation est faite en fonction du choix ou des préférences de l’individu 114 Normand Carpentier et Francine Ducharme (une visite chez le dentiste par exemple), alors que les services non-discrétionnaires sont ceux utilisés suite à une décision prise par un professionnel (une hospitalisation, par exemple). En fait, la classification des services selon leur statut discrétionnaire est étroitement liée au motif de l’utilisation (préventif ou curatif). Par exemple, une visite préventive chez le dentiste doit être classifiée comme discrétionnaire alors qu’une visite faisant suite à l’apparition de symptômes est de nature non discrétionnaire. Le modèle comportemental prévoit que les facteurs « prédisposants » et « facilitants » seront davantage associés à l’utilisation de services discrétionnaires, alors que les services nondiscrétionnaires seront essentiellement prédits par les facteurs de « besoins ». Ainsi, une visite chez le médecin devrait impliquer différents facteurs (prédisposants, facilitants, ou de besoins) parce qu’ayant un statut discrétionnaire intermédiaire (la nécessité de voir un médecin est généralement plus grande qu’une visite chez le dentiste mais moins nécessaire qu’une hospitalisation). Une visite chez le médecin devrait ainsi être « prédite » par un éventail assez large de facteurs, et non uniquement par les facteurs de « besoins ». Ce modèle comportemental, développé à la fin des années 60, s’inscrivait dans un contexte social où l’accès au système de soins et l’équité dans le traitement étaient considérés parmi les plus urgents problèmes de l’époque. Le modèle d’Andersen permet ainsi de vérifier qu’un système de soins est équitable dans la mesure où les facteurs de « besoins » se révèlent comme le plus important prédicteur de services. A l’opposé, un système serait jugé non équitable lorsque l’accès aux services dépend de facteurs comme l’âge, le statut socioéconomique ou l’appartenance à une communauté ethnique. Suite à sa publication, ce modèle a été utilisé dans un grand nombre de recherches s’intéressant à divers types de population et de services. Les résultats empiriques se révéleront toutefois assez décevants, spécialement pour l’étude de l’utilisation des services chez les personnes âgées (Wolinsky, 1990). En d’autres termes, le modèle n’explique qu’un faible pourcentage de la variance totale de l’utilisation des services et les facteurs de besoins ressortent comme les prédicteurs dominants (Aday et Awe, 1997 ; Cohen et al., 1993 ; Lagergren, 1996 ; McFall et Miller, 1992 ; Whitlatch et al., 1999). Dès lors, deux lignes de force se dessinent. Une première voulant que les enquêtes épidémiologiques ne puissent pas adéquatement mesurer et modéliser les processus de prise de décision liés à l’utilisation de services et que les indicateurs utilisés dans le modèle d’Andersen ne puissent rendre compte adéquatement de l’expérience de l’individu dans son milieu de vie (Mechanic, 1979 ; Wolinsky, 1978). Toutefois, à la défense du modèle d’Andersen, il faut souligner que son auteur n’a jamais eu d’autre ambition que de développer un modèle prédisant le volume d’utilisation et le type de services utilisés. Il serait peut-être plus juste de critiquer l’usage que certains chercheurs ont voulu en faire, notamment en souhaitant documenter les processus de recherche d’aide, les relations entre les services formel et informel de soins ou encore les barrières à l’utilisation. Une deuxième tendance va plutôt chercher à redonner de la crédibilité au modèle en empruntant trois orientations différentes. De nombreuses études vont, tout d’abord, simplement ajouter des variables au modèle espérant que celles-ci contribueront à expliquer une plus grande partie de la variance 1. Seront alors introduites diverses mesures de besoins, les caractéristiques de l'aidant, des mesures de stress, de soutien social, de nouveaux indices tenant compte de la structure sociale, etc. Une autre option est d’accorder plus d’attention aux types de services en les classifiant selon leur niveau discrétionnaire (Kosloski et Montgomery, 1994; Mitchell et Krout, 1998). Enfin, un nombre restreint de chercheurs procédera à des études par panels ou longitudinales afin d’éclaircir les « chemins de causalité ». Ces études permettent, dans une certaine mesure, de mieux observer l’influence du temps sur les facteurs liés à l’utilisation des services (Counte et Glandon, 1991; Freedman, 1993 ; Miller et MacFall, 1991). Ces différents efforts ont apporté des nuances intéressantes au phénomène de l’utilisation des services mais sans toutefois améliorer les performances prédictives du modèle. Mises à part quelques exceptions, la variance expliquée Les approches prédictive et explicative dans l’étude de l’utilisation des services:l’exemple de la gérontologie sociale 115 de l’utilisation des services reste relativement faible (Houle et al., 2001), signifiant ainsi qu’une grande partie du phénomène reste à être explorée. Sur la base de ces observations, Wolinsky et Johnson (1991) en arrivent à conclure que, malgré l'abondance des travaux et la prédominance du facteur de «besoins», il semble difficile d’acquérir une vision claire du phénomène de l'utilisation des services et même de se prononcer sur le caractère équitable des systèmes de soins étudiés. Par ailleurs, même si la question de l’équité dans le traitement reste d'actualité, principalement pour les personnes les plus vulnérables et dans un contexte de privatisation des services, il n'en demeure pas moins que de nouvelles problématiques suscitent, depuis les années 80, un intérêt croissant. Pour Pescosolido et Kronenfeld (1995), au moins quatre autres thèmes touchant le domaine de l’utilisation des services doivent être considérés, soit le fait que le système actuel i) se révèle peu efficace et peut difficilement fournir des soins dits intégrés ; ii) démontre une faible capacité à répondre aux demandes et aux besoins des professionnels et des clients ; iii) présente une certaine insensibilité, sinon une indifférence face aux besoins psychosociaux des patients et, enfin, iv) se montre incapable de contrôler les coûts. Vient donc se joindre aux problèmes de l’équité, pour lequel le modèle d’Andersen a originalement été conçu dans les années 60, un nombre important de problèmes qui nécessitent de nouveaux types d’analyse. Enfin, utilisé dans les enquêtes sociales, le modèle d’Andersen (1968) représente assurément le plus important modèle en gérontologie permettant de décrire la nature des problèmes, de quantifier les services utilisés, tout en fournissant un profil démographique des utilisateurs et des non utilisateurs de services. Toutefois, ce modèle reste principalement « prédictif», accordant une place centrale à l’analyse de la force des relations entre les variables sans pour autant être en mesure de fournir une explication du phénomène : il ne permet pas de comprendre comment et pourquoi les individus se rendent aux points de services. Le modèle comportemental peut être utile dans des situations où l’on est préoccupé par des questions d’équité (bien que des critiques aient été portées à ce sujet), mais beaucoup moins si l’intérêt est le processus complexe d’accès aux services (Béland, 1994). Pour une vision plus dynamique L’approche de l’épidémiologie sociale, empruntée par le modèle d’Andersen reste encore, tel que souligné, essentiellement statique et transversale. De fait, une perspective selon laquelle l’utilisation des services est examinée en tant « qu’événement » et non en tant que « démarche » ou processus est privilégiée. Les tentatives d’introduire le temps, soit en procédant à des analyses de données provenant de coupes transversales ou en utilisant les méthodes de l’event history (voir par exemple Montgomery et Kosloski, 1994), fournissent une certaine compréhension de la démarche menant aux services mais ne permettent pas d’offrir une explication approfondie des processus, ni même de saisir l’essence des mécanismes du changement (Sørensen, 1998). Prenons l’exemple du phénomène de l’institutionnalisation de la personne âgée en centre d’hébergement afin d’illustrer notre propos. Lorsque le chercheur examine cette question, il observe généralement qu’une personne âgée atteinte de démence est admise dans un centre d’hébergement lorsqu’elle manifeste d’importants problèmes de comportement et de santé, ou lorsque les ressources de son aidant sont épuisées. Mais ce qui est méconnu, dans une perspective de prévention et de planification des services, c’est l’explication de ce qui a mené à l’hébergement ou, en d’autres termes, les circonstances qui ont conduit à accentuer le développement des comportements problématiques de la personne âgée, les circonstances qui ont contribué à la détresse psychologique de l’aidant ou encore, qui ont provoqué l’effondrement de son réseau de soutien ou l’augmentation de son fardeau de soins. Le modèle d’Andersen se révèle utile pour démontrer qu'il existe une variation dans l'utilisation des services et que certains facteurs peuvent être contigus à cette utilisation, mais il demeure limité pour comprendre et expliquer les mécanismes sociaux conduisant à cette variation : la « trajectoire de soin » reste inexplorée et la dynamique des relations interpersonnelles 116 Normand Carpentier et Francine Ducharme intervenant dans les processus liés à la démarche d’aide, peu connue. Le passage d’un mode d’analyse «prédictif» à un mode « explicatif » nous est présenté par Archer (1998). L’auteure fait remarquer que la théorie sociale emprunte globalement trois positions différentes dans l’analyse des problèmes sociaux. À un pôle, les connaissances scientifiques produites sous le paradigme positiviste 2 vont permettre de prédire, de planifier et d’intervenir afin de favoriser le développement social. À l'autre extrémité, les théoriciens se réclamant de l’orientation post-moderniste relativisent toute connaissance : la réalité n'étant qu'une création sociale et humaine, en constante transformation et impossible à appréhender. Dans un tel contexte, le post-modernisme en vient à ne plus prendre part, et même à ne trouver aucun intérêt à l'analyse des problèmes sociaux pratiques. Des positions intermédiaires offrent une troisième voie. Ne rejetant pas toute idée de causalité, comme le proposent les postmodernistes, ces positions s'opposent à un positivisme qui interroge les individus en termes de rationalité, d’intention et d’utilité. À l'intérieur d'une sociologie compréhensive et relativiste, il est davantage question d'analyser les phénomènes sociaux à partir des récits de vie en introduisant des notions de « contingence », de « chemin de dépendance » ou de « séquence » (Hunter et Brewer, 2003). Une telle orientation permet de mettre en lumière une multiplicité de cheminements au lieu de favoriser un déterminisme mécanique souvent contenu dans une explication positiviste 3. Ces positions intermédiaires apparaissent ainsi comme une option privilégiée pour « expliquer » les dynamiques relationnelles dans un cadre temporel. Il s'agit généralement d'approches reconnaissant une place à l'acteur, par l’introduction de la notion d'agent (agency), en lui accordant une certaine habilité à s'élever au dessus de ses conditions sociales et historiques et à influencer le cours des événements et de sa vie. Ces positions abandonnent tout espoir de découvrir des « lois sociales » et favorisent une méthodologie permettant une explication rétrospective des phénomènes. La recherche de régularités, centrale dans le positivisme, n'est pas nécessairement évitée, mais l'accent est mis sur les mécanismes qui les produisent. L’analyse de ces mécanismes permet, d’une part, d’expliquer les régularités observées dans les études corrélationnelles et, en même temps, de comprendre les contingences qui viennent masquer ou suspendre les effets liant les phénomènes (Archer, 1998). Ainsi, compte tenu de l’état actuel des connaissances sur l’utilisation des services, il nous paraît nécessaire de retenir de telles approches plus « centristes » pour les futures recherches. Ces recherches permettraient d’approfondir les connaissances, bénéficiant au modèle comportemental et à la question de l’accès, mais aussi aux problématiques émergeantes des deux dernières décennies. Les approches alternatives : analyser le processus de recherche d’aide Au niveau conceptuel, un modèle alternatif et complémentaire devrait favoriser la formulation de nouvelles questions de recherche et l’approfondissement de dimensions que le modèle comportemental a ignorées ou considérées sous un autre angle d’analyse. Selon Pescosolido et Kronenfeld (1995, p.17), le développement de nouveaux modèles doit emprunter au moins quatre voies, à savoir : 1) s’harmoniser avec les récents développements théoriques mettant davantage l’accent sur le concept de communauté et reconnaissant le rôle fondamental des familles et des organisations communautaires ; 2) prendre une orientation dynamique et temporelle ; 3) favoriser des approches multi-méthodes et multi-niveaux et échapper à l’orientation monométhode privilégiée jusqu’ici dans le domaine de la santé (Forthofer, 2003) ; 4) proposer des mécanismes d’action et une explication du changement plus sensibles aux interactions sociales prenant place dans le milieu de vie de la personne. Trois traditions de recherche, qui ont jusqu’à présent évolué séparément, constituent un point de départ dans l’élaboration d’un cadre conceptuel novateur permettant d’expliquer le processus de recherche d’aide (Pescosolido, Les approches prédictive et explicative dans l’étude de l’utilisation des services:l’exemple de la gérontologie sociale 117 1991). La première alternative concerne les travaux menés dans une perspective de carrière, issue des travaux de l’école de Chicago (Barley, 1989). Le concept de carrière a été originellement appliqué dans l’analyse des cheminements professionnels, puis en santé mentale (voir par exemple Goffman, 1961) et, plus récemment, soit vers le milieu des années 80, en gérontologie sociale. La majorité des auteurs utilisant cette perspective dans le domaine de la gérontologie définissent leur recherche dans la tradition qualitative de la théorisation ancrée. Ces études ont d’abord permis d’identifier des formes alternatives d’aide et de soutien (autoguérison, soutien communautaire, etc.) et ont fourni une vue plus dynamique de la recherche d’aide. Qu’il s’agisse de modèles de carrière (Aneshensel et al., 1995 ; Brody, 1985) ou de trajectoire (Corbin, 1992 ; Wilson, 1989), l’idée centrale de ce type d’approche se base sur le fait que les personnes âgées et leurs proches aidants évoluent à travers une série de stades marquant, entre autres, des transitions dans leurs rôles sociaux. L’adoption d’une telle perspective permet d’imbriquer l’expérience de la maladie dans la vie quotidienne des familles, d’identifier des étapes de la maladie correspondant aux actions ou aux préoccupations particulières des patients ou des aidants et, enfin, de mettre à jour des modes différentiels de prise en charge des soins. Cette perspective de carrière, telle qu’utilisée en gérontologie sociale, se situe encore néanmoins à une étape de développement relativement récente. Jusqu’à présent, les études se sont contentées de décrire une série d’étapes menant à un « état final » (hospitalisation, décès, fin du rôle d’aidant). Ainsi, ces modèles peuvent rendre compte d’un déroulement successif, sans considérer systématiquement d’autres séquences parallèles et simultanées. De plus, ils n’autorisent pas à considérer les stades comme variable dépendante, ce qui permettrait d’estimer dans quelle mesure un stade peut affecter le suivant. Enfin, si l’aspect dynamique est la principale force de ces modèles, il n’en reste pas moins que leur caractère descriptif constitue une limite importante (Abbott, 1992). Une seconde alternative aux modèles traditionnels est offerte par les travaux issus du courant de l’interactionisme symbolique. Ce type d’études rejoint et complète les travaux menés dans une perspective de carrière en mettant l’accent sur la compréhension des motivations et des significations élaborées par les personnes au cours de leurs interactions avec les autres acteurs. Les quelques travaux menés dans cette perspective (ou des perspectives proches) en gérontologie sociale ont conduit à d’intéressants constats sur les processus d’attribution du rôle d’aidant (McAuley et al., 1990), sur l’analyse des modes d’interaction entre les services formels, les personnes âgées et leurs aidants (Agee et Blanton, 2000), sur le processus d’attribution du diagnostic de la maladie d’Alzheimer (Wadley et Haley, 2001) et sur les stigmates engendrés par la maladie démentielle (MacRae, 1999). Tous ces travaux, intimement liés aux processus de recherche d’aide, cherchent à expliquer l’action dans une perspective sensible aux interprétations culturelles des personnes impliquées. De façon générale, le courant de l’interactionisme symbolique a été critique face aux approches positivistes qui ne considèrent pas, dans un continuum, l’expérience sociale telle que vécue par l’individu. Une troisième voie de recherche sur l’utilisation des ressources d’aide est offerte par l’approche des réseaux sociaux. Développée dans un cadre interdisciplinaire, cette perspective analytique est estimée par de nombreux chercheurs en sciences sociales comme une alternative de recherche particulièrement féconde et prometteuse pour l’analyse des processus. Cette approche s’intéresse aux modes de connexion entre les personnes, plutôt qu’à leurs caractéristiques individuelles, en postulant que les liens entre les personnes ont une influence fondamentale sur la santé, le fonctionnement quotidien ainsi que sur le processus de recherche d’aide (House et al., 1988; Pescosolido, 1992). L’approche des réseaux permet de répondre à une première condition de l’analyse des processus : elle reconnaît que ce sont les acteurs sociaux, et non les variables, qui sont à la base de l’action (Abbott, 1992; Hedström et Swedberg, 1998). De plus, elle se distancie d’une approche centrée sur l’individu, ou sur la dyade formée de l’aidant et de la personne dépendante, en considérant le système de soutien social comme unité d’analyse principale. Le modèle relationnel proposé par l’approche des réseaux dépeint l’acteur individuel comme 118 Normand Carpentier et Francine Ducharme étant aussi bien «libre» que «contraint», aussi bien capable de créativité et de négociation, mais en même temps, agissant dans des situations structurées dans lesquelles l’action est modelée par de plus larges relations qui sont au-delà de son contrôle (Collins, 1988 ; Thoits, 1995). Ainsi, cette approche n’ignore pas l’individu, sa conscience, ses intérêts, ses motivations et sa rationalité, elle leur assigne une priorité différente dans l’action. De fait, l’acteur est enchâssé dans un ensemble plus vaste, une structure, formant les éléments relativement stables de l’ensemble. L’approche des réseaux base son analyse à partir, notamment, de trois dimensions, soit la structure (densité, taille, réciprocité), le contenu (attitudes, normes) et les fonctions (soutien social, conflit, régulation) du réseau social de la personne. De plus en plus de recherches empiriques réalisées selon cette perspective ont démontré comment certains éléments de la configuration du réseau peuvent intervenir dans l’évolution du système de soutien social, révélant ainsi des aspects du processus de recherche d’aide. Ainsi, les réseaux denses tendraient à être des groupements plus cohésifs et solliciteraient plus facilement de l’aide chez leurs membres (Schmitz et al., 1997), alors que les réseaux plus ouverts, fragmentés, seraient en meilleure position pour identifier des ressources et de l’aide additionnelle (Edwardson et al., 1995). Un plus long délai pour joindre des services serait associé à la présence de « liens forts » dans le réseau (Birkel et Reppucci, 1983), tandis que les « liens faibles » seraient associés à de meilleures possibilités de communication en permettant des connexions avec la communauté plus large (Granovetter, 1973 ; McKinlay, 1973). Ces éléments structuraux doivent être considérés en interaction avec les valeurs et croyances des acteurs composant le réseau (Pescosolido, 1992). De fait, un nombre croissant d’études relève l’importance des attitudes ou des valeurs culturelles dans la démarche de recherche d’aide (Ajrouch et al., 2001 ; Janevic et Connell, 2001 ; Pedlar et Biegel, 1999). Enfin, un travail d’analyse portant sur la nature des connexions entre les acteurs permet de cerner les fonctions de soutien social (Poel, 1993), les conflits (Rook, 1992), ainsi que les capacités de régulation des réseaux (Carpentier et White, 2002). Ces différentes fonctions, considérées comme conceptuellement distinctes de la structure et du contenu des réseaux, constituent des éléments entraînant un effet singulier sur l’évolution des réseaux et notamment sur le processus de recherche d’aide. Ainsi conceptualisée, il apparaît que la démarche menant à l’utilisation des services est profondément enchâssée dans l’interaction sociale et dans l’échange culturelle d’information. L’approche des réseaux sociaux offre ainsi une alternative aux modèles pouvant plus difficilement tenir compte de l’influence du milieu dans la décision d’utiliser les services. Les études de terrain menées auprès des aidants de personnes présentant des problèmes de démence apportent des évidences à l’effet que le processus de décision face aux soins ne procède pas d’un choix individuel, mais correspond davantage à une réponse émergeante du milieu social dans son ensemble (voir par exemple, Kosloski et al., 1990 ; Lyons et al., 2000 ; Vernooij-Dassen et al., 1998). L’apparition de problèmes cognitifs chez un proche parent se fait immanquablement dans un climat d’incertitude et de désarroi auquel vient se joindre des phénomènes tels que la réticence des familles à consulter ou les stigmates face à la maladie démentielle. De plus, la dépendance croissante du proche conduit à un engagement toujours plus important du réseau de soutien, tandis que des intérêts et des attitudes divergentes des nombreux acteurs impliqués dans les soins viennent embrouiller le processus de recherche d’aide. C’est dans ce contexte que la sociologue Bernice Pescosolido (1991) propose une orientation alternative à l’étude de l’utilisation des services et du processus de recherche d’aide. Son cadre théorique, appelé le « Modèle Épisode-Réseau » et initialement développé pour l’analyse de la démarche de recherche d’aide en santé mentale, devient particulièrement pertinent pour l’étude de l’utilisation des services par les personnes âgées présentant des problèmes de démence. Il combine les trois perspectives précitées, soit l’approche par carrière, les travaux menés dans l’esprit de l’interactionisme symbolique et l’analyse des réseaux sociaux, et offre de nouvelles avenues de recherche sur l’utilisation des services. Selon Pescosolido (1992), la question centrale de recherche dans une étude utilisant le modèle comportemental est généralement posée en Les approches prédictive et explicative dans l’étude de l’utilisation des services:l’exemple de la gérontologie sociale 119 ces termes: Who is most likely to use a physician, hospital, or clinic? And under what conditions are they likely to do so? (p.1114). Par contre, dans une perspective de trajectoire et de réseaux, un autre type de question peut être posé : Is there, in fact, a discernable set of patterns, combinations of options, or strategies that individuals use during an illness episode? And, if so, are these patterns socially organized? (p.1115). Dans une telle perspective, il importe d’identifier les modes ou les stratégies adoptés par les acteurs sociaux puis de chercher à comprendre l’organisation sociale qui pourra contraindre ou faciliter l’action sociale. En combinant les trois approches présentées plus haut, il devient ainsi possible de proposer un cadre dynamique permettant de suivre l’expérience de la maladie dans son contexte biographique, tout en rendant à l’acteur social une place centrale dans le processus de recherche d’aide. Revoir la méthodologie La préoccupation « d’expliquer » au lieu de «prédire» n’est pas nouvelle, mais le développement récent de méthodologies permettant de cerner l’aspect dynamique des relations sociales comporte un incitatif à l’analyse des processus. L’analyse de la démarche de recherche d’aide, par exemple, implique la description et la compréhension des séquences de mouvements, de comportements ou d ’actions accomplis par un agent individuel ou collectif. Dans cette perspective, une nouvelle génération de méthodes a vu le jour depuis la fin des années 80. Ces méthodes permettent de traiter et d’analyser les données textuelles ou les données requises pour l’analyse des réseaux pour laquelle la dépendance entre les unités d’analyse représente un aspect crucial (Raftery, 2001). Ces approches émergentes ont aussi la particularité de considérer l’aspect temporel ou séquentiel des phénomènes étudiés. On observe notamment un regain d’intérêt pour les méthodologies narratives dans l’étude des phénomènes reliés à la santé et plus particulièrement pour l’analyse des processus de recherche d’aide (Bury, 2001 ; Uehara, 2001). Cette méthodologie d’analyse porte spécifiquement sur la compréhension de l’enchaînement d’un phénomène particulier dans le cadre d’une histoire de vie. L’analyse des structures événementielles (event-structure analysis, Heise, 1991) constitue, entre autres, une approche permettant de traduire en « événements structurés » les séquences dans lesquelles les relations entre les événements sont clarifiées et articulées, afin de rendre possible l’élaboration d’un schéma de causalité. Dans la même perspective, Abell (1987) propose une méthodologie basée sur une « narration comparative » autorisant l’analyse des interactions complexes par la formulation de règles établissant un lien entre les séquences d’action. Les théories sous-jacentes à ces deux dernières approches se rattachent plus ou moins aux théories du choix rationnel, laissant place aux processus internes et aux compétences des acteurs, tout en considérant les contraintes structurelles auxquelles ces mêmes acteurs ou collectifs sont soumis. Enfin, mentionnons le développement de modèles d’analyse favorisant l’identification et la catégorisation des regroupements similaires de trajectoire ou de carrière. La méthode d’alignement optimal, tel que développée par Abbott (1995), offre une des options intéressantes pour effectuer de telles opérations. Ainsi, le chercheur peut disposer de plus en plus de méthodes d’analyse permettant de rendre compte de phénomènes séquentiels tels qu’ils se déroulent dans le cours de la vie. Même si leur potentiel est encore loin d’être pleinement exploité, elles représentent toutefois des options viables pour l’analyse des processus sociaux pouvant mener à une meilleure compréhension de l’utilisation des services. L’apport des sciences sociales à l’approche de l’épidémiologie sociale Des changements importants sont en cours dans les sciences sociales : on se détourne progressivement des approches causales, statiques et individuelles pour se tourner davantage vers le contexte, l’interaction et les séquences d’événements (Abbott, 1995 ; Franzosi, 1998 ; Raftery, 2001). En fait, depuis le début des années 60, 120 Normand Carpentier et Francine Ducharme la fascination portée aux méthodes quantitatives et l’introduction des ordinateurs à haute vitesse ont détourné les chercheurs des enquêtes plus fondamentales (Lieberson, 1985), conduisant par le fait même à reléguer au second plan l’analyse des processus qui pourtant étaient au centre de la recherche sociale avant la Seconde Guerre mondiale (Maines, 1993 ; Sørensen, 1998). Développé dans les années 60, le modèle d'Andersen (1968) reste pertinent à plusieurs égards, mais se révèle peu adapté pour répondre aux nouvelles questions qui touchent aujourd'hui le champ de recherche sur l'utilisation des services. Les tentatives d’explorer de nouvelles avenues de recherche par l’ajout de variables supplémentaires à ce modèle comportent des limites, surtout si une telle démarche ne s’accompagne pas d’une explication théorique. Il faut reconnaître que le cadre d’Andersen tient peu compte du tournant vers les soins communautaires qui s’est accentué au cours des dernières années. Par conséquent, il ne peut répondre que très partiellement aux questions de délais, de continuité des soins, ou même cibler les soins les plus appropriés pour les personnes (Pescosolido et Kronenfeld, 1995). De plus, d’autres problématiques, telle la réticence des familles à utiliser les services (Paquet, 1999) ou l’hypothèse de l’incompatibilité entre les ressources formelles et informelles de soins (Lesemann et Chaume, 1989 ; Lyons et Zarit, 1999) ne peuvent être abordées de façon satisfaisante par ce modèle. Comme nous l'avons démontré, ces différents aspects pourraient être analysés en utilisant une perspective interactive et temporelle. Néanmoins, il faut reconnaître la difficulté d’appréhender les processus sociaux : tout événement que nous cherchons à expliquer s’inscrit à l’intérieur d’une histoire longue et compliquée impliquant de multiples niveaux de l’histoire de vie des personnes. Face à cette complexité inhérente à l’expérience humaine, nous ne pouvons qu’encourager la voie de la complémentarité entre les différentes approches méthodologiques (Gendron, 1996), favoriser les devis pluriméthodologiques (Tashakkori et Teddlie, 1998), tout en reconnaissant les limites de chacune des perspectives considérées. Comme le souligne Bernard (1993), chacune des approches et chacune de leurs combinaisons peut être utilisée comme un instrument heuristique pour mettre en relief un aspect de la réalité, mais en toute conscience des limites intrinsèques du paradigme sur lequel elle repose (p.186). C’est dans ce contexte que nous croyons qu’une relation constructive doit être encouragée entre les chercheurs issus des sciences sociales et ceux travaillant sur les services de santé utilisant l’approche épidémiologique, afin de favoriser une meilleure compréhension des phénomènes touchant l’utilisation des ressources d’aide. Fenton et Charsley (2000) nous proposent comment pourrait s’articuler cette collaboration. En identifiant des corrélations significatives entre certaines variables, la recherche menée dans un cadre épidémiologique offre des pistes d’interrogation importantes qui peuvent potentiellement constituer des thèmes d’investigation pour les chercheurs des sciences sociales. Par exemple, l’intrigante relation entre l’utilisation des ressources professionnelles d’aide et le placement d’une personne âgée ne peut trouver de réponse facile. On peut être tenté de proposer que l’utilisation des services accélère le placement ; mais seraient-ce davantage la détresse et les difficultés de l’aidant familial qui le conduisent à se rapprocher des services? L’utilisation des services devient ainsi, non pas un catalyseur, mais plutôt un indicateur de l’imminence du placement. En fait, seule une perspective séquentielle pourrait apporter des éléments de réponse à ce type de questionnement. A l’aide d’études conduites à partir de devis longitudinaux, les chercheurs seraient à même de mieux expliquer et nuancer les relations observées entre les variables et, par conséquent, de contribuer à une réflexion théorique. C’est à l’intérieur d’un champ théorique renouvelé que l’approche épidémiologique pourra proposer de nouvelles questions de recherche et développer de nouveaux « facteurs » sensibles à ce phénomène social. En fait, dans une perspective de collaboration réciproque, les sciences sociales doivent étayer les modèles utilisés en épidémiologie qui, à leur tour, pourront fournir de nouvelles données qui devront être réinterprétées à la lumière d’enquêtes de moindre envergure. L’application et la valorisation de méthodes nouvelles et diversifiées, qui se veulent complémentaires et mieux adaptées à l’étude des processus, Les approches prédictive et explicative dans l’étude de l’utilisation des services:l’exemple de la gérontologie sociale 121 exigeront nécessairement un effort d’imagination pour la nouvelle génération de chercheurs. Si nous avons été témoins, au cours des années 90, de la mise en place de nouvelles options théoriques et méthodologiques (en plus de Pescosolido, 1992, voir Berkman et Glass, 2000 ; Fortinsky, 2001 ; House et al., 1988 ; Kosloski et al., 1990), la décennie devant nous verra émerger des recherches tenant compte de ces développements. Un des défis consistera à combiner de façon judicieuse les différents courants théoriques et méthodologiques afin d’enrichir les connaissances pour les personnes qui sont aux prises avec des problèmes de santé chronique et nécessitant une aide à long terme.❑ Notes 1 – Pour Archer (1998), une des limites importantes de ce type de modèle a trait aux critères de sélection des concepts. Les chercheurs sont tentés de retenir, dans les modèles, les variables révélant la plus haute capacité de prédiction, c'est-à-dire celles qui apportent la meilleure corrélation. Un large éventail de concepts sont ainsi introduits sur la base de leur performance au sein du modèle et ce, bien souvent, au détriment d’une cohérence théorique. 2 –Trois postulats centraux caractérisent le positivisme: l'affirmation du caractère « objectif » des phénomènes sociaux ; la validité des mesures quantitatives pour cerner ces phénomènes et, enfin, la capacité d’établir des généralisations empiriques et de formuler des propositions (des « lois sociales ») d’un haut niveau d’abstraction. 3 –Le modèle d’Andersen est « déterministe », dans le sens où l'acteur se voit entièrement défini par les déterminants que sont les «facteurs» prédisposants, facilitants ou de besoins. 122 Normand Carpentier et Francine Ducharme Références Abbott, A. (1992). From Causes to Events : Notes on Narrative Positivism. Sociological Methods&Research, 20, 428-455. Béland, F. (1994). Introduire la durée dans la conception et la mesure de l'utilisation des services médicaux. 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Il vient de terminer un stage postdoctoral (bourse des Instituts de recherche en santé du Canada, IRSC) qui lui a permis d’initier un programme de recherche sur les aidants de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Dans le cadre d’un premier projet, il est question d’analyser, à l’aide d’une approche qualitative et rétrospective, les premiers temps de la carrière d’aidant (subvention de la Société Alzheimer du Canada). Un second projet permettra un suivi longitudinal, sur une période de 24 mois, des réseaux de soutien des aidants suite aux premiers contacts avec les professionnels (subvention des IRSC). Francine Ducharme est professeure titulaire à la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal. Elle est également titulaire de la Chaire Desjardins en soins infirmiers à la personne âgée et à la famille du Centre de recherche de l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal. Ses intérêts de recherche portent depuis plusieurs années sur la santé des aidants familiaux de personnes âgées et sur la conception et l’évaluation de programmes d’intervention destinés à cette clientèle. Partenariat familles, professionnels, gestionnaires: vers une continuité de soins et services Article original Hélène Lefebvre Université de Montréal Diane Pelchat Université de Montréal Marie-Christine Héroux Université de Montréal Résumé : Les transformations du réseau de la santé et des services sociaux ont profondément modifié la pratique des professionnels, médecins et gestionnaires qui travaillent dans les centres hospitaliers et de réadaptation auprès d’enfants atteints d’une déficience motrice cérébrale (DMC) et de leur famille. Une étude portant sur la continuité des soins et services offerts à ces familles a été réalisée. Elle a pour but d’identifier les facteurs qui la facilitent ou la contraignent. Des entretiens semi-directifs individuels ont été réalisés avec des parents d’enfants ayant une DMC, des professionnels, médecins et gestionnaires impliqués auprès de ces familles. Les résultats montrent que l’information, le développement d’une relation de confiance entre parents, professionnels, médecins et gestionnaires influencent la satisfaction de chacun quant à l’offre de services et à leur accessibilité. Ceux-ci mettent en lumière les éléments contribuant à la collaboration interinstitutionnelle, interprofessionnelle et parents – professionnels. Mots clés : Familles, déficience motrice cérébrale, continuité des services, réseau de services intégrés, partenariat. Introduction L es multiples réformes dans le réseau de la santé et des services sociaux ont modifié en profondeur l’implication des familles dans les soins à leur enfant atteint d’une déficience motrice cérébrale (DMC). Il appert que les services en place ne répondent pas toujours à leurs besoins (Pelchat, Lefebvre,&Bouchard, 2001a). Les parents déplorent que le diagnostic de DMC soit établi tardivement et les incapacités qui l’accompagnent difficilement identifiables, ce qui retarde le début des thérapies nécessaires à l’enfant et risque Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 9, n° 2, 2003, pp. 127-146. 128 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux de retarder son développement (Pelchat, Lefebvre& Bouchard, 2001a). Cette situation peut nuire à la communication entre parents et professionnels et perturber l’établissement de la relation de confiance entre eux. Le partenariat permet la mise en place d’un contexte favorable au développement de cette relation entre parents et professionnels (Pelchat, Lefebvre, Proulx, & Bouchard, 2001b). Cet article vise à montrer la façon dont la collaboration peut s’établir entre organisations, entre professionnels, entre parents et professionnels, dans un contexte de continuité des soins et services offerts aux enfants prématurés atteints d’une déficience motrice cérébrale et à leur famille. Les objectifs consistent à identifier les facteurs contraignant ou facilitant la continuité de services du point de vue des parents, professionnels, médecins et gestionnaires, de même qu’à identifier un idéal de continuité des services. L’étude s’inscrit dans le cadre du développement d’un partenariat basé sur la collaboration interinstitutionnelle, interprofessionnelle, entre familles et professionnels, dans le contexte du développement éventuel de réseaux intégrés de services. Bouchard (1988 ; 1999) définit le partenariat comme l'association de familles vivant avec une personne ayant des incapacités et des professionnels qui, par la reconnaissance de leurs expertises et de leurs ressources réciproques, ainsi que leur rapport d’égalité dans la prise de décision par consensus, reconnaissent les besoins de la personne et la priorité des objectifs de réadaptation à retenir. Dans une vision plus élargie, le partenariat concerne la coopération interprofessionnelle et interinstitutionnelle. Il consiste en l'association de professionnels de disciplines différentes et de gestionnaires concernés par une clientèle spécifique (personne, famille, proches) dans le cadre d'une situation clinique et l'association entre institutions de santé impliquées dans la continuité des soins et services à cette clientèle. Chacun des acteurs reconnaît l'expertise de l'autre et travaille à la réalisation d'objectifs communs par l'établissement de consensus dans un rapport d'égalité. Le partenariat aide à établir de nouveaux rapports entre eux et les amène à modifier leur pratique. L’intégration et le réseautage des services de santé favorisent la collaboration entre les acteurs et permettent de mieux utiliser les ressources disponibles et les compétences de chacun pour réduire la fragmentation de l’offre de soins et services, et accroître l’efficience du système de santé (Contandriopoulos, Denis, Touati, & Rodriguez, 2001). Recension des écrits L’expérience de la naissance d’un enfant prématuré présentant une DMC comporte des implications importantes pour l’avenir de l’enfant et celui de la famille entière (Lefebvre, Pelchat, Kalubi,&Michallet, 2002; Pelchat, 1989, 1994, 1995; Pelchat et al., 2001a). Les familles sont susceptibles de vivre des problèmes familiaux et psychosociaux importants si elles ne bénéficient pas d’un soutien, suite à la naissance de l’enfant (Gabor&Farnham, 1996). Les besoins des familles restent encore peu satisfaits par les ressources formelles alors que les parents souhaitent obtenir de l’aide sur une plus longue période pour les aider à répondre à leurs nouveaux besoins au fur et à mesure qu’ils émergent. Les parents déplorent le manque de diffusion des services existants, leur fragmentation et les longues listes d’attente avant de recevoir les services. Ils dénoncent également les difficultés de communication avec les professionnels dues au malaise vécu par chacun et à l’incertitude engendrée par la variété des problèmes qui peuvent s’installer chez l’enfant au cours de son développement (Pelchat et al., 2000a ; Pelchat et al., 2001a). Trajectoire des services de santé et des services sociaux L’enfant né prématurément et atteint d’une DMC est pris en charge par le centre hospitalier. Si l’établissement n’offre pas les services spécialisés nécessaires, il sera transféré vers un centre de traitements aigus qui offre les soins et services répondant à ses besoins (soins intensifs néonatals). À sa sortie de l’hôpital, il sera suivi par les services externes de réadaptation du centre hospitalier et transféré vers un centre de réadaptation afin de débuter les thérapies appropriées. Ces transferts engendrent des périodes d’attente qui peuvent s’échelonner sur plusieurs mois avant que l’enfant puisse bénéficier des soins et services. Pris dans ce contexte, les parents dépensent une énergie considérable à rechercher des services qui répondent Partenariat familles, professionnels, gestionnaires:vers une continuité de soins et services 129 aux besoins de l’enfant et reçoivent peu de soutien de la part des professionnels (Lefebvre et al., 2002; Pelchat, Lefebvre, Kalubi,&Michallet, 2002), ce qui oblige des familles à prodiguer elles-mêmes certains soins à l’enfant. Dans l’esprit de la réforme des services de santé et des services sociaux et du virage ambulatoire, les ressources et les services organisés en réseau doivent être complémentaires et se rapprocher du milieu de vie des familles (Lefebvre, Bouchard,&Pelchat, 1999). L’intégration des services apparaît une solution à privilégier afin d’amener les professionnels à travailler en équipe interdisciplinaire et en collaboration avec les familles, fixant conjointement les buts à atteindre (Ketelaar, Vermeer, Helders, & Hart, 1998 ; King, Law, King,&Rosenbaum, 1998; Rosenbaum, King, Law, King, & Evans, 1998 ; Viscaridis, 1998). La collaboration La révision des modes de prestation des services laisse croire que leur intégration devient une solution à privilégier, et que parents et professionnels devraient être mobilisés en partenariat. Le travail en équipe multidisciplinaire paraît essentiel pour répondre aux besoins des familles du fait qu’aucune discipline ne détient l’expertise pour offrir l’ensemble des services (Nélisse, 1997). La famille doit être mise à contribution comme partenaire et décider, par consensus avec les professionnels, des objectifs pour la réadaptation de l’enfant. Idéalement, la collaboration doit s’établir aux niveaux interinstitutionnel, interprofessionnel ainsi qu’entre professionnels et familles. Collaboration interinstitutionnelle La collaboration interinstitutionnelle pose un cadre d’action qui favorise le partage de compétences entre professionnels (Saint-Arnaud, 1995) et les encourage à coordonner leurs efforts vers l’atteinte d’objectifs communs, et à arrimer l’action de tous les acteurs impliqués dans le respect des valeurs et croyances de chacun. La collaboration interinstitutionnelle est étroitement liée à la notion de réseau, définie comme un ensemble constitué de relations de collaboration (Lazega, 1994). Un réseau de services correspond au mécanisme social qui permet des interactions entre établissements dans la mise en place d’actions concertées et la poursuite d’objectifs communs (Alter&Hage, 1993), qui requiert la structuration des relations entre organisations (Polivka, 1996). La structure organisationnelle basée sur la participation active, l’équité, l’autonomie professionnelle, la liberté d’expression, l’interdépendance, doit poursuivre des objectifs communs pour favoriser la collaboration des acteurs (Henneman, Lee, & Cohen, 1995) et être appuyée aux niveaux institutionnel et administratif (D’Amour, Sicotte, & Lévy, 1999). Selon Alter et Hage (1993), la continuité des services de santé en périnatalité nécessite que le partage des responsabilités soit négocié conjointement par les établissements du réseau. Collaboration interprofessionnelle La collaboration entre professionnels consiste à unir et à orienter les efforts de plusieurs acteurs vers un but commun, dans un processus de consultation, d’engagement volontaire et de respect mutuel afin de fournir des services de qualité et de satisfaire les besoins de la clientèle (Arcangelo, Fitzgerald, Carroll, & Plumb, 1996 ; Baggs, 1994; D’Amour et al., 1999; Evans, Barer,& Marmor, 1994 ; Henneman et al., 1995 ; Phillips, Lawrence, & Hardy, 2000 ; Rodriguez, 2000). Elle implique que plusieurs individus s’engagent à interagir de façon constructive afin de résoudre des problèmes et d’atteindre des objectifs communs et suppose une responsabilité collective des résultats (Liedtka & Whitten, 1997). Le respect mutuel et la confiance deviennent absolument nécessaires à la collaboration, tout comme la réceptivité, la capacité à communiquer, la confiance, le respect, la motivation, l’engagement de chacun vis-à-vis des autres et la reconnaissance des compétences de chaque partenaire influencent la collaboration entre professionnels (Arcangelo et al., 1996 ; Baggs & Schmitt, 1997 ; Bouchard, 1999 ; D’Amour et al., 1999 ; Lefebvre et al., 2002 ; Pelchat et al., 2001a). Collaboration entre professionnels / médecins et familles La collaboration des professionnels/médecins avec les familles vise à instaurer une relation de confiance entre eux, vu l’interdépendance qu’ils entretiennent avec elles (Contandriopoulos et al., 2001). La poursuite de buts communs des familles et des professionnels les place devant l’obligation de se faire mutuellement confiance et de reconnaître leurs compétences réciproques 130 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux pour atteindre les objectifs de réadaptation fixés conjointement (Arslanian-Engoren, 1995 ; Baggs & Schmitt, 1997 ; D’Amour et al., 1999 ; Lefebvre et al., 2002). La relation entre les familles d’un enfant atteint d’une DMC et les professionnels reste difficile car deux mondes de croyances, deux cultures doivent s’arrimer (Gendron, 2002; Habermas, 1987 ; Lefevbre et al., 2002 ; Schön, 1994). Pour y parvenir, les professionnels et les médecins doivent respecter profondément les familles, adopter une attitude de non jugement, et faire preuve d’empathie à l’égard des parents (Beckman, Frank,&Newcomb, 1996). L'inefficacité de la communication et la méconnaissance des ressources compliquent la vie des familles et apportent un surplus de tâches aux parents qui doivent rechercher les services qui vont combler leurs besoins. Bien que l'implication de plusieurs professionnels aux disciplines différentes avec les parents soit privilégiée dans la recherche de solutions, il ne semble pas exister actuellement de programmes interdisciplinaires structurés s'appuyant sur un partenariat familles/ professionnels (Leduc, 1998 ; Joly, Poirier, Dorval, & Doré, 1990). L'établissement de ce partenariat permettrait de co-construire une continuité de services provenant de l'expérience et des savoirs de chacun, de rendre les services en réadaptation plus performants et satisfaisants pour les parents et les professionnels et de contribuer à diminuer l’incertitude vécue par chacun des partenaires (Pelchat, Lefebvre, & Bouchard, 2000b). Méthode Cette étude qualitative descriptive exploratoire fait appel à une démarche de co-construction de la réalité dans une approche interdisciplinaire (Muchielli, 1992; Tochon, 1996). Elle permet d’apprendre, de réfléchir et de regarder le point de vue des uns et des autres afin de comprendre l’expérience de chacun et les stratégies utilisées pour favoriser le partenariat. Cette méthode réflexive et dialogique admet et soutient la mobilisation et l’interaction des acteurs sociaux dans la production du discours (Poupart et al., 1997). En ce sens, l’étude s’inscrit dans le paradigme constructiviste dans lequel la co-construction des discours découle de l’interaction entre les chercheurs et les acteurs consultés (Gendron, 2002). Échantillon L’échantillon comporte des parents d’enfant prématuré atteint d’une DMC périnatale diagnostiquée avant l'âge de trois ans ainsi que des professionnels, médecins et gestionnaires qui travaillent dans des établissements et des organisations qui offrent des soins et services à ces enfants et à leur famille. Tous ont été recrutés sur une base volontaire dans les mêmes institutions. Les parents devaient connaître le diagnostic de leur enfant et vivre avec lui, comprendre et parler le français et habiter l'île de Montréal ou la banlieue immédiate. Ils ont été recrutés par l’intermédiaire des directions des services concernés dans un centre ambulatoire, un centre hospitalier pour enfants du Montréal métropolitain et deux centres de réadaptation de la région de Montréal et de la proche banlieue. Ces centres dispensent des services en périnatalité à l’enfant et sa famille, de la naissance à l’âge adulte. Le Centre hospitalier offre des services médicaux et thérapeutiques et prône une approche interdisciplinaire entre les professionnels qui interviennent auprès d’eux, de manière à assurer la complémentarité et la continuité de leurs interventions. Suite à la phase d’hospitalisation, le centre ambulatoire met à la disposition des familles des services de réadaptation physique à domicile, en tenant compte des besoins spécifiques de l’enfant et de ses parents, tout en assurant une gestion efficace des ressources financières et humaines. À mesure que la famille acquiert de l’autonomie et devient apte à se déplacer pour recevoir les soins et services dont elle a besoin, l’enfant et sa famille sont orientés vers les centres de réadaptation. Ces derniers ont pour mission d'offrir des services personnalisés d'adaptation, de réadaptation et d'intégration sociale, selon une approche écosystémique qui vise l'autodétermination et l'autonomie des familles dans le processus de réadaptation. Le groupe de parents comprend sept couples, soit quatorze parents, dont quatre ont un enfant de 13 à 24 mois, un, des jumelles de 13 à 24 mois, et deux un enfant de 25 à 36 mois. Le type d’atteinte de l’enfant est la paraplégie (3), l’hémiplégie (1) et la quadraplégie (4). La moyenne d’âge des Partenariat familles, professionnels, gestionnaires:vers une continuité de soins et services 131 mères est de 33 ans et celle des pères, de 35 ans. Les couples sont mariés (3), vivent en union de fait (3) ou sont divorcés (1). Trois mères travaillent à temps partiel et quatre, à temps plein ; tous les pères, pour leur part, travaillent à temps plein. Les pères ont atteint un niveau de scolarité moins élevé que celui des mères : l’un d’eux a complété une formation de niveau universitaire, un autre, une formation de niveau collégial, quatre ont complété une formation de niveau secondaire et un ne l’a pas complétée. Trois mères ont complété une formation universitaire et quatre, une formation de niveau secondaire. Le statut socio-économique des familles est déterminé par le revenu familial annuel : une famille a un revenu inférieur à 30 000 $, deux disposent d’un revenu entre 31 000 $ et 59 000 $, et quatre, d’un revenu supérieur à 60 000 $. Les professionnels médecins et gestionnaires ont été recrutés en fonction de leur implication et de leur représentativité auprès de cette clientèle. Seize professionnels de la santé (physiothérapeutes, ergothérapeutes, orthophoniste, infirmières, travailleurs sociaux, psychologues, éducateurs spécialisés), trois médecins, et neuf gestionnaires (centre hospitalier, CLSC, centre de réadaptation, organisme communautaire et associations de parents) ont participé à l’étude. L’expérience des professionnels et des médecins est très diversifiée et s’étend de 7 à 32 ans. Le groupe des professionnels est constitué aléatoirement que de femmes. Collecte des données Des entrevues individuelles semi-dirigées, d’une durée d’environ quatre-vingt-dix minutes enregistrées sur bandes audio et transcrites au verbatim ont été réalisées. Le guide d’entrevue comporte un ensemble de questions portant sur les stratégies favorables au développement de la relation de confiance entre les partenaires, les éléments contraignant et facilitant la continuité des services, les ressources et services disponibles ainsi que sur les éléments considérés utiles, si de nouveaux services étaient éventuellement développés. Les données recueillies ont permis la construction, dans l’action, du sens accordé à l’expérience des acteurs et l’accès à leur monde vécu (Habermas, 1987; Gendron, 2002). Des fiches signalétiques et de caractéristiques socio-démographiques ont été remplies et des notes cursives sur chaque entrevue ont été consignées. Les entrevues ont été effectuées par trois personnes, soit deux chercheurs de l’Équipe de recherche en intervention familiale – ÉRIFAM–et une agente de recherche. Au moment de l’entrevue, un formulaire de consentement à la recherche a été complété avec les participants. Codification et analyse des données La codification et l’analyse des données s’inspirent de Merton, Fiske, & Kendall (1990). Le logiciel QSR NUDIST a été utilisé pour codifier les données. De l’ensemble des verbatims, dix ont été retenus pour effectuer une analyse initiale (deux gestionnaires, une infirmière, une psychologue, une physiothérapeute, une ergothérapeute, et quatre parents). Celle-ci a été réalisée par unités de sens en laissant émerger des thèmes permettant de catégoriser les données et d’en extraire la signification. Elle a progressé selon un mode inductif puis déductif. Cette première analyse des données a rendu possible l’identification de trois catégories centrales : les facteurs contraignant la continuité des services, ceux, la facilitant et l’idéal attendu. L’analyse a été construite et raffinée au fur et à mesure du processus d’analyse jusqu’à saturation des catégories. Chacune des trois catégories centrales regroupe trois thématiques sur le plan de la discontinuité/continuité des services, à savoir l’information, l’offre de services et la relation avec les professionnels. Cette catégorisation a obtenu l’approbation de deux chercheures de l’Équipe ÉRIFAM afin d’assurer la validité interne et la fidélité au contenu des verbatims. Suite à leur approbation, l’indexation des verbatims restants a pu être effectuée. Les catégories ont été analysées en regroupant les participants en quatre groupes distincts soit les parents, les médecins, les professionnels et les gestionnaires. Chaque groupe a été analysé séparément. Le contenu des unités de sens pour chacune des catégories a subi une vérification en lien avec les thèmes émergents pour assurer une validation interne continue du contenu de 132 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux chacune des catégories. La rigueur méthodologique de la présente étude s'appuie sur les critères de qualité:la crédibilité, la transférabilité et la constance (Guba & Lincoln, 1989 ; Poupart et al., 1997). Résultats Trois sphères sur lesquelles reposent la collaboration et la continuité des soins et services offerts ont été identifiées : la communication de l’information entre les acteurs, les relations qu’ils entretiennent entre eux et les modalités de l’offre de soins et services. Information Du point de vue des parents, l’information reçue souffre souvent d’insuffisance, livrée au compte-gouttes ou transmise à des moments inappropriés sans qu’ils ne soient préparés à la recevoir. Les parents apportent de nombreux exemples : « Tu essaies d’avoir des informations. Tout le monde te dit : Les informations, c’est au jour le jour. On ne peut rien vous dire. » ; « T’es obligé tout le temps d’extirper le moindre renseignement dont tu as besoin. À chaque fois que je questionnais le pédiatre, je restais sur mon appétit ou il détournait ma question ou répondait à côté » ; « Jusqu’à présent, on ne nous a rien dit de ce qui est en cause ». Les parents déplorent l’utilisation de termes techniques qui rendent l’information difficilement compréhensible, même dans la documentation écrite destinée à informer les parents. À cet effet, un parent souligne que lorsqu’il consulte un document d’information « il faut toujours être capable de lire entre les lignes. Parce que c’est toujours un expert qui n’a pas vécu ce qui se passe qui va écrire une brochure ». Certains parents ont le sentiment que les professionnels et médecins manquent de transparence et leur dissimulent de l’information. Cette difficulté à obtenir une information complète porte les parents à croire que les professionnels et médecins leur taisent certains renseignements, comme le souligne un parent:«Ce sont là des points d’interrogation qui me laissent croire que quelque part, on me cache quelque chose que je ne saurai jamais». Ils ajoutent que l’information reçue diverge parfois d’un professionnel à l’autre, ce dont s’inquiètent certains professionnels et gestionnaires. Une telle situation peut se produire lorsque deux professionnels envisagent différemment les traitements destinés à l’enfant. «Les parents arrivent d’un autre hôpital, telle thérapeute leur a dit telle information, puis ils arrivent ici. Si on ne dit pas exactement la même chose, c'est sûr qu’ils ne seront pas rassurés ». Des professionnels, médecins et gestionnaires associent le manque d’information des parents au fait que le diagnostic de DMC est établi progressivement, ce qui a pour effet que l’information demeure longtemps incomplète. « Ça reste un diagnostic qui est une boîte à surprise, dans le sens que la période entourant le diagnostic est longue». «On a déjà l’information sur la prématurité, mais souvent, le diagnostic en lien avec la déficience motrice cérébrale est à confirmer par toutes sortes d'examens». Ils se disent conscients que les parents ne reçoivent pas toute l’information au sujet du diagnostic de leur enfant. « Pour les médecins, annoncer les diagnostics ou bien situer les parents dans ce qui va se passer avec leur enfant n’est pas facile». Pour leur part, les médecins mentionnent préférer être certains du diagnostic avant d’en faire l’annonce afin d’éviter d’alarmer les parents inutilement. «Si moi, je commence à parler que quelque chose ne va pas puis que ce n'est pas ça, j'ai inquiété les parents pour rien. Mais si c'est ça et que je n’en ai pas parlé avant, les parents peuvent me tomber dessus:“Vous ne m'en avez jamais parlé, docteur.”». Selon des gestionnaires, certains professionnels et médecins négligent de consigner toute l’information au dossier des familles et omettent de les informer sur les soins et services disponibles, puisqu’ils les méconnaissent eux-mêmes. « On va leur parler des programmes auxquels ils ont droit comme les allocations familiales spéciales. Souvent, les intervenants oublient de leur parler de ça». Ils attribuent également la perte de certains renseignements au transfert du dossier entre établissements. Pour certains parents, être informés adéquatement permet de prodiguer de meilleurs soins à l’enfant et de prendre des décisions éclairées à son sujet. Pour d’autres, l’information Partenariat familles, professionnels, gestionnaires:vers une continuité de soins et services 133 constitue un instrument de motivation à l’entraînement de l’enfant. « Ça nous permet de savoir ce que l’on doit travailler tous les jours à la maison ». Ceux-ci font également part des stratégies compensatoires auxquelles ils ont recours pour pallier le manque d’information et soulignent la nécessité d’être proactifs et de faire preuve de débrouillardise pour s’assurer que l’enfant ait accès aux services. « Ta fille a une paralysie cérébrale. C'est quoi une paralysie cérébrale? On cherche, nous autres mêmes, dans les livres, dans les bibliothèques.». Bien que les démarches entreprises personnellement par les parents favorisent leur accès à l’information, cela nécessite des efforts soutenus et répétés de leur part. «Je sentais que s'il fallait aller plus loin, il aurait fallu aller ailleurs ou il aurait fallu aller cogner à d'autres portes... ». Les médecins signalent qu’une préparation adéquate des familles et la transmission régulière et graduelle de l’information en facilitent le partage. Les parents souhaitent obtenir davantage d’information écrite au sujet du problème de leur enfant et des ressources disponibles, alors que les professionnels mettent l’accent sur le soutien aux familles en proposant d’instaurer des groupes de parents. « Il faut leur donner de l'information sur le diagnostic, l'évolution et sur ce qui peut les aider.» Pour leur part, les médecins proposent de créer un répertoire des familles d’enfants atteints d’une DMC afin que toutes reçoivent de l’information sur les soins, services et ressources disponibles. «S'il y a un registre provincial, les enfants sont enregistrés rapidement, il pourrait peut-être y avoir des « guides » qui soient donnés aux parents, qu'ils soient informés, donc les parents auraient déjà une idée de ce qui s'en vient. On saurait où sont tous les enfants ». Les gestionnaires mettent l’accent sur l’importance que les parents soient rapidement suivis par un professionnel, suite à l’annonce du diagnostic de DMC et des incapacités qui l’accompagnent. « L'annonce du diagnostic peut se faire en cours d'hospitalisation, au fur et à mesure que les éléments confirment le diagnostic. Déjà, je pense qu'il devrait y avoir une plate-forme de services autour de cette famille-là pour gérer la situation ». Ils considèrent que tous les établissements devraient être dotés d’un coordonnateur clinique qui assure la circulation de l’information. «Dès qu'on suspecte qu'il y a une difficulté, cette personne-là devrait parler aux familles et commencer un travail de référence ». Pour les gestionnaires, la présence d’un coordonnateur clinique permettrait d’assurer la continuité des soins et services offerts et d’éviter « que les enfants tombent entre deux chaises ». Relations Les parents mettent en évidence certaines attitudes des professionnels qui nuisent à leurs relations avec eux et contraignent le développement de relations de confiance. Pour certains parents, le manque de compétence des professionnels rend leurs relations difficiles. « Ils m’ont envoyé une travailleuse sociale. Je l’ai rencontrée trois fois. Chaque fois qu’elle venait, j’étais encore plus déprimée. Parce que je n’étais pas capable de communiquer... à la troisième rencontre, j’ai dit : excuse-moi, mais chaque fois que tu pars d’ici, je suis encore plus déprimée. Elle s’est mise à pleurer. Il a fallu que je la console. ». D’autres parents rapportent que des professionnels et des médecins ne reconnaissent pas leur compétence parentale. « Les gens en milieu hospitalier traitent parfois les parents un peu comme des enfants. Ils ne disent pas les mots qu’ils devraient dire et n’utilisent pas le bon vocabulaire, mais ils nous parlent plutôt en bébé comme si on n’avait pas raison. Leur philosophie prime sur la nôtre, leur façon de faire est la meilleure ». Les parents disent mal connaître le rôle joué par chaque professionnel. «Probablement qu’on ne connaît pas assez les possibilités de ce professionnel-là. On ne sait pas quoi lui demander », « On a l’impression que la travailleuse sociale est là seulement pour les gens qui ont beaucoup de difficultés financières ou pour trouver des ressources extérieures ». Pour leur part, les professionnels constatent que le manque de communication entre eux nuit à leurs relations et conduit au non respect des mandats de chacun. Les médecins soulignent le manque de transparence de certains professionnels/médecins envers les familles et mettent en évidence la relation instrumentale que certains entretiennent avec elles. «À voir la façon dont certains professionnels, certains médecins agissent envers des patients, tu as l'impression que le patient est là juste comme un gagne-pain et pas comme quelqu'un auquel tu dois rendre service en lui donnant toute l'information». Un gestionnaire 134 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux ajoute que les professionnels n’offrent pas suffisamment de soutien aux familles et fait ressortir que certains d’entre eux perçoivent leur relation avec les clients comme un moyen de répondre à leurs propres besoins. «Au lieu de placer en priorité le bien-être de l’enfant et des parents... c’est quasiment du corporatisme ». De leur côté, les gestionnaires rapportent que les relations avec leurs pairs sont empreintes de méfiance puisqu’ils doivent protéger l’exclusivité des services et programmes qu’offre leur établissement, des chasses gardées qui supposent d’importants enjeux financiers et nuisent au développement du partenariat inter-institutionnel. « Puis même ici, quand on a fait partie de l’étude avec les chercheurs, on a eu des reproches, des gens nous disaient:“Vous vous appropriez des choses qui ne vous appartiennent pas, c'est pas à vous autres à faire ça ”. Parce qu'on faisait les visites, le suivi ». Les gestionnaires stipulent que les professionnels imposent parfois leur pouvoir aux parents.«C'est une relation de pouvoir. Peut-être qu’ils vont dire : “ C'est ça qui est bon pour ton enfant, puis c'est moi qui décide ” ». De plus, l’un d’entre eux précise que les parents sont mis à l’écart de la prise de décision par les professionnels et les gestionnaires qui les excluent de la participation aux réunions, aux activités ou aux traitements. «C’est un manque de respect car ils vont t’écraser pour montrer que tu es un incompétent. ». Pour les parents, les relations avec les professionnels sont facilitées lorsqu’ils se sentent écoutés, considérés, soutenus et encouragés. « Notre intervenante le savait, la journée que j’avais un rendez-vous chez le docteur, elle savait ce qui se produirait cette journée-là, que le couteau tomberait. Puis elle m’avait dit : “ Tu m’appelleras après ou tu viendras me voir ”, Ah ! Un ange. Elle est gentille, puis elle nous encourageait tout le temps ». La participation à la prise de décisions concernant leur enfant et l’implication en tant que véritables partenaires de l’équipe de soins aident les parents à établir une relation de confiance avec les professionnels. À cet effet, certains professionnels saisissent l’importance de respecter le rythme de l’enfant et de ses parents. «Il faut les accompagner puis il faut être patient. Parce que quelqu’un qui n’est pas prêt à voir les problèmes de l’enfant, il faut l’attendre. ». Les professionnels soulignent que la formalisation et l’humanisation de leur relation avec les gestionnaires facilitent la collaboration. De plus, les rôles d’enseignant et d’accompagnateur qu’ils assument auprès des familles favorisent la confiance et consolide (renforce) leur rôle de partenaires. Entre autres, il semble que la disponibilité des professionnels soit nécessaire au développement de la confiance et de la collaboration avec les parents. «Ils peuvent m’appeler le jour n’importe quand, ils le savent », « on est là pour vous, si vous avez quoi que ce soit, vous nous rappelez ». Pour les médecins, le soutien, la considération et le respect facilitent les relations avec les parents. Un médecin considère qu’il est essentiel de se préoccuper de la participation du parent aux soins de l’enfant. « Les parents ont l'impression qu'ils font quelque chose et que c'est important ». De leur côté, les gestionnaires soulignent que le partenariat avec leurs homologues des autres établissements contribue à la communication et aux relations de travail entre professionnels, ce qui favorise la continuité de l’offre de services. Considérant les aptitudes et forces de chacun, le travail en partenariat leur paraît essentiel et inévitable. « Première chose qu'on sait, on travaille sur différents projets... Actuellement, je pense qu'on a trop de défis pour lever le nez sur le partenariat ». « On s’est associé pour défier l’avenir, puis le partenariat a permis une relation gagnant-gagnant ». De la même manière, un gestionnaire stipule que les relations entre professionnels et familles doivent être basées sur le respect et la reconnaissance mutuelle des compétences. « Il faut que les professionnels arrêtent de se péter les bretelles puis qu’ils pensent qu’il n’y a pas qu’eux qui possèdent la vérité», « On a eu des rencontres avec des parents et c’était très sain ». Pour les parents et les gestionnaires, l’atteinte d’un idéal dans les relations exige que les soins et services soient personnalisés et dispensés à domicile, de manière à réduire la distance géographique et psychologique avec les professionnels et les médecins. « C'est sûr que si on revenait à des anciennes méthodes, le médecin se promènerait avec sa sacoche puis s'en viendrait à domicile, ça serait merveilleux. C'est pas mal qu'on se déplace, mais une fois par mois, comme ma femme dit, ça serait idéal ». Les professionnels invitent les gestionnaires à tenir compte des besoins Partenariat familles, professionnels, gestionnaires:vers une continuité de soins et services 135 cliniques et non uniquement des contraintes administratives dans la prise de décision. « Le bon gestionnaire, ça serait quelqu'un qui serait à l'écoute de ce que les cliniciens ont à dire. Au lieu d'être à l'écoute de la finance en haut, qui aurait une vision un petit peu plus de l'interne, plutôt que rester tout en haut et de survoler les choses. Voir ce qui se passe au niveau de la réadaptation même ». « Le gestionnaire est dans son bureau à un autre étage. Il ne le sait pas ce qui se passe dans la réalité. Il y a un bris de communication qui se fait en quelque part, ou la personne ne sait pas c'est quoi la réalité ». Ils proposent de développer des mécanismes de transmission de l’information et de garantir la stabilité et la constance dans le suivi des familles par les professionnels. Les médecins n’émettent aucune proposition qui favoriserait l’amélioration des relations, alors que les gestionnaires proposent d’encourager la participation des parents à la prise de décision. Offre de services Les modalités de l’offre de services et le contexte organisationnel dans le cadre duquel ces services sont rendus disponibles constituent une question centrale pour les acteurs consultés. Les parents ont souligné (relevé) l’insuffisance de l’aide financière et matérielle qui leur est consentie et la difficulté d’avoir accès à un soutien financier. «Tu fais une demande de services. Ils disent qu’il y a une liste d’attente, mais la liste d’attente s’étire tout le temps, pour finalement se faire dire qu’il n’y a pas de budget ». Du point de vue des professionnels, des médecins et des gestionnaires, les ressources financières accordées aux établissements ne suffisent pas à embaucher assez de personnel pour dispenser les services. « À un moment donné, ils ont des budgets. Puis là, ils disent : “ On est en fin de budget, on va recevoir notre prochain budget... ” et si c'est après telle période, il faut attendre l'autre budget. En tout cas, c'est frustrant pour les parents ». Ils précisent que cette situation limite le nombre de places en réadaptation et donne lieu à de longues périodes d’attente ou à des interruptions de thérapies et traitements, ce qui entrave la continuité des services. Par exemple, un professionnel mentionne que les coupures budgétaires conduisent les gestionnaires à réduire le nombre de places en thérapie. « Ils doivent couper dans les critères d'admission à la clinique néonatale. Il y a des petits bébés de vingt-neuf semaines qui ne sont pas suivis, parce qu'ils ont trop de bébés. Un enfant de vingtneuf semaines a besoin de soins mais l’enfant et ses parents sont laissés à eux-mêmes ». Certains professionnels tentent de justifier la fréquence des traitements. « La continuité n’est pas nécessairement requise. Il faut permettre à l’enfant d’avoir une période d’intégration pour ensuite avoir à nouveau des stimulations plus agressives pour ensuite intégrer la stimulation. Le rationnel scientifique est là ! ». Plusieurs d’entre eux ajoutent que l’aide financière octroyée aux familles est également insuffisante. « Avant, le montant de soutien à la famille était plus important, environ 2000$ par an... j'ai une famille qui a eu 500$ par année pour des enfants qui avaient de lourdes incapacités », « il y a des façons de faire, des pratiques qui ont changé depuis dix ans en réadaptation et pas toujours à l’avantage des familles. ». Certains parents, professionnels, médecins et gestionnaires ont fait ressortir que le manque de coordination et d’uniformité entre les institutions participe à la discontinuité des services. Des gestionnaires ajoutent que les modalités de l’offre de services s’éloignent des principes fondamentaux de la collaboration en raison du manque de reconnaissance des besoins et compétences des parents par les professionnels et médecins. Pour leur part, les médecins constatent que les enfants qui ont une DMC attendent plus que les autres pour bénéficier des services de réadaptation, un contexte qui conduirait certaines familles à s’orienter, à leurs frais, vers des centres de services privés. Du point de vue des parents et des professionnels, les traitements et thérapies compensatoires ainsi que le recours aux services du secteur privé assurent une certaine continuité dans l’offre de services. « C’est ça qui nous a aidés, énormément, c’est les services en privé », souligne un parent, « les progrès qu’elle a faits, je m’en rends compte, sont dus à l’aide qui lui a été donnée, soit la physiothérapeute en même temps que l’ergothérapeute, et la physiothérapeute en privé ». Les parents ajoutent que leur persévérance et leur proactivité ont été indispensables pour que leur enfant ait accès aux thérapies dont il avait besoin pour se développer. 136 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux Un médecin distingue deux types de parents. «Tu as ceux qui lambinent à aller chercher des services et ceux qui ameutent la province au grand complet, puis qui vont chercher tout ce qui existe». Un parent met en évidence les démarches qu’il a dû entreprendre pour se procurer de l’équipement pour son enfant. « C’est sa petite chaise qu’elle avait pour se tenir assise. Je le sais que ça coûte cher. On va aller voir ce qu’on a comme matériel, il doit bien y en avoir une quelque part. On l’a eue». Mais il faut demander beaucoup. Parce que si on ne demande pas, je pense qu’on n’a rien. D’autres mentionnent que le soutien accordé par certains professionnels a permis à leur enfant de bénéficier de services qu’ils n’auraient pu obtenir sans leur aide.«Je pense qu’ils nous aimaient beaucoup. La thérapeute a fait une demande pour la garder jusqu’à l’âge d’un an ». Les médecins ajoutent qu’ils établissent une priorité d’accès aux services, selon la gravité du handicap et les progrès de l’enfant. Par exemple, certains centres hospitaliers offrent les services aux enfants jusqu’à ce qu’une place se libère dans un centre de réadaptation et «si le problème est assez sévère pour être mis en liste d'attente très jeune, l’enfant va être pris en charge assez vite, au bout de peut-être six mois. ». Pour les professionnels, la communication et la collaboration interprofessionnelle favorisent la continuité des services. Les gestionnaires soutiennent que le recours des familles à des services privés compense le manque de places en réadaptation dans les centres publics et la mince disponibilité des budgets accordés aux institutions. Ils ajoutent que la présence de mécanismes de transfert entre établissements assure une meilleure continuité. Tous s’entendent sur l’importance d’injecter des sommes significatives dans le système de santé pour assurer un financement suffisant des établissements et l’octroi d’une aide monétaire adéquate aux familles. Un professionnel propose de gérer plus efficacement les fonds alloués. « Je pense que si on avait des budgets, au moins dans les disciplines où on sait que c'est légendaire le grand nombre d’enfants à traiter et qu'on pouvait ouvrir des postes permanents, au lieu d’ajouter des postes temporaires, je pense qu’on offrirait déjà une certaine continuité ». Les parents expriment le souhait que les modalités de l’offre de soins et services deviennent plus souples et apprécieraient y avoir accès à proximité de la résidence familiale. Ils ajoutent tenir à être reconnus en tant que parents compétents, exigent être partie prenante de la prise de décision concernant leur enfant et souhaitent que soient mis en place des groupes de soutien. Un parent précise que l’organisation de groupes de parents favoriserait les échanges et l’entraide entre les familles. « Parce que quelquefois, on se donne des trucs entre nous autres». Les professionnels soulignent la nécessité d’accompagner et de soutenir les familles, d’assurer la stabilité du suivi sans période d’interruption entre les thérapies et réitèrent l’importance qu’un coordonnateur clinique puisse superviser la gestion des transferts. « C'est aidant que les gens se parlent entre eux, puis quand tu as une équipe, il y a un coordonnateur identifié, donc une personne qui peut être pivot au niveau d'un transfert ». Enfin, les gestionnaires proposent d’avoir recours aux services du secteur privé pour pallier les lacunes du système de santé public. « C'est une idée qui me vient. Regarde ce que le gouvernement a fait pour les personnes qui sont cancéreuses. Il a été chercher des services aux États-Unis et il défraie les coûts. Pourquoi on ne va pas chercher les services manquants au privé ». Tous sont unanimes quant à la nécessité de coordonner et de centraliser les soins et services offerts aux enfants atteints d’une DMC et à leur famille « Ce qui faciliterait, ce serait une personne pivot, je pense que ça pourrait la faciliter », la continuité des services. Discussion Des barrières à l’établissement du partenariat entre les familles, les médecins, les professionnels et les gestionnaires ainsi que des éléments le facilitant ont été identifiés. Ces barrières à la collaboration seront présentées selon les niveaux de collaboration: 1) interinstitutionnelle ; 2) entre professionnels, médecins et gestionnaires; 3) entre professionnels/ médecins / gestionnaires et familles. Pour que la collaboration réussisse, la relation de confiance doit s’établir entre tous les acteurs. Barrières à la collaboration interinstitutionnelle Outre les chasses gardées entre les établissements qui traduisent souvent les enjeux financiers Partenariat familles, professionnels, gestionnaires:vers une continuité de soins et services 137 auxquels doivent se confronter et se soumettre les gestionnaires, les participants ont peu parlé des obstacles à la collaboration entre institutions. Parmi les acteurs consultés, les gestionnaires semblaient les plus susceptibles d’émettre leur point de vue au sujet de la collaboration entre les établissements qui offrent des soins et services aux enfants qui ont une DMC et à leur famille. Étonnamment, leurs propos ont plutôt porté sur la relation des professionnels et médecins entre eux et avec les familles, mentionnant rarement la collaboration qui relève de leurs fonctions professionnelles, soit la collaboration entre institutions. En fait, ce type de partenariat semble actuellement peu présent et la communication, insuffisante. La collaboration entre institutions passe inévitablement par la collaboration des professionnels, médecins et gestionnaires de ces établissements (Henneman et al., 1995; Lazega, 1994). Cependant, la structure en silo du réseau fait en sorte qu’ils n’ont pas ou entretiennent peu de liens d’un service à l’autre ou d’une institution à l’autre. Plusieurs gestionnaires ont mis l’accent sur l’importance de développer un partenariat entre les établissements qui dispensent des soins et services similaires ou connexes aux enfants atteints d’une DMC et à leur famille. En ce sens, il semble que la collaboration interinstitutionnelle ne soit pas actuellement suffisamment organisée pour occuper une place centrale dans le discours des gestionnaires (Polivka, 1996). Barrières à la collaboration inter professionnelle Les professionnels, médecins et gestionnaires éprouvent de la difficulté à faire circuler entre eux l’information que chacun possède au sujet de l’enfant qui a une DMC et sa famille. Cette difficulté réside également dans la transmission d’une information claire, complète, et concordante d’un professionnel à l’autre. Les résultats obtenus permettent de dégager que les difficultés à partager l’information résultent du manque de concertation des professionnels et médecins entre eux, ce qui a pour effet qu’ils répètent les mêmes informations aux parents, ou que des renseignements ne sont pas transmis à la famille, ce qui compromet la relation de confiance (Lefebvreetal., 2002; Kalubi, Bouchard&Beckman, 2001; Pelchatetal., 2001a). Les professionnels mettent en évidence le manque de contact des gestionnaires avec la réalité clinique ainsi que leur manque de considération à l’égard de leurs besoins professionnels. Ces résultats sont similaires à ceux de recherches précédentes à l’effet que les relations hiérarchiques nuisent à la collaboration (Baggs & Smith, 1988 ; Evans, et al., 1994 ; Snelgrove & Hughes, 2000). Le contexte organisationnel actuel du milieu hospitalier n’offre pas aux professionnels, médecins et gestionnaires toutes les ressources et outils nécessaires à la collaboration. En d’autres termes, les barrières à la collaboration inter institutionnelle et le cloisonnement des services offerts aux enfants qui ont une DMC et à leur famille entravent le développement de la collaboration interdisciplinaire et inter professionnelle, et participent à la discontinuité de l’offre de soins et services (Gillies, Shortell, Anderson,&Morgan, 1993; Alter& Hage, 1993). Les professionnels et gestionnaires font davantage mention de barrières à la communication et à la collaboration qu’ils discernent chez les autres. Ils réfèrent également au contexte organisationnel qui nuit au développement de relations de collaboration, et qu’ils attribuent au manque de temps, de ressources ou à des problèmes liés à la structure organisationnelle. Barrières à la collaboration entre professionnels, médecins et parents D’un contexte organisationnel, marqué par le manque de ressources financières, résulte une incapacité des centres à se munir des ressources matérielles et humaines adéquates et suffisantes pour assurer la disponibilité et l’accessibilité des thérapies. La structure des centres hospitaliers et de réadaptation constitue elle-même une barrière à la collaboration entre professionnels, médecins et parents, puisque le contexte de l’offre de soins et services contribue à accroître et à allonger les périodes d’attente et compromet d’autant la fréquence et la constance du suivi des professionnels auprès des familles. Les barrières identifiées concernent la communication, le développement de la confiance et les modalités de l’offre de services. Obstacles à la communication et au partage de l’information Un obstacle non négligeable à la collaboration entre les parents, professionnels, médecins et gestionnaires correspond au manque d’information au sujet du diagnostic de DMC, du pronostic et des services disponibles pouvant répondre aux 138 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux besoins des enfants et des parents. Le fait que le diagnostic de DMC soit établi progressivement laisse probablement planer un doute dans l’esprit des parents qui éprouvent l’impression de ne pas posséder tous les renseignements utiles pour prendre des décisions plus éclairées concernant leur enfant. De leur côté, les professionnels avouent manquer parfois d’information pour intervenir auprès des enfants et de leur famille, ce qui corrobore les résultats de recherches antérieures (Pelchat et al., 2001a ; Kalubi et al., 2001). Les médecins, devant la difficulté à établir le diagnostic et le pronostic, se taisent. Peut-être se sentent-ils impuissants et vivent-ils un sentiment d’échec comme le rapportent certains auteurs? (Pelchat et al., 2000a ; Pelchat et al., 2001a ; Titran, 1989). Les professionnels et médecins ne sont pas outillés adéquatement pour informer les parents des ressources disponibles et de l’éventail de traitements qui s’offrent à eux. Le manque d’information des professionnels et médecins constitue une lacune importante à la collaboration et l’aide apportée aux familles (Lefebvre et al., 2002). Une étude portant sur l’annonce du diagnostic de DMC a mis en évidence la difficulté des professionnels et médecins à transmettre l’information, et celle des parents à la recevoir (Pelchat et al., 2000a, 2001a). Les résultats de la présente étude corroborent cette difficulté, font ressortir les barrières à la communication des différents acteurs et permettent de mieux comprendre les éléments sous-jacents au développement de la collaboration. Les médecins éprouvent de la difficulté à transmettre l’information et les parents à la recevoir, due au stress engendré par la situation imprévue de l’incapacité de leur enfant. Les professionnels identifient principalement les difficultés qu’ils imputent aux parents et les gestionnaires mettent l’accent sur les obstacles à la communication chez les professionnels. Obstacles au développement de la relation de confiance Il semble que la difficulté à établir un lien de confiance entre parents, professionnels et médecins constitue une barrière à la collaboration qui renforce la discontinuité de l’offre de soins et services. Pour que se tisse un lien de confiance entre eux, il est nécessaire que les besoins des uns, c’est-à-dire le désir ou l’état d’insatisfaction liée à un manque quelconque, soient comblés par l’attitude des autres, soit leur façon de se comporter et d’agir (Saint-Arnaud, 1995). À cela s’ajoute le manque de constance dans le suivi effectué par les professionnels et médecins qui se succèdent souvent pour travailler avec l’enfant et sa famille, ce qui contrevient à la collaboration. Pour les parents, la stabilité du suivi des professionnels et médecins aiderait à développer une confiance mutuelle et favoriserait la continuité des services. L’attitude des professionnels envers la famille, le vocabulaire qu’ils utilisent et le contenu de leur discours les placent en position de « domination » sur les parents. Cette situation entrave le développement du lien de confiance nécessaire pour établir une relation de partenariat entre parents et professionnels/médecins, puisque la collaboration implique l’absence de hiérarchie entre les partenaires. Les parents considèrent que cette domination des professionnels et médecins ne tient pas compte de leurs compétences, de leurs besoins et des forces de l’enfant. L’intervention des professionnels et médecins est centrée principalement sur la déficience de l’enfant alors que les programmes d’aide devraient miser sur ses capacités (Sharp, Strauss, & Lorch, 1992 ; Marois, 1993 ; Pelchat, 1989 ; Pelchat & Lefebvre, 2001c ; Pelchat et al., 2001a). À cette attitude de domination s’ajoute une attitude d’infantilisation des parents lorsque les professionnels ne reconnaissent pas leurs compétences parentales et interagissent avec eux comme ils le feraient avec des enfants (entre autres, en utilisant un vocabulaire trop simpliste). Par ailleurs, à l’instar des conclusions d’études antérieures, les résultats indiquent que l’usage de termes spécialisés tient les parents à l’écart de la prise de décision et les amène à développer de la méfiance à l’égard des professionnels et médecins qui les maintiennent dans l’ignorance (Bouchard, Pelchat, Boudreault,&Lalonde-Gratton, 1994 ; Lefebvre et al., 2002). Plusieurs études ont démontré que les professionnels et médecins adoptent une position d’autorité envers les parents. Ils ne reconnaissent alors ni les compétences des parents, ni les limites de leur pratique professionnelle, ce qui amène les parents à se retirer de la relation (Dunst & Paget, 1991 ; Lefebvre et Partenariat familles, professionnels, gestionnaires:vers une continuité de soins et services 139 al., 2002 ; Kalubi et al., 2001). Les professionnels et médecins qui se positionnent en tant qu’experts auprès des parents instaurent une relation de pouvoir et de domination à leur endroit, attitude qu’ils légitiment par les connaissances médicales et le savoir « scientifique » qu’ils possèdent (Bouchard & Kalubi, 2001 ; Saint-Arnaud, 1997 ; Sandrine-Berthon, 2000). Les parents mettent en évidence le manque de considération pour leur opinion au sujet des objectifs poursuivis en thérapies et en traitements, ainsi que le manque de participation à la prise de décision concernant leur enfant. Les résultats révèlent également qu’à cause des multiples catégories de personnel qui gravitent autour de la famille, les parents auraient apprécié mieux connaître le rôle spécifique de chacun, de manière à savoir à qui adresser leurs demandes selon leurs besoins, alors que les professionnels semblent éprouver de la difficulté à définir et à exprimer clairement leur rôle. Les parents reprochent aux professionnels de leur déléguer certaines responsabilités, une situation qui conduit à des inversions de rôles où le parent devient thérapeute, leurs propres besoins et limites n’étant pas reconnus. Les parents se sentent sur-responsabilisés dans leur rôle, puisqu’ils sont parfois contraints d’adopter une position de thérapeute auprès de l’enfant (Lefebvre et al., 2002 ; Pelchat et al., 2001a). Cette inversion des rôles entre parents et professionnels traduit le manque de soutien des parents et la non reconnaissance de leurs besoins, ce dont conviennent certains médecins et professionnels qui reconnaissent que les parents sont souvent laissés à eux-mêmes. Comme l’ont constaté Pelchat et al. (2001a), cette situation semble particulièrement problématique au cours des premiers mois de vie de l’enfant, une période d’adaptation où les parents éprouvent de la difficulté à identifier leurs besoins et à trouver les moyens de les combler. Il ressort que les professionnels se heurtent à certaines difficultés dans leur intervention auprès des familles puisqu’ils ne reconnaissent pas les compétences, les besoins et les limites des parents. disponibles et reçus. Ces derniers signalent être confrontés à de nombreuses périodes d’attente avant que leur enfant puisse avoir accès aux soins et services. Pour les parents, le manque d’intensité des traitements (fréquence insuffisante) prodigués à leur enfant est lié aux périodes d’arrêt et ce, en dépit du fait que plusieurs affirment qu’il est essentiel que les enfants reçoivent une stimulation précoce et intensive (Lefebvre et al., 2002). Certains professionnels couvrent leur impuissance à offrir les services par des justifications scientifiques ou redéfinissent ces périodes d’arrêt en termes de bienfaits pour l’enfant. Par contre, les services de remplacement offerts aux enfants et à leur famille sont fortement souhaités par les parents afin que l’enfant ne reste pas sans traitement. Les familles qui présentent une meilleure assiduité aux thérapies seraient plus susceptibles de bénéficier des soins et services compensatoires en période d’arrêt des traitements réguliers. Contrairement à certains professionnels qui ont invoqué des motifs thérapeutiques à l’interruption des thérapies, des médecins soutiennent qu’elle résulte d’un manque d’effectifs professionnels, tandis que les gestionnaires l’attribuent à un manque de ressources financières (Pelchat et al., 2001a). Tous sont unanimes sur le fait que le soutien financier accordé aux familles d’un enfant atteint d’une DMC reste grandement insuffisant. En somme, la difficulté à mettre en place un partenariat serait liée au manque de communication et de réciprocité entre les professionnels, les médecins, les gestionnaires et les familles, de même qu’à la non reconnaissance des compétences de chacun. Paradoxalement, tous s’entendent sur le fait que la communication pose problème, bien qu’aucun ne semble en mesure de corriger la situation. Les résultats mettent en évidence que la structure organisationnelle actuelle des centres hospitaliers et de réadaptation ne souscrit pas à certains principes fondamentaux du partenariat comme la reconnaissance des compétences de chacun et de sa capacité à s’investir dans la situation problématique, ce qui nuit considérablement à la communication et au partage de l’information. Obstacles à l’offre de services Dans les propos des parents, le temps paraît central et est étroitement associé à la discontinuité des soins et services demandés, De plus, leurs besoins respectifs divergent et semblent quelquefois difficilement conciliables. Les besoins des gestionnaires sont orientés vers l’efficience, le développement des services et 140 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux la reconnaissance de l’expertise de leur établissement afin d’obtenir davantage de financement. Quant aux professionnels et médecins, leurs besoins consistent à mettre à profit leur expertise professionnelle pour offrir des soins et services adaptés aux besoins de la famille, ce que le contexte actuel du système de santé ne leur permet pas de réaliser. Pour leur part, les parents ont besoin d’être informés, respectés et reconnus dans leurs compétences parentales afin de pouvoir prendre les décisions concernant leur enfant. Cette diversité des besoins complexifie le développement de relations de collaboration qui permettraient à chacun de combler les siens dans le cadre des liens qu’ils tissent avec les autres. Ainsi, les professionnels se positionnent auprès des familles comme détenteurs d’une expertise qui donne lieu à des relations de domination et de pouvoir. Les médecins sont ceux qui semblent éprouver le plus de difficulté à inscrire leurs rapports aux autres dans une perspective de réciprocité, d’égalité et d’échange, ce qui corrobore les résultats de recherches antérieures (Pelchat & Lefebvre, 2003 ; Lefebvre & Pelchat, 2002). Le rôle d’expert adopté par certains médecins contrevient aux principes fondamentaux de la collaboration. Enfin, l’offre de service est caractérisée par les attentes successives auxquelles les enfants atteints d’une DMC et leurs parents doivent faire face, ainsi que par le manque de coordination, d’uniformité et d’arrimage de l’offre de soins et services d’un professionnel, d’un établissement et d’une région à l’autre. Cette situation crée des disparités significatives dans l’accès aux soins, services et ressources, et donne lieu à des iniquités pour les familles. Limites de l’étude Du fait qu’il s’agisse d’une étude employant une méthode qualitative, le nombre restreint de personnes consultées favorise l’accès à un discours en profondeur afin de mieux comprendre la problématique en cause mais n’autorise pas à généraliser les résultats à toutes les clientèles. L’accès à l’expérience des interviewés a permis de dégager des stratégies à établir pour assurer la continuité des soins et services. Celles-ci convergent vers l’instauration d’une relation de confiance entre eux et favorisent le développement d’un partenariat entre professionnels et familles. Les résultats de l’étude pourraient être transposés à d’autres clientèles et d’autres milieux cliniques après adaptation mais ne peuvent être appliqués aux familles d’enfants plus âgés ou habitant d’autres régions. Recommandations des parents, professionnels, médecins et gestionnaires Les propositions émises par les parents, professionnels, médecins et gestionnaires s’inscrivent comme des facilitateurs et visent à instaurer un contexte d’organisation des centres hospitaliers et de réadaptation qui permette aux acteurs d’actualiser leur besoin de travailler en collaboration. Ces recommandations visent également à lever les barrières identifiées comme contraintes à la communication, à la relation de confiance et à l’organisation structurelle des établissements qui offrent des soins et services aux enfants atteints d’une DMC et à leur famille. Un contexte organisationnel qui dispose de ressources financières, matérielles, humaines suffisantes et adéquates pose les fondements nécessaires à l’épanouissement de la sphère relationnelle, elle-même garante de la continuité des services (influence du relationnel sur le fonctionnement structurel). Les points de vue des différentes catégories d’acteurs consultés convergent vers un idéal de continuité des soins et services. En ce sens, il devient nécessaire d’assouplir la structure des organisations et d’orienter l’évolution de cellesci de manière à poser les bases qui se conforment aux principes de la collaboration entre parents et professionnels de la santé et à la mise en place d’un réseau intégré de soins et services. Il s’agit d’instaurer un contexte qui valorise la communication, encourage le développement de la confiance des acteurs les uns envers les autres et mène à la collaboration. Les relations entre des partenaires porteurs de valeurs et de principes propres à la collaboration constituent la trame essentielle à l’actualisation d’une continuité dans l’offre de soins et services aux enfants atteints d’une DMC et à leur famille. Partenariat familles, professionnels, gestionnaires:vers une continuité de soins et services 141 Conclusion L’implication des familles dans la recherche active de services et ressources pour leur enfant atteint d’une DMC connaît un essor important. Il s’avère toutefois que cette quête exige temps et énergie. En effet, le manque d’accessibilité et de disponibilité des services, de soutien financier accordé aux familles et la réduction des budgets liés aux difficultés financières de l’État et à des décisions administratives de réduction des ressources humaines créent une situation extrêmement difficile à vivre pour les familles. Celles-ci doivent utiliser des stratégies compensatoires pour pallier les obstacles rencontrés. Elles doivent faire preuve de ténacité, de débrouillardise et revendiquer les soins et services auxquels elles ont droit dans un système de santé qui, par les politiques dont il s’est doté, doit les rendre disponibles à tous (Ministère de la Santé et des Services Sociaux, 1992). L’évolution actuelle du système de santé devrait, à moyen terme, contribuer à améliorer la collaboration entre tous les acteurs par le développement d’un réseau de services intégrés pour la clientèle pédiatrique présentant un problème de santé. ❑ 142 Hélène Lefebvre, Diane Pelchat et Marie-Christine Héroux Références Alter, C.,&Hage, J. (1993). Organization working together. Newsbury Park : Sage Publications. Arcangelo, V., Fitzgerald, M., Carroll, D.,&Plumb, J. (1996). Collaborative care between nurse practitioners and primary care physicians. Primary Care, 23 (1), 103-113. Arslanian-Eugoren, C.M. (1995). Lived Experiences of CNS’s Who Collaborate with Physicians:A Phenomenological Study. 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We conducted individual, semi-structured interviews with parents whose child had CP, and with the professionals, physicians and administrators who dealt with these families. Results show that the degrees of openness of information and of the development of a relationship of mutual trust among the principals directly involved (parents, professionals, physicians and administrators) correspondingly influenced each person’s level of satisfaction about the services offered and access to them. The results highlight elements that promote collaboration among institutions and professionals and between parents and professionals. Biographies Diane Pelchat est professeure agrégée à la Faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal. Elle est chercheure au Centre de Recherche Interdisciplinaire de Réadaptation du Montréal Métropolitain (CRIR) et responsable de l’Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur la Famille (ÉRIFAM). Ses recherches portent sur l’établissement d’un partenariat auprès des familles suite à la naissance d'un enfant avec un problème de santé et des intervenants impliqués auprès d’elles. Hélène Lefebvre est professeure adjointe à la faculté des sciences infirmières de l’Université de Montréal. Elle est chercheure au Centre de Recherche Interdisciplinaire de Réadaptation du Montréal Métropolitain (CRIR) et co-responsable de l’Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur la Famille (ÉRIFAM). Ses recherches portent sur l’établissement d’un partenariat auprès des personnes ayant subi un traumatisme crânien-cérébral et de leur famille et les professionnels impliqués auprès d’eux ainsi que sur l’établissement d’un partenariat auprès des familles suite à la naissance d'un enfant avec un problème de santé et des intervenants impliqués auprès d’elles. Marie-Christine Héroux, Maîtrise en criminologie. Agente de recherche pour l’Équipe de Recherche Interdisciplinaire sur la Famille (ÉRIFAM).