É D I T O R I A L Donner un sens à la maladie d’Alzheimer par Kenneth Rockwood, M.D., FRCPC L ’œuvre d’art sur la page couverture est intitulée Memory. C’est le deuxième tableau de Jennifer Hiscox que nous reproduisons dans la Revue canadienne de la maladie d’Alzheimer. Le premier, intitulé Ghost illustrait en effet le tout premier numéro. Mes collègues et moi avons été si émus par Ghost que nous avons invité Jennifer à devenir allout callout l’artiste attitréecallout à notre clinique. Memory est la première œuvre de cette nouvelle collection. L’artiste y décrit l’impression ressentie au cours d’une entrevue que j’ai eue avec une patiente âgée, souffrant d’un trouble de la mémoire. Cette dame était accompagnée de son fils. À l’instar de nombreux médecins, j’évalue la mémoire à long terme en demandant à mes patients de me relater certains événements passés de leur vie : le lieu et la date de leur naissance, l’école fréquentée, le rang de naissance de leurs enfants, les noms des conjoints de leurs enfants et de leurs petits-enfants. Pour que cette information soit utile au diagnostic, le patient doit être accompagné d’une personne qui confirmera la validité des renseignements. Cette patiente était donc venue en compagnie de son fils qui, même s’il se rendait compte que la mémoire de sa mère était défaillante, n’était aucunement préparé à ce qui a suivi. En effet, même si sa mère se rappelait de la date de son mariage, du nom de ses enfants et était en mesure de décrire sa vie en général, tout à coup, sous l’effet du stress causé par l’examen, elle n’a pas reconnu son propre fils. Je me rappelle d’une autre de mes patientes. Elle était l’épouse d’un ancien combattant qui s’était mérité de nombreux honneurs militaires. Le jour du Souvenir, quelques mois après le décès de sa femme, j’ai rencontré cet homme et j’ai passé une remarque sur les nombreuses médailles qui ornaient sa poitrine. Il m’a répondu : « C’est bien de donner des médailles pour reconnaître les mérites d’un soldat, mais je pense qu’il faudrait surtout donner des médailles pour souligner le courage des personnes dont les conjoints ne les reconnaissent plus après 40 années de vie commune. » J’ai raconté cet incident au fils de ma patiente pour essayer d’atténuer le choc de la réalité qu’il venait de découvrir à cause de moi. Ce jour-là, Jennifer assistait à l’entrevue. C’est par suite de cette expérience, et d’autres aussi, qu’elle a peint Memory. À gauche de la toile, on peut voir un tourbillon de couleurs. Tout à fait en haut, à gauche, un cercle crée une fenêtre qui entoure C une structure évoquant le clocher d’une église, à peine esquissé. Devant, deux personnages flous qui, on dirait, se tiennent par la main. À droite, un texte dont les caractères sont obscurs, mais quand même visibles : les mots sont lourds de sens même si les phrases ne s’enchaînent pas normalement. « Il fait nuit dans la rue. La noirceur et la confusion ressemblent au brouillard dans mon esprit. Autrefois, j’avais un nouveau-né. Je lui donnais le sein, il reconnaissait sa mère. Cet homme affirme qu’il est ce bébé. Pourquoi me regarde-t-il si tristement? » Jennifer m’a expliqué : « C’est cela que vous faites pour les personnes qui souffrent de démence. Elles viennent vous voir et vous livrent une information désorganisée, des idées hors de leur contexte. Vous donnez un sens au discours du patient, même si parfois c’est quelque chose de terrifiant. » Pour diverses raisons, ces tableaux ont beaucoup de valeur pour mes collègues et moi. Les œuvres de Jennifer décrivent la réalité d’un autre point de vue, d’une perspective qui nous est extérieure, mais qui n’est pas en contradiction avec ce que nous faisons. Une centaine de questionnaires sur l’assurance de la qualité ne nous apporteraient jamais une information aussi précieuse sur nos interventions. Ces tableaux sont très émouvants et ont un impact immédiat. Ils sont très utiles à l’enseignement en petits groupes. Il y a longtemps que nous répétons que les médecins doivent éprouver du respect pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer et leurs familles. Pourtant, dire qu’une réalité est émouvante, ce n’est jamais comme réussir à émouvoir. Memory réussit ce tour de force. Enfin, même si nous prônons constamment l’importance de prendre soin des aidants, il est facile d’oublier que les médecins et les autres professionnels de la santé sont aussi des aidants. Malgré notre confiance dans la thérapeutique, nous aussi avons besoin de faire une pause pour reconnaître le stress, les sentiments de deuil et d’impuissance qui nous assaillent parfois. Comme c’est le cas pour nos patients, Memory est une œuvre porteuse de nombreux sens. Kenneth Rockwood La revue canadienne de la maladie d’Alzheimer • Avril 1999 • 3