L’EXCEPTION ENVIRONNEMENTALE : L’EXEMPLE DU SYSTÈME COMMERCIAL MULTILATÉRAL Véronique GUEVREMONT L’émergence de valeurs environnementales au sein du système commercial multilatéral est née d’une union, celle de la règle et de l’exception, dont le couple « est au cœur de la plus élémentaire herméneutique juridique »1. L’exception est d’ailleurs particulièrement bien adaptée à la prise en compte de valeurs « étrangères » à un système puisqu’elle permet de moduler l’application de la règle lorsqu’un objectif légitime le justifie. Elle se fonde en effet « sur l’idée de préservation, de protection, de défense, de sauvegarde d’un intérêt jugé supérieur au respect scrupuleux pour la règle à un moment donné »2. Dans le contexte d’un système orienté vers la poursuite d’intérêts économiques et commerciaux, cette technique intervient alors au profit de préoccupations inspirées d’autres valeurs, notamment environnementales. L’exception n’est cependant pas synonyme d’incorporation des valeurs qu’elle défend et seul un regard sur sa mise en œuvre permet de mesurer son efficacité en tant que mode de circulation des valeurs environnementales au sein d’un système. Pour rendre compte de cette dynamique, l’exception doit toutefois être définie3. 1 S. REGOURD, L’exception culturelle, Paris, Puf, Que sais-je ?, 2002, pp. 21-22. L’auteur poursuit : « Or, lorsqu’un traité international est tout entier bâti sur le principe de la libéralisation de l’échange marchand, à quel dispositif plus adapté que l’exception peut-on recourir, s’agissant d’écarter l’application du principe à certaines activités ? ». 2 D. ALLAND, S. RIALS, (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Puf, Paris, 2003, p. 675. 3 Et ce, d’autant plus que le sens attribué à l’exception varie d’un champ d’étude à un autre. Ainsi, doit-on distinguer l’exception en droit privé, national ou international, de l’exception en droit international public. En outre, l’exception en droit international public ne saurait être assimilée à l’exception du système commercial multilatéral. Par exemple, dans ce système, l’exception n’en est pas une au sens d’une « exception de procédure », c’est-à-dire « d’un moyen de défense qui tend, 138 V. GUEVREMONT Dans un langage courant, l’exception désigne « ce qui est hors de la règle commune »4. On l’assimile ainsi à la « dérogation », à l’« exclusion », à la « réserve », voire à la « restriction »5, et l’exception signifie alors simplement un « cas soustrait à l’application normale de la règle par l’effet d’une mesure individuelle (exorbitante) de dérogation »6. Mais « [p]lus souvent (et plus proprement) », il s’agirait d’un « cas soumis à un régime particulier par l’effet d’une disposition spéciale dérogeant à la règle »7. L’exception permet ainsi de sortir du régime général ou d’écarter l’application de la règle dans certains cas spécifiques, sous réserve que certaines conditions soient respectées. En ce sens, l’exception introduit l’idée d’une rupture du fonctionnement normal d’un système en limitant le champ d’application de ses règles. Mais, paradoxalement, on dira également que « [l]’exception ne doit son existence qu’à la règle de droit »8. Elle entretient donc un lien très étroit avec cette règle car « elle tient une place à côté de [celle-ci] mais lui reste en principe étrangère »9. Par ailleurs, d’un point de vue procédural, l’exception constitue un moyen de défense et peut être alléguée par la partie reconnue coupable de violation d’une règle. De ce fait, elle « influence directement le résultat d’un litige »10. Enfin, en ce qui concerne spécifiquement le système commercial multilatéral, l’exception permet de soustraire définitivement une catégorie de mesures, poursuivant certains objectifs jugés légitimes et d’intérêt supérieur, de l’application des règles et principes généraux dictés par l’accord qui la contient11. Son caractère est « définitif » puisque la règle ne pourra s’appliquer tant que les conditions posées seront respectées et sans avant tout examen au fond ou contestation du droit d’action, à faire déclarer la procédure irrégulière ou éteinte (exception d’incompétence, exception de nullité), soit à en suspendre le cours (exception dilatoire) », in G. CORNU, (dir.), Vocabulaire juridique, Paris, PUF, Quadrige, 1987, 925 p. 4 Le Petit Larousse, 2007. 5 H. BERTAUD DU CHAZAUD, Dictionnaire de synonymes et de contraires, Le Robert, Les usuels, Paris, 2000, 768 p. 6 G. CORNU, op. cit., note 3. 7 Id. Il est à noter que de nombreux dictionnaires juridiques n’offrent aucune définition de l’exception. En outre, certains observateurs ont noté l’absence d’une définition de l’exception généralement acceptée en droit international. V. notamment C. CARMODY, « When "cultural identity" was not as issue: thinking about Canada – Certain measures concerning periodicals », Law and policy in international business, Vol. 30, 1999, p. 309. 8 D. ALLAND, S. RIALS, op. cit., note 2, p. 673. 9 Id., p. 674. 10 Ibid., p. 675. 11 D’autres l’ont qualifiée de « technique de modulation des obligations, à savoir ici de la mise en échec des conséquences normales de leur non-respect ». V. H. HELLIO, L’Organisation mondiale du commerce et les normes relatives à l’environnement. Recherche sur la technique de l’exception, Thèse Université Paris II-Panthéon-Assas (Paris II), 2005, p. 30. EXCEPTION ET OMC 139 qu’aucune formalité préalable n’ait à être accomplie12. Cette définition ne fournit toutefois qu’un portrait statique de l’exception et, pour rendre compte de sa fonction réelle dans un système, notamment en tant que mode de circulation des valeurs environnementales, il est indispensable de se pencher sur son évolution. Une analyse en deux temps permet alors de traduire ce mouvement qui, en réalité, reflète un certain « renouvellement » de la technique de l’exception depuis son intégration dans le premier accord commercial multilatéral jusqu’à ce jour. En effet, l’exception s’est initialement révélée être la voie privilégiée pour exclure un certain nombre de politiques nationales du champ d’application des règles du système commercial multilatéral. En ce sens, la technique de l’exception est d’abord apparue comme un moyen d’écarter la prise en compte de valeurs environnementales dans la mise en œuvre de la règle (I). L’évolution de l’exception a cependant permis à une autre logique de se dessiner, soit celle d’une intégration de ces valeurs dans le système (II). L’histoire de l’exception révèle ainsi une double impulsion dans la circulation des valeurs environnementales au sein de l’OMC, ces valeurs étant d’abord apparues comme un obstacle à la poursuite d’objectifs commerciaux, puis, ultérieurement, comme une composante de l’action des États dans la poursuite de ces objectifs. I. L’EXCEPTION : TECHNIQUE D’EXCLUSION DES VALEURS ENVIRONNEMENTALES DU SYSTÈME La nature même de l’exception, destinée à faire échapper une mesure du champ d’application de la règle, a conduit les négociateurs du premier accord commercial multilatéral à envisager cette technique pour permettre à des objectifs légitimes jugés supérieurs de prévaloir dans certaines circonstances. Des préoccupations de nature environnementale exprimées à cette époque avaient reçu ce statut et les mesures liées à ces dernières devaient par conséquent tomber à l’extérieur de cet accord. Cette exception 12 L’exception, telle qu’envisagée par le système commercial multilatéral, se distingue ainsi de la dérogation qui impose une limite dans le temps et qui doit faire l’objet d’un accord préalable des autres parties à l’accord. Elle se différencie également de l’exemption et de la réserve. À cet égard, il a été souligné que « [a]s broad as some of the exceptions may be, they are the only means that GATT provides to individual Contracting Parties for escaping obligations without approval of the CONTRACTING PARTIES ». V. M. J. HAHN, « Vital interests and the law of GATT : an analysis of GATT’s security exception », Michigan Journal of International Law, Vol. 12, nº 3, 1991, p. 591. Pour un exposé plus détaillé sur les distinctions entre ces diverses techniques de « modulation des obligations » (exception, exemption, réserve, dérogation), v. H. HELLIO, op. cit., note 11, pp. 27 à 29. 140 V. GUEVREMONT dite « environnementale » a toutefois été élaborée avant même que la notion « d’environnement » ne voie le jour. Un retour sur l’origine de cette exception (A) doit donc précéder l’analyse de cette technique et de sa portée initiale (B). A. – L’origine de l’exception environnementale Pour retracer l’origine de l’exception environnementale, un regard sur l’histoire du système commercial multilatéral doit d’abord être posé. Car ce sont les exceptions négociées à l’époque de la Charte de la Havane (1), et incorporées dans l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (ci-après dénommé le GATT de 1947), qui constituent aujourd’hui l’essentiel de l’exception environnementale du système commercial multilatéral. 1. L’exception négociée à l’époque de la Charte de la Havane Les origines du système commercial multilatéral remontent à la Conférence internationale sur le commerce et l’emploi du 24 mars 1948 – communément appelée Conférence de la Havane – qui devait instituer l’Organisation internationale du commerce (OIC). La Charte de la Havane n’ayant toutefois pas été ratifiée, la nécessité d’établir un organe international destiné à appliquer les règles commerciales mondiales incita les négociateurs à procéder à une « opération de sauvetage » et à accepter, sous réserve de quelques amendements et ajouts, les dispositions sur la politique commerciale contenues dans la partie IV de cette Charte. Les nouvelles dispositions ainsi regroupées donnèrent naissance au GATT de 1947 et entrèrent en vigueur le 1er janvier 1948. La Charte de la Havane situait toutefois les questions relatives au commerce dans le contexte plus large de l’ensemble des préoccupations économiques internationales de l’époque13. Les préoccupations environnementales n’y figuraient pas expressément, le concept d’« environnement » n’ayant pas encore reçu une attention de la 13 V. D. K. TARULLO, « The relationship of the WTO obligations to other International Arrangements », in Marco Bronckers and Reinhard Quick (ed.), New directions in International Economic Law – Essays in Honour of John H. Jackson, La Haye, Kluwer Law International, 2001, pp. 155-159. EXCEPTION ET OMC 141 communauté internationale14, mais la Charte intégrait un certain nombre de préoccupations non commerciales partagées par les négociateurs de l’époque. Il s’agissait notamment de la protection de la vie ou de la santé des personnes ou des animaux ou la préservation des végétaux15, de la conservation des ressources naturelles susceptibles d’épuisement16 et de la protection des espèces menacées17, préoccupations aujourd’hui associées essentiellement à la préservation de l’environnement18. Ainsi, dès le lancement des négociations de la Charte, les exceptions semblaient destinées à exclure du champ d’application de ce vaste accord commercial un grand nombre de mesures mises en œuvre par les États pour promouvoir des objectifs environnementaux. Mais, au-delà de cette exclusion, les exceptions devaient surtout permettre de ménager la souveraineté des États dans les domaines ne relevant pas de la sphère commerciale. Depuis les origines du système commercial multilatéral, les exceptions constituent en effet un précieux instrument de gestion de la tension entre souveraineté et intégration, c’est-à-dire entre la volonté des États de libéraliser leurs échanges et leur souhait de conserver une marge de manœuvre dans la poursuite d’objectifs non commerciaux19. Les 14 L’absence du mot « environnement » s’explique par la non-existence de préoccupations de cette nature à l’époque de l’élaboration du GATT. Ainsi que le souligne S. SHRYBMAN, « [e]nvironmental protection was simply not a public issue in 1947 […] nor was this provision intended for that purpose ». V. « International trade and the environment : An environmental assessment of the General Agreement on Tariff and Trade », The Ecologist, Vol. 20, nº 1, 1990, p. 33. 15 Art. 45.1 (a)(iii) de la Charte de la Havane. Le texte peut être consulté à http://www.wto.org/French/docs_f/legal_f/havana_f.pdf. 16 Art. 45.1 (a)(viii) de la Charte de la Havane. 17 Art. 45.1 (a)(x) de la Charte de la Havane. 18 D’autres considèrent que l’exception relative à la moralité publique était aussi susceptible d’incorporer des considérations environnementales. V. notamment A.-M. DE BROUWER, « GATT Article XX’s environmental exceptions explored – Is there room for national policies? Balancing rights and obligations of WTO members under the WTO regime », in Anton Vedder (ed.), The WTO and concerns regarding animals and nature, Nijmegen, Worlf Legal Publishers, 2003, p. 11. 19 Cette tension s’était d’ailleurs exprimée bien avant l’élaboration de la Charte de la Havane. En effet, les négociations portant sur l’élaboration d’une Convention internationale pour l’abolition des prohibitions et restrictions à l’importation et à l’exportation (signée à Genève le 8 novembre 1927) avaient antérieurement permis à un certain nombre d’États d’identifier diverses catégories de lois nationales devant être exemptées de l’application d’un éventuel accord en matière de commerce. Parmi celles-ci, figuraient les mesures relatives à la protection de la santé publique ou à la protection des animaux et des végétaux contre les maladies, les insectes ou les parasites nuisibles. Ces exceptions étaient néanmoins soumises au respect de quelques conditions : l’application de ces mesures ne devait pas constituer un moyen de discrimination arbitraire entre les pays où les mêmes conditions existent, ni une restriction déguisée au commerce international. V. sur ce point L. BRIGGS, « Conserving "exhaustible natural resources" : The role of precedent in the GATT Article XX(g) exception », in Edith Brown Weiss et John H. Jackson (ed.), Reconciling environment and trade, New York, Transnational Publishers Inc., 2001, p. 263. V. également S. CHARNOVITZ, « Exploring the environmental exceptions in GATT article XX », Journal of World Trade, Vol. 25, 142 V. GUEVREMONT négociateurs de la Charte de la Havane devaient donc trouver les moyens de gérer le rapport concurrentiel entre les valeurs stimulant ce mouvement de libéralisation et celles inspirant l’élaboration de politiques liées à des considérations environnementales, sans menacer les fondements de ces deux ensembles de normes20. Le défi était d’autant plus grand que, dès le début du XXème siècle, une pratique courante consistait à utiliser des mesures commerciales pour la poursuite d’objectifs environnementaux21. Ces mesures étaient utilisées soit dans le contexte de la mise en œuvre d’un traité multilatéral22, soit unilatéralement23. nº 5, 1991, p. 41. Pour le texte de cet accord, v. Recueil des traités de la société des Nations, 1933, p. 411. Enfin, il existe au niveau bilatéral un exemple encore plus ancien. En effet, le Traité de paix, d’amitié et de commerce (13 Mai 1881) conclu entre Madagascar et les États-Unis édictait que le commerce entre les deux pays devait être parfaitement libre, bien qu’il était permis au gouvernement de Madagascar de limiter les importations tendant à causer des dommages « à la santé ou à la moralité des sujets de sa majesté ». V. S. CHARNOVITZ, « The moral exception in trade policy », Virginia Journal of International Law, Vol. 38, nº 4, 1998, p. 708. 20 J.H. JACKSON, « World trade rules and environmental policies: congruence or conflict, Symposium: Environmental quality and free trade: interdependent goals or irreconcilable conflict ? », Washington & Lee Law Review, Vol. 49, 1992, p. 1232. 21 En effet, depuis longtemps les États utilisent des mesures commerciales pour protéger la santé et la vie des personnes, des animaux et des végétaux. Cette pratique fut longtemps tolérée, bien qu’en 1870, un premier conflit commercial d’importance ait éclaté au sujet de mesures liées à des normes vétérinaires et de mise en quarantaine. S. CHARNOVITZ, op. cit., note 19, pp. 38-39. V. également S. De BOER, « Commodity or drug: legal aspects of international trade in tobacco products (Lessons on the application of article XX of the GATT in environmental matters », in Michael Bothe and Peter H. Sand (ed.), Environmental Policy – Form regulation to economic instruments, La Haye, Martinus Nijhoff Publishers, 2003, p. 233. L’auteur note que « [t]he use of trade instruments in international environmental agreements is not a new phenomenon (…) There are numerous examples in agreements dating from 1936 ». Id., note de bas de page nº 70. Les instruments suivants constituent quelques exemples : Convention on Nature Protection and Wildlife preservation in the Western Hemisphere, 161 UNTS 193 ; African Convention on the Conservation of Nature and Natural Resources, 1001 UNTS 3, Convention between the U.S.A. and Mexico for the Protection of Migratory Birds and Game Animals, 178 LNTS 310, International Convention for the Protection of Birds, 638 UNTS 185. V. Cameron and Robinson, « The Use of trade provisions in international environmental agreements and their compatibility with the GATT », Yearbook of International Environmental Law, 1992, Vol. 2, p. 7, note 15. 22 S. CHARNOVITZ énumère une série de conventions datant du début du XXème siècle. Parmi ces accords, figurent notamment une convention conclue en 1906 autorisant les restrictions à l’importation d’allumettes fabriquées à partir de phosphore blanc (un produit chimique dont l’utilisation comporte des risques pour la santé des personnes), un traité signé en 1911 pour la préservation et la protection des phoques et des loutres de mer, deux espèces chassées pour leur fourrure (les parties au traité s’engageaient à interdire l’importation de ces fourrures) et un traité conclu en 1916 afin de protéger les oiseaux migratoires « utiles pour l’homme ou inoffensifs » (le traité interdisait l’exportation de ces oiseaux durant des périodes d’interdiction de chasse). S. CHARNOVITZ, op. cit., note 19, p. 39. 23 Id., p. 40. L’auteur utilise l’exemple des États-Unis qui, dès 1927, comptaient une douzaine de lois utilisant des mesures commerciales pour la poursuite d’objectifs environnementaux. EXCEPTION ET OMC 143 2. L’exception incorporée au système commercial multilatéral C’est dans cette perspective que le contenu de l’article XX du GATT de 1947 fut défini. L’opération de sauvetage de la Charte de la Havane a toutefois engendré certaines conséquences pour les exceptions liées à des préoccupations environnementales, l’une d’entre elles n’ayant pas été reprise par l’article XX du GATT. En effet, l’exception visant à exclure du champ d’application de l’Accord les « mesures prises en application d’accords intergouvernementaux qui ont pour seul but la conservation des ressources des pêcheries, la protection des oiseaux migrateurs ou des animaux sauvages »24 a été éliminée. Les deux autres exceptions ont néanmoins survécu à l’échec de la Charte et constituent aujourd’hui les fondements de ce qu’il est convenu d’appeler l’exception environnementale de l’OMC. Par ailleurs, afin de prévenir d’éventuels abus25, une clause introductive destinée à encadrer l’application des exceptions fut insérée. Cette proposition présentée par le Royaume-Uni visait précisément à limiter le risque que ces dispositions ne soient utilisées par les États pour adopter des 24 Il s’agissait du § 45 x). Cette exception, de même qu’une disposition similaire intégrée dans le chapitre VI portant sur les Accords intergouvernementaux sur les produits de base (art. 70 § 1 d), avait fait l’objet d’intenses discussions au cours des négociations de 1946-48. Bien que figurant dans les toutes premières ébauches de l’art. 45 (Chap. IV), cette exception avait par la suite été supprimée, au motif que « les pêcheries et la faune sauvage » se trouvaient couverts par l’expression « conservation des ressources naturelles épuisables ». Compte tenu du fait que cette même exception avait subsisté dans le chap. VI (Produits de base) et par souci de cohérence, certains États avaient alors manifesté le souhait que cette disposition soit réintroduite dans la liste des exceptions au Chap. IV. Finalement, l’alinéa concerné ne fut pas repris dans l’art. XX sur les exceptions générales du GATT de 1947. Bien qu’à l’époque, les Américains aient soutenu que les pêcheries et la faune sauvage se voyaient couverts par le § XX g) consacré aux ressources naturelles épuisables (v., à ce sujet, S. CHARNOVITZ, op cit., note 20, p. 47), des doutes persistèrent durant plusieurs décennies. Ce n’est qu’à l’issue du règlement du différend dans l’affaire États-Unis – Crevettes que la situation fut clarifiée, l’Organe d’appel ayant noté que le texte de l’art. XX g) ne se limitait pas à la conservation des ressources naturelles « minérales » ou « non vivantes », et que les espèces vivantes, qui sont en principe « renouvelables », « peuvent dans certaines circonstances se raréfier, s’épuiser ou disparaître ». V. le § 128 du rapport de l’Organe d’appel, WT/DS58/AB/R, 12 oct. 1998. Ce rapport ayant été rendu public en 1999, on ne saurait en déduire que ce même article aurait été interprété de la même façon lors de l’entrée en vigueur du GATT en 1947. L’on rappellera à cet effet les commentaires de l’Organe d’appel selon lesquels l’expression « ressources naturelles épuisables » « doit être analysée […] à la lumière des préoccupations actuelles de la communauté des nations en matière de protection et de conservation de l’environnement ». V. le § 129 du rapport de l’Organe d’appel. 25 S. CHARNOVITZ, op. cit., note 19, p. 743, référant au document U.N. Doc. EPCT/C.II/50, § 7. 144 V. GUEVREMONT mesures en apparence fondées sur des valeurs environnementales, mais poursuivant des objectifs protectionnistes26. Depuis son origine, le cadre juridique du GATT de 1947 se compose donc « de règles et d’une mosaïque d’exceptions »27. Ces exceptions existent encore aujourd’hui et, en dépit d’une réforme en profondeur du système commercial multilatéral intervenue au cours du cycle d’Uruguay (19861994), elles n’ont fait l’objet d’aucune actualisation. En effet, au fil de l’élargissement de ce système et de l’intégration de nouveaux domaines de compétences, la liste d’exceptions générales aurait pu être affinée et adaptée aux réalités contemporaines et aux nouvelles problématiques d’ordre global28. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’une nouvelle exception visant expressément la protection de l’environnement avait été suggérée29. Cette 26 Plus précisément, « [l]e préambule a été inséré dans l’article relatif aux exceptions du chapitre sur la politique commerciale du projet de Charte de l’OIC au cours de la session de la Commission préparatoire tenue à Londres ». À l’époque, une délégation a déclaré que « la protection indirecte constitue un système de protection d’un emploi peu souhaitable et dangereux… Il arrive fréquemment qu’on abuse des stipulations qui ont pour but "de protéger la vie ou la santé des animaux ou des plantes" à des fins de protection indirecte ». Cette délégation a alors recommandé « d’insérer une clause interdisant expressément [l’utilisation de] pareilles mesures [comme moyen de] protection indirecte… ». V. OMC, Index analytique du GATT, Genève, 1995, p. 609. 27 O. LONG, « La place du droit et ses limites dans le système commercial multilatéral du GATT », RCADI, Tome 182, 1983, p. 17. 28 Les débats relatifs à la transposition de l’art. XX du GATT au cadre du futur Accord général sur les services (ci-après l’AGCS) avaient en effet conduit à l’expression de vives préoccupations à l’égard de la liste d’exceptions de 1947 et une volonté de parer à certaines de ses lacunes s’était clairement faite sentir. V., sur ce point, GATT, Note sur la réunion tenue du 18 au 22 septembre 1989, MTN.GNS/25, 23 oct. 1989. Mais, derrière une apparente convergence de vues concernant la nécessité de revoir le libellé de cette disposition, se profilaient de profondes divergences d’opinion au sujet de l’éventuel contenu d’une nouvelle liste d’exceptions générales. V. GATT, Négociations d’Uruguay – Groupe de négociation sur les services – Projet – Éléments pour l’Élaboration d’un texte qui permette de procéder à des négociations en vue de l’achèvement de toutes les parties du cadre multilatéral, MTN.GNS/28, 18 déc. 1989. Les crochets insérés dans la section (h) consacrée aux exceptions attestent de ces divergences de vues, aucune exception ne semblant faire l’objet d’un consensus : « 1. Des exceptions aux dispositions du cadre seront autorisées dès le début pour faire face à des situations concernant, par exemple, [la protection de l’ordre public, la sécurité nationale, la moralité publique, la santé, les valeurs culturelles ou sociales, l’environnement, la sûreté et [le développement]]. Ces exceptions ne seront pas utilisées comme un moyen de tourner les objectifs du cadre, ni comme des restrictions déguisées au commerce international des services ». 29 Il s’agissait notamment d’une proposition formulée par les pays nordiques. V. le document MTN.GNS/W/25, § 232. Plusieurs observateurs ont également manifesté le souhait que l’art. XX soit amendé afin d’y incorporer explicitement une référence à l’environnement au § b), le libellé actuel étant jugé trop restrictif. V. par ex. D. C. ESTY, Greening the GATT : Trade, Environment and the Future, Institute of International Economics, Washington D.C., 1994, p. 222 : « The current focus on human, animal, or plant life or health is too narrow and overlooks important ecological resources such as the atmosphere and other elements of the global commons. […] the addition of the words "or the environment" to the definitional list of legitimate policy goals in Article XX b) would be important ». V. également E.-U. PETERSMANN, International and European trade and EXCEPTION ET OMC 145 proposition a toutefois été rejetée et, bien que le cycle d’Uruguay ait permis de réaliser la plus grande réforme du système commercial mondial depuis la création du GATT, la tentative d’actualisation des mécanismes d’exceptions se solda par un échec. Ainsi, de façon générale, l’exception environnementale du système commercial multilatéral continue d’être représentée par deux dispositions élaborées il y a plus d’un demi-siècle. Ces dernières font uniquement référence à la « protection de la vie et de la santé des personnes et des animaux et à la préservation des végétaux », ainsi qu’à « la conservation des ressources naturelles », les États ayant été incapables de s’entendre sur une nouvelle exception environnementale digne de ce nom. B. – La portée initiale de l’exception environnementale La définition de la portée initiale de l’exception environnementale exige dans un premier temps une analyse de son champ d’application (1) et dans un deuxième temps un examen de l’approche adoptée par ses premiers interprètes (2). 1. Un champ d’application limité L’exception environnementale du système commercial multilatéral se décline principalement en ces termes30 : environmental law after Uruguay Round, Londres, Kluwer Law International, 1995, p. 50 : « GATT Article XX needs to be clarified in several respects. For instance : Is Article XX broad enough to cover all trade-related environmental objectives since the ultimate purpose of environmental measures is "to protect human, animal or plant life or health" ? ». 30 Il est à noter que le texte de l’art. XIV b) de l’AGCS reprend textuellement l’énoncé du § b) de l’art. XX du GATT. Par ailleurs, l’Accord sur les ADPIC incorpore également une forme d’exception environnementale. L’art. 27 § 2 stipule en effet que « [l]es Membres pourront exclure de la brevetabilité les inventions dont il est nécessaire d’empêcher l’exploitation commerciale sur leur territoire pour protéger l’ordre public ou la moralité, y compris pour protéger la santé et la vie des personnes et des animaux ou préserver les végétaux, ou pour éviter de graves atteintes à l’environnement, à condition que cette exclusion ne tienne pas uniquement au fait que l’exploitation est interdite par leur législation ». Cet accord s’inscrivant dans une logique totalement différente de celle du GATT et de l’AGCS, l’exception précitée ne sera toutefois pas examinée dans le cadre de cette étude. 146 V. GUEVREMONT GATT - Article XX - Exceptions générales « Sous réserve que ces mesures ne soient pas appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable entre les pays où les mêmes conditions existent, soit une restriction déguisée au commerce international, rien dans le présent Accord ne sera interprété comme empêchant l’adoption ou l’application par toute partie contractante des mesures : b) nécessaires à la protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux ; g) se rapportant à la conservation des ressources naturelles épuisables, si de telles mesures sont appliquées conjointement avec des restrictions à la production ou à la consommation nationales ». En dépit de l’absence du mot « environnement », il est largement reconnu que ces exceptions incorporent des considérations de cette nature. L’analyse de la portée initiale de l’exception environnementale repose donc essentiellement sur l’article XX du GATT31 dont la liste de mesures est considérée exhaustive, rien dans le chapeau de cette disposition n’indiquant que les bénéfices de l’exception pourraient s’étendre à d’autres mesures32. Bien entendu, des États pourraient adopter des mesures visant d’autres objectifs environnementaux que ceux expressément énumérés à ces articles. Cependant, si une politique visant à protéger l’environnement s’avère discriminatoire, une justification ne pourra être recherchée que sur la base des paragraphes XX b) et g) du GATT et XIV b) de l’AGCS33. Le champ d’application de l’exception environnementale est donc bel et bien circonscrit aux seules politiques visant à atteindre les objectifs mentionnés dans ces articles. La prise en compte des valeurs liées à l’environnement 31 Et, par association à l’art. XIV du GATT, puisque l’Organe d’appel a estimé que « les décisions antérieures au titre de l’art. XX du GATT de 1994 sont pertinentes pour [l’]analyse au titre de l’art. XIV de l’AGCS ». V. le rapport États-Unis – Mesures visant la fourniture transfrontière de services de jeux et de paris, WT/DS285/AB/R, 7 avr., 2005, § 291. 32 Les groupes spéciaux et l’Organe d’appel ont d’ailleurs eu l’occasion de se prononcer sur cette question et ils ont clairement affirmé que cette disposition devait être considérée comme « limitée » et « conditionnelle ». V. notamment sur ce point A. E. APPLETON, « Shrimp/Turtle : Untangling the nets », Journal of International Economic Law, Vol. 2, nº 3, p. 482 ; référant au rapport du Groupe spécial dans l’affaire : États-Unis – Section 337 of the Tariff Act of 1930, L/6439, adopté le 7 nov. 1989, BISD 36S/345, § 5.9. 33 A. MATTOO, P.C. MAVROIDIS, « Trade, Environnement and the WTO : The Dispute Settlement Practice Relating to Article XX of GATT », in Ernst Ulrich Petersmann (ed.), International trade law and the GATT/WTO dispute settlement system, La Haye, Kluwer Law International, Vol. 11, 1997, p. 335. EXCEPTION ET OMC 147 s’en trouve alors directement affectée puisque l’exception environnementale ne permet d’articuler qu’un nombre limité de mesures nationales avec les règles multilatérales en matière de commerce. Cette limitation n’est pas sans conséquence et le fait que les paragraphes susmentionnés aient pu être qualifiés d’« exception environnementale » du système OMC, sans pour autant recevoir expressément cette appellation dans les accords concernés, pourrait soulever de nouveaux doutes sur la portée réelle de ces dispositions. La confusion découle précisément de la possibilité que des mesures poursuivent des objectifs environnementaux autres que la protection de la vie et de la santé des personnes et des animaux, ou la préservation des végétaux, et qu’elles ne visent pas non plus à conserver des ressources naturelles épuisables. Cette hypothèse fut envisagée par le Groupe spécial chargé de trancher l’affaire Brésil – Mesures visant l’importation de pneumatiques rechapés34. Souhaitant clarifier « le champ des intérêts qui doivent être protégés au titre de l’article XX b) »35, il a alors statué que, dans la mesure où un État invoque « l’existence d’un risque pour la santé et la vie des animaux ou la préservation des végétaux au sens de l’article XX b), il doit établir l’existence non seulement de risques pour ‘l’environnement’ en général, mais plus particulièrement de risques pour la santé et la vie des animaux ou la préservation des végétaux »36. Le recours à l’exception environnementale se veut donc limité aux mesures qui poursuivent les objectifs environnementaux visés aux paragraphes b) et g) de l’article XX du GATT et au paragraphe (b) de l’article XIV de l’AGCS. Le recours à l’exception environnementale est en outre limité par la clause introductive de l’article XX, la fonction principale du chapeau consistant à « prévenir l’abus des exceptions » contenues dans cette disposition37, c’est-à-dire « to prevent Article XX from becoming a large 34 WT/DS332/R, 12 juin 2007, ci-après l’affaire Brésil – Pneus rechapés. § 7.221. Dans cette affaire, le Brésil estimait « que les exceptions inscrites dans l’art. XX b) préservent la capacité des Membres d’interdire les importations qui portent atteinte à la santé et à la vie des personnes et à l’environnement », alors que les Communautés européennes considéraient « que l’article XX b) n’est pas une disposition qui englobe des mesures destinées à protéger l’environnement en général ». § 7.222. Le Groupe spécial devait donc déterminer si une mesure « destinée à protéger d’autres intérêts, y compris les aspects liés à la protection de l’environnement qui ne se rapportent pas à la santé et à la vie des personnes et des animaux ou à la préservation des végétaux [pouvait] être justifiée au regard de l’article XX b) ». 36 Ibid., § 7.223. 37 K. URAKAMI, « Unsolved problems and implications for the chapeau of GATT article XX after the reformulated gasoline case », in Edith Brown Weiss et John H. Jackson (ed.), Reconciling environment and trade, New York, Transnational Publishers, Inc., 2001, p. 171. Cette fonction a été reconnue par l’Organe d’appel dans son rapport États-Unis – Normes concernant l’essence nouvelle 35 148 V. GUEVREMONT loop hole that governments can use to justify almost any measures that are motivated by protectionist considerations »38. Le chapeau conditionne ainsi la validité du recours à l’exception environnementale39 puisque les mesures visées par les différents alinéas de l’article XX ne devront pas être « appliquées de façon à constituer soit un moyen de discrimination arbitraire ou injustifiable […] soit une restriction déguisée au commerce international », ce qui limite nécessairement les mesures pouvant être couvertes par cet article. La rédaction de cette clause dans des termes assez généraux semble néanmoins laisser une importante marge d’interprétation au juge dans l’appréciation de la mise en œuvre des mesures environnementales, le chapeau ayant été considéré comme « [a] general guidance to both the [Members] governed and the [Panel or Appellate Body Division] charged with applying the law »40. Une analyse de la portée de l’exception environnementale ne saurait néanmoins esquiver les difficultés liées à l’ambiguïté des termes utilisés. En ce qui concerne d’abord ce chapeau, certains ont soutenu que « [i]t is clear that the words and phrases used [...] are ambiguous, and this "incompleteness of specification" falls short of being considered a rule that can be followed in advance by Members »41. Des problèmes similaires se posent en ce qui concerne certains alinéas de l’article XX qui incorporent des termes sujets à diverses interprétations. Ces incertitudes ne suffisent toutefois pas à occulter la volonté initiale des États d’exclure les mesures environnementales du système commercial multilatéral. Et puisque les exceptions constituent une forme d’interface entre les intérêts commerciaux des Membres et leurs préoccupations environnementales, c’est l’articulation harmonieuse de ces divers intérêts qui a initialement été compromise par cette approche d’exclusion. À cet égard, l’interprétation restrictive adoptée à l’occasion du règlement des premiers différends fondés sur l’application de l’exception environnementale n’aura pu qu’accentuer la difficile articulation de valeurs initialement considérées conflictuelles. et ancienne formules (ci-après dénommée l’affaire États-Unis – Essence), WT/DS2/AB/R, 29 avr. 1996, p. 22. 38 J.H. JACKSON, op. cit., note 22, p. 1240. 39 J.H. JACKSON, W.J. DAVEY, A.O. SYKES Jr., Legal Problems of International Economic Relations – Case, Materials and Text, American Casebook Series, 4e ed., St-Paul Minnesota, 2002, p. 552. 40 J.P. TRACHTMAN, « The domain of WTO dispute resolution », Harvard International Law Journal, Vol. 40, nº 2, 1999, p. 351. 41 Id. EXCEPTION ET OMC 149 2. Une interprétation restrictive L’interprète joue un rôle crucial dans la circulation des valeurs environnementales au sein d’un système. Son approche permet en effet de définir les modalités d’articulation des règles commerciales avec des politiques visant à poursuivre des objectifs environnementaux, et par conséquent de clarifier la marge dont disposent les États quant à la détermination et à la mise en œuvre de ces politiques. Cet exercice se révèle intimement lié au respect de la souveraineté des Membres du système, laquelle pourrait être définie dans ce contexte comme étant la liberté des États d’élaborer les politiques environnementales de leur choix42. L’interprétation de l’exception environnementale conduit ainsi à la définition d’une marge de manœuvre au profit des États dans l’élaboration de telles politiques. Cette marge de manœuvre se révèlera d’autant plus grande que l’interprétation de l’exception environnementale sera extensive. À l’inverse, une interprétation restrictive limitera le droit des États d’adopter des politiques environnementales affectant la libre circulation de certains biens ou services. L’interprétation de l’exception environnementale détermine donc les modalités de coexistence de diverses valeurs, c’est-à-dire d’une valeur non commerciale dont l’importance est susceptible de varier en fonction des États, et d’un intérêt commercial uniformément défendu par la mise en œuvre des règles et principes fondamentaux du système commercial multilatéral43. L’approche initialement adoptée par les groupes spéciaux dans l’interprétation de l’exception environnementale a semblé traduire une difficile coexistence de ces valeurs, voire une apparente confrontation44. Ce constat se fonde sur l’interprétation restrictive de l’exception 42 L. BRIGGS, op. cit., note 19. En ce sens, il a été soutenu que l’art. XX g) « represent a negotiated standard that attempts to govern the linkage between different degrees of environmental concern, and the need to supervise adherence to the obligations of national treatment and most-favoured nation status contained in the WTO/GATT ». Id. 44 Notons que les trois premiers rapports de groupes spéciaux ayant examiné une mesure environnementale au regard des conditions posées par l’art. XX sont demeurés silencieux sur la question de l’approche à privilégier en matière d’interprétation. V. les rapports États-Unis – Thon et produits du thon de 1982, IBDD S29/96, 22 févr.1982 ; Canada – Saumons et harengs de 1988, IBDD S35/106, 22 mars 1988 ; Thaïlande – Taxe sur les cigarettes de 1990, DS/10R, 07/11/1990. À l’occasion de l’affaire Thaïlande – Taxe sur les cigarettes, les États-Unis ont cependant défendu l’idée « qu’en raison du caractère fondamental de l’interdiction des restrictions quantitatives énoncées à l’art. XI:1, les exceptions éventuelles à la règle devaient nécessairement être prises au sens étroit ». Le groupe spécial s’était toutefois abstenu de se prononcer sur ce point. V. le rapport du groupe spécial, § 18. 43 150 V. GUEVREMONT environnementale apparue en 1991 et initialement privilégiée par les groupes spéciaux45. Rappelant un rapport antérieur qui avait traité de l’article XX d), le Groupe spécial avait indiqué que la pratique avait été d’interpréter l’exception de façon étroite46. D’autres groupes spéciaux ont par la suite confirmé cette interprétation « restrictive » de l’exception environnementale. Ainsi, non seulement l’exception environnementale souffrait-elle d’un champ d’application limité, mais son interprétation aboutissait quasi-automatiquement à la disqualification des mesures en apparence fondées sur cette exception. Les valeurs environnementales paraissaient à la fois exclues du système et niées par ce dernier, sinon considérées secondaires par rapport aux considérations d’ordre commercial et économique. Ce traitement résultait en réalité d’une approche fondée sur l’application de méthodes d’interprétation différentes pour les règles et pour les exceptions contenues dans les accords de l’OMC. Cette méthode fut toutefois révisée par l’Organe d’appel qui privilégia une approche fondée sur la préservation de l’équilibre entre les droits et les obligations des parties47. À l’occasion de son rapport Communautés européennes – Mesures communautaires concernant les viandes et les produits carnés (hormones)48, il remit donc expressément en question le principe d’interprétation restrictive des exceptions. Il fit remarquer que « le simple fait de qualifier une disposition conventionnelle d’exception ne justifie pas en soi une interprétation plus stricte ou plus étroite de cette disposition que ne le justifierait l’examen du sens ordinaire du libellé du traité dans le contexte et à la lumière de l’objet et du but de ce dernier ou, autrement dit, en appliquant les règles normales d’interprétation des traités »49. Cette approche ensuite reprise par les groupes spéciaux et l’Organe d’appel demeure celle privilégiée encore aujourd’hui50. 45 V. États-Unis – Restrictions à l’importation de thon I, DS/21/R, 3 sept. 1991, § 5.22. Ce rapport n’a toutefois pas été adopté. 46 Id. 47 Curieusement, l’Organe d’appel mit toutefois un certain temps à clarifier son approche en la matière. Pourtant l’un des enjeux de l’affaire États-Unis – Essence « résidait évidemment dans la portée [qu’il] entendrait conférer aux exceptions envisagées par l’article XX ». Mais ce n’est que quelques rapports plus tard que les ambiguïtés furent levées. V. ce point H. RUIZ FABRI, « Chronique du règlement des différends de l’OMC (1996-1998) », Journal du droit international, Vol. 2, 1999, p. 455. 48 WT/DS26/AB/R, WT/DS48/AB/R, 16 janvier 1998. Ci-après dénommée l’affaire CE – Hormones. 49 V. le rapport de l’Organe d’appel, p. 104. 50 Hélène RUIZ FABRI souligne que « [l]a position prise en matière de charge de la preuve dans le Rapport Essence avait néanmoins conduit à se demander si l’interprétation du chapeau de l’article XX n’aboutissait pas en pratique à une interprétation stricte des exceptions ». Elle conclut cependant que le rapport États-Unis – Crevettes « paraît l’exclure en plaçant très explicitement l’interprétation de ce chapeau sous le signe de l’équilibre ». V. op. cit., note 47, p. 500. EXCEPTION ET OMC 151 Cette évolution s’est révélée déterminante pour la prise en compte des valeurs environnementales défendues par les Membres de l’OMC. Elle a en effet permis au juge de s’investir dans la recherche d’un équilibre entre des valeurs perçues comme conflictuelles : d’un côté, le développement du système commercial ; de l’autre, la poursuite d’objectifs environnementaux51. Ce revirement jurisprudentiel a par conséquent été le début d’une ère nouvelle pour la circulation des valeurs environnementales au sein du système commercial multilatéral. Il a surtout reflété la transition entre une approche visant initialement à faire de l’exception une technique d’exclusion des valeurs environnementales du système, vers une nouvelle approche aspirant à prendre en compte l’importance de ces valeurs dans la mise en œuvre des règles de ce système. L’exception devait ainsi se transformer en un mécanisme d’intégration des valeurs environnementales dans le système commercial multilatéral. II. L’EXCEPTION : MÉCANISME D’INTÉGRATION DES VALEURS ENVIRONNEMENTALES DANS LE SYSTÈME L’existence d’une exception environnementale ne permet pas de préjuger de l’effectivité de la prise en compte des valeurs sur lesquelles elle se fonde. Il en va de même concernant la marge de manœuvre et la marge d’appréciation nationale dont bénéficient les Membres dans l’élaboration et la mise en œuvre de mesures aspirant à protéger ces valeurs. Seul un examen minutieux de la jurisprudence relative à l’exception révèle l’efficacité de cette technique et son impact sur la circulation des valeurs environnementales à l’intérieur du système commercial multilatéral. Cette jurisprudence traduit une évolution positive du rapport entre intérêts commerciaux et ces autres valeurs. Au fil du temps, et des différends portés devant l’ORD, l’exception est en effet apparue comme un mécanisme efficace non pas d’exclusion, mais de prise en compte des intérêts environnementaux des Membres (A). Au-delà de cette prise en compte, le contrôle exercé par le juge sur les mesures inspirées de ces valeurs doit cependant être analysé car celui-ci détermine non seulement la capacité réelle d’un État de mettre en œuvre les mesures environnementales, mais également la contribution de l’exception à la recherche d’un équilibre entre intérêts de diverses natures (B). 51 P. LEYTON, « Evolution of the "necessary text" of article XX b): From Thaï cigarettes to the present », in Edith BROWN WEISS et John H. JACKSON (ed.), Reconciling environment and trade, New York, Transnational Publishers Inc., 2001, p. 99. 152 V. GUEVREMONT A. – La prise en compte des valeurs environnementales par l’exception Bien que le libellé de l’exception environnementale soit demeuré inchangé depuis sa rédaction en 1947, l’essence et le contenu des valeurs visées par cette exception ont été modulés par l’histoire, les progrès scientifiques, le développement des connaissances, la matérialisation de certains risques et la survenance de grandes catastrophes écologiques. Ainsi, au fil des décennies, l’exception environnementale a fait l’objet d’un large éventail de mesures52. Dès lors, la prise en compte « effective » des valeurs environnementales ne peut que reposer sur l’aptitude et la volonté du juge d’adapter son interprétation de l’exception aux préoccupations des Membres du système. Une analyse de la jurisprudence révèle que la méthode privilégiée par le juge repose essentiellement sur la manifestation d’une grande déférence à l’égard de l’objectif environnemental poursuivi par un État (1), et sur une interprétation évolutive des objectifs légitimés par l’exception environnementale (2). 1. Le respect de l’objectif environnemental poursuivi Conformément à la méthodologie interprétative développée par l’Organe d’appel à l’égard des exceptions générales, l’interprétation de l’exception environnementale requiert dans un premier temps un examen de l’objectif poursuivi par la mesure contestée53. Cette première étape se révèle 52 Dans le même sens, certains ont affirmé que « different countries have legitimate diversity in what industry-specific measures they will deploy, and in what sequence, even if they were to share (as they need not, since they can have different priorities between different social agendas as well) the same commitment to labour or environmental standards ». J. BHAGWATI, « Moral obligations and trade », Conference on International Trade in Omaha, 12 déc. 1998, disponible en ligne : http://www.columbia.edu/~jb38/moral_obligations.pdf, dernier accès le 31 août 2008. D’autres ont affirmé que « [d]ifferent governments have different policies […] not least because the content and strength of these concerns differ among the Members States. The plurality between the different Member States on these issues frustrates the WTOs ambition to harmonize world trade ». V. F. MEIJBOOM, F.W.A. BROM, « Intransigent or reconcilable : The complex relation between public morals, the WTO and consumers », in Anton VEDDER (ed.), The WTO and concerns regarding animals and nature, Nijmegen, Worlf Legal Publishers, p. 91. 53 Rappelons que le premier rapport de l’Organe d’appel a permis d’édicter des prescriptions très claires au sujet des étapes de l’examen de l’art. XX et l’analyse de cet article doit se faire en deux temps : « premièrement, justification provisoire de la mesure au motif qu’elle relève de [l’une des exceptions] ; deuxièmement, nouvelle évaluation de la même mesure au regard des clauses introductives de l’article XX ». V. le rapport États-Unis – Essence, rapport de l’Organe d’appel, page 22. Dans un autre rapport, l’Organe d’appel a précisé que « l’ordre […] à suivre pour analyser une allégation concernant une justification au titre de l’article XX ne dénote pas un choix fortuit ou aléatoire, mais plutôt la structure et la logique fondamentales de l’article XX ». V. États-Unis – Crevettes, rapport de l’Organe d’appel, § 119. Cette approche continue d’être respectée par les EXCEPTION ET OMC 153 particulièrement délicate car une remise en cause de cet objectif sous-tend une certaine substitution de l’appréciation du juge à celle de l’État. L’Organe d’appel s’est révélé parfaitement conscient des sensibilités qu’aurait pu éveiller une telle substitution et, en l’état actuel de la jurisprudence, le contrôle du but légitime se veut relativement souple. Le juge se montre en effet plutôt réticent à intervenir dans les choix politiques des Membres et à remettre en cause la légitimité d’un objectif environnemental poursuivi par une mesure. Il préfère adopter une attitude déférente à l’égard des autorités nationales d’un Membre au stade de l’identification de l’objectif de politique nationale fondé sur des valeurs environnementales54. Cette déférence manifestée pour la première fois à l’époque du GATT55 a été confirmée dès le premier rapport de l’Organe d’appel. Selon ce dernier, les membres de l’OMC « disposent d’une large autonomie pour déterminer leurs propres politiques en matière d’environnement (y compris la relation entre l’environnement et le commerce), leurs objectifs environnementaux et la législation environnementale qu’ils adoptent et mettent en œuvre »56. Les plus récentes affaires fondées sur l’exception environnementale démontrent la cohérence du raisonnement de l’Organe d’appel à cet égard57. groupes spéciaux et l’Organe d’appel, et une certaine constance dans l’interprétation des exceptions générales est désormais clairement identifiable. V. les rapports de l’Organe d’appel Communautés européennes – Mesures affectant l’amiante et les produits en contenant (ci-après dénommée l’affaire CE – Amiante), WT/DS135/AB/R, 12 mars 2001 ; et États-Unis – Mesures visant la fourniture transfrontière de services de jeux et paris, WT/DS285/AB/R, 07 avril 2005 (ci-après dénommée l’affaire États-Unis – Jeux et paris). 54 S. CHARNOVITZ rappelle que « [t]he authors of the GATT had no intention of using trade rules to review how sensible domestic policies were. Instead, Article XX establishes a strong deference to sovereignty and national decision-making ». V. « Free trade, fair trade, green trade: defogging the debate », Cornell International Law Journal, Vol. 27, nº 3, 1994, p. 478. Cette déférence est toutefois circonscrite par les frontières juridiques tracées par les mécanismes d’exceptions générales, prises en compte à un stade ultérieur de l’interprétation. Il semble donc utile de rappeler que l’admission du but légitime ne représente que la première étape de l’examen de la compatibilité d’une mesure avec l’article XX du GATT ou XIV du GATS, les critères imposés par le chapeau devant ultimement circonscrire l’étendue de la souveraineté des États. V. sur ce point J.H. JACKSON, « Remarks – The limits of International Trade », Proceeding of the 94th annual meeting, American Society of International Law, 5-8 avril 2000, Washington D.C., 2000, p. 223. 55 Dans le rapport États-Unis – Restrictions à l’importation de thon I par exemple, le Groupe spécial avait fait remarquer que le contrôle devait s’exercer sur la mesure, et non sur l’objectif poursuivi par celle-ci, soit la préservation de certaines espèces de dauphins menacés. Le groupe spécial avait notamment soutenu que « les conditions énoncées à l’article XX b) […] ont trait à la mesure commerciale qui doit être justifiée au regard de l’article XX b), et non pas à la norme concernant la vie ou la santé choisie par la partie contractante ». V. le § 127 de ce rapport. 56 États-Unis – Essence, Rapport de l’Organe d’appel, p. 30. 57 V. notamment le rapport de l’Organe d’appel dans l’affaire Communautés européennes – Amiante, où il est réitéré qu’un Membre dispose du « droit de fixer le niveau de protection de la santé qu’[il] juge approprié dans une situation donnée ». V. le § 168 de ce rapport. V. également le 154 V. GUEVREMONT Ainsi, chaque fois que l’exception environnementale a été invoquée, le Groupe spécial ou l’Organe d’appel a statué que la mesure contestée poursuivait effectivement l’objectif allégué. Cette déférence ne peut être que positive pour la prise en compte des valeurs environnementales par le système et toute intervention extérieure conduisant à nier les allégations d’un Membre à l’effet qu’une mesure poursuit effectivement certains objectifs liés à l’environnement ne pourrait être qu’inopportune. Les effets de cette déférence pourraient toutefois être limités si cette dernière ne s’accompagnait de la manifestation d’une sensibilité du juge à l’égard de l’influence des préoccupations contemporaines des États sur la détermination des objectifs susceptibles d’être poursuivis par des politiques environnementales. L’adoption d’une méthode d’interprétation évolutive a permis à cette sensibilité de se manifester librement. 2. L’interprétation évolutive des préoccupations environnementales Il ne suffit pas de saluer la déférence des groupes spéciaux et de l’Organe d’appel pour rendre compte de la finesse de leur approche à l’égard de l’exception environnementale. En réalité, s’il n’avait été d’une interprétation évolutive de cette exception, cette déférence aurait bien pu s’essouffler. Le libellé de cette exception ayant été rédigé près d’un demisiècle avant l’éclatement des différends en cause, seul le recours à une interprétation évolutive fondée sur la règle de l’effet utile pouvait permettre de rendre compte des défis du moment et de la responsabilité des États à l’égard de ces préoccupations contemporaines58. Soucieux de parvenir à une telle prise en compte, l’Organe d’appel s’est donc tourné vers cet outil interprétatif. C’est dans ce contexte que doit être appréhendé le rapport de l’Organe d’appel dans l’affaire États-Unis – Crevettes, l’un des plus contestés de rapport du Groupe spécial dans l’affaire Brésil – Pneus rechapés, WT/DS332/R, 12 juin 2007, § 7.274. Dans ce rapport, le groupe spécial soutient qu’il n’est pas tenu « d’examiner l’opportunité de l’objectif général déclaré en tant que tel », c’est-à-dire qu’il n’est pas tenu « d’évaluer le choix général déclaré par le Brésil, qui consiste à protéger la santé et la vie des personnes et des animaux ou à préserver les végétaux contre certains risques, ni le niveau de protection que le Brésil veut atteindre ». Le Groupe spécial a enfin rappelé que, dans « l’affaire CE – Amiante, l’Organe d’appel a dit clairement que chaque Membre de l’OMC avait "... le droit de fixer le niveau de protection de la santé qu’i[l] jug[eait] approprié dans une situation donnée" » (se référant au § 168 de ce rapport). 58 V. sur ce point : H. RUIZ FABRI, op. cit., note 47, pp. 499-500. EXCEPTION ET OMC 155 l’histoire de l’ORD59. Objet de nombreuses condamnations de la part des environnementalistes, lesquels ont qualifié le système commercial multilatéral d’obstacle à la poursuite d’objectifs de développement durable, le rapport adopté par l’ORD contient toutefois des avancées majeures pour l’intégration des valeurs environnementales dans le système OMC. Le règlement du litige exigeait que le juge se positionne sur la question de savoir si les tortues marines pouvaient être considérées comme des « ressources naturelles épuisables » au sens du paragraphe g) de l’article XX. L’Organe d’appel exposa son raisonnement en ces termes : « L’expression "ressources naturelles épuisables" figurant à l’article XX g) a en fait été façonnée il y a plus de 50 ans. Elle doit être analysée par un interprète des traités à la lumière des préoccupations actuelles de la communauté des nations en matière de protection et de conservation de l’environnement. L’article XX n’a pas été modifié pendant le Cycle d’Uruguay, mais le Préambule de l’Accord sur l’OMC montre que les signataires de cet accord étaient, en 1994, tout à fait conscients de l’importance et de la légitimité de la protection de l’environnement en tant qu’objectif de la politique nationale et internationale. […] Si nous nous plaçons dans la perspective du Préambule de l’Accord sur l’OMC, nous observons que le contenu ou la référence de l’expression générique « ressources naturelles » employée dans l’article XX g) ne sont pas « statiques » mais plutôt « par définition évolutifs ». Il convient donc de noter que les conventions et déclarations internationales modernes font souvent référence aux ressources naturelles comme étant à la fois des ressources biologiques et non biologiques »60. Les retombées de l’adoption d’une telle approche sont significatives puisque le juge s’autorise une actualisation du droit, opération qui pourrait reposer sur la négociation et la diplomatie, mais qui s’avère difficile à réaliser dans le contexte d’une organisation comptant 153 Membres61. 59 W. J. DAVEY, « Has the WTO dispute settlement system exceeded its authority ? A consideration of deference shown by the system to member government decisions and its use of issue-avoidance techniques », Journal of International Economic Law, Vol. 4, nº 1, 2001, p. 88. 60 V. le rapport de l’Organe d’appel, § 129-130. 61 De par la nature des exceptions générales, et les confrontations auxquelles se sont heurtés ceux qui ont tenté d’en modifier la liste, il semble peu probable que des changements soient formellement apportés au libellé des art. XX (GATT) et XIV (AGCS). 156 V. GUEVREMONT L’organe juridictionnel de l’OMC a donc pris l’initiative de s’approprier ce rôle. Certes, l’interprétation évolutive comporte des limites inhérentes au mandat confié aux interprètes62 et aux outils qu’ils utilisent pour s’acquitter de cette tâche. Elle est également gênée par le caractère exhaustif des listes d’exceptions générales63 qui a pour effet de réduire les possibilités d’intégration dans le système OMC de nouvelles valeurs environnementales reconnues légitimes par la communauté internationale. Il est vrai que les références à l’environnement et au développement durable contenues dans le préambule de l’Accord instituant l’OMC ont déjà permis de repousser ces limites64 et stimuleront sans doute de nouvelles avancées quant à la circulation des valeurs environnementales au sein du système. Mais même la plus évolutive des interprétations pourrait un jour ne plus suffire à la prise en compte de ces valeurs et des nouveaux objectifs susceptibles d’être poursuivis par les États en matière de protection de l’environnement. L’audace dont a fait preuve jusqu’à présent l’Organe d’appel dans son interprétation de l’exception environnementale et la sensibilité qu’il a manifestée à l’égard des défis environnementaux du troisième millénaire demeure toutefois une source d’espoir. Il est en effet apparu soucieux d’adapter le droit de l’OMC aux préoccupations du moment65. L’Organe 62 Rappelons que ce mandat consiste à « préserver les droits et les obligations résultant pour les Membres des accords visés, et de clarifier les dispositions existantes de ces accords conformément aux règles coutumières d’interprétation du droit international public » et que les « recommandations et décisions de l’ORD ne peuvent pas accroître ou diminuer les droits et obligations énoncés dans les accords visés ». En outre, les règles et procédures du Mémorandum d’accord ne s’appliquent qu’au règlement des différends fondés sur les accords de l’OMC. V. les art. 1 et 3 § 2 du Mémorandum d’accord. 63 C’est ce que constatent Robert HOWSE et Donald REGAN lorsqu’ils affirment que « [i]t is important to bear in mind, however, that not all public policy purposes widely viewed as legitimate or important in liberal democratic societies are covered by the exception in Article XX ». V. « The Product/Process distinction – An illusory basis for disciplining "unilateralism" in trade policy », European Journal of International Law, Vol. 11, nº 2, 2000, p. 253. 64 Le premier paragraphe du Préambule de cet accord indique que les Membres « Reconnaissant que leurs rapports dans le domaine commercial et économique devraient être orientés vers […] l’accroissement de la production et du commerce de marchandises et de services, tout en permettant l’utilisation optimale des ressources mondiales conformément à l’objectif de développement durable, en vue à la fois de protéger et préserver l’environnement et de renforcer les moyens d’y parvenir d’une manière qui soit compatible avec leurs besoins et soucis respectifs à différents niveaux de développement économique ». L’Organe d’appel s’est notamment appuyé sur ce paragraphe pour interpréter l’exception environnementale. V. le rapport États-Unis – Essence, p. 30, ainsi que le rapport États-Unis – Crevettes, § 129 à 131. 65 Ainsi que le souligne S. CHARNOVITZ, l’Organe d’appel « gave little attention to the historic roots, preferring instead to formulate is environment-friendly holding as an "evolutionary" approach to interpretation ». V. « The WTO’s environmental progress », Journal of international economic law, Vol. 10, nº 3, 2007, p. 686. EXCEPTION ET OMC 157 d’appel a également démontré « sa volonté de se situer dans une logique non seulement de conciliation mais de complémentarité, en insistant notamment sur le fait que les préoccupations environnementales sont intégrées par l’OMC »66. Ainsi, plutôt que de l’envisager comme une simple technique visant à exclure l’environnement du système, l’Organe d’appel a plutôt fait de l’exception un précieux mécanisme d’articulation des valeurs environnementales avec les règles du système. B. – Le contrôle de la mesure et la recherche d’un équilibre entre valeurs environnementales et intérêts commerciaux L’intégration des préoccupations environnementales dans le système OMC s’est également réalisée grâce à l’évolution de la méthodologie interprétative développée par l’Organe d’appel à l’égard des exceptions générales. Plus spécifiquement, c’est à l’étape de l’évaluation de la relation que doit entretenir la mesure choisie par l’État avec l’objectif environnemental poursuivi, c’est-à-dire lors de l’examen du lien de causalité exigé par l’exception67, que les valeurs environnementales ont graduellement été prises en compte dans le droit de l’OMC. La jurisprudence tend alors à démontrer que la circulation de ces valeurs est bien réelle, mais demeure conditionnée par un exercice de mise en balance de ces dernières et des intérêts commerciaux des Membres conduit par le juge (1), ainsi que par la reconnaissance d’une marge nationale d’appréciation au bénéfice de l’État dans le choix des mesures fondées sur ces valeurs (2). 1. La mise en balance des valeurs en présence Dans le contexte d’une interprétation de l’exception environnementale, le lien de causalité entre la mesure et l’objectif poursuivi est défini en fonction de deux critères alternatifs, soit d’une part celui de la « nécessité », et d’autre part celui des mesures « relatives à »68. 66 H. RUIZ FABRI, op. cit., note 47, p. 500. Divers qualificatifs, tels que « nécessaires » et « relatives à » précisent ainsi le lien de causalité exigé entre l’objectif environnemental et la mesure. Dans son premier rapport, l’Organe d’appel a accordé une attention particulière à ces divers critères et compte tenu de la méthodologie interprétative qu’il a privilégiée, en particulier l’approche par étape fondée en premier lieu sur une interprétation du sens ordinaire des termes d’un traité, ces qualificatifs ont été interprétés différemment. V. États-Unis – Essence, Rapport de l’Organe d’appel, pp. 17-18. 68 Ce dernier critère étant assorti d’une condition supplémentaire selon laquelle la mesure doit être appliquée « conjointement avec des restrictions à la production ou à la consommation nationales ». 67 158 V. GUEVREMONT Le second critère s’applique uniquement aux mesures liées à la conservation de ressources naturelles épuisables et la jurisprudence relative à cette clause a très tôt établi que cette exception soulevait « la question de savoir si n’importe quel rapport avec la conservation et n’importe quelle conjonction avec des restrictions à la production suffisent pour qu’une mesure commerciale relève de l’article XX g) ou si une conjonction et un rapport particuliers sont requis »69. Plusieurs affaires ont par la suite permis à des groupes spéciaux d’affiner l’interprétation de ce paragraphe70. Des clarifications ont enfin été apportées par l’Organe d’appel dans son rapport États-Unis – Essence à l’occasion duquel il a précisé qu’une mesure peut être considérée comme « se rapportant à la conservation des ressources naturelles » si elle témoigne d’une « relation substantielle » avec la conservation des ressources naturelles71, ce qui se traduit par l’existence d’une « relation étroite et réelle » entre la mesure et l’objectif environnemental poursuivi72. La circulation de valeurs environnementales se réalise donc sans qu’un véritable soupesage d’une diversité d’intérêts ne soit réalisé par le juge. La mise en balance d’intérêts environnementaux et commerciaux se réalise donc davantage par l’application du test de nécessité des articles XX b) du GATT et XIV b) de l’AGCS. Cette autre forme de lien de causalité a généré une importante jurisprudence et son analyse permet de 69 V. le rapport Canada – Saumons et Harengs, IBDD S35/106, 22/03/1988, § 4.5. Constatant que plusieurs paragraphes de l’article XX requièrent un lien de causalité différent entre les divers objectifs et les mesures reliées, le Groupe spécial statua que « s’il n’était pas impératif qu’une mesure commerciale soit nécessaire ou essentielle pour la conservation d’une ressource naturelle épuisable, il fallait cependant que cette mesure vise principalement à la conservation d’une ressource naturelle épuisable pour qu’elle soit considérée comme se ‘rapportant à’ la conservation, au sens de l’article XX g) ». Id., § 4.6. 70 V. OMC, Pratique du GATT/de l’OMC en matière de règlement des différends se rapportant à l’article XX, § b), d) et g) du GATT de 1994, WT/CTE/W/203, 8 mars 2002, p. 19. Dans l’affaire États-Unis – Thon I, le Groupe spécial s’est attardé sur le caractère imprévisible des conditions sur lesquelles se fondait la mesure en cause, et a conclu « qu’une limitation des échanges fondée sur des conditions aussi imprévisibles ne pouvait pas être considérée comme visant principalement à la conservation des dauphins ». V. le § 5.33 du rapport du Groupe spécial. Dans l’affaire États-Unis – Thon II, le Groupe spécial statua que « les mesures prises de manière à contraindre d’autres pays à modifier leurs politiques, et qui n’avaient d’effet que si ces modifications étaient effectuées, ne pouvaient pas viser principalement à la conservation d’une ressource naturelle épuisable ». V. le § 5.27. Enfin, dans l’affaire États-Unis – Automobiles, le Groupe spécial conclut qu’« une mesure qui ne favorisait pas la réalisation des objectifs de conservation d’une ressource épuisable ne saurait être considérée comme visant principalement à la conservation de cette ressource ». V. le § 5.60. 71 V. le rapport États-Unis – Essence. V. également OMC, Pratique du GATT/de l’OMC en matière de règlement des différends se rapportant à l’art. XX, § b), d) et g) du GATT de 1994, 26 oct. 1998, WT/CTE/W/53, p. 20. 72 V. le rapport de l’Organe d’appel dans l’affaire États-Unis – Crevettes, § 141. EXCEPTION ET OMC 159 dégager trois grandes périodes de la courte histoire du critère de nécessité dans le droit de l’OMC. Cette histoire semble en effet relativement courte car, bien que le critère de nécessité date de 1947, ce n’est qu’en 1989 qu’un véritable « test de nécessité » a été appliqué73. Le Groupe spécial interpréta le terme « nécessaire » comme signifiant que l’État ne devait pas disposer « d’une autre mesure dont on pourrait attendre raisonnablement qu’[il] l’emploie et qui n’est pas incompatible avec d’autres dispositions de l’Accord général », précisant qu’une partie contractante avait « l’obligation d’utiliser, parmi les mesures dont elle dispose raisonnablement, celle qui comporte le moindre degré d’incompatibilité avec les autres dispositions de l’Accord général »74. Cette interprétation a été confirmée dans l’affaire Thaïlande – Taxe sur les cigarettes où il est apparu que le critère de nécessité ne se trouvait satisfait que si aucune alternative moins restrictive pour le commerce ne pouvait raisonnablement être employée par l’État pour atteindre les objectifs visés75. Le passage du GATT à l’OMC ne devait pas immédiatement affecter l’interprétation traditionnelle de la « nécessité »76. Pourtant, l’approche privilégiée jusqu’alors n’était pas à l’abri des critiques puisque la méthodologie interprétative ne possédait aucun fondement juridique. En outre, elle imposait aux États la charge onéreuse d’examiner les effets de 73 Il est à noter que cette affaire impliquait l’interprétation du § d) de l’art. XX. Puisque ce § énonce le même critère que celui qui est contenu à l’art. XX b), il est donc tout à fait pertinent d’en rendre compte dans cette analyse, d’autant plus qu’un autre groupe spécial déclara ultérieurement qu’il « ne voyait pas pourquoi, dans le cadre de l’article XX, le terme "nécessaire" n’aurait pas à l’alinéa d) le même sens qu’à l’alinéa b) ». V. sur ce point Thaïlande – Taxe sur les cigarettes, § 74. 74 V. États-Unis – L’article 337 de la Loi douanière de 1930, rapport adopté le 7 nov. 1989, L/6439, § 5.26. 75 V. sur ce point Thaïlande – Taxe sur les cigarettes, § 81. Dans cette affaire, il a été considéré « qu’il y avait diverses mesures compatibles avec l’Accord général dont la Thaïlande disposait raisonnablement pour maîtriser la qualité et la quantité des cigarettes fumées et qui, prises ensemble, pouvaient lui permettre d’atteindre les objectifs de sa politique en matière de santé ». Le Groupe spécial a alors constaté que « la pratique suivie par la Thaïlande […] était incompatible avec l’Accord général et n’était pas "nécessaire" au sens de l’article XX b) ». La même approche a été suivie dans les affaires États-Unis – Thon I et États-Unis – Thon II. Dans la première affaire, le Groupe spécial a notamment insisté sur le fait qu’il appartenait à la partie qui invoque l’exception de prouver qu’elle avait épuisé toutes les autres options raisonnablement disponibles pour réaliser l’objectif à l’aide d’une mesure compatible avec le GATT. V. le rapport non adopté du Groupe spécial, § 5.27 et 5.28. Dans la seconde affaire, le terme nécessaire a été interprété comme un synonyme d’« indispensable » ou d’« inévitable ». 76 En effet, dans l’affaire États-Unis – Essence, le Groupe spécial adopta l’approche privilégiée par les groupes spéciaux constitués à l’époque du GATT. Quant à l’Organe d’appel, son mandat ne portait pas sur l’interprétation du § XX b), mais uniquement du § XX g). Dans l’affaire États-Unis – Crevettes, l’art. XX b), invoqué à titre subsidiaire par les États-Unis, ne fut interprété ni par le Groupe spécial, ni par l’Organe d’appel. 160 V. GUEVREMONT chaque mesure envisageable sur toutes les dimensions de sa sphère commerciale. Cette approche devait donc être révisée, ce qui fut réalisé à l’occasion de l’affaire Corée – Mesures affectant les importations de viande de bœuf fraîche, réfrigérée et congelée77, début de la seconde phase du test de nécessité. Considérant qu’« une mesure "nécessaire" se situe beaucoup plus près du pôle "indispensable" que du pôle opposé : "favoriser" simplement », l’Organe d’appel élabora une nouvelle approche en vue de déterminer « si une mesure qui n’est pas "indispensable" peut néanmoins être "nécessaire" ». Selon lui, il fallait alors dans chaque cas « soupeser une série de facteurs parmi lesquels figurent au premier plan le rôle joué par la mesure d’application dans le respect de la loi ou du règlement en question, l’importance de l’intérêt commun ou des valeurs communes qui sont protégés par cette loi ou ce règlement et l’incidence concomitante de la loi ou du règlement sur les importations ou les exportations »78. Cette affaire opéra donc le passage d’un critère unique (la mesure la moins restrictive pour le commerce) à une liste de trois critères prenant en compte les valeurs environnementales ayant inspiré la mesure. Elle permit surtout d’introduire dans le droit de l’OMC un véritable exercice de mise en balance de valeurs en apparence conflictuelles et souvent jugées irréconciliables, traçant ainsi « le portrait type d’un contrôle de proportionnalité »79. Cette approche fut reprise par l’Organe d’appel dans une affaire à l’issue de laquelle une mesure environnementale, et plus précisément une mesure d’ordre « sanitaire », fut pour la première fois reconnue comme pouvant satisfaire au critère de nécessité énoncé par le paragraphe (b) de l’article XX : il s’agissait de l’affaire CE – Amiante80. Cette fois, l’Organe 77 V. WT/DS 161/AB/R, 11 déc. 2000, ci-après dénommé l’affaire Corée – Viande de bœuf. V. Corée –Viande de bœuf, Rapport de l’Organe d’appel, § 164. V. H. RUIZ FABRI, « Chronique de règlement des différends de l’OMC (2000) », Journal de Droit International, Vol. 128, nº 3, 2001, p. 932. M. HILF et S. PUTH associent l’émergence d’un critère de proportionnalité non seulement à l’affaire Corée – Viande de Bœuf, mais également aux affaires État-Unis – Essence et États-Unis – Crevettes. Selon eux, les trois rapports de l’Organe d’appel dans ces affaires « give effect to certain aspects of the principle of proportionality or have at least a direct connection to the components and single elements of this principle ». Les auteurs associent néanmoins le critère de proportionnalité non seulement à l’interprétation des exceptions générales visées par les divers paragraphes de l’art. XX, mais également à l’interprétation du chapeau et à l’exercice d’équilibrage qui en découle. V. « The principle of proportionality on its way into WTO/GATT law », in Armin von Bogdandy, Petros C. Mavroidis and Yves Meny (ed.), European integration and international co-ordination, Studies in transnational economic law in honour of Claus-Dieter Ehlermann, La Haye, Kluwer Law International, 2002, p. 215. 80 Il est utile de rappeler qu’en l’espèce, les produits en cause n’avaient pas été considérés « similaires » par l’Organe d’appel au sens de l’art. III du GATT ; la mesure en cause ne contrevenait donc pas à l’exigence de non-discrimination découlant de cet article. Néanmoins, les 78 79 EXCEPTION ET OMC 161 d’appel insista sur le fait que « [p]lus [l’] intérêt commun ou [l]es valeurs communes [poursuivis] [étaient] vitaux ou importants, plus il sera[it] facile d’admettre la "nécessité" de mesures conçues pour atteindre ces objectifs »81. Il s’agissait là d’une évolution positive car, outre l’analyse de l’impact « commercial » d’une mesure, l’interprétation de l’exception environnementale autorisait désormais la prise en compte de l’importance de l’intérêt commun ou des valeurs communes qu’elle protège. Cette interprétation de l’exception consacrait donc l’intégration des valeurs relatives à la protection de l’environnement dans la mise en œuvre du droit de l’OMC. Elle confirmait par le fait même la volonté du juge de réaliser une mise en balance des valeurs et intérêts en présence par le biais d’une approche fondée sur la proportionnalité82. Des doutes subsistent toutefois sur l’opportunité qu’un tel test soit effectivement incorporé au système commercial83. Le paysage fort séduisant juges s’étaient livrés à un examen hypothétique de la justification de la mesure adoptée par les Communautés européennes au regard de l’art. XX b). Il s’agissait principalement de préciser le « test de nécessité » imposé par ce §, tel que revu dans l’Affaire Corée – Viande de Bœuf. 81 V. le rapport Corée – Viande de bœuf, § 162 ; cité dans CE – Amiante, § 172. 82 Certains auteurs prétendent néanmoins que le principe de proportionnalité se trouvait déjà présent dans plusieurs autres dispositions du GATT. Meinhard HILF va même jusqu’à affirmer que « the principle of proportionality is one of the more basic principle underlying the multilateral trading system, although there is no explicit reference to it in WTO law ». Les art. 2.2 de l’Accord OTC et l’art. 5.4 de l’Accord SPS constitueraient deux exemples. V. « Power, rules and principles – which orientation for WTO/GATT law? », Journal of international economic law, Vol. 4, nº 1, 2001, p. 120. L’auteur suggère également qu’un test de proportionnalité fut utilisé par l’Organe d’appel dans l’interprétation du chapeau de l’art. XX dans son rapport États-Unis – Crevettes. Id., p. 121. Pour un exposé sur le principe de proportionnalité dans le droit de l’OMC, v. M. HILF, S. PUTH, « The principle of proportionality on its way in WTO/GATT law », in Armin von Bogdandy, Petros C. Mavroidis and Yves Meny (ed.), European integration and international co-ordination, Studies in transnational economic law in honour of Claus-Dieter Ehlermann, La Haye, Kluwer Law International, 2002, pp. 199-218. Les auteurs rappellent que, dans son rapport États-Unis — Mesure de sauvegarde transitoire appliquée aux fils de coton peignés en provenance du Pakistan, l’Organe d’appel « explicitly acknowledged the principle of proportionality as on of the basic principles underlying the multilateral trading system ». Id., p. 217. Citant le rapport WT/DS192/AB/R, 7 novembre 2001. V. notamment les § 120 et suivants de ce rapport. 83 En outre, ce processus paraît encore inachevé car si l’on peut effectivement discerner certaines composantes de ce test dans l’approche privilégiée par l’Organe d’appel, il n’est pas certain que l’on puisse véritablement parler d’un test de proportionnalité entièrement intégré au droit de l’OMC. Selon M. HILF et S. PUTH, les éléments identifiés au titre du critère de nécessité ne constituent qu’une partie du test de proportionnalité de l’article XX, lequel est complété par les composantes relevant du chapeau de cet article : « In the interpretation and application of Article XX, elements of the principle of proportionality are relevant both in the examination of the design of a measure in order to assign it to one of the paragraphs and in the appraisal of the application of the measure under the chapeau clause ». Id., pp. 215-216. Certains auteurs prétendent que l’Organe d’appel s’est en réalité limité à introduire « an alternative, less-strict proportionality test into those 162 V. GUEVREMONT du critère de « nécessité » tel qu’esquissé par l’Organe d’appel entraîne en effet l’interprète sur un terrain parsemé d’incertitudes. Il est vrai que, de prime abord, « le type de contrôle […] paraît dans son principe bien adapté à l’approche complexe qu’impose la confrontation de mesures prises au nom d’objectifs non commerciaux aux engagements pris au titre des règles régissant le commerce »84. Cependant, un regard plus attentif sur les diverses étapes du contrôle permet d’apercevoir à l’horizon les prémisses d’une démarche dont la légitimité pourrait être questionnée. Cela concerne notamment ce critère relatif à l’importance ou au caractère vital d’un intérêt commun ou d’une valeur commune, qui soulève « la question de savoir qui apprécie ce qui est vital et qui est juge en cas de contestation »85. Le qualificatif « commun » ne sera pas non plus à l’abri d’éventuels débats. L’appréhender dans le sens des intérêts ou des valeurs partagés par la communauté internationale serait ouvrir la porte à la seule prise en compte de valeurs environnementales communes à une large majorité d’États. Par ailleurs, lui donner une dimension nationale (les intérêts communs ou les valeurs communes d’une collectivité nationale) ne pourrait être qu’à contre-courant des préjugés favorables de l’Organe d’appel à l’égard du multilatéralisme, particulièrement en matière de protection de l’environnement. Pourtant, si les valeurs « communes » devaient triompher, il n’est pas certain que le test de nécessité ainsi appréhendé pourrait être transposable à d’autres exceptions requérant le même lien de causalité, et en particulier à l’exception relative à la protection de la moralité publique visée au paragraphe (a) de l’article XX du GATT et XIV de l’AGCS86. En effet, identifier les intérêts communs ou les valeurs communes des Membres de l’OMC en matière de protection de la moralité publique ou de l’ordre public se présente comme un défi plutôt difficile à relever. Des concepts empreints head of Article XX where the word ‘necessary’ is found », ce qui veut dire qu’il n’a donc pas introduit un test de proportionnalité « as an additional requirement ». V. sur ce point M. J. TREBILCOCK, R. HOWSE, op. cit., p. 543. Pour d’autres, « the boundaries of an unwritten proportionality principle are still largely unexplored ». A. DESMEDT, « Proportionality in WTO law », Journal of International Economic Law, Vol. 4, nº 3, 2001, p. 447. 84 V. H. RUIZ FABRI, op cit., note 79, p. 932. 85 Id. 86 D’ailleurs, Steve CHARNOVITZ a manifesté des inquiétudes similaires à l’égard des §§ XX b) et XX d) : « although the Thai Cigarette Panel saw no reason why "necessary" should not mean the same in Article XX b) as in Article XX d), there is a distinction which can be drawn. Since Article XX d) applies to measures "necessary to secure compliance with laws or regulations…", considering other means of securing compliance seems appropriate. By contrast, Article XX b) does not say "necessary to secure compliance with laws or regulations". It says necessary to protect health ». V. op. cit., note 19, p. 50. EXCEPTION ET OMC 163 d’une telle subjectivité semblent difficilement conciliables avec une approche centrée sur les valeurs partagées par la communauté internationale. Certes, s’il est facile d’identifier ce qui lui est vital au sens biologique du terme, il semble plus hasardeux de rechercher ce qui est important pour « la morale » de l’humanité, hormis peut-être certains cas extrêmes. Au regard de la définition de mesures fondées sur des préoccupations environnementales, c’est toute la discrétion dont jouissent les Membres dans le choix et l’adoption de telles mesures qui entre alors en jeu. Les affaires Corée – Viande de bœuf et CE – Amiante soulèvent en effet la délicate question de la marge de manœuvre dont ils bénéficient. Dans cette dernière affaire, l’analyse portait sur des produits menaçant la vie des personnes ; la marge de manœuvre devait donc être considérable. Mais quelle aurait été la réaction de l’Organe d’appel si la mesure adoptée par un État avait eu pour objectif d’interdire l’importation d’un produit moins menaçant pour la santé des personnes87, ou ne présentant une menace que pour les animaux ou les végétaux ? Ces nuances sont importantes au regard des considérations environnementales car ces dernières, par définition, ne se fondent pas systématiquement sur un critère « objectif » de nécessité, mais sur une nécessité déterminée en fonction de certaines valeurs, lesquelles ne peuvent être que subjectives88. Outre ces questions, quelques commentaires s’imposent au sujet du troisième critère dégagé par l’Organe d’appel, soit la relation entre la mesure et son impact sur la libre circulation d’une marchandise. L’évolution récente de ce critère marque d’ailleurs le début de la troisième phase du test de nécessité. En effet, depuis le rapport États-Unis – Jeux et paris, ce critère joue un rôle plus important dans l’application du test de nécessité, l’évaluation de l’impact sur le commerce étant presque devenue autonome par rapport à l’examen des autres critères89. Cette approche a été confirmée dans le 87 J.H. JACKSON, W.J. DAVEY, A.O. SYKES Jr., op. cit., note 39, p. 539. Pour le moment, il serait toutefois hasardeux d’extrapoler, sur la base de la jurisprudence actuelle, le comportement susceptible d’être adopté par des juges interpellés sur d’éventuelles questions de cette nature. L’affaire Communautés européennes – Mesures communautaires concernant les viandes et les produits carnés (hormones) aurait pu constituer une occasion pour le développement d’une réflexion sur le sujet. Cependant, cette affaire fut tranchée sur la base de considérations d’ordre procédural. V. OMC, WT/DS26/AB/R et WT/DS48/AB/R, 16/01/1998. Ciaprès dénommée l’affaire CE – Hormones. 89 Dans cette affaire, l’Organe d’appel a réitéré l’approche développée dans son rapport Corée – Viande de bœuf. Toutefois, après avoir mentionné les trois critères du test de nécessité, il a déclaré qu’il « faudrait donc procéder à une comparaison entre la mesure contestée et les solutions de 88 164 V. GUEVREMONT rapport République dominicaine – Mesures affectant l’importation et la vente de cigarettes sur le marché intérieur90, puis à l’occasion de l’affaire Brésil – Pneus rechapés. Dans cette dernière affaire, les deux étapes du test de nécessité sont clairement apparues lorsque l’Organe d’appel a rappelé que, pour déterminer si une mesure est nécessaire, un groupe spécial doit dans un premier temps « considérer les facteurs pertinents, en particulier l’importance des intérêts ou des valeurs en jeu, l’étendue de la contribution à la réalisation de l’objectif de la mesure, et le caractère restrictif de cette mesure pour le commerce ». Puis, dans un deuxième temps, c’est-à-dire « [s]i cette analyse aboutit à une conclusion préliminaire selon laquelle la mesure est nécessaire, ce résultat doit être confirmé par une comparaison entre la mesure et les solutions de rechange possibles, qui peuvent être moins restrictives pour le commerce tout en apportant une contribution équivalente à la réalisation de l’objectif »91. Cette évolution n’est pas sans conséquence sur la circulation des valeurs environnementales. D’abord, le contrôle de la mesure est renforcé puisqu’une étape supplémentaire vient s’ajouter au processus du soupesage et de mise en balance élaboré dans le rapport Corée – Viande de Boeuf, ce qui restreint la marge de manœuvre des États dans le choix de leurs mesures environnementales. De plus, la prise en compte de l’importance des valeurs et des intérêts protégés se voit diluée, au profit d’un renforcement de la prise en compte des intérêts commerciaux des Membres. À ce stade, « le degré d’incompatibilité avec le droit de l’OMC »92 devient un élément pertinent, « une mesure ne pouvant être considérée nécessaire s’il existe une autre mesure raisonnablement disponible moins incompatible »93. Il n’est donc plus question de statuer sur la légalité d’une mesure, mais plutôt de qualifier son degré de compatibilité, ce qui semble rechange possibles », ajoutant que « les résultats de cette comparaison devraient être examinés à la lumière de l’importance des intérêts en cause ». Il a enfin ajouté que « [c]’est sur la base de ce "soupesage et [de cette] mise en balance" et de la comparaison des mesures, compte tenu des intérêts ou valeurs en jeu, qu’un groupe spécial détermine si une mesure est "nécessaire" ou à titre subsidiaire, si une autre mesure, compatible avec les règles de l’OMC, est "raisonnablement disponible" ». Le test de nécessité venait donc d’être scindé en deux parties. V. le § 307 du rapport. 90 WT/DS302/AB/R, 25 avril 2005, ci-après dénommé l’affaire RD – Cigarettes. 91 § 178 du rapport de l’Organe d’appel. 92 H. RUIZ FABRI, P. MONNIER, « Organisation mondiale du commerce – Chronique du règlement des différends 2004 », Journal du Droit International, Vol. 132, nº 3, 2005, p. 993. Ce commentaire a été formulé à propos du test de nécessité de l’affaire RD – Cigarettes. 93 Id. EXCEPTION ET OMC 165 difficilement conciliable avec le mandat d’un Organe d’appel chargé de se prononcer sur des questions de droit94. En outre, seul le niveau de protection recherché semble demeurer pertinent, les valeurs protégées n’étant plus considérées. Dès lors, les mesures visant à interdire totalement l’entrée de certains produits sur le territoire d’un État deviennent difficilement justifiables. Il est aussi préoccupant de constater que la nouvelle approche est uniquement destinée à renforcer la prise en compte des conséquences de la mesure sur les importations et les exportations, à l’exclusion de tous les effets possibles ou envisageables sur les autres sphères de l’activité d’un État, y compris les coûts sociaux inhérents à certaines mesures moins dommageables pour les échanges internationaux95. En ce sens, elle apparaît critiquable et ce, d’autant plus que le contrôle effectué au titre du chapeau des exceptions générales permet justement de considérer l’ensemble des droits et obligations des Membres, et donc de réintégrer des considérations davantage mercantiles dans la seconde étape du processus d’interprétation. Plus positive est néanmoins l’évolution du fardeau de la preuve depuis le rapport États-Unis – Jeux et paris, dans lequel l’Organe d’appel sera moins soucieux « de "codifier" le test de nécessité que de préciser le balancement et la séquence de la charge de la preuve ». Comme toujours, le Membre qui invoque l’exception doit démontrer la nécessité de la mesure contestée96. L’Organe d’appel a toutefois statué qu’il n’incombe pas à ce Membre « de montrer, d’emblée, qu’il n’y a pas de mesures de rechange raisonnablement disponibles pour réaliser ses objectifs »97, précisant qu’« une partie défenderesse n’a pas besoin d’indiquer l’ensemble des mesures de rechange moins restrictives pour le commerce puis de montrer qu’aucune de ces mesures ne réalise l’objectif souhaité »98. Par ailleurs, si « la partie plaignante invoque une mesure de rechange compatible avec les règles de l’OMC […], la partie défenderesse sera tenue de démontrer pourquoi sa mesure contestée reste néanmoins "nécessaire" à la lumière de 94 En effet, cette approche qui consiste à traduire en termes juridiques « une approche économique qui consiste à préférer les mesures qui altèrent le moins possible les échanges […] s’intègre mal dans le vocabulaire de la légalité qui renvoie plutôt vers une alternative (ou c’est légal, ou cela ne l’est pas) que vers une échelle (c’est plus ou moins légal) ». Ibid. 95 En ce sens, P. LEYTON souligne que « it seems inexplicable that the concept "necessary" of Article XX b) has been interpreted as the "least trade restrictive" approach. This approach strongly limits the manoeuvrability that Member States require to normally conduct their internal affaires ». Op. cit., note 51, p. 99. 96 V. le rapport de l’Organe d’appel, § 309. 97 Id. 98 Ibid. 166 V. GUEVREMONT la mesure de rechange en question ou, autrement dit, pourquoi la mesure de rechange proposée n’est pas, en fait, "raisonnablement disponible" »99. Il s’agit là d’une évolution positive pour la prise en compte des préoccupations environnementales puisque « l’Organe d’appel facilite incontestablement l’invocation des exceptions »100. Pour toutes ces raisons et dans l’état actuel de la jurisprudence, le test de nécessité doit alors être considéré sous deux angles. Si l’on prend en compte l’évolution générale de la méthodologie interprétative et de l’attribution de la charge de la preuve, les critiques sont généralement positives. En effet, ce qui constituait à une époque le seul critère à prendre en compte (soit les effets de la mesure sur les échanges) est devenu l’un des trois critères désormais utilisés. Par conséquent, toute mesure moins restrictive pour le commerce ne peut être prise en compte qu’à condition que l’atteinte de l’objectif ne s’en trouve pas menacée101. En outre, au niveau de la charge de la preuve, l’État qui a recours à l’exception n’a pas à prouver que sa mesure est la moins restrictive pour le commerce, cette responsabilité incombant au Membre qui allègue qu’une autre mesure moins restrictive est raisonnablement disponible et que celle-ci pourrait permettre d’atteindre le niveau de protection souhaité. D’un autre côté, les fondements juridiques de la scission du test de nécessité en deux parties sont difficilement identifiables. En outre, les intérêts commerciaux occupent toujours une place considérable au sein d’un mécanisme pourtant destiné à intégrer dans le droit de l’OMC des préoccupations d’autre nature, et contenant une clause introductive précisément destinée à prévenir les recours abusifs aux exceptions générales. Le juge de l’OMC a peut-être ici pêché par excès de prudence et il est à souhaiter qu’un retour de balancier soit opéré en faveur de la prise en compte des préoccupations non commerciales des Membres, et notamment de la place qu’occupent les valeurs environnementales au sein de leur société. Finalement, plusieurs ambiguïtés subsistent quant à la définition des critères attachés à ce test de nécessité. Par conséquent, il en résulte une marge nationale d’appréciation très incertaine qui pourrait nuire à la circulation des valeurs environnementales au sein du système OMC. 99 Ibid, § 311. H. RUIZ FABRI, P. MONNIER, op. cit., note 92, p. 979. 101 V. R. QUICK, C. LAU, « Environmentally motivated tax distinctions and WTO law – The european commission’s green paper on integrated product policy in light of the "like product" and "PPM" debates », Journal of International Economic Law, Vol. 6, nº 2, 2003, p. 440. 100 EXCEPTION ET OMC 167 2. La reconnaissance d’une marge d’appréciation nationale L’exception soulève l’ultime question de la marge de manœuvre dont disposent réellement les États dans la définition de leur politique environnementale. À cet égard, les techniques auxquelles le juge a recours détermineront la liberté d’action des États dans le choix et la mise en œuvre de cette politique. Un regard doit donc être posé sur la marge nationale d’appréciation dont bénéficient les États dans le choix des mesures « nécessaire » à la protection de leur environnement. Le processus de « soupesage et de mise en balance » est alors déterminant puisqu’il introduit des éléments d’un test de proportionnalité susceptibles d’influencer la nature du contrôle réalisé par le juge. Pour en rendre compte, il est utile de reprendre certains éléments de ce processus de mise en balance. Un premier élément pertinent concerne la détermination du niveau de protection, certains observateurs craignant que le juge ne remette en cause le choix des États à cet égard. Bien que ces craintes soient apparues fondées suite à l’affaire Corée – Viande de Bœuf102, le rapport de l’Organe d’appel dans l’affaire CE – Amiante est venu confirmer la liberté de l’État de fixer le niveau de protection désiré103. La détermination du niveau de protection semble donc écartée d’un contrôle intégrant des éléments de proportionnalité, le juge exerçant une grande déférence à l’égard des choix effectués par l’État à ce stade de son analyse. Néanmoins, une fois identifié, le niveau de protection devient un élément fondamental pour déterminer si la mesure contestée répond aux conditions posées par le test de nécessité. Le contrôle du juge variera alors en fonction du niveau de protection souhaité par le Membre, de l’efficacité de la mesure privilégiée et de l’importance des valeurs protégées. La proportionnalité ne concerne donc pas simplement la relation entre le but et la mesure, mais plus précisément la contribution de la mesure à l’atteinte du niveau de protection recherché, par rapport à la valeur sous-tendant l’objectif de protection. C’est précisément cette relation qui déterminera le 102 En effet, dans cette affaire, l’Organe d’appel a d’abord reconnu le droit des Membres de décider eux-mêmes du niveau de protection souhaité. Au fil de son analyse, il s’est toutefois permis de questionner les intentions réelles de la Corée quant à l’élimination des fraudes relatives à l’origine de la viande de bœuf, ce qui lui a permis d’en arriver à la conclusion que la Corée aurait pu obtenir « la rigueur souhaitée dans l’application de la Loi sur la concurrence déloyale en ce qui concerne l’origine de la viande de bœuf vendue par les détaillants en ayant recours à des mesures d’exécution classiques compatibles avec l’Accord sur l’OMC ». V. les § 178-180 de ce rapport. 103 L’Organe d’appel a clairement affirmé dans son rapport CE – Amiante que « les Membres de l’OMC ont le droit de fixer le niveau de protection de la santé qu’ils jugent approprié dans une situation donnée ». V. le § 167 de son rapport. 168 V. GUEVREMONT degré du contrôle exercé par le juge et, par le fait même, la déférence manifestée à l’égard de l’État. L’affaire CE – Amiante offre une illustration de ce type de contrôle104. Dans cette affaire, le niveau de protection souhaité par l’État et l’importance de la valeur protégée ont eu pour effet de réduire au minimum le contrôle effectué par le juge. L’État a par conséquent bénéficié d’une marge de manœuvre importante dans le choix de la mesure qui devait permettre d’atteindre l’objectif qu’il s’était fixé et ce, en dépit des effets restrictifs sur le commerce. Ainsi, il est apparu que compte tenu de sa contribution à la réalisation de l’objectif poursuivi, « une mesure ‘indispensable’ [devait être] soumise à un processus de mise en balance plus souple que dans le cas d’une mesure utile mais non indispensable à la réalisation de cet objectif »105. L’analyse de la jurisprudence démontre donc que la marge d’appréciation nationale « n’est pas indéfinie et peut varier selon les intérêts en cause »106. Le juge dispose par conséquent d’une large marge d’appréciation des valeurs protégées. En d’autres mots, l’émergence d’éléments de proportionnalité dans le test de nécessité a directement pour effet d’accorder au juge un vaste pouvoir discrétionnaire sur la légalité d’une mesure selon les valeurs protégées par cette dernière. Il est alors permis de se questionner sur l’opportunité et les implications de l’émergence de tels éléments de proportionnalité dans le test de nécessité de l’exception environnementale de l’OMC. Pour ce faire, un rapprochement entre le droit européen et le système commercial multilatéral doit être effectué. Il n’est pas nécessaire de s’attarder longuement sur les deux ensembles pour constater que des différences substantielles les distinguent l’un de l’autre. Si les deux systèmes favorisent notamment la libre circulation des biens et des services, le niveau d’intégration européenne, non seulement en 104 Dans cette affaire, l’Organe d’appel a reconnu que le niveau de protection choisi par la France « arrêtait » la propagation des risques pour la santé liés à l’amiante. Il déclara ensuite que la protection de la vie et de la santé des personnes était une valeur « à la fois vitale et importante au plus haut point ». Considérant le niveau élevé de protection souhaité par la France et l’importance de la valeur en cause, la mesure d’interdiction des importations fut considérée comme nécessaire à la protection de la vie et de la santé des personnes. V. les § 168 et 172 du rapport de l’Organe d’appel. 105 V. sur ce point, J. NEUMANN, E. TÜRK, « Necessity revisited : proportionality in World trade organization after Korea – Beef, EC – Asbestos and EC – Sardines », Journal of World Trade, Vol. 37, nº 1, p. 213. 106 M. DELMAS-MARTY, Le pluralisme ordonné. Les forces imaginantes du droit (II), Seuil, 2006, p. 22, citant H. RUIZ FABRI, P. MONNIER, « Organisation mondiale du commerce – Chronique du règlement des différends 2003 », Journal du droit international, Vol. 131, Nº 3, 2004, p. 1025. Les commentaires visaient précisément l’évaluation du risque dans le contexte d’une interprétation de l’Accord SPS, mais ils apparaissent transposables à l’interprétation de l’art. XX(b). EXCEPTION ET OMC 169 termes économiques et commerciaux, mais aussi au niveau des politiques environnementales, outrepasse largement celui atteint à l’échelle mondiale grâce à l’OMC107. Cet écart se manifeste tout particulièrement dans les degrés d’harmonisation des politiques publiques des Membres de ces systèmes. Jan Neumann et Elisabeth Türk soulignent, à ce titre, que : « EC/EU law creates a regional constitutional order integrating societies with more or less homogenous cultural values. Europe’s economic integration through the four freedoms and through a common currency has been complemented with mechanisms to harmonise public politicise entangled with free trade. […] WTO law, on the other hand, remains classical economic law. It lacks any harmonisation of non-trade policies »108. En matière d’environnement, cet écart d’harmonisation est manifeste. L’organe juridictionnel de chaque système utilise néanmoins un test de proportionnalité (ou certains de ses éléments en ce qui concerne l’OMC) pour « mettre en balance » divers intérêts, économiques d’une part, et nonenvironnementaux de l’autre. Les approches ne sont pas entièrement communes, mais révèlent plusieurs similarités109. Pourtant, sur une échelle d’intégration des économies, les deux systèmes dans lesquels s’articule cette approche se situent à deux niveaux très éloignés l’un de l’autre, le système européen étant beaucoup plus évolué que le système OMC. Cet écart dans le degré d’intégration devrait normalement engendrer une disparité importante au niveau de l’intensité du contrôle d’une mesure environnementale par l’organe juridictionnel chargé de se prononcer sur un différend110. En ce qui concerne le système commercial multilatéral, l’OMC n’a réalisé à ce jour qu’une harmonisation limitée des politiques 107 Pour une analyse comparative des deux systèmes au regard du rôle du juge, voir N. McNELIS, « The role of the judge in the EU and WTO : Lessons from the BSE and Hormones cases », Journal of International economic law, Vol. 4, Nº 1, 2001, p. 205. L’auteur remarque que « […] the goals of the EU reach much further than those of the WTO. The EU strives for a more and more far-reaching union, and this also permits its Court to be more exigent. […] … unlike the EU, the WTO does not have such an overarching goal of an ever-closer union. The WTO is, at its basis, simply a market-liberalizing arrangement, and its adjudicators are limited by that scope ». 108 J. NEUMANN, E. TÜRK, « Necessity revisited – Proportionality in WTO law after EC – Asbestos », in Martin Nettesheim and Gerald G. Sander (ed.), WTO – Recht und Globalisierung, Berlin, Duncker & Humblot, 2003, p. 106. 109 Pour un exposé du concept de proportionnalité dans le droit européen et une comparaison avec le test de nécessité de l’art. XX b), v. Id, p. 105 et s. 110 D’ailleurs, des divergences se remarquent également au sein d’un même système selon le secteur concerné et l’harmonisation des règles réalisée dans ce secteur par l’Union européenne en témoigne. En effet, « [a]s long as standards of protection have not been harmonised, the Court will rarely interfere with the Member State’s own balancing of economic vs. non-economic interests ». V. J. NEUMANN, E. TÜRK, op. cit., note 108, p. 110. 170 V. GUEVREMONT environnementales de ses Membres et presque uniquement à l’égard de mesures sanitaires et phytosanitaires. D’ailleurs, l’organisation ne possède généralement pas la légitimité pour le faire111. Par conséquent, on s’attendrait à ce que le juge de l’OMC adopte une attitude moins interventionniste que le juge de la CJCE ou de la CEDH. Il est enfin pertinent de souligner le fait que « [t]he EU’s goals are far loftier than those of the WTO, and in the EU, Member States have explicitly accepted some limitation of their sovereignty so that such goals may be achieved »112, ce qui n’est pas le cas des Membres de l’OMC. Ainsi, compte tenu du mandat de l’Organisation, on pourrait en conclure que le processus de soupesage et de mise en balance des intérêts des Membres de l’organisation implique l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire à la fois excessif et illégitime113. La principale préoccupation ne concerne pas tant la marge variable d’appréciation nationale susceptible d’être accordée à l’État par le juge, mais le fait que les variations de cette marge seront tributaires d’une mise en balance des intérêts des Membres, exercice qui devrait normalement être réalisé dans le contexte d’une intégration plus poussée que celle qui caractérise le système commercial multilatéral. Le juge de l’OMC ne dispose pas de la légitimité requise pour cette mise en balance, notamment lorsque cet exercice implique des considérations fortement subjectives114. La réflexion qui précède incite en outre à revenir sur la question de la marge d’appréciation nationale et à s’interroger sur son existence et son ampleur. Les affaires précitées semblent confirmer l’existence d’une telle marge. En effet, si les valeurs protégées sont importantes et si la mesure 111 Selon Natalie McNELIS, « the WTO does not have the legitimacy with regard to its Members that the ECJ has with regard to the EU Member States ». V. Op. cit., note 107, p. 206. L’auteur ajoute : « The ECJ is better placed to evaluate the consequences of its judgments, and its judgments are more likely to be accepted by a Community closely linked to it (geographically, politically, ideologically] that are similar judgements of the WTO ». 112 Id., pp. 206-207. 113 C’est ce que conclut également Natalie McNELIS : « For those reasons, it is submitted that for the WTO Appellate Body to be as intrusive as the ECJ is in judging its Member States would be a bridge too far ». V. Op. cit., p. 207. 114 À cet effet, les mesures relatives à la santé constituent certainement un cas d’espèce : « […] there is a case to be made for an interpretive principle of protection for health that takes the form of heightened deference to member states’ health policies instead of an affirmative transnational duty. This case rests on the intensely subjective, highly variable nature of people’s beliefs about health danger. We appreciate and respond to health risks in ways shaped much less by statistical magnitudes than by the feeling these risks evoke and by our sense of control over these risks. Our feelings about risk, in turn, are shaped by our character styles, values and culture, and personal and social experience ». V. G.M. BLOCHE, « WTO deference to national health policy: toward and interpretive principle », Journal of International Economic Law, Vol. 5, nº 4, 2002, p. 845. EXCEPTION ET OMC 171 choisie permet efficacement d’atteindre l’objectif que s’est fixé l’État, cette mesure pourra être considérée nécessaire en dépit de ses effets sur le libre commerce. Ainsi, une marge d’appréciation « protects Members from having to change their national law in favour of a rather small gain of freedom of commerce ». La marge nationale d’appréciation apparaît alors comme une évolution positive du droit de l’OMC en ce qu’elle « rend possible un pluralisme de juxtaposition qui tolère la coexistence de systèmes partiellement différents »115. En d’autres mots, la marge nationale d’appréciation constitue une forme de reconnaissance de la diversité, non seulement des États mais également des systèmes et des ordres juridiques. En outre, sa reconnaissance garantit, dans une certaine mesure (c’est-à-dire selon l’ampleur de la marge effectivement accordée), une prise en compte des objectifs environnementaux poursuivis par les États. La marge nationale d’appréciation présente néanmoins le défaut de ses qualités. La souplesse que procure cette marge et la simple exigence de proximité engendrent par le fait même une seconde marge, cette fois au bénéfice du juge116. Il s’agit plus précisément d’une marge d’interprétation, elle aussi susceptible de multiples variations117. En réalité, « [l]e contrôle exercé par le juge sur les conduites des États varie de façon inversement proportionnelle à la marge d’appréciation qui est laissée aux instances étatiques »118. Et ce qui porte davantage à la critique, c’est le fait que le degré de contrainte soit susceptible de varier d’une affaire à une autre, c’està-dire que le degré de contrôle devienne fonction de la subjectivité du juge qui pourra alors décider « de laisser aux États une marge nationale d’appréciation plus ou moins étroite »119. Dès lors, si on accepte que la marge varie selon les circonstances et le contexte (risque, niveau de protection désiré, valeur en cause), on autorise 115 M. DELMAS-MARTY, M.-L. IZORCHE, « Marge nationale d’appréciation et internationalisation du droit: réflexion sur la validité formelle d’un droit commun pluraliste », Revue de droit de McGill, Vol. 46, nº 4, 2001, p. 927. 116 Selon Elias KASTANAS, « [l]a marge d’appréciation n’est pas un privilège des États. […] Elle (la Cour) cautionne l’usage raisonnable par les autorités nationales du pouvoir discrétionnaire qui leur revient tout en étant prête à en censurer l’usage abusif ou arbitraire ». V. Unité et diversité : Notions autonomes et marge d’appréciation des États dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, Bruxelles, 1996, p. 440. 117 Pour reprendre l’expression de Paul MAHONEY, la marge nationale d’appréciation « comprises both an inherent element of constraint binding on the Court and a judicial-policy element allowing the Court to decide when and where to place the constraint ». V. « The doctrine of the margin of appreciation under the European Convention on Human Right : Its legitimacy in theory and application in practice », Human rights law Journal, Vol. 19, nº 1, p. 4. 118 M. DELMAS-MARTY, M.-L. IZORCHE, op. cit., note 115, p. 952. 119 Id. 172 V. GUEVREMONT par le fait même le juge à s’accorder une marge d’interprétation variable. C’est précisément ce qui risque de se produire dans le contexte d’une interprétation de l’exception environnementale de l’OMC. La marge engendre donc inévitablement un critère d’examen versatile, rendant plus incertaine la prise en compte des valeurs environnementales défendues par les membres du système. La question consiste alors à trouver le parfait « équilibre entre la nécessaire préservation d’une marge et sa maîtrise »120, ou entre la déférence manifestée à l’égard de l’État et l’inévitable contrôle que doit exercer un juge pour s’assurer du respect de la règle par ses destinataires. Force est toutefois d’admettre que cet équilibre variera en fonction de la mesure examinée. Ainsi, la tension entre la souveraineté des États et le respect de la règle multilatéralement agréée ne semble malheureusement pas allégée par l’émergence d’une marge nationale d’appréciation dans le droit de l’OMC. En effet, si la marge peut être considérée comme le « produit national d’une distribution des pouvoirs », celle-ci apparaît encore trop imprécise pour remplir cette fonction de « dividing line »121 entre les pouvoirs des États et les règles multilatérales. Considérant le niveau actuel de son développement, l’Organisation ne dispose pas des outils lui permettant de régler de façon efficace et durable les interactions entre les règles commerciales et les préoccupations environnementales de ses Membres. Enfin, l’impact de cette marge sur l’équilibre des droits et obligations des Membres et sur l’évolution des règles du système commercial multilatéral doit également être évoqué. Il est utile de faire un parallèle avec certains commentaires formulé à propos de l’évolution de la marge dans le domaine des droits de l’homme : « The concept of the "margin of appreciation" has become as slippery and elusive as an eel. Again and again the Court now appears to use the margin of appreciation as a substitute for coherent legal analysis of the issues at stake […] The danger of continuing to use the standardless doctrine of the margin of appreciation is that […] it will become the source of a pernicious "variable geometry" of human rights, eroding the "acquis" of existing jurisprudence and giving undue deference to local conditions, traditions, and practices »122. 120 Ibid, p. 938. P. MAHONEY, op. cit., note 117, p. 3. Lord Lester of Herne Hill, QC, « The European Convention on Human Rights in the new architecture of Europe : General Report », Proceedings of the 8th international colloquy on the 121 122 EXCEPTION ET OMC 173 Des solutions novatrices devront donc être recherchées afin de mettre à l’abri de la subjectivité des juges les valeurs environnementales que les États pourraient souhaiter protéger. L’amélioration de la circulation des valeurs environnementales dans le système OMC commandera par conséquent une nouvelle forme de contrôle des mesures fondées sur l’exception, plus respectueuse du pluralisme et de la diversité de ses Membres. CONCLUSION Terminer cette analyse de l’exception environnementale par un exposé sur la marge nationale d’appréciation, c’est admettre que cette exception représente aujourd’hui beaucoup plus qu’une simple technique d’exclusion de l’environnement du champ d’application du système OMC ; c’est témoigner de l’intégration des valeurs environnementales au sein de ce système. Cette brève étude consacrée à l’exception environnementale ne permet toutefois pas de rendre compte de tous les canaux par lesquels circulent les valeurs environnementales au sein du système commercial multilatéral. Pour en rendre compte, il aurait été nécessaire de se pencher non seulement sur l’exception, mais également sur les règles contenues dans plusieurs accords chapeautés par l’OMC, en particulier l’Accord SPS, l’Accord OTC et l’Accord sur l’Agriculture. Même l’exception mériterait davantage de considération. D’une part, parce qu’elle permet d’articuler le système avec les ordres juridiques nationaux, lesquels demeurent compétents pour élaborer et mettre en œuvre une série de mesures non commerciales. D’autre part, parce qu’au sein de l’ordre juridique international, l’exception symbolise la charnière entre l’OMC et les autres sous-systèmes internationaux, notamment en matière d’environnement. L’exception n’est donc pas simplement le complément de la règle ; elle articule l’un et le multiple, à savoir l’unité du système et la diversité des ordres nationaux d’une part, et l’unité du système avec le pluralisme des ordres internationaux d’autre part. Au fil du temps, cette charnière s’est révélée être un précieux outil à la disposition du juge de l’OMC pour « ouvrir » le système commercial multilatéral aux préoccupations environnementales de ses Membres et pour European Convention on Human Rights (Council of Europe), 1995, pp. 236-237, cité dans P. MAHONEY, id., p. 1. 174 V. GUEVREMONT concilier des valeurs longtemps considérées conflictuelles. Bien qu’initiée, l’intégration des valeurs environnementales dans le droit de l’OMC demeure toutefois inachevée, notamment en raison des limites de l’exception environnementale et de l’insuffisance d’autres mécanismes d’articulation des valeurs environnementales avec les règles du système commercial multilatéral (ce dernier point n’ayant toutefois pu être exploré dans le cadre de cet article). Dès lors, une pression continuera à s’exercer sur le système et il ne fait aucun doute que les multiples problèmes et défis environnementaux auxquels la communauté internationale est confrontée se chargeront d’accomplir cette tâche. La circulation des valeurs environnementales au sein du système commercial multilatéral ne semble donc destinée qu’à s’intensifier. Loin d’être une menace pour l’OMC, la gestion de cette interaction entre intérêts commerciaux et préoccupations environnementales constitue même une formidable occasion de faire du système commercial multilatéral non seulement un pilier, mais également une passerelle reliant plusieurs piliers de la gouvernance mondiale.