Insectes 23 n°134 - 2004 (3)
Par Gérard Masselot et Fabien Dortel .
Un “porte-bois” terrestre :
Enoicyla pusilla (Burmeister, 1839) (Trichoptère
Limnephilidé)
Les Trichoptères sont bien connus des pêcheurs. Ils les appellent
“porte-bois”, “traîne-bûches” ou “phrygane” et les collectent dans les
ruisseaux comme appâts pour pêcher la truite notamment. Ces in-
sectes sont hélas bien moins connus des entomologistes, à l’exception
de ceux qui travaillent sur les cours d'eau, auxquels ils offrent (avec les
Éphémères et Plécoptères) un outil d’évaluation pertinent de la qualité
des milieux aquatiques. Considérés comme strictement inféodés à
l’eau (courante ou/et stagnante selon les espèces) au stade larvaire, les
Trichoptères comprennent pourtant, dans notre pays, au moins une es-
pèce totalement terrestre : Enoicyla pusilla.
Un Trichoptère terrestre
dont la femelle est aptère
Sa larve (fig. 1) passe bien souvent
inaperçue ; on la confond avec un
Lépidoptère Psychidé et son étui.
L'espèce est pourtant bien présente
en France, y compris dans cer-
taines forêts résiduelles en zones
péri-urbaines. Sa morphologie est
celle, typique, d’un Limnephilidé, à
l’exception des branchies et des
mamelons sur le premier segment
abdominal, beaucoup moins pro-
éminents que chez les genres
aquatiques. Le dernier segment ab-
dominal est, comme chez tous les
Le Porte-bois terrestre Enoicyla pusilla affectionne les sols humides couverts de mousses et
d’hépatiques. - Cliché Rosemary Winnall
1On trouvera une description détaillée de la
morphologie avec des figures chez
Jacquemart (1959) et des photographies chez
Kelner-Pillault (1960).
autres Trichoptères, terminé par
deux crochets anaux 1.
Les jeunes larves, dont la sortie de
l’œuf semble être consécutive à une
pluie, naissent du milieu jusqu’à la
fin de l’automne. Aussitôt, elles
s’emploient à construire leur pre-
mier fourreau, utilisant de fines par-
ticules de terreau qu’elles disposent
sur la ceinture de soie qu’elles ont
commencé à tisser. Trois à quatre
heures après leur naissance, le four-
reau est terminé et protège les lar-
vules (notamment des variations
brusques d’humidité et de tempéra-
Figure 1 : Larve typique de Limnephilidé (hors de son fourreau), modifié d'après Tachet (2000).
Insectes 24 n°134 - 2004 (3)
ture) alors longues d’un millimètre.
Les jeunes larves, munies de pièces
buccales de type broyeur, se nourris-
sent, selon les auteurs, de mousse,
de lichen, et de feuille morte.
La première mue a lieu avant la
nouvelle année et il est probable
qu’il existe une diapause larvaire
hivernale. L’étui, originellement
plutôt constitué de débris ligneux
et de terreau, prend alors son as-
pect sableux. À ce stade, les larves
sont très nombreuses par endroits
(de 200 à 1 200, voire 1 500 indivi-
dus par m2). Cette abondance di-
minuera drastiquement au fil des
mois. En juillet, il ne restera plus
que quelques individus au m2.
Il y a vraisemblablement 5 mues
larvaires, la taille moyenne des
étuis passant de 1,8 mm en no-
vembre à 8,2 mm en juin, les plus
grands mesurant 10 mm.
L’été venu, la larve clôt tout d’abord
l’arrière du fourreau (mois de juin),
et entame une diapause estivale de
durée variable selon la tempéra-
ture. Elle peut se déplacer, mais ne
se nourrit plus. Après cette dia-
pause – nous sommes alors en
août – la larve opercule la partie an-
térieure de son étui et y effectue sa
nymphose, durant 20 à 45 jours.
Une durée variable selon le sexe
(les mâles ont une nymphose plus
longue que les femelles), la tempé-
rature, et la durée de la diapause
qui l’a précédée. Les fourreaux sont
généralement enfouis à quelques
centimètres dans le sol. De sep-
tembre à novembre, les adultes
émergent et sortent de l’étui, aban-
donnant l’exuvie nymphale, le
fourreau restant enfoui en place 2.
Le mâle, de petite taille (longueur
du corps 5 mm, envergure de 11,5 à
15,5 mm) possède des ailes carac-
téristiques (antérieures très allon-
gées, et arrondies à l’apex)3. Sa
teinte générale est brun clair, les
nervures apparaissant brun
foncé. La femelle (fig. 2) n’a qu’une
paire d’ailes, réduites à l’état de
moignons, légèrement velus, et
sans nervation. L’abdomen est
épais et peu chitinisé. La taille est
petite : longueur comprise entre
3,2 et 4,2 mm.
Les adultes ne se nourrissent pas,
mais consomment un peu d’eau
après accouplement.
Leur durée de vie se situerait, selon
les auteurs, entre 3 et 18 jours pour
les mâles, et 3 à 8 jours pour les fe-
melles (conditions optimales : des
températures basses et une hygro-
métrie élevée).
La femelle peut attirer les mâles
La larve d’Enoicyla pusilla construit un fourreau conique et légèrement incurvé
Cliché F. Lasserre
Figure 2 : Femelle d’Enoicyla pusilla, modifié d'après Schmid (1951).
2Il existe un tel dimorphisme sexuel entre les
adultes qu’ils ont initialement été décrits sous
deux dénominations génériques différentes. On
doit à MacLachlan (1868) d’avoir regroupé les
deux taxons. On trouvera notamment chez
Kelner-Pillault (1960) la diagnose détaillée des
adultes.
3 Elles sont figurées in Jacquemart (1959)
Insectes 25 n°134 - 2004 (3)
jusqu’à une distance de 25 cm,
ceux-ci n’étant sans doute fonction-
nels qu’après un temps minimum
de vol 4. L’accouplement a lieu très
rapidement après l’émergence des
adultes, et la ponte suit de très près
celui-ci : 5 à 45 minutes.
La ponte est constituée d’une
masse gélatineuse jaune, déposée
sur des rameaux de mousse, de 35
à 96 œufs. L'incubation dure de
16 à 23 jours.
Quelle répartition ?
E. pusilla a été signalé de plusieurs
pays d’Europe : Danemark,
Allemagne centrale et occidentale
(où il a été décrit en 1839),
Hollande, Belgique, Suisse,
Autriche, Estonie et Angleterre.
Depuis Latreille (1805) qui a si-
gnalé l'espèce près de Paris jus-
qu'à Décamps (1967) qui l'a trou-
vée dans les Pyrénées, de
nombreux auteurs ont contribué à
dresser la carte de répartition en
France d'E. pusilla (fig. 3). Mais,
comme pour bien d'autres
groupes, on a là une estimation
très incomplète de sa répartition,
liée au faible et relatif intérêt que l'on porte aux Trichoptères. C’est
tout l’intérêt des inventaires natio-
naux mis en place que de tenter de
combler nos carences en matière
d’information faunistique, préa-
lable indispensable à la recherche
d’éventuelles mesures conserva-
toires des milieux colonisés. La
“rareté” si souvent avancée en ma-
tière de conservation des espèces
est fréquemment due simplement
à la rareté des données de terrain !
Un peu d'écologie…
Enoicyla pusilla est un Trichoptère
sylvicole (et non aquacole comme
l'ont prétendu certains auteurs),
dont la larve a besoin de mousse
humide, qui fournit nourriture
et cache, tout en la laissant à
l’abri de l’humidité excessive. Un
Limnéphilidé voisin dAfrique du
Nord, Enoicylopsis peyerimhoffi vit
même en forêt sèche, où la circu-
lation de l’eau n’est qu’hivernale et
lors de la fonte des neiges.
Plusieurs auteurs signalent E. pu-
silla en tourbière, ainsi en 1999
au Gazon du Faing (Vosges) dans
deux stations forestières. Autre
observation récente : des larves
ont été prises dans des assiettes
jaunes, en mai de la même année,
à Méréville sur un site de gra-
vières en friches du lit majeur de
la Moselle, dans la banlieue de
Nancy. Meidl et Molenda ont, à ce
titre, étudié en 2000 des popula-
tions dE. pusilla dans des écosys-
tèmes d’éboulis entre 180 et
590 m d’altitude et ont montré
qu’il existe un microclimat (tem-
pérature/humidité relative) au
sein de ces milieux très particu-
liers. Ces observations, comme
celle de Kelner-Pillault (1960)
confirment l’autorégulation hy-
grométrique des larves : elles ont
besoin d’humidité, mais selon des
modalités extrêmement précises.
Le Trichoptère a des exigences hy-
grométriques étroites, qui déter-
minent le cycle annuel, certes uni-
voltin, mais synchronique du
cycle climatique local.
E. pusilla, sylvicole, manifeste-t-il
des exigences en matière de peu-
plements arbustifs ? Il a été vu
dans la mousse près de chênes ra-
bougris et de saules, sous des
aulnes ou des tilleuls et des chênes
sur des sols modérément acides,
des châtaigniers, chênes et hêtres.
Pour notre part, nous l’avons trouvé
en forêt de Paimpont (Ille-et-
Vilaine) en fûtaie de chêne et de
hêtre sur taillis de houx, en recon-
version et relativement dense avec
quelques bouleaux épars, à domi-
nance de myrtilles, de genêts à ba-
lais, de Molinies et de mousses,
Thuidium tamarisifolium, Dicranum
scoparium, Polytrichum formosum,
Ryphidiadelphus triquetrus. Le sol y
est un humus, peu lessivé, avec dé-
but de podzolisation et une acidifi-
cation notable. Dans la même forêt,
nous avons trouvé plusieurs larves
sur un dôme de fourmis des bois
(Formica nigricans) situé sur la sta-
tion biologique de Beauvais elle
même, dans une friche landeuse.
Elles étaient apparemment amenées
comme matériaux de construction.
Il faut rappeler ici les travaux de Van der
Drift et Witkamp (1960) qui montrent l’im-
portance d’
E. pusilla
pour la décomposition
des litières. En effet, le pH des feuilles est
de 4 à 3 alors que celui des fèces de la larve
s’élève à 6,7, ce qui favorise la décomposi-
tion bactérienne. Les colonies de bactéries
sont de 8.105sur les feuilles contre 7.109
dans les fèces après une seule journée, soit
8 750 fois plus grâce a
E. pusilla
.
L’importance écologique de l’insecte dans
la dynamique de la chaîne trophique au
sein de l’écosystème forestier est donc
indubitable.
Figure 3 : Stations françaises à Enoicyla
pusilla, selon la littérature, par départements.
4 Les recherches sur les phéromones ont été rela-
tivement peu développées chez les Trichoptères
mais une étude est en cours en Suède (Renate
Geerts) visant à comparer deux arbres phylogé-
nétiques, le premier en termes de biologie molé-
culaire, le second caractérisé par la communica-
tion via les phéromones, l’hypothèse étant qu’il
existerait une diversification des systèmes chi-
miques de communication au sein du groupe.
Comme celle de ses congénères aquatiques,
la larve du Porte-bois terrestre possède,
quoique moins développés, un mamelon
dorsal (visible ici) et deux mamelons latéraux
sur le premier segment abdominal.
Cliché F. Lasserre
Pour en savoir plus...
• Harding, D.J.L., 1995. Land register for
Land Caddis ? Antenna 19(1) : 18-20.
• Harding, D.J.L., 1998. Distribution and
population dynamics of a litter-dwelling
caddis Enoicyla pusilla (Trichoptera).
Applied Soil Ecology 9:203-208
• Jacquemart S. 1959. Observations écolo-
giques sur Enoicyla pusilla Burmeister
(Trichoptera, Limnophilidae). Bulletin de
l’Institut Royal de Sciences Naturelles de
Belgique. 35(3) : 1-12
• Kelner-Pillault S. 1960. Biologie, écologie
d’Enoicyla pusilla Burm. (Trichoptères,
Limnophilides). Année Biologique. 36(1-2):
52-99
• Wallace, I.D., 1991. A review of the
Trichoptera of Great Britain. Nature
Conservancy Council.
• Wood, J.R. et V.H. Resh, 1984.
Demonstration of sex pheromones in
caddisflies (Trichoptera). J. Chem. Ecol. 10:
171-176
Insectes 26 n°134 - 2004 (3)
Trois larves ont également été dé-
couvertes auprès d'une piste de
Formica rufa sur le Vallon de la
Grève, à 1 km au nord-ouest de la sta-
tion biologique. Il est à signaler que
E. pusilla ne vit jamais sous les coni-
fères, enrésinement et défrichement
limitant son aire de répartition.
L'espèce est-elle en danger ?
Comme signalé plus haut, la plan-
tation de résineux a pour effet de
morceler les aires de répartition et
d’engager un processus d’isole-
ment des populations, d’autant
plus néfaste que ce Trichoptère
terrestre est peu mobile (femelles
aptères, comportement des larves
qui restent très près de leur gîtes
d’origine). C'est là la principale
menace, qui nous engage à verser
E. pusilla dans la catégorie des es-
pèces à surveiller.
L’Inventaire des Trichoptères de
France a pour but de fournir, à
l’instar de ce qui existe dans
d’autres pays d’Europe, des préci-
sions sur la répartition des es-
pèces, leur écologie et leur biolo-
gie (en s'appuyant sur l’expérience
acquise au travers de l’Inventaire
des Éphémères). Les méthodes de
collecte des insectes aquatiques,
maintenant bien connues, ne ser-
vent pas dans le cas de cette espèce
terrestre. Pour la détecter, la mé-
thode la plus simple consiste à ra-
masser quelques petits sacs de li-
tière, que l’on immerge dans l'eau
d'une cuvette à fond blanc, ou que
l'on étale sur un morceau de poly-
éthylène blanc. À la période favo-
rable, la meilleure façon de procé-
der pour trouver les imagos est
d'examiner systématiquement les
mousses, dans des forêts considé-
rées comme favorables, en se rap-
pelant que le mâle vole peu, à
faible hauteur, et que la femelle est
d’une rare discrétion… r
Les auteurs
Gérard Masselot, hydrobiologiste,
ingénieur écologue attaché au
Muséum national d'histoire natu-
relle, est expert auprès du comité
française de l'UICN, notamment.
Laboratoire d’Entomologie, MNHN
45, rue Buffon 75005 Paris
gm2@invfmr.org
Fabien Dortel est chargé d'expertise
scientifique à la Ligue pour la pro-
tection des oiseaux en Loire-
Atlantique.
Remerciements
À nos amis Denis Vein (ENSAIA
Vandoeuvre-lès-Nancy) pour ses très
intéressantes observations récentes
d’Enoicyla pusilla dans l'Est de la
France et Jean-Paul Reding (Suisse)
pour son apport bibliographique.
Le protocole de l’Inventaire est disponible
sur internet à
http://www.invfmr.org
.
Signalons que la double détermination est
la règle absolue, ainsi que le respect sour-
cilleux du Code de déontologie en matière
d’inventaires d’invertébrés.
On pourra également, pour toute précision,
s’adresser directement à l’OPIE ou à OPIE-
benthos, 1, rue la Villeparc - 78310
Chenille de lépidoptère Psychidé dans son
fourreau protecteur. Cliché P. Velay-OPIE
La polyandrie pour une meilleure
climatisation
Une communauté avec des seuils de réaction à la température différents réagira plus effica-
cement pour éviter les excès de chaud (comme de froid) et, surtout, sans à coup dangereux.
C'est ce qu'on peut démontrer avec une ruche et ses Apis mellifera (Hyménoptères
Apidés). En effet, comme cela vient d'être établi par Julie Jones (université de Sydney -
Australie), les réactions des ouvrières au trop chaud - elles se portent à l'entrée et ven-
tilent - ou au trop froid - elles s'entassent autour du couvain - sont déclenchées à des
températures précises, génétiquement déterminées. Comme la reine a été fécondée par
une à trois douzaine de faux-bourdons, la ruche renferme une bonne variété de “ther-
motypes” et les ouvrières se mettront à réagir aux sautes de température les unes
après les autres, assurant une régulation excellente (32 à 36°C, quoi qu'il arrive…).
Un tel “emploi” de la diversité génétique est connu chez une fourmi champignonniste
où il rend plus flexible l'orientation vers l'une ou l'autre caste des ouvrières.
D'après “Honeybees' genes Key to hive air conditioning”, NewScientist, lu le 29 juin 2004 à www.newscientist.com
en bref…
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