DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE SİNAN IŞIK c. TURQUIE
(Requête no 21924/05)
ARRÊT
STRASBOURG
2 février 2010
DÉFINITIF
02/05/2010
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de larticle 44 § 2 de la Convention.
ARRÊT SİNAN IŞIK c. TURQUIE 1
En l’affaire Sinan Işık c. Turquie,
La Cour européenne des droits de lhomme (deuxième section), siégeant
en une chambre composée de :
Françoise Tulkens, présidente,
Ireneu Cabral Barreto,
Vladimiro Zagrebelsky,
Danutė Jočienė,
Dragoljub Popović,
András Sajó,
Işıl Karakaş, juges,
et de Sally Dollé, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2009,
Rend larrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A lorigine de laffaire se trouve une requête (no 21924/05) dirigée
contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat,
M. Sinan Işık le requérant »), a saisi la Cour le 3 juin 2005 en vertu de
larticle 34 de la Convention de sauvegarde des droits de lhomme et des
libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me K. Genç, avocat à Ankara. Le
gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le requérant alléguait en particulier que le rejet de sa demande de
remplacement de la mention « islam » par celle de sa confession « alévie »
sur sa carte didentité était contraire à larticle 9 de la Convention. Il
invoquait également une violation des articles 6 et 14 de la Convention.
4. Le 15 janvier 2008, la présidente de la deuxième section a décidé de
communiquer la requête au Gouvernement. Comme le permet larticle 29
§ 3 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait
en même temps sur la recevabilité et le fond de laffaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE LESPÈCE
5. M. Sinan Işık est en 1962 et réside à İzmir. Il est de confession
« alévie ». Cette confession, profondément enracinée dans la société et
lhistoire turques, est influencée notamment par le soufisme ainsi que par
certaines croyances préislamiques. Certains penseurs alévis considèrent
2 ARRÊT SİNAN IŞIK c. TURQUIE
quelle constitue une religion à part, alors que pour les autres, il sagit de
l« essence » ou « la forme originelle » de lislam. Sa pratique religieuse
diffère de celle des écoles sunnites1 de lislam sur de nombreux points, tels
que la prière, le jeûne ou le pèlerinage (Hasan et Eylem Zengin c. Turquie,
no 1448/04, § 8, 9 octobre 2007).
6. Le requérant affirme que sa carte didentité, établie par lofficier de
létat civil, contient une rubrique consacrée à la religion et figure la
mention « islam », alors quil nadhère pas à cette religion.
7. Le 7 mai 2004, il intenta devant le tribunal de grande instance d’İzmir
une action tendant à linscription de la mention « alévi» sur sa carte
didentité au lieu de la mention « islam ». Les parties pertinentes de son
mémoire introductif dinstance peuvent se traduire comme suit :
« (...) la mention de lislam sur ma carte didentité ne reflète pas la réalité. En étant
un citoyen alévi de la République de Turquie, jai cru, au regard de mes croyances et
des connaissances acquises, quune personne ne pouvait être à la fois « alévie » et
« islam » (sic !). En tant que citoyen de la République laïque de Turquie, qui protège
constitutionnellement la liberté de religion et de conscience, je refuse de porter plus
avant le poids de cette injustice et de cette contradiction fondée sur la volonté de
compenser une peur, qui na aucun lien avec la réalité et qui me blesse
profondément. »
8. A la suite de la demande du tribunal, le 9 juillet 2004, le conseiller
juridique de la direction des affaires religieuses déposa son avis sur la
demande du requérant. Il considéra notamment que le fait de mentionner les
interprétations religieuses ou les sous-cultures dans la place consacrée à la
religion sur les cartes didentité ne pouvait se concilier avec lunité
nationale, les principes républicains et le principe de laïcité. Pour ce faire, il
soutint notamment que le terme « alévi », qui désigne un sous-groupe au
sein de lislam, ne pouvait être employé pour qualifier une religion
indépendante ou une branche (mezhep) de lislam. Il sagissait dune
interprétation de lislam influencée par le soufisme et ayant des
caractéristiques culturelles spécifiques.
9. Le 7 septembre 2004, le tribunal rejeta la demande du requérant. Il
formula notamment les considérations suivantes :
« 1. (...) la place consacrée à la religion sur les cartes didentité contient une
information générale quant à la religion des citoyens. Il convient donc dexaminer si
Alévilik (confession des alévis) constitue une religion indépendante ou une
interprétation de lislam. Il ressort de lavis déposé par la présidence de la direction
des affaires religieuses que la confession des alévis est une interprétation de lislam
influencée par le soufisme et ayant des caractéristiques culturelles spécifiques (...) Par
conséquent, cette confession constitue une interprétation de lislam et non une religion
en tant que telle, conformément aux principes généraux dégagés en la matière. Par
ailleurs, seules les religions de manière générale sont mentionnées dans les cartes
didentité et non une interprétation ou une branche dune quelconque religion. Il ny a
1. La majorité de la population de Turquie adhère à l’interprétation modérée de l’islam par
l’école de théologie hanéfite.
ARRÊT SİNAN IŞIK c. TURQUIE 3
donc pas derreur quant à lindication de la mention « islam » sur la carte didentité du
requérant, qui se déclare « alévi ».
2. Il ressort par ailleurs des livres ou articles présentés par la partie demanderesse
quAli2 est présenté en tant que « lion dAllah » ou de manière similaire. Le fait que
certaines poésies contiennent des expressions différentes ne signifie pas que la
confession des alévis se situe en dehors de lislam. Dès lors quAli est lun des quatre
califes de lislam et quil est le gendre de Mahomet, il doit être considéré comme une
des personnalités éminentes de lislam (...)
3. Par exemple, dans le christianisme aussi, il existe des sous-groupes, tels que les
catholiques, les protestants, qui sont toutefois fondés sur les bases chrétiennes. Cest-
à-dire que lorsquune personne adhère à lune des interprétations de lislam, cela ne
signifie pas que celle-ci se situe en dehors de lislam (...) »
10. A une date non précisée, le requérant se pourvut en cassation. Il se
plaignit du fait dêtre obligé de révéler sa croyance en raison de la mention
obligatoire de la religion reprise sur sa carte didentité, sans son
consentement, en méconnaissance du droit à la liberté de religion et de
conscience, au sens de larticle 9 § 1 de la Convention. Il soutint en outre
que la mention litigieuse découlant de larticle 43 de la loi no 1587 sur létat
civil ne pouvait passer pour compatible avec larticle 24 § 3 de la
Constitution en vertu duquel « nul ne peut être contraint (...) de divulguer
ses croyances et ses convictions religieuses ». Il déclara également avoir
présenté deux demandes consistant à obtenir, dune part, la suppression de
la mention de la religion sur sa carte didentité, en loccurrence lislam et,
dautre part, linscription d« alévi » dans la case en question. Il déclara que
la juridiction de première instance aurait pu examiner les deux demandes
séparément : accepter la première et rejeter la deuxième en considérant que
la mention litigieuse nétait pas compatible avec larticle 24 § 3 de la
Constitution. Il contesta enfin la procédure ayant abouti au refus de sa
demande, dans le cadre de laquelle la direction des affaires religieuses avait
qualifié sa confession dinterprétation de lislam.
11. Le 21 décembre 2004, la Cour de cassation confirma le jugement de
première instance sans autre motivation.
1. Ali était le quatrième calife de l’islam. Il est considéré par les alévis comme le premier
imam et a un rôle central dans cette confession.
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