Autonomie - ressources Socius

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socius : ressources sur le littéraire et le social
Autonomie
Michaël Fortier (Université de Sherbrooke)
DÉFINITION
Employé par les sociologues de la littérature pour penser l’organisation de l’activité
littéraire au sein des sociétés modernes, le concept d’autonomie tend à recouper
plusieurs niveaux de sens et à combiner des acceptions parfois divergentes (Aron,
1995 et 2010). Selon l’acception la plus courante, inspirée de la sociologie du champ
littéraire, il désigne la capacité du champ à s’autodéterminer et à s’autoréguler en
fonction de règles, d’intérêts et de principes de hiérarchisation qui lui sont propres.
Cette capacité se traduit par un état d’« anomie institutionnalisée » : la règle du
champ est la libre concurrence pour la définition du nomos, du point de vue légitime
sur la littérature, sur lequel aucune instance, pas même l’Académie, ne peut
revendiquer un monopole. Ainsi les luttes du champ deviennent des luttes pour la
définition de la littérature (Bourdieu, 1998).
En ce sens, l’autonomie agit comme force de résistance contre les tentatives qui sont
faites pour instrumentaliser la littérature au profit d’intérêts extérieurs (économiques,
moraux, politiques, religieux, etc.) au champ littéraire. Lorsque le champ atteint un
certain degré d’autonomie, sa structure tend à se répartir entre deux « pôles » : un
pôle « pur » ou autonome, où se dispute un capital symbolique (celui-là même qui
permet au champ de fonctionner sur sa propre économie et de suivre sa logique
spécifique), et un pôle « commercial » ou hétéronome, par où s’infiltrent les influences
extérieures.
Plus le champ gagne en autonomie, plus grandes sont les sanctions négatives
(discrédit, rejet, etc.) contre les percées hétéronomes ; plus importantes aussi sont les
médiations entre l’espace social et le champ, par lesquelles les changements
extérieurs (contraintes économiques, bouleversements politiques, etc.) sont retraduits
dans la logique et selon les principes de structuration du champ. Ainsi, à rebours des
théories du reflet, le principe d’autonomie suppose que les transformations de l’espace
social n’affectent jamais directement le champ.
HISTORIQUE DES USAGES
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L’ambiguïté qui entoure aujourd’hui la notion d’autonomie s’explique en bonne partie
par la double tradition, esthétique et sociologique, d’où elle est issue. D’un côté,
l’autonomie est un discours sur l’art, une idéologie (Esquivel, 2008) qui oriente la
théorie et la production artistique et littéraire moderne en considérant l’art comme
étant à lui-même sa propre fin. L’art autonome, c’est « l’art qui est (et doit être) fait,
montré et apprécié en regard de ses qualités proprement artistiques, et rien d’autre »
(Bellavance, 1995, p. 161). Plus généralement, l’autonomie désigne « l’isolement
d’une sphère artistique, capable elle aussi de donner accès à l’Idée, à la Vérité, au
Sens, à l’Absolu, et susceptible de rivaliser avec la science et la philosophie » (Jimenez,
1997, p. 91). D’abord formulée par les idéalistes allemands, cette idéologie va
connaître plusieurs avatars et déplacements, oscillant entre des expressions
matérialistes et idéalistes : l’art pour l’art, la religion de l’art, le formalisme, etc.
D’un autre côté, l’autonomie est un concept mobilisé par la réflexion sociologique pour
comprendre le processus de différenciation de sphères d’activité sociale qui s’opère
dans le passage des sociétés traditionnelles à la modernité. La structure des sociétés
modernes se caractériserait donc par la coexistence d’espaces sociaux relativement
autonomes et différenciés au point de vue de leur fonction (un microcosme s’occupant
de politique, un autre de droit, un autre de religion, etc.). En ce sens, l’autonomie
apparaît ni plus ni moins comme la condition d’intégration de l’art aux sociétés
modernes. De Max Weber, identifiant une « sphère de valeurs esthétique », à Pierre
Bourdieu (avec le « champ littéraire ») et à Niklas Luhmann (avec le « système de
l’art »), plusieurs sociologues ont tenté d’envisager l’art comme un espace
relativement clos sur lui-même et obéissant à ses propres règles.
La sociologie du champ littéraire s’est employée à articuler autonomie esthétique et
autonomie sociologique. D’après ce modèle, la réalité sociale de l’autonomie soutient
les prétentions des artistes à produire des œuvres autonomes et, en retour, l’idéologie
de l’autonomie, diffusée à l’ensemble des détenteurs du capital symbolique spécifique
au champ, permet d’assurer son autonomie au sein de l’espace social.
USAGES ACTUELS
Appliqué à l’espace littéraire, le concept d’autonomie décrit en même temps un type
de relation – relation d’indépendance relative à l’égard des autres espaces sociaux – et
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un mode de fonctionnement – celui d’un espace social capable de s’autodéterminer et
de s’auto-organiser. Chacune de ces deux composantes, relationnelle et fonctionnelle,
peut à son tour s’évaluer positivement ou négativement et se subdiviser ainsi en deux
conceptions. D’après la première, l’autonomie est comprise soit comme souveraineté
de l’art sur les autres activités sociales (Bellavance, 1995 ; Esquivel, 2008), soit
comme dévalorisation de l’art par une société qui ne lui trouve plus d’utilité (Marx,
2005). D’après la seconde, elle est assimilée ou bien à un système normé axé sur des
valeurs spécifiques de singularité (Bénichou, 1973 ; Heinich, 2005), ou bien à une
anomie institutionnalisée (Bourdieu, 1998).
D’un côté, en insistant sur la composante relationnelle, on privilégie un usage
« dynamique » du concept : l’autonomie, toujours relative, tire son efficacité
heuristique de sa mise en rapport avec un principe d’hétéronomie (la morale, le
marché, les pouvoirs, etc.). D’un autre côté, en insistant sur la composante
fonctionnelle, on incline à faire un usage « statique » de l’autonomie : conçue comme
irréversible à l’intérieur d’une certaine structure sociale, elle est pensée en elle-même
et pour elle-même.
Usages dynamiques
Dans Les Règles de l’art, Bourdieu a retracé l’émergence, à l’intérieur du champ
littéraire, d’un « sous-champ de production restreinte » relativement autonome par
rapport au marché car fondé sur son propre (contre-)système économique. Ce
système, qui se présente comme une dénégation de l’économie et de ses principales
manifestations (célébrité, succès, ventes, etc.), valorise un type de production axé sur
le désintéressement et la poursuite d’objectifs spécifiques (exploration de nouvelles
avenues artistiques, de formes inédites, etc.). Dans cette économie à l’envers,
l’écrivain produit sa propre demande au lieu de se plier aux exigences mercantiles
d’une demande préexistante. Ainsi accumule-t-il peu à peu un capital symbolique de
reconnaissance par les pairs qu’il peut, à moyen ou à long terme, convertir en pièces
sonnantes et trébuchantes afin de cumuler les profits matériels et symboliques
(Bourdieu, 1998).
Pascale Casanova et Gisèle Sapiro ont toutes deux tenté de complexifier le modèle
théorique de Bourdieu ; la première en étudiant la naissance, sur le long terme, d’un
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espace littéraire mondial, autonome par rapport aux instances politico-nationales
(Casanova, 2008) ; la seconde en s’intéressant aux procès d’écrivains aux xixe et xxe
siècles comme indicateurs d’une autonomisation du champ par rapport à la morale
publique (Sapiro, 2011).
Usages statiques
Le sociologue allemand Niklas Luhmann s’est montré critique envers cette approche
dynamique de l’autonomie qui s’avère, selon lui, incapable de penser le rapport de
l’espace littéraire moderne à l’espace social autrement qu’en termes d’opposition ou
d’exclusion (Luhmann, 1990, p. 193). Dans la perspective systémique qui est la
sienne, l’autonomie est plutôt fonctionnelle que relationnelle ; elle ne dépend pas tant
des rapports d’opposition entre les sous-systèmes sociaux que de la structure du
système social lui-même (Ferrarese, 2007). En ce sens, l’autonomie du sous-système
social de l’art ne s’effectue pas contre des déterminations étrangères ou
« hétéronomes » ; elle ne fait qu’épouser la configuration d’une société différenciée en
systèmes fonctionnels et clos sur eux-mêmes.
D’autres chercheurs issus de divers horizons théoriques ont également fait valoir la
portée d’une conception statique de l’autonomie. Ainsi William Marx a pu expliquer la
dévalorisation de la littérature par la société comme une réponse à sa demande
d’autonomie (Marx, 2005). Dans une toute autre perspective, Guy Bellavance a
réfléchi aux contraintes normatives qui pèsent sur les politiques culturelles de l’État
dans un contexte d’autonomie artistique (Bellavance, 1995).
QUELQUES MISES EN QUESTION
Le concept d’autonomie a connu un succès indéniable dans les théories de la
littérature moderne, si bien qu’on a pu lui reprocher d’avoir été considérablement
galvaudé (Bellavance, 1995). En effet, employé de manière floue, il peut désigner tout
à la fois l’œuvre, l’art, l’espace social de l’art ; un idéal, une idéologie, une réalité.
Pour débrouiller un peu les choses, des chercheurs se sont interrogés sur la
signification et la validité de la notion d’autonomie. Ainsi Anthony Glinoer a identifié
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chez certains théoriciens de l’autonomie (Bourdieu, Barthes et Sartre) une confusion
fréquente entre le plan conceptuel (l’art pur) et le plan social (l’espace littéraire
autonome), autrement dit entre « une idéologie de circonstance et un fonctionnement
objectif » (Glinoer, 2007, p. 42).
Denis Saint-Jacques a montré, à partir de l’exemple québécois, les limites d’une
autonomie pensée d’après le modèle d’un art formaliste et dépolitisé tel qu’il s’est
manifesté dans le champ littéraire français après la Révolution de 1848. En effet, cette
conception de l’autonomie n’est pas exportable aux littératures périphériques : « dans
le champ littéraire québécois le débat sur la littérature et celui sur la politique et
l’identité “nationales” sont d’abord liés, et l’autonomie du littéraire se fait d’abord
avec l’autonomie politique, et non contre le politique » (Saint-Jacques & Viala, 2001,
p. 69).
D’autres enfin ont questionné la pertinence du concept d’autonomie pour décrire
l’espace littéraire contemporain. Y aurait-il retour à l’hétéronomie ? Pour Patricia
Esquivel, l’idéologie de l’autonomie de l’art est morte avec l’avènement de la
postmodernité car les trois socles – les trois « univers clos » (l’artiste génial, l’œuvre
fermée sur elle-même, le récepteur désintéressé) – sur lesquels elle reposait ont été
plus ou moins complètement détruits (Esquivel, 2008). Moins catégorique, la
sociologie des champs considère toutefois l’autonomie du champ littéraire
contemporain comme sérieusement menacée par l’emprise croissante de l’économie
(Bourdieu, 1998, p. 553) et des médias (Bourdieu, 1996, p. 73).
À l’opposé, dans la perspective théorique du système de l’art de Niklas Luhmann, où
l’on ne s’intéresse pas aux agents du champ mais à un système clos sur ses propres
opérations de communication, il n’y a pas de retour à l’hétéronomie ni d’invasion de
valeurs étrangères, mais une autonomie toujours plus grande du fait de la
démultiplication des communications sur l’art. Si toutefois, jusque dans les années
1960, le système de l’art se centrait sur les œuvres elles-mêmes, c’est désormais
autour d’elles qu’il s’organise (Rampley, 2005, pp. 180-181). Ce qui expliquerait le
déclin des théories formalistes de l’art et de l’idéologie de l’autonomie. Ainsi,
l’approche de Luhmann ne contredit pas les observations de Bourdieu et d’Esquivel ;
ceux-ci assimilent la désertion des valeurs esthétiques pures à une perte d’autonomie,
tandis que celui-là sépare clairement, au niveau théorique, l’autonomie du système de
l’idéologie de l’autonomie de l’art.
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URL
:
< http://rgi.revues.org/470 >.
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