Jean-Pierre Olivier de Sardan ___.-.c---.- ---
Anthropologie .
et
developpement
Essa.ien socio-anthropologie du changement social
.' .
38 ANTHROPOLOGIE ET DEVELOPPEMENT
fonctionnaires nationaux, la chasse aux avantages materiels, Ie
militantisme moralisant, les ideologies politiques, etc.
A I'interieur meme du paradigme systemique, certaines tentatives se
sont fait jour pour assouplir ou etirer Ie systemisme et laisser une place a
tout ce qui dans la realite sociale est « non systemique »(soft system
approach, critical system analysis: cf. Mongbo et Floquet, 1994),
comme les conflits, les rapports de forces ou les ressources symboliques.
Mais n'aboutit-on pas alors a une etrange acrobatie et ne serait-il pas
moins couteux en energie argumentative de sortir carrement du
paradigme systemique ? On notera egalement avec interet que deux des
auteurs du texte Amira de 1979 ont redige un nouvel essai
methodologique quelques annees plus tard (Gentil et Dufumier, 1984)
dans lequel ils abandonnent Ie systemisme tous azimuths pour une
analyse plus fine et mesuree, reservant, sans s'y enfermer, Ie terme de
systeme 'aux systemes productifs : systeme de culture, systeme d'elevage,
systeme de production et systeme agraire. Mais la definition de ce demier
comme l'ensemble des relations entre les systemes de production.
I'organisation sociale et les donnees relatives am contraintes exterieures
(id. :38) montre bien aque I point I'acception de « systeme »devient
alors vague et donc peu operatoire. On a Ie meme phenomene chez
Friedberg, qui veut garder une importance centrale au 'Concept de
«systeme »tout en Ie vidant de fait de tout contenu, puisqu'il se reduit
tantot au contexte relationnel des actions (Friedberg, 1993 : 223), tantot a
un constat d'ordre et de regularite dans les actions (id. :226, 243). Et il
en vient meme a definir Ie systeme comme « une coquille vide qui reste a
rcmplir et a specifier (... ), il est ce que les acteurs en font »(id. :225).
Soit donc Ie terme est demonetise, et n'est plus qu'une notion passe-
partout que chacun d'entre nous utilise distraitement : il n'y a plus de
concept, el encore mains de paradigme, et donc plus d'analysc
systemique. Soit on lui accorde du credit, mais alaI's la mise a plat
quadrillec et excessivement coherente qu'opere Ie «systeme
m6taphorique systemique », la representation exhaustive qu'il veut
donner des flux de communication, rentrenten contradiction avec
I'exercice de la pen see dialectique (pour employer une expression
devenue desuete mais sans signifiant mode me equivalent), Ie recours a
une analyse interactionnelle, ou la mise en evidence de rationalites
multiples.
La situation actuelle: les multi·rationalitt~s
Pour une majorite de chercheurs c'est une approche mains
pretenticuse, plus empiriquc et plus eclatee de la realite sociale qui
domine aujourd'hui. On peut estimer qu'elle se deploie adeux niveaux
complementaires.
I. Tout d'abord la demarche est devenue plus « locale », plus centree
sur Ie «micro », voire a la rigueur Ie «meso ». Les perspectives
BILAN HISTORIQUE 39
plan6taires ou continentales sont delaissees, et I'effort d'elaboration
thcoriquc est centre sur la comprehension ne serait-ce que partielle de
phenomenes sectoriels ou nSgionaux plut6t que sur la peinture de vastes
fresques theoriques et la production d' enonces catcgoriques
decontextualises.
2. En second lieu, I'accent est mis sur les acteurs sociaux ou les
groupes d'acteurs sociaux (individuels ou collectifs), leurs strategies,
kurs enjeux. La marge de manreuvre des individus et des groupes a
I'intcrieur des ensembles de contraintes definis par les structures est
dcsorrnais un objet d'etude privilegi6.
Le fait que I'analyse des relations de clientele (Ie rapport social
client/patron) ou que I'etude des reseaux sociaux aient connucs un net
regain d'activite depuis les annees 1980 est significatif de ce double
rccentrage I. On peut y lire une perspective desormais plus
intcractionniste, en ce qu'elle met au premier plan les interactions entre
les actcurs et groupes d'acteurs, et leurs effets, recherches ou inattendus.
Des relations de patronage et des rapports de clientele aux nouveaux
rnediatcurs, nouveaux notables et nouveaux «courtiers », diverses ctapes
scandent cette redecouverte de themes entre-temps oublies et communs a
une certaine sociologie comme a une certaine anthropologie (cf. par
cxemple Boissevain, 1974; Schmidt, Scott, Lande et Guasti, 1977 ;
Scott, 1977 ; Rogers et Kincaid, 1981 ; Eisenstadt et Roniger, 1980:
Bayart, 1989; Mcdart, 1992). Et lorsqu'on voit J.P. Darn~ placer les
etudes de reseaux au creur de son anthropologie du developpement rural
en France (Dam~, 1985), on peut se rappeller que Mitchell, I'une des
figures de proue de I'ecole de Manchester, fut I'un des premiers it
travailler sur les reseaux (Mitchell, 1969; Boissevain et Mitchell, 1973).
Les fils ainsi peu a peu sc renouent. Les travaux en socio-anthropologie
du developpement actuellement menes a Wageningen sous I'impulsion
de Long (Long, 1989 ; Long et Long, 1992), lui-meme issu de )'ccole de
Manchester, recourent cgalement aux analyses de reseaux comme aux
etudes des relations de clientele ou de courtage. Quant a la filiere
africaniste fran<;:aise,Ie fait que la socio-anthropologie du developpement
ait pris un nouvel essor apartir d'anciens cleves de Balandier n'est pas
indifferent. Balandier a ettSjustement celui qui a cleve dans les annees
50-60 une voix differente de celie de Levi-Strauss et d'un structuralisme
it I'cpoque envahissant, en mettant I'accent sur les dynamiques sociales,
la diachronie, les ruptures et les contradictions. Et c' est lui qui a introduit
en France I' ecole de Manchester, ainsi que )'anthropologie politique
anglo-americaine (cf. Bailey, 1969).
La perspective interactionniste ici defendue entend combiner analyse
des contraintes et strategies des acteurs, pesanteurs structurelles et dy-
I. Le regain des etudes sur les relations de clientele avait deja ete per~u en 19HO
comme un signe du declin des analyses structuro-fonctionnalistes, lesquellcs
(;xcr~aient leur hegemonie que ce soil en anlhropologic avec Ie primal accorde aux
., groupes en corps» (corporate groups, kinship groups, territorial groups) ou en
sociologie avec Ie gout pour les fresques universalistes et les lheories de la
modernisalion (EISENSTADT el RONIGER. 1980).
40 A NllIROPOLOGIE ET DE VELOPPEMENT
namiques individuelles ou collectives. Le terme de «interactionnisme »
peut susciter deux types de malentendus. D'une part cet interactionnisme-
Hi ne doit pa.<;etre confondu avec I'interactionnisme symbolique ni encore
mnins I'ethno-rnethodologie : il est plus generaliste et moins generatif,
plus polyvalent et moins obsessionncI, plus prudent et moins prctentieux.
II s'attache aI'ensemble des interactions (sociales, politiques,
economiques, symboliques) entre acteurs sur une scene don nee autour
d'enjeux donnes (par exemple en relation avec les processus de
developpement), et non a la grammaire de tel ou tel type d'interactions au
aux procedures formelles de definition de tel ou tel type de sitUation entre
co-acteurs. D' autre part il n' yala aucun refus de prendre en compte les
rapports de force et les phenomenes d'inegalite, bien au contrain~.
L' accent qui est mis sur les ressources des acteurs sociaux « d' en bas» et
leurs «marges de man~uvre» ne neglige pas pour autant les
determinations et pesanteurs qui contraignent et boment ces marges de
manceuvre.
On pense ainsi a Giddens (curieusement largement ignore en France
jusqu'zi ces demieres annees), qui a souvent insiste sur Ie concept de
agency, que ron pourrait traduire par agenceite, c'est-a-dire la capacite
d'action des acteurs sociaux, ou encore leurs competences pragmatiques
I(cf. Giddens, 1979, 1984, 1987). On trouvera plus particulierement chez
, Long (1992, 1994) une claire adaptation de la problematique de Giddens
anf:;;ocio-anthropologie du developpement, qui rejoin! souven! les
perspectives defendues dans cet ouvrage I.
On peut egalement considerer ces problematiques interac:tionnisks
cornme Ie produit de l'importation en anthropologie d'un certain type
d'analyses strategiques developpees en sociologie des organisations
I. En temoigne cet ensemble de citations extraites d'un recent ouvrage (LOi':G el LONG,
1992), dont un chapitre a ele l.raduit en franc;:ais(cf. LONG, 1994.1«Dans les limitcs
dues a I'information, a I'incertitude et aux autre;rontrarntes (e.g. physiques,
norrnatives. politico-econornigues), les acteurs sociaux sonl ,< compctenls »et
., capables »(LONG, 1994: 17 ; knowledgeability et capacity sonl les deux formes
de I'agency chez Giddens; cf. GIDDENS, 1984: 1-16);" L'action (el Ie pouvoirl
dependent de maniere critique de l'emergencc d'un reseau d'acteurs qui deviennent
partiellemenl, et presque jam<1is completement, eng3gcs dans 1es «projets " d'un
autre au d'aUlres personnes. L'efficacite de I' "agency» rccquiert done la
creation/manipulation stralegique d'un reseau de relations SOCi.lIeS,) (id. :18). <, Lc
prol:>leme au niveau de l'analyse est de comprendre par guels proccssu;: les
interventions extcricurcs pcn~trent la vie des individus e:tdes groupcs conccrnes ••.1
s'incorpore.nt ainsi aux ressources ct aux conlraintes des strategies social.::s qu'its
devcloppent. Ainsi les faetems dits "externes» deviennent «internalises " d
prennent un sens dIfferent puur differents groupes (fintercts ou pour diffcreJllS
acteu:'s individue!s »(id. :27). «Local practices include macro-rcprescntatiol1~. and
are shaped by dL,tant lime-space arenas •. (LONG. 1992 : 6-7). <, Rather than vicwjr.~
intervention as the implementation of a plan for action it should he visualized a'; an
ongoing transformation process in which different aClor interests and struggles arc
located» (id. :9) 11s'agit donc de devc\oppe.r «theoretIcally grounded methc.d.s of
rsocial research that allow for the elucidation of actor's interprelations and stratcgi~s
and how thes~ interlock through processes of negotiation and accommodation,. (iJ. :
5).
B ILAN HISTORIQUE 41
(Crozier et Friedberg, 1977; Friedberg, 1993) I,ou bien encore comme
l'effet d'une tendance contemporaine plus diffuse, massive, parfois
baptisee retour de l'acteur (Touraine, 1984). Ce retour de l'acteur n'est
pas - ason tour - exempt d' effets de mode et de risques de derives
incantatoires et autres «langue de bois ». L'usage excessif et souvent non
stabilise du terme de «strat6gie »en est un exemple parmi d'autres (on Ie
voit al'reuvre chez Desjeux, 1987). Aussi I'effort principal de ce travail
consistera-t-il atenter une clarification conceptuelle et notionnelle qui
mette ajour certains des progres accomplis sans dissimuler les multiples
problemes non regles.
Car tous les obstacles sont loin d'etre pour autant abolis. En
particulier I'articulation entre des niveaux tels que «macro/structures »et
que «micro/strategies sociales »reste un probleme ouvert : comment se
representer les interactions dialectiques entre les systemes de contraintes
(economiques, politiques, ecologiques, symboliques ... ) et les processus
d'adaptation, de detournement, d'innovation, de resistance? La socio-
anthropologie du developpement reste directement confrontee ade telles
questions .
. Mais on peut desormais considerer comme acqui~ I'existence d'une '.
pluri-rationalite des acteurs sociaux, selon des combinatoires variables ':
ijUi sont chaque' fois nouvelles. Les sciences sociales ont decouvert ou ;
redecouvert la pluralite des rationalites et restituent, aux cotes des
rationalites economiques, une place aux rationalites culturelles et
symboliques qui pour autant n' exclut pas les premiere~. Les societes
africaines, rurales comme urbaines ou «rurbaines », sont, e1les aussi'~
plus que d'autres peut-etre, traversees de rationalites diverses. C'est a
leur confluent qu'il faut se situer pour comprendre les changements en
cours.
Certes il reste normal a certains egards de privilegier les logiques
apparemment les plus proches des domaines d'investigation que I'on se
donne: les logiques economiques lorsqu'on analyse les strategies
productives, les logiques symboliques lorsqu' on etudie les rituels et
autres faits religieux. Mais on voit bien Ie risque d'une excessive
specialisation qui bornerait aI'avance Ie champ de I'enquete au nom
d'une vision predetenninee ou occidentalo-centrique de la «logique
pertinente ». Les logiques economiques interviennent Bussi dans les
ritue1s ou les logiques symboliques sous-tendent Bussi les comportements
economiques. Les strategies lignageres, la hierarchie des biens
symboliques, Ie systeme de valeurs reglant les modes de reconnaissance
sociale, les procedures de capitalisation du pouvoir, les nonnes
ostentatoires : voila autant d'exemples de recours a des rationalites qui ne
peuvent etre reduites ades strategies proprement economiques, qui
n'abolissent pas ces dernieres, mais qui s'y imbriquent et contribuent a
les complexifier.
I. «Le comportement des acteurs ne peut etre deduit des structurations englobantes. II
est de fait Ie produit d'un " bricolage » personnel qui combine en un agencement
original des elements tires de ces structurations englobantes et des considerations
d'opportunite slralegique resultant des interactions et des processus d'echange dans
lesquels les acteurs sonl engages localement» (FRIEDBERG, 1993 : 16).
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