DOSSIER - L’IMPLANTATION DE L’ISLAM EN FRANCE : UN CHAMP RELIGIEUX FRAGMENTÉ
CAHIERS FRANÇAIS N° 389 57
souhaitée ou de la modération attendue des musul-
mans participent de la focalisation exacerbée sur le
fait musulman en tant que tel, notamment depuis les
attentats du 11 septembre 2001, et de l’entretien de
l’idée que l’islam ou les musulmans auraient, par
essence, des velléités religieuses hégémoniques, et
par conséquent politiquement dangereuses. Cela peut
susciter des attitudes auto-inhibitrices chez une partie
des musulmans qui chercheront, au nom du devoir
de « discrétion », à dissimuler le plus possible leur
appartenance confessionnelle de peur d’être perçus
négativement, ou discriminés, dans l’espace social ou
professionnel.
Plus encore, au nom de la « visibilité discrète »
ou de la promotion de « l’islam modéré » en France,
toutes sortes de limitations des expressions religieuses
peuvent alors être envisagées, comme l’idée soutenue
par le Front national d’interdire les signes religieux
dans la rue. Ou bien, chez des personnalités de droite
et de gauche, le fait d’envisager une loi interdisant le
port du foulard à l’université, bien que cette mesure
hypothétique ait divisé les rangs de l’Union pour un
mouvement populaire (UMP) et du Parti socialiste
(8)
. Les
débats sur la visibilité de l’islam de France obéissent,
dans une partie de la classe politique, à « un mythe
(9)
» :
un processus d’islamisation serait à l’œuvre en France
dont le chiffre de 4 millions, voire de cinq à six millions
de musulmans en France, serait l’un des indices. Or
ce chiffre est problématique pour deux raisons : pre-
mièrement, les statistiques sur les origines ethniques
ou religieuses des individus sont proscrites en France ;
deuxièmement, on ne saurait assimiler tout de go indi-
vidus d’origine immigrée nord-africaine et musulmans,
sinon en courant le risque de la racisation. Selon une
enquête relativement récente, il y aurait probablement
2,1 millions de musulmans dans notre pays, soit nette-
ment moins que les chiffres souvent avancés(10).
Le poids des événements nationaux
et internationaux
Tous ces réexes, ces inquiétudes, réelles ou feintes,
face à l’islam et aux musulmans sont liés à des événe-
ments nationaux et internationaux objectifs, qui relèvent
d’une dialectique mortifère : la révolution islamique
(8) http://www.liberation.fr/politiques/2015/03/02/interdiction-
du-voile-a-l-universite-la-ministre-boistard-s-avance_1212633
(9) Cf. Liogier R. (2012), Le mythe de l’islamisation. Essai sur
une obsession collective, Paris, Le Seuil.
(10) https ://www.ined.fr/chier/s_rubrique/19558/dt168_teo.
fr.pdf. Cf., en particulier, p. 123-128.
iranienne de 1979 ; les attentats islamistes dans le métro
parisien à l’été 1995 ; ceux du 11 septembre 2001 à New
York ; ceux de Madrid en 2004 et de Londres en 2007 ;
les assassinats de Mohamed Merah en mars 2012 à
Toulouse et Montauban, et les assassinats perpétrés
dans les locaux de Charlie Hebdo et dans une épicerie
casher en janvier 2015. Si les musulmans, individus ou
institutions, en particulier ceux qui ont accès à l’espace
médiatique, dénoncent régulièrement les violences
commises au nom de leur religion, la méance ne se
tarit pas pour autant. N’est-elle pas dans une certaine
mesure liée aux discours et aux comportements parfois
ambigus de certains musulmans de France sur les actes
de violence perpétrés au nom de l’islam, ainsi qu’aux
réactions irraisonnées d’acteurs publics ? De la même
manière, l’islamophobie, qui peut être dénie comme
la racialisation de l’Autre en raison de son appartenance
réelle ou supposée à l’islam, ne catalyse-t-elle pas à
son tour les replis identitaires ?
Une expression de l’islam fortement
plurielle
Qu’en est-il des principales expressions de l’islam
dans l’espace public français ? La dispersion des voix
musulmanes est le signe de l’hétérogénéité profonde
du champ islamique hexagonal aux sédimentations
nombreuses. C’est pourquoi il convient de distinguer
différents types d’acteurs individuels et/ou collec-
tifs, organisés ou non(11), constitutifs de l’islam en/de
France. Il y a effectivement, au-delà des islams sunnite
et chiite inégalement implantés en France – le premier
y est très majoritaire –, plusieurs courants. Il faut bien
comprendre que lesdits courants sont plus forts que les
organisations en place dont les hiérarques ne contrôlent
certainement pas toutes les expressions.
Nous distinguerons deux principaux courants s’agis-
sant de l’islam sunnite : les néo-Frères musulmans et les
salastes ou néo-salastes ; d’autres existent, mais ces
(11) Il existe une kyrielle d’associations qu’il est évidemment
extrêmement complexe de dénombrer et de répertorier. Nous son-
geons donc principalement au Conseil français du culte musulman
(CFCM) fondé en 2003 ; il est lui-même composé en son sein de
plusieurs sensibilités ; l’Union des organisations islamiques de
France (UOIF) fondée en 1983 ; La Grande Mosquée de Paris
(GMP) à la tête de laquelle se trouve Dalil Boubakeur ; La Fédé-
ration nationale des musulmans de France (FNMF) ; le Rassem-
blement des musulmans de France (RMF), le Comité de coordi-
nation des musulmans turcs de France (CCMTF), ou bien encore
la Fédération française des associations islamiques d’Afrique, des
Comores et des Antilles (FFAIACA). Cf. Godard B. (2015), La
question musulmane en France, Paris, Fayard, p. 247-340.