Religion et Cognition

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Intellectica, 2008/3, 50, pp. 33-37
Religion et Cognition
Jack Goody (traduit de l'anglais par Jean Lassègue)
RÉSUMÉ : Au vu des résultats très minces obtenus par les sciences cognitives dans
l'explication des phénomènes religieux, il paraît plus expédient d'en chercher une
explication en termes de transmission culturelle sans rapporter celle-ci à des capacités
« pré-cablées ». L'article étudie particulièrement le rôle des religions dans la diffusion
des techniques liées à l'écriture, tout en mettant l'accent sur l'ambivalence qu'elles ont
et continuent d'avoir à l'égard de la science, dont le développement est pourtant lié à la
généralisation de ces techniques.
Mots-clés : influence de l'écriture sur la religion ; attitude ambivalente de la religion à
l'égard de la science ; rôle joué par la religion dans la diffusion des technologies de la
communication.
ABSTRACT: Religion and Cognition. Considering the very limited results obtained
by cognitive science in its attempt to account for religious phenomena, it seems more
promising to look for an explanation in terms of cultural transmission without
referring the latter to “built-in” capacities. The article is more particularly focused on
the role played by religions in the diffusion of techniques linked to writing, but
stresses at the same time the ambivalence displayed by religions towards Science, the
development of which is nonetheless dependent on the generalisation of these
techniques.
Keywords: influence of writing on religion; ambiguous attitude of religion towards
science; role played by religion in the diffusion of technologies of communication.
Les sciences cognitives se sont récemment emparées de la religion pour
essayer de montrer à quel point ce qui avait été rejeté du côté du « culturel »
était en fait « pré-câblé ». Les anthropologues ont été profondément impliqués
dans les travaux qui ont suivi ceux de Chomsky sur le langage. J'ai eu personnellement tendance, dans cette discussion, à faire remarquer que les
contributions, fussent-elles minimales, réalisées par les sciences cognitives
dans l'explication des phénomènes religieux sont restées des plus minces. La
« croyance entre des êtres surnaturels », pour reprendre la définition que Tylor1
donnait de la religion, me semble concomitante de la « révolution humaine »
qui s'est produite avec le développement social du langage, dont la nature est
graduelle. Je considère que les croyances religieuses sont intimement liées à la
croissance du langage et que cette croissance, quel que soit son fondement
génétique supposé, dépend d'une évolution culturelle de type social plutôt que
de type naturel. La prégnance de la composante culturelle dans la religion me
semble évidente dès que l'on remarque que les croyances et les attitudes sont
différemment vécues selon qu'elles apparaissent dans un contexte où domine
1
Sir Edward Tylor (1832 – 1917) : anthropologue britannique, qui a essayé de penser l'évolution
culturelle dans le cadre de la théorie darwinienne de l'évolution. (note du traducteur)
© 2008 Association pour la Recherche Cognitive.
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l'oral ou l'écrit – moyens de communication qui, assurément, relèvent de
l'invention humaine plutôt que d'un programme génétique.
En quoi la religion contribue-t-elle à la compréhension du sacré ? Il est évident que la religion se présente sous son propre régime transcendantal de
compréhension du monde : elle cherche à délivrer une explication théo-centrée
de l'univers, et tout particulièrement de sa création. Ce qui pose problème –
tout particulièrement quand les religions sont hégémoniques comme ce fut et
comme c'est encore souvent le cas dans les religions abrahamiques (islam,
judaïsme, christianisme) –, c'est que ces façons de rendre compte de l'univers
se présentent sous la forme du verbe de Dieu, immuable et éternel. Ce que
Dieu a dit ne peut pas être altéré, et tout particulièrement si le verbe est
conservé de manière permanente grâce à l'écriture. Dans les cultures orales, le
verbe de Dieu (ou, de façon plus plausible, des dieux) est plus malléable, plus
en phase avec une société qui change que lorsque l'on a affaire à un texte figé
une fois pour toutes. Celui-ci fixe des commandements, par exemple concernant l'homosexualité, en suivant la morale qui prévaut au moment où il est
rédigé. Certains de ses aspects peuvent continuer à être pertinents, d'autres sont
plus sujets à caution. Dans les religions orales, ces derniers pouvaient insensiblement disparaître mais c'est moins facile dans le cas de ceux qui sont écrits.
C'est la raison pour laquelle la religion écrite peut restreindre la compréhension
du monde. Elle peut, par exemple, rejeter toute forme de compréhension de
l'évolution au sens darwinien du terme puisque le concept d'un Dieu créateur
privilégie, ou proclame, une version du créationnisme qui a été exposé dans un
texte sacré. Les textes sacrés conservent ainsi un certain état de la représentation au détriment de changement et d'ajustement possibles. Ils peuvent inhiber
toute expérimentation dans les situations où le verbe divin est considéré
comme ayant réglé la question une fois pour toutes. C'est ce qui semble avoir
été le cas dans le christianisme primitif (sans que cela affecte les techniques
agricoles qui amélioraient la fertilité du sol, inspirée par Dieu), dans le
judaïsme primitif (sauf en médecine où les progrès, mis à part en dissection,
pouvaient être encouragés par Dieu) ainsi qu'en islam (bien qu'ici tout particulièrement, il y ait eu, en alternance, des périodes plus séculières où les
« sciences étrangères » avaient l'avantage sur les « sciences arabes », comme
ce fut le cas pendant la période Abbasside). Dans tous ces mouvements, il y eut
une alternance de périodes centrées sur la religion et de périodes plus séculières, dont l'exemple le plus saillant a été, en islam, le mouvement de traduction
qui alla s'enquérir des explications « païennes » élaborées par la science grecque. Mais la plupart d’entre eux voyaient d'un mauvais œil une telle attitude
qui était mal reçue par ceux qui voulaient s'en tenir à un point de vue purement
religieux, comme Augustin, ou, comme le calife Omar à qui on demanda ce
qu'il fallait faire des livres qui restaient dans la grande bibliothèque
d'Alexandrie et qui répliqua que s'ils disaient ce qui était déjà écrit dans le
Coran, ils étaient inutiles et que s'ils disaient quelque chose d'autre, il fallait les
détruire. Brûler et détruire les livres n'a pas été l'apanage des religions
hégémoniques mais ce fut certainement l'un de leurs traits caractéristiques.
C'est ce qui permettait de savoir, dans l'Eglise catholique, comme dans
l'Allemagne nazie et l'Union soviétique, ce qui était lisible ou pas. Dans le
premier cas, la chose était seulement plus explicite et plus avouée. L'expansion
du savoir n'en fut pas moins restreinte pendant ce type de périodes, peut-être de
façon permanente. Les madrasas en islam furent spécifiquement établies pour
enseigner les sciences arabes selon l'orthodoxie sunnite et pour exclure à la fois
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le savoir chiite venu d'Orient et celui des croisés et des autres chrétiens venu
d'Occident. De la même manière, en Occident, les chrétiens limitaient leur
savoir à leurs cathédrales et écoles monastiques tandis que les yeshivas juives
visaient à l'apprentissage du culte sans guère s'intéresser au monde extérieur.
Ceux qui déviaient de l'explication du monde inspirée par Dieu ne pouvaient
s'attendre à être traités avec pitié, et ils ne le furent pas. Ce fut le cas,
évidemment, des conflits entre catholiques et protestants, comme en
témoignent les terrifiants événements de la saint Barthélémy en France, les
monuments innombrables érigés en souvenir des martyrs à Oxford ou les
cimetières commémoratifs à saint Alban. Tous ces conflits peuvent se rapporter
au domaine du religieux mais il y en eut d'autres, comme celui qui opposa
Galilée à l'Eglise quand il fut condamné pour avoir donné une explication
scientifique de phénomènes naturels qui remettait en question une croyance
ayant reçu l'approbation religieuse.
Mais outre qu'ils étaient nombreux à considérer comme parfaitement valide
son type d'explication, la religion n'avait pas pour seule préoccupation la limitation de notre compréhension du monde. Du simple fait que les religions
tardives du Livre étaient basées sur un texte écrit, elles avaient besoin de se
référer à des textes antérieurs et de les lire. Leurs adeptes, ou du moins leurs
prêtres, devaient savoir lire. Il était difficile de limiter l'activité de lecture au
seul texte divin, bien que, nous l'avons vu, il y eut bien une tendance à vouloir
s'y cantonner. La littérature religieuse servait à l'enseignement dans les écoles,
comme Furet et Ozouf l'ont établi pour le cas de la France rurale et ce, jusqu'au
18ème siècle. Les plus anciennes universités d'Europe, sans parler de celles
d'Inde, qu'elles soient bouddhiste ou hindoue, ou encore des madrasas en
islam, dont on dit qu'elles furent le prototype du modèle européen, furent toutes
établies pour la formation des prêtres (et des administrateurs) plutôt que pour
l'acquisition de nouvelles connaissances concernant le monde. La science apparut plus tard, même dans des universités comme Cambridge qui, depuis lors, a
eu son lot de prix Nobel. Mais, avant le 19ème siècle, les choses étaient très
différentes. Le fait que les fidèles aient été impliqués dans l'enseignement de la
lecture pour servir leurs buts propres impliquait qu'ils étaient aussi pris dans
d'autres types d'apprentissage. Dans la plus grande partie du monde, les écoles
religieuses ont continué à enseigner la lecture et l'écriture aux jeunes enfants et,
par ce biais, ont essayé d'établir une relation durable avec eux. Mais les
exigences du monde extérieur, avant même celles de l'administration et du
commerce, supposaient un élargissement des programmes au-delà des matières
purement religieuses. De plus, la tolérance accordée par l'Etat à ces mêmes
matières en échange d'un soutien de leur part accrut l'importance des matières
séculières, y compris dans les écoles « religieuses ».
Il est clair que les considérations religieuses ont souvent joué un rôle dans
l'expansion des modes de communication et ce, dans toutes sortes de direction,
souvent de façon non-intentionnelle. Il ne fait guère de doute qu'en Chine,
l'utilisation des systèmes d'écriture à des fins divinatoires fut un ferment de leur
développement ; ailleurs, les débuts de l'écriture furent stimulés par d'autres
facteurs mais en Chine, ce fut la religion, et ce, en dépit du caractère séculier
de nombreux secteurs de la culture écrite ultérieure qui fut réservée, dans un
premier temps, aux bureaucrates et aux lettrés. Ailleurs, comme en Inde avec
les brahmanes, c'est la caste sacerdotale qui contrôlait les écoles, et c'est chez
elle que se fit sentir le besoin d'enseigner la lecture et l'écriture. Les prêtres
étaient la profession servant de pivot à tous les aspects de l'enseignement. Le
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résultat fut qu'ils s'appliquaient généralement à améliorer les systèmes de
communication. En Chine, il semble que la duplication des prières bouddhistes
ait joué un rôle dans le développement de l'imprimerie : le mérite se calculant
au nombre de prières répétées, leur reproduction par le biais de l'imprimerie sur
bloc de bois procurait des gratifications spirituelles. L'imprimerie était également utile pour la duplication des textes canoniques et leur distribution à plus
grande échelle. C'est ce qui se produisit avec l'arrivée de la presse à imprimer
en Europe : elle contribua à l'avènement d'une révolution dans les connaissances mais fut aussi utilisée pour distribuer la Bible traduite en vernaculaire aux
protestants, qui étaient fortement attachés à l'usage de la presse à imprimer et
aux avantages qu'elle procurait dans l'enseignement, comme le montre l'œuvre
de Pierre de la Ramée. Tout n'est pas si rose, cependant. L'islam, qui avait
adopté avec tant de vigueur l'usage du papier en provenance de Chine pour les
besoins des communications et qui était parvenu à mettre sur pieds de grandes
bibliothèques bien avant l'Europe médiévale, n'adopta jamais l'art chinois de
l'imprimerie sur bloc de bois parce que ni le nom de Dieu, ni les rouages internes de sa création ni même la langue dont il avait fait usage – l'arabe –, ne
pouvaient être reproduits mécaniquement. Tout ceci devait être exécuté à la
main dans un atelier d'écriture ou de manufacture. En conséquence, la société
arabe, pourtant si en avance pour la diffusion des connaissances grâce à l'usage
du papier, se laissa distancer par l'Occident (ainsi que par la Chine et l'Inde)
quand se répandit l'usage de l'imprimerie et de la presse. Sans imprimerie, pas
de journaux. Ni non plus de romans ou de fictions divertissantes, pas plus que
de circulation et de développement de l'information scientifique. En comparaison, dans la société arabe, le changement s'opérait lentement, essentiellement
parce qu'une restriction religieuse pesait sur la reproduction du nom de Dieu.
La nécessité de maintenir telle quelle la langue du texte sacré faisait que les
autres langues étaient dévaluées et que les individus devaient apprendre l'arabe
s'ils voulaient s'entretenir des matières sacrées ou de la représentation divine du
monde. Ce n'était pas si différent en Europe où les langues « originelles » de la
Bible, latin et grec, étaient largement utilisées pour les offices religieux (avant
le protestantisme) mais aussi pour des sujets plus « sérieux ». Les langues parlées étaient dépréciées pour de multiples raisons, et même pour des raisons
littéraires, tandis que les langues religieuses « mortes » devenaient prioritaires
pour un grand nombre de tâches éducatives.
Les efforts de la religion en vue de comprendre le monde ont été contradictoires. D'une part, son propre régime transcendantal de compréhension du
monde la protégeait des autres régimes de compréhension, en limitant aussi
bien l'accès aux autres religions qu'à l'exploration séculière de la vie humaine
par des méthodes scientifiques et par beaucoup d'autres. Il suffit de rappeler les
cas de Galilée ou Darwin pour que ce point nous soit accordé (bien que toutes
les instances religieuses ne les aient pas exclus). Les religions abrahamiques
n'ont pas initialement encouragé l'exploration de l'univers. Les progrès de la
Renaissance et des Lumières furent accomplis largement en opposition à cette
tendance, par un regard rétrospectif, par-delà les restrictions religieuses, sur un
passé païen classique qui avait mis l'accent sur une flexibilité et une rationalité,
plutôt que sur la foi et la révélation, dans son enquête sur la nature du monde
(et, à certains égards, sur l'au-delà). De telles périodes séculières ne furent pas
inconnues des religions abrahamiques ; jusqu'à un certain point, il y eut des
alternances et des moments où le point de vue orthodoxe reprenait le dessus
mais ce furent seulement des alternances jusqu'à la Renaissance européenne où
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l'instruction séculière fit l'objet d'institutions, donnant lieu à une sorte de croissance auto-catalytique et aux extraordinaires développements économique,
technologique et scientifique auxquels le monde a assisté depuis.
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