ETHNOGRAPHIE, HISTOIRE ET COLONIALISME EN GAMBIE

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ETHNOGRAPHIE, HISTOIRE
ET COLONIALISME EN GAMBIE
ALICE BELLAGAMBA
ETHNOGRAPHIE, HISTOIRE
ET COLONIALISME EN GAMBIE
L'Harmattan
5-7 rue de l'École Polytechnique
75005 Paris
Du même auteur:
Costruire il passato. II dibattito sul/e tradizioni in Africa e Oceania,
(en collaboration avec Anna Paini), Paravia Scriptorium, Torino, 1999
Ricordati di ieri. Storia e storie in una regione del Gambia,
L'Harmattan Italia, Torino, 2000
Pubblica=ione reali==ata con ifondi deI Dipartimento di studi umanistici nell' ambito dei
progetti: a) ex 40% "Fomle di dipenden=a nella transi=ione culturale" unità operativa di
Vercelli, coordinatore na=ionale prof Pier Giorgio Solinas dell'università di Siena,' b) MEBAO
(missione etnologica in Benin e Africa Occidentale) cofinan=iato dal Ministero degli Affari
Esteri italiano e dal Dipartimento di studi umanistici dell'università deI Piemonte Orientale.
Publication réalisée en collaboration avec L'Harmattan Italia (Torino)
www.editions-harmattan.fr
cg copyright L'Harmattan, Paris, 2002
TABLES DES MATIÈRES
Remerciements
7
Prologue
9
1 Espaces de rencontre et de dispersion
17
Il Bansang et ses environs
47
III Les personnes libres et les autres
77
IV. Entre les archives coloniales et la mémoire locale
115
V. Exil d'un monarque
149
VI Naissance d'une ville
181
VII Gouverner de concert avec les Anglais
219
Épilogue
251
Bibliographie
262
Figures
La Gambie et les pays limitrophes
Kaabu au XVIIIème siècle
Plan de la ville de Bansang
Fouladou Ouest, Fouladou Est et environs
Bansang et quelques villages limitrophes
5
6
16
114
148
180
La Gambie et les pays limitrophes
6
REMERCIEMENTS
La Gambie est un état de l'Afrique Occidentale qui s'ouvre sur l'Océan
Atlantique. Traversé par le fleuve homonyme, son territoire confme
avec le Sénégal sur trois côtés. Bansang est une petite ville située sur la
rive du fleuve à environ trois cent cinquante kilomètres de la côte. Elle
fait partie administrativement du district de Fuladu West. C'est ici que
j'ai commencé à faire des recherches en 1992, dans le contexte d'un
doctorat de recherche en anthropologie et en etlmologie, terminé en
1997. L'enquête ethnographique s'est poursuivie dans les années
successives. Cette expérience, que je ne peux pas encore dire conclue,
a eu le soutien et la collaboration de nombreuses personnes et de
diverses institutions. L'AlCOS de Milan (Association italienne pour les
interventions de coopération au développement) a garanti l'appui
logistique, lorsque je vins pour la première fois en Gambie et [mancé
une partie de la recherche sur le terrain durant mon deuxième séjour en
1994. A Bansang ce sont les familles Korah et Konteh qui m'ont offert
l'hospitalité et qui, au cours des années, ont pris affectueusement soin
de moi, de mon mari et de ma fille, s'intéressant à notre bien-être et aux
raisons qui m'avaient conduite aussi loin de chez moi. J'ai un souvenir
particulier de Bo Kora, chef de la ville et des autres anciens de Fuladu
West, désormais disparus, qui par leur patience et leur collaboration
m'ont permis de recueillir les récits historiques sur lesquels, en grande
partie, se fonde ce travail. Bakari Sidibé, responsable à la retraite du
National Council for Arts and Culture (l'institution gouvernementale
qui est députée en Gambie à la conservation et à la transmission du
patrimoine culturel national) a mis à ma disposition tout le matériel
qu'il possède sur les sociétés et les cultures de la Gambie et m'a
hébergée dans la capitale. Au cours de ces années son aide précieuse et
son expérience m'ont permis d'approcher beaucoup de ces nuances qui
caractérisent la conception locale de la manière dont on fait l'histoire.
Un merci tout particulier va à la gentillesse et à l'amitié que m'a
témoignées sa femme Fatoumata Sidibé et à Bakari Kora, petit-fils de
Bo Kora, à Laning Fatty, Moro Komma, lsatu Baldeh, Mboro Suso,
lsatou Conteh qui ont prêté leur indispensable concours d'interprètes.
Francesco Remotti, de l'Université de Turin, a suivi mes recherches dès
l'époque où j'écrivais ma thèse de licence et Vanessa Maher, de
l'Université de Vérone m'a aidé lors de la rédaction de ma thèse de
doctorat à l'origine du travail actuel. Particulièrement utiles dans la
rédaction des chapitres sur la famille Baldeh ont été les conseils de
7
Martin Klein et de David GambIe, qui à eu la gentillesse de m'envoyer
des photos de Cherno Kady Baldeh et de Farli Baldeh. Ma gratitude va
aussi aux conseils de Pier Paolo Viazzo, Flavia Cuturi et Luigi Maria
Solivetti, à l'aide de Paola di Cori, Elisa Pelizzari, Jerôme Ceccon et
Marie Thérèse Giraud de même qu'à la patience et au soutien moral de
mon mari, sans lequel tout cela n'aurait pu être possible.
Les missions de recherche de 1992 à 1998 et les séjours sur le terrain ont
été financés dans le cadre des programmes de recherche suivants,
coordonnés par Francesco Remotti de l'Université de Turin: Ministère
de l'Université et de la Recherche scientifique, fonds ex-40%, 'L'histoire
des autres: modèle indigène du temps et du changement' ; Conseil
National des Recherches, 'Identité et altérité culturelle: perspectives
théoriques et analyses ethnographiques' et Ministère de l'Université et
de la Recherche scientifique, fonds ex-40% 'Du terrain au musée:
anthropologie, archéologie et géographie'. Les recherches conduites en
2000 s'inscrivent par contre dans le cadre du projet que j'ai moi-même
dirigé 'Mission Ethnologique au Bénin et en Afrique Occidentale'
(MEBAO), cofmancé par le Ministère des Affaires Etrangères Italien et
le Département d'Etudes Humanistes de l'Université du Piémont
Oriental. La nouvelle élaboration du manuscrit et sa traduction en
ftançais ont toujours été réalisées dans le cadre du Mebao et du projet
d'intérêt national, avis COFIN 2001, "Formes de dépendances dans la
transition culturelle", coordonné par Pier Giorgio Solinas de l'Université
de Sienne, au sein des activités de l'Unité Opérationnelle de Vercelli,
dont je suis responsable. Le travail sur le terrain a eu l'autorisation du
National Council for Arts and Culture, Banjul, La Gambie.
AVERTISSEMENT
L'orthographe des termes mandingues utilisés dans le texte suit les
règles établies par la grammaire de Rowlands (1959) et par le
dictionnaire de la langue mandinka publié à Banjul par le w.E.e.
International, Adult Literacy Department (1990). Les textes
mandingues ont été recueillis avec l'accord explicite des narrateurs et
ensuite transcrits et traduits en anglais par Bakari Kora, Modu Sidibé,
Winnifted Sidibé, Lanning Fatty, Moro Komma, Isatou Conteh et par
d'autres assistants de recherche du National Council for Arts and
Culture de Banjul.
8
PROLOGUE
Il existe un proverbe mandingue, isimira kunung, qui sonne
presque comme un avertissement: 'Souviens-toi d'hier'. (1) Deux
personnes sont en train de discuter. L'une des deux demande à l'autre
une faveur, mais la réponse est négative. Dans le but de pérorer sa
propre cause la première personne dit: 'Souviens-toi d'hier !' Cela
sous-entend: 'Moi j'étais ici, toi tu étais ici, je sais qui tu es, tu me
connais et tu connais la relation qui nous unit'. Les implications
peuvent être encore plus marquées: 'Souviens-toi d'hier, c'est-à-dire
n'oublie pas ce que j'ai fait pour toi!'
Dans la langue mandingue beaucoup d'autres expressions
semblables à celle-ci, parlent d'une profonde sensibilité pour les
dimensions historiques de la vie sociale: on dit par exemple, 'avant
aujourd'hui il y a eu hier' ou encore 'le monde est une maison qui se
transforme et si une personne ne connaît pas ton passé ne lui révèle
pas ton présent'. Elles semblent suggérer: ce qui se produit
aujourd'hui a sa propre raison d'être et l'ombre de ce qui fut,
accompagne toujours tout événement. Elles contiennent aussi,
implicitement, un avertissement à l'égard d'un futur encore à
construire. Les actions d'aujourd'hui forment des sédiments, donnent
une forme aux relations sociales, constituent une sorte d'anticipation
sur un demain, encore incertain, où quelqu'un pourra toujours dire:
'lsimira kunung !'. (2) Pour une recherche qui veuille mettre en
tension passé et présent, en travaillant sur les confms entre
anthropologie et histoire, un tel proverbe est un sujet sans aucun
doute très suggestif.
Aucune ethnographie ne peut avoir l'espoir de pénétrer au-delà des
couches superficielles de la vie quotidienne ou de s'immerger dans
ses formes invisibles sans être inspirée par une imagination
historique, l'imagination commune à ceux qui font l'histoire et à
ceux qui l'écrivent, comme le soutiennent Jean et John Comaroff
(1992, XI). De telles affirmations sont désormais presque un lieu
commun dans les milieux de l'anthropologie. Dans les vingt
dernières années le dialogue entre certains secteurs de
9
l'anthropologie et de l'histoire, et entre plusieurs courants
anthropologiques et historiques a fait naître un ensemble
d'intersections intéressantes. Un échange intellectuel significatif
s'est instauré avec les secteurs de l'historiographie contemporaine
qui valorisent la vie et l'expérience des gens ordinaires, I'histoire des
femmes et des groupes subalternes, et plus en général, en ce qui
concerne l' Amque, avec tous les travaux historiques, ou mieux
ethnohistoriques qui sur l'onde des intuitions de Vansina (1994) ont
fait recours à l'usage des sources orales, en insistant sur la manière
dont les représentations du passé sont construites et transmises dans
des contextes historiques, politiques et sociaux déterminés.
La frontière entre ces deux disciplines s'est même estompée au
point de rendre souvent difficile situer sous l'une ou sous l'autre
étiquette les recherches de certains auteurs. (3) Mais que signifie
exactement organiser un travail ethnographique dans une perspective
historique, en utilisant des méthodes empruntées à l'une et à l'autre
discipline? Le devoir de l'ethnographie est cependant toujours celui
d'approcher la contemporanéité, dans ses nuances complexes et
multiples. L'histoire, par ailleurs, part de l'idée d'une altérité du
passé, une altérité qui doit être reconnue et valorisée. La rencontre
entre les deux perspectives a transformé l'ethnographie elle-même
dans la direction du processus. Comme l'a soutenu Sally Falk Moore
(1987), son objectif est de documenter le présent, comme suspendu
entre passé et futur, petit fragment au sein d'une plus vaste
constellation de transformations: sans entrer dans le mérite de toute
la discussion, étant donné que ce livre est d'inspiration purement
ethnographique, je voudrais souligner brièvement quelques questions
que j'estime être problématiques.
En premier lieu, il y a la question des sources. Le dialogue avec
I'histoire dilate considérablement le matériel utilisé dans la recherche
anthropologique: il impose de réfléchir sur ce que sont des archives,
quel sens a un document, comment on analyse un récit, autant
d'aspects extérieurs à la tradition théorique classique de la discipline
et comportant le risque d'utiliser les informations à disposition d'une
manière trop peu problématique. Le travail sur le terrain, avec toutes
ses implications
controversées
reste, il est vrai, au centre
10
du
processus de construction du savoir anthropologique, mais comme
étape constitutive d'un parcours qui parfois commence et se termine
dans des lieux et des contextes éloignés de ce terrain. Je crois que
c'est cette seconde dimension qui mérite d'être brièvement
approfondie. On associe d'habitude la pratique anthropologique à un
lieu, celui que Marc Augé (1993) a appelé précisément le 'lieu
anthropologique' , le contexte où l'anthropologue et ses interlocuteurs
se rencontrent physiquement: ceux qui y habitent lui ont donné, dans
le temps, une certaine forme, et un jour l'anthropologue le découvre.
Le lieu est aussi quelque chose d'immatériel, une sorte d'espace
virtuel, qui n'est ni ici ni là : il naît de la recherche, et la recherche
même contribue à le créer. Augé (1993) en parle comme d'un
fantôme, quelque chose qui prend forme dans l'imagination des
hommes pour aller se cristalliser dans une série de pratiques rituelles
et de symboles ayant pour but de délimiter des confins, d'instituer
des différences et de tracer des séparations. Le lieu est construit,
dimension qui émerge encore mieux, lorsqu'on commence à le
penser comme un carrefour où s'entrecoupent
des visions
historiques, qui donnent un sens pour agir dans le présent et imaginer
le futur. C'est ainsi que s'ouvrent des déchirures sur des moments et
des situations passées, rendant encore plus dense la qualité de
l'expérience ethnographique et multipliant la complexité du présent.
Ce que l'anthropologue appelle 'terrain' peut alors se transformer en
une série d'événements, dont l'étude traverse des moments différents
et des localités' éloignées du point de vue géographique (Des Chene
1997, 71). Le résultat est un savoir partiel, imaginé comme dans une
élaboration continuelle, à mesure que s'accumulent les expériences et
qu'on explore de nouvelles connexions.
C'est dans cette perspective que j'ai construit ce livre. Les
recherches dont il naît se sont développées en poursuivant des
histoires. Des images du passé de Bansang et de Fuladu West ont
déposé leurs sédiments dans les documents coloniaux, dans les
comptes rendus des voyageurs et encore, elles ont été évoquées dans
les rituels, racontées, enfm, dans les paroles. Se mouvoir dans cette
pluralité de représentations est comme parcourir les fils de la
mémoire: la ville et le district se dissolvent dans une trame fragile de
11
relations qui, dans les traces et les souvenirs restés, unit des lieux, des
sujets historiques et des situations, reparcourant les événements qui
ont fait de cette région de l'Afrique sahélienne le théâtre d'un monde
plus vaste.
Une partie du matériel auquel je fais référence provient d'un travail
sur la documentation coloniale fait à Londres et dans la capitale de la
Gambie, Banjul. Une autre est constituée par un ensemble de récits
historiques, dont j'ai pu avoir la possibilité de consulter les
transcriptions, recueillies par les chercheurs du National Council for
Arts and Culture. Aux environs de 1970, tout de suite après
l'indépendance,
le gouvernement de la Gambie institua l'Oral
History and Antiquities Division, bureau destiné à conduire des
recherches sur les patrimoines culturels locaux. Il y avait à la base la
conviction que le pays était riche de traditions historiques et de
culture orale, mais que les événements du monde contemporain - la
scolarisation, l'exode des villages vers les villes - compromettaient
les canaux de transmission culturelle d'une génération à l'autre. Les
anciens ne racontaient plus rien et les jeunes n'étaient pas intéressés
à les écouter. La continuité ne pouvait être garantie que grâce à une
œuvre de rassemblement et de conservation des sources promue par
le gouvernement. En 1990 le National Councilfor Arts and Culture
a pris la place de l'institution précédente. Ses archives contiennent
plus de cinq mille bandes enregistrées à partir de la fm des années 50
du XXème siècle, où est racontée l'histoire des principales familles
de la Gambie, l'origine des différents groupes ethniques, les
événements des règnes précoloniaux et de leurs leaders. Mon travail
sur le terrain a été facilité par l'aide et le soutien de nombreux
chercheurs qui travaillaient, et dans certains cas travaillent encore
pour cette institution. Ils m'ont enseigné à entrer en contact avec les
anciens, à poser des questions de façon courtoise et à présenter mes
intérêts de recherche de la manière la plus appropriée.
Le dernier ensemble de matériel est constitué par une série de notes
et par plus d'une centaine de traditions orales et de témoignages
recueillis à Bansang et dans les environs de Fuladu West à partir de
1992. Les premières concernent les événements qui se sont produits
lorsque j'étais
dans le pays, ainsi que les conversations
12
occasionnelles, les réflexions sur les tennes et leur usage, les
annotations sur le quotidien et sur la constitution de la recherche ellemême; les secondes sont focalisées sur l'origine de la ville et sur la
vie coloniale du district. La narration, comme je le prouverai - c'està-dire le flux de la mémoire s'exprimant en une série de discours plus
ou moins articulés selon des styles précis et des stratégies
culturellement définies - est un des contextes privilégiés par lequel
se manifeste la sensibilité historique qui anime les habitants de ces
régions. Les mots donnent une fonne au monde que l'on a hérité et
tissent, entre hier et aujourd'hui, une unique trame d'expériences; ils
sont une précieuse ouverture sur des dimensions du passé traitées
sommairement ou même ignorées dans d'autres catégories de
sources et surtout ils introduisent à une manière locale et originale de
faire de l'histoire, de sélectionner les événements et de les enchaîner
en de plus amples reconstructions.
Les premiers chapitres examinent le contexte historique et
ethnographique. Je discute ensuite quelques-unes des caractéristiques
de la documentation coloniale que j'ai utilisée, pour porter enfm le
lecteur à découvrir une théorie locale de la manière de faire de
l'histoire, fondée sur la conscience des effets positifs et négatifs que
les mots peuvent avoir sur le mouvement incessant de la vie sociale.
Dans les chapitres suivants je m'arrêterai plus particulièrement sur
l'époque qui va du début du XXème siècle au lendemain de la
Première Guerre mondiale, dans l'intention de laisser émerger à
nouveau du passé des événements encore fortement sentis par les
personnes que j'ai eu l'occasion de rencontrer. Beaucoup de choses
se sont produites durant cet arc de temps, événements et situations
qui ont laissé une trace significative dans la Gambie d'aujourd'hui.
Les premières années du XXème siècle marquent en effet les débuts
de la domination coloniale dans les régions qui entourent Bansang.
Ce fut une période controversée au cours de laquelle il semble que les
populations locales et les fonctionnaires coloniaux se soient regardés
avec circonspection, tandis que l'on introduisait une série de
modifications, allant de l'émancipation des esclaves à la
réorganisation administrative du territoire, modifications qui auraient
profondément altéré les structures locales de l'autorité et du pouvoir.
13
Je focaliserai mon attention sur la figure de. Mussa Moloh Baldeh,
dernier souverain à gouverner les régions de Fuladu West de manière
indépendante. Ses relations avec les Anglais, la manière dont il
s'adapta aux circonstances modifiées de la période coloniale et
ensuite l'histoire de sa déportation en Sierra Leone, constituent un
bon sujet pour mieux comprendre les rapports entre l'administration
coloniale et les chefs, d'une part, d'autre part pour chercher à
connaître, en même temps, quelle mémoire les habitants du district
ont conservé de la domination britannique. Je poursuivrai en
discutant la manière qu'avaient les anciens de Bansang de raconter
l'origine et le développement de la ville, implantation commerciale
dont les vicissitudes sont étroitement liées à celles de Fuladu West.
Le dernier chapitre, enfm, traite de l'histoire de Cherno Kady
Baldeh, qui gouverna le district de 1924 à 1951, période pendant
laquelle le mythe de gouverner en respectant une partie des traditions
et des coutumes locales dominait la mentalité des fonctionnaires
coloniaux. Tout au long de mon parcours je placerai en tension les
récits historiques, les témoignages oraux et les documents de manière
à laisser émerger la pluralité des représentations du passé, en
valorisant leur vitalité et leurs connexions avec la situation actuelle.
Les épisodes décrits Ge me réfère surtout à certains événements de la
vie de Mussa Moloh Baldeh) sont bien documentés dans la
correspondance coloniale. Les narrateurs, dont beaucoup d'entre eux
furent témoins de ces mêmes événements, expriment à leur tour leur
propre point de vue. Les différents types de sources se recoupent pour
raconter les nœuds conflictuels existant dans les relations entre les
administrateurs britanniques et les habitants du district, mettant en
évidence les interprétations qui furent faites de ces épisodes.
Je pense qu'il y a en tout cela une certaine consonance avec
quelques développements, plus ou moins récents, de la recherche
africaniste et avec l'intérêt, que depuis une vingtaine d'années ont
manifesté de nombreux auteurs, non seulement pour I'histoire et les
méandres de la mémoire, mais aussi pour la créativité des cultures:
soumises aux pressions d'abord de l'état colonial et ensuite de l'état
postcolonial, beaucoup de sociétés africaines ont prouvé, comme
c'est le cas des habitants de Bansang et de Fuladu West, de savoir, et
14
surtout de vouloir élaborer à nouveau leur propre patrimoine culturel.
Peut-être, comme l'a soutenu Steven Feierman (1990), vaut-il mieux
parler de véritables intellectuels indigènes, femmes et hommes qui, à
des moments différents de leurs vies, se sont chargés du rôle d'inciter
les âmes et d'encourager la continuité et le renouvellement de leurs
cultures, en embrassant peut-être mieux les espérances d'une
modernité difficile, tout en se heurtant à ses limites.
Notes
(1) Le mandinka, avec le malinké, le bambara et le dyula, est IUle langue du groupe mandé,
famille linguistique nigero-kordofanienne
répandue en Gambie et dans le centre-sud du
Sénégal (Casamance). Il constitue la variante occidentale du maninka parlé dans les régions
situées entre le haut et le moyen cours du Niger (Greenberg 1963; Bird 1970).
(2) Voir Gamble (1976, 110) et Beedle (1980, 53).
(3) À partir des années 1980 dans le secteur des études africanistes apparaissent de nombreux
exemples de recherches anthropologiques
animées par lUl intérêt historique particulier. Voir
Lan (1985), Moore (1985), Cohen et Odhiambo (1989). Ces différents auteurs partent tous des
prémisses que les contextes qu'ils ont examinés sont des processus avant même que des
doonées. Ils se proposent de saisir les caractéristiques de sociétés mélangées et hétérogènes
(Moore 1985, 4), dans lesquelles la continuité et le changement créatif prouvent qu'ils sont
compatibles (Lan 1985, 125). En ce qui concerne l' Aftique sahélienne, et plus précisément les
groupes de langue mandée, les travaux de Jean Loup Amselle (1985 et 1990) ont inauguré lUl
débat significatif sur 1'historicité des surnoms ethniques et sur la fluidité des identités sociales
et culturelles, fournissant des éléments pour IUle anthropologie d'inspiration historique qui
réfléchit sur les conditions mêmes de 1'histoire dans de tels contextes. Des comptes rendus
récents sur les relations entre anthropologie et histoire se trouvent chez Dirks 19%, Faubion
1993, Kelly 1990, Krech 1991. Pour les années 80 du XXème siècle voir Cohn 1987, et ensuite
en arrière dans le temps Bernardi, Poni et Triulzi 1978. Pour examiner la contribution que
l'anthropologie
offre à l'histoire voir par exemple Levi 1993, Kellogg 1991, Davies 1980 et
Thomas 1963. La reconstruction de ces relations compliquées dépasse de toute manière les
objectifs de cette introduction. Il est en effet opportlUl spécifier qu'il n'existe pas de dialogue
entre l'anthropologie, prise dans son ensemble, et l'histoire, mais qu'il y a au contraire une série
de vifs échanges et de liens entre différents secteurs des deux disciplines. À voir aussi Comaroff
et Comaroff 1992, Dirks, Eley et Ortner 1994; Viazzo 2000.
15
Kaabu au XVIIIème siècle
16
I. ESPACES DE RENCONTRE ET DE DISPERSION
Le fleuve Gambie
Avant même d'être une nation, Gambie est le nom d'un fleuve dont
le cours, navigable sur presque quatre cents kilomètres, s'écoule des
hauts plateaux de la Guinée à la riche végétation, où l'on trouve
également les sources du Sénégal et du Niger, jusque vers les côtes
sablonneuses de l'Atlantique (1).
Les régions qui l'entourent sont un peu les pays de la rencontre .et
de la dispersion, une large fenêtre ouverte sur le Sahara et sur la mer,
là où l'influence des populations établies le long du haut et moyen
cours du Niger s'est mélangée à celle des cultures du désert et de la
Méditerranée (Barry 1988, 25). Migrations et mouvements de
populations, diasporas commerciales, guerres et razzias ont créé au
cours des siècles un enchevêtrement d'identités sociales et
culturelles, un mélange de groupes à l'origine et à la trajectoire
historique différente, unis par un réseau serré de liens matrimoniaux,
de ressemblances linguistiques et de caractéristiques partagées dans
l'organisation culturelle et sociale, qui rendaient et rendent possible
la vie commune, le mariage et de façon plus générale "le passage de
toute frontière imposée par un sentiment de distinction ethnique"
(Wright 1997,45).
La zone proche de l'embouchure de la Gambie était déjà, avant
l'arrivée des Européens, un espace commercial florissant, où
s'échangeaient de nombreux produits: cire d'abeilles, produits
alimentaires, tissus, mais tout particulièrement le sel, aliment
indispensable aux sociétés, perdues à l'intérieur dans la savane, qui
en étaient totalement privées. Le premier à explorer le fleuve, même
si ce ne fut que partiellement, a été un noble vénitien, Alvise Ca' da
Mosto, sous le patronage du Roi du Portugal. L'exploration de ce
territoire rentrait dans le processus d'expansion de la Couronne
portugaise dans d'autres régions du monde. Le compte rendu de ces
deux voyages, entrepris en 1454 et en 1456, contient d'intéressantes
informations: près de la côte, Ca' da Mosto identifia divers marchés
17
et nota la possibilité d'acquérir du poivre (afromomum melegueta) et
de l'or, deux biens que les Européens de l'époque considéraient
particulièrement précieux. Il rencontra des marchands provenant des
pays que l'on nomme aujourd'hui Mauritanie et Mali. Il décrivit
certaines de ces institutions politiques locales: un vaste royaume
jolof qui, constitué autour du XIIIème siècle et habité en priorité par
des groupes Wolofs, dominait encore à l'époque une large bande du
Sénégal nord-oriental et contrôlait une série de royaumes vassaux,
toujours d'empreinte wolof, situés le long de la côte africaine, entre
les sources du Sénégal et l'Archipel du Cap Vert. (2) Les populations
situées le long de la rive méridionale de la Gambie, déclaraient au
contraire dépendre d'un gouverneur (jarim) mandingue, qui résidait,
à l'intérieur des terres, à environ neuf ou dix jours de marche: ce
dernier était soumis à son tour "à l'empereur du Melli, le grand
empereur des noirs" (Wright 1997, 59 et 74).
Ca' da Mosto fut presque scandalisé par la pauvreté des tissus et par
la difficulté qu'éprouvaient les populations locales à arracher au sol
leur propre nourriture. Lors du premier voyage, il ne réussit pas à
pénétrer à l'intérieur. Une flottille de canoës, en effet, attaqua les
caravelles les contraignant à rebrousser chemin. Mais en 1456,
seulement une année après, une autre expédition, conduite par Diego
Gomes, atteignit le point au-delà duquel la Gambie n'est plus
navigable, le Barrakunda Falls, à environ quatre cents kilomètres de
la côte, en instaurant des relations amicales avec les populations
locales. Une certaine quantité d'or fut acquise et, de façon presque
accidentelle, fut notée la possibilité de traiter un genre d'article fort
différent qui, au cours des siècles suivants, avec le développement de
l'économie des plantations dans les Amériques, devait se révéler
particulièrement rentable: les esclaves (Brooks 1993, 128). (3)
Suite à ces premières expéditions, les Portugais établirent assez
rapidement de solides relations commerciales avec la Sénégambie.
Ces relations se maintinrent jusqu'au début du XVIIème siècle,
époque au cours de laquelle d'autres états européens commencèrent
à montrer de l'intérêt pour ces régions et pour les opportunités
qu'elles offraient. En 1588, la Reine Elisabeth I consentit à un groupe
de marchands anglais le privilège exclusif d'œuvrer le long des côtes
18
de l'Afrique occidentale; en 1617, les Hollandais, après avoir occupé
l'île de Gorée, tentèrent plusieurs fois de la fortifier. En 1659, les
Français construisirent une enceinte fortifiée à l'embouchure du
fleuve Sénégal. Peu d'années après, une compagnie marchande
anglaise, The Royal Adventures of England trading to Africa (une des
nombreuses compagnies constituées à la fm du XVIIème siècle pour
organiser les expéditions commerciales, anner les navires et garantir
les intérêts économiques des Européens dans le reste du monde) prit
possession de la fortification érigée en 1651 par les représentants
d'un petit duché balte dans une île située sur l'estuaire de la Gambie.
Rebaptisée James Island, en signe de respect à l'égard de la
souveraine anglaise de l'époque, elle passa en 1672 sous le contrôle
d'une autre compagnie, la Royal African Company, responsable du
maintien de la garnison qui défendait l'île et du contrôle des
comptoirs commerciaux éparpillés le long du fleuve et où il était
possible, pour les marchands locaux, de vendre des esclaves et
d'acquérir des marchandises importées d'Europe.
L'année suivante, en 1673, les Français donnèrent vie à la
Compagnie du Sénégal (1673), la première d'une série d'entreprises
commerciales peu profitables. Par la suite, grâce à la conquête de l'île
de Gorée, ils éloignèrent définitivement les Hollandais de la côte de
la Sénégambie. Gorée et James Island devinrent les principaux points
d'où l'on pouvait contrôler le trafic maritime à travers l'Atlantique,
une prédominance qu'ils conservèrent jusqu'aux premières années
du XIXème siècle. Les ruines des fortifications, restaurées grâce à la
contribution de l'Unesco et visitées par les touristes, racontent un
passé d'escarmouches, de conflits, de guerres menées là où se
situaient alors les ITontières de l'Europe, selon des modalités qui
souvent débouchaient sur d'authentiques et véritables actes de
piraterie (Curtin 1975, 92). Elles évoquent également les siècles
douloureux de la traite atlantique, quand les caravanes d'esclaves
arrivaient aux principaux points marchands situés le long des rives du
fleuve et sur la côte. Proches de l'Europe, les régions de Sénégambie
furent les premières à connaître les effets de ce type de commerce:
leur implication dans les circuits atlantiques (après une première
période de forte exportation au XYlème) n'atteignit jamais les
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niveaux d'autres zones de l'Afrique occidentale et le commerce
d'articles comme l'or, les épices, le caoutchouc et les tissus ne
s'interrompit jamais, tout en connaissant une sorte d'apogée durant le
XIXème siècle. (4)
Le contrôle des voies parcourues par les caravanes et les taxes
imposées aux marchands africains et européens, eurent pour effet de
renforcer les groupes au pouvoir, garantissant aux souverains locaux
l'accès aux armes, aux biens de luxe de fabrication européenne et aux
chevaux, ces derniers étant un signe de prestige et de pouvoir dans les
sociétés de la savane. Ca' da Mosto avait déjà raconté qu'à
l'embouchure du fleuve les marchands berbères réussissaient à se
faire payer dix à quinze esclaves pour un seul cheval. Les Portugais
avaient obtenu ce même prix quand ils avaient commencé à les
importer d'Europe (Wright 1997, 83). Les Européens, et leurs
intermédiaires, vendaient également des alcools, des barres de fer,
des perles de verre et des étoffes précieuses, des produits alimentaires
et des semences jusqu'alors méconnues: l'aubergine, l'arachide, la
tomate et le maïs. En échange, ils obtenaient des esclaves, mais
également une certaine quantité d'or, des tissus, des épices, du
caoutchouc, de l'ivoire et des bois précieux.
Les populations de la Sénégambie furent ainsi projetées dans un
univers matériel et intellectuel plus vaste. Avant même l'arrivée des
Portugais, elles avaient été insérées dans des réseaux régionaux
d'échange et, indirectement à travers le Sahara, avaient acquis des
produits, confrontant idées et connaissances avec les pays de la
Méditerranée et du Moyen Orient. Toutefois, à partir du XVlème
siècle, elles connurent une mutation draconienne d'échelle dans leurs
rapports avec le reste du monde et également, comme nous le
verrons, une série de transformations politiques qui devait conduire à
la consolidation d'un ensemble de royaumes dont la prospérité était
étroitement liée au contrôle du commerce d'esclaves.
Deux siècles après, un voyageur qui aurait visité la zone près de
l'embouchure de la Gambie, connue à l'époque comme le royaume
des Niumi, aurait découvert un contexte assez cosmopolite: les
seigneurs qui vivaient dans des maisons de style européen et
portaient des costumes de confection; le prêtre catholique avec son
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