Ampère, encyclopédiste et métaphysicien

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s c i e n c e s
&
h i s t o i r e
Ampère
encyclopédiste et métaphysicien
Robert Locqueneux
Extrait de la publication
Ampère, encyclopédiste
et métaphysicien
Robert Locqueneux
17, avenue du Hoggar
Parc d’Activité de Courtabœuf, BP 112
91944 Les Ulis Cedex A, France
Lille 1
Extrait de la publication
« Sciences & Histoire »
La collection Sciences & Histoire s’adresse à un public curieux de sciences. Sous la forme d’un
récit ou d’une biographie, chaque volume propose un bilan des progrès d’un champ scientifique,
durant une période donnée. Les sciences sont mises en perspective, à travers l’histoire des avancées
théoriques et techniques et l’histoire des personnages qui en sont les initiateurs.
Quelques parutions :
L’Univers dévoilé, par James Lequeux, 2005
Pionniers de la radiothérapie, par Jean-Pierre Camilleri et Jean Coursaget, 2005
Charles Beaudouin. Une histoire d’instruments scientifiques, par Denis Beaudouin, 2005
Des neutrons pour la science. Histoire de l’Institut Laue-Langevin, une coopération internationale
particulièrement réussie, par Bernard Jacrot, 2006
Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherche à l’Inria, par Alain Beltran et
Pascal Griset, 2007
Un nouveau regard sur la nature. Temps, espace et matière au siècle des Lumières,
par Jacques Debyser, 2007
François Arago, un savant généreux. Phisique et astronomie au XIXe siècle, par James Lequeux,
2008
Histoire de l’anesthésie. Méthodes et techniques au XIXe siècle, par Marguerite Zimmer,
2008.
Imprimé en France
ISBN EDP Sciences : 978-2-7598-0038-4
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés
pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article
41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du
copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les
courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale,
ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause
est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque
procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et
suivants du code pénal.
© 2008 EDP Sciences
Extrait de la publication
Sommaire
Introduction
iii
PREMIÈRE PARTIE
L’horizon lyonnais (1775-1803)
Chapitre 1
L’empreinte du père
3
Chapitre 2
Les amitiés lyonnaises
43
Chapitre 3
De l’élégie à la tragédie
67
Chapitre 4
Les premiers pas d’Ampère
dans le monde savant
121
DEUXIÈME PARTIE
Les années de philosophie et de chimie (1803-1820)
Chapitre 5
L’inaptitude au bonheur
151
Chapitre 6
La pensée philosophique
aux environs de 1800
247
Chapitre 7
Un scientifique en philosophie :
Ampère métaphysicien
289
Chapitre 8
Des fluides et des forces
339
Chapitre 9
Ampère et la chimie
411
Chapitre 10
Ampère mathématicien et physicien
455
Extrait de la publication
ii
Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
TROISIÈME PARTIE
Comment Ampère devînt le « Newton de l’électricité »
(1820-1826)
Chapitre 11
Grandeur et misère du découvreur
des phénomènes électrodynamiques
495
Chapitre 12
De l’expérience d’Oersted
à la découverte
des forces électrodynamiques
545
Chapitre 13
Développement et achèvement
de la théorie des phénomènes
électrodynamiques
577
Chapitre 14
Des causes cachées
des phénomènes physiques
607
QUATRIÈME PARTIE
Le dernier ouvrage (1826-1836)
Chapitre 15
La classification des sciences
cosmologiques et noologiques
625
Chapitre 16
Crépuscule
663
Notes et références
705
Extrait de la publication
Introduction
La vie d’Ampère est un roman, un roman semé d’épines. Au terme d’une enfance heureuse :
la mort d’une sœur tendrement aimée, les grands espoirs de 1789 trahis par la Terreur, le martyr de Lyon, le père guillotiné, il rencontre enfin Julie et, pendant un bref moment, Ampère
peut penser retrouver le bonheur, un bonheur tel qu’on a pu le connaître dans son monde
au temps des Lumières : une vie de salon réduite au cercle de la famille de la promise. Après
son mariage, Ampère recherche des cours particuliers. Puis professeur à l’École centrale de
Bourg-en-Bresse, il connait l’exil et la maladie de Julie. À l’idylle succède alors la tragédie, la
mort de la jeune épouse au terme d’une longue agonie. Ensuite il obtient le poste de répétiteur d’analyse à l’École polytechnique, connait un second mariage malheureux suivi d’une
séparation définitive, l’installation de sa famille à Paris, quelques désordres sentimentaux, la
tentation du suicide, des moments de doute et de désespoir, la foi qui se perd, et, enfin la paix
intérieure atteinte dans une foi tranquille retrouvée (Ozanam nous le montre priant le matin
à Saint-Étienne-du-Mont), mais c’est aussi le temps d’une santé déclinante. Toute une vie
qui peut être retracée grâce à une correspondance abondante1, qui traduit fréquemment ses
états d’âme, laisse deviner ses amours, dissèque ses doutes religieux et suit sa reconversion.
Ampère se découvre totalement dans cette correspondance. Il s’y montre même à l’occasion
colérique envers sa sœur lorsque les dettes s’accumulent, mal inspiré lorsqu’il tente – en vain
et c’est heureux – d’orienter la carrière de son fils, encore plus mal inspiré lorsqu’il marie sa
fille à un inconnu et toujours lâche envers ce gendre joueur, alcoolique et violent – la pitié
peut être lâche – n’utilisant pas les moyens que la loi met à sa disposition pour protéger sa
fille. Cette correspondance peut nous le montrer travaillant tout le jour comme une brute,
indifférent à tout ce qui n’est pas l’objet de ses recherches et à l’instant suivant tourmenté par
quelque mal moral, quelque désespoir amoureux, quelque doute religieux, quelque dégoût
de la vie, en bref tourmenté par le mal du siècle. Ainsi cette correspondance adressée à ses
amis les plus intimes est-elle bien dans l’esprit du temps, qui tourne à la confession d’un
enfant du siècle : on pense à René de Châteaubriand, à Oberman de Senancourt ou à Adolphe
de Benjamin Constant.
Les amis d’Ampère ont tous une forte personnalité, tous ont souffert de la Terreur, quelques-uns faillirent y périr, certains eurent une conduite héroïque et obtinrent des fonctions
éminentes dans les administrations les plus inamovibles de l’Empire ou de la monarchie
constitutionnelle ; ces derniers favorisèrent constamment la carrière de leur ami. Ils ont laissé
des témoignages des conversations passionnées d’Ampère, soit qu’il parle de science, de philosophie ou de religion soit que, plus simplement, il refasse le monde. Ampère et ses amis
appartiennent à la mouvance libérale et chrétienne ; ses opinions politiques sont celles de
Camille Jordan. D’autres nous le décrivent errant comme une ombre dans le salon de Mme
Récamier. Sa correspondance nous le montre plus souvent chez les Cuvier ou chez les Jussieu.
Nous avons des témoignages contrastés de la vie dans la maison d’Ampère selon qu’ils sont
de la patte du peintre Delecluse ou de Frédéric Ozanam, qui vécut chez Ampère le temps de
ses études. Nous avons donc la matière d’une biographie intime détaillée.
Extrait de la publication
iv
Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
Ampère a appris à lire dans l’Histoire naturelle de Buffon. Très jeune, il s’est plongé dans
l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert : on ne s’étonnera pas que, comme d’Alembert, il
se soit intéressé autant à la philosophie qu’aux sciences. Toute sa vie, Ampère sera tourmenté
par le désir de connaître la nature de l’intelligence et de la volonté, de remonter à l’origine de
nos connaissances et au principe de détermination de nos actes. À ses débuts en philosophie,
comme tout le monde en France, Ampère suit Condillac, il y trouve un thème de recherche
qu’il poursuivra toute sa vie : la question de l’origine de nos idées. Mais très vite, en s’éloignant
de Condillac et de Destutt de Tracy, Ampère cherchera à restaurer la certitude de l’existence
réelle du monde physique et du monde moral que, pense-t-il, les systèmes de Condillac, de
Reid et de Kant détruisent. Pour ce faire, il élabore sa théorie des rapports : Ampère emprunte
à Kant la distinction entre d’une part les phénomènes, que sont les sensations et le sentiment
du Moi, et d’autre part les noumènes ou substances que nous ne pouvons percevoir, mais que
nous concevons comme causes des phénomènes et qui n’ont avec eux aucune ressemblance.
Ainsi la matière serait-elle la cause de la sensation, l’âme celle du Moi et Dieu celle de l’âme et
de la matière. Convaincu de la vérité des théories physiques, Ampère cherche à jeter un pont
indestructible sur l’abîme qui sépare la connaissance de la réalité. Ce pont, c’est sa théorie des
rapports par laquelle il établit – du moins s’en montre-t-il convaincu – que les rapports que
nous apercevons entre les phénomènes sont identiques à ceux qui existent entre les substances.
Ampère pense ainsi achever le travail de ces lignées de philosophes qui s’attachent à déterminer
la valeur de la connaissance et qui vont de Locke à Reid et à Kant. Jean-Jacques Ampère2, le fils,
témoigne des ambitions philosophiques de son père qui ne veut rien moins que corriger Kant.
Pour suivre une telle construction philosophique, il convient, en nous gardant des généralités
vagues qui n’apporteraient aucune lumière utile à la connaissance de la philosophie d’Ampère,
de retracer ces différents courants de pensée qui naissent de l’Essai sur l’entendement humain
de Locke, lequel conduit à Condillac et à l’idéologie en France, à l’idéalisme de Berkeley et au
scepticisme de Hume en Irlande et en Écosse, ce dernier appelant en réponse la philosophie du
sens commun de l’École écossaise de Reid et la Critique de la raison pure de Kant à Heidelberg.
L’œuvre philosophique d’Ampère, c’est aussi l’histoire d’une collaboration privilégiée avec
Maine de Biran, une collaboration qui produisit une correspondance persévérante de 1805 à
1819 3. On peut raisonnablement penser qu’Ampère, qui appartint à l’école mystique de Lyon,
ne fit qu’une brève incursion en idéologie, fut très tôt influencé par Kant et guida la démarche de
Maine de Biran, lequel fut plus inspiré par Reid que par Kant, de l’idéologie au spiritualisme.
La correspondance entre Maine de Biran et Ampère renferme la théorie des rapports, et
également une classification des faits de l’intelligence en psychologie, une classification
qu’Ampère échafaude dans le même temps qu’il établit une classification des éléments en
chimie. À la fin de sa vie, Ampère consacrera tout son temps à une classification des sciences
noologiques et cosmologiques.
En sciences, Ampère est avant tout un mathématicien. Dans la première partie de sa carrière, à l’École polytechnique, il enseigne les mathématiques ; il est un peu plus tard chargé
du cours de mécanique. À l’Académie des sciences, c’est un fauteuil de mathématicien qu’il
sollicitera. Ainsi une grande partie de sa carrière dépend-elle de ses recherches en mathématiques. Mais Ampère est un touche-à-tout : il est aussi chimiste, naturaliste amateur, il disputera
avec Cuvier sur la formation du globe ; passionné de botanique, il discute avec Geoffroy SaintHilaire de la classification des plantes.
Extrait de la publication
Introduction
v
Lorsqu’en octobre 1807 Ampère est nommé professeur suppléant d’analyse, son intérêt pour
les mathématiques a déjà fortement décliné. Ampère est devenu métaphysicien et compte le rester : « comment quitter les ruisseaux et les bocages [de la métaphysique] pour ces déserts brûlés
par les rayons du soleil mathématiques ». Il fréquente les membres de la société d’Auteuil et lie
une relation de travail féconde avec Maine de Biran. Les travaux d’Ampère en métaphysique ne
firent l’objet d’aucune publication et ne sont connus que par sa correspondance avec Maine de
Biran pour la plus grande part. En 1808, l’intérêt que, dans sa jeunesse, Ampère avait manifesté
pour la chimie renaît, lorsqu’il apprend la découverte du potassium et du sodium par Davy.
En chimie comme en métaphysique, Ampère ne publie pas. C’est dans ses discussions particulières et dans sa correspondance avec Davy qu’il développe alors ses idées sur le chlore, le fluor
et l’iode : il est alors le premier qui considère que ces corps sont des corps simples. Dans une lettre datée de mars 1813 et dans un mémoire sur le fluor publié en juillet de la même année, Davy
reconnaît avoir une dette envers Ampère. Voilà ce qui l’incite à entreprendre la publication de
ses travaux : trois mémoires de chimie s’ensuivront : le premier, en janvier 1814, sur la loi de
Mariotte ; le second, la même année, sur la théorie de la combinaison chimique qui paraît sous
la forme d’une lettre à Berthollet ; le troisième, en 1816, sur la classification des corps simples en
chimie. La rédaction du second mémoire fut tourmentée, son auteur en pleine crise sentimentale songeait au suicide dès qu’il levait les yeux de ses papiers. En plus, il briguait un fauteuil de
mathématiques à l’Académie des sciences, aussi était-il urgent qu’il rédige quelques mémoires
d’analyse, ce qu’il avait omis de faire depuis fort longtemps : il passe ainsi une grande partie de
son temps à rédiger un mémoire sur les équations aux dérivées partielles. La relation privilégiée
d’Ampère avec le chimiste Davy et une relation conflictuelle avec Thénard ont éloigné Ampère
des membres de la Société d’Arcueil. Ampère a cependant fait part de ses idées sur la combinaison chimique à Berthollet qui l’a engagé à les publier. Alors qu’il craint d’avoir contre lui les
« Bonaparte de l’algèbre » lors de sa candidature à l’Académie des sciences, ceux-ci ont remis
à septembre l’élection à l’Académie, en partie pour lui donner le temps d’y lire son mémoire
de mathématiques, lequel fera l’objet d’un long compte rendu de Poisson dans le Bulletin de la
société philomatique de Paris. Ainsi Ampère reprend-t-il goût aux mathématiques : il complètera ensuite son mémoire sur les équations aux dérivées partielles par plusieurs mémoires où il
traite de diverses applications et publiera encore quelques mémoires de mécanique. Il publiera
aussi, en 1815, un mémoire sur les lois de la réfraction ordinaire et extraordinaire, mémoire dans
lequel ses travaux sur les équations aux dérivées partielles trouvent à s’appliquer et qui généralise un mémoire de Laplace sur le même sujet. Les deux mémoires, celui de Laplace et celui
d’Ampère, sont présentés par Biot dans son Traité de physique expérimentale et mathématique en
1816. Ainsi, en 1816, Ampère s’est-il rapproché des membres de la Société d’Arcueil, lorsqu’un
événement scientifique va l’en éloigner à nouveau : en mai 1816, à la suite d’une communication d’un mémoire de Fresnel par Arago à l’Académie des sciences, Ampère abandonne à
regret la théorie de l’émission pour la « vraie théorie de la lumière », fondée sur l’hypothèse
ondulatoire. Voilà scellé un nouveau groupe d’amis : Arago, Fresnel et Ampère. Ampère mettra
beaucoup de temps à convaincre Fresnel de la nécessité de supposer la transversalité des vibrations de l’éther et n’en convaincra jamais Arago. Cette option éloigne Ampère des « Bonaparte
de la physique », qui s’en tiendront toujours à la théorie de l’émission. Les travaux de Fresnel
recueillirent néanmoins les encouragements de Laplace mais pas son assentiment ; mais les
disciples de Laplace et de Berthollet sont loin de partager la largeur d’esprit de leurs maîtres,
Poisson et Biot penchaient plutôt pour l’anathème.
vi
Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
En 1820, un événement va bouleverser les projets d’Ampère, Oersted a mis en évidence
l’action d’un circuit galvanique (que nous nommons à la suite d’Ampère un courant électrique) sur un aimant. Ampère interrompt ses différents travaux philosophiques, chimiques
et mathématiques pour se consacrer à ce phénomène qui dérange les physiciens français :
il découvre l’interaction entre les courants électriques et invente l’électrodynamique 4. Pour
ce faire, Ampère conçoit et fait construire des instruments qui permettent de déterminer les
forces d’interaction de deux circuits électriques de formes diverses, à partir de leurs conditions
d’équilibre. Ampère qui était un expérimentateur fort malhabile fut aidé dans ses manipulations par Fresnel et Arago ; il reçut de ce dernier les exhortations nécessaires à la publication
quasi hebdomadaire de ses premiers travaux. Ampère conçoit des enroulements de fils électriques, des solénoïdes – le mot est de lui – qui imitent l’action des aimants, et à partir de là,
il ramène le magnétisme à l’électricité.
Dans ce domaine de recherche, Ampère et Biot sont alors concurrents ; ainsi, une nouvelle
fois, Ampère s’oppose aux convictions de la Société d’Arcueil. Alors qu’Ampère ramène les
actions des aimants à celles des courants électriques, Biot ramène les secondes aux premières.
Il s’ensuit qu’Ampère suppose que des actions entre les particules (ou les fluides) électriques
sont de natures différentes selon que les particules sont au repos ou en mouvement, il distingue des actions électrostatiques et des actions électrodynamiques. Biot de son côté suppose
que les interactions sont les mêmes que les particules électriques ou magnétiques soient au
repos ou en mouvement et considère que le courant électrique rend par sa présence, passagèrement magnétique, les corps conducteurs. Ainsi est-ce par une action magnétique que le
fil électrique dérange l’aimant. Alors que Biot voit dans l’action des courants électriques des
phénomènes statiques, Ampère y voit des phénomènes dynamiques. Dans ses travaux sur les
phénomènes électrodynamiques, Ampère a joué tour à tour sur plusieurs registres, soit qu’il
recherche les causes cachées des phénomènes physiques entre un atomisme proche de celui
de Laplace et le dynamisme d’Oersted, soit qu’il élabore sa théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques sur quelques lois générales et élémentaires tirées de l’expérience,
une approche théorique qui lui vaut les éloges d’Auguste Comte. C’est sur cette dernière note
qu’au terme d’une période de travaux de six ans, plusieurs fois interrompue par la maladie,
Ampère met un point final à cette recherche en publiant la Théorie mathématique des phénomènes
électro-dynamiques uniquement déduite de l’expérience ; entre temps, en 1824, Ampère a obtenu,
pour la première fois de sa carrière, une chaire qui lui convient, la chaire de physique expérimentale au Collège de France.
Ampère revient ensuite à la métaphysique en s’attachant à l’élaboration d’une classification des sciences cosmologiques et noologiques et, en passant, il donne les bases d’une science naissante, l’ethnologie. La classification éclaire ses différentes approches de la physique :
approche expérimentale, approches interprétatives. Ampère puise dans le système du monde
de Newton et dans la structure de l’éther proposée par Fresnel pour rendre compte de la transversalité des ondes lumineuses, la conviction que les théories physiques saisissent la réalité
même des choses et les véritables causes des phénomènes.
Nous avons voulu présenter ici, tout à la fois, un héritier des Lumières, un héros romantique
tourmenté par le mal du siècle, l’auteur d’une œuvre philosophique profondément éclectique
qui contribua à mener la philosophie française de l’idéologie au spiritualisme, un scientifique
aux centres d’intérêt multiples : un mathématicien de profession que seuls ses soucis de carrière
ramènent aux mathématiques, un chimiste passionné, enfin, ce qui assura sa gloire, l’initiateur
vii
Introduction
d’une nouvelle branche des sciences physiques, l’électrodynamique. Nous ne pousserons pas
le souci de la vérité en mêlant les sentiments et les travaux scientifiques d’Ampère : une correspondance dans le style de Senancourt et des analyses historiques des œuvres métaphysiques
ou scientifiques même s’ils furent souvent simultanés. Mais tout en les séparant, nous ferons
– au risque de quelques redites – dans le récit des uns et des autres quelques évocations de l’un
et l’autre afin de mieux faire ressentir leur simultanéité.
Extrait de la publication
Première partie
L’horizon lyonnais
(1775-1803)
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Chapitre 1
L’empreinte du père
Jean-Jacques Ampère, le père du physicien, est né le 8 janvier 1733
à Lyon. Il y devint négociant en soie comme son père et ses trois
frères. À trente-huit ans, il épousa Jeanne (Antoinette) de SutièresSarcey, elle aussi membre d’une famille de négociants en soie qui
n’étaient pas sans quelques prétentions nobiliaires. Jeanne Sarcey,
d’une quinzaine d’années plus jeune, était orpheline et vivait avec
sa sœur cadette Antoinette qui continua à vivre avec le couple.
Quelques semaines avant son mariage, le 30 juin 1771, JeanJacques Ampère achète pour 20 000 livres (dont 6 000 livres de
mobilier) une propriété à Poleymieux, aux Monts d’Or, à une
dizaine de kilomètres au nord de Lyon, à l’écart des grandes routes. Le 12 juillet 1771, il signe son contrat de mariage, le mobilier
de la mariée y est estimé à 3 000 livres. Le mariage eut lieu le
16 juillet ; le 8 février 1772, la jeune épouse avait reçu une dot de
25 000 livres contre une rente viagère de 500 livres de l’un de ses
oncles Jacques Sutières-Sarcey habitant Paris. Louis de Launay,
qui publia la correspondance d’Ampère, estime la fortune du
ménage à environ de 100 000 livres, somme qu’il juge importante
pour le milieu et pour l’époque.
Pendant une dizaine d’années, Jean-Jacques Ampère continue
son négoce. Le couple habite Lyon, et Poleymieux n’est qu’une
maison de campagne où il ne passe que l’été. Les deux premiers
enfants naissent à Lyon, dans la paroisse Saint Nizier où ils sont
baptisés : Antoinette naît le 22 juin 1772 et André, le 22 janvier
1775, l’année du sacre de Louis XVI. L’acte de baptême du physicien qui tient lieu d’état civil, comporte le texte suivant :
« Le 22 janvier, j’ai baptisé André-Marie, né le 20, fils de Sieur
Jean-Jacques Ampère, bourgeois de Lyon et de demoiselle JeanneAntoinette de Sarcey, son épouse. Parrain : Sieur André de SutièresSarcey (l’oncle de Jeanne Sarcey) ancien capitaine au régiment
de Bretagne ; marraine Marie-Magdeleine Bertoy, veuve de Sieur
François Haller, marchand mercier à Paris, représentée par demoiselle Antoinette Sarcey, fille mineure, qui avec le père, ont signé1 ».
C’est à Lyon qu’André2 passe les premières années de son
enfance et que se rattachent les premiers souvenirs qu’il relate
dans sa biographie écrite à la troisième personne.
Extrait de la publication
4
Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
« Avant de pouvoir lire, le plus grand plaisir du jeune Ampère était
d’entendre des morceaux de l’histoire naturelle de Buffon, il demandait sans cesse qu’on lui lût l’histoire des animaux et des oiseaux
dont il avait appris depuis longtemps tous les noms en s’amusant
à en regarder les figures. La liberté qu’on lui laissait de n’étudier
que quand il lui plaisait de le faire fut cause que, quoiqu’il sût épeler depuis longtemps, il ne lisait point encore, et c’est en s’exerçant
seul à comprendre l’histoire des oiseaux qu’il apprit enfin à lire
couramment3 ».
L’enfant avait le goût d’apprendre et une excellente mémoire,
aussi son père décida-t-il de l’instruire lui-même sans le contraindre d’aucune sorte. En effet, comme beaucoup de bourgeois
au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Ampère était lettré ; selon son fils,
« il n’avait jamais cessé de cultiver la littérature latine et française,
ainsi que plusieurs branches des sciences ».
« Bientôt, (dès que l’enfant sut lire) la lecture des livres d’histoire
et des pièces de théâtre qu’il trouvait dans la bibliothèque de son
père l’attacha autant que celle de Buffon. Il se passionnait pour les
Athéniens et les Carthaginois et prenait en haine les Lacédémoniens
et les Romains, quand il les voyait subjuguer ou détruire les peuples
qu’il affectionnait. Il prenait un singulier plaisir à apprendre des
scènes entières des tragédies de Racine et de Voltaire et à les réciter
en se promenant seul. Les sentiments que ces lectures développaient
en lui l’exaltaient parce qu’il entendait raconter des événements de
la guerre que l’Angleterre et la France se faisaient alors au sujet
de l’indépendance des États-Unis4 ».
Figure 1.1. Maison
d’Ampère à Poleymieux,
laquelle est aujourd’hui un
musée de l’électricité.
Lorsqu’en 1783 cette guerre cessa et que, par le traité de
Versailles, l’Angleterre reconnut l’indépendance des États-Unis,
André n’avait que huit ans ; il était donc bien jeune lorsqu’il partageait avec son père les passions de son temps pour l’histoire
ancienne, les tragédies et le sort des Américains.
En 1782, Jean-Jacques Ampère prit sa retraite. Il était alors, selon
les critères de l’époque, un homme âgé, il approchait la cinquantaine. Un troisième enfant, Joséphine naquit à Lyon le 22 janvier
1785. À partir de ce moment, la famille s’installa à Poleymieux,
ne passant plus à Lyon où elle avait gardé son domicile que deux
mois d’hiver. Ainsi dans les dernières années de l’Ancien Régime
la famille Ampère toucha-t-elle de très près à l’idéal de bonheur
de son temps. Poleymieux fut le cadre de la période la plus heureuse, sinon la seule, de la vie d’Ampère. C’est là que se rattachent tous ses souvenirs d’enfant et de jeune homme, souvenirs
qu’il cultivera tout au long de sa vie (figure 1.1).
La maison d’Ampère est toujours là, transformée en musée.
L’aspect du village tel qu’il était à la veille de la Révolution et
5
L’empreinte du père
sa situation économique et sociale nous sont connues grâce au
procès-verbal de la première séance de l’Assemblée municipale
qui se tînt au château seigneurial le 25 mai 1788. Le but de la réunion était de répondre à une enquête prescrite par l’administration de la généralité sur l’état de la commune. Tout cela nous est
restitué par un historien local, André Vernay qui fut instituteur à
Poleymieux dans les années 19305.
« À cette époque, Poleymieux compte “80 feux” y compris le château, la cure et cinq maisons bourgeoises (dont la maison d’Ampère).
Le château situé tout à fait dans le haut du village fut brûlé au début
de la Révolution. Il ne subsiste plus, aujourd’hui, qu’un vaste bâtiment (aux murailles épaisses de deux mètres) où l’on retrouve seulement quelques modestes vestiges du passé ».
Cependant, non loin, s’élève encore une haute et large tour,
appelée autrefois « la Tour des Commissaires » et qui dépendait du château. Tout à côté se trouvait alors la petite église de
la paroisse d’origine très ancienne, peut-être primitivement chapelle du château. (Elle fut désaffectée vers 1860 et transformée en
maison bourgeoise.)
« En 1788, la commune comptait 406 habitants… Les paysans
n’étaient pas riches et il y avait alors “20 pauvres à l’aumône”.
“La majeure partie des habitants n’a que de très petites facultés par
la situation des lieux qui est d’une culture très pénible et les terrains
d’un très médiocre produit6 ».
D’ailleurs le seigneur et le curé possédaient une grande partie de la superficie cultivable : le premier exploitant directement 90 hectares et le deuxième affermant 18 bicherées (environ
2,30 hectares). Les pentes dominant le village étaient… des communaux servant de pâturages. Et les bons terrains eux-mêmes
étaient encombrés de nombreux mürgers (des monticules formés avec les pierres tirées des champs lors du défrichement) qui
gênaient les travaux des champs.
On sent qu’à cette époque Poleymieux est surpeuplé et que
la commune ne peut nourrir tous ses habitants. Aussi on sème
en « blé-froment » toute la surface possible (52 hectares en 1788),
le reste étant en vignes, bois, « il n’y a que quelques petites
prairies ! ».
«“Les produits en blé sont modiques, il s’en faut bien qu’en général,
on récolte du blé pour la consommation de la paroisse. Aussi la plus
grande partie des habitants est forcée d’aller moissonner en Bresse,
afin d’en rapporter quelques blés qu’ils ne peuvent point se permettre
chez eux. Malheureusement, ils rapportent de ce pays marécageux
des fièvres qui leur font payer durement le fruit de leurs peines”.
Extrait de la publication
6
Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
“On vend quelque vin à Neuville et à Lyon. Il est de la plus difficile
et de la plus périlleuse exportation, par la nature des chemins !”
En somme, la paroisse n’est pas riche : “il n’y a que 5 paires de
bœufs, divisées entre le seigneur et 3 bourgeois, 50 vaches, environ
100 brebis. Les bêtes à cornes y sont sujettes à la maladie du charbon. Les vaches ne sont point fruitières parce qu’elles labourent et
voiturent !” ».
Comme ressources, il faut ajouter quelques journées que procurent les gens aisés et les bourgeois ; pas de fabriques, quelques
petits commerçants : 3 cabaretiers, un tailleur de pierres un maréchal-ferrant et même un tisserand.
La diminution de la dîme sera la première revendication de
la paroisse : « La quotité est la plus accablante puisqu’elle est de
11 la 12e (la douzième gerbe étant donnée au fermier de la dîme)
pendant que dans les paroisses limitrophes elle est de 20 la 21e.
Elle se perçoit sur le vin et sur toutes sortes de grains ; elle est
affermée 1 300 à 1 400 livres ».
Jean-Jacques Ampère vécut alors fort bourgeoisement de
ses rentes fort substantielles. Il dirigeait l’exploitation de son
domaine, que cultivait un granger, Delorme. Il devint aussi le
procureur fiscal du seigneur de Poleymieux en quelque sorte son
intendant. Ces activités lui laissaient le loisir de cultiver la littérature et d’éduquer ses deux enfants. Peut-être sous l’influence de
Rousseau, il les laissa s’instruire sans contrainte, se bornant à leur
inspirer le désir de savoir et les dirigeant presque à leur insu.
Reprenons l’autobiographie d’André Ampère :
« Son père qui connaissait et parlait même la langue de Virgile aussi
bien que l’aurait pu faire le plus habile professeur, lui inspira le
désir de l’apprendre en lui récitant souvent des vers de cet admirable
poète, dont l’harmonie charmait le jeune Ampère. Il sut bientôt assez
de latin pour comprendre les auteurs qui ne présentent pas de grandes difficultés : mais à treize ans, les éléments de mathématiques de
Rivard et de Mazeard étant tombés sous sa main, tout autre étude
fut oubliée. Il s’en occupa uniquement, et la lecture de ces deux livres
fut suivie de celle de l’algèbre de Clairaut et des traités des Sections
coniques de La Chapelle et du Marquis de L’Hopital. Ne connaissant
personne qui eut la moindre connaissance des mathématiques, il se
mit à composer un traité des sections coniques avec les matériaux
qu’il trouvait dans ces ouvrages et des démonstrations qu’il imaginait et croyait nouvelles. Mais quand il voulut lire les articles de
mathématiques de l’Encyclopédie, il fut arrêté par l’emploi du calcul
infinitésimal dont il n’avait aucune idée.
Ayant à cette époque, pendant un séjour de quelques mois que son
père fit à Lyon, eu l’occasion de voir M. Daburon, alors professeur
Extrait de la publication
7
L’empreinte du père
de Théologie au Collège de la Trinité de Lyon… qui s’était beaucoup
occupé de mathématiques, il lui raconta l’embarras où le mettaient
les d qu’il trouvait dans ces articles sans qu’on y eût dit ce que cette
lettre représentait. M. Daburon fut frappé de ce que le jeune Ampère
avait fait sans autre secours que les livres qu’il avait étudiés. Il eut
la bonté de lui donner quelques leçons de calcul différentiel et de
calcul intégral et lui aplanit ainsi les difficultés qui l’avaient arrêté.
Son père, pénétré de reconnaissance, se lia d’une intime amitié avec
M. Daburon qui venait parfois passer quelques jours à la campagne
où il avait ramené son fils. M. Daburon dirigea les études mathématiques du jeune Ampère et lui inspira une nouvelle émulation qui
rendit ses progrès plus rapides7 ».
Sainte-Beuve qui recueillit les souvenirs d’Ampère et de sa
famille donne une relation de cet épisode dans lequel il s’attache
sans doute plus à la justesse des sentiments qu’à celle des faits.
« Le jeune Ampère connaissait déjà toute la partie élémentaire des
mathématiques et l’application de l’algèbre à la géométrie, lorsque
le besoin de pousser au-delà le fit aller un jour à Lyon avec son père.
M. l’abbé Daburon (depuis inspecteur général des études) vit entrer
alors dans la bibliothèque du collège M. Ampère, menant son fils
de onze à douze ans, très petit pour son âge. M. Ampère demanda
pour son fils les ouvrages d’Euler et de Bernouilli. M. Daburon fit
observer qu’ils étaient en latin : sur quoi l’enfant parut consterné
de ne pas savoir le latin ; et le père dit : “Je les expliquerai à mon
fils” et M. Daburon ajouta : “Mais c’est le calcul différentiel qu’on
y emploie, le savez-vous ?” Autre consternation de l’enfant ; et
M. Daburon lui offrit de lui donner quelques leçons, et cela se fit8 ».
Malgré ce qu’Ampère dit dans son autobiographie, il paraît
s’être entiché des mathématiques avant treize ans ; en effet à
cet âge il présente sa première communication à l’Académie de
Lyon, le 8 juillet 1788 : « Sur la rectification d’un arc quelconque
de cercle plus petit que la demi-circonférence », qui prouve qu’il
a alors parfaitement assimilé le calcul différentiel9.
L’intérêt que l’abbé Daburon porta à son élève nous permet
de relativiser le jugement porté d’ordinaire sur la formation autodidacte d’André Ampère. Le collège de la Trinité a une longue
tradition d’enseignement scientifique. Au temps des Jésuites
(avant qu’ils ne soient chassés du Royaume en 1762), le père
Béraud y a formé Montucla, Lalande et l’abbé Bossut. De cette
époque, le Collège gardait pour son enseignement une vaste collection « d’instruments mathématiques » en architecture civile
et militaire, géométrie, mécanique, optique, et hydraulique.
Les Oratoriens qui succédèrent aux Jésuites conservèrent cet
enseignement et la section de philosophie, dont l’enseignement
Extrait de la publication
8
Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
s’étend sur deux années, était subdivisée en deux sections distinctes : l’une de philosophie proprement dite, l’autre de physique.
Daburon dut être d’autant plus à l’aise pour diriger la formation du jeune Ampère, que, par tradition, à l’Oratoire, les maîtres
avaient surtout un rôle de directeur de lectures, de recherches
et de travaux. Les cours peu nombreux, devant un faible auditoire, se prolongeaient par un dialogue avec les élèves10. Voilà qui
réduit d’autant la distance entre la formation d’Ampère et celle
de ses contemporains.
En 1790, l’Assemblée constituante supprima la congrégation,
désorganisant l’enseignement. Mais on peut douter qu’André
Ampère l’ait suivi s’il n’avait pas été supprimé, car, à l’âge de
quinze ans, ses connaissances dépassaient déjà celles des élèves
de ces classes.
Ainsi la vocation scientifique d’Ampère s’affirme-t-elle très tôt.
Ampère nous laisse accroire qu’elle lui vint du sentiment d’enthousiasme pour les sciences physique et philosophique que fit naître
en lui la lecture de L’éloge de René Descartes de Thomas11, lecture
propre à enflammer l’imagination d’un enfant solitaire, à l’âme
religieuse. En effet, « [Thomas] croi(t) voir Descartes, avec le respect dont il était pénétré pour la Divinité, entrer dans le temple et
s’y prosterner : (il croit) l’entendre dire à Dieu : “O Dieu ! Puisque
tu m’as créé, je ne veux point mourir sans avoir médité sur tes
ouvrages : je vais chercher la vérité, si tu l’as mise sur la terre ; je
vais me rendre utile à l’homme, puisque je suis homme ; soutiens
ma faiblesse, agrandis mon esprit, rends-le digne de la nature et
de toi : si tu permets que j’ajoute à la perfection des hommes, je te
rendrai grâce en mourant, et ne me repentirai point d’être né”12 ».
À moins que Thomas n’aime « à le voir debout sur la cime des
Alpes… (y) méditant profondément à la lueur des orages ».
Puisque cet ouvrage a contribué à la vocation philosophique
et scientifique d’André Ampère, nous en prendrons prétexte
pour en exposer les grandes lignes ; il nous fait connaître l’opinion commune des savants de l’époque, tant « il y a, selon Garat,
dans chaque siècle, un esprit général qui influe, sans qu’on s’en
aperçoive, sur tous ceux qui vivent dans le même temps »13.
En effet, cet Éloge de Descartes, écrit dans les années 1760,
reflète bien les convictions de ces savants qui considèrent que les
vastes systèmes philosophiques sont plus propres à égarer l’esprit humain qu’à le servir et qui se veulent les héritiers de Locke
et de Newton. Thomas nous montre ce que ces derniers empruntent à Descartes, comment ils se gardent de ses égarements ;
il montre aussi ce que Newton tient de tous ceux qui l’ont précédé. Ainsi Thomas brosse-t-il en larges traits un tableau des progrès de l’esprit humain.
Extrait de la publication
9
L’empreinte du père
« La philosophie, née dans l’Égypte, dans l’Inde et dans la Perse,
avait été, en naissant, presque aussi barbare que les hommes. Dans
la Grèce, aussi féconde que hardie, elle avait créé tous ces systèmes
qui expliquaient l’univers, ou par le principe des éléments, ou par
l’harmonie des nombres, ou par les idées éternelles, ou par les combinaisons de masses, de figures et de mouvements, ou par l’activité de
la forme qui vient s’unir à la matière14. Dans Alexandrie, et à la cour
des rois, elle avait perdu ce caractère original et ce principe de fécondité que lui avait donné un pays libre. À Rome, parmi des maîtres
et des esclaves, elle avait été également stérile ; elle s’y était occupée,
ou à flatter la curiosité des princes, ou à lire dans les astres la chute
des tyrans. Dans les premiers siècles de l’église, vouée aux enchantements et aux mystères, elle avait cherché à lier commerce avec les
puissances célestes ou infernales. Dans Constantinople, elle avait
tourné autour des idées des anciens Grecs, comme autour des bornes
du monde. Chez les Arabes, chez ce peuple doublement esclave et par
sa religion et par son gouvernement, elle avait eu ce même caractère
d’esclavage, bornée à commenter un homme (Aristote), au lieu d’étudier la nature. Dans les siècles barbares de l’Occident, elle n’avait
été qu’un jargon absurde et insensé, que consacrait le fanatisme et
qu’adorait la superstition. Enfin, à la renaissance des lettres, elle
n’avait profité de quelques lumières, que pour se remettre par choix
dans les chaînes d’Aristote15 ».
Du siècle d’Aristote à celui de Descartes, Thomas aperçoit un
vide de deux mille ans ; il perçoit enfin, dans le siècle qui précéda
la naissance de Descartes une espèce de fermentation générale.
« On veut partout remuer les anciennes bornes ; on veut étendre
la sphère humaine »16 : les grands navigateurs découvrent des
contrées immenses et nouvelles ; Copernic rétablit le mouvement
de la terre ; Képler, le législateur des cieux, ouvre la route à des
vérités nouvelles ; « Galilée fait dans les cieux ce que les grands
navigateurs faisaient sur les mers, il aborde à de nouveaux mondes (et) l’homme touche aux extrémités de la création ».
Alors : « la géométrie est appliquée à la doctrine du mouvement ; la force accélératrice dans la chute des corps est mesurée ;
on découvre la pesanteur de l’air ; on entrevoit son élasticité ; (et)
Bacon fait le dénombrement des connaissances humaines, et les
juge17 ».
Enfin, quand « tout (fut) disposé pour une révolution »,
Descartes vint. Thomas peut alors faire l’histoire de ses pensées,
il commence par où Descartes a lui-même commencé. Faisant
table rase de toute opinion, Descartes s’élève au doute universel
et trouve dans son doute même la première vérité : « puisque je
doute, je pense ; puisque je pense, j’existe ». Voici que Descartes
sent en lui un être aux facultés bornées mais qui embrasse et
Extrait de la publication
10
Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
conçoit l’infini. Mais cette idée ne suppose-t-elle pas hors de lui
un être qui en soit le principe, la cause ? L’idée seule de l’être
parfait renferme une existence nécessaire, voici démontrée l’existence de Dieu. Thomas montre comment, après s’être élevé à
Dieu, Descartes « est descendu dans son âme, a saisi sa pensée,
l’a séparée de la matière, s’est assuré qu’il existait des corps hors
de lui18 » et qu’alors, sûr de tous les principes de ses connaissances, peut s’élancer dans l’univers physique qu’il va parcourir,
embrasser, connaître.
Mais Thomas n’est pas seulement l’hagiographe de Descartes ;
il le montre aussi s’égarant dans la métaphysique :
« accoutumé à des méditations profondes, habitué à vivre loin des
sens, à chercher dans son âme, ou dans l’essence de Dieu, l’origine,
l’ordre et le fil de ses connaissances, (il ne) pouvait soupçonner que
l’âme fût entièrement dépendante des sens pour les idées.
N’était-il pas trop avilissant pour elle qu’elle ne fût occupée qu’à
parcourir le monde physique, pour y ramasser les matériaux de ses
connaissances, comme le botaniste qui cueille ses végétaux ; ou à
extraire des principes de ses sensations, comme le chimiste qui analyse les corps ? »
Aussi Descartes imagina-t-il que les idées sont innées en
l’homme. Selon Thomas, « il était réservé à Locke de nous donner, sur les idées, le vrai système de la nature, en développant un
principe connu par Aristote, et saisi par Bacon, mais dont Locke
n’est pas moins le créateur ; car un principe n’est créé que lorsqu’il est démontré aux hommes19 ».
Voilà pour « la métaphysique » de Descartes ; voici maintenant la partie la plus solide de l’œuvre de Descartes :
« (il a) transporté dans sa logique la méthode des géomètres ; il se
servit de l’analyse logique pour perfectionner l’algèbre ; il appliqua ensuite l’algèbre à la géométrie ; la géométrie et l’algèbre à la
mécanique ; et ces trois sciences combinées ensemble, à l’astronomie.
C’est donc à lui qu’on doit les premiers essais de l’application de la
géométrie à la physique : application qui a créé encore une science
toute nouvelle. Armé de tant de forces réunies, Descartes marche à la
nature ; il entreprend de déchirer ses voiles, et d’expliquer le système
du monde ».
Et Descartes réduit le monde entier, des cieux aux êtres animés, à une seule et immense machine, « dont les roues et les ressorts ont été disposés au commencement, de la manière la plus
simple, par une main éternelle20 ».
Il est de peu de conséquence pour les progrès de l’esprit
humain que Descartes s’égare puisqu’il a forgé les outils qui
Les premiers pas d’Ampère dans le monde savant
Un tel rapport étant peu susceptible d’extrait, nous transcrivons et
l’exposé et la conclusion de l’auteur :
“Le mémoire de M. Ampère ayant pour objet le principe des forces
virtuelles, avant d’en faire l’analyse, il faut se former une idée de ce
principe.
Si un système de corps est soumis à l’action de plusieurs forces qui
se font équilibre, et que par une cause quelconque, le système se
trouve déplacé, alors on peut regarder chacun des points de ce système comme décrivant, d’un mouvement uniforme, un petit espace
rectiligne, pendant un instant fort court, ce petit espace projeté perpendiculairement sur la direction de la force est ce qu’on appelle la
vitesse virtuelle. Le produit de cette vitesse par la force est dit le
moment de cette force.
Le système peut être déplacé d’une infinité de manières, et à chacune
répond une valeur du moment de chaque force.
Si l’on prend le moment de chacune pour un même déplacement,
la somme de tous ces moments contemporains sera appelée le moment
total, ou le moment des forces de système pour ce déplacement.
Parmi les différents déplacements possibles, les uns sont compatibles
avec l’espèce et l’état du système, les autres ne peuvent avoir lieu
sans altérer les conditions auxquelles il est assujetti.
Maintenant le principe des vitesses virtuelles consiste en ce que
les forces qui sollicitent un corps, de quelque nature qu’il puisse
être, étant supposées se faire équilibre, le moment total de ces forces
est nul pour chacun des déplacements compatibles avec l’état du
système.
On trouve, dans le journal polytechnique de l’an 5, deux démonstrations de ce principe, l’une de Fourrier, l’autre de Lagrange.
Laplace en a donné également une dans sa mécanique céleste. Mais
comme quelques-unes de ces démonstrations sont fondées sur des
considérations trop savantes pour être mise à la portée des commerçants, et que dans les autres on emploie les quantités infiniment
petites, M. Ampère en a cherché une qui fut exempte de ces deux
inconvénients. C’est l’objet de son mémoire.
Sa démonstration est fondée sur trois principes qui se trouvent expliqués et démontrés rigoureusement dans plusieurs traités élémentaires de statique et dont voici l’énoncé :
1. Deux forces dont les directions se rencontrent sont en raison
inverse des sinus des angles qu’elles forment au point de concours
avec leur résultante, et si elles sont parallèles, elles sont en raison
inverse de leurs distances à la résultante.
2. Lorsqu’un point peut glisser le long d’une courbe, et qu’il est soumis à l’action de deux forces, il faut pour qu’il reste en équilibre
que la résultante des deux forces passe par ce point, et soit de plus
perpendiculaire à la courbe.
Extrait de la publication
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Ampère, encyclopédiste et métaphysicien
3. Si l’on a deux systèmes formés chacun d’un nombre égal de forces
et tel que chaque force de l’un fasse séparément équilibre à la force
correspondante de l’autre, en vertu de liaisons quelconques entre
les points d’application, les forces d’un système ne pourront se faire
équilibre, sans que les forces de l’autre ne soient aussi en équilibre
entre elles, et réciproquement”.
M. Salles s’occupe ensuite du développement et de l’application de
ces 3 principes cités par M. Ampère ; et enfin, le rapport est terminé
par cette conclusion :
“La nouvelle démonstration de M. Ampère a cet avantage sur les
autres qu’elle est fondée sur des considérations simples, et qu’elle
est à la portée de ceux qui connaissent la géométrie descriptive et les
principes de la théorie des fonctions : elle peut servir d’introduction
à la mécanique analytique de Lagrange, ouvrage que doit méditer
quiconque veut approfondir la science mécanique”89 ».
Ces mémoires de mathématiques présentés à la Société
d’Émulation sont les premières versions des mémoires envoyés à
la classe de mathématique de l’Institut et publiés par Ampère soit
dans les mémoires de l’Institut – mémoires des savants étrangers,
(étrangers à l’Institut) – soit dans le Journal de l’École polytechnique entre 1806 et 1808. Grâce à eux, nous l’avons vu, Ampère
prend rang dans la communauté scientifique90.
Extrait de la publication
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