s c i e n c e s & h i s t o i r e Ampère encyclopédiste et métaphysicien Robert Locqueneux Extrait de la publication Ampère, encyclopédiste et métaphysicien Robert Locqueneux 17, avenue du Hoggar Parc d’Activité de Courtabœuf, BP 112 91944 Les Ulis Cedex A, France Lille 1 Extrait de la publication « Sciences & Histoire » La collection Sciences & Histoire s’adresse à un public curieux de sciences. Sous la forme d’un récit ou d’une biographie, chaque volume propose un bilan des progrès d’un champ scientifique, durant une période donnée. Les sciences sont mises en perspective, à travers l’histoire des avancées théoriques et techniques et l’histoire des personnages qui en sont les initiateurs. Quelques parutions : L’Univers dévoilé, par James Lequeux, 2005 Pionniers de la radiothérapie, par Jean-Pierre Camilleri et Jean Coursaget, 2005 Charles Beaudouin. Une histoire d’instruments scientifiques, par Denis Beaudouin, 2005 Des neutrons pour la science. Histoire de l’Institut Laue-Langevin, une coopération internationale particulièrement réussie, par Bernard Jacrot, 2006 Histoire d’un pionnier de l’informatique. 40 ans de recherche à l’Inria, par Alain Beltran et Pascal Griset, 2007 Un nouveau regard sur la nature. Temps, espace et matière au siècle des Lumières, par Jacques Debyser, 2007 François Arago, un savant généreux. Phisique et astronomie au XIXe siècle, par James Lequeux, 2008 Histoire de l’anesthésie. Méthodes et techniques au XIXe siècle, par Marguerite Zimmer, 2008. Imprimé en France ISBN EDP Sciences : 978-2-7598-0038-4 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du code pénal. © 2008 EDP Sciences Extrait de la publication Sommaire Introduction iii PREMIÈRE PARTIE L’horizon lyonnais (1775-1803) Chapitre 1 L’empreinte du père 3 Chapitre 2 Les amitiés lyonnaises 43 Chapitre 3 De l’élégie à la tragédie 67 Chapitre 4 Les premiers pas d’Ampère dans le monde savant 121 DEUXIÈME PARTIE Les années de philosophie et de chimie (1803-1820) Chapitre 5 L’inaptitude au bonheur 151 Chapitre 6 La pensée philosophique aux environs de 1800 247 Chapitre 7 Un scientifique en philosophie : Ampère métaphysicien 289 Chapitre 8 Des fluides et des forces 339 Chapitre 9 Ampère et la chimie 411 Chapitre 10 Ampère mathématicien et physicien 455 Extrait de la publication ii Ampère, encyclopédiste et métaphysicien TROISIÈME PARTIE Comment Ampère devînt le « Newton de l’électricité » (1820-1826) Chapitre 11 Grandeur et misère du découvreur des phénomènes électrodynamiques 495 Chapitre 12 De l’expérience d’Oersted à la découverte des forces électrodynamiques 545 Chapitre 13 Développement et achèvement de la théorie des phénomènes électrodynamiques 577 Chapitre 14 Des causes cachées des phénomènes physiques 607 QUATRIÈME PARTIE Le dernier ouvrage (1826-1836) Chapitre 15 La classification des sciences cosmologiques et noologiques 625 Chapitre 16 Crépuscule 663 Notes et références 705 Extrait de la publication Introduction La vie d’Ampère est un roman, un roman semé d’épines. Au terme d’une enfance heureuse : la mort d’une sœur tendrement aimée, les grands espoirs de 1789 trahis par la Terreur, le martyr de Lyon, le père guillotiné, il rencontre enfin Julie et, pendant un bref moment, Ampère peut penser retrouver le bonheur, un bonheur tel qu’on a pu le connaître dans son monde au temps des Lumières : une vie de salon réduite au cercle de la famille de la promise. Après son mariage, Ampère recherche des cours particuliers. Puis professeur à l’École centrale de Bourg-en-Bresse, il connait l’exil et la maladie de Julie. À l’idylle succède alors la tragédie, la mort de la jeune épouse au terme d’une longue agonie. Ensuite il obtient le poste de répétiteur d’analyse à l’École polytechnique, connait un second mariage malheureux suivi d’une séparation définitive, l’installation de sa famille à Paris, quelques désordres sentimentaux, la tentation du suicide, des moments de doute et de désespoir, la foi qui se perd, et, enfin la paix intérieure atteinte dans une foi tranquille retrouvée (Ozanam nous le montre priant le matin à Saint-Étienne-du-Mont), mais c’est aussi le temps d’une santé déclinante. Toute une vie qui peut être retracée grâce à une correspondance abondante1, qui traduit fréquemment ses états d’âme, laisse deviner ses amours, dissèque ses doutes religieux et suit sa reconversion. Ampère se découvre totalement dans cette correspondance. Il s’y montre même à l’occasion colérique envers sa sœur lorsque les dettes s’accumulent, mal inspiré lorsqu’il tente – en vain et c’est heureux – d’orienter la carrière de son fils, encore plus mal inspiré lorsqu’il marie sa fille à un inconnu et toujours lâche envers ce gendre joueur, alcoolique et violent – la pitié peut être lâche – n’utilisant pas les moyens que la loi met à sa disposition pour protéger sa fille. Cette correspondance peut nous le montrer travaillant tout le jour comme une brute, indifférent à tout ce qui n’est pas l’objet de ses recherches et à l’instant suivant tourmenté par quelque mal moral, quelque désespoir amoureux, quelque doute religieux, quelque dégoût de la vie, en bref tourmenté par le mal du siècle. Ainsi cette correspondance adressée à ses amis les plus intimes est-elle bien dans l’esprit du temps, qui tourne à la confession d’un enfant du siècle : on pense à René de Châteaubriand, à Oberman de Senancourt ou à Adolphe de Benjamin Constant. Les amis d’Ampère ont tous une forte personnalité, tous ont souffert de la Terreur, quelques-uns faillirent y périr, certains eurent une conduite héroïque et obtinrent des fonctions éminentes dans les administrations les plus inamovibles de l’Empire ou de la monarchie constitutionnelle ; ces derniers favorisèrent constamment la carrière de leur ami. Ils ont laissé des témoignages des conversations passionnées d’Ampère, soit qu’il parle de science, de philosophie ou de religion soit que, plus simplement, il refasse le monde. Ampère et ses amis appartiennent à la mouvance libérale et chrétienne ; ses opinions politiques sont celles de Camille Jordan. D’autres nous le décrivent errant comme une ombre dans le salon de Mme Récamier. Sa correspondance nous le montre plus souvent chez les Cuvier ou chez les Jussieu. Nous avons des témoignages contrastés de la vie dans la maison d’Ampère selon qu’ils sont de la patte du peintre Delecluse ou de Frédéric Ozanam, qui vécut chez Ampère le temps de ses études. Nous avons donc la matière d’une biographie intime détaillée. Extrait de la publication iv Ampère, encyclopédiste et métaphysicien Ampère a appris à lire dans l’Histoire naturelle de Buffon. Très jeune, il s’est plongé dans l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert : on ne s’étonnera pas que, comme d’Alembert, il se soit intéressé autant à la philosophie qu’aux sciences. Toute sa vie, Ampère sera tourmenté par le désir de connaître la nature de l’intelligence et de la volonté, de remonter à l’origine de nos connaissances et au principe de détermination de nos actes. À ses débuts en philosophie, comme tout le monde en France, Ampère suit Condillac, il y trouve un thème de recherche qu’il poursuivra toute sa vie : la question de l’origine de nos idées. Mais très vite, en s’éloignant de Condillac et de Destutt de Tracy, Ampère cherchera à restaurer la certitude de l’existence réelle du monde physique et du monde moral que, pense-t-il, les systèmes de Condillac, de Reid et de Kant détruisent. Pour ce faire, il élabore sa théorie des rapports : Ampère emprunte à Kant la distinction entre d’une part les phénomènes, que sont les sensations et le sentiment du Moi, et d’autre part les noumènes ou substances que nous ne pouvons percevoir, mais que nous concevons comme causes des phénomènes et qui n’ont avec eux aucune ressemblance. Ainsi la matière serait-elle la cause de la sensation, l’âme celle du Moi et Dieu celle de l’âme et de la matière. Convaincu de la vérité des théories physiques, Ampère cherche à jeter un pont indestructible sur l’abîme qui sépare la connaissance de la réalité. Ce pont, c’est sa théorie des rapports par laquelle il établit – du moins s’en montre-t-il convaincu – que les rapports que nous apercevons entre les phénomènes sont identiques à ceux qui existent entre les substances. Ampère pense ainsi achever le travail de ces lignées de philosophes qui s’attachent à déterminer la valeur de la connaissance et qui vont de Locke à Reid et à Kant. Jean-Jacques Ampère2, le fils, témoigne des ambitions philosophiques de son père qui ne veut rien moins que corriger Kant. Pour suivre une telle construction philosophique, il convient, en nous gardant des généralités vagues qui n’apporteraient aucune lumière utile à la connaissance de la philosophie d’Ampère, de retracer ces différents courants de pensée qui naissent de l’Essai sur l’entendement humain de Locke, lequel conduit à Condillac et à l’idéologie en France, à l’idéalisme de Berkeley et au scepticisme de Hume en Irlande et en Écosse, ce dernier appelant en réponse la philosophie du sens commun de l’École écossaise de Reid et la Critique de la raison pure de Kant à Heidelberg. L’œuvre philosophique d’Ampère, c’est aussi l’histoire d’une collaboration privilégiée avec Maine de Biran, une collaboration qui produisit une correspondance persévérante de 1805 à 1819 3. On peut raisonnablement penser qu’Ampère, qui appartint à l’école mystique de Lyon, ne fit qu’une brève incursion en idéologie, fut très tôt influencé par Kant et guida la démarche de Maine de Biran, lequel fut plus inspiré par Reid que par Kant, de l’idéologie au spiritualisme. La correspondance entre Maine de Biran et Ampère renferme la théorie des rapports, et également une classification des faits de l’intelligence en psychologie, une classification qu’Ampère échafaude dans le même temps qu’il établit une classification des éléments en chimie. À la fin de sa vie, Ampère consacrera tout son temps à une classification des sciences noologiques et cosmologiques. En sciences, Ampère est avant tout un mathématicien. Dans la première partie de sa carrière, à l’École polytechnique, il enseigne les mathématiques ; il est un peu plus tard chargé du cours de mécanique. À l’Académie des sciences, c’est un fauteuil de mathématicien qu’il sollicitera. Ainsi une grande partie de sa carrière dépend-elle de ses recherches en mathématiques. Mais Ampère est un touche-à-tout : il est aussi chimiste, naturaliste amateur, il disputera avec Cuvier sur la formation du globe ; passionné de botanique, il discute avec Geoffroy SaintHilaire de la classification des plantes. Extrait de la publication Introduction v Lorsqu’en octobre 1807 Ampère est nommé professeur suppléant d’analyse, son intérêt pour les mathématiques a déjà fortement décliné. Ampère est devenu métaphysicien et compte le rester : « comment quitter les ruisseaux et les bocages [de la métaphysique] pour ces déserts brûlés par les rayons du soleil mathématiques ». Il fréquente les membres de la société d’Auteuil et lie une relation de travail féconde avec Maine de Biran. Les travaux d’Ampère en métaphysique ne firent l’objet d’aucune publication et ne sont connus que par sa correspondance avec Maine de Biran pour la plus grande part. En 1808, l’intérêt que, dans sa jeunesse, Ampère avait manifesté pour la chimie renaît, lorsqu’il apprend la découverte du potassium et du sodium par Davy. En chimie comme en métaphysique, Ampère ne publie pas. C’est dans ses discussions particulières et dans sa correspondance avec Davy qu’il développe alors ses idées sur le chlore, le fluor et l’iode : il est alors le premier qui considère que ces corps sont des corps simples. Dans une lettre datée de mars 1813 et dans un mémoire sur le fluor publié en juillet de la même année, Davy reconnaît avoir une dette envers Ampère. Voilà ce qui l’incite à entreprendre la publication de ses travaux : trois mémoires de chimie s’ensuivront : le premier, en janvier 1814, sur la loi de Mariotte ; le second, la même année, sur la théorie de la combinaison chimique qui paraît sous la forme d’une lettre à Berthollet ; le troisième, en 1816, sur la classification des corps simples en chimie. La rédaction du second mémoire fut tourmentée, son auteur en pleine crise sentimentale songeait au suicide dès qu’il levait les yeux de ses papiers. En plus, il briguait un fauteuil de mathématiques à l’Académie des sciences, aussi était-il urgent qu’il rédige quelques mémoires d’analyse, ce qu’il avait omis de faire depuis fort longtemps : il passe ainsi une grande partie de son temps à rédiger un mémoire sur les équations aux dérivées partielles. La relation privilégiée d’Ampère avec le chimiste Davy et une relation conflictuelle avec Thénard ont éloigné Ampère des membres de la Société d’Arcueil. Ampère a cependant fait part de ses idées sur la combinaison chimique à Berthollet qui l’a engagé à les publier. Alors qu’il craint d’avoir contre lui les « Bonaparte de l’algèbre » lors de sa candidature à l’Académie des sciences, ceux-ci ont remis à septembre l’élection à l’Académie, en partie pour lui donner le temps d’y lire son mémoire de mathématiques, lequel fera l’objet d’un long compte rendu de Poisson dans le Bulletin de la société philomatique de Paris. Ainsi Ampère reprend-t-il goût aux mathématiques : il complètera ensuite son mémoire sur les équations aux dérivées partielles par plusieurs mémoires où il traite de diverses applications et publiera encore quelques mémoires de mécanique. Il publiera aussi, en 1815, un mémoire sur les lois de la réfraction ordinaire et extraordinaire, mémoire dans lequel ses travaux sur les équations aux dérivées partielles trouvent à s’appliquer et qui généralise un mémoire de Laplace sur le même sujet. Les deux mémoires, celui de Laplace et celui d’Ampère, sont présentés par Biot dans son Traité de physique expérimentale et mathématique en 1816. Ainsi, en 1816, Ampère s’est-il rapproché des membres de la Société d’Arcueil, lorsqu’un événement scientifique va l’en éloigner à nouveau : en mai 1816, à la suite d’une communication d’un mémoire de Fresnel par Arago à l’Académie des sciences, Ampère abandonne à regret la théorie de l’émission pour la « vraie théorie de la lumière », fondée sur l’hypothèse ondulatoire. Voilà scellé un nouveau groupe d’amis : Arago, Fresnel et Ampère. Ampère mettra beaucoup de temps à convaincre Fresnel de la nécessité de supposer la transversalité des vibrations de l’éther et n’en convaincra jamais Arago. Cette option éloigne Ampère des « Bonaparte de la physique », qui s’en tiendront toujours à la théorie de l’émission. Les travaux de Fresnel recueillirent néanmoins les encouragements de Laplace mais pas son assentiment ; mais les disciples de Laplace et de Berthollet sont loin de partager la largeur d’esprit de leurs maîtres, Poisson et Biot penchaient plutôt pour l’anathème. vi Ampère, encyclopédiste et métaphysicien En 1820, un événement va bouleverser les projets d’Ampère, Oersted a mis en évidence l’action d’un circuit galvanique (que nous nommons à la suite d’Ampère un courant électrique) sur un aimant. Ampère interrompt ses différents travaux philosophiques, chimiques et mathématiques pour se consacrer à ce phénomène qui dérange les physiciens français : il découvre l’interaction entre les courants électriques et invente l’électrodynamique 4. Pour ce faire, Ampère conçoit et fait construire des instruments qui permettent de déterminer les forces d’interaction de deux circuits électriques de formes diverses, à partir de leurs conditions d’équilibre. Ampère qui était un expérimentateur fort malhabile fut aidé dans ses manipulations par Fresnel et Arago ; il reçut de ce dernier les exhortations nécessaires à la publication quasi hebdomadaire de ses premiers travaux. Ampère conçoit des enroulements de fils électriques, des solénoïdes – le mot est de lui – qui imitent l’action des aimants, et à partir de là, il ramène le magnétisme à l’électricité. Dans ce domaine de recherche, Ampère et Biot sont alors concurrents ; ainsi, une nouvelle fois, Ampère s’oppose aux convictions de la Société d’Arcueil. Alors qu’Ampère ramène les actions des aimants à celles des courants électriques, Biot ramène les secondes aux premières. Il s’ensuit qu’Ampère suppose que des actions entre les particules (ou les fluides) électriques sont de natures différentes selon que les particules sont au repos ou en mouvement, il distingue des actions électrostatiques et des actions électrodynamiques. Biot de son côté suppose que les interactions sont les mêmes que les particules électriques ou magnétiques soient au repos ou en mouvement et considère que le courant électrique rend par sa présence, passagèrement magnétique, les corps conducteurs. Ainsi est-ce par une action magnétique que le fil électrique dérange l’aimant. Alors que Biot voit dans l’action des courants électriques des phénomènes statiques, Ampère y voit des phénomènes dynamiques. Dans ses travaux sur les phénomènes électrodynamiques, Ampère a joué tour à tour sur plusieurs registres, soit qu’il recherche les causes cachées des phénomènes physiques entre un atomisme proche de celui de Laplace et le dynamisme d’Oersted, soit qu’il élabore sa théorie mathématique des phénomènes électrodynamiques sur quelques lois générales et élémentaires tirées de l’expérience, une approche théorique qui lui vaut les éloges d’Auguste Comte. C’est sur cette dernière note qu’au terme d’une période de travaux de six ans, plusieurs fois interrompue par la maladie, Ampère met un point final à cette recherche en publiant la Théorie mathématique des phénomènes électro-dynamiques uniquement déduite de l’expérience ; entre temps, en 1824, Ampère a obtenu, pour la première fois de sa carrière, une chaire qui lui convient, la chaire de physique expérimentale au Collège de France. Ampère revient ensuite à la métaphysique en s’attachant à l’élaboration d’une classification des sciences cosmologiques et noologiques et, en passant, il donne les bases d’une science naissante, l’ethnologie. La classification éclaire ses différentes approches de la physique : approche expérimentale, approches interprétatives. Ampère puise dans le système du monde de Newton et dans la structure de l’éther proposée par Fresnel pour rendre compte de la transversalité des ondes lumineuses, la conviction que les théories physiques saisissent la réalité même des choses et les véritables causes des phénomènes. Nous avons voulu présenter ici, tout à la fois, un héritier des Lumières, un héros romantique tourmenté par le mal du siècle, l’auteur d’une œuvre philosophique profondément éclectique qui contribua à mener la philosophie française de l’idéologie au spiritualisme, un scientifique aux centres d’intérêt multiples : un mathématicien de profession que seuls ses soucis de carrière ramènent aux mathématiques, un chimiste passionné, enfin, ce qui assura sa gloire, l’initiateur vii Introduction d’une nouvelle branche des sciences physiques, l’électrodynamique. Nous ne pousserons pas le souci de la vérité en mêlant les sentiments et les travaux scientifiques d’Ampère : une correspondance dans le style de Senancourt et des analyses historiques des œuvres métaphysiques ou scientifiques même s’ils furent souvent simultanés. Mais tout en les séparant, nous ferons – au risque de quelques redites – dans le récit des uns et des autres quelques évocations de l’un et l’autre afin de mieux faire ressentir leur simultanéité. Extrait de la publication Première partie L’horizon lyonnais (1775-1803) This page intentionally left blank Chapitre 1 L’empreinte du père Jean-Jacques Ampère, le père du physicien, est né le 8 janvier 1733 à Lyon. Il y devint négociant en soie comme son père et ses trois frères. À trente-huit ans, il épousa Jeanne (Antoinette) de SutièresSarcey, elle aussi membre d’une famille de négociants en soie qui n’étaient pas sans quelques prétentions nobiliaires. Jeanne Sarcey, d’une quinzaine d’années plus jeune, était orpheline et vivait avec sa sœur cadette Antoinette qui continua à vivre avec le couple. Quelques semaines avant son mariage, le 30 juin 1771, JeanJacques Ampère achète pour 20 000 livres (dont 6 000 livres de mobilier) une propriété à Poleymieux, aux Monts d’Or, à une dizaine de kilomètres au nord de Lyon, à l’écart des grandes routes. Le 12 juillet 1771, il signe son contrat de mariage, le mobilier de la mariée y est estimé à 3 000 livres. Le mariage eut lieu le 16 juillet ; le 8 février 1772, la jeune épouse avait reçu une dot de 25 000 livres contre une rente viagère de 500 livres de l’un de ses oncles Jacques Sutières-Sarcey habitant Paris. Louis de Launay, qui publia la correspondance d’Ampère, estime la fortune du ménage à environ de 100 000 livres, somme qu’il juge importante pour le milieu et pour l’époque. Pendant une dizaine d’années, Jean-Jacques Ampère continue son négoce. Le couple habite Lyon, et Poleymieux n’est qu’une maison de campagne où il ne passe que l’été. Les deux premiers enfants naissent à Lyon, dans la paroisse Saint Nizier où ils sont baptisés : Antoinette naît le 22 juin 1772 et André, le 22 janvier 1775, l’année du sacre de Louis XVI. L’acte de baptême du physicien qui tient lieu d’état civil, comporte le texte suivant : « Le 22 janvier, j’ai baptisé André-Marie, né le 20, fils de Sieur Jean-Jacques Ampère, bourgeois de Lyon et de demoiselle JeanneAntoinette de Sarcey, son épouse. Parrain : Sieur André de SutièresSarcey (l’oncle de Jeanne Sarcey) ancien capitaine au régiment de Bretagne ; marraine Marie-Magdeleine Bertoy, veuve de Sieur François Haller, marchand mercier à Paris, représentée par demoiselle Antoinette Sarcey, fille mineure, qui avec le père, ont signé1 ». C’est à Lyon qu’André2 passe les premières années de son enfance et que se rattachent les premiers souvenirs qu’il relate dans sa biographie écrite à la troisième personne. Extrait de la publication 4 Ampère, encyclopédiste et métaphysicien « Avant de pouvoir lire, le plus grand plaisir du jeune Ampère était d’entendre des morceaux de l’histoire naturelle de Buffon, il demandait sans cesse qu’on lui lût l’histoire des animaux et des oiseaux dont il avait appris depuis longtemps tous les noms en s’amusant à en regarder les figures. La liberté qu’on lui laissait de n’étudier que quand il lui plaisait de le faire fut cause que, quoiqu’il sût épeler depuis longtemps, il ne lisait point encore, et c’est en s’exerçant seul à comprendre l’histoire des oiseaux qu’il apprit enfin à lire couramment3 ». L’enfant avait le goût d’apprendre et une excellente mémoire, aussi son père décida-t-il de l’instruire lui-même sans le contraindre d’aucune sorte. En effet, comme beaucoup de bourgeois au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Ampère était lettré ; selon son fils, « il n’avait jamais cessé de cultiver la littérature latine et française, ainsi que plusieurs branches des sciences ». « Bientôt, (dès que l’enfant sut lire) la lecture des livres d’histoire et des pièces de théâtre qu’il trouvait dans la bibliothèque de son père l’attacha autant que celle de Buffon. Il se passionnait pour les Athéniens et les Carthaginois et prenait en haine les Lacédémoniens et les Romains, quand il les voyait subjuguer ou détruire les peuples qu’il affectionnait. Il prenait un singulier plaisir à apprendre des scènes entières des tragédies de Racine et de Voltaire et à les réciter en se promenant seul. Les sentiments que ces lectures développaient en lui l’exaltaient parce qu’il entendait raconter des événements de la guerre que l’Angleterre et la France se faisaient alors au sujet de l’indépendance des États-Unis4 ». Figure 1.1. Maison d’Ampère à Poleymieux, laquelle est aujourd’hui un musée de l’électricité. Lorsqu’en 1783 cette guerre cessa et que, par le traité de Versailles, l’Angleterre reconnut l’indépendance des États-Unis, André n’avait que huit ans ; il était donc bien jeune lorsqu’il partageait avec son père les passions de son temps pour l’histoire ancienne, les tragédies et le sort des Américains. En 1782, Jean-Jacques Ampère prit sa retraite. Il était alors, selon les critères de l’époque, un homme âgé, il approchait la cinquantaine. Un troisième enfant, Joséphine naquit à Lyon le 22 janvier 1785. À partir de ce moment, la famille s’installa à Poleymieux, ne passant plus à Lyon où elle avait gardé son domicile que deux mois d’hiver. Ainsi dans les dernières années de l’Ancien Régime la famille Ampère toucha-t-elle de très près à l’idéal de bonheur de son temps. Poleymieux fut le cadre de la période la plus heureuse, sinon la seule, de la vie d’Ampère. C’est là que se rattachent tous ses souvenirs d’enfant et de jeune homme, souvenirs qu’il cultivera tout au long de sa vie (figure 1.1). La maison d’Ampère est toujours là, transformée en musée. L’aspect du village tel qu’il était à la veille de la Révolution et 5 L’empreinte du père sa situation économique et sociale nous sont connues grâce au procès-verbal de la première séance de l’Assemblée municipale qui se tînt au château seigneurial le 25 mai 1788. Le but de la réunion était de répondre à une enquête prescrite par l’administration de la généralité sur l’état de la commune. Tout cela nous est restitué par un historien local, André Vernay qui fut instituteur à Poleymieux dans les années 19305. « À cette époque, Poleymieux compte “80 feux” y compris le château, la cure et cinq maisons bourgeoises (dont la maison d’Ampère). Le château situé tout à fait dans le haut du village fut brûlé au début de la Révolution. Il ne subsiste plus, aujourd’hui, qu’un vaste bâtiment (aux murailles épaisses de deux mètres) où l’on retrouve seulement quelques modestes vestiges du passé ». Cependant, non loin, s’élève encore une haute et large tour, appelée autrefois « la Tour des Commissaires » et qui dépendait du château. Tout à côté se trouvait alors la petite église de la paroisse d’origine très ancienne, peut-être primitivement chapelle du château. (Elle fut désaffectée vers 1860 et transformée en maison bourgeoise.) « En 1788, la commune comptait 406 habitants… Les paysans n’étaient pas riches et il y avait alors “20 pauvres à l’aumône”. “La majeure partie des habitants n’a que de très petites facultés par la situation des lieux qui est d’une culture très pénible et les terrains d’un très médiocre produit6 ». D’ailleurs le seigneur et le curé possédaient une grande partie de la superficie cultivable : le premier exploitant directement 90 hectares et le deuxième affermant 18 bicherées (environ 2,30 hectares). Les pentes dominant le village étaient… des communaux servant de pâturages. Et les bons terrains eux-mêmes étaient encombrés de nombreux mürgers (des monticules formés avec les pierres tirées des champs lors du défrichement) qui gênaient les travaux des champs. On sent qu’à cette époque Poleymieux est surpeuplé et que la commune ne peut nourrir tous ses habitants. Aussi on sème en « blé-froment » toute la surface possible (52 hectares en 1788), le reste étant en vignes, bois, « il n’y a que quelques petites prairies ! ». «“Les produits en blé sont modiques, il s’en faut bien qu’en général, on récolte du blé pour la consommation de la paroisse. Aussi la plus grande partie des habitants est forcée d’aller moissonner en Bresse, afin d’en rapporter quelques blés qu’ils ne peuvent point se permettre chez eux. Malheureusement, ils rapportent de ce pays marécageux des fièvres qui leur font payer durement le fruit de leurs peines”. Extrait de la publication 6 Ampère, encyclopédiste et métaphysicien “On vend quelque vin à Neuville et à Lyon. Il est de la plus difficile et de la plus périlleuse exportation, par la nature des chemins !” En somme, la paroisse n’est pas riche : “il n’y a que 5 paires de bœufs, divisées entre le seigneur et 3 bourgeois, 50 vaches, environ 100 brebis. Les bêtes à cornes y sont sujettes à la maladie du charbon. Les vaches ne sont point fruitières parce qu’elles labourent et voiturent !” ». Comme ressources, il faut ajouter quelques journées que procurent les gens aisés et les bourgeois ; pas de fabriques, quelques petits commerçants : 3 cabaretiers, un tailleur de pierres un maréchal-ferrant et même un tisserand. La diminution de la dîme sera la première revendication de la paroisse : « La quotité est la plus accablante puisqu’elle est de 11 la 12e (la douzième gerbe étant donnée au fermier de la dîme) pendant que dans les paroisses limitrophes elle est de 20 la 21e. Elle se perçoit sur le vin et sur toutes sortes de grains ; elle est affermée 1 300 à 1 400 livres ». Jean-Jacques Ampère vécut alors fort bourgeoisement de ses rentes fort substantielles. Il dirigeait l’exploitation de son domaine, que cultivait un granger, Delorme. Il devint aussi le procureur fiscal du seigneur de Poleymieux en quelque sorte son intendant. Ces activités lui laissaient le loisir de cultiver la littérature et d’éduquer ses deux enfants. Peut-être sous l’influence de Rousseau, il les laissa s’instruire sans contrainte, se bornant à leur inspirer le désir de savoir et les dirigeant presque à leur insu. Reprenons l’autobiographie d’André Ampère : « Son père qui connaissait et parlait même la langue de Virgile aussi bien que l’aurait pu faire le plus habile professeur, lui inspira le désir de l’apprendre en lui récitant souvent des vers de cet admirable poète, dont l’harmonie charmait le jeune Ampère. Il sut bientôt assez de latin pour comprendre les auteurs qui ne présentent pas de grandes difficultés : mais à treize ans, les éléments de mathématiques de Rivard et de Mazeard étant tombés sous sa main, tout autre étude fut oubliée. Il s’en occupa uniquement, et la lecture de ces deux livres fut suivie de celle de l’algèbre de Clairaut et des traités des Sections coniques de La Chapelle et du Marquis de L’Hopital. Ne connaissant personne qui eut la moindre connaissance des mathématiques, il se mit à composer un traité des sections coniques avec les matériaux qu’il trouvait dans ces ouvrages et des démonstrations qu’il imaginait et croyait nouvelles. Mais quand il voulut lire les articles de mathématiques de l’Encyclopédie, il fut arrêté par l’emploi du calcul infinitésimal dont il n’avait aucune idée. Ayant à cette époque, pendant un séjour de quelques mois que son père fit à Lyon, eu l’occasion de voir M. Daburon, alors professeur Extrait de la publication 7 L’empreinte du père de Théologie au Collège de la Trinité de Lyon… qui s’était beaucoup occupé de mathématiques, il lui raconta l’embarras où le mettaient les d qu’il trouvait dans ces articles sans qu’on y eût dit ce que cette lettre représentait. M. Daburon fut frappé de ce que le jeune Ampère avait fait sans autre secours que les livres qu’il avait étudiés. Il eut la bonté de lui donner quelques leçons de calcul différentiel et de calcul intégral et lui aplanit ainsi les difficultés qui l’avaient arrêté. Son père, pénétré de reconnaissance, se lia d’une intime amitié avec M. Daburon qui venait parfois passer quelques jours à la campagne où il avait ramené son fils. M. Daburon dirigea les études mathématiques du jeune Ampère et lui inspira une nouvelle émulation qui rendit ses progrès plus rapides7 ». Sainte-Beuve qui recueillit les souvenirs d’Ampère et de sa famille donne une relation de cet épisode dans lequel il s’attache sans doute plus à la justesse des sentiments qu’à celle des faits. « Le jeune Ampère connaissait déjà toute la partie élémentaire des mathématiques et l’application de l’algèbre à la géométrie, lorsque le besoin de pousser au-delà le fit aller un jour à Lyon avec son père. M. l’abbé Daburon (depuis inspecteur général des études) vit entrer alors dans la bibliothèque du collège M. Ampère, menant son fils de onze à douze ans, très petit pour son âge. M. Ampère demanda pour son fils les ouvrages d’Euler et de Bernouilli. M. Daburon fit observer qu’ils étaient en latin : sur quoi l’enfant parut consterné de ne pas savoir le latin ; et le père dit : “Je les expliquerai à mon fils” et M. Daburon ajouta : “Mais c’est le calcul différentiel qu’on y emploie, le savez-vous ?” Autre consternation de l’enfant ; et M. Daburon lui offrit de lui donner quelques leçons, et cela se fit8 ». Malgré ce qu’Ampère dit dans son autobiographie, il paraît s’être entiché des mathématiques avant treize ans ; en effet à cet âge il présente sa première communication à l’Académie de Lyon, le 8 juillet 1788 : « Sur la rectification d’un arc quelconque de cercle plus petit que la demi-circonférence », qui prouve qu’il a alors parfaitement assimilé le calcul différentiel9. L’intérêt que l’abbé Daburon porta à son élève nous permet de relativiser le jugement porté d’ordinaire sur la formation autodidacte d’André Ampère. Le collège de la Trinité a une longue tradition d’enseignement scientifique. Au temps des Jésuites (avant qu’ils ne soient chassés du Royaume en 1762), le père Béraud y a formé Montucla, Lalande et l’abbé Bossut. De cette époque, le Collège gardait pour son enseignement une vaste collection « d’instruments mathématiques » en architecture civile et militaire, géométrie, mécanique, optique, et hydraulique. Les Oratoriens qui succédèrent aux Jésuites conservèrent cet enseignement et la section de philosophie, dont l’enseignement Extrait de la publication 8 Ampère, encyclopédiste et métaphysicien s’étend sur deux années, était subdivisée en deux sections distinctes : l’une de philosophie proprement dite, l’autre de physique. Daburon dut être d’autant plus à l’aise pour diriger la formation du jeune Ampère, que, par tradition, à l’Oratoire, les maîtres avaient surtout un rôle de directeur de lectures, de recherches et de travaux. Les cours peu nombreux, devant un faible auditoire, se prolongeaient par un dialogue avec les élèves10. Voilà qui réduit d’autant la distance entre la formation d’Ampère et celle de ses contemporains. En 1790, l’Assemblée constituante supprima la congrégation, désorganisant l’enseignement. Mais on peut douter qu’André Ampère l’ait suivi s’il n’avait pas été supprimé, car, à l’âge de quinze ans, ses connaissances dépassaient déjà celles des élèves de ces classes. Ainsi la vocation scientifique d’Ampère s’affirme-t-elle très tôt. Ampère nous laisse accroire qu’elle lui vint du sentiment d’enthousiasme pour les sciences physique et philosophique que fit naître en lui la lecture de L’éloge de René Descartes de Thomas11, lecture propre à enflammer l’imagination d’un enfant solitaire, à l’âme religieuse. En effet, « [Thomas] croi(t) voir Descartes, avec le respect dont il était pénétré pour la Divinité, entrer dans le temple et s’y prosterner : (il croit) l’entendre dire à Dieu : “O Dieu ! Puisque tu m’as créé, je ne veux point mourir sans avoir médité sur tes ouvrages : je vais chercher la vérité, si tu l’as mise sur la terre ; je vais me rendre utile à l’homme, puisque je suis homme ; soutiens ma faiblesse, agrandis mon esprit, rends-le digne de la nature et de toi : si tu permets que j’ajoute à la perfection des hommes, je te rendrai grâce en mourant, et ne me repentirai point d’être né”12 ». À moins que Thomas n’aime « à le voir debout sur la cime des Alpes… (y) méditant profondément à la lueur des orages ». Puisque cet ouvrage a contribué à la vocation philosophique et scientifique d’André Ampère, nous en prendrons prétexte pour en exposer les grandes lignes ; il nous fait connaître l’opinion commune des savants de l’époque, tant « il y a, selon Garat, dans chaque siècle, un esprit général qui influe, sans qu’on s’en aperçoive, sur tous ceux qui vivent dans le même temps »13. En effet, cet Éloge de Descartes, écrit dans les années 1760, reflète bien les convictions de ces savants qui considèrent que les vastes systèmes philosophiques sont plus propres à égarer l’esprit humain qu’à le servir et qui se veulent les héritiers de Locke et de Newton. Thomas nous montre ce que ces derniers empruntent à Descartes, comment ils se gardent de ses égarements ; il montre aussi ce que Newton tient de tous ceux qui l’ont précédé. Ainsi Thomas brosse-t-il en larges traits un tableau des progrès de l’esprit humain. Extrait de la publication 9 L’empreinte du père « La philosophie, née dans l’Égypte, dans l’Inde et dans la Perse, avait été, en naissant, presque aussi barbare que les hommes. Dans la Grèce, aussi féconde que hardie, elle avait créé tous ces systèmes qui expliquaient l’univers, ou par le principe des éléments, ou par l’harmonie des nombres, ou par les idées éternelles, ou par les combinaisons de masses, de figures et de mouvements, ou par l’activité de la forme qui vient s’unir à la matière14. Dans Alexandrie, et à la cour des rois, elle avait perdu ce caractère original et ce principe de fécondité que lui avait donné un pays libre. À Rome, parmi des maîtres et des esclaves, elle avait été également stérile ; elle s’y était occupée, ou à flatter la curiosité des princes, ou à lire dans les astres la chute des tyrans. Dans les premiers siècles de l’église, vouée aux enchantements et aux mystères, elle avait cherché à lier commerce avec les puissances célestes ou infernales. Dans Constantinople, elle avait tourné autour des idées des anciens Grecs, comme autour des bornes du monde. Chez les Arabes, chez ce peuple doublement esclave et par sa religion et par son gouvernement, elle avait eu ce même caractère d’esclavage, bornée à commenter un homme (Aristote), au lieu d’étudier la nature. Dans les siècles barbares de l’Occident, elle n’avait été qu’un jargon absurde et insensé, que consacrait le fanatisme et qu’adorait la superstition. Enfin, à la renaissance des lettres, elle n’avait profité de quelques lumières, que pour se remettre par choix dans les chaînes d’Aristote15 ». Du siècle d’Aristote à celui de Descartes, Thomas aperçoit un vide de deux mille ans ; il perçoit enfin, dans le siècle qui précéda la naissance de Descartes une espèce de fermentation générale. « On veut partout remuer les anciennes bornes ; on veut étendre la sphère humaine »16 : les grands navigateurs découvrent des contrées immenses et nouvelles ; Copernic rétablit le mouvement de la terre ; Képler, le législateur des cieux, ouvre la route à des vérités nouvelles ; « Galilée fait dans les cieux ce que les grands navigateurs faisaient sur les mers, il aborde à de nouveaux mondes (et) l’homme touche aux extrémités de la création ». Alors : « la géométrie est appliquée à la doctrine du mouvement ; la force accélératrice dans la chute des corps est mesurée ; on découvre la pesanteur de l’air ; on entrevoit son élasticité ; (et) Bacon fait le dénombrement des connaissances humaines, et les juge17 ». Enfin, quand « tout (fut) disposé pour une révolution », Descartes vint. Thomas peut alors faire l’histoire de ses pensées, il commence par où Descartes a lui-même commencé. Faisant table rase de toute opinion, Descartes s’élève au doute universel et trouve dans son doute même la première vérité : « puisque je doute, je pense ; puisque je pense, j’existe ». Voici que Descartes sent en lui un être aux facultés bornées mais qui embrasse et Extrait de la publication 10 Ampère, encyclopédiste et métaphysicien conçoit l’infini. Mais cette idée ne suppose-t-elle pas hors de lui un être qui en soit le principe, la cause ? L’idée seule de l’être parfait renferme une existence nécessaire, voici démontrée l’existence de Dieu. Thomas montre comment, après s’être élevé à Dieu, Descartes « est descendu dans son âme, a saisi sa pensée, l’a séparée de la matière, s’est assuré qu’il existait des corps hors de lui18 » et qu’alors, sûr de tous les principes de ses connaissances, peut s’élancer dans l’univers physique qu’il va parcourir, embrasser, connaître. Mais Thomas n’est pas seulement l’hagiographe de Descartes ; il le montre aussi s’égarant dans la métaphysique : « accoutumé à des méditations profondes, habitué à vivre loin des sens, à chercher dans son âme, ou dans l’essence de Dieu, l’origine, l’ordre et le fil de ses connaissances, (il ne) pouvait soupçonner que l’âme fût entièrement dépendante des sens pour les idées. N’était-il pas trop avilissant pour elle qu’elle ne fût occupée qu’à parcourir le monde physique, pour y ramasser les matériaux de ses connaissances, comme le botaniste qui cueille ses végétaux ; ou à extraire des principes de ses sensations, comme le chimiste qui analyse les corps ? » Aussi Descartes imagina-t-il que les idées sont innées en l’homme. Selon Thomas, « il était réservé à Locke de nous donner, sur les idées, le vrai système de la nature, en développant un principe connu par Aristote, et saisi par Bacon, mais dont Locke n’est pas moins le créateur ; car un principe n’est créé que lorsqu’il est démontré aux hommes19 ». Voilà pour « la métaphysique » de Descartes ; voici maintenant la partie la plus solide de l’œuvre de Descartes : « (il a) transporté dans sa logique la méthode des géomètres ; il se servit de l’analyse logique pour perfectionner l’algèbre ; il appliqua ensuite l’algèbre à la géométrie ; la géométrie et l’algèbre à la mécanique ; et ces trois sciences combinées ensemble, à l’astronomie. C’est donc à lui qu’on doit les premiers essais de l’application de la géométrie à la physique : application qui a créé encore une science toute nouvelle. Armé de tant de forces réunies, Descartes marche à la nature ; il entreprend de déchirer ses voiles, et d’expliquer le système du monde ». Et Descartes réduit le monde entier, des cieux aux êtres animés, à une seule et immense machine, « dont les roues et les ressorts ont été disposés au commencement, de la manière la plus simple, par une main éternelle20 ». Il est de peu de conséquence pour les progrès de l’esprit humain que Descartes s’égare puisqu’il a forgé les outils qui Les premiers pas d’Ampère dans le monde savant Un tel rapport étant peu susceptible d’extrait, nous transcrivons et l’exposé et la conclusion de l’auteur : “Le mémoire de M. Ampère ayant pour objet le principe des forces virtuelles, avant d’en faire l’analyse, il faut se former une idée de ce principe. Si un système de corps est soumis à l’action de plusieurs forces qui se font équilibre, et que par une cause quelconque, le système se trouve déplacé, alors on peut regarder chacun des points de ce système comme décrivant, d’un mouvement uniforme, un petit espace rectiligne, pendant un instant fort court, ce petit espace projeté perpendiculairement sur la direction de la force est ce qu’on appelle la vitesse virtuelle. Le produit de cette vitesse par la force est dit le moment de cette force. Le système peut être déplacé d’une infinité de manières, et à chacune répond une valeur du moment de chaque force. Si l’on prend le moment de chacune pour un même déplacement, la somme de tous ces moments contemporains sera appelée le moment total, ou le moment des forces de système pour ce déplacement. Parmi les différents déplacements possibles, les uns sont compatibles avec l’espèce et l’état du système, les autres ne peuvent avoir lieu sans altérer les conditions auxquelles il est assujetti. Maintenant le principe des vitesses virtuelles consiste en ce que les forces qui sollicitent un corps, de quelque nature qu’il puisse être, étant supposées se faire équilibre, le moment total de ces forces est nul pour chacun des déplacements compatibles avec l’état du système. On trouve, dans le journal polytechnique de l’an 5, deux démonstrations de ce principe, l’une de Fourrier, l’autre de Lagrange. Laplace en a donné également une dans sa mécanique céleste. Mais comme quelques-unes de ces démonstrations sont fondées sur des considérations trop savantes pour être mise à la portée des commerçants, et que dans les autres on emploie les quantités infiniment petites, M. Ampère en a cherché une qui fut exempte de ces deux inconvénients. C’est l’objet de son mémoire. Sa démonstration est fondée sur trois principes qui se trouvent expliqués et démontrés rigoureusement dans plusieurs traités élémentaires de statique et dont voici l’énoncé : 1. Deux forces dont les directions se rencontrent sont en raison inverse des sinus des angles qu’elles forment au point de concours avec leur résultante, et si elles sont parallèles, elles sont en raison inverse de leurs distances à la résultante. 2. Lorsqu’un point peut glisser le long d’une courbe, et qu’il est soumis à l’action de deux forces, il faut pour qu’il reste en équilibre que la résultante des deux forces passe par ce point, et soit de plus perpendiculaire à la courbe. Extrait de la publication 147 148 Ampère, encyclopédiste et métaphysicien 3. Si l’on a deux systèmes formés chacun d’un nombre égal de forces et tel que chaque force de l’un fasse séparément équilibre à la force correspondante de l’autre, en vertu de liaisons quelconques entre les points d’application, les forces d’un système ne pourront se faire équilibre, sans que les forces de l’autre ne soient aussi en équilibre entre elles, et réciproquement”. M. Salles s’occupe ensuite du développement et de l’application de ces 3 principes cités par M. Ampère ; et enfin, le rapport est terminé par cette conclusion : “La nouvelle démonstration de M. Ampère a cet avantage sur les autres qu’elle est fondée sur des considérations simples, et qu’elle est à la portée de ceux qui connaissent la géométrie descriptive et les principes de la théorie des fonctions : elle peut servir d’introduction à la mécanique analytique de Lagrange, ouvrage que doit méditer quiconque veut approfondir la science mécanique”89 ». Ces mémoires de mathématiques présentés à la Société d’Émulation sont les premières versions des mémoires envoyés à la classe de mathématique de l’Institut et publiés par Ampère soit dans les mémoires de l’Institut – mémoires des savants étrangers, (étrangers à l’Institut) – soit dans le Journal de l’École polytechnique entre 1806 et 1808. Grâce à eux, nous l’avons vu, Ampère prend rang dans la communauté scientifique90. Extrait de la publication