L`influence de l`odeur des croissants chauds sur la bonté humaine

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analyse de livre
A. Mauron
Pr Alex Mauron
Institut d’éthique biomédicale
CMU, 1211 Genève 4
[email protected]
http://ib.unige.ch
Livre :
Ogien R. L’influence de l’odeur des croissants chauds
sur la bonté humaine et autres questions de philosophie
morale expérimentale. Paris : Bernard Grasset, 2011.
Rev Med Suisse 2011 ; 7 : 2367-8
Supposons que vous trouviez un anneau magique qui vous permette, en
pivotant le chaton sur votre doigt, de
vous rendre invisible à volonté. Donneriez-vous libre cours à vos mauvais penchants pour devenir un pickpocket insaisissable, pour ne jamais prendre de billet de
train, pour tricher au casino ni vu ni connu
ou encore pour strausskahniser incognito ?
Ou allez-vous continuer de marcher droit,
le ciel étoilé au-dessus de vous et la loi morale inscrite au dedans ? Autre expérience
de pensée : un tramway dont les freins ont
brusquement lâché dévale une voie qui des­
cend dans une tranchée étroite. En aval,
cinq ouvriers travaillent sur la voie et ne pour­
ront pas se mettre à l’abri faute de place.
Mais un peu au-dessus du groupe d’ouvriers, il y a un aiguillage qui pourrait faire
bifurquer le tramway sur une autre voie, où
travaille un ouvrier, lui aussi coincé par l’exiguïté des lieux. Vous promenant innocemment dans ces parages, vous êtes en position d’actionner l’aiguillage, sauvant ainsi cinq
vies au prix du sacrifice d’une vie ? Le faitesvous ?
Les expériences de pensée ont une longue tradition dans l’histoire de la philosophie. Dans l’histoire des sciences, elle est
plus courte – on pense au chat de Schrö­
dinger – mais non moins vénérable. Dans les
deux domaines, l’une de leurs fonctions est
d’être ce que le philosophe Daniel Dennett
appelle des «pompes à intuitions», qui nous
permettent de formuler clairement ou de
nous révéler à nous-mêmes ce que nous
pensons sans trop y penser. Entre les deux
vignettes qui ouvrent cet article, il y a néanmoins des différences essentielles. La plus
évidente est que le mythe de l’anneau de
Gygès raconté par Platon fait partie du canon de la Grande Philosophie, tandis que la
seconde histoire qui date, sous une première formulation un peu différente, de 1967,
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L’influence de l’odeur
des croissants chauds
sur la bonté humaine
les intuitions et les principes d’action implicitement ou explicitement à l’œuvre dans le
raisonnement moral. Le propre de cette dé­
marche, c’est en somme d’aller voir ce qui
se passe dans les coulisses de nos ju­
gements moraux et tout particulièrement
d’interroger nos intuitions en la matière : de
qui sont-elles les intuitions ? Et pourquoi tel
ou tel groupe d’êtres humains a-t-il ces intuitions plutôt que d’autres ? A première vue,
cette entreprise paraît n’être qu’un champ
de recherche particulier relevant d’une discipline scientifique empirique, à savoir la
psychologie sociale. Ce qui rend le travail
d’Ogien proprement philosophique, c’est
qu’il analyse le rôle à la fois capital et a priori assez mystérieux des intuitions dans les
théories morales. Mais il le fait non pas à
partir des intuitions du soi-disant «sens com­
mun», comme tant de penseurs avant lui,
mais à partir des recherches
… Le propre de cette démarche, c’est
empiriques qui visent concrèteen somme d’aller voir ce qui se passe ment à connaître le con­tenu des
intuitions en question.
dans les coulisses de nos jugements
La démarche de l’auteur con­
moraux …
siste à revisiter du point de vue
phone porté par plusieurs chercheurs, dont de la philosophie expérimentale un certain
Ruwen Ogien, ainsi que Florian Cova 1 et nombre d’expérien­ces de pensée, comme
Ni­colas Baumard,2 auteurs auxquels Ogien celle du tramway, qui jouent un rôle imporse réfère explicitement. Ce courant de pen- tant dans la philosophie morale contemposée – et pas seulement de pensée, juste- raine. Il inclut également dans ce corpus
ment – redonne des couleurs à des ques- des expériences de psychologie sociale où
tions philosophiques d’une grande impor- les sujets sont effectivement placés en sitance, mais quelque peu défraîchies par les tuation de dilemme moral (y compris l’inapproches plus classiques. Dans ce con­ contournable expérien­ce de Milgram sur
texte, la spécificité du livre de Ruwen Ogien l’obéissance à l’autorité), plutôt que d’être
est d’être une introduction à la philosophie invités à réfléchir de façon théorique sur
morale vue sous l’angle de la philosophie une vignette présentant un paradoxe moral.
expérimentale, avec une visée pédagogi­ Mais quel que soit leur dispositif con­cret,
que clairement assumée même si le livre ne ces expériences ont en com­mun de prés’y limite pas.
senter des résultats empiriques concernant
Une des faiblesses de l’approche tradi- les jugements moraux spontanés ou réflétionnelle est son usage indiscipliné des in- chis. Or ce travail expérimental débouche
tuitions : «tout le monde pense que» y est presque immanquablement sur une deman­
synonyme de «les esprits rationnels et cor- de de clarification conceptuel­le, d’où l’imrectement informés pensent que», lequel est plication des philosophes aux côtés des
largement synonyme de «je pense que». psychologues et des neurobiologistes. Pour
Contre ce solipsisme épistémique, le rôle de revenir à l’histoire du tramway et de ses
la philosophie expérimentale dans le do- nombreuses variantes, elle a suscité une rimaine de l’éthique consiste à expliciter les bambelle d’études montrant une gran­de
ingrédients de base de ce que l’auteur ap- constance des jugements de sujets à qui
pelle justement la «cuisine» morale, à savoir l’on soumet l’histoire du tramway (ou l’une
ne suscite pas la même révérence. Pire, lors­
qu’elle engendre l’intérêt, voire la collaboration transdisciplinaire de philosophes avec
des psychologues, des neurobiologistes ou
des économistes, elle suscite l’opprobre
d’une partie des philosophes contemporains, ceux pour qui la philosophie s’est définitivement retirée du champ de l’empiri­que
pour mieux s’occuper des «fondements» de
tout savoir et de toute normativité possi­bles.
Or, le destin singulier de l’histoire du tramway fou, comme celle des autres expérien­
ces de pensée relatées par l’auteur, est justement d’être depuis trente ans l’objet d’un
travail à la fois conceptuel et empirique, désigné par le terme de philosophie expérimentale. Celui-ci se réfère à un mouvement
au sein de la philosophie analytique qui a
déjà toute une histoire. Il fait depuis peu son
entrée dans le monde philosophique franco­
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de ses nombreuses variantes) et cela quel­ coup d’auteurs intéressés par la psychololes que soient la culture, l’origine, l’éduca- gie morale frisent la ligne jaune du paralotion ou la position sociale des personnes gisme naturaliste,a mais l’auteur garde une
interrogées. Cette constance dans le juge- certaine distance face aux naturalis­mes éthi­
ment révèle aussi une grande tolérance à la ques, tout en critiquant certaines versions
contradiction logique puisque la plupart des «dures» de l’interdit de franchir le mur entre
personnes testées endossent sans sour- le descriptif et le normatif. La seconde parciller tantôt la position déontologiste (très tie du livre est d’ailleurs consacrée à une
en gros : la morale, c’est la conformité de mise en perspective critique des règles de
nos actions à des règles universalisables base du raisonnement moral telles que
comme l’impératif de ne pas tuer) tantôt le «devoir implique pouvoir» ou «de ce qui est,
conséquentialisme (très en gros : la morale, on ne peut pas déduire ce qui doit être».
c’est l’obligation de maximiser le «bien» et Bien que le livre soit indiscutablement un
de minimiser le «mal» pour tous les indivi- travail spécifiquement philosophique, il redus concernés par une ac… la philosophie morale expérimentale
tion, en l’occurrence sauver
le maximum de vies). L’usage
ouvre la perspective d’un vrai progrès
proprement philosophique de
sur des questions éthiques supposées
l’histoire du tramway et des
immémoriales …
résultats empiriques qui s’y
rapportent est donc de clarifier le contenu présente aussi une très bonne introduction
et les différences entre les positions déon- au corpus d’expériences psychologiques
tologiste et conséquentialiste. Les intuitions pertinentes pour la réflexion morale, y comcontradictoires qui nous font pencher tan- pris des travaux récents mais qui ont déjà
tôt pour l’une, tantôt pour l’autre de ces po- le statut de «classiques», com­me la décousitions, constituent un des fils conducteurs verte de «l’effet Knobe».b
Ceci dit, et bien que le livre passe en redu propos de l’auteur. Celui-ci critique d’ail­
leurs des interprétations philosophiques trop vue un nombre important de dilemmes mosimples qui ont été données de certaines raux et d’approches expérimentales, il n’est
expériences de neuroimagerie cérébrale et pas construit comme une anthologie d’anec­
qui voulaient y voir une légitimation de l’une dotes paradoxales. Les vignettes se réponou l’autre théorie morale. L’auteur montre que dent l’une l’autre et construisent par arguce qui est en jeu dans ces résultats issus ments et répliques un propos philosophi­
des neurosciences, ce n’est pas la «validité» que cohérent. Celui-ci met en évidence la
ni la rationalité ou l’irrationalisme du déon­ relative pauvreté et l’instabilité de nos intuitologisme et du conséquentialisme, mais la tions morales, pour dénoncer en fin de
mise en lumière de présupposés insuf­fi­sam­ compte la vanité du projet de fondation ulment examinés sur le sens et la fonction time de la morale. Cette conclusion est soides facultés rationnelles et émotionnelles gneusement étayée et ne verse jamais dans
dans le jugement moral. Il est vrai que beau­ le relativisme plat qui, dans l’air du temps,
est si souvent le terminus d’une ligne dont
l’avant-dernier arrêt s’appelle dogmatisme.
Il s’agit de l’erreur consistant à déduire, sans autre forme de
Au fil de ce parcours, l’auteur donne un éclai­
procès, des normes morales à partir de descriptions d’états
de choses.
rage renouvelé à plus d’une question clasEn gros, le psychologue Joshua Knobe a montré que lors­
sique de l’éthique philosophique (pourquoi
qu’une personne doit décider si une action d’autrui a été
être moral ? quelle délimitation entre raisons
intentionnelle ou non, le jugement moral sur cette action –
est-elle bonne ou mauvaise ? – contamine la question, en
morales, règles sociales et règles religieu­
principe distincte, de savoir si l’auteur de l’action l’a «fait
ses ?), ou plus spécifique de la tradition
exprès» ou pas, ce qui conduit les philosophes expérimentaux à réexaminer le rôle de l’action intentionnelle dans les
analytique en éthique (le «monstre d’utilité»
théories morales.
ou encore la «machine à expériences»). Ce
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faisant, il revisite des sujets déjà abordés
dans ses travaux précédents. C’est par
exemple le cas de la distinction entre éthi­
ques minimalistes et maximalistes, ou encore la question – si centrale en bioéthique
– des transgressions morales sans victime.
C’est aussi le cas de sa critique des discours convenus sur la nature humaine et
ses implications morales. Dans ce nouveau
livre, ces thèmes sont reliés explicitement à
des résultats empiriques et à l’analyse philosophique qu’ils nécessitent. Certes, les
travaux présentés par l’auteur font aujour­
d’hui l’objet d’interprétations philosophi­ques
très contrastées et de débats contradictoires que l’auteur met clairement en évidence. Néanmoins, on retire de la lecture
de ce livre l’impression que la philosophie
morale expérimentale ouvre la perspective
d’un vrai progrès sur des questions éthi­
ques supposées immémoriales.
En bref, le livre de Ruwen Ogien est une
lecture roborative, qui nous met au défi de
penser au-delà des idées reçues et des
controverses balisées, tout en présentant
des rappels à visée didactique qui seront
utiles aux non-philosophes (et pas qu’à eux
d’ailleurs). Espérons que l’ouvrage trouvera
ses publics : au pluriel, car l’aller-retour entre
aspects de recherche pointus et «résumés
des épisodes précédents», comme aussi
le style limpide de l’auteur, donneront du
grain à moudre à la fois aux spécialistes et
aux personnes intéressées surtout à la bio­
éthique et seulement de plus loin à l’éthique
théorique. Et puis c’est si rafraîchissant de
lire un auteur qui ne fait aucune concession
au sentimentalisme grandiloquent dans un
domaine comme l’éthique, encombré par les
écrits de fâcheux dopés au chlorhydrate de
moraline !
Bibliographie
1 Cova F. Qu’en pensez-vous ? Introduction à la
philosophe expérimentale. Paris : Germina, 2011.
2 Baumard N. Comment nous sommes devenus
moraux : une histoire naturelle du bien et du mal.
Paris : Odile Jacob, 2010.
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