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1. Éléments de métaphysique cartésienne
Le terme « métaphysique » a plusieurs acceptions :
i) sens commun aujourd’hui : est métaphysique un discours vide et creux, un verbiage. « C’est
de la métaphysique » : « ça ne veut rien dire », « on n’y comprend tellement rien qu’on ne peut
même pas dire si cela veut dire quelque chose ». Cet usage a de nobles origines philosophiques, il
correspond à une critique adressée par le cercle de Vienne à une certaine forme d’idéalisme qui était
pratiqué dans la philosophie de langue allemande : est « métaphysique » un discours que rien ne
peut venir infirmer ou confirmer dans l’expérience, avec l’idée qu’une rité doit être rifiable, et
en particulier confrontée à l’expérience.
ii) sens aristotélicien : le livre d’Aristote appelé Métaphysique n’a pas été appelé ainsi par
Aristote lui-même, c’est un intitulé qui vient d’Andronicos de Rhodes, le premier « éditeur » de ce
livre, au Ier siècle après J.C. Déjà dans cet ouvrage, différentes acceptions du terme
« métaphysique », qui donne à cette partie de la philosophie une tournure particulière, en ce sens
qu’elle passe un certain temps à se demander quel peut être son objet :
ce qui traite de l’être en général, comme on dit, de l’être en tant qu’être, indépendamment
de telle ou telle spécification particulière. Par exemple, un énoncé sur la substance en général est
métaphysique, tant qu’il ne porte pas sur telle espèce de substance plutôt que sur telle autre.
— ce qui traite de l’être premier, à savoir Dieu. À remarquer :
° « premier » ici = premier en dignité, pas premier dans l’ordre suivi, puisqu’on vient de dire
que la métaphysique venait en dernier.
° Le Dieu d’Aristote n’est pas le Dieu du Moyen Age.
— ce qui donne à toutes les sciences des principes généraux (donc distinct des principes
spécifiques qui caractérisent chaque science).
iii) sens cartésien : la métaphysique est caractérisée par son objet (Dieu et l’âme en tant
qu’objets particuliers, mais plus généralement toutes les choses qui viennent en premier, cette fois
dans l’ordre des connaissances), par sa modalité (la métaphysique est d’une certitude absolue, plus
certaine que la physique par exemple) et par sa place dans l’édifice du savoir (elle est ce qui est au
fondement des autres connaissances, métaphore de l’arbre).
À Mersenne, 11 novembre l640, AT III p. 235 : « je ne traite point [dans les Méditations] en particulier de Dieu
et de l’âme, mais en général de toutes les premières choses qu’on peut connaître en philosophant ». Ie. AT III p.
238, à ceci près qu’est ajouté « par ordre ».
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Dieu et l’âme ne sont pas importants en tant que choses éminentes, les plus dignes de toutes,
mais par la place qu’ils occupent dans le système : ils viennent en premier, ce sont par eux qu’il faut
commencer si l’on veut procéder par ordre — et c’est seulement en procédant par ordre qu’on fera
de la bonne philosophie.
Il s’agit dans ce qui suit de donner quelques points de repère à propos de la métaphysique
cartésienne.
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1.1. Le cogito
Un des plus célèbres énoncés de Descartes. Si célèbre qu’on ne regarde même pas les
différentes formulations, on parle du cogito en général, sans distinguer les textes. Plusieurs
formulations en effet, dans le DM et dans la Seconde Méditation, en latin et en français.
DM 4, AT VI p. 32 : « Pendant que je voulais aussi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi,
qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense donc je suis était si ferme et si
assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je
jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, comme le premier principe de la philosophie que je cherchais ».
Med 2, AT IX p. 19 : « Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun
ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n'étais point ?
Non certes, j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai penquelque chose. Mais il y a un je
ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a
donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que
je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé, et avoir
soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition je suis,
j’existe est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que la conçois dans mon esprit ».
Les érudits cartésiens introduisent des distinctions entre les différentes formulations — on
aura ici tendance ici à privilégier les Méditations, qui constituent l’exposé le plus systématique de
Descartes. Mais l’objectif n’est pas de faire un commentaire détaillé des Med, on ira à l’essentiel,
qui nous prendra déjà bien du temps :
1) sa fonction dans l’itinéraire cartésien
2) sa signification
3) son statut épistémique
4) ce qu’il faudrait pour passer du cogito à une substance pensante
1.1.1. sa fonction dans l’itinéraire cartésien
L’énoncé du cogito succède à la mise en place d’un doute qu’on peut qualifier de volontaire,
systématique et radical :
— Pourquoi mettre en place un doute. Il s’agit d’obtenir une science certaine, des
connaissances indubitables. Mais comment savoir qu’elles sont indubitables ? Un esprit paresseux
ne doutera pas de ses opinions, il admettra les croyances de ses parents et de ses maîtres sans les
mettre en doute. Des connaissances indubitables ne sont donc pas des connaissances dont un esprit
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donné ne doute pas, ce sont des connaissances dont aucun esprit ne peut douter. Il s’agit
conséquemment de mettre en place des tests permettant d’éprouver les connaissances : de même
que les mécanismes d’un tiroir IKEA sont déclarés inusables parce qu’ils ont été soumis pendant
783 heures à des tests d’usabilité, de même, les connaissances indubitables sont pour Descartes
celles qui peuvent résister à des tests permettant d’éprouver leur solidité.
[NB. Certitude, indubitabilité et vérité selon Descartes.
Il y a plusieurs positions chez Descartes, qui ne sont pas équivalentes :
i) Dans les Reg., il semble qu’il ne puisse pas y avoir d’intuition qui ne donne lieu à une
certitude et ne soit l’expression d’une vérité. Si j’ai l’intuition que 2+2 = 4, cela est certain pour moi
et constitue en soi une vérité. La règle du clair et distinct proposée, c’est cela également.
ii) La première variation est qu’au début des Med., on a envie de dire que le critère de la
vérité est toujours la certitude, mais que celle-ci suppose un test plus fort que l’intuition ou le clair
et le distinct : est appelé certain ce qui est capable de résister au doute. me si le vocabulaire de
Descartes est le même (il parle toujours d’indubitabilité, de certitude), il y a une technique
nouvelle pour éprouver les connaissances, le doute. Cependant, une fois la règle du clair et distinct
posée, Descartes semble oublier ou mettre de côté ce test (il s’agit toujours de récupérer après avoir
mis en doute).
iii) Une autre variation concerne le rapport entre certitude et vérité. Secondes Réponses, AT
IX, p. 113-114, Descartes admet qu’il puisse faire absolument parlant ce qui nous paraisse certain
soit, absolument parlant, faux. (Mais qu’est-ce que c’est que cette supposition ? Si tel était bien le
cas, Dieu serait trompeur, ce qui est supposé avoir été exclu une fois pour toutes.) Mais, dit-il, peu
nous importerait cette absolue fausseté, car nous n’y aurions pas accès. J’ai pour tout dire des
difficultés à comprendre ce texte :
— en quoi cela diffère-t-il du Dieu trompeur ?
— si on admet cette supposition, cela devrait nous importer. Cela veut dire que l’on se trompe
effectivement.–
— En quoi ce doute est volontaire. C’est un doute effectué volontairement une fois pour
toutes, non pas subi passivement ou ressenti à l’occasion, comme par exemple le doute qui
accompagne la déception ressentie par Descartes dans ses études. Formules des Med. indiquant bien
qu’il y a une décision de douter (on décide de faire les tests). Mais dire du doute qu’il est volontaire,
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ce n’est pas dire qu’il est arbitraire : il y a de bonnes raisons de douter, ce sont elles qui sont
progressivement mises en place dans Med 1. C’est plutôt dire qu’il s’agit d’une résolution difficile,
et qu’il faut, pour réussir à respecter cette résolution, mettre en place certaines procédures
artificielles, les raisons de douter précisément.
Cinquièmes réponses, AT IX, p. 204 : pource que c’est une action de la volonque de iuger ou ne pas iuger,
ainsi que j’au expliqué en son lieu, il est évident qu’elle est en nostre pouvoir : car enfin, pour se defaire de toute
sorte de préjugez, il ne faut autre chose que se resoudre à ne rien assurer ou nier de tout ce qu’on avoit assuré ou
nié auparavant, sinon après l’avoir derechef examiné, quoy qu’on ne laisse pas pour cela de retenir toues les
mesmes notions en sa memoire. J’ay dit neantmoins quil y avoit de la difficulté à chasser ainsi hors de sa
creance tout ce qu’on y avoit mis auparavant, party à cause qu’il est besoin d’avoir quelque raison de douter
avant que de s’y determiner : c’est pourquoy j’ai proposé les principales en ma premiere Meditation : & partie
aussi à cause que, quelque resolution qu’on ait prise de ne rien nier ni assurer, on s’en oublie aisement par après,
si on ne l’a fortement imprimée en sa memoire : c’est pourquoy i’ai desiré qu’on y pensast avec soin.
— Systématique, il concerne toutes les connaissances absolument. Il ne s’agit pas seulement
de mettre en doute ce qui n’est pas vrai, ou ce dont on se demande si c’est vrai, mais aussi ce qui
nous paraît vrai. Pourquoi cela ? Parce que le fait de mettre en doute toutes les connaissance est le
seul moyen de faire le tri entre les connaissances indubitables et les autres.
Comparaison employée par Descartes : si l’on veut trier les pommes pourries et les pommes
saines d’un panier, il faut commencer par toutes les sortir du panier pour les examiner l’une après
l’autre.
Septièmes objections, ici in FA II, p. 982 : Si d’aventure il avait une corbeille pleine de pommes, et qu’il
apprehendât que quelques-uns ne fussent pourries, et qu’il voulût les ôter, de peur qu’elles ne corrompissent le
reste, comment s’y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas tout d’abord à vider sa corbeille ; et aps
cela, regardant toutes ces pommes les unes après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu’il verrait n’être
point tées ; et, laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ? Tout de même aussi, ceux qui
n’ont jamais bien philosophé ont diverses opinions en leur esprit qu’ils ont commencé à y amasser dès leur plus
bas âge ; et, appréhendant avec raison que la plupart ne soient pas vraies, ils tâchent de les séparer d’avec les
autres, de peur que leur mélange ne les rende toutes incertaines. Et, pour ne se point tromper, ils ne sauraient
mieux faire que de les rejeter une fois toutes ensemble, ni plus no moins que si elles étaient toutes fausses et
incertaines ; puis, les examinant par ordre les unes après les autres, reprendre celles-seules qu’ils reconnaîtront
être vraies et indubitables.
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