Le développement durable : le chanter, déchanter, le

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Le développement durable :
le chanter, déchanter, le désenchanter
Lorsque je posais des questions à mes professeurs ou à d’autres adultes, ils
me répondaient souvent : « C’est compliqué, tu ne peux pas comprendre. »
Avec le temps, j’ai appris qu’en réalité ils ne pouvaient pas m’expliquer ou
ils ne voulaient pas que je comprenne. Depuis lors, j’imagine le véritable
savant sur le modèle d’Einstein, répondant ainsi à toute question, y
compris celles des enfants : « C’est très simple et je vais t’expliquer. »
Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas prioritairement soucieux d’établir ou de
défendre son statut et son pouvoir.
À qui appartient cette planète ? Aux loups, à la nature sauvage,
qui n’aura été perturbée que peu de temps, finalement, par une
espèce nuisible, l’Homo sapiens, espèce tellement destructrice
qu’elle a causé sa propre extinction ? Aux hommes, cette espèce
arrogante qui détruit tout sur son passage ? Aux moutons peutêtre, bien plus paisibles, mais quels moutons ? Cette espèce
artificielle, qui appartient au troisième monde, celui des artefacts
humains recouvrant la nature ? (Car nous avons créé les moutons,
comme nous avons créé le chien à partir du loup et la table à partir
du bois.) Ou d’autres moutons : ces animaux que nous sommes
nous-mêmes en train de devenir, broutant dans l’enclos, suivant
le troupeau où qu’il aille et se laissant tondre docilement ?
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN AVENIR À FAIRE SOI-MÊME
Quelles sortes de loups, d’hommes ou de moutons habiteront
la planète ? Pour nous les humains, cette question signifie : quelle
sorte d’humain voulons-nous être ? L’homme peut être un loup
pour l’homme, mais il a surtout été un loup pour le loup, et
pour toutes les espèces naturelles dont il provoque l’extinction.
L’homme peut aussi être un mouton pour l’homme, dans les
cultures de soumission idéologique que l’on nous propose.
Le défi du développement durable ou de la « soutenabilité »
est de conduire la coévolution entre les humains, la nature (les
loups, les forêts, le climat, l’eau…) et les artefacts (les moutons,
les ordinateurs, les voitures, les médicaments…), de manière à ce
que l’humain puisse être humain selon le meilleur de ses possibles,
dans un monde où la nature conserve sa place et sa valeur, et où
les artefacts ne déshumanisent pas leur créateur.
Nous avons donc à vivre une révolution dans l’histoire des
civilisations humaines, la troisième révolution. La révolution n° 1 a
été celle du néolithique, la révolution n° 2 celle de l’avènement de
l’industrie, la révolution n° 3 est celle du soutenable. La révolution
n° 1 était à l’échelle de l’espèce, elle nous a permis de devenir une
espèce différente des autres, qui construit une culture matérielle et
une culture symbolique, qui construit des civilisations. La révolution
n° 2 était à l’échelle des États-nations, elle nous a donné la puissance
sur la nature et sur les humains, dans le cadre d’une civilisation
industrielle qui se globalise aujourd’hui en menaçant la survie
de l’écosystème et celle des humains eux-mêmes. La révolution
n° 3 sera à l’échelle de l’individu, pour que la personne devienne
soutenable, au sens le plus complet du terme1. Cette révolution n° 3
a commencé, mais elle est écrasée par le poids des cultures de la
puissance et de la soumission. Le développement durable, qui pose
les bonnes questions pour accomplir cette révolution du soutenable,
est encombré par des discours confus, de la récupération idéologique,
publicitaire et institutionnelle, et des stratégies contre-productives.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
Comment est-il possible que le développement durable soit en
même temps :
– le programme qui formule et essaie de traiter les nouveaux
problèmes essentiels de l’humanité ;
– un moyen de manipulation de l’opinion ?
Cette superposition du meilleur et du pire est rendue possible
par l’invraisemblable confusion dans les fondamentaux du
développement durable. Je voudrais essayer d’y rétablir de la
clarté, et peut-être même de la sagesse.
Si nous ne voulons pas déchanter (être déçus), il est urgent
de désenchanter le développement durable (comprendre qu’il
n’a rien de magique). Lisons les textes fondateurs, cherchons
des définitions pour les notions de base, repérons les intérêts
et projets des parties prenantes et mettons en application les
outils philosophiques d’une analyse critique de la modernité.
Pour ne pas déchanter, il faut désenchanter quelques idées
anciennes, désenchanter la nature, désenchanter la technoscience,
désenchanter le pouvoir.
Pour les uns, l’expression « développement durable » est un
pléonasme, car tout développement réel est durable. Pour les autres,
cette expression est contradictoire dans les termes, car ce que nous
appelons « développement » est limité par de sévères contraintes
physiques et même logiques, et devra donc cesser avant d’atteindre
l’infini. Entre le pléonasme et la contradiction, il doit être possible
de donner à la notion un sens raisonnable, au moins comme point
de départ.
Qu’est-ce qui pourrait ne pas durer ? Nous, les humains. Car
depuis la révolution industrielle, et même avant, Homo sapiens s’est
comporté comme une espèce irresponsable2. Or la responsabilité
de personnes capables au sens fort définit l’humain et sa valeur3. Il
existe donc un risque en quelque sorte métaphysique, en réalité
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN AVENIR À FAIRE SOI-MÊME
éthique, le risque de la disparition de l’espèce humaine en tant
qu’humaine, c’est-à-dire responsable de soi.
Il ne s’agit pas seulement de la disparition d’une espèce
naturelle qui, accidentellement, serait la nôtre. Nous ne nous
inquiétons pas de la perte d’une espèce de mammifères, mais de
la perte de l’humain. Ainsi posé, le problème est bien plus vaste
– accessoirement, c’est une honte que nous ayons attendu des
urgences écologiques pour qu’il passe au premier plan. Qu’avionsnous de plus urgent à faire que de nous soucier du développement
de l’humain ? Comment avons-nous pu nous y prendre aussi mal ?
Et est-ce bien le développement de l’humain qui est au premier
plan dans le développement durable ?
Une liste de dix problèmes
Le vaisseau spatial Terre est en difficulté. Tant que les ordinateurs
nous inondent de problèmes, qu’ils en déroulent sans cesse des
listes infinies et non hiérarchisées, ils ne servent pas à grand-chose.
L’intelligence humaine doit contrôler en amont les problèmes
qu’elle accepte de traiter et pondérer leur importance. Ce serait
même un pas vers la sagesse permettant de commencer à s’éloigner
de la démesure technocratique, qui devient paniquante. Nous
avons besoin d’une liste finie de problèmes ou de catégories de
problèmes. Il est également important que cette liste soit classée
par ordre d’importance.
Je partirai de la liste ordonnée suivante pour décrire le domaine
sur lequel portent les problèmes du développement durable :
1. surpopulation (globale et locale)
2. biens communs naturels (eau, sources d’alimentation)
3. conditions sanitaires et santé (hygiène de vie)
4. éducation (développement des capacités de la personne)
5. violence directe (guerres, régimes oppressifs)
6. mentalités et comportements de production et de consommation
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
7. sources d’énergie et gestion de l’énergie
8. inégalités et redistribution (entre États/dans un État)
9. dégâts écologiques directs (pollution, déforestation, dégradation
des sols, pertes de biodiversité)
10. changement climatique4
Ne nous hâtons pas de référer ces problèmes aux notions de
« développement » ou de « durabilité ». La scolastique imaginait
qu’en approfondissant le sens des mots on parvenait à découvrir
la solution des problèmes. Mais pour nous, postmodernes, en
approfondissant le sens des mots on parvient souvent à découvrir
comment les humains abusent des mots pour exercer du pouvoir
sur d’autres humains. Reste ensuite à traiter les problèmes.
Peu importe donc la notion de développement durable, seules
comptent les idées et les aspirations qui, à tort ou à raison, s’y
reconnaissent ou s’y investissent… sauf si la notion est tellement
approximative qu’elle constitue une gêne pour ces idées et aspirations. Je crains que ce ne soit le cas.
Plusieurs analystes ont fait observer que l’expression « développement durable » était volontairement conçue de manière vague et
ambiguë et qu’elle avait tout intérêt à le rester, car cela permet à tout
un chacun de s’y reconnaître d’une manière ou d’une autre5. Je crois
que cette ambiguïté constitutive de la notion de développement
durable ne mérite aucune patience. Il faut y reconnaître le mécanisme
pervers par lequel nous adorons les grandes idées… dont nous sommes
sûrs qu’il ne sortira jamais rien, qu’elles ne nous demanderont pas
d’efforts, même petits, mais seulement de grandes phrases.
Le développement durable est donc un mauvais nom pour un
bon problème. Lui enlever toute ambiguïté est l’un des objectifs de
ce livre. On y verra que l’ambiguïté est un élément constitutif du
développement durable, une composante de fond, et pas un défaut
de jeunesse ni une imprécision initiale due à l’empressement de
la bonne volonté.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN AVENIR À FAIRE SOI-MÊME
En rassemblant divers thèmes, le développement durable
compose un nouveau thème de réflexion. Il ne peut être défini
que par une collection. Les textes de base ont choisi une liste courte
de trois domaines, souvent qualifiés de « piliers » : écologique,
économique, social. Le développement durable est l’intersection
de ces trois domaines (figure 1).
écologique
DD
social
économique
Figure 1. Le développement durable (désigné par DD sur le schéma) est à
l’intersection des domaines écologique, économique et social.
Reprenons ce travail de définition en distinguant, autrement,
trois sphères incluses, qui restent proches de celles du schéma
officiel (figure 2)6 :
– la sphère de l’économie ;
– la sphère de l’humain (éthique, politique, social) ;
– la nature, la biosphère.
On comprend facilement ce que signifie l’inclusion de
l’économie dans la sphère humaine et que le contraire ne soit pas
envisageable. Elle signifie ce que tout le monde répète depuis si
longtemps et qui semble si difficile à traduire en acte : l’économie
est au service des humains et non le contraire ; l’économie n’est
qu’une part de l’humain, dont l’inflation monstrueuse constitue
une pathologie de la modernité.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
nature
humain
économie
Figure 2. La sphère de l’économie est incluse dans celle de l’humain, qui
est elle-même incluse dans celle de la nature.
Il faut insister aussi sur l’inclusion de toutes les sphères, et
particulièrement celle de l’économie, dans la biosphère, c’està-dire la nature, la planète 7. Le message de l’écologie et du
développement durable est concentré dans ce rappel d’une
évidence : notre environnement ne se contente pas de nous
« environner », il nous soutient, il conditionne notre existence.
économie
Une meilleure représentation
est possible, avec une échelle
et une localisation signifiantes
(figure 3).
humain
nature
Figure 3. Le cadre
du problème du soutenable.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN AVENIR À FAIRE SOI-MÊME
Une bien plus mauvaise représentation est aussi possible, et je
crains qu’elle ne soit la plus courante (figure 4).
nature
humain
économie
Figure 4. Une mauvaise représentation du problème du soutenable.
Ce dernier schéma illustre l’ampleur du travail à accomplir :
tant de choses doivent changer de place et de taille ! Pour cette
raison, la question posée par le développement durable est
celle d’un changement de civilisation. Pour cette raison aussi, la
réflexion sur le développement durable relève d’une approche
philosophique fondamentaliste, revenant sur les interprétations
du monde à la base de notre civilisation, et non pas seulement
d’une approche de gestion et d’aménagement des conséquences
de notre mode de vie.
Toutes les formes du développement durable ne proposent
pas un véritable changement de civilisation, bien au contraire,
aussi faut-il distinguer deux formes diamétralement opposées de
développement durable8 :
– Le développement durable contestataire. Ses acteurs sont des
associations et des militants ; ses actions sont des publications,
des actions politiques, des revendications ; ses valeurs de
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
référence sont les droits de l’humanité, du vivant, de la Terre,
des générations futures.
– Le développement durable institutionnel. Ses acteurs sont
des administrations (gouvernementales, locales, internationales),
des institutions (y compris universitaires) ; ses actions sont
des rapports, des études, des recommandations, des lois (des
interdictions, des obligations, des taxes) ; ses valeurs de référence
sont la gouvernance mondiale (l’équilibre international et
l’équilibre économique), l’intérêt social, économique et politique
à long terme de la communauté humaine dans son ensemble (en
théorie) ou peut-être l’intérêt à court et moyen termes de certains
sous-ensembles (en pratique).
Un calendrier de textes
La révolution du soutenable a commencé en 1968. Jusqu’à présent,
elle s’est manifestée essentiellement par des textes. On dit souvent
que le développement durable avance « par petits pas ». En réalité,
il avance par grands textes. Son histoire est d’abord celle d’un
calendrier de tels textes. Son succès est jusqu’ici celui d’un discours
institutionnel et médiatique, qui reste un discours de constats et
d’intentions.
1968 : Club de Rome9
Les savants réfléchissent à l’avenir de la civilisation mondiale.
La question centrale est celle de la croissance, c’est-à-dire de la
dimension économique du progrès et du développement. Ainsi
naît une institution nouvelle, étrangement baptisée « Club de
Rome » par la presse. Il s’agit d’une institution internationale,
globale, mais différente des institutions internationales
traditionnelles, rattachées à l’ONU. Elle rassemble politiques,
scientifiques et économistes, et impliquera progressivement
industriels, intellectuels, journalistes et opinions publiques.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN AVENIR À FAIRE SOI-MÊME
1972 : rapport Meadows10
Rédigé en 1970 par des experts du MIT (Massachusetts Institute
of Technology) à la demande du Club de Rome, ce rapport repose
sur une simulation informatique de haut niveau (dynamique des
systèmes). À première vue, c’est un chef-d’œuvre de technocratie
et d’économisme11. La traduction du titre anglais The Limits to
Growth, factuel, par le titre français plus spectaculaire Halte à la
croissance illustre la mise en route d’une machine revendicative
qui fonctionne au pessimisme et qui ne s’arrêtera plus.
Les principaux thèmes de recherche du rapport sont les
suivants : l’accélération de l’industrialisation, la croissance
démographique rapide, la malnutrition dans le monde, les
déséquilibres Nord/Sud, les ressources non renouvelables, la
détérioration de l’environnement. Sa principale conclusion se
gravera dans le marbre des opinions publiques : le système (notre
civilisation matérielle) conduit à une crise majeure qui le détruira
dans moins de cent ans. La civilisation de la croissance sait
maintenant qu’elle est mortelle et elle dispose d’une estimation
alarmante de son espérance de vie.
Le rapport Meadows énonce le principe de la limite de
croissance, qui est purement mathématique : dans un système
fini, la croissance ne peut être infinie. Le crash final n’est évitable
que par des mesures radicales qui rétabliraient des équilibres
en remplaçant l’idéal de croissance par un idéal d’équilibre.
Le rapport demande de penser un modèle du monde qui soit
« soutenable » (sustainable), c’est-à-dire qui ne s’effondre pas, et
qui soit capable de satisfaire les besoins matériels de tous. Rien de
plus raisonnable dans les principes. Comment dire le contraire ?
Comment pourrait-on assumer un autre choix que le choix du
soutenable ?
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
1972 : Stockholm
La Terre est ronde, mais elle a des sommets. Cette appellation
non officielle des conférences de l’ONU est riche de sens, on
commence à y percevoir le parfum du grandiose, de la grandeur
« globale ». Le développement durable voit loin, car il vient de
haut, on nous parle depuis les sommets de la Terre. Désormais,
on ne dit plus World Summit, mais Earth Summit : le monde s’est
rétréci pour n’être plus qu’une Terre, un vaisseau spatial qui vogue
dans l’espace et dans lequel le commandant de bord s’adresse aux
passagers – en plein vol, ce qui n’est pas toujours bon signe.
En 1972, on parle surtout d’écologie au sommet de la Terre,
on décide de lutter plus systématiquement contre la pollution
et on fonde le PNUD (Programme des Nations unies pour
l’environnement12). Le problème Nord-Sud n’est pas oublié.
Un sommet de la Terre est prévu tous les dix ans, mais celui de
1982 compte pour rien, la présidence Reagan et la guerre froide
ayant réussi à le saboter.
1980 : sustainable development/
développement durable
L’expression est employée dans un rapport de l’UICN (Union
internationale pour la conservation de la nature), intitulé World
Conservation Strategy : Living Resource Conservation for Sustainable
Development13. La théorie de la conservation de la nature s’impose.
Elle est ainsi définie : « Gestion de l’utilisation par l’homme de
la biosphère de manière que les générations actuelles tirent le
maximum d’avantages des ressources vivantes tout en assurant
leur pérennité pour pouvoir satisfaire aux besoins et aux aspirations
des générations futures14. » Cette approche s’oppose à celle de la
préservation de la nature sauvage, sans exploitation humaine. On voit
apparaître un étrange et nouveau personnage, celui des « générations
futures », et on s’intéresse particulièrement à ses « besoins ».
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN AVENIR À FAIRE SOI-MÊME
1987 : rapport Brundtland
Ce texte est l’acte de naissance le plus universellement reconnu du
développement durable. Qui ne l’a pas lu n’est pas un interlocuteur
valable sur ce sujet. Qui l’a lu se pose bien des questions – qui l’a lu
et ne se pose pas de questions ferait bien de poursuivre la lecture
du présent ouvrage.
Il s’agit d’un rapport publié par la Commission mondiale
sur l’environnement et le développement, présidée par la
Norvégienne Gro Harlem Brundtland, et intitulé Our commun
future (« Notre avenir à tous »)15. Il donne la définition la plus
officielle : « Le développement durable est un développement qui
répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des
générations futures de répondre aux leurs. » L’idée de base est de
soumettre la légitimité d’un acteur (les générations présentes) à
satisfaire ses besoins selon une logique de développement à la
légitimité d’un autre acteur (les générations futures). Le statut
ontologique, juridique, éthique de cet acteur futur pose bien
des problèmes, qui sont résolus par un principe implicite : les
institutions internationales en place représentent (aussi) les
intérêts des générations futures. Quant à la notion même de
besoins, elle reste d’une imprécision totale, mais nul ne semble
s’en inquiéter.
1992 : Rio de Janeiro16
Ce sommet est celui du succès médiatique et du passage à l’action
– sous la forme de programmes d’action. La guerre froide est
terminée, le monde (de ceux qui l’ont gagnée) se mobilise pour un
autre combat, et il n’est d’ailleurs plus un « monde » (libre), il est
redevenu une planète, toute la planète. Elle est en danger, comme
l’était autrefois la patrie ou, hier, le monde libre. Désormais, le
développement durable fait consensus et accède au premier plan
des préoccupations médiatiques.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
Les trois piliers sont officialisés : écologie, économie, social. Un
programme d’action est promulgué, sous le nom d’Agenda 2117 – que
nous aurions dû traduire par « Action 21 » car, en français, « inscrire
dans son agenda » est loin de signifier « passer à l’action », alors que
le mot « agenda » est ici à prendre dans son sens latin le plus fort : ce
qui est à faire, impérativement, et pas seulement à inscrire dans un
vague calendrier. Manque de vigilance sémantique, dès l’origine ?
« Prendre date », fixer des objectifs qui engagent, certes, mais le
prochain président, la prochaine législature, charger les « agendas »
et annoncer des « objectifs du millénaire », tout cela deviendra
effectivement l’activité unique de nombreuses institutions.
2002 : Johannesburg18
Ce sommet de la Terre connaît un véritable triomphe.
L’autosatisfaction de l’élite mondiale peut surprendre, car il fait,
d’une part, un constat d’alerte, et, d’autre part, l’observation que
les résultats obtenus depuis 1972, en trente ans, sont faibles, voire
nuls. Cette remarque nous renvoie au paradoxe fondamental du
développement durable institutionnel : les élites en place utilisent
la crise pour raffermir leur pouvoir. Plus il y a crise, plus il y a besoin
d’élites. Lors de ce sommet, soixante mille personnes (chefs d’État,
journalistes, représentants des ONG et des entreprises) prennent
l’avion, séjournent dans les hôtels climatisés de Johannesburg
et rivalisent dans leurs déclarations. En réalité, plusieurs sujets
essentiels sont bloqués par l’absence de consensus, ce qui paralyse
l’action : les droits de l’homme, les normes de gestion et de partage
de l’eau et de l’énergie, le chiffrage des objectifs en général, le
principe de précaution (notamment appliqué aux OGM).
2004-2007
En 2004-2005, la France, toujours volontariste en matière de
grands textes législatifs, annexe à sa Constitution une Charte
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE : UN AVENIR À FAIRE SOI-MÊME
de l’environnement, aux côtés de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen.
En 2005, le protocole de Kyoto sur les gaz à effet de serre entre
en vigueur. Cet accord international sur le partage, payant, des
droits à polluer représente une forme inattendue mais significative
d’action internationale, sur le modèle des traités économiques de
type OMC (Organisation mondiale du commerce).
En 2007, en écho au triomphe de Johannesburg, le prix
Nobel de la paix est attribué à Al Gore et au GIEC (Groupe
intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat). La
France crée un grand ministère d’État dédié au développement
durable et engage une forme nouvelle de consultation sociétale et
de production législative, le Grenelle de l’environnement.
2009 : Copenhague
Cette conférence de l’ONU sur le climat résulte d’un gigantesque
travail de commissions et de négociations. Les problèmes de la
Terre semblent s’être réduits à celui du dérèglement climatique,
lui-même tendant à se réduire aux négociations entre États sur
la limitation volontaire des émissions futures de gaz à effet de
serre. L’ampleur de l’événement suggère l’idée d’une mobilisation
planétaire, d’une nouvelle forme de prise de conscience, essayant
d’imposer aux gouvernements de nouvelles priorités. Mais ne
s’agit-il pas d’une simple mode médiatique, mise à profit par les
politiciens au bénéfice de leur image ? La minceur de l’accord
final invite au pessimisme : on n’est d’accord que sur une liste
banale de bonnes intentions, mais jamais sur la mise en place
d’actions effectives et moins encore d’obligations. De nombreux
observateurs engagés sont en colère contre Copenhague, comme
s’il s’agissait du sommet mondial de trop ayant produit le texte
vide de trop.
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LE DÉVELOPPEMENT DURABLE
Une bulle ?
L’avancée du développement durable n’est pas exactement
une marche en avant, elle me semble mieux modélisée par
le gonflement d’une bulle spéculative comparable à la bulle
Internet, qui s’est gonflée dans la dernière décennie du XXe siècle
et a explosé au printemps 200019. Il s’agissait d’une illusion
publicitaire et journalistique, à but lucratif – ce qui ne change
rien au fait que l’Internet lui-même est un événement de toute
première importance, qui recèle un potentiel révolutionnaire sans
équivalent. Il en irait de même pour le développement durable, à
distinguer soigneusement de la « bulle développement durable ».
Cette dernière explosera subitement ou se dégonflera lentement,
comme un vieux ballon avec lequel on ne joue plus, mais cela
n’enlèvera rien à la réalité des questions que le développement
durable nous pose et nous impose. Il faut simplement changer
la manière dont il les pose, c’est-à-dire la manière dont il nous
impose son discours.
Il ne s’agit donc pas de déchanter vis-à-vis du développement
durable, mais de cesser de le chanter seulement. Il s’agit de le
désenchanter pour récupérer les bonnes questions que, le plus
souvent, il englue dans son jargon en prétendant les traiter.
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