1 APPRENDRE AVEC LES LIBELLULES René Barbier (CIRPP

publicité

1
APPRENDRE AVEC LES LIBELLULES
René Barbier (CIRPP, mars 2014)
Apprendre ne vient pas des autres mais d'un appel d'air en soi-même qui reconnaît aussi le
besoin d'une aile charitable pour nous élever un peu plus haut dans l'intelligence du monde.
Ce fut le cas de la rencontre du jeune Albert Camus avec son instituteur Monsieur Germain
ou d'Arnaud Desjardins avec son maître spirituel Swami Prajnanpad.
Un petit matin où je déambulais comme à l'accoutumée dans le parc silencieux du PèreLachaise, à l'ombre des arbres centenaires et des tombes, je fus étonné par le comportement
d'un volatile qui me prit à partie. Ce corbeau m'avait vu m'arrêter à quelques mètres de l'un de
ses congénères, visiblement en difficulté et qui battait de l'aile. Désireux d'intervenir pour
secourir l'oiseau s'il était blessé, je l'observai un moment.
Son compagnon des cieux tristes dans cet endroit, se mit soudain à voler d'un arbre à l'autre
au-dessus de ma tête. Il me frôla de si près que je compris que je n’avais rien à faire ici. "Je
t'aiderai à venir si tu viens et à ne pas venir si tu ne viens pas", n'était-ce pas l'aphorisme du
poète argentin Antonio Porchia (1979)1 que j'avais pris pour maxime éducative pendant mon
enseignement universitaire durant des années ?
Connaissant la réputation d'intelligence du corbeau,2 comme d'ailleurs du rat (Dansel, 1977)3,
éléments de la faune "lumineusement avertie" » (René Char) de notre Terre vivante - Gaïa depuis ces soubassements telluriques jusqu'au couches élevées de la stratosphère, (James
Lovelock, 2007)4, je décidai de lâcher prise et je quittai le lieu.
Ce jour-là, j'ai appris du corbeau, sur l'altérité.
1
Antonio Porchia, Voix, Fayard, 1979, 142 pages 2
cf
;
http://archives‐lepost.huffingtonpost.fr/article/2012/01/06/2674910_l‐
incroyable‐et‐vraiment‐surprenante‐intelligence‐des‐corbeaux‐de‐vrais‐einstein‐a‐
plumes.html
3
Michel
Dansel,
Nos
frères
les
rats,
leur
histoire,
leurs
légendes,
leurs
mystères,
et
l’art
de
les
aimer,
1977,
272
pages,
4
James
Lovelock,
La
revanche
de
Gaïa.
Préserver
la
planète
avant
qu’elle
ne
nous
détruise,
J’ai
lu,
essai,
254
pages,
avec
index.
Un
des
ouvrages
les
mieux
documentés
sur
l’écologie
contemporaine
par
l’auteur
de
«
l’hypothèse
Gaïa
»
devenue
maintenant,
avec
pertinence
scientifique,
«
la
théorie
Gaïa
».
2
Le livre d'Alain Cugno qui vient de paraître5 m'ouvre les portes de l'étrangeté de la libellule,
non seulement comme spécialiste de son monde que je ne suis pas, mais avant tout comme
éducateur.
Puis-je apprendre avec les libellules, voilà ma question.
Ma curiosité ancrée dans le vivant et éclairée par ma philosophie de l'expérience va-t-elle être
titillée par ce que cet auteur me donne à voir et à comprendre en spécialiste de ces
"Demoiselles" et aussi en philosophe, fin connaisseur des auteurs classiques, des écrivains,
des peintres et des mystiques ?
On peut se poser la question de savoir si le véritable questionnement du philosophe dès le
début est cette affirmation de Leibniz, reprise d'ailleurs par Heidegger, "pourquoi y-a-t-il
quelque chose plutôt que rien ?"6
Est-ce vraiment de cela dont il s'agit lorsqu'on entre en philosophie ? N'y-a-t-il pas plutôt une
autre question plus urgente, plus tragique aussi, celle d'Albert Camus concernant le suicide.
Avec Albert Camus et la question du suicide7, on s'inscrit à coup sûr dans ce que j'appelle la
présence humaine au monde et le vivre, une philosophie du vivre.
Elle nous introduit dans une pensée multiréférentielle. Pas simplement une pensée de la raison
absolue et toute puissante, celle justement qu'institue Leibniz dans son propos "pourquoi y-a
5
Alain Cugno, La libellule et le philosophe, Albin Michel, 2014, 182 pages
6
Gottfried
Leibniz,
Principes
de
la
nature
et
de
la
grâce
fondés
en
raison,
1740.
«
Il serait
long et fastidieux de faire un inventaire exhaustif des occurrences plus ou moins pertinentes de
la question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt rien ? » dans l’histoire de la philosophie.
On peut toutefois faire quelques remarques introductives sur l’aspect proprement historique
de la question. On lit très souvent qu’elle n’apparaît pas avant Leibniz, ce qui n’est pas tout à
fait exact. Siger de Brabant (c.1240-1284) la posait déjà dans ses Quaestiones in Metaphysicam
(c.1272-75) qui sont en réalité des notes d’étudiants sur ses cours consacrées à la
Métaphysique d’Aristote. » écrit Raphaël Millière dans « Pourquoi y—a-t-il quelque chose
plutôt que rien http://www.atmoc.fr/resources/Milliere---Pourquoi-y-a-t-il-quelque-choseplutot-que-rien.pdf Martin Heidegger en parle dans « le principe de raison » Gallimard, 1978,
270 pages. Voir aussi Fracis Wolff, (s.dir) Pourquoi y-a-t-il quelque chose plutôt que rien ?,
PUF, 2013, 232 pages
7
Albert
Camus,
Le
mythe
de
Sisyphe,
Gallimard,
coll.
Folio
Essais
1942
3
t-il quelque chose plutôt que rien ?"
Je suis persuadé que c'est une question de philosophe occidental, déjà très instituée, qui
n'obsédait pas la sagesse chinoise traditionnelle.
Maître Eckhart l'avait bien vu et Alain Cugno le rappelle en guettant les libellules : "Celui qui
interrogerait la vie pendant mille ans : Pourquoi vis-tu ?", si elle pouvait répondre elle ne
dirait pas autre chose que ceci : "je vis parce que je vis".
C'est parce que la vie vit de son propre fond et jaillit de son être propre , voilà pourquoi elle
vit sans pourquoi parce qu'elle vit pour elle-même" (p.86)
De même "la rose aussi est sans pourquoi. Elle fleurit parce qu'elle fleurit" nous affirme au
XVIIe siècle Angelus Silesius. La libellule n'est-elle pas la rose des prairies ?
Il me semble que dès notre entrée dans une philosophie de l'expérience, le questionnement
radical de Leibniz ou de Heidegger devient secondaire ou même superflu. Dans la philosophie
du vivre on pénètre dans quelque chose qui est là dès que l'on émerge comme événement,
pour tous, dès l'origine de l'humanité. On n’a pas à se dire pourquoi on est là ? On est là un
point c'est tout. C'est ce que la philosophie de la non-dualité, notamment en Orient, en Asie,
affirme simplement : "il y a ", ou "c'est".
À partir de là, on va pouvoir réellement commencer à réfléchir en termes élargis qui dépassent
la raison pour s'alimenter de l'intuition, de la mémoire, de l'affectivité, de l'imagination, de cet
appel que l'on ressent au fond de soi vers "autre chose", vers d'autres dimensions, vers d'autres
réalités de ce Réel qui nous échappe parce qu'il est non-symbolisable dans sa totalité
mouvante, imprévisible et inconnue.
Nous abordons alors le véritable questionnement du philosophe qui est la question de la
vérité.
C'est la vérité de dire "je suis", "j'existe et j'ai existé", {c'est un fait} que personne ne peut
nier, aujourd'hui comme jusqu'à la fin des temps, ainsi que l'a fortement soutenu Vladimir
Jankélévitch. Personne ne peut raturer, biffer, annihiler dans son fond, cette existence qui est
la mienne, qui est la vôtre.
4
C'est avec cette réflexion que j'entre dans cet ouvrage assez extraordinaire d'Alain Cugno. Il
nous entraîne dans une narration : celle d'une observation minutieuse de la "présence"
naturelle de cette libellule. Il s'agit d'une réflexion qui dépasse de loin le monde des insectes
et des naturalistes pour aborder d'une façon originale celui des êtres humains. C'est une
pensée du détour, un peu comme celle du philosophe-sinologue François Jullien dans son
détour par la pensée chinoise traditionnelle.
Il s'ensuit une foule de questions très aiguës sur ce que l'on vit avec nos yeux, avec notre
façon toujours singulière de lire le monde, de le classer et de le contrôler.
Il suffit de changer de vision et d'imaginer que l'on puisse voir les choses avec les yeux de la
libellule et tout change. Nous nous ouvrons à la très inquiétante étrangeté qui peut nous faire
ressentir une véritable panique au sein de notre identité soudainement ébranlée.
Certes, nous pouvons toujours nous en sortir par une vue intellectuelle et cavalière sur le
monde, sur la nature, et énoncer, à distance, nos classements rassurants. Nous évoquons les
espèces reconnues : humaine, animale, végétale et leurs sous-classements presqu'à l'infini.
Nous nous donnons enfin un objectif, si ce n’est une finalité d’existence : contribuer à la
classification généralisée des éléments de la Nature. Nous mettons, heureusement pour notre
fragile santé mentale, l'implication à la porte et nous nous proclamons "scientifiques" neutres
et tolérants.
Avec le livre d'Alain Cugno sur la "présence" de la libellule, sur la manière dont elle existe
sur notre terre, nous allons beaucoup plus loin. J'ai eu ce sentiment personnel d'entrer par
effraction dans le monde vécu de la libellule, de voir avec les yeux de la libellule. Une
véritable interrogation métaphysique bouleversante s'est installée en moi. "Et si j'étais une
libellule ? Que serait à ce moment le monde humain ? Que serais-je, moi qui observe la
libellule ? Une forme avec quatre éléments mobiles qui s'agitent et qui ne correspondent à rien
d'autres qu'à un danger potentiel.
René Char écrit, à propos du chardonneret, dans un de ses textes,
Il est midi, chardonneret.
Le séneçon est là qui brille.
5
Attarde-toi, va sans danger :
L’homme est rentré dans sa famille !
(Complainte du lézard amoureux)
(http://lieucommun.canalblog.com/archives/2007/03/12/4284300.html)
Que serais-je moi-même dans ce monde tout autre ? L'étrangeté de la libellule me propulsait
dans l'étrangeté de mon propre monde.
Que puis-je dire de cette étrangeté extraordinaire de l'être humain ? N'y-a-t-il pas là une
coupure, un niveau de réalité qui m'échappe ?
Revenons à ce livre magnifiquement écrit d’Alain Cugno et, d’abord, à son titre : « La
libellule et le philosophe".
Depuis toujours j’éprouve à l’énoncé du mot libellule une sorte de jouissance mentale comme
un enfant qui découvre tout à coup un lever de soleil sur l’océan.
Libellule, quel mot plein de magie, de vibration ailée, de fragilité et d’ouverture sur une
nature inconnue. Au terme scientifique consacré pour le spécialiste de cet insecte
(odonatologue) presqu’imprononçable comme le reconnaît l’auteur, je préfère un néologisme
inventé pour le plaisir ici, le "libellulier", ce spécialiste-artiste-naturaliste qui tente de saisir
l’impossible : le vol d’une de ces "demoiselles". Il me rappelle d’autres figures qui
m’importent.
Comme le chasseur de libellule, l’éducateur est un chasseur d’enfance instantanée. Il sait
attendre, dans un moment d’observation attentive, sans autre projet que de se laisser
surprendre par l’événement imprévu : ici le vol de la libellule, toujours recherchée, jamais
vraiment recueilli malgré les innombrables mitraillages de l’appareil photo. Là, l’acte créateur
du petit enfant qui improvise un jeu nouveau avec moins que rien. L’éducateur reste ébloui
par l’acte créateur ou destructeur, saisi sur le vif dans le "play" sans règle a priori, sans
programme imposé, sans résultat "efficace" attendu (s’instruire suivant le désir de l’adulte,
gagner le match) comme dans l’ordre institué du "game".
6
Le libellulier comme l’éducateur sensible ressemble en cela au pécheur à la mouche qui joue
au chat et à la souris avec le saumon tendu vers son origine, au beau milieu d’une rivière
vivante et tourmentée. Le butin frétillant n’est pas son espérance. C’est la "prise" qui
l'intéresse, en sa beauté souverainement révélée par les reflets du soleil, qu’il remettra
d’ailleurs à l’eau, en général, après l’avoir contemplée, parfois photographiée, l’instant d’un
éclair, comme me l’a fait comprendre Philippe Nicolas, l’un de mes jeunes docteurs férus de
ce sport de haute nature.
Plus que jamais l’aphorisme de René Char lui va comme un gant : "Être du bond. Ne pas être
du festin, son épilogue".
Ainsi Alain Cugno, par son ouvrage de philosophie méditative, et par ses prises de vue
photographiques en rafales dans l’herbe humide, nous parle d'une sagesse du vivre. Il
m’inspire ce court poème :
Libellule ô surprise
De ma vision à ton élan
Tu t’envoles dans l’entre-deux
Sous la mitraille innocente.
Mais que fait le philosophe devenu ainsi un libellulier ? Cherche-t-il toujours à collectionner
et à classer l’inclassable ? À nommer avec constance ces minuscules sujets de la nature avec
la même rigueur que les anciens Chinois, ces Légistes (VIIIe-IIe siècle A.J.C.), animés par la
foi en la nomination et en la rectification des noms, si proches, au Moyen-Âge, du
nominalisme occidental ?
Mais aujourd'hui il en est presque fini des boutiques des collectionneurs érudits de la Place
Saint-André des Arts. On laisse le travail au Muséum national d'histoire naturelle. L'épinglage
des coléoptères et autres bestioles a fait place aux clichés photographiques de ces safaris aux
minuscules brindilles ailées. La chasse, toujours mortelle, de l'insecte rare est devenue la
quête d'une vivante créature impossible à saisir. Reste un mot étincelle – Libellule - comme
un feu d'artifice dans l'ordre symbolique. Car "les papillons photographiés de près
ressemblent à ce que vous avez vu dans la nature. Les coléoptères aussi. Pas les libellules.
Elles vous font changer de monde" (p.64). Sur l'écran de l'ordinateur le diaporama des photos
7
révèle enfin ce que l'œil n'a jamais pu voir : l'écart singulier du vivant sous l'apparente
uniformité de l'espèce. Leibniz qui recueillait les coquillages sur la plage cherchait ainsi à
conforter son intuition de la différence. Ce décalage qui, paradoxalement, signifie la présence
potentielle de la totalité dans l'unique. L'hétérocosmos où nous conduit, sans crier gare, la
traque de la libellule nous introduit dans l'espace de la poésie : "un monde qui échappe au
monde et pourtant se produit en lui (...) L'essence même de la poésie s'accomplit dans ce que
dévoile une libellule photographiée : l'étrangeté d'un monde entièrement inventé" (p.70)
En fait notre auteur s'évertue :
- De tenter de se situer dans un biotope spécifique, plutôt son habitat : celui du monde des
libellules, les prairies marécageuses avec les imprévisibles traquenards.
- Il découvre l'infinie variété de la vie et de sa complexité cachée dans les recoins herbeux de
nos marais et de nos étangs.
- Il souligne la singularité inéluctable de chaque espèce et sous-espèces et s'interroge sur ce
qui fait l'originalité de la libellule dont personne n'a réussi à saisir, en fin de compte, le vol
unique dans la nature.
- Il médite sur la "présence" au monde de cette élégante ailée, aidé par les réflexions des
philosophes, des écrivains et des mystiques qu'il convoque comme autant de flambeaux pour
éclairer nos interrogations ontologiques.
C'est bien la notion de "présence" qui apparaît comme une clé de compréhension.
La présence au monde de la libellule nous propulse dans une pertinente perplexité.
Elle relève d'un fait biologique qui nous relie à la nature et qui nous oblige à revoir notre
place et notre action dans celle-ci. En tant qu'éducateur, la "présence" de la libellule nous
demande de nous interroger sur notre "présence" dans la relation pédagogique, avec
l'assomption de la béance dans la transmission du savoir. À chaque pas l'univers de la
libellule nous livre une leçon de choses : "La leçon n'est pas tant d'humilité (la capacité à
savoir que l'on ne sait pas) que l'art de maintenir constante à l'esprit la possibilité d'un autre
savoir..." (p.51)
Le libellulier ne peut jamais refermer la porte de la connaissance au sujet de ses brindillantes
8
protégées. Il demeure avec ses questions et ses incertitudes. Il reconnaît que son espoir de
saisir distinctement la libellule en vol restera de l'ordre de l'imaginaire. La libellule comme
Dieu, dans son essence, est un innommable et un invisible, une Transparente obscure. Sa
présence évidente met en déroute la pensée rectiligne. Sa sexualité est dérangeante. Sa courte
vie s'accommode de quelques heures de la matinée au début de l'après-midi, entre mai et
octobre dans un climat tiède entre 18 et 30 degré Celsius.
Trois dimensions existentielles de la libellule retiennent principalement mon attention en fin
de compte.
- Une sexualité ludique et mortelle
- Une naissance étonnamment émergente
- Une présence au monde empreinte d'absence
Pensée d'un poète
Libellule princesse des prairies
Dormeuse au réveil tardif
Sous tes draps de rosée tiédie
Le chant du coq a déjà retenti
Quand tu montes à l'assaut du rêve
Ton mâle a traqué ses rivaux
Toi la plus belle des ruisseaux
Séduite par sa danse en dentelle
Tu entres dans l'ordre de la vie
Sa pince prend ta croupe arrondie
Tes œufs chancellent sous la semence
Et tombent
Dans une eau aux gouffres sombres
Il te reste si peu de temps
La mort attend sa convoitise
9
Tu t'éclipses d'un seul coup d'aile
Dans la surprise du photographe
Qui jure n'y voir que du feu
Ton envol fut ton secret
Immobile dans la lumière
Tu laisses choir un peu d'image
Dans les yeux d'une enfant triste
Libellule, tu connais la terrible emprise du mâle. Tu es prise en tenaille. Ta sexualité est
roturière.
Dans ton accouplement en tandem, avec ton abdomen replié, tu formes un cœur étrange. Mais
ne cherchons pas de cri primal, un son même infime qui déchirerait les herbages. Ta
jouissance n'est pas de notre monde.
"Curieusement, c'est lors de la ponte que l'on assiste aux attitudes stéréotypées et exaltées qui
signent l'orgasme" (p.121)
"Puis les libellules se séparent, volent encore plusieurs jours et meurent." (p.122)
Vers de nouvelles naissances
Tout n'avait que cette finalité : faire naître et perpétuer l'espèce. Mais là encore tu déranges.
Tu n'es pas comme le papillon dont la métamorphose est totale, après avoir quitté son
"sarcophage - la chrysalide - à l'intérieur de laquelle tous les organes se trouvent
intégralement liquéfiés puis recomposés en papillon" (p.113)
Toi tu traînes ta coque larvaire gluante et collante. Un peu comme si tu ne voulais pas encore
naître complètement, devenir "autre".
Ensemble vous formez un monstre minuscule, inutile, handicapé et alourdi. "Personne ne sait
de quelle manière ou par quels moyens l'esprit met le corps en mouvement" nous affirme
Baruch Spinoza (p.119). Devant l'inquiétante étrangeté, on s'interroge. Le philosophe Ludwig
Wittengstein nous répond : "Souviens-toi donc que l'esprit du serpent, du loup, est ton esprit"
(p.130)
10
Mais il n'empêche : tu émerges bien totalement en fin de compte en tant qu'autre, inventé par
le Réel-Monde. 'Il faut se rendre à l'évidence : elles (les libellules) naissent d'un ailleurs qui
est leur propre perfection" écrit Alain Cugno (p.114)
En quelque sorte l'entière réalisation de la puissance d'agir de la Nature, dans son mystère
radical, comme le pense Spinoza.
Dans ton espace-temps larvaire antérieur, ton univers glauque, englouti dans les eaux
boueuses, rien ne semblait à espérer. Et cependant un temps paradisiaque ensoleillé t'était
promis l'espace de vie d'une rose. Ton avenir est sans testament.
Mais tout cela n'a aucun sens pour toi, à moins qu'une conscience non locale t'habite sans que
personne ne le sache. Tu sembles suivre ta route tracée d'avance dans la trajectoire aveugle de
l'espèce, pour la faim vorace des grenouilles et des rapaces.
De la présence au monde de la libellule
Ce qui m'apparaît comme un questionnement à jamais ouvert, c'est le fait de la présence de la
libellule dans notre univers.
Pour un éducateur, il s'agit d'une réflexion fondamentale car l'idée de "présence" constitue le
fond même de la relation éducative8.
"Sa présence est empreinte d'absence" nous dit Alain Cugno (p.101). La formule est
judicieuse et révélatrice pour l'éducateur dont il a cerné l'expérience intime dans une partie de
son livre (p.114-118)
Ainsi le vol toujours recherché jamais conquis par le chercheur photographe manifeste une
présence invisible et pourtant totalement là, dans le procès du monde. présence gonflée
d'infini que personne ne saurait nommer, désigner, repérer, mais qui surgit dans l'événement
d'une envolée de Demoiselle. Un peu comme si la totalité dynamique de la Nature
s'arrondissait, en un instant, dans l'élan et "prouvait" une existence singulière, à nulle autre
pareille, fût-elle éphémère.
8
René
Barbier,
La
présence
éducative,
(Rencontres de Font-Romeu, juillet 2010), in « la
journal des chercheurs » http://www.barbier-rd.nom.fr/journal/spip.php?article1391
11
La libellule est Cela, l'immensité tumultueuse et l'immobilité tranquille de l'énergie-monde,
malgré sa forme presqu'imperceptible.
Elle nous enjoint de suivre sa trace vers l'oubli, le non-savoir dans le savoir le plus éclatant, la
toute présence dans le non-attachement. Pour ma part, c'est du côté du penseur taoïste
Zhuangzi que j'irai chercher quelques lumières compréhensives, avec la notion d’ « oubli »9.
La pensée réalisée dans cet esprit est celle qui ne demande rien, qui accueille l'advenir, après
avoir fait son chemin dans l'illusion. Une pensée de l'oubli de tout ce qui rassure, de tous les
repérage, les certitudes, les espérances gratuites. Un oubli de la perfection même et de la
croyance en une quelconque possession de cette nature dans la sagesse.
La libellule est une expression de la sagesse qui n'existe pas. C'est la raison pour laquelle nous
l'aimons.
9Claude
Romano
, Un étrange oubli, in Extrême-Orient, Extrême- Occident, Université Paris
8, n° 27, 2005, 173 pages., pages 161 à 167
Téléchargement