Texte intégral

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Vers l’optomécanique
quantique
Combiner des micro-résonateurs mécaniques avec des cavités optiques de grande finesse permet d’atteindre
un régime où les propriétés du système sont gouvernées par la pression de radiation exercée par la lumière
sur le résonateur. Ce couplage optomécanique est responsable de limites quantiques dans les dispositifs
de mesure interférométrique ultrasensibles tels que les détecteurs d’ondes gravitationnelles, mais aussi
de processus de refroidissement laser extrêmement efficaces qui pourraient permettre de refroidir
un micro-miroir jusqu’à son état quantique fondamental.
T
oute surface exposée à un rayonnement électro­
magnétique subit une pression de radiation liée au
transfert d’impulsion des photons lors de leur
réflexion sur la surface. Cette pression est extrêmement
faible, de l’ordre de quelques micro­pascals seulement
pour la pression exercée par la lumière du soleil sur terre.
Si certains de ses effets sont connus depuis longtemps –
elle est par exemple responsable de l’orientation opposée
au soleil des queues de poussières neutres des comètes –
ce n’est qu’au début du vingtième siècle qu’elle a pu être
mise en évidence dans une expérience de laboratoire.
Aujourd’hui, elle est couramment utilisée pour agir sur
des objets microscopiques : elle est en particulier très effi­
cace pour refroidir et piéger des atomes ou des molécules.
Il est tentant de chercher à utiliser le même type de
mécanisme de refroidissement laser pour agir sur des
objets plus gros, et ainsi coupler le mouvement d’objets
macroscopiques à la lumière. Ce domaine de recherche
connaît un essor très important depuis quelques années,
et de nouveaux effets de la pression de radiation sont
ainsi mis en évidence sur des objets de toute taille, depuis
les miroirs suspendus de plusieurs kilogrammes des
antennes gravitationnelles, jusqu’à des résonateurs méca­
niques de taille micrométrique, voire nanométrique.
L’un des objectifs de ces recherches consiste à refroi­
dir un résonateur mécanique jusqu’à ce qu’il atteigne
son état fondamental, et ainsi observer le comportement
quantique d’un système mécanique macroscopique. Cela
nécessite d’atteindre des températures extrêmement
basses, de l’ordre de quelques dizaines de micro­kelvins
pour un résonateur oscillant à une fréquence de 1 MHz.
Il faut également être capable de détecter le mouvement
résiduel du système mécanique avec une très grande sen­
sibilité, pour espérer « voir » le résonateur dans son état
fondamental. Les progrès récents montrent qu’on sait
aujourd’hui utiliser l’action mécanique de la pression de
radiation pour refroidir un résonateur de manière très
efficace ; par ailleurs les mesures optiques sont mainte­
nant capables de détecter des déplacements associés à ces
très basses températures qui sont un milliard de fois plus
petits que la taille d’un atome.
Si le couplage optomécanique permet de manipuler
l’état du résonateur mécanique, il agit également sur la
lumière. La pression de radiation intervient ainsi dans
les mesures optiques ultrasensibles, puisqu’elle vient
perturber la position des éléments optiques. Cette action
en retour sur le dispositif de mesure est un processus
fondamental dans la théorie de la mesure en mécanique
quantique, dont la mise en évidence expérimentale est un
deuxième enjeu important des recherches actuelles en
optomécanique.
Voir l’attomètre, et au-delà
Observer comment la pression de radiation agit
sur un objet nécessite l’utilisation d’un système méca­
nique capable de se déplacer suffisamment en réponse
à une aussi petite force. Chaque photon, en se réfléchis­
sant sur l’objet, échange avec lui une impulsion 2 k où
k = 2π / λ est le vecteur d’onde ( l est la longueur d’onde
de la lumière). Cela conduit à une force de pression de
Article proposé par :
Tristan Briant, Pierre-François Cohadon et Antoine Heidmann, [email protected]
Laboratoire Kastler Brossel, UMR 8552, CNRS / ENS / UPMC / Collège de France, Paris
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Vers l’optomécanique quantique
Encadré 1
Des résonateurs optomécaniques de toute taille
De nombreux dispositifs ont per­
mis de mettre en évidence des effets
optomécaniques. La figure E1 présente
quelques exemples de tels dispositifs, par
taille décroissante. Sur les trois photos
du haut, on trouve des miroirs suspen­
dus dont le mouvement d’ensemble est
couplé à la lumière : il s’agit des miroirs
du détecteur d’ondes gravitationnelles
Ligo, et d’un miroir suspendu de taille
centimétrique (N. Mavalvala, MIT). Les
trois photos suivantes montrent des dis­
positifs de taille micrométrique où les
déplacements sont dus à des modes de
vibration interne : miroir déposé sur un
micro­levier d’AFM (D. Bouwmeester,
UC Santa Barbara) ou sur un micro­
pont (M. Aspelmeyer, Univ. Vienne), et
un micro­tore (T.J. Kippenberg, MPQ
Garching). Les résonateurs des trois pho­
tos du bas ont des dimensions encore
plus petites, avec une membrane d’épais­
seur nanométrique (J. Harris, Yale), des
cavités suspendues à cristaux photo­
niques (O. Painter, Caltech) et une micro­
poutre couplée à une cavité micro­onde
(K. Schwab, Cornell).
Nous utilisons au laboratoire Kastler
Brossel les dispositifs représentés sur la
figure E2, depuis les modes internes d’un
miroir de taille centimétrique (à gauche)
jusqu’à une membrane à cristaux pho­
toniques d’épaisseur nanométrique (à
droite), en passant par des ponts et des
piliers de taille micrométrique.
Figure E1 – Exemple de dispositifs optomécaniques.
Figure E2 – Dispositifs développés au laboratoire Kastler Brossel.
radiation Frad = 2 kI proportionnelle au flux de photons
I(t) arrivant sur l’objet. Pour un faisceau laser de 1 W, le
flux de photon moyen I est de l’ordre de 1018 photons/s,
ce qui donne une force de recul moyenne de l’ordre de
quelques nanonewtons seulement. Le caractère aléatoire
du flux de photons se traduit de plus par des fluctuations
quantiques de la pression de radiation qui sont encore
plus petites, avec une amplitude spectrale de bruit de
l’ordre de 1 aN/ Hz .
Voir les conséquences de forces aussi petites est toute­
fois rendu possible grâce à l’utilisation de cavités optiques,
et certains effets de la pression de radiation ont ainsi
été mis en évidence avec des résonateurs de toute taille
(voir encadré 1). Dans une cavité, les photons parcourent
de nombreux allers et retours et transfèrent à chaque
fois leur impulsion aux miroirs de la cavité. La force à
laquelle sont soumis les miroirs est ainsi multipliée par
la finesse F de la cavité, égale au nombre moyen d’allers
et retours des photons dans la cavité. Si l’un des miroirs
est susceptible de bouger, soit parce qu’il est suspendu à
un dispositif pendulaire, soit parce qu’il est déposé sur un
résonateur mécanique, on peut espérer coupler efficace­
ment son mouvement à la pression de radiation.
Utiliser une cavité de grande finesse est aussi l’une des
méthodes les plus sensibles pour sonder les déplacements
du miroir. Pour une cavité composée d’un miroir d’entrée
avec une transmission non nulle et un miroir arrière tota­
lement réfléchissant et mobile (voir figure 1), la phase du
champ réfléchi est très sensible au mouvement du miroir
puisqu’elle varie de 2p lorsqu’on passe de part et d’autre
d’une résonance optique, c’est­à­dire pour un déplace­
ment de l’ordre de λ / F . La sensibilité est maximale à
résonance où un déplacement dx du miroir entraîne une
variation δϕ ! Fδ x / λ de la phase du faisceau réfléchi.
Le déplacement du miroir est donc amplifié par la
finesse F de la cavité, ce qui permet de détecter des mou­
vements qui correspondent à une très petite fraction de
la longueur d’onde optique. Dans nos expériences, nous
utilisons des cavités présentant des finesses supérieures
à 100 000 et la mesure de la phase du faisceau réfléchi
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« Dossier laser »
caractéristiques du mode mécanique : pour le mode consi­
déré qui correspond à une déformation transverse du pont,
on trouve une fréquence de résonance Ωm / 2π ! 814 kHz,
une masse M ! 200µg , et un facteur de qualité méca­
nique Q ! 10 000 .
Chaque mode de vibration est équivalent à un oscilla­
teur harmonique. L’équilibre thermodynamique à la tem­
pérature ambiante T correspond à un nombre moyen de
phonons n T = kBT / # Ωm ! 8 × 106 , et le mouvement
Brownien résultant est caractérisé par une dispersion de
2 ! 10 −14 m , très supérieure à
position ΔxT = kBT / M Ωm
la sensibilité de notre mesure optique.
Figure 1 – Une cavité à miroir mobile constitue un système modèle pour
l’étude du couplage optomécanique. La sensibilité de la phase du faisceau
réfléchi vis­à­vis des déplacements du miroir est maximale à résonance (point
de fonctionnement bleu), tandis que le refroidissement laser est obtenu
lorsque la cavité est désaccordée (point de fonctionnement vert).
Les déplacements observés à température ambiante
sont donc dominés par le bruit thermique, mais on peut
se demander ce que l’on obtiendrait en refroidissant le
résonateur jusqu’à une température quasi­nulle. Si on
réduit le nombre de phonons jusqu’à une valeur proche de
zéro, on amène le mode de vibration dans son état quan­
tique fondamental. Comme pour tout oscillateur harmo­
nique, ce dernier est caractérisé par une énergie non nulle
E 0 = Ωm / 2 et par des fluctuations résiduelles de position
dont la dispersion s’écrit Δx 0 = # / 2MΩm ! 10−17 m.
Même si ces fluctuations quantiques de position sont
très petites, et même d’autant plus petites que le résona­
teur est massif, la sensibilité de notre mesure optique est
d’ores et déjà suffisante pour les voir.
Refroidissement laser
Figure 2 – Spectre de bruit thermique observé à température ambiante avec
un micro­pont en silicium de 1 mm × 1 mm et 60 mm d’épaisseur (photo de
droite). Chaque résonance correspond à un mode de vibration de la poutre,
comme celui représenté à droite.
est uniquement limitée par le bruit quantique de la
lumière, c’est­à­dire par le bruit de photon (voir Images de
la Physique 2002). Nous parvenons ainsi à une sensibilité
correspondant à une amplitude spectrale de déplacement
du miroir de l’ordre de 10−20 m / Hz , soit le centième
d’un attomètre pour un temps de mesure d’une seconde.
A une aussi petite échelle, nous observons essentiel­
lement l’agitation thermique du miroir mobile, qui se
traduit par un spectre de bruit émaillé des résonances
associées aux modes de vibration du miroir, comme
le montre la figure 2 dans le cas discuté ici d’un miroir
déposé sur un micro­résonateur en forme de pont. Pour
chaque mode, le bruit thermique a une dépendance spec­
trale Lorentzienne, comme on peut le voir sur l’insert de
la figure 2. On peut déterminer à partir de ce spectre les
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Il faut toutefois atteindre l’état fondamental du réso­
nateur, et cela nécessite de réduire sa température jusqu’à
ce que le nombre moyen n T de phonons soit petit devant
1 : kBT " #Ωm . Cette condition dépend de la pulsation
mécanique Wm du mode de vibration, et elle est d’autant
plus facile à satisfaire que cette pulsation est élevée. C’est
ainsi que A.N. Cleland et J.M. Martinis à Santa Barbara
ont pu atteindre récemment l’état fondamental d’un nano­
résonateur piézoélectrique oscillant à la fréquence de
6 GHz, en le plaçant dans un cryostat à une température
de 25 mK : le nombre moyen de phonons était alors réduit
à n T ! 0, 07 seulement.
Atteindre le même régime quantique avec des disposi­
tifs optomécaniques est plus délicat, principalement pour
deux raisons. Tout d’abord, pour que le résonateur puisse
convenablement réfléchir la lumière dans la cavité, il faut
en général que sa surface soit plus grande que la taille du
faisceau lumineux. La plupart des micro­résonateurs ont
ainsi des dimensions de quelques dizaines de microns,
pour lesquelles il est difficile d’atteindre des fréquences de
résonance supérieures à 10 MHz. D’autre part, la bande
passante de la cavité est d’autant plus étroite que la finesse
est élevée ; elle est donc inversement proportionnelle au
temps de stockage des photons τ cav = F × 2L / c , où L est
la longueur de la cavité et c la vitesse de la lumière. La
cavité agit donc comme un filtre passe­bas de fréquence
de coupure 1/tcav et le champ réfléchi est d’autant moins
Vers l’optomécanique quantique
Encadré 2
Refroidissement laser et état fondamental
Laser
anti-Stokes
e)
hauffag
Stokes (c
anti-Sto
kes (refr
Stokes
oidissem
ent)
pic d’Airy
de la cavité
Fréquence
Figure E1 – Processus élémentaires Stokes et anti­Stokes.
La réflexion d’un photon sur un miroir mobile peut
conduire à une modification de la fréquence du photon par
un effet similaire à la diffusion Raman inélastique. Le pre­
mier processus (processus Stokes) correspond à une perte
d’énergie du photon par création d’un phonon, alors que le
processus inverse permet d’absorber un phonon et de trans­
férer une énergie Ωm du résonateur vers le photon (voir la
figure E1). Ces deux processus élémentaires créent des bandes
latérales aux pulsations ω0 ± Ωm autour de la pulsation
optique w0 du faisceau incident. Lorsque le laser est à réso­
nance avec la cavité, aucun processus n’est favorisé et il n’y
Figure E2 – Principe du refroidissement laser.
a pas de transfert d’énergie entre le résonateur et la lumière.
En revanche, lorsque le laser est désaccordé vers le rouge
(figure E2), le processus anti­Stokes est favorisé, induisant une
absorption des phonons et un refroidissement du résonateur.
La température limite atteinte dépend des processus
Stokes résiduels, qui ont pour effet de chauffer le résona­
teur. Dans la situation des bandes latérales résolues où la fré­
quence laser est fortement désaccordée et se situe nettement
en dehors du pic d’Airy, ces processus résiduels deviennent
négligeables et on montre théoriquement que le résonateur
peut atteindre son état quantique fondamental.
sensible aux déplacements du miroir à fréquence élevée
que la cavité est de grande finesse.
Pour une fréquence de résonance de quelques méga­
hertz, le résonateur n’est dans son état fondamental qu’à
une température très basse, inférieure à 100 mK, inacces­
sible par des moyens cryogéniques usuels. Il est alors néces­
saire de combiner la cryogénie avec d’autres méthodes de
refroidissement. Une approche qui paraît aujourd’hui très
prometteuse consiste à tirer parti du couplage optoméca­
nique lui­même pour réaliser un refroidissement équi­
valent à celui qui permet d’atteindre des températures
extrêmement basses avec des atomes ou des ions. Il s’agit
de profiter de la dépendance en fréquence de la résonance
optique de la cavité (décrite par un pic d’Airy) pour extraire
de l’énergie du système mécanique et la transférer vers les
photons réfléchis par la cavité (voir encadré 2).
En pratique, le refroidissement est mis en œuvre à
l’aide d’une cavité à miroir mobile que l’on désaccorde par
rapport à la résonance, par exemple en modifiant légère­
ment sa longueur. Dans ces conditions, le point de fonc­
tionnement ne se situe plus au sommet du pic d’Airy mais
sur le flanc du pic (point vert sur la figure 1). Tout mou­
vement du miroir induit alors une variation de l’intensité
intracavité, et donc de la pression de radiation. Il en résulte
une action en retour de la lumière sur le miroir puisque
la pression de radiation devient proportionnelle au mou­
vement du miroir. Le résonateur voit sa dynamique pro­
fondément modifiée, ce qui permet de contrôler ses
Figure 3 – Spectres de bruit thermique du mode du micro­pont oscillant à
814 kHz, obtenus à température ambiante (courbe noire), et en présence
d’un refroidissement laser de plus en plus efficace (courbes bleues). La
réduction du bruit thermique correspond à un abaissement de la tempéra­
ture du résonateur par un facteur 30.
déplacements et notamment son mouvement Brownien
lorsque les déplacements sont gouvernés par l’agitation
thermique. On peut ainsi obtenir un refroidissement du
résonateur, capable en principe d’abaisser sa température
jusqu’à atteindre son état fondamental.
Nous avons mis en évidence cet effet de refroidisse­
ment à l’aide du résonateur constitué d’un micro­pont,
dont le spectre de bruit thermique a déjà été présenté
sur la figure 2. La figure 3 montre le spectre à température
27
« Dossier laser »
ambiante du mode résonnant à 814 kHz (courbe supé­
rieure), puis les spectres obtenus en désaccordant la cavité
de telle façon que le refroidissement laser soit de plus en
plus efficace (courbes bleues). Il est clair que l’action en
retour de la lumière dans la cavité désaccordée a pour effet
de contraindre les mouvements du miroir, l’amplitude du
pic Lorentzien de bruit thermique étant atténuée par un
facteur supérieur à 10. La température est reliée à l’aire
du spectre Lorentzien et subit une réduction par un fac­
teur 30. On constate aussi un élargissement du pic qui tra­
duit le fait que la pression de radiation, proportionnelle au
déplacement du miroir, se comporte en fait comme une
force visqueuse qui augmente l’amortissement du résona­
teur. C’est cet amortissement optique supplémentaire qui,
en couplant le résonateur à un bain de photons à tem­
pérature quasi­nulle, assure en fait son refroidissement.
On note également un léger décalage de la fréquence de
résonance : la pression de radiation se comporte en par­
tie comme une force de rappel, responsable d’un effet de
ressort optique additionnel.
Après ces premières expériences, le refroidissement
laser a pu être mis en évidence avec de nombreux disposi­
tifs optomécaniques (voir encadré 1). Son efficacité en vue
d’atteindre le régime quantique du résonateur a également
été prouvée, en combinant cryogénie traditionnelle et
refroidissement laser : à l’heure actuelle, plusieurs équipes
ont obtenu un nombre moyen de phonons inférieur à 100.
Corrélations optomécaniques
Si le couplage optomécanique permet d’agir sur le
mouvement classique du résonateur, comme nous venons
de le voir avec le refroidissement laser, il permet aussi de
coupler au niveau quantique la lumière et le résonateur.
Il est alors possible d’utiliser la lumière pour contrôler
l’état quantique du résonateur, ou vice versa. On se trouve
en fait en présence de deux oscillateurs harmoniques, le
mode du champ dans la cavité et le mode de vibration
du résonateur, couplés de manière non linéaire : la pres­
sion de radiation, proportionnelle à l’intensité lumineuse,
déplace le résonateur, tandis que le mouvement de ce
dernier modifie la phase du faisceau réfléchi. Ce type de
couplage est similaire à ceux que l’on trouve en optique
quantique, par exemple lorsqu’on place un milieu non
linéaire dans une cavité optique. On peut alors s’intéres­
ser aux mêmes problématiques en optomécanique quan­
tique qu’en optique quantique : il est en principe possible
de produire des champs dont les fluctuations quantiques
sont comprimées, ou de réaliser des mesures quantiques
non destructives de la lumière, par des moyens purement
optomécaniques. On peut aussi profiter du fait qu’on dis­
pose d’un résonateur mécanique macroscopique pour
réaliser une intrication quantique entre la lumière et le
résonateur, ou encore pour fabriquer une mémoire quan­
tique utilisable pour l’information quantique, où l’infor­
mation est stockée dans le mouvement du résonateur.
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Figure 4 – Les corrélations optomécaniques sont mesurées en envoyant deux
faisceaux dans la cavité à miroir mobile, un faisceau signal intense dont les
fluctuations de la pression de radiation déplacent le miroir, et un faisceau
sonde qui détecte les mouvements résultants.
Une autre conséquence importante du couplage opto­
mécanique est l’existence de limites quantiques dans les
mesures ultrasensibles, telles que les détections d’onde
gravitationnelle1. Les détecteurs sont basés sur des inter­
féromètres de taille kilométrique dans lesquels l’onde gra­
vitationnelle induit une très faible variation de longueur
apparente des bras. Pour atteindre la sensibilité requise,
une puissance lumineuse très élevée circule dans les
bras ; les miroirs sont alors soumis à une pression de
radiation importante qui va perturber leur position.
Comme nous l’avons vu dans l’introduction, la pression
de radiation est en effet le siège de fluctuations liées à la
nature quantique de la lumière, fluctuations qui tra­
duisent l’arrivée aléatoire des photons sur les miroirs. Le
bruit de position résultant est corrélé aux fluctuations
quantiques d’intensité du faisceau et apparaît comme un
bruit supplémentaire dans la mesure. Il s’agit là d’un prin­
cipe fondamental d’action en retour dans la mesure en
mécanique quantique, la mesure perturbant inévitable­
ment le système que l’on cherche à mesurer.
Pour la mise en évidence de ces différents effets, le
point critique consiste à atteindre le régime quantique
du couplage optomécanique, c’est­à­dire à être capable
d’observer les déplacements d’un miroir mobile sous
l’effet des fluctuations quantiques de la pression de radia­
tion. Ces déplacements sont toutefois très petits : pour
le micro­pont que nous avons déjà présenté, un bruit de
pression de radiation de 1aN / Hz, qui correspond à un
faisceau laser de 1 W incident sur le miroir, induirait un
bruit de position de 2 × 10−21 m / Hz seulement.
Afin de s’assurer que les déplacements observés
découlent bien des fluctuations quantiques de la pression
de radiation, nous cherchons à mettre en évidence les
corrélations entre les fluctuations d’intensité et le mouve­
ment du miroir. Pour cela, on envoie deux faisceaux dans
la cavité, un faisceau signal intense dont on détecte l’in­
tensité réfléchie, et un faisceau sonde de plus faible puis­
sance dont on détecte la phase (voir figure 4). La mesure
1. Voir article dans ce numéro « Virgo et la quête des ondes gravitation­
nelles ».
Vers l’optomécanique quantique
Figure 5 – Trajectoires dans l’espace des phases du bruit d’intensité du faisceau signal (à gauche) et du mouvement résultant du miroir observé à travers la phase
du faisceau sonde (à droite).
de l’intensité du faisceau signal permet de connaître les
fluctuations de la pression de radiation qui s’exerce sur le
miroir, tandis que la phase du faisceau sonde reproduit
le mouvement de ce dernier. Si le miroir se déplace sous
l’effet des fluctuations quantiques de la pression de radia­
tion du faisceau signal, les deux bruits doivent présenter
des corrélations non nulles.
Notons que ce schéma correspond à une mesure quan­
tique non destructive de l’intensité du faisceau signal (voir
Images de la Physique 1999) : grâce aux déplacements du
miroir, la phase du faisceau sonde fournit une informa­
tion sur l’intensité du faisceau signal, sans perturber celle­
ci puisque le faisceau signal est simplement réfléchi par la
cavité.
Nous avons mené l’expérience à température
ambiante, dans des conditions où les très petits déplace­
ments induits par les fluctuations quantiques de la pres­
sion de radiation sont masqués par le bruit thermique
du miroir. Nous avons donc dans un premier temps testé
notre montage expérimental non pas en mesurant les
corrélations au niveau quantique, mais en appliquant un
bruit classique d’intensité au faisceau signal qui simule
les fluctuations quantiques mais avec une amplitude plus
grande. La figure 5 montre les résultats obtenus pour le
bruit d’intensité du faisceau signal à gauche et les mou­
vements résultants du miroir mesurés à partir de la phase
du faisceau sonde à droite. Les courbes présentent l’évo­
lution temporelle des deux bruits tracée dans leur espace
des phases, et montrent la trajectoire de chaque bruit
selon ses deux quadratures, réelle et imaginaire.
Ces trajectoires mettent clairement en évidence les
corrélations entre les deux bruits. Dans les conditions de
l’expérience, les déplacements induits par le bruit clas­
sique de pression de radiation sont cinq fois plus grands
que le mouvement Brownien du miroir, et les légères
différences entre les deux courbes peuvent être attri­
buées au bruit thermique qui contamine le mouvement
du miroir. Le calcul du coefficient de corrélation à partir
de ces trajectoires donne une valeur de 96 %, très proche
de la valeur maximale correspondant à des corrélations
parfaites.
Il est également possible d’observer les corrélations
optomécaniques lorsque les déplacements induits par
la pression de radiation sont masqués par le bruit ther­
mique. En réduisant fortement le bruit classique d’inten­
sité du faisceau signal, nous avons pu mettre en évidence
un coefficient de corrélation très faible mais non nul, égal
à 3 % seulement. Les prochaines étapes de l’expérience
consistent à appliquer la même démarche expérimentale
directement sur les déplacements induits par les fluctua­
tions quantiques de la pression de radiation.
Perspectives
L’interaction entre systèmes optique et mécanique par
l’intermédiaire de la pression de radiation est aujourd’hui
sur le point d’être mise en évidence et utilisée au niveau
des fluctuations quantiques de la lumière et du résonateur
mécanique. A court terme, les expériences devraient per­
mettre de refroidir des dispositifs optomécaniques jusqu’à
atteindre leur état quantique fondamental, prélude à l’explo­
ration de la frontière entre mondes classique et quantique
avec des objets massifs. Au­delà de l’importance symbolique
d’une telle première, la manipulation quantique de dispo­
sitifs optomécaniques devrait ouvrir la voie à la production
d’autres états non­classiques comme des chats de Schrödinger
où le résonateur est dans une superposition quantique de
deux états macroscopiques différents, ou des états intriqués
entre le résonateur et un mode du champ.
Le couplage optomécanique est également appelé à
jouer un rôle dans un vaste spectre d’expériences de phy­
sique fondamentale. La prochaine génération d’interféro­
mètres gravitationnels (Advanced Virgo et Advanced Ligo,
attendus d’ici 5 ans) verra déjà sa sensibilité limitée par
les fluctuations quantiques de la pression de radiation des
faisceaux laser intenses utilisés. A terme, un traitement
29
« Dossier laser »
quantique du mouvement pendulaire des miroirs de
l’interféromètre, d’un poids de 30 kg ou plus chacun, est
inéluctable.
A l’autre extrémité du spectre, l’interaction entre sys­
tèmes optomécaniques et nuages d’atomes ou d’ions froids
piégés à proximité immédiate du résonateur s’avère égale­
ment prometteuse. On peut songer à utiliser un ensemble
d’atomes comme système optomécanique de très faible
masse, mais aussi comme sonde des déplacements d’un
miroir mobile. Enfin, la très grande versatilité des systèmes
optomécaniques, qui peuvent être couplés aussi bien à des
atomes, à la lumière, à des champs électromagnétiques ou
à des qubits supraconducteurs, en fait d’excellents candi­
dats comme interface dans des systèmes hybrides d’infor­
mation quantique, dans lesquels la lumière joue le rôle de
bus entre les différents dispositifs quantiques.
POUR EN SAVOIR PLUS
T. Briant, P.­F. Cohadon, A. Heidmann, M. Pinard, « Refroidir un miroir avec la lumière », Images de la Physique 2002, p. 7.
P. Grangier, J.­P. Poizat, J.­F. Roch, « Mesures quantiques non destructives en optique », Images de la Physique 1999, p. 15.
F. Marquardt, S.M. Girvin, « Optomechanics », Physics, 2, 40 (2009).
O. Arcizet, P.­F. Cohadon, T. Briant, M. Pinard, A. Heidmann, « Radiation pressure cooling and instability of a micro­mirror in a
detuned high­finesse optical cavity », Nature, 444, 71 (2006).
P. Verlot, A. Tavernarakis, T. Briant, P.­F. Cohadon, A. Heidmann, « Scheme to probe optomechanical correlations between two
optical beams down to the quantum level », Phys. Rev. Lett., 102, 103­601 (2009).
Ont également participé à ce travail Thomas Antoni, Olivier Arcizet, Michaël Bahriz, Thomas Caniard, Aurélien Kuhn, Chiara Molinelli,
Alexandros Tavernarakis et Pierre Verlot.
Nous remercions nos collègues du Laboratoire des Matériaux Avancés, de l’ONERA et du Laboratoire de Photonique et de Nanostructures
pour le développement de nouveaux dispositifs optomécaniques.
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