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La méthode inventive
A. Le bon sens
L’unité de l’esprit
Tout le monde connaît cette phrase extraite du Discours de la méthode, « Le
bon sens est la chose du monde la mieux partagée », mais n’en voit pas
toujours la signification. Le bon sens (la bona mens) est le jugement dont la
disposition réside en tout homme sans partage, à la différence de la promp-
titude de la pensée, de la mémoire ou de l’imagination qui varient selon les
individus. Descartes affirme que, pour l’homme en général, penser consiste
à juger, à lier ensemble des idées. La mens (l’esprit ou la pensée) est le pouvoir
de la liaison des idées. La phrase citée suppose ainsi une conception moderne
de la « subjectivité » : le sujet de la pensée lie ensemble les représentations
de son entendement. La simplicité frappante de cette phrase résume une
invention philosophique majeure dans l’histoire de la philosophie. On ne
considère plus qu’il y ait un quelque chose, l’être, ou les objets posés là,
donnés, et auxquels l’esprit devrait s’adapter pour atteindre la vérité1. Pour
Descartes, c’est l’esprit qui est une sorte de lumière, dont l’unité éclaire la
diversité des objets qu’il considère pour les comprendre.
Le premier ouvrage de Descartes, écrit avant 1629, Les Règles pour la direc-
tion de l’esprit, permet de comprendre ce qui le sépare de la scolastique tardive
dont les éléments lui ont été enseignés au collège de La Flèche. Dans le texte
suivant, Descartes établit une comparaison entre l’esprit et le soleil, pour souli-
gner que l’unité de l’esprit s’exprime dans l’unité et l’universalité des sciences.
Au lieu qu’il y ait une poussière de sciences, une multiplicité d’arts (c’est-à-dire
1. Comme c’est le cas pour Aristote, ainsi dans La Métaphysique, , 1051 b, pp. 6-9, il écrit:«Ce
n’est pas parce que nous estimons véridiquement que tu es blanc, que tu es blanc ; mais c’est parce
que tu es blanc que nous, qui disons cela, disons vrai. »
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et la promptitude qui sont susceptibles de plus et de moins selon les individus),
et la raison qui est la nature, ou la forme, de l’humanité. Autrement dit, en
chacun de nous réside le pouvoir du jugement, la possibilité d’user parfai-
tement des facultés de notre pensée. Ce jugement consiste à pouvoir nouer
ensemble ses idées afin de résoudre une difficulté. La dimension pratique
du jugement, éventuellement à propos de questions abstraites et théoriques,
comme celles concernant la nature de la pensée, ou du corps en général, ou
de Dieu, est manifeste dans cette formulation : « Appliquer bien son esprit. »
Le sujet est responsable de la conduite de sa pensée, car c’est dans la construc-
tion des chemins de pensée que réside le propre de l’homme selon Descartes.
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée : car chacun pense
en être si bien pourvu, que ceux même qui sont les plus difficiles à contenter
en toute autre chose n’ont point coutume d’en désirer plus qu’ils en ont. En
quoi il n’est pas vraisemblable que tous se trompent ; mais plutôt cela
témoigne que la puissance de bien juger et distinguer le vrai d’avec le faux,
qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturelle-
ment égale en tous les hommes ; et ainsi, que la diversité de nos opinions
ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais
seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne
considérons pas les mêmes choses. Car ce n’est pas assez d’avoir l’esprit
bon, mais le principal est de l’appliquer bien.
Pour moi, je n’ai jamais présumé que mon esprit fût en rien plus parfait
que ceux du commun ; même j’ai souvent souhaité d’avoir la pensée aussi
prompte, ou l’imagination aussi nette et distincte, ou la mémoire aussi ample,
ou aussi présente, que quelques autres. Et je ne sache point de qualités que
celles-ci, qui servent à la perfection de l’esprit : car pour la raison, ou le
sens, d’autant qu’elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous
distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun, et
suivre en ceci l’opinion commune des philosophes, qui disent qu’il n’y a
du plus et du moins qu’entre les accidents, et non point entre les formes ou
natures des individus d’une même espèce
Discours de la méthode, Première partie, FA, I, p. 568 ; AT, VI, p. 2.
Rebâtir son logis
Le Discours de la méthode (1637) est une autobiographie intellectuelle,
Descartes dresse le portrait de son esprit et représente sa vie « comme en
un tableau » afin que son lecteur voie les chemins intellectuels qu’il s’est
choisis. Le style moderne de l’écriture philosophique à la première personne
s’élabore dans cet ouvrage avant de s’exprimer dans la forme des Méditations
de techniques) et de connaissances faisant appel à des dispositions ou à des
capacités, différentes selon les objets sur lesquels elles portent, il faut consi-
dérer plutôt que l’esprit met en ordre ses pensées, et que l’exercice de la mens
– ce que Descartes désigne par le bon sens ou la raison – démontre que les
sciences ont entre elles un enchaînement très étroit. Les disciplines particu-
lières ne sont que des illustrations de la nature de cette sagesse. Dans la Règle
IV, Descartes écrit : « Cette science (= la sagesse) doit en effet contenir les
premiers rudiments de la raison humaine, et s’étendre jusqu’à faire surgir des
vérités de n’importe quel sujet ; et, pour parler franc, je suis persuadé qu’elle
est préférable à toute autre connaissance à nous transmise par voie humaine,
attendu qu’elle est la source de toutes les autres. »
« Règle I : L’objet des études doit être de diriger l’esprit jusqu’à le rendre
capable d’énoncer des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente
à lui.
(…) Toutes les sciences ne sont en effet rien d’autre que l’humaine sagesse,
qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelque différents que
soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de
diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle
éclaire ; il n’y a donc pas lieu de contenir l’esprit en quelques bornes que
ce soit ; loin en effet que la connaissance d’une seule vérité, à l’exemple de
la pratique d’un seul art, nous empêche d’en découvrir une autre, elle nous
y aide bien plutôt. Aussi me semble-t-il vraiment étrange que tant de gens
étudient avec un si grand soin les mœurs humaines, les propriétés des plantes,
les mouvements des astres, les transmutations des métaux et autres objets
d’étude de ce genre, tandis que presque personne ne songe au bon sens,
c’est-à-dire à cette sagesse universelle ; alors pourtant que toutes les autres
disciplines se doivent estimer moins pour elles-mêmes que par la contri-
bution qu’elles lui apportent. Ce n’est donc pas sans raison que nous posons
la présente règle comme la première de toutes, car rien ne nous éloigne plus
du droit chemin pour la recherche de la vérité que de diriger nos études,
non vers une fin générale, mais vers quelques fins particulières. »
Règles pour la direction de l’esprit, Règle I, trad. J. Brunschwig, FA, I, pp.78-79.
Bon sens et jugement
L’universalité du bon sens est un invariant. Derrière l’ironie manifeste de la
maxime cartésienne selon laquelle « le bon sens est la chose du monde la
mieux partagée », se trouve néanmoins un principe concernant la pensée,
universellement valable. Chaque homme pense, c’est-à-dire a « la puissance
de bien juger ». Descartes reprend le vocabulaire traditionnel de la philo-
sophie pour distinguer ce qui relève des qualités accidentelles (la mémoire
La méthode inventive 41
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point d’apparence qu’un particulier fît dessein de réformer un État, en y
changeant tout dès les fondements, et en le renversant pour le redresser ; ni
même aussi de réformer le corps des sciences, ou l’ordre établi dans les écoles
pour les enseigner ; mais que, pour toutes les opinions que j’avais reçues
jusques alors en ma créance, je ne pouvais mieux faire que d’entreprendre
une bonne fois de les en ôter, afin d’y en remettre par après, ou d’autres
meilleures, ou bien les mêmes, lorsque je les aurais ajustées au niveau de la
raison. Et je crus fermement que, par ce moyen, je réussirais à conduire ma
vie beaucoup mieux que si je ne bâtissais que sur de vieux fondements, et
que je ne m’appuyasse que sur les principes que je m’étais laissé persuader
en ma jeunesse, sans avoir jamais examiné s’ils étaient vrais. (…)
Jamais mon dessein ne s’est étendu plus avant que de tâcher à réformer
mes propres pensées, et de bâtir dans un fonds qui est tout à moi. Que si,
mon ouvrage m’ayant assez plu, je vous en fais voir ici le modèle, ce n’est
pas pour cela que je veuille conseiller à personne de l’imiter. »
Discours de la méthode, FA, I, Seconde partie, pp. 579-582 ; AT, VI, pp. 11-15.
B. La logique et la méthode
La définition de la méthode
L’universalité de la bona mens ne s’oppose pas à l’individualité des esprits
singuliers (ingenium), à laquelle les Règles pour la direction de l’esprit
(Regulae ad directionem ingenii) s’adressent. Au contraire, l’ingenium, l’esprit
considéré dans son individualité, dans son tempérament ou selon sa sponta-
néité, est celui là même qui est susceptible d’être conduit par ordre. Du latin
ingenium dérive le terme de « génie » qui consiste bien en une forme de
discipline appliquée à l’impétuosité d’un tempérament dans la pensée,
comme aussi dans l’art. Que l’ingenium soit d’abord tout ce dont nous dispo-
sons est précisément exprimé par Descartes dans la Règle IV : « Mais je suis
persuadé qu’il y a certaines semences premières des vérités, déposées par la
nature dans l’esprit humain (prima quaedam veritatum semina humanis
ingeniis a natura insita, AT, X, p. 376, ligne 13), et que nous étouffons en
nous en lisant et en écoutant tous les jours tant d’erreurs de toutes sortes. »
(FA, I, p. 96) Ces semences de vérités peuvent être rendues stériles et ne sont
donc vraiment fécondes que si l’on suit une certaine méthode.
« (…) Il vaut cependant bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité
sur quelque objet que ce soit, que le faire sans méthode : car il est très certain
que ces recherches désordonnées et ces méditations obscures troublent la
lumière naturelle et aveuglent l’esprit ; et tous ceux qui s’habituent ainsi à
métaphysiques. Car Descartes n’écrit pas de confessions dans le style de
saint Augustin par exemple, il ne fait pas un récit de son âme à la recherche
de Dieu, mais celui d’un « homme purement homme » qui examine toutes
les questions par lui-même et poursuit la connaissance et la vérité sur les
sujets qui se présentent à lui. Moderne, le Discours l’est au sens où il décrit
le chemin (en grec methodos désigne le chemin) d’un homme en quête d’une
assurance fondée sur la démarche rationnelle. Ainsi, à la fin de la première
partie du discours, il écrit : « J’avais toujours un extrême désir d’apprendre
à distinguer le vrai d’avec le faux, pour voir clair en mes actions, et marcher
avec assurance en cette vie. » (FA, I, p. 578)
L’accent porté sur le cheminement personnel de la pensée, sur son carac-
tère subjectif, doit être entendu avec nuance. On ne procède pas de la même
manière sur toutes les questions ; ainsi est-il aventureux de prétendre réformer,
à titre de simple particulier, le fonctionnement institué de l’État ou bien le
corps des sciences constitué par la communauté des savants. Mais la conduite
de sa propre pensée est une activité à la première personne et un homme,
une fois en sa vie, peut prendre la liberté de douter de tout ce qui lui a été
enseigné par ses précepteurs, ses maîtres, ou par les préjugés de l’enfance.
« (…) Je m’avisai de considérer que souvent il n’y a pas tant de perfection
dans les ouvrages composés de plusieurs pièces, et faits de la main de divers
maîtres, qu’en ceux auxquels un seul a travaillé. (…) Et ainsi je pensai que
les sciences des livres, au moins celles dont les raisons ne sont que probables,
et qui n’ont aucunes démonstrations, s’étant composées et grossies peu à
peu des opinions de plusieurs diverses personnes, ne sont point si appro-
chantes de la vérité que les simples raisonnements que peut faire
naturellement un homme de bon sens touchant les choses qui se présentent.
Et ainsi encore que je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants
avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés
par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns
aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être
pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient
si purs ni si solides qu’ils auraient été, si nous avions eu l’usage entier de
notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais
été conduits que par elle.
Il est vrai que nous ne voyons point qu’on jette par terre toutes les maisons
d’une ville pour le seul dessein de les refaire d’autre façon, et d’en rendre les
rues plus belles ; mais on voit bien que plusieurs font abattre les leurs pour
les rebâtir, et que même quelquefois ils y sont contraints quand elles sont en
danger de tomber d’elles-mêmes et que les fondements n’en sont pas bien
fermes. À l’exemple de quoi je me persuadai qu’il n’y aurait véritablement
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