NEOLIBMO Le premier néolibéralisme et la question du partage politique de l’espace mondial Arnaud Brennetot Université de Rouen, UMR CNRS 6266 IDEES [email protected] Mots-clés : géoéthique, gouvernementalité, libre échange, néolibéralisme, relations internationales, transnationalisme. Discipline : Géographie Le néolibéralisme est souvent présenté par ses opposants comme une idéologie prônant la domination de marchés transnationaux sur les territoires étatiques. Cette conception du néolibéralisme s’inscrit dans une stratégie de disqualification politique développée depuis les années 1980 pour lutter contre le programme minarchiste des économistes de la Seconde École de Chicago et par son leader, M. Friedman. Malgré son succès, cette interprétation ne doit pas faire oublier que le néolibéralisme correspond en fait à un projet politique plus ancien et plus ambitieux, né lors du colloque Lippmann (Paris, 1938). Les travaux historiographiques menés récemment à propos de ce moment fondateur autorisent à voir le néolibéralisme avant tout comme une doctrine géopolitique se donnant pour but de résoudre le problème posé par le cloisonnement du monde en États séparés. Selon les premiers auteurs néolibéraux, la paix mondiale serait, au cours des années 1930, menacée par la prolifération de politiques autarciques conduisant au compartimentage de l’espace économique international. Un tel isolationnisme économique serait aussi bien visible dans les États totalitaires que dans les pays démocratiques où de nouvelles élites prônent un dirigisme en rupture avec le libéralisme. Pour les néolibéraux, le partage de l’espace mondial en États retranchés derrière leurs frontières conduirait un nombre croissant de pays à l’asphyxie économique et expliquerait l’aggravation des tensions internationales qu’ils observent à la fin des années 1930. Reconnaissant l’échec du vieux libéralisme du XIXème siècle, assimilé au « laisser faire, laisser passer », les penseurs néolibéraux entendent refonder l’internationalisme libéral sur des bases nouvelles, réhabilitant le « laisser passer » mais pas le « laisser faire » : ils considèrent en effet que les activités marchandes ont besoin d’un solide encadrement public pour fonctionner correctement. Sans des politiques nationales vigoureuses, capables de préserver les conditions d’une concurrence loyale à l’échelle internationale, les marchés auraient tendance à conduire à la concentration du pouvoir aux mains de monopoles incompatibles avec la préservation de la liberté pour tous. Pour éviter cela, une politique de libre concurrence devrait être mise en œuvre, aussi bien à l’intérieur des États qu’au niveau international. Pour réaliser ce programme, les néolibéraux ne croient pas à l’hypothèse d’un super-État mondial dans lequel les frontières auraient disparu. Ils ne se résignent pas non plus à accepter les thèses réalistes selon lesquelles les relations internationales résulteraient forcément de la domination des grandes puissances. Les néolibéraux proposent de résoudre le problème posé par le partage du monde en États séparés territorialement en suggérant leur intégration au sein de réseaux économiques supranationaux. Ils réinvestissent alors les thèses anciennes sur les effets pacificateurs du libre commerce (Smith, Kant, Cobden) et considèrent l’ouverture économique des territoires nationaux comme un facteur de prospérité collective et donc, selon eux, de stabilisation des relations internationales. Dans un monde où les nations occupent des situations géographiques différentes, les dotant de ressources inégales, ils pensent que la prospérité mondiale peut être atteinte, non par l’affrontement des protectionnismes nationaux, mais plutôt par une économie ouverte, dans laquelle le libre-échange doit permettre au jeu des avantages comparatifs de bénéficier à tous les territoires. L’intégration des espaces nationaux dans une économie supranationale placerait ces derniers dans une telle situation d’interdépendance matérielle que tout recours unilatéral à la force vis-à-vis du monde extérieur leur serait préjudiciable. Il paraît donc indispensable aux premiers néolibéraux que les États se plient à la discipline multilatérale de la concurrence internationale, ce que M. Foucault nomme en 1978 la « gouvernementalité néolibérale », et qu’ils respectent les intérêts étrangers au même titre que les intérêts nationaux dans le cadre d’une coopération mutuellement avantageuse. Proche de la politique menée par les États-Unis après la Seconde Guerre mondiale vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest, ce premier néolibéralisme préconise une doctrine géopolitique sensible aux gains absolus pour chaque État et non aux inégalités spatiales de développement induites par le libre-échange entre les nations. Résolvant le problème de la division de l’espace en États séparés, cette utopie réalisée bute alors sur celui d’un partage équitable de la prospérité dans une économie intégrée à l’échelle internationale. Malgré tout, contrairement à certaines lectures approximatives, ce premier néolibéralisme ne saurait être confondu, ni avec l’antiétatisme de la pensée libertarienne, ni avec une quelconque apologie de la dérégulation de l’économie mondiale.