POLITIQUES DU MONTAGE CHEZ GUY DEBORD1 Il y a vingt et un

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POLITIQUES DU MONTAGE CHEZ GUY DEBORD1 Anita Leandro Maître de conférences à l’UFR SICA (Arts du spectacle) Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 Il y a vingt et un ans, Guy Debord interdisait la projection de tous ses films. Ce dernier acte de soustraction de l’œuvre, assez cohérent chez quelqu’un qui avait comme projet politique la fin de l’art, était une réponse à des diffamations que Debord venait de subir dans la presse, concernant l’assassinat de son ami, éditeur et producteur Gérard Lebovici. Si la décision de Debord nous a privé depuis d’une rencontre avec ses films, c’est aussi grâce à l’acte radical du cinéaste qu’ils sont restés en quelque sorte protégés d’une appropriation plus importante de la part de la même « société spectaculaire marchande » qu’il avait rigoureusement définie et dont la caractéristique principale est cette capacité à tout transformer en image consommable. L’intégrale des films de Debord récemment éditée en DVD et distribuée en salles nous parvient comme un appel lointain du cinéma situationniste à la compréhension de ce qui nous arrive à l’heure actuelle. Ses sept documentaires nous interrogent profondément sur une pratique courante de nos jours, celle de la reprise des archives, en nous mettant face aux problèmes d’ordre éthique que la banalisation d’une telle technique de composition pose aujourd’hui. Presque entièrement construits à base d’archives, réunissant des images de tout genre – actualités cinématographiques et télévisuelles, extraits de films de fiction hollywoodiens et de films de propagande soviétiques, publicités, photos de mode – les films de Debord offrent à notre époque l’occasion de revenir autrement sur l’esthétique du montage, en l’inscrivant dans une question 1
In : Truddy Bolter, org. Expressions du politique au cinéma. Sciences Po Bordeaux/Pleine
Page Editeur, Bordeaux, 2006, pp. 58-65.
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plus vaste, celle de la valeur politique d’un acte présent. La mémoire potentielle des images du passé ne peut devenir quelque chose de tangible qu’à partir de son actualisation dans l’acte de montage qui est un acte présent. L’oubli comme passion Lorsque au cinéma on s’intéresse à la reprise d’archives, l’entreprise vient fréquemment accompagnée d’une espèce de sacralisation du passé en tant que passé. La revendication d’un acte de mémoire se fait du point de vue d’un savoir pré-­‐établi. On ne considère pas l’archive comme une matière sensible, au même titre qu’un témoin vivant, par exemple. Dépourvue de sa subjectivité, l’archive se prête à l’illustration de toute sorte de thèses, aussi bien de gauche que de droite. Elle est elévée à l’état de monument et l’alibi de la mémoire légitime le pillage. Mais quand Debord s’approprie les archives ce n’est pas le devoir de mémoire qu’il évoque dans un premier temps mais, paradoxalement, le droit à l’oubli. Par exemple, au tout début de l’un de ses premiers films, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), Debord dit de l’oubli que c’est la « passion dominante » des situationnistes. L’oubli comme passion : c’est le paradoxe même de cet essayiste et cinéaste qui n’a pas arrêté de créer dans le présent tous ces petits actes quotidiens de mémoire partagée qu’il avait appelés par un terme très modeste, les « situations ». Mais que faut-­‐il oublier, d’après Debord ? Et comment, à partir d’une pratique de l’oubli (l’oubli comme art, donc, au sens nietzschéen), respecter l’archive dans sa matérialité ? Comment prendre l’archive par ce qu’elle est, sans en faire un monument ? Comment la rendre actuelle ? Le situationnisme ne voit qu’une solution, l’oubli délibéré, le réfus catégorique ou, du moins, l’interruption de toute forme de discours achevé, de tous ces grands récits médiatiques et médiatisés, porteurs 2
d’une fausse mémoire mais combien prétentieux dans leur pseudo incarnation du vrai et du définitif. Il faut réfuser le cinéma lui-­‐même, en lui interdisant de devenir objet de consommation passive, bien sûr, mais aussi en lui interdisant tout simplement l’accès à un quelconque statut d’œuvre. Au lieu d’aller au cinéma, le spectateur devrait plutôt s’occuper de vivre pleinement, en occupant l’espace et le temps qui lui appartiennent de droit dans le monde vivant. C’est l’enjeu essentiel de ce projet de création de situations, comme celle imaginée pour la première projection à Paris de Hurlements en faveur de Sade (1952), premier film de Debord, sans images, à la bande visuelle composée uniquement d’une alternance d’un écran blanc et d’un écran noir. Avant la séance, le cinéaste devait monter sur scène et proclamer la mort du cinéma : « il n’y a pas de film ; il ne peut plus en avoir ; passons tout de suite au débat ». Le refus de l’image s’impose alors comme un besoin, comme une stratégie politique interdisant d’aditionner d’autres ruines au monde du spectacle et du souvenir, comme dit la bande sonore. Au lieu d’ajouter un film aux milliers de films déjà existants, expliquer plutôt les raisons de ne pas le faire, « en remplaçant les aventures futiles que compte le cinéma par l’examen d’un sujet important , moi-­‐même ». Ce « sujet important » n’est évidemment ni l’auteur, ni l’artiste ou le cinéaste, mais la personne, l’être quelconque dans ses activités quotidiennes (d’ailleurs, Debord et ses amis apparaîtront souvent dans ses films en train de boire ou de se promener dans les rues de Paris). Le premier acte situationniste d’oubli consistera donc à refuser l’image. Plus tard, Derrida dira qu’il faut rénoncer à faire « œuvre télévisualisable » de ce dont on a témoigné. C’est dans ces termes que le philosophe imagine ce qu’aurait pu dire Dieu à Abraham au moment où il lui a donné l’ordre de monter le mont Moriah pour sacrifier son fils Isaac : 3
« Surtout pas de journalistes ! Aucun média entre nous2 » Donc, surtout pas d’images qui viendraient transformer l’expérience vécue en information archivable, en discours achevé, en monument vénérable. C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre le refus d’image chez Debord, aussi bien dans Hurlements, objet paradigmatique où la méthode est radicalisée, mais également dans tous les autres films qui suivront, pourtant replets d’images d’archive, comme La Société du spectacle (1973) et In girum imus nocte et consummimur igni3 (1978). Mais dans ces derniers cas, toute la stratégie consistera à détourner le sens initial des archives afin de leur donner, au montage, un destin partageable, différent de celui tracé par les grandes lignes narratives de l’Histoire. Accumulation d’images, certes, mais appuyée sur une politique de soustraction de sens du discours officiel qui les a archivées. Le détournement comme stratégie Le débat sur le rapport entre cinéma et politique soulève nécessairement la question du montage. Le montage réunit le séparé, ce que fait aussi le spectacle. La différence entre les deux est dans la qualité de cette union. « Le spectacle réunit le séparé mais il le réunit en tant que séparé », dit Debord. L’image emblématique de cette thèse est celle du couple bourgeois que l’on voit dans La Société du spectacle et plus tard dans In girum, devant son poste de télévision. Le couple y apparaît souriant et le confort de leur intérieur transmet le sentiment d’une vie totalement heureuse. Mais le montage environne ce couple d’images de désolation qui décréditent leur bonheur. Le montage donne aux images séparées du spectacle un destin commun. Quel serait, par exemple, le 2
Jacques Derrida, Surtout pas de journalistes !, L’Herne, Paris, 2005.
La phrase en latin est un palindrome et peut également être lue de droite à gauche. Son
contenu réitère le sens circulaire de la forme : « nous tournons en rond dans la nuit et sommes
dévorés par le feu ».
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rapport entre une image du général De Gaulle et celle d’une jeune femme dans sa baignoire dans une publicité de Monsavon ? Aucun, en principe, et pourtant... Ces images apparaissent premièrement dans les actualités cinématographiques et à la télévision comme étant des instants strictement séparés de la vie courante et c’est dans cet esprit que les archives vont les stocker. Pourtant, mises côte à côte dans Sur le passage de quelques personnes, elles acquièrent une équivalence et peuvent être perçues comme étant des produits d’une même société, d’une même idéologie, celle du spectacle. Le montage donne ainsi à voir l’archive dans sa matérialité d’image : une image de De Gaulle vaut une image de Monsavon. Le réemploi d’images d’archives dans le cinéma était déjà pratiqué depuis les années 1920 par les constructivistes russes, mais c’est Debord qui va donner à cette pratique du montage la rigueur d’une méthode, enrichie par le recours systématique à la technique du détournement. D’après le Dictionnaire de Furetière (1690), « détourner » c’est « ôter une chose d’un lieu, la mettre en un autre endroit. » C’est aussi « donner à une chose un mouvement circulaire contraire à celui qu’on lui avait donné. » On se rapproche du détournement tel que Debord l’a théorisé, faisant le centre même de sa pensée esthétique et politique. Le détournement qui est donc cette action de changer le cours, la direction des choses, se présente dans les films de Debord comme une possibilité d’ouverture critique au sein de la société mercantile. La notion de détournement apparaît déjà dans son livre La Société du spectacle, de 1967. Elle revient six ans plus tard dans le film adapté du livre, exposée sous un angle proprement matériel. Debord déplace de leur contexte les images séparées du spectacle, les confrontent au montage et ainsi procède à la réalisation pratique de sa théorie. Son montage en coupe franche (il n’y a jamais de surimpression ou de fondu enchaîné chez Debord) met en évidence la 5
séparation essentielle des images qu’il donne à voir. Au spectateur de faire le travail d’association que permet le montage. « Le monde est déjà filmé. Il s’agit maintenant de le transformer ». Cette phrase figure dans un carton de La Société du spectacle. Elle est détournée de celle de Marx – « le monde est déjà pensé, il s’agit maintenant de le transformer ». Cette pensée rend compte de l’ampleur politique du projet de montage d’archives debordien : le détournement est une intervention dans le présent, conçue pour déranger et emporter tout ordre existant. Ce que le spectacle a pris à la réalité, Debord va le lui reprendre. L’heure est venue où les « expropriateurs spectaculaires » seront à leur tour expropriés. On ne va plus faire du cinéma mais, comme le dit Antoine Coppola, faire usage du cinéma, projeter les images du spectacle « vers une étude du présent comme problème historique.4 » Le détournement permet ainsi l’actualisation des images, leur retour dans le présent, comme on parlerait d’un retour du refoulé. Et c’est cette possibilité de voir de nouveau et, surtout, de voir autrement, en perspective, qui restituera au spectateur une conscience du temps et de l’espace. Pensée sauvage On vérifie dans cette démarche d’expropriation et de soustraction une très grande affinité avec la pensée sauvage : l’une des principales publications des situationnistes, la revue Potlatch, porte d’ailleurs dans son nom une référence à la forme la plus radicale d’échange économique entre les hommes : le potlatch, rituel du don dans les sociétés archaïques, suppose la destruction totale et sacrificielle des biens matériaux, souvent au moyen d’échanges de cadeaux. Au moyen du don et du contre-­‐don, le 4
A. Coppola, Introduction au cinéma de Guy Debord et de l’avant-garde situationniste,
Sulliver, Arles, 2003, p. 19.
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potlatch a la fonction d’empêcher l’accumulation matérielle. Les hommes rivalisent en générosité et leur rituel peut être vu comme une grande « fête de communisme », comme l’a très bien défini Marcel Mauss. Debord n’arrêtera pas de montrer le grand fossé existant entre le socialisme historique (soviétique, chinois, cubain) et cette grande fête de communisme païen qu’inventent les situationnistes. Par des stratégies d’oubli et de détournement, Debord crée, en fait, des conditions d’actualisation de gestes humains ancestraux dans un présent privé de mystère. A la veille de 1968, cette pensée dérange par sa position critique indépendante et sans concession. Debord démontre que la fétichisation de la marchandise n’est pas un apanage capitaliste. Tout est marchandise dans le monde dominé par le spectacle, même la théorie dialectique, une fois que la bureaucratie d’Etat s’en approprie. La marchandise n’est pas seulement l’ensemble des produits fabriqués par les mains de l’homme, mais aussi la forme abstraite et totalisante des discours officiels. C’est à partir du concept marxien de marchandise que Debord va analyser la société contemporaine. Dans le premier chapitre du Capital, Marx analyse la forme de la marchandise comme étant le centre de toute la production capitaliste. Accumulée, la marchandise a atteint l’abstraction d’image, de discours : la voiture dernier modèle n’est plus seulement une automobile, mais une valeur, un statut social. Son image abstraite intervient dans les ventes, dans la valeur d’échange, et c’est ainsi que l’image devient elle-­‐
même une marchandise. Et comme toute marchandise, l’image aussi passe par un processus d’accumulation et de dévaluation. Le monde contemporain est marqué par un excédent d’images qui, pour la plupart, ne servent strictement à rien. C’est sur ces bases théoriques que Debord va concevoir son projet esthétique d’expropriation et de détournement des images du spectacle. Le but est de redonner aux images leur juste valeur. Le montage d’archives 7
dans ses films est souvent accompagné d’un commentaire lu par Debord lui-­‐même. Du point de vue du contenu, il y est principalement question d’une critique de l’urbanisme et des conditions modernes de construction qui introduisent la séparation entre les hommes : l’espace est soumis au temps vécu et on ne demande pas aux gens où ils veulent habiter. Critique également du « temps consommable et pseudo-­‐cyclique » où l’homme s’occupe de sa simple survie. On vit dans la fausse mémoire spectaculaire, ce que Debord appelle le « non-­‐mémorable. » C’est ainsi que le spectacle produit une paralysie de l’Histoire et une fausse conscience du temps. Le détournement, en tant que méthode de montage, essaye de renverser cette situation a priori immuable. Il y a un bref extrait de La Société du spectacle qui se termine sur un dialogue entre un document historique, la photographie du leader anarchiste espagnol Buenaventura Durruti, et une image de fiction, celle du marin du Cuirassé Potemkine, d’Eisenstein. L’extrait est révélateur de ce renversement, par le montage, de quelques vérités statiques de l’Histoire. Tout d’abord on y assiste à un rapprochement inattendu de deux idées lointaines, difficilement regroupables autrement que par un style de montage résolument moderne, en totale rupture avec le continuum narratif de la grande Histoire. D’un côté la guerre d’Espagne, évoquée par la photo de Durruti, et de l’autre côté la révolution russe, évoquée, elle, par une image de fiction. Au moyen de cartons, s’établit entre ces deux images un véritable dialogue au cours duquel la photo de Durruti interpelle le marin d’Eisenstein : « Vivons-­‐nous prolétaires, vivons-­‐nous ? » La réponse négative est donnée en contre-­‐champ par un mouvement de tête du marin du Cuirassé. La photo de Durruti parle à travers les cartons, dans un détournement très simple mais qui, soudain, fait intervenir le passé dans le présent dans toute sa force narrative : Durruti revient sur la scène politique contemporaine comme un survivant bienveillant, témoin d’une 8
histoire de résistance importante et en mesure de faire la critique du socialisme soviétique. La reprise de l’archive rend ainsi le passé de nouveau possible et à ce propos Giorgio Agamben parlera de la technique compositionnelle de Debord comme étant une méthode qui extrait au montage toute sa « puissance de répétition »5. Une autre puissance du montage dont parle Agamben et que nous retrouvons dans ce même extrait est celle de l’arrêt. Après une demi-­‐heure de film fortement marquée par l’enchaînement rapide d’un flux ininterrompu d’images, ces deux plans, la photo de Durruti et le marin d’Eisenstein, offrent au spectateur une première pause. L’accumulation d’images est montrée en tant que telle jusqu’à ce que le montage vienne, avec ces deux plans, interrompre le rythme effréné de la consommation auquel il fait allusion. L’arrêt sur image est aussi une interruption volontaire de l’Histoire. C’est le montage lui-­‐même (et non pas le commentaire lu par Debord) qui introduit dans le défilement des images un regard critique. C’est le montage qui, par association, arrêt et répétition parvient à attribuer une valeur d’usage à ce qui n’avait plus qu’une valeur d’échange. Le montage rend à ces deux personnages de l’Histoire leur liberté, leur identité de simples images (au même titre que celles de De Gaulle et de Monsavon), ce qui leur permet de trouver un rôle dans le présent. Par le détournement, Debord remet à l’ordre du jour la critique de l’aliénation. Le vivant a été à un tel point réifié, transformé en chose consommable, que l’homme s’est trouvé coupé de ses références élémentaires de temps et d’espace. Le détournement veut redresser ce tort au moyen d’un double mouvement : d’abord il interrompt ce processus de réification du vivant, en extrayant l’image réemployée du système d’échange et du discours qui l’archive ; il dévalorise ainsi la représentation 5
G. Agamben, « Le cinéma de Guy Debord », in Image et mémoire, Hoëbeke, 1998, pp. 65-76.
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originale, comme le dit Antoine Coppola. Ensuite, la technique du détournement réactualise ces mêmes images, en les associant à une pensée critique qui empêche la représentation de s’y réinscrire. C’est la fonction du commentaire de Debord dans le film. Comme l’a vu Agamben, le montage de Debord résiste à toute forme d’information. C’est de la contre-­‐information que produisent ces archives retournées contre elles-­‐
mêmes. A propos de Hurlements en faveur de Sade, Debord parlait, en effet, d’une « entreprise pour un terrorisme cinématographique ». Tous ses films portent atteinte au système d’information classique. La bande sonore et la bande visuelle élaborent des raisonnements en boucle et c’est avec cette histoire en spirale que les films de Debord mettent en place une révolution au sens cosmique du terme. Ils nous restituent le rapport au temps et à l’espace. 10
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