Décembre 2012
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Politique maritime
Enjeux et perspectives
de la mondialisation
Emmanuel Desclèves
De l’Académie de marine
« La mer est la matrice originelle. Les acquisitions les plus récentes de la science
tendent à conrmer ladage. De même que les plus audacieuses avancées de la technologie
moderne conduisent à un corollaire : la mer est lavenir de la terre. Entre ces deux consta-
tations, de l’abîme du passé au vertige du futur, senserre l’histoire de l’humanité, insépa-
rable du destin des océans1. »
La mondialisation se traduit par une interdépendance de plus en plus étroite entre
les pôles de peuplement et les zones dexploitation ou de transformation des
ressources nécessaires à la vie humaine. Autrefois, ces zones étaient proches et
concentrées autour de populations dont lactivité couvrait globalement les besoins. La
raréfaction de certaines ressources et la croissance considérable de la consommation,
auxquelles il faut ajouter le très faible coût du transport maritime ainsi que dimpor-
tants diérentiels de prix de main dœuvre, ont modié léquilibre autarcique ancien.
Dans cette évolution, la mer a pris une importance de plus en plus grande2.
Dabord pour la facilité quorent les navires, vecteurs privilégiés des échanges de mar-
chandises depuis des temps immémoriaux3. Ensuite et par conséquence, parce que les
zones de production se sont installées préférentiellement sur des voies navigables ou à
1 Le Courrier de lUnesco, décembre 1983.
2 Cf. le remarquable rapport du Sénat 674/2012 sur la « maritimisation » : « La mondialisation
sest traduit par une montée en puissance des enjeux maritimes aussi bien en termes de ux que de
ressources. L’importance économique, diplomatique, écologique croissante des espaces maritimes dans
la mondialisation fait plus que jamais de la mer un enjeu politique grâce auquel un État peut rayon-
ner et armer sa puissance sur la scène internationale »NDA Voir Revue Maritime n° 494. NDR
3 Les routes maritimes ne furent pas que commerciales. Elles permirent la diusion des reli-
gions, des écrits, des cultures et des modèles politiques.
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proximité du littoral maritime, où se concentre désormais la majorité de la population
mondiale.
Mais cette population augmente encore de façon sensible, alors que les res-
sources terrestres sépuisent ou approchent de leurs limites en termes de développement
durable. Dautres matières premières et sources dénergies sont indispensables pour
nourrir la population et subvenir à ses besoins. Où les trouver, sinon en mer ?
On mesure déjà concrètement lextraordinaire réservoir de ressources que
représente locéan quand on observe le développement actuel des activités oshore.
Pétrole, gaz, énergie éolienne, pêche et aquaculture aujourdhui ; énergie hydrolienne,
minerais, terres rares et médicaments demain ; énergie thermique et biomasse pour
alimenter la population en protéines4 après-demain. Sans parler du formidable champ
dexploration maritime qui reste à investir puisque nous navons probablement pas dé-
couvert plus de 10 % des espèces animales et végétales contenues dans les océans, dont
les fonds nous sont en outre très largement inconnus5.
La mer est le milieu originel de la vie. Elle en recèle encore la plus large diversité
et la plus forte densité. Le sang humain en conserve même la mémoire : sa composition
ionique est très proche de celle de leau de mer. La liation nest pas neutre. De la mer
sont sorties les terres émergées et dans la mer sont nées les espèces vivantes. Au fond
des mers, on découvre aujourdhui des formes de vie sans oxygène et sans lumière, tout
simplement inimaginables pour les terriens que nous sommes devenus, qui relèvent de
la chimiosynthèse.
Dans cette recherche de ressources vitales en mer les pays émergents ne sont
pas les derniers à développer activement des stratégies maritimes très dynamiques pour
ne pas dire oensives. Rien de fortuit dans ces démarches parfaitement rationnelles de
leur point de vue et qui tendent à leur assurer le contrôle des ressources dont ils estiment
avoir besoin. Cela couvre aussi bien les zones dexploitation potentielle oshore que la
sécurisation des routes maritimes jugées vitales pour leur pays.
Les réseaux maritimes, vecteurs de la mondialisation
De tout temps, les routes maritimes ont constitué le principal lien entre les dif-
férents pôles de civilisation et de peuplement humain. À lépoque de lEm-
pire romain, de véritables convois continus de milliers de navires étaient
dailleurs déjà nécessaires pour envoyer vers la métropole le fruit des moissons des pro-
vinces dAfrique, qui se comptait par centaines de milliers de tonnes. De nos jours,
1000Airbus A 380 cargo ou 6 000 camions équivalent au chargement dun seul porte-
conteneurs. Le transport dun conteneur de 20 tonnes entre la Chine et lEurope coûte
4 La « quête des protéines » sera lun des dés majeurs du futur. Compte tenu notamment de
lénorme quantité deau douce nécessaire à la production de viande animale sur terre, les pro-
duits de la mer seront de plus en plus indispensables.
5 On connaît mieux la surface de Mars que le fond des océans. Les milliards investis dans les-
pace seraient peut-être plus utiles et plus productifs en mer. Les océans recèlent 90 % des réserves
dhydrocarbures et 84 % des métaux rares.
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moins cher que celui dun seul passager par avion6.
Assez logiquement, lessentiel des transports de produits de consommation
dessert les zones de forte population, notamment le long de la plus ancienne et de la
plus importante des routes maritimes, celle qui relie lEurope à lExtrême-Orient. Mais
on voit naturellement émerger de nouvelles voies pour alimenter les pays en dévelop-
pement, sans oublier celles dédiées aux matières premières minérales comme végétales,
au pétrole et au gaz.
Le réseau des routes maritimes relie entre eux des comptoirs ou des ports,
points nodaux de ces réseaux déchanges internationaux. Certains points nodaux sont
de grands ports (Shanghai, Rotterdam, Singapour) plus ou moins polyvalents - desser-
vant à la fois un hinterland via des moyens uviaux ou terrestres - mais aussi dautres
ports secondaires. Ces grands ports internationaux ont un poids considérable dans
léconomie mondiale. Dautres ne sont que des hubs maritimes, cest-à-dire des termi-
naux sans hinterland (par exemple Malte, au milieu de la Méditerranée), desservant de
multiples destinations portuaires via de petits navires (feeders).
Ce réseau mondial est vivant : il évolue en permanence, sadapte, se recongure
selon les besoins, en fonction des nouvelles zones dexploitation ou de peuplement. Des
ports naissent et meurent, notamment ceux dédiés à des matières premières lorsquun
site de production est ouvert ou fermé ; de nouvelles lignes maritimes sont créées tous
les jours par des armateurs, tandis que dautres sont abandonnées.
Le réseau est irrigué et respire au rythme de léconomie mondiale. Il est aecté
par la moindre évolution : il suit les cours des matières premières, mais est également
sensible aux phénomènes météorologiques, aux grèves, aux fermetures dusines, aux dé-
localisations, aux évolutions de la mode vestimentaire, aux changements dhabitudes
alimentaires, aux progrès technologiques, aux contraintes de la protection de lenviron-
nement, etc.
En ce début de millénaire, le Pacique Nord, locéan Indien et dans une moindre
mesure lAtlantique Sud supplantent lAtlantique Nord en termes de trac maritime.
6 En termes de protection de lenvironnement, lavion émet de lordre de 100 fois plus de CO2
que le navire (en grammes par tonne/km).
Source : NewScientist
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Outre les routes maritimes traditionnelles - toujours très actives - de nouvelles
voies se développent (notamment au sud) pour transporter soit des produits nis par
conteneurs, soit des matières premières entre la Chine, lInde, lIndonésie, lAustralie,
le Brésil, lAfrique, la Russie.
Dans peu de temps, le canal de Panama aura doublé de capacité, ouvrant le
passage aux porte-conteneurs de 12 000 EVP7, contre 5 000 aujourdhui.
Si le réchauement climatique se conrme, lArctique pourrait à son tour sou-
vrir à la navigation avec des conséquences signicatives à moyenne échéance : transport
possible de matières premières jusque-là inexploitées (Sibérie, Alaska, etc.), routes mari-
times nouvelles et plus courtes entre lExtme-Orient, lEurope et lAmérique du Nord.
Sous ces routes de surface, au fond des mers, sont déployés de gigantesques
réseaux de câbles et bres optiques par où passe la quasi-totalité des communications
mondiales. Structurés comme les voies ma-
ritimes, notamment avec leurs hubs, ces
réseaux sont au cœur des transferts dinfor-
mations et de savoirs « sans frontières » qui
caractérisent aussi la mondialisation.
Au dessus des océans, satellites de
communication, de surveillance et de ren-
seignement tissent aussi leurs réseaux de
données complémentaires, sans toutefois
pouvoir se substituer aux ux matériels et
immatériels considérables véhiculés à la sur-
face des océans ou sur les fonds marins.
Un secteur économique majeur en pleine expansion8
Transport maritime, exploitations oshore, pêche et aquaculture, tourisme,
services portuaires, construction navale, défense et sécurité maritime. Tous
ces domaines sont identiés et chirés au sein de léconomie mondiale.
Lexploitation des ressources pétrolières et gazières oshore représente par exemple
environ 700 milliards deuros en 2010, celle des ressources halieutiques 122. La
construction navale 120 milliards, le total des transports et services en mer de lordre de
400, les activités des sociétés de classication environ 3,5 milliards, etc.
Mais ces chires sont rarement regroupés. Pourtant, ils caractérisent à nen
pas douter léconomie maritime, autrement dit lensemble des activités liées à la mer
et tirées par la croissance bleue. uand on fait le total, cela donne un montant annuel
denviron 1 500 milliards deuros, en forte croissance, ce qui en fait le deuxième secteur
économique mondial après lagroalimentaire. Ceci mérite dêtre souligné pour bien
7 Équivalent vingt pieds. NDR
8 Les données sont tirées du numéro spécial Les enjeux maritimes 2011 édité par Le Marin,
de l’Atlas géopolitique des espaces maritimes, Éditions Technip, ainsi que des publications de
lOCDE, de lIFP EN et de lOMI.
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mesurer les enjeux en cours.
Au-delà de ces données, il faut prendre toute la mesure du potentiel dexpan-
sion à moyen terme de ces activités prises dans leur ensemble. Là encore, les chires don-
nent à rééchir. Sur le total de 1 500 milliards deuros en 2010, les secteurs traditionnels
(pêche, construction navale…) en assuraient 1 310, contre 190 pour les nouveaux sec-
teurs (énergies marines renouvelables, oshore profond, mines sous-marines…). Dans
8ans seulement, en 2020, on estime que lensemble de léconomie maritime représen-
tera 2 550 milliards deuros de chire daaires, dont 450 pour ces nouveaux secteurs :
une progression pour le moins spectaculaire.
Structuration de l’économie maritime
Tous les domaines de léconomie maritime sont globalement orientés vers une
croissance soutenue. Plusieurs dentre eux devraient connaitre un développe-
ment plus intense au cours des prochaines années et sont à ce titre considérés
comme stratégiques :
- deux domaines déjà structurés : le transport maritime et les services aux hydrocar-
bures9 ;
- la réponse à des besoins nouveaux intégrant des marchés en émergence à fort po-
tentiel de contribution, à moyen ou long terme selon la maturité des technologies et
la dynamique de développement engagée actuellement : à court terme, le dessalement
de leau de mer, léolien oshore (posé et ottant) et lhydrolien ; à plus long terme,
lexploitation des hydrates de méthane et des minerais non énergétiques dans les grands
fonds, ainsi que les autres énergies marines et énergies en mer (énergie thermique des
mers, houlomoteur, pression osmotique, solaire ottant, nucléaire ottant et immergé).
- les services associés aux énergies marines ou encore à lexploration puis lexploitation
des ressources non-énergétiques.
La croissance sera essentiellement portée par le franchissement des nouvelles
barrières en mer (technologiques, juridiques, réglementaires10), notamment à travers
le développement des activités en oshore ultra-profond, qui correspondent globale-
ment à des zones de plus en plus éloignées des côtes, soumises à des conditions extmes
(grands fonds, Arctique…).
Les enjeux liés au phénomène de changement climatique et au développement
durable, la diversication des activités en mer, ainsi que lintensication des échanges
9 Les seules importations chinoises de GNL ont crû de 30,5 % en 2011. Les investissements
en exploration et production oshore vivent une dynamique très forte de + 12 % en 2012
pour atteindre 640 milliards de dollars (+ 26 % en Europe). La construction oshore attein-
dra 55milliards de dollars, en hausse de 14 % pour 2012. Les investissements en engins
ottants augmentent de 90 %, ceux des oléoducs de 19 %, ceux des équipements sous-marins
de 17 %.
10 Les investissements nécessaires aux recherches en cours au large de la Guyane se comptent
en centaines de millions deuros. La France débute dans ce domaine : pour concilier de façon
pertinente risque économique et principes de développement durable, il lui faudra adapter son
code minier et élaborer un environnement scal, juridique et réglementaire pertinent et able.
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