La recherche sociologique dans une situation conflictuelle

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FLORENCE RUDOLF
La recherche
sociologique dans une
situation conflictuelle
La rumeur d'Orléans étudiée
par Edgar Morin
La lecture de la rumeur
d'Orléans que nous
proposons de développer ici
ne poursuit pas les analyses
sociales, économiques et
politiques qui avaient été
privilégiées par Edgar Morin
ou Freddy Raphaël sur cet
événement. Nous nous
situons par rapport à une
discussion entamée lors
d'une rencontre entre le
Laboratoire de Sociologie de
la Culture Européenne et le
Seminar fur Volkskunde de
l'Université de Bâle sur le
thème du «typique».
(2)
<3)
Florence Rudolf
Laboratoire de sociologie de la culture
européenne
D
ans ce contexte, l'étude de la rumeur
tions invisibles. Elle assure une visibilité ou
d'Orléans apparaît comme l'occa-
une évidence à un certain nombre de propo-
sion de déplacer la question de la
sociologie dans la résolution des conflits à
sitions théoriques qui restent hypothétiques
habituellement.
celle de l'impact de l'abstraction dans la
Mais si la rumeur met en scène la trans-
compréhension des situations que nous
formation d'une réalité virtuelle en éviden-
vivons.
ce, elle illustre également le caractère
contingent de toute réalité. Elle émerge,
La rumeur comme illustration
de la naissance
d'une forme sociale
s'affirme et s'éteint dans un tourbillon qui
pourrait passer quasi inaperçu s'il n'avait
pas capté, ne serait-ce que l'espace d'un instant, toute l'attention d'un ensemble social.
La rumeur ou le «bruit qui court» n'est
En bref, ce qui demeure après la tornade,
pas directement en cause dans notre propos.
c'est un sentiment intense d'effervescence
On peut noter, néanmoins, que ce thème
sociale au cours duquel I ' « ici et mainte-
renvoie à l'émergence d'un bruit, à son
nant» d'ego était intimement lié, voire
ancrage social et à son évanescence. Ce qui
confondu à celui d'alter ego. Cette particu-
nous frappe dans le cas de la rumeur, c'est
larité permet de comprendre qu'une rumeur
l'amplification d'un processus - bien connu
puisse persister quand bien même le bruit
des sociologues qui s'intéressent à l'émer-
ne court plus, car elle ne se fonde pas uni-
gence et à la stabilisation des formes
quement, et c'est là sa force, sur la nouvel-
sociales - mais dont les différentes phases
le qu'elle colporte, mais sur l'impression de
sont, normalement, suffisamment décon-
réalité qu'elle a su faire exister.
nectées les unes des autres, dans le temps,
Aussi, quand bien même le contenu de
pour que leur connivence puisse passer
cette dernière sera démenti, son fondement
inaperçue. La rumeur présente donc l'inté-
est confirmé par l'intensité qu'elle a prise,
rêt d'illustrer, «in vivo», si l'on peut dire,
laquelle est à la mesure de l'implication des
ce que la reconstitution sociologique vise
individus dans des formes à travers laquel-
constamment, c'est à dire exprimer des rela-
le elle s'est propagée. Cet aspect permet de
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
162
comprendre pourquoi des soupçons quant
un obstacle à une meilleure compréhension
ne à savoir celle du sociologue comme
au caractère infondé de la rumeur résistent
des «mécanismes» d'émergence et de pro-
chasseur de mythes.' ' Outre, le fait que
bien après que la propagation de la nouvel-
pagation de la rumeur. Ce décalage a per-
cette représentation contribue à dénier la
le n'ait été interrompue. Le «noyau dur» de
mis le repérage, à travers les «mini»
qualité de connaissance aux savoirs «popu-
la rumeur, si l'on peut dire, procède davan-
rumeurs qui subsistaient encore, des deux
laires », elle confirme la spécificité du tra-
tage de l'ancrage même éphémère, mais
motifs qui semblent conférer à la rumeur sa
vail du sociologue, à savoir celle de faire
massif, du contenu qu'elle a véhiculé, qu'au
dynamique. Il s'agit des thèmes du complot
entrer en scène des éléments ou des rela-
sens colporté. En bref, c'est sa forme qui lui
et de celui selon lequel «il n'y a pas de fu-
tions invisibles jusque là.
confère sa force et lui assure une résurgen-
mée sans feu». Le premier argument véhi-
définition de la construction sociologique
6
(7)
<8)
Bien que cette
ce éventuelle et non la pertinence du récit à
cule une conception du monde selon laquel-
d'une réalité nous semble toujours pertinen-
partir duquel elle se maintient et se renou-
le les difficultés ou les malheurs d'un grou-
te, nous verrons qu'elle change en fonction
velle. Néanmoins, et c'est ce que nous
pe trouvent une explication dans l'exercice
de la valeur qu'elle accorde à ces nouveaux
allons voir, sans tarder, les éléments qui
d'un pouvoir maléfique occulte qui sera
«intrus».
constituent la trame de la rumeur ne sont pas
ramené à l'activité ou à la présence d'indi-
On peut reprendre, sans la détailler,
anodins dans l'entretien de la dynamique
vidus précis. Par ailleurs, le thème du com-
l'analyse à laquelle l'équipe d'E. Morin va
qui la caractérise.
plot indique qu' au-delà du récit qui incrimi-
procéder pour faire apparaître des éléments
ne, la rumeur exprime l'existence d'un
absents du récit à travers lequel se propage
La rumeur d'Orléans ou
l'enfermement dans le même
En 1969, éclate à Orléans une rumeur,
dont la ressemblance avec d'autres faits
divers de ce type dans d'autres villes de province''" entre, sans être centrale, dans la
reconstitution de l'événement par l'équipe
de chercheurs. Après avoir couvée pendant
quelques jours, voire quelques semaines,
l'intensité et la massivité de la rumeur va
s'exprimer à partir d'une crise qui s'appa-
malaise au sein de la collectivité. Le second
la rumeur. Les principaux points constitu-
motif garantit un noyau de légitimité à la
tifs de la rumeur renvoient à l'activité créa-
rumeur quand bien même le contenu sur
trice des fantasmes de jeunes adolescentes
lequel elle s'est affirmée a été démenti. Il la
confinées dans un milieu clos. Cette derniè-
protège des attaques dirigées contre la
re aurait été libérée par la lecture d'une his-
structure de plausibilité de la fable qu'elle
toire relatant l'existence d'un réseau de trai-
diffuse, en référant à la consistance qu'elle
te des blanches qui oeuvrerait à partir des
a prise, qui elle ne peut être niée. Globa-
cabines d'essayage de commerçants de prêt
lement, ces deux motifs permettent de com-
à porter. Le désir sexuel, voire de viol dit
prendre comment la rumeur et une commu-
Morin, innocenté par l'administration d'une
nication sociale, en général, se perpétuent
drogue par piqûre, à partir d'une cabine
dans le temps.
d'essayage,
constituent
les
principaux
rente, dans sa forme et dans son évocation,
L'étude plus détaillée du processus
ingrédients à partir desquels l'imagination
au moins, à un pogrom contre quelques
passe par l'identification des différents élé-
de ces jeunes adolescentes a pu trouvé un
commerçants juifs. L'escalade s'étaye sur
ments qui entrent dans le récit et lui confè-
terrain stimulant. Si ce contexte permet de
une affaire de traite des blanches qui, incri-
rent sa cohérence. Car avant de recourir à
fournir une explication à l'élaboration de la
minant un commerçant de prêt à porter bon
l'argument de la consistance pour justifier
fable, encore faudra-t-il identifier les relais
marché pour une clientèle féminine jeune,
de son existence, il a fallu que la rumeur
à travers lesquels elle a pu se propager.
s'élargit à d'autres commerces jusqu'à
trouve à s'ancrer dans une histoire qui a pu
Cette fonction semble avoir été assurée par
inclure toute la communauté juive et les juifs
diffuser dans l'espace et le temps et être
des femmes plus âgées, telles que les mères
en général. La mobilisation des associations
reprise largement. Les ingrédients dont va
ou
et des groupes antiracistes et affiliés à la
se nourrir une telle nouvelle doivent être à
concernées, lesquelles partagent en com-
gauche en général, parviendra, en dépit des
la fois compris isolément et de façon imbri-
mun le fait de ne pas être bien au courant
formes différentes qu'elle prendra, assez
quée, car tout mythe, nous dit E. Morin,
des réalités socio-politiques de la cité. Cette
rapidement à étouffer la rumeur. Toutefois,
« est composite à l'origine, puis acquiert son
les
enseignantes
des
adolescentes
méconnaissance permet de comprendre
comment des défenses telles que celle
l'option de proposer à Edgar Morin de
unité par consolidation ».
mener une enquête sur cette affaire sera
poursuivre la discussion dans cette direc-
d'aller vérifier auprès des autorités compé-
tion, que l'équivalence entre la rumeur et le
tentes, par exemple, si des disparitions ont
adoptée par le Fonds social juif unifié.
(5)
On notera, sans
Contre toute attente, l'arrivée des cher-
mythe que nous propose E. Morin renvoie
été constatées, n'aient pas fonctionnées.
cheurs après la «crise», ne constituera pas
à une métaphore importante de la discipli-
Enfin, on peut trouver un élément de répon-
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163
se dans l'adhésion de cette génération à ce
dimension de réalité qui manquait à la fable
récit à travers la reprise en main des adoles-
jusque là.
centes qu'il occasionne pour les mères et les
Indépendamment du bel exercice de
enseignantes qui avaient un peu perdu le
reconstruction auquel se livre l'équipe
contrôle de cette génération, dépassées
d'Edgar Morin, il est intéressant d'évoquer
qu'elles étaient par la libération des moeurs
en quelques mots l'analyse qu'il nous livre
et la diffusion de la culture yé yé.
de l'offensive orchestrée par les associa-
On retrouve ici, l'idée que la rumeur éta-
tions et groupes antiracistes contre la
blit une articulation non seulement entre des
rumeur. L'observation principale proposée
éléments distincts, mais aussi entre des
par l'équipe de Morin tient au fait que la
populations étrangères les unes aux autres ou
«réaction» qu'il qualifie, non sans une
devenues étrangères les unes aux autres.
pointe d'ironie, d'«anti-mythe» ou d'anti-
Cette remarque relate comment la fable de la
dote à la rumeur reprend les mêmes motifs,
traite des blanches a pu trouver un terrain
à savoir ceux du complot et des forces
favorable auprès de deux générations en
occultes, sur lesquelles la rumeur, indépen-
situation plutôt conflictuelle, de sorte que la
damment de la crédibilité du récit qu'elle
rumeur assurera le rôle de ciment dans un
propage, se fonde et gagne en consistance.
contexte marqué par un certain relâchement
Selon toute vraisemblance pour les cher-
des repères sociaux. Si le thème de la traite
cheurs, l'impact de l'offensive contre la
des blanches semble propice à une con-
rumeur, tiendrait à cette connivence que le
vergence entre les adolescentes en mal
mythe et 1' « anti-mythe » partagent entre eux
d'amour et les mères ou enseignantes en
à travers la désignation de responsables, qui
peine d'autorité, la présence du commerçant
évoquent à partir de la figure du juif ou de
juif dans cette construction ne semble pas
l'antisémite, de façon différente bien enten-
trouver sa place à priori. En suivant l'élabo-
du, le mal absolu. Dans le cadre de cette
ration du mythe, on constate d'ailleurs que
interprétation, la «réaction» s'inscrit dans
le thème du juif restera longtemps larvé ou
une conception identique du monde selon
implicite, puisqu'il n'est d'abord question
laquelle les difficultés ou les malaises res-
que de commerces, qui après vérification
sentis par une collectivité sont perçus
sont tous tenus par des juifs. La rumeur long-
comme la conséquence de l'activité malé-
temps restreinte à la traite des blanches à par-
fique d'un groupe particulier. Dans cette
tir d'un réseau de commerçants se révélera
perspective, l'efficacité de la «réaction»
franchement antisémite au moment où la
serait due au fait qu'elle ne rompt pas avec
foule se rassemble devant les commerces au
la logique de la chasse aux sorcières qui
nom de «n'allez pas acheter chez les juifs ».
caractérise la rumeur. Il s'ensuit que si l'on
Or, c'est là où l'étude, prise isolément des
peut dire que l'offensive menée par les
différents éléments entrant dans la rumeur,
groupes antiracistes contre le mythe antisé-
permet de rétablir 1 ' apport de la figure du juif
mite a porté un coup à la rumeur, elle ne met
dans la consolidation de la fable et donc dans
pas un terme au cercle vicieux qui la carac-
sa propagation. L'image du juif ambigu, en
térise.
évoquant l'existence d'un complot contre la
collectivité, semble non seulement étayer la
rumeur, mais lui conférer la consistance et la
crédibilité qui lui faisaient défaut. La figure
du juif différent, mais que rien ne permet de
La recherche sociologique
ou l'impact de l'abstraction
sur les conflits
distinguer des autres membres du groupe,
contribue insidieusement à attribuer la
Partant du constat selon lequel, les antagonistes en présence recourent, non pas aux
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
164
événement et sur les répercussions éven-
mêmes arguments, mais à une forme iden-
sociale à la rumeur, celle de restaurer une
tique pour rendre compte de la réalité et se
communication sociale entre des groupes
tuelles de cette manière de voir dans le
combattre, on peut se demander dans quel-
devenus étrangers les uns aux autres, la
règlement d'un conflit. Nous avons déjà
abordé partiellement cette question en lui
le mesure la reconstruction sociologique
reconstitution de l'événement par les cher-
rompt réellement avec le cercle vicieux de
cheurs contribue à déjouer la recherche de
atttribuant la désignation de relations
l'identification de coupables dans lequel
coupables dans laquelle s'enferraient le
inédites ou de facteurs invisibles, jusque là,
dans la reconstitution d'une situation. Nous
s'enferrent le mythe et l'«anti-mythe» ?
mythe et l'«anti-mythe». Plus précisément,
Edgar Morin reconnaît lui-même, dans la
on peut dire que la reconstitution sociolo-
laisserons de côté le fait de savoir si ces
version que la sociologie confère à l'événe-
gique de l'événement contribue à déplacer le
nouveaux «partenaires» avec lesquels il
ment, la présence de la fable, qui à l'instar
problème sur un autre terrain, celui de la
faudra désormais composer, sont réels ou
du mythe qu'elle combat, articule différents
déstructuration de la cohésion sociale,
non, encore que c'est une question impor-
ingrédients entre eux, en un récit suscep-
qu'elle se propose de comprendre. Elle s'y
tante concernant les fondements de la
tible de se substituer à celui-ci. Mais alors
emploie, en effet, en procédant à une analy-
connaissance sociologique. On peut illus-
que le mythe rassemble des éléments épars
se «multifactorielle» d'une situation. Ce
trer cela rapidement, en distinguant une
qu'il consolide en un «monde rond et
traitement aboutit au fait que ce ne sont plus
sociologie qui se comprend comme une pra-
creux» dirait Lévi-Strauss, la reconstruc-
des individus ou des groupes qui sont incri-
tique qui «révèle » des relations insoupçon-
tion sociologique d'une réalité nomme les
minés, mais un ensemble de facteurs plus ou
nées, mais agissantes sur le cours de notre
relations qui lient ces éléments entre eux.
moins complexes - identifié à la modernisa-
vie, d'une sociologie qui se conçoit, au
En ce sens, elle intervient comme un tiers
tion - qui produit un brouillage social géné-
contraire, comme une ressource qui accom-
qui permettrait de rompre le cercle vicieux
rateur d'angoisse. Si l'introduction de nou-
pagne, à travers la production de nouvelles
dans lequel le mythe et 1'«anti-mythe» se
veaux «partenaires», «acteurs» ou «enne-
perspectives sur le monde, la transforma-
confortent et contribuent a une certaine
mis » , s'apparente plus qu'il n'y paraît à la
tion de notre regard sur lui. ' Il serait sti-
compréhension du monde, dans laquelle des
désignation de nouvelles forces, qui à l'ins-
mulant de s'interroger sur les implications
forces mystérieuses et occultes seraient à
tar de l'identification de responsables tels
sociologiques
l'oeuvre. Dans l'hypothèse d'une rupture de
que le juif ou l'antisémite, interviendraient
l'intelligence que la discipline a d'elle-
cette dynamique, par l'introduction d'un
dans la déstructuration de certaines formes
même, ainsi que sur ses conséquences cul-
regard «neuf» sur le monde, dans lequel on
de vie, il convient de noter le glissement qui
turelles. Si ce n'est pas l'option que nous
peut reconnaître la sociologie, il convient de
s'est opéré à partir de cette reconstruction des
adoptons directement, l'intérêt que nous
s'interroger, il nous semble, sur la spécifi-
faits. Même si la substitution du thème de la
accordons au déplacement qui confère une
cité de celui-ci. Questionnement auquel
déstructuration sociale à celui du complot ne
prédominance aux configurations com-
w
110
de cette distinction
sur
nous avons déjà brièvement répondu en rap-
permet pas d'affirmer simplement que la
plexes dans le devenir du monde sur l'iden-
pelant que la version sociologique d'une
recherche
tification d'individus ou de groupes parti-
réalité procède par l'établissement de rela-
vicieux de la recherche de coupables, l'ana-
tions entre différents éléments ou, ce qui
lyse qu'elle produit contribue à désigner des
revient au même, opère en identifiant de
configurations, plutôt que des individus,
sociologique brise le cercle
nouveaux éléments invisibles jusque là. Il
mais surtout à pointer le rôle d'un malaise
convient, pour l'illustrer, d'analyser la
social général dans cette affaire. Par consé-
construction sociologique à laquelle se livre
quent, nous pouvons, en admettant que la
l'équipe de Morin.
reconstitution sociologique de l'événement
désamorce le conflit aussi bien qu'y parvient
En montrant, notamment, que les juifs ne
1'«anti-mythe», hypothèse qu'il convien-
sont pas désignés dans un premier temps,
drait encore de vérifier, lui attribuer des
dans la rumeur d'Orléans, Edgar Morin et les
conséquences pratiques immédiates, à savoir
chercheurs impliqués dans la reconstitution
celles d'interrompre le cercle vicieux de la
de cet événement, attaquent la thèse du com-
culiers, n'en est pas tellement éloigné.
Si, comme nous l'avons déjà souligné,
l'introduction de cette «nouvelle» figure
qu'est le social et la cohorte de relations
inédites qui l'accompagne, caractérise la
démarche sociologique, c'est sur le phénomène d'abstraction avec laquelle elle se
confond
qu'il
nous
semble
important
d'insister. La société, même quand elle
demeure invisible et muette, constitue un
«partenaire» ou plus exactement un «milieu» obligé dans la compréhension des
haine.
actions humaines. S'il n'est pas aisé de
plot qui, comme nous l'avons déjà souligné,
«fonctionne» dans le mythe comme dans
Il nous reste à nous interroger sur la spé-
l'appréhender concrètement, d'où le rôle
T«anti-mythe». En suggérant une fonction
cificité du regard sociologique sur un tel
d'intetprète dans lequel va se spécialiser le
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
165
sociologue, on remarquera, pour revenir au
morcer les conflits, mais il se peut même qu'il
regard permettrait de ramener la question de
cas d'étude dont nous sommes partis,
les avive à travers une lecture moins aisée du
l'impact des sciences sociales ou de toute
qu'elle présente l'avantage de pouvoir
monde. La pensée complexe génère de
autre construction savante de la réalité à celle
incarner, à des degrés divers, le mal absolu.
l'incertitude sans parvenir à colmater les
des ressources dont disposent les individus
Le penchant que nous avons d'interpréter
brèches qu'elle introduit à la surface du
pour interpréter les situations qu'ils vivent.
tous nos problèmes comme des faits de
monde. La perte de lisibilité du monde favo-
société et de les ramener à une cause socia-
rise la résurgence de réponses normatives et
le témoigne de l'impact de la sociologie et
prépare le terrain pour la désignation de cou-
de façon plus générale de la diffusion d'un
pables. Cette remarque montre à quel point la
certain regard sur le monde. Il est vrai que
pensée abstraite et complexe, qui doute par
si cette compréhension des problèmes ou
rapport à elle-même de surcroît, ne nous
des dysfonctionnements que nous rencon-
garantit pas contre l'errance ni contre le
trons ne remet pas nécessairement en cause
retour de certains démons. Mais doit-on, pour
l'identification de groupes dans la dégrada-
autant, fustiger cette forme de compréhension
tion d'une situation humaine, elle rend cette
du monde, dont la qualité première ne semble
démarche moins aisée.
pas être la simplification, il est vrai? Et le
Il peut être intéressant, pour conclure, de
faire sous prétexte qu'elle ne parvient pas à
Notes
1.
2.
3.
4.
rattacher cette évolution à l'abstraction que
maîtriser la violence dans le monde, voire
produit le discours sur la société, lequel se
même qu'elle pourrait y contribuer, revient à
évaluer l'activité conceptuelle à la capacité
5.
prolonge actuellement dans celui de la complexité. Cette dernière radicalise la rupture
qu'elle aurait à rendre les hommes meilleurs
6.
avec une conception dichotomique du mon-
et plus heureux. Aussi bien intentionnée que
de. L'imbrication des phénomènes, le foison-
soit cette approche, force est de constater
nement d'éléments interagissant entre eux, la
qu'elle s'inscrit dans une perspective mora-
multiplication des relations réciproques et les
liste du monde où la frontière entre les bons
effets inattendus qui en résultent, contribuent
et les méchants, ceux qui ont raison et ceux
à un brouillage social inquiétant propice au
qui ont tord serait aisée à tracer. Cette vision
retour de réponses simples et carrées qui per-
du monde nous semble trop étriquée. De plus,
mettent à tout un chacun de se situer dans le
comme nous l'avons vu précédemment, elle
paysage social. On notera à cet égard que le
ne nous garantit pas contre la violence et la
discours sur la complexité commence à s'atti-
douleur. Toute cette discussion nous ramène,
rer des foudres de tout genre, dont les princi-
finalement, au dilemne fort ancien des finali-
pales s'en prennent à l'irresponsabilité géné-
tés de l'activité «scientifique» et de l'irré-
ralisée
00
que ce type d'analyse du monde
8.
9.
ductibilité des valeurs de vérité et de justesse
social génère et légitime. On ne peut faire
entre elles.
(12)
Nous ne pensons pas que l'acti-
l'impasse sur l'observation que de tels
vité conceptuelle, qu'elle soit de type socio-
reproches reproduisent le cercle vicieux de la
logique ou non, élimine les passions ni
dénonciation décrit précédemment. Le dis-
qu'elle garantit une résolution plus juste des
cours de la complexité se voit à son tour incri-
conflits. Elle participe tout au plus à un dépla-
miné de tous les maux qu'affronte la collec-
cement de ces derniers sur un autre terrain,
tivité. Par ailleurs, on ne peut non plus occul-
ainsi qu'en témoignent les débats d'idées et
ter le fait que l'abstraction vers laquelle évo-
les sentiments intenses qu'ils suscitent. Ainsi,
lue la compréhension sociologique en géné-
plutôt que d'évaluer la sociologie à sa capa-
ral, contribue à la perte de repères sociaux,
cité à engendrer un monde meilleur ou non,
jugée anxiogène par la sociologie elle-même.
il est peut être plus pertinent d'observer les
En bref, non seulement il n'est pas certain que
transformations de notre relation au monde
03
le regard sociologique soit en mesure de désa-
7.
qu'elle accompagne. ' Ce décalage du
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994
166
10.
11.
12.
13.
Edgar Morin, La rumeur d'Orléans, Seuil, Paris,
1969
Freddy Raphaël, « La Rumeur de Strasbourg »,
Presse et Rumeurs à propos des affaires
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Strasbourg, 26-28 Janvier 1994.
Freddy Raphaël, «La Rumeur de Strasbourg»,
Presse et Rumeurs à propos des affaires
d'Orléans et d'Amiens, Revue des Droits de
l'Homme IV, 1-71.
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On notera à cet égard qu'elle n'est pas la seule
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la compréhension que les hommes ont d'euxmêmes. Milan Kundera, L'art du roman,
Gallimard, Paris, 1986.
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1988.
Max Weber, Le savant et le politique, Pion,
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Serge Moscovici, «Le démon de Simmel»,
Sociétés, n° 37,1992.
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