Bangladesh : la facture salée du réchauffement
Au Bangladesh, le réchauffement du climat commence à peser de tout son poids sur les
communautés les plus fragiles, paysans et pêcheurs en tête. Le cycle de l’eau est bouleversé,
la malnutrition guette. Rencontre, à Dacca, avec Atiq Rahman, l’un des meilleurs experts de
cette région du monde.
Interview et photographies de Philippe Lamotte
Le Bangladesh sera le pays le plus durement frappé par le réchauffement du climat. Ce que le
GIEC - Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat - avait déjà laissé
entendre maintes fois sur le plan scientifique, un cabinet d’études privé spécialisé dans l’aide
aux investisseurs, Maplecroft, vient de le confirmer. Sur le podium des populations qui
paieront le plus lourd tribut aux effets des bouleversements climatiques en cours, le
Bangladesh occupe la position la plus élevée devant l’Inde et Madagascar. Le poids de la
prédiction - mais s’agit-il vraiment d’une prédiction ou, déjà, d’un constat ? - est d’autant plus
lourd que ce bureau britannique ne prend pas seulement en compte l’exposition aux cyclones,
inondations et autres hausses du niveau de la mer. A tous ces paramètres assez classiques, il
ajoute la démographie, l’état de santé des populations, le niveau de développement agricole et
de sécurité alimentaire, l’état des infrastructures, la capacité des autorités et des institutions à
faire face, etc.
Une question de justice
Le constat est alarmant. Car on ne parle pas, ici, d’un petit îlot du Pacifique ou des Caraïbes,
mais bien de la nation la plus densément peuplée du monde ! Environ cent cinquante millions
de personnes vivent dans ce pays remarquablement plat - à l’exception de quelques régions
montagneuses -, grand comme quatre fois et demie la Belgique et où, malgré un taux de
natalité en chute libre depuis trente ans, la démographie reste galopante en raison du bas âge
des jeunes mamans.
Valériane a récemment rencontré, à Dacca, la capitale, Atiq Rahman, cofondateur d’un
bureau d’études spécialidans le développement et l’environnement, BCAS. En 2008, il a
été nommé « champion de la planète » par les Nations Unies pour sa lutte infatigable en
faveur du développement et de la lutte contre le réchauffement du climat. Bien connu dans les
milieux climatologiques du monde entier, et notamment en Belgique, l’homme n’a pas sa
langue en poche. Notamment lorsqu’il s’agit de fustiger l’attitude des pays industrialisés
responsables de la détérioration de l’état de la planète.
Il dresse ici un constat méthodique sur l’évolution que son pays peut craindre dans les
prochaines décennies. On n’entendra pas, chez lui, de longs développements alarmistes sur de
prétendus essaims de « réfugiés climatiques » qui auraient déjà quitté le Bangladesh pour
trouver refuge dans les pays voisins ou en Occident. Ce pays n’est d’ailleurs pas resté les bras
ballants, ces dernières années, face à la menace du réchauffement global. Mais, loin de ces
clichés réducteurs, le bilan qu'il dresse de la situation n'en donne pas moins froid dans le dos.
Ne fût-ce que parce que son auteur a le mérite de placer la question climatique sur le terrain
de la justice sociale et des Droits de l’Homme.
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- Pourquoi le Bangladesh est-il régulièrement pointé comme un pays fragile face au
réchauffement du climat ?
Pour une raison bien simple : sa localisation. Nous sommes pris en sandwich entre la chaîne
de l’Himalaya, au nord, et le Golfe du Bengale, au sud. Et, comme vous le savez, les glaciers
de l’Himalaya fondent. Globalement, ce pays est plat comme le revers de la main et, dans les
zones côtières, il est souvent situé sous le niveau de la mer. En outre, les images prises par
satellite sont édifiantes : le territoire est parsemé d’une myriade de cours d’eau dont les plus
grands - le Gange, le Brahmapoutre et le Meghna - sont parfois larges de plusieurs kilomètres.
La source de ces trois fleuves est située dans les pays voisins et nous n’en avons donc qu’une
maîtrise partielle. Bref, dans ce pays de deltas, soumis en permanence à des processus
complexes de sédimentation, rien n’est stable ni définitif. Tout y est géographiquement
turbulent.
- Le Bangladesh est confronté à la mousson, parfois violente, et aux inondations et cyclones,
parfois dévastateurs. Comment distinguer, dans cet environnement climatique très instable, les
variations « normales » des réels effets du récent réchauffement du climat ?
Il est vrai que nous vivons depuis toujours avec la mousson, qui est à la fois un cadeau et une
malédiction. Les crues, par exemple, sont souvent bénéfiques car elles fertilisent les sols. Les
paysans bangladais savent tout cela : un jour il pleut à torrents, le lendemain plus rien ! En
quelques jours d’inondations, leurs récoltes peuvent être réduite à néant ou échapper au
désastre. Il faut donc distinguer la variabilité climatique - ce qui se passe habituellement - du
changement climatique. Or, malgré le fait que nous disposons de données fiables depuis
seulement soixante ans, il y a des signes qui ne trompent pas. Les cyclones les plus violents,
au lieu de frapper le pays tous les vingt ans, surviennent dorénavant tous les deux ou trois ans.
Nous en avons même affronté trois en trois ans, dont Nargis en avril - mai 2008, qui a tué
cinquante mille personnes. Les inondations dont, normalement, le temps de retour est de vingt
ans, se sont déjà produites à deux reprises au cours des dix dernières années. De plus, le
niveau de la mer a déjà commencé à monter. Nous le savons par nos observations
scientifiques sur le niveau des marées les plus hautes, mais aussi par d’autres constats. Ainsi,
le long de la mer, depuis cinq à dix ans, des milliers de familles ont déjà commencé à
surélever le niveau de leurs habitations. La nération de leurs parents - c’est certain ! - n’a
pas connu cela.
- Quels sont les effets les plus visibles du réchauffement ?
Le signe le plus évident réside dans l’augmentation de la température. Certes, celle-ci est
supportable pour la population. Mais cette augmentation va complètement perturber les
processus hydrologiques et, de là, entraîner une série d’effets en cascade sur les conditions de
vie de millions de paysans et d'agriculteurs. L’un des signes les plus clairs réside dans une
étude récente de l’Imperial collège of London qui a constaté une augmentation de la tension
artérielle chez les femmes enceintes due à la consommation involontaire de sel. Celui-ci est
présent dans l’eau potable des puits qui entre en contact avec l’eau de mer, notamment dans
les zones les plus proches de la côte. Selon nos prévisions, deux millions de personnes seront
affectées par cette salinisation de l’eau potable dans les décennies qui viennent. Quant aux
inondations, elles concernent environ 33% du pays en temps normal. Mais depuis quinze ans,
elles augmentent en nombre et en intensité, ce qui porte ce pourcentage à 45 %. Pour
expliquer ce phénomène, il ne suffit pas de dire que les glaciers de l’Himalaya fondent petit à
petit. L’eau des lacs glaciaires arrive en fait dans les vallées porteuses de grandes quantités de
sédiments. Ceux-ci tapissent les lits des cours d’eau, qui ont tendance à devenir de plus en
plus plats, favorisant ainsi les débordements. Lorsque le niveau de l’eau redescend, certaines
rivières ont adopté un nouveau tracé, ce qui contraint des populations entières à quitter leur
région et à recommencer leur vie ailleurs. La seule exception à ce phénomène, c’est la région
du nord-est, qui devient de plus en plus sèche. Mais, dans ce cas précis, peut-être s’agit-il de
la variabilité naturelle Même si d’autres phénomènes que les changements climatiques
peuvent intervenir, j’estime que cette évolution a déjà poussé cinq cent mille personnes à
quitter leur région pour trouver refuge à Dacca.
- La montée du niveau de la mer d’un mètre (!) à la fin de ce siècle, vous y croyez ?
Non seulement, j’y crois, mais je crains que le phénomène se produise plus tôt que prévu, vers
2050-2075. En effet, les prévisions du GIEC n’ont pas entièrement tenu compte des études les
plus récentes sur la fonte des glaces polaires. Si l’eau monte « seulement » de quarante-cinq
centimètres, ce n’est pas seulement l’écosystème côtier du Bangladesh qui sera affecté - avec
la disparition totale des plus grandes mangroves du monde en cas d’élévation d’un mètre -,
mais surtout les conditions de vie de trente-cinq millions de personnes. Les travaux du GIEC
ont montré que la production de riz pourrait décliner de 8 % à l’horizon 2050, celle du blé de
32 % ! Or la population aura probablement doublé à cette échéance. Les captures de poissons
pourraient, elles aussi, décliner.
- Avec quels effets sur la pauvreté et la sortie du pays de son état de sous-développement ?
C’est le problème majeur. Depuis les années quatre-vingt, le Bangladesh connaît une certaine
sécurité alimentaire. Toute relative, selon les années, mais bon… C’est cet effort-là qui risque
d’être balayé par le réchauffement du climat et la multiplication des phénomènes extrêmes. Il
faut bien se rendre compte des effets concrets pour des millions de familles. Sur le plan
nutritionnel, elles sont déjà « à la limite », à peine capables de remplir les tâches liées à leur
profession d’agriculteur, d’éleveur, de pêcheur, etc. Un seul cyclone, une seule inondation
peut faire rebasculer dans la pauvreté des gens qui, à la force du poignet, ont réussi à nouer les
deux bouts sur le plan alimentaire, à envoyer leurs enfants à l’école, à relever la tête... Sur le
plan de la santé, cinq études différentes ont démontré qu’à part le recul de la malaria dans
certaines régions du pays, la santé des Bangladais sera durement affectée, notamment à cause
de la progression de la dengue et des diarrhées entraînées par la dégradation des conditions
sanitaires. Tout cela, les gens des campagnes le "sentent". Quelque chose ne tourne plus
rond : leurs semis ne prennent pas, les plantes n’arrivent plus à maturité à l’époque habituelle,
il y a trop de pluies au moment de la récolte, etc. Tous ces impacts - santé, sécurité
alimentaire, hausse du niveau de la mer, salinisation, téo de plus en plus capricieuse - ne
sont pas homogènes, mais se font sentir à peu près partout à des degrés divers.
- Pensez-vous que votre pays est suffisamment armé pour lutter contre les effets du
réchauffement climatique ?
Il y a dix ans, les seules personnes qui parvenaient à se faire entendre à propos du sort du
Bangladesh étaient Al Gore, Bill Clinton et Kofi Annan. Personne, à l’intérieur du pays, ne se
sentait concerné. Aujourd’hui, tout a changé, nous avons fait des progrès énormes : le
changement climatique a envahi les discussions au parlement, au gouvernement, dans les
rédactions, etc. Les autorités ont consacré des moyens importants à l’étude du phénomène et
ses effets, si bien que nous sommes plus avancés dans l’observation et l’analyse que les
Indiens ou les Américains ! En 2009, le « Plan d’action stratégique contre le réchauffement
climatique » (BCCSAP) a défini quarante-quatre programmes et cent quarante-cinq projets
d’adaptation d’ici à 2018. Mais il manque cette prise de conscience selon laquelle la lutte
contre le climat doit être inscrite au cœur de toutes les politiques de développement : tant
celles liées à la santé et à la nutrition que celles qui ont trait à la démographie ou à la lutte
contre la mal-gouvernance.
- A cet égard, on connaît peu, en Europe, ce réseau de quarante-deux mille bénévoles, créé
dès la fin des années septante. Ils agissent comme de véritables lanceurs d’alerte (1)
Ce réseau mériterait d’être nominé au Prix Nobel de la Paix ! C’est probablement la plus
grande entreprise de solidarité humaine au monde. Ses membres sont formés pour sauver
prioritairement les membres des communautés villageoises avant leurs propres familles ! En
protégeant ou en déplaçant les gens juste avant les catastrophes naturelles, ils ont permis de
sauver des dizaines de milliers de vies. Si l’un des derniers cyclones ayant frappé la région du
Golfe du Bengale a tué « seulement » sept mille Bangladais - pour cent soixante mille
Birmans, le pays voisin ! -, c’est grâce à cette mobilisation de la société civile.
- Quel message voulez-vous adresser aux pays du Nord, aux Européens en particulier ?
Le problème du réchauffement du climat est un problème de justice. Chaque Bangladais
produit en moyenne 0,3 tonne de CO2 par an. Aux Etats-Unis, en Europe, particulièrement en
Belgique, mais aussi dans le monde arabe ou en Australie, vous dépassez souvent les dix
tonnes par individu. Nous, au Sud, nous n’avons qu’une responsabilité extrêmement limitée
dans le réchauffement. Nous n’avons pas, comme au Nord - mais aussi en Inde et dans
d’autres pays émergents -, les moyens d’«acheter » notre droit de polluer ou de payer
simplement des amendes si nous dépassons des quotas de CO2. Nous ne pouvons payer qu’en
vies humaines ! Le problème du réchauffement doit être traité globalement, pas « pays par
pays ». Les mécanismes de développement propre, par exemple, ne permettront pas de
diminuer la quantité globale de CO2. L’OCDE (2), premier pollueur mondial, doit faire le plus
gros effort de réduction. Le Bangladesh a besoin d’argent, pas de quelques malheureuses
embarcations livrées en cas de catastrophes pour venir en aide aux sinistrés. Cet argent
permettrait de lutter sur tous les fronts : surveillance de l’environnement, prévention et plans
de secours, transferts de connaissances et de technologies, etc. A nous, alors, de vous donner
les garanties de transparence de gestion, de respect des procédures et, surtout, de bonne
gouvernance. Nous avons, nous aussi, d’énormes progrès à accomplir. Sans cela, le don
d’argent n’est que du sparadrap.
- Vous vous sentez entendus, en général, dans ce genre d’appel… ?
Je crains, hélas, que l’éthique ne rime pas avec la politique. L’argent et la peur : voilà ce qui
fait marcher le monde. Aujourd’hui, les pauvres ne sont pas encore en colère. Mais si les vrais
responsables du réchauffement ne prennent pas leurs responsabilités, nous allons au devant de
vastes déplacements de population. Les réfugiés, sans droits ni voix au chapitre, trouveront un
abri par millions dans les villes, la violence fait son lit. Tôt ou tard, ils poseront des
bombes en Europe et aux Etats-Unis. Personne ne veut ce scénario, il est temps de l’éviter!
Vous trouvez que j’exagère ? Je ne fais que répéter ce que la CIA a expliqué
confidentiellement au gouvernement américain il y a quelques années.
(1) Organisés autour d’un maillage de 2 500 abris anticycloniques et d’un système de
signalement reposant sur les mosquées, les radios et un système de drapeaux, ces volontaires
peuvent se mobiliser très rapidement pour aider les familles à se regrouper en sécurité et à
prévoir des vivres et de l’eau pour plusieurs jours. Le Croissant rouge et la Croix Rouge
internationale, de même que le gouvernement du Bangladesh, sont à leur origine.
(2) OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques.
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