
John Irving narre les amours d’un « suspect sexuel », de l’adolescence aux LGBT
Du désir, beaucoup. Mais souvent difficile à assouvir. Du secret comme seules les familles savent en
forger. Du tourment. Celui que ressentent les sexuellement différents. Et puis de la lutte, toujours. La
vraie, celle qui fait suer les corps qui s’affrontent à pleines mains. En sous-texte, du Shakespeare, du
Dickens, et du Flaubert (précisément Madame Bovary). Dans A moi seul bien des personnages, son
treizième roman, John Irving sert au lecteur assoiffé depuis la parution en 2011 de Dernière Nuit à
Twisted River un cocktail si bien dosé qu’il se descend cul sec. Ici défilent sur près de 500 pages les
amours d’un « suspect sexuel », un bi, dans la seconde moitié du XXe siècle. Avec du tragicomique (qui
ose taquiner le loufoque), du touchant, mais aussi du poing levé contre le puritanisme, l’intolérable silence
du gouvernement Reagan durant les années sida , l’intolérance face aux sexualités différentes : homo, bi
ou transgenre. Mais place au romanesque, la vraie science de John Irving depuis le Monde selon Garp.
Carrure virile. Le rideau s’ouvre sur la ville de First Sister, Vermont, Etats-Unis. Et sur le narrateur
héros, William Marshall Abbott, dit Billy, adolescent à ce point chaviré par ses premiers béguins jugés
contre-nature qu’il en dit « pénif » au lieu de « pénis ». Premier objet de son désir, Miss Frost, excitante
bibliothécaire : « Elle était carrée d’épaules, po urtant c’était surtout ses seins, petits mais jolis, qui
attiraient mon attention. […] Contraste apparent avec sa carrure virile et sa force physique manifeste. »
C’est elle, dont Billy finira par découvrir qu’elle fut un temps Albert Frost (dit « Big Al »), ancien capitaine
d’une équipe de lutte, qui éveillera l’ado à son identité sexuelle. Elle aussi qui le guidera dans ses lectures
: « L’heure viendra de lire Madame Bovary quand tu auras vu s’anéantir tes espoirs et tes désirs
romantiques. » Elle enfin qui déclenchera chez Billy une vocation : « Nos désirs nous façonnent : il ne m’a
pas fallu plus d’une minute de tension libidinale secrète pour désirer à la fois devenir écrivain et coucher
avec Miss Frost - pas forcément dans cet ordre, d’ailleurs. »
Mais Billy ne se contente pas d’en pincer pour Miss Frost, son beau-père aussi le trouble, tandis qu’il
traîne comme un boulet sa ravageuse attirance pour le jeune Kittredge, « lutteur au corps superbe entre
tous : torse glabre, pectoraux définis à l’excès […]. Il avait un pénis tout ce qu’il y a de plus mignon, qui se
recourbait vers sa cuisse droite, inexplicablement. » C’est cul. C’est cru. Mais sensible avant tout, tant
l’adolescence prend ici un tour nettement plus torturant qu’un premier baiser ou une crise d’acné.
Pensionnat. Comment aimer toucher des petits seins, mais aussi les sexes d’homme ? Comment parvenir
à assumer ce que l’on est, en s’affranchissant de la condamnation d’une mère qui a fait de l’homosexualité
du (vrai) père de Billy un étouffant secret ? Comment échapper à des médecins convaincus que les écarts
à l’hétérosexualité doivent se guérir comme on redresse des torts ? « A l’automne 60, dans un pensionnat
de garçons, quelqu’un comme moi se sentait absolument seul, en proie à la haine de soi », résume Billy
qui s’échappe dans une lecture passionnée des Grandes Espérances de Charles Dickens, les répétitions et
représentations de la troupe de théâtre amateur de First Sister, qui enchaîne les pièces de Shakespeare,
dirigée par son beau-père, tandis que son grand-père n’aime rien tant que d’y interpréter des rôles de
femmes…
D’affres en frasques avec des femmes, des hommes, des trans, à First Sister, Vienne ou New York, Billy le
bisexuel s’installe tant bien que mal dans son altérité et sa vie d’écrivain, avant d’affronter le début de
l’épidémie de sida et la longue suite de morbides coming out qui s’ensuivirent : « Les femmes
découvraient que leurs maris fréquentaient des hommes au moment même où ils étaient mourants. Des
parents apprenaient que leurs jeunes fils étaient en train de mourir avant de savoir ou de se douter qu’ils
étaient gays. » Billy survit, mais crève de peur, perd des proches, hanté par les « plaques de candidose
plein la bouche »,« les langues crayeuses », les « visages d’agonie ».
L’écœurement et l’engagement de John Irving affleurent. Après avoir croqué des années 60 qui
associèrent au mot homosexuel « des relents cliniques dissuasifs », il traverse les ravages du sida avec
révolte contre l’injustice mais aussi le mutisme du pouvoir, avant de quitter le lecteur avec des LGBT
(lesbiennes, gays, bi et trans) en marche vers la conquête de droits et de respect.
Pour Billy aussi l’apaisement viendra. Retour à First Sister où le héros se pose en « quelqu’un de bien ». A