Quelle réalité politique pour la notion de « citoyenneté mondiale » à l’époque contemporaine ? Aspects théoriques et critiques du cosmopolitisme politique contemporain Louis Lourme On considère habituellement que le fait de se dire citoyen du monde est condamné à n’être qu’une métaphore. Dans cette acception métaphorique, la citoyenneté mondiale désigne une sorte de représentation de soi-même au sein du monde, ou au sein de l’humanité toute entière. Le cosmopolitisme devrait alors être entendu comme un concept relevant essentiellement de la philosophie morale. Bien sûr, même dans ce sens métaphorique, le cosmopolitisme a toujours une dimension politique. En effet, le fait de se dire « citoyen du monde », a des implications politiques pour celui qui revendique cette « citoyenneté » (par exemple, celui-ci peut organiser sa délibération politique personnelle en fonction de son cosmopolitisme). Mais la « citoyenneté » dont il est alors question dans l’idée de citoyenneté mondiale n’est pas réellement une citoyenneté au sens fort. Ainsi, ce que la tradition philosophique appelle « cosmopolitisme », c’est une représentation particulière de soi, du monde, et de soi dans le monde. Cette acception commune semble être la seule possible. On ne voit pas comment il pourrait en être autrement. Est-ce bien le cas cependant ? De fait, au regard de la composition du concept rien ne semble indiquer qu’il soit forcément interdit d’en envisager une compréhension littérale et de le penser sur le plan politique. Est-il donc nécessairement exclu que la notion de cosmopolitisme puisse renvoyer à autre chose qu’à un sens métaphorique ? Pour le dire autrement : la citoyenneté en jeu dans l’idée d’une citoyenneté mondiale ne peut-elle pas être comprise comme une citoyenneté réelle ? La question fondamentale qui commande à l’ensemble de ce travail de recherche concerne précisément le caractère métaphorique auquel le cosmopolitisme semble condamné, et les conditions de possibilité de son dépassement. C’est ce que signifie la question qui donne son titre à ce travail de doctorat : quelle est la réalité politique de la notion de « citoyenneté mondiale » à l’époque contemporaine ? Dans cette étude, je veux montrer que la modernité politique change profondément la caractérisation classique de la citoyenneté mondiale et qu’elle permet désormais de la penser comme citoyenneté politique à part entière. En effet, ma thèse principale est que la période contemporaine permet une politisation inédite de la notion de cosmopolitisme, qui la fait sortir du cadre métaphorique : elle acquiert une effectivité politique qu’elle n’avait jamais eue auparavant. Cette thèse s’inscrit ainsi dans la lignée des travaux actuels relevant de ce qu’on appelle le « cosmopolitisme politique » (qui sont principalement le fait de chercheurs publiant en langue anglaise depuis les années 1990). Ma méthode de travail a consisté à prendre appui sur les principaux textes actuels pour dégager une structure générale du projet cosmopolitique tel qu’il se donne à voir chez les penseurs de la « démocratie cosmopolitique ». À partir de ces lectures, je me suis appliqué à rendre compte des différentes dimensions possibles d’une conception de la citoyenneté mondiale effective sur le plan politique. Comme je l’explique ci-dessous dans la présentation de la structure de mon travail, il a par ailleurs fallu fournir des arguments à même de fonder, autant que possible, cette entreprise de redéfinition politique du cosmopolitisme. En effet, qu’est-ce qui justifie qu’une telle conception de la citoyenneté mondiale soit aujourd’hui possible si elle était inenvisageable hier ? L’ensemble de cette étude peut donc être lu, dans son ambition au moins, comme une théorisation générale du cosmopolitisme politique contemporain. ORGANISATION GENERALE DU TRAVAIL La défense de notre thèse principale suppose la défense de thèses secondaires concernant la nature du cosmopolitisme et concernant les fondements possibles du cosmopolitisme politique. Ce sera l’objet de nos deux premières parties. PARTIE I. – Dans la première partie, il est nécessaire de proposer une définition de la notion afin d’en clarifier le sens autant que possible. La variété de ses usages dans l’histoire et à l’époque contemporaine oblige d’une part à dresser un panorama historique des différents sens de la notion (chapitre I), et d’autre part à en analyser la définition contemporaine selon ses usages et selon les principes fondamentaux sur lesquels elle repose (chapitre II). Dans cette première partie, mon ambition est de parvenir à une analyse claire du champ de la recherche contemporaine en matière d’études cosmopolitiques, ainsi qu’à une mise en perspective des principales questions que nous croiserons dans la suite du travail. PARTIE II. – Une fois ce travail de définition historique et normative accompli, il m’a semblé nécessaire d’articuler la possibilité du cosmopolitisme politique avec la réalité du processus de cosmopolitisation qui caractérise notre modernité. Cette articulation n’était pour l’instant pas réalisée de manière systématique dans la perspective du cosmopolitisme politique : c’est l’objet de la deuxième partie d’essayer de la mener à bien. Le processus de cosmopolitisation doit être entendu comme le processus par lequel le cosmopolitisme devient commun et pénètre de plus en plus la réalité de la vie contemporaine. Il ne s’agit cependant pas de comprendre cette cosmopolitisation uniquement en un sens sociologique, c'est-à-dire comme caractérisant la vie quotidienne des individus. La cosmopolitisation présente deux versants que l’on peut distinguer de la manière suivante : un versant subjectif (qui renvoie à l’émergence et au développement de la conscience cosmopolitique) qui sera l’objet de notre chapitre III ; et un versant objectif, au sens où il y a des éléments de cosmopolitisation qui ne dépendent pas des représentations personnelles des individus (ou du degré de développement de leur « conscience cosmopolitique »), mais qui contribuent à faire en sorte que nous soyons dans une situation de cosmopolitisme de fait. Cette cosmopolitisation objective se traduit d’abord par la remise en cause politique, économique et juridique du paradigme classique des relations internationales (chapitre IV), puis par la situation contemporaine de risques globaux (chapitre V). Ces deux aspects de la cosmopolitisation objective correspondent, dans l’économie générale de notre travail, au fondement du cosmopolitisme politique dans la mesure où ils peuvent être vus comme la manifestation d’une sorte d’« impératif cosmopolitique » (selon les mots d’Ulrich Beck) – la cosmopolitisation subjective pouvant, elle, être vue comme le développement de sa « base de légitimation » (pour reprendre la formule de Jürgen Habermas que nous commenterons). PARTIE III. – Une fois fourni cet effort pour fonder le cosmopolitisme politique, il faut en entreprendre une analyse systématique, c’est l’objet de notre troisième partie dans laquelle j’entends distinguer, au sein du champ du cosmopolitisme politique, le cosmopolitisme politique non-institutionnel et le cosmopolitisme politique institutionnel. Le premier renvoie au développement de la société civile mondiale dont il conviendra de mesurer la nature cosmopolitique ainsi que les faiblesses au regard même des exigences cosmopolitiques (chapitre VI). Le second désigne quant à lui ce que la plupart des commentateurs évoquent en parlant simplement de « cosmopolitisme politique » (expression devenant alors synonyme de « cosmopolitisme institutionnel »), à savoir le projet de démocratie cosmopolitique (chapitre VII). Si l’étude critique de ce projet occupe une bonne place dans l’ensemble de ce travail, c’est qu’il en constitue le cœur véritable. Nous devons non seulement en montrer l’architecture proprement institutionnelle, mais aussi en analyser les présupposés conceptuels, les enjeux, et les conséquences pratiques. Ce chapitre VII doit enfin être l’occasion d’examiner ce qu’un tel projet institutionnel modifie dans le concept de cosmopolitisme lui-même (ce en quoi nous aurons à nous situer sur un autre plan que celui de la théorie politique qui occupe habituellement ces auteurs, c'est-à-dire dans une perspective propre à la philosophie politique : l’analyse des concepts). Pour le saisir, nous aurons notamment à proposer de nouveaux usages de certaines notions classiques (comme par exemple l’idée de « souveraineté cosmopolitique », ou celle de « volonté cosmopolitique »). Cette thèse principale défendue dans la troisième partie – thèse selon laquelle l’effectivité politique de la notion de citoyenneté mondiale est modifiée de manière inédite à l’époque contemporaine au sein du cosmopolitisme politique (institutionnel et noninstitutionnel) – exige alors une étude approfondie de la notion de « citoyenneté » ellemême. Devons-nous penser la réalité politique de la citoyenneté mondiale de la même manière que les autres formes de citoyenneté ? C’est la question du chapitre VIII. PARTIE IV. – Enfin, la dernière partie (chapitre IX) est celle qui prend le temps de revenir sur certaines critiques transversales, croisées à plusieurs endroits de l’étude mais qui exigeaient une réponse aboutie à notre question de départ pour pouvoir être traitées. Bien entendu, dans le corps de notre travail de thèse, nous ne négligeons pas les différentes objections. Lorsqu’il était possible ou nécessaire d’approfondir telle ou telle considération critique, nous menons cette critique au sein du chapitre concerné. Mais il apparaît aussi que certains problèmes méritent un traitement différent et c’est ce qui motive ce dernier chapitre.