La philosophie, science première, des premières causes, libre, divine
Nous concevons d’abord le philosophe comme possédant la totalité du savoir, dans la mesure du possible,
mais sans avoir la science de chaque objet en particulier. Ensuite, celui qui arrive à connaître les choses ardues
et présentant de grandes difficultés pour la connaissance humaine, celui-là aussi est un philosophe (…) En
outre, celui qui connaît les causes avec plus d’exactitude et qui est plus capable de les enseigner est, dans toute
espèce de science, le plus philosophe ; et, parmi les sciences, celle que l’on choisit pour elle-même, et à seule fin
de savoir, est plus philosophique qu’une science subordonnée : il ne faut pas, en effet, que le philosophe reçoive
des lois, il faut qu’il en donne ; il ne faut pas qu’il obéisse à autrui, c’est à celui qui est moins philosophe de lui
obéir.
(…) Il en résulte que la connaissance de toutes choses appartient nécessairement à celui qui possède la
science de l’universel, car il connaît, d’une certaine manière, tous les cas particuliers qui tombent sous
l’universel. Mais aussi il est extrêmement difficile pour les hommes d’arriver à ces connaissances les plus
universelles, car elles sont le plus en dehors de la portée des sens. - Les sciences les plus exactes sont celles qui
sont le plus sciences des principes, et celles qui partent de principes plus simples sont plus exactes que celles qui
partent de principes plus complexe, comme l’arithmétique est plus simple que la géométrie (…) – Connaître et
savoir pour connaître et savoir : tel est le caractère principal de la science du suprême connaissable, car celui
qui veut connaître pour connaître choisira de préférence la science parfaite, c’est-à-dire la science du
connaissable par excellence. Or le connaissable par excellence, ce sont les principes et les causes : c’est par eux
et à partir d’eux que les autres choses sont connues, et ce ne sont pas les principes et les causes qui sont connus
par les autres choses qui leur sont subordonnées. – La science la plus élevée, et qui est supérieure à toute science
subordonnée, est celle qui connaît en vue de quelle fin il faut faire chaque chose. Et cette fin est le bien de
chaque être, et, d’une manière générale, c’est le souverain Bien dans l’ensemble de la nature.
De toutes ces considérations il résulte que c’est à la même science que s’applique le nom de philosophie : ce
doit être, en effet, la science théorétique des premiers principes et des premières causes, car le bien, c’est-à-dire
la fin, est l’une de ces causes. – Qu’elle ne soit pas une science poétique, c’est ce que montre l’histoire des plus
anciens philosophes. Ce fut, en effet, l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux
spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis,
s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de
la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est
reconnaître sa propre ignorance (et c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière, se montrer
philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les
premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître
et non pour une fin utilitaire (…) Mais de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin
et n’est pas la fin d’autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle
est sa propre fin.
Aussi est-ce à bon droit qu’on pourrait estimer plus qu’humaine la possession de la philosophie. De tant de
manières en effet la nature de l’homme est esclave que, suivant Simonide, « Dieu seul peut jouir de ce
privilège », mais il est indigne de l’homme de ne pas se contenter de rechercher la science qui lui est
proportionnée. Si, comme le prétendent les poètes, la divinité est naturellement jalouse, cette jalousie devrait
surtout vraisemblablement s’exercer à l’endroit de la philosophie, et tous les hommes qui y excellent devraient
être malheureux. Mais il n’est pas admissible que la divinité soit jalouse (selon le proverbe, « les poètes sont de
grands menteurs »), et on ne peut pas penser non plus qu’une autre science serait plus précieuse, et celle-ci est
seule la plus divine, à un double titre : une science divine est celle qu’il serait le plus digne pour Dieu de
posséder, et qui traiterait des choses divines. Or la philosophie, seule, se trouve présenter ce double caractère :
Dieu paraît bien être une cause de toutes choses et un principe, et une telle science, Dieu seul, ou du moins Dieu
principalement, peut la posséder. Toutes les autres sciences sont donc plus nécessaires qu’elle, mais aucune ne
l’emporte en excellence (Métaphysique A, 1)
La science de l’être en tant qu’être
Il y a une science qui étudie l’être en tant qu’être et les attributs qui lui appartiennent essentiellement. Elle
ne se confond avec aucune des science dites particulières, car aucune de ces autres science ne considère en
général l’être en tant qu’être, mais découpant une certaine partie de l’être, c’est seulement de cette partie qu’elles
étudient l’attribut essentiel ; tel est le cas des sciences mathématiques. Mais puisque nous recherchons les
principes premiers et les causes les plus élevées, il est évident qu’il existe nécessairement quelque réalité à
laquelle ces principes et ces causes appartiennent en vertu de sa nature propre. Si donc les philosophes qui
recherchaient les éléments des êtres recherchaient ces mêmes principes, il en résulte nécessairement que les
éléments de l’être sont éléments de l’être non pas en tant qu’accident, mais en tant qu’être. C’est pourquoi nous
devons aussi appréhender les causes premières de l’être en tant qu’être. (Aristote Métaphysique , 1)