F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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Le lu et le lire
ou l’espace de la lecture
S’intéresser au lecteur, c’est aller au-devant de manières de lire, guetter les transformations
qu’un texte exerce sur lui, chercher à savoir comment il donne du sens à un texte, comment il s’oriente
et à partir de quels indices, ce qu’il fait de la tradition des lectures antérieures. Mais c’est là autant de
cibles que l’on risque de ne pas atteindre, car lire est un braconnage selon l’expression de Michel de
Certeau, le lire échappe à l’observation parce que c’est un acte individuel, mental, qui garde son
secret. Le lecteur peut fort bien ne pas se plier aux exigences d’un texte et lire dans un ordre autre que
celui du texte, il peut tisser sa rêverie lectrice dans le fil du texte ou laisser libre cours à une
interprétation personnelle. C’est pourquoi il peut sembler plus prudent de s’en tenir à des catégories
inscrites dans la textualité, en laissant de côté le sujet lecteur et l’impossible commentaire sur sa
lecture. Si nous tenons cependant à faire entrer l’espace de la lecture dans notre champ de réflexion,
c’est que nous partons de l’hypothèse que la catégorisation ne relève pas seulement de la mise en
texte, mais qu’elle ressortit également au lecteur. La lecture est le résultat des structures intriquées qui
appartiennent au texte et au lecteur.
C’est de ce lien complexe, de ce tissu relationnel entre un texte et un lecteur que nous allons traiter ici.
D’un côté il y a l’acte de lecture, acte qui jongle avec la mémoire, l’encyclopédie du sujet, qui varie
selon la situation et l’humeur du lecteur, de l’autre il y a un texte qui, lu ou non, est d’une certaine
manière immuable. Et s’il y a possibilité de communication, de convergence ou de divergence
d’interprétations entre des communautés de lecteurs, c’est que quelque chose de commun est reçu, par-
delà les époques et les conditions de réception des textes 1. Nous nous demanderons ce qu’il en est des
catégories affectées à la transmission des textes. Ce qui va nous conduire à une autre question :
comment expliquer que certains textes « résistent » et soient toujours présents pour le lecteur moderne,
qu’ils triomphent du temps, qu’ils soient plus forts que l’ignorance ? Dans la lignée des conceptions de
H.R. Jauss, nous supposons que certains textes autorisent le « jeu » et permettent au lecteur de faire un
travail interprétatif renouvelé. Ou peut-être que certains textes se jouent de leurs propres
catégorisations et permettent au lecteur de transcender ces catégories…
Le choix des textes
Pour tenter de répondre à notre question - comment lire des textes éloignés de notre univers de
références -, nous avons choisi non pas de comparer, mais de mettre en regard, deux textes
apparemment sans grand rapport : il s’agit du Manuel d’Epictète et d’un guide moderne de guérison
par les médecines douces, L’antidéprime, paru en 1982. Le premier appartient au corpus
philosophique du stoïcisme et nous est connu depuis deux millénaires ; c’est un texte dont on pourrait
dire à la suite de M. Foucault qu’il est « instaurateur de discursivité » 2 ; le second est un texte qui
relève peu ou prou du domaine de la vulgarisation, encore qu’il ne soit pas clair de savoir ce qu’il
vulgarise 3. Le Manuel d’Epictète constitue un texte canonique de la doctrine stoïcienne 4. Il est écrit
1 « Le texte initiateur n’est pas simple document mais monument : il est ce qui demeure, ce qui est toujours au-delà de la
contingence des interprètes qui s’attachent à lui. Il n’est pas tant opaque qu’énigmatique, tissé dans son énigme » écrit D.
Maingueneau, « L’interprétation des textes littéraires et des textes juridiques » dans P. Amselek, (ed.) Interprétation et droit,
Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1995, p.62.
2 Dans une conférence sur la notion d’auteur « Qu’est-ce qu’un auteur ? » publié par la Société Française de Philosophie en
1969, M. Foucault appelle ainsi les auteurs qui inaugurent des systèmes (Freud, Marx…).
3 Le guide de L’antidéprime s’appuie en partie sur des techniques venant du yoga et bien qu’elles ne soient jamais citées, les
sources sont probablement la sagesse indienne3. Voir ce que dit P. Hadot de l’influence de la sagesse orientale sur les Grecs.
4 Le stoïcisme enjoint de distinguer ce qui est à la portée de l’homme (le jugement, l’impulsion, le désir) de ce qui ne l’est
pas, d’apprendre à utiliser « l’équipement » de l’homme, à savoir la raison, ce qui exige de passer par des étapes, des
« exercices ». Le stoïcisme, rappelle P. Hadot, ne peut être séparé d’un mode de vie (voir entre autres les ouvrages de P.
Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Gallimard 1995 et P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin
Michel, 2002.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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en 120 après J-C. non par le philosophe lui-même, mais par Arrien, son élève. Ce dernier, s’inspirant
de l’enseignement oral de son maître, rédige les Entretiens - diatribe du maître avec ses disciples. Le
Manuel est une sorte de mémento composé à partir de ces Entretiens. Le texte est paru en 1997 dans la
collection GF Flammarion dans une traduction inédite d’Emmanuel Catin. Il a pour titre Manuel
d’Epictète alors que dans l’édition de la Pléiade le titre est Manue l5. Face à ce texte qui nous vient de
la Grèce ancienne, j’ai pris comme « contre image » un guide intitulé L’antidéprime paru chez Albin
Michel en 1982 dont le but est de faire retrouver bien–être et forme physique et qui, pour cela,
s’appuie sur des techniques respiratoires et de relaxation, sur la prescription d’habitudes alimentaires
et sur des exercices apparentés au Yoga. On peut à juste titre supposer que ce n’est pas un texte qui va
« rester » et qui sera transmis aux générations futures (mais pour ne pas avoir de postérité, il n’en
constitue pas moins un relais car il est l’héritier de traditions extrême-orientales qui sont là sous forme
de traces). Ce qui a motivé le rapprochement est leur commune visée pragmatique. Dans les deux cas,
le texte veut fortement agir sur le lecteur, il a pour ambition de vouloir le « transformer », de vouloir
son bien, ou du moins son bien-être et de lui indiquer les moyens pour parvenir à cette transformation.
Le Manuel désigne son lecteur comme un « progressant », comme un lecteur qui, s’il suit les
recommandations du Manuel se rapprochera de la sagesse du stoïcisme. Dans le second cas, le texte
est écrit à l’intention d’un lecteur supposé fatigué ou dépressif. Les deux textes semblent avoir pour
préoccupation première d’améliorer la vie du lecteur par une autodiscipline prescrite, ils proposent
chacun un dispositif d’exercices (voir ci-après la notion d’exercice spirituel).
En amont de l’analyse trois remarques inspirées par la lecture de Michel Charles
Texte et autorité
Si on aborde la question du texte sous l’angle de l’effet recherché, il semble que l’on puisse dire que
tout texte cherche à avoir une action sur un lecteur potentiel. Mais ce trait ne garantit aucunement la
survie d’un texte. Il y a donc une hiérarchie entre les textes. Selon les sociétés et les époques, ce n’est
pas aux mêmes textes que l’on assigne l’autorité. Ainsi d’après M. Charles 6, l’époque classique
accorde davantage d’autorité aux textes de lois et aux textes sacrés ; le texte littéraire, qui fait autorité
à l’époque moderne, donne lieu à des opérations herméneutiques plus anarchiques car plus
individualisées que pour les textes sacrés. « Un texte est un être de langage qui fait autorité » écrit M.
Charles (p. 40) pour qui une société se reconnaît à ses textes et comporte des scribes ou des gardiens
qui les défendent ou les interprètent. Ainsi d’après l’auteur, trois attributs sont alloués à ce qui fait le
texte : le savoir, la mémoire, le fait d’être un modèle d’écriture. Et c’est en cela qu’un texte exerce
son autorité.
Catégories inscrites dans le texte on constituées par le lecteur ?
La relation entre les énoncés d’un texte peut être neutre ou hiérarchisée. Elle est neutre lorsque nous
sommes face à une collection dont le modèle est la liste. Les maximes, les essais, les poèmes sont des
éléments d’une collection. Des regroupements sont opérés mais ne conduisent pas à la logique de ce
qui fait système 7 Lorsqu’en revanche la relation entre les énoncés est hiérarchisée, qu’il y a un ordre,
nous sommes face à un système. Le roman en est un exemple. Nous pouvons le résumer, nous savons
quel est le lien entre les séquences. Le système implique que l’on peut descendre dans la hiérarchie des
structures et atteindre une partie du tout.
Plus un ensemble est hiérarchisé moins il laisse de liberté à l’interprète-lecteur qui, d’une certaine
manière, reçoit des instructions de lecture pour pouvoir relier les parties au tout. Le travail
d’interprétation est accru lorsque le lecteur a affaire avec le discontinu, le fragmentaire. Une suite de
maximes peuvent être facilement lues dans un autre ordre que celui présenté par l’édition.
Pour M. Charles les « catégories » font partie de deux ensembles : la catégorie instituée par un texte
lui-même (les scènes d’une pièce de théâtre, les chapitres, les versets…), elle provient de l’auteur ou
5 Les Stoïciens, textes traduits par E. Bréhier, édités par P.-M. Schuhl, Gallimard, 1962
6 Nous nous inspirons comme pour les points suivants de l’ouvrage de M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Seuil,
1995.
7 Le Manuel est une collection de séquences indépendantes dont l’organisation et le découpage ont été opérés par Shaftesbury
vers 1705 (voir l’introduction de L. Jaffro au Manuel d’Epictète).
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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du dispositif éditorial. Il existe en effet des divisions qui s’offrent d’emblée au regard du lecteur et, à
la différence du second ensemble, point n’est besoin de peiner à les découvrir. Le second type de
catégories sont des séquences que la science du lecteur permet de retrouver … ou de trouver. Le
travail de l’analyse instaure une « clôture » car il coupe le texte de son contexte pour permettre un
travail de mise en ordre, de recherche d’unité -, éliminant peut-être à tort ce qui fait l’accident. La part
artificielle qui consiste à trouver au sein du dispersé une unité parfois forcée est une opération dont
l’analyste doit prendre conscience 8
La perte du contexte
Si on suit M. Charles, on dira que le lecteur est toujours « en manque » de contexte (au livre manque
l’œuvre, au journal la série, à la lettre la correspondance). Parviennent au lecteur non pas la
« collection » mais des unités qu’il doit reconstituer, notamment dans les situations d’exposition au
livre que sont les situations scolaires. On peut supposer que le texte, même décontextualisé, a ses
« stratagèmes » pour que le lecteur puisse combler ce qui n’est pas dit explicitement. Nous posons
donc la question suivante : existe-t-il des catégories plus spécifiquement affectées à la transmission
des textes, à leur lecture ? L’éloignement du lecteur - historique, physique, temporel – avec le texte à
lire doit–il être considéré comme un facteur dont il faudrait tenir compte ? Comment lit-on un texte
deux mille ans après son écriture, dans une autre langue, et dans un tout autre contexte ? Les pratiques
de lecture en usage dans le contexte d’origine sont-elles à prendre en compte ?
N’oublions pas que c’est à travers un support que le lecteur rencontre le texte. Aucun texte n’arrive au
lecteur hors d’une matérialité graphique, sans un support matériel. Le texte (dans un appareil éditorial
donné, à une époque donnée) se charge de donner des instructions de lecture à l’intention d’un lecteur-
modèle, selon U. Eco9, afin de permettre ou de favoriser un style de lecture. Au fil des époques, les
textes font l’objet d’impressions successives (voir les études liées à la réception des textes qui
prennent en compte la manière dont un texte est accueilli par son lectorat). Les connaissances, les
références communes, les lieux communs - dans le sens médiéval - 10 sont perdus ou se modifient
alors que le texte reste sensiblement le même. Pour qu’il puisse y avoir accès à ce texte alors même
que la mémoire, l’expérience, ce qui permet de saisir l’ironie, l’allusion sont en partie oubliées,
l’instance éditoriale peut juger opportun d’ajouter un appareil paratextuel destiné à combler – en partie
– la distance entre un texte écrit il y a fort longtemps et le lecteur.
Des postures de lecture plutôt que des catégories ?
A la fin du Manuel d’Epictète (qui ne comporte qu’une trentaine de pages) à la section XLIX, l’auteur
critique la pratique que ses contemporains font du commentaire de Chrysippe lorsqu’ils se contentent
de l’expliquer sans appliquer les écrits de ce dernier11.
Mais si j’admire cette explication elle-même, que suis-je devenu d’autre qu’un grammairien,
au lieu d’un philosophe ? A ceci près du moins qu’au lieu d’Homère j’explique Chrysippe (p.
89)
La remarque est intéressante pour l’objet de notre colloque, car elle souligne d’une part qu’il y a des
lectures différentes d’un même texte, et d’autre part que c’est le travail du grammairien de démonter et
de décrire les textes, mais pas celui du philosophe.
8 Cette précaution est à comprendre dans l’esprit de la méthode proposée par M. Charles qui est la recherche de l’accident,
de l’anomalie et qui justement est le fil à suivre.
9 U. Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. fr. Grasset, 1985.
10 G. Steiner (dans Extraterritorialité, Calmann-Lévy, 2002), rappelle les conditions de la lecture cultivée : posséder une
communauté de références, des sources gréco-latines, un bréviaire d’allusions (qui s’alimentent aux Ecritures et aux
classiques), disposer d’un répertoire de motifs, d’allusions, de légendes, qu’en grande partie le lecteur moderne n’a plus (p.
208).
11 Chrysippe, successeur de Zénon, est un stoïcien de l’Ancienne Ecole dont les écrits sont commentés au cours des
Entretiens. Notons que le stoïcisme cherche à s’adresser au plus grand nombre. C’est ce côté populaire du stoïcisme qui fait
dire à P. Hadot qu’il s’agit d’une philosophie missionnaire.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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Il faut, nous indique le texte, savoir se comporter en philosophe. La lecture philosophique diffère de
celle du grammairien dans la mesure où elle débouche sur des actes ou une transformation effective de
soi. La critique d’une lecture philosophique qui se réduirait à n’être que l’analyse de la textualité ouvre
une série de questions sur le lien du lecteur avec son texte qui correspond en partie avec les points
soulevés dans nos remarques préliminaires. A l’interrogation : tout texte a-t-il une visée sur le lecteur
et veut-il le faire agir dans une certaine direction, on peut répondre que dans ce cas, le texte stoïcien
n’incite pas seulement à un lire mais à un devoir faire. Il ne s’agit pas de retrouver des catégories
inscrites, de faire de la grammaire, en retrouvant le « déjà lu » mais de construire des catégories
pragmatiques, d’apprendre à agir. Ici le texte est fait pour que le lecteur se transforme, il a une visée
d’action, il indique une « posture de lecture ».
Par posture, j’entends le dispositif mental, affectif, axiologique, et même physique, qu’un lecteur
déploie au moment de la lecture. Prenons le cas de la fiction : par rapport au statut du vrai, un texte
littéraire fictionnel dans lequel une histoire est inventée n’engendre pas la même posture qu’un texte
journalistique (supposé dire ce qui est) ou un texte scientifique (supposé prouver ce qu’il dit). Ce que
Epictète, par la voix d’Arrien, nous indique dans cette fin du Manuel est une posture de lecture
philosophique.
il reste à faire usage de ce qui est prescrit ; cela seul est honorable (p. 89)
La posture préconisée est ici celle d’un faire, d’un acte à accomplir. La lecture n’est en tout cas pas
une fin en elle-même (contrairement à la lecture littéraire). Ce qui n’est pas sans rappeler ce que
propose Jean–Toussaint Dessanti dans un entretien paru dans le Magazine littéraire (novembre 2001)
consacré à la phénoménologie lorsqu’il explique que pour lire Husserl, il faut « refaire les opérations,
comme dans un texte de mathématiques ». La posture requise n’est pas du même ordre que la posture
du lecteur stoïcien, mais quelque chose comme un acte intellectuel d’un certain type est demandé au
lecteur.
Quelle est la posture que nous avons aujourd’hui face aux philosophes stoïciens ? Comment lit-on les
stoïciens ? Pour mettre en pratique les préceptes, ou autrement ? Suivons-nous les instructions de
lecture qui nous sont expressément indiquées ou réinventons-nous une autre manière de lire ?
Comment comparer une lecture d’un texte dont nous sommes proches par le temps, par le contenu
référentiel, le style, le genre, la langue, avec la lecture de textes éloignés de notre horizon de lecture ?
12
C’est à ces questions que nous allons tâcher de répondre en nous demandant ce que fait le lecteur
moderne que nous sommes, se soumet–il au texte, à son autorité ou ignore-t-il délibérément ces
instructions, ces dires de lire, de comment lire, au profit d’une lecture autre, en rapport avec son
époque, avec les habitudes de lire de son temps ou son intérêt propre ?
L’exercice spirituel
C’est pour P. Hadot le fil conducteur de la philosophe antique. Tout au long de ses écrits sur le
stoïcisme, il met en avant le fait que le discours philosophique n’est pas la philosophie elle-même, qui
est mode de vie, art de vivre. Le philosophe de l’antiquité met en place un programme qui lui
permettra de vivre conformément aux principes édictés dans la doctrine philosophique et transmis par
la vie du philosophe. Ainsi les « exercices » sont un ensemble d’attitudes, de pratiques destinées à
mettre le « progressant » sur la bonne voie. On distingue des exercices intérieurs qui font une large
part à l’attention et à la maîtrise des représentations, ou encore à la méditation ; d’autres exercices sont
destinés à créer des habitudes, à s’entraîner, à ne pas être soumis aux désirs. La philosophie antique se
présente comme une thérapeutique. L’homme avant la conversion est rempli d‘inquiétude : son mal
provient de ce qu’il est l’esclave des passions, il désire des choses qui lui échappent. Comment sortir
de cette condition malheureuse ? La réponse stoïcienne est qu’il faut s’efforcer de distinguer les
choses qui dépendent de soi et les autres, et apprendre à maîtriser le désir. Cet apprentissage demande
12 Ce qui pose la question de la transmission des textes d’un patrimoine : de quelle manière les « imposer « ou en permettre
l’accès à des publics, parfois très éloignés de l’époque et des mentalités ? On connaît les débats que suscite le choix du
corpus de textes à lire à l’Ecole.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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discipline, ascèse, attention, travail de mémoire. C’est donc progressivement et par des exercices qui
sont aussi parfois corporels que le stoïcien parvient à la liberté et à la sérénité. Mais le plus souvent il
s’agit d’une éducation spirituelle, d’exercices de pensée.
P. Hadot souligne que pour les modernes la conception de la philosophie tend à devenir celle d’un
discours théorique, d’une théorie abstraite ou d’une exégèse des textes alors que la conception
hellénistique est tournée vers la transformation de soi.
Curieusement cette conception de l’exercice spirituel ne nous a pas paru totalement étrangère au
contenu du guide de L’antidéprime qui, partant lui aussi du mal-être et de l’attitude irréfléchie des
hommes, entend donner un programme pour améliore leur condition. Il propose de rendre le bonheur à
ses lecteurs par des exercices divers, de respiration, de décontraction, des habitudes alimentaires
saines, des moments de concentration. Il adopte un ton de sagesse, ou le mime, et parfois comme dans
le passage ci-après traite de la représentation, et de l’action que l’homme a sur elle, comme le ferait
un texte inspiré par le stoïcisme.
Ne posez pas de conditions à votre bonheur. Il ne peut venir des autres. Vous ne devez pas
vous servir de ceux-ci ni les changer, mais vous pouvez vous changer vous–même. Vous
constatez alors que ceux qui vous entourent évoluent positivement (p. 52).
Lorsque vous comprendrez que vous n’êtes pas seulement un corps, mais un centre de forces,
vous découvrirez que l’efficacité de la conscience et la perception des réalités internes et
externes peuvent être amplifiées. De cette façon, vous développerez vos potentialités (p.53).
Des catégories orientées vers le lecteur
Intéressons-nous à présent à ce qui dans un texte est explicitement tourné vers le lecteur ou vers l’acte
de lecture. Il existe des lieux - ou peut-être ce que l’on peut appeler des catégories - consacrés à
l’activité du lecteur ou à l’acte de lire.
Des catégories paratextuelles
Attachons-nous d’abord à ce qui relève de la présentation matérielle : le texte a une forme, il est sur un
support, il paraît dans telle collection, il se divise en pages, en paragraphes, etc. Des éléments liés au
contexte sont généralement donnés dans le paratexte - éléments biographiques de l’auteur, année de
parution, autres livres publiés, etc. Une catégorie destinée à orienter la posture de lecture (croire,
imaginer, s’instruire, rêver, etc.) est constituée par ce que G. Genette13 a nommé « paratexte »
(couverture et image, collections, notes de bas de page, remerciements, organisation de l’ouvrage,
etc.). Ces éléments entourant un texte constituent, on le sait, un espace de transition nécessaire pour
que le lecteur soit à même de s’approprier le texte.
Les deux ouvrages jouent tous deux la carte d’une présentation quelque peu raccoleuse, faisant
largement appel à des couleurs vives. Ici pas de lectorat captif, il s’agit de rendre attrayants les deux
livres. La page de couverture du Manuel d’Epictète représente un poignard en position verticale, ce
qui n’est pas sans surprendre le lecteur - quel est le rapport que l’on demande au lecteur d’établir entre
la sagesse stoïcienne et l’arme ? Il faut consulter le dos de la couverture pour apprendre que
enkheiridion signifie ce que l’on a sous la main, une arme de poche que l’on a constamment à sa
disposition. Le second livre donne une place prépondérante au titre écrit en lettres très hautes et faisant
appel au rouge et au bleu avec pour sous-titre : « retrouver la forme par les médecines naturelles ».
Mentionnons également pour le Manuel d’Epictète que le texte lui–même ne fait que 30 pages, qu’il
est précédé d’une introduction de 50 pages, suivi d’une post-face de 38 pages et de 106 notes. Le
simple examen du contenu de ces notes indique ce qui d’après l’éditeur « manque » au lecteur pour
entrer dans le texte. Voici ce que dit l’une des notes les plus courtes, la note 106 (p.125) :
13 G. Genette, Seuils, Editions du Seuil,1987.
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