Le lu et le lire

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F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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Le lu et le lire
ou l’espace de la lecture
S’intéresser au lecteur, c’est aller au-devant de manières de lire, guetter les transformations
qu’un texte exerce sur lui, chercher à savoir comment il donne du sens à un texte, comment il s’oriente
et à partir de quels indices, ce qu’il fait de la tradition des lectures antérieures. Mais c’est là autant de
cibles que l’on risque de ne pas atteindre, car lire est un braconnage selon l’expression de Michel de
Certeau, le lire échappe à l’observation parce que c’est un acte individuel, mental, qui garde son
secret. Le lecteur peut fort bien ne pas se plier aux exigences d’un texte et lire dans un ordre autre que
celui du texte, il peut tisser sa rêverie lectrice dans le fil du texte ou laisser libre cours à une
interprétation personnelle. C’est pourquoi il peut sembler plus prudent de s’en tenir à des catégories
inscrites dans la textualité, en laissant de côté le sujet lecteur et l’impossible commentaire sur sa
lecture. Si nous tenons cependant à faire entrer l’espace de la lecture dans notre champ de réflexion,
c’est que nous partons de l’hypothèse que la catégorisation ne relève pas seulement de la mise en
texte, mais qu’elle ressortit également au lecteur. La lecture est le résultat des structures intriquées qui
appartiennent au texte et au lecteur.
C’est de ce lien complexe, de ce tissu relationnel entre un texte et un lecteur que nous allons traiter ici.
D’un côté il y a l’acte de lecture, acte qui jongle avec la mémoire, l’encyclopédie du sujet, qui varie
selon la situation et l’humeur du lecteur, de l’autre il y a un texte qui, lu ou non, est d’une certaine
manière immuable. Et s’il y a possibilité de communication, de convergence ou de divergence
d’interprétations entre des communautés de lecteurs, c’est que quelque chose de commun est reçu, pardelà les époques et les conditions de réception des textes 1 . Nous nous demanderons ce qu’il en est des
catégories affectées à la transmission des textes. Ce qui va nous conduire à une autre question :
comment expliquer que certains textes « résistent » et soient toujours présents pour le lecteur moderne,
qu’ils triomphent du temps, qu’ils soient plus forts que l’ignorance ? Dans la lignée des conceptions de
H.R. Jauss, nous supposons que certains textes autorisent le « jeu » et permettent au lecteur de faire un
travail interprétatif renouvelé. Ou peut-être que certains textes se jouent de leurs propres
catégorisations et permettent au lecteur de transcender ces catégories…
Le choix des textes
Pour tenter de répondre à notre question - comment lire des textes éloignés de notre univers de
références -, nous avons choisi non pas de comparer, mais de mettre en regard, deux textes
apparemment sans grand rapport : il s’agit du Manuel d’Epictète et d’un guide moderne de guérison
par les médecines douces, L’antidéprime, paru en 1982. Le premier appartient au corpus
philosophique du stoïcisme et nous est connu depuis deux millénaires ; c’est un texte dont on pourrait
dire à la suite de M. Foucault qu’il est « instaurateur de discursivité » 2 ; le second est un texte qui
relève peu ou prou du domaine de la vulgarisation, encore qu’il ne soit pas clair de savoir ce qu’il
vulgarise 3 . Le Manuel d’Epictète constitue un texte canonique de la doctrine stoïcienne 4 . Il est écrit
1
« Le texte initiateur n’est pas simple document mais monument : il est ce qui demeure, ce qui est toujours au-delà de la
contingence des interprètes qui s’attachent à lui. Il n’est pas tant opaque qu’énigmatique, tissé dans son énigme » écrit D.
Maingueneau, « L’interprétation des textes littéraires et des textes juridiques » dans P. Amselek, (ed.) Interprétation et droit,
Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1995, p.62.
2
Dans une conférence sur la notion d’auteur « Qu’est-ce qu’un auteur ? » publié par la Société Française de Philosophie en
1969, M. Foucault appelle ainsi les auteurs qui inaugurent des systèmes (Freud, Marx…).
3
Le guide de L’antidéprime s’appuie en partie sur des techniques venant du yoga et bien qu’elles ne soient jamais citées, les
sources sont probablement la sagesse indienne3. Voir ce que dit P. Hadot de l’influence de la sagesse orientale sur les Grecs.
4
Le stoïcisme enjoint de distinguer ce qui est à la portée de l’homme (le jugement, l’impulsion, le désir) de ce qui ne l’est
pas, d’apprendre à utiliser « l’équipement » de l’homme, à savoir la raison, ce qui exige de passer par des étapes, des
« exercices ». Le stoïcisme, rappelle P. Hadot, ne peut être séparé d’un mode de vie (voir entre autres les ouvrages de P.
Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Gallimard 1995 et P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique, Albin
Michel, 2002.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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en 120 après J-C. non par le philosophe lui-même, mais par Arrien, son élève. Ce dernier, s’inspirant
de l’enseignement oral de son maître, rédige les Entretiens - diatribe du maître avec ses disciples. Le
Manuel est une sorte de mémento composé à partir de ces Entretiens. Le texte est paru en 1997 dans la
collection GF Flammarion dans une traduction inédite d’Emmanuel Catin. Il a pour titre Manuel
d’Epictète alors que dans l’édition de la Pléiade le titre est Manue l 5 . Face à ce texte qui nous vient de
la Grèce ancienne, j’ai pris comme « contre image » un guide intitulé L’antidéprime paru chez Albin
Michel en 1982 dont le but est de faire retrouver bien–être et forme physique et qui, pour cela,
s’appuie sur des techniques respiratoires et de relaxation, sur la prescription d’habitudes alimentaires
et sur des exercices apparentés au Yoga. On peut à juste titre supposer que ce n’est pas un texte qui va
« rester » et qui sera transmis aux générations futures (mais pour ne pas avoir de postérité, il n’en
constitue pas moins un relais car il est l’héritier de traditions extrême-orientales qui sont là sous forme
de traces). Ce qui a motivé le rapprochement est leur commune visée pragmatique. Dans les deux cas,
le texte veut fortement agir sur le lecteur, il a pour ambition de vouloir le « transformer », de vouloir
son bien, ou du moins son bien-être et de lui indiquer les moyens pour parvenir à cette transformation.
Le Manuel désigne son lecteur comme un « progressant », comme un lecteur qui, s’il suit les
recommandations du Manuel se rapprochera de la sagesse du stoïcisme. Dans le second cas, le texte
est écrit à l’intention d’un lecteur supposé fatigué ou dépressif. Les deux textes semblent avoir pour
préoccupation première d’améliorer la vie du lecteur par une autodiscipline prescrite, ils proposent
chacun un dispositif d’exercices (voir ci-après la notion d’exercice spirituel).
En amont de l’analyse trois remarques inspirées par la lecture de Michel Charles
Texte et autorité
Si on aborde la question du texte sous l’angle de l’effet recherché, il semble que l’on puisse dire que
tout texte cherche à avoir une action sur un lecteur potentiel. Mais ce trait ne garantit aucunement la
survie d’un texte. Il y a donc une hiérarchie entre les textes. Selon les sociétés et les époques, ce n’est
pas aux mêmes textes que l’on assigne l’autorité. Ainsi d’après M. Charles 6 , l’époque classique
accorde davantage d’autorité aux textes de lois et aux textes sacrés ; le texte littéraire, qui fait autorité
à l’époque moderne, donne lieu à des opérations herméneutiques plus anarchiques car plus
individualisées que pour les textes sacrés. « Un texte est un être de langage qui fait autorité » écrit M.
Charles (p. 40) pour qui une société se reconnaît à ses textes et comporte des scribes ou des gardiens
qui les défendent ou les interprètent. Ainsi d’après l’auteur, trois attributs sont alloués à ce qui fait le
texte : le savoir, la mémoire, le fait d’être un modèle d’écriture. Et c’est en cela qu’un texte exerce
son autorité.
Catégories inscrites dans le texte on constituées par le lecteur ?
La relation entre les énoncés d’un texte peut être neutre ou hiérarchisée. Elle est neutre lorsque nous
sommes face à une collection dont le modèle est la liste. Les maximes, les essais, les poèmes sont des
éléments d’une collection. Des regroupements sont opérés mais ne conduisent pas à la logique de ce
qui fait système 7 Lorsqu’en revanche la relation entre les énoncés est hiérarchisée, qu’il y a un ordre,
nous sommes face à un système. Le roman en est un exemple. Nous pouvons le résumer, nous savons
quel est le lien entre les séquences. Le système implique que l’on peut descendre dans la hiérarchie des
structures et atteindre une partie du tout.
Plus un ensemble est hiérarchisé moins il laisse de liberté à l’interprète-lecteur qui, d’une certaine
manière, reçoit des instructions de lecture pour pouvoir relier les parties au tout. Le travail
d’interprétation est accru lorsque le lecteur a affaire avec le discontinu, le fragmentaire. Une suite de
maximes peuvent être facilement lues dans un autre ordre que celui présenté par l’édition.
Pour M. Charles les « catégories » font partie de deux ensembles : la catégorie instituée par un texte
lui-même (les scènes d’une pièce de théâtre, les chapitres, les versets…), elle provient de l’auteur ou
5
Les Stoïciens, textes traduits par E. Bréhier, édités par P.-M. Schuhl, Gallimard, 1962
Nous nous inspirons comme pour les points suivants de l’ouvrage de M. Charles, Introduction à l’étude des textes, Seuil,
1995.
7
Le Manuel est une collection de séquences indépendantes dont l’organisation et le découpage ont été opérés par Shaftesbury
vers 1705 (voir l’introduction de L. Jaffro au Manuel d’Epictète).
6
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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du dispositif éditorial. Il existe en effet des divisions qui s’offrent d’emblée au regard du lecteur et, à
la différence du second ensemble, point n’est besoin de peiner à les découvrir. Le second type de
catégories sont des séquences que la science du lecteur permet de retrouver … ou de trouver. Le
travail de l’analyse instaure une « clôture » car il coupe le texte de son contexte pour permettre un
travail de mise en ordre, de recherche d’unité -, éliminant peut-être à tort ce qui fait l’accident. La part
artificielle qui consiste à trouver au sein du dispersé une unité parfois forcée est une opération dont
l’analyste doit prendre conscience 8
La perte du contexte
Si on suit M. Charles, on dira que le lecteur est toujours « en manque » de contexte (au livre manque
l’œuvre, au journal la série, à la lettre la correspondance). Parviennent au lecteur non pas la
« collection » mais des unités qu’il doit reconstituer, notamment dans les situations d’exposition au
livre que sont les situations scolaires. On peut supposer que le texte, même décontextualisé, a ses
« stratagèmes » pour que le lecteur puisse combler ce qui n’est pas dit explicitement. Nous posons
donc la question suivante : existe-t-il des catégories plus spécifiquement affectées à la transmission
des textes, à leur lecture ? L’éloignement du lecteur - historique, physique, temporel – avec le texte à
lire doit–il être considéré comme un facteur dont il faudrait tenir compte ? Comment lit-on un texte
deux mille ans après son écriture, dans une autre langue, et dans un tout autre contexte ? Les pratiques
de lecture en usage dans le contexte d’origine sont-elles à prendre en compte ?
N’oublions pas que c’est à travers un support que le lecteur rencontre le texte. Aucun texte n’arrive au
lecteur hors d’une matérialité graphique, sans un support matériel. Le texte (dans un appareil éditorial
donné, à une époque donnée) se charge de donner des instructions de lecture à l’intention d’un lecteurmodèle, selon U. Eco 9 , afin de permettre ou de favoriser un style de lecture. Au fil des époques, les
textes font l’objet d’impressions successives (voir les études liées à la réception des textes qui
prennent en compte la manière dont un texte est accueilli par son lectorat). Les connaissances, les
références communes, les lieux communs - dans le sens médiéval - 10 sont perdus ou se modifient
alors que le texte reste sensiblement le même. Pour qu’il puisse y avoir accès à ce texte alors même
que la mémoire, l’expérience, ce qui permet de saisir l’ironie, l’allusion sont en partie oubliées,
l’instance éditoriale peut juger opportun d’ajouter un appareil paratextuel destiné à combler – en partie
– la distance entre un texte écrit il y a fort longtemps et le lecteur.
Des postures de lecture plutôt que des catégories ?
A la fin du Manuel d’Epictète (qui ne comporte qu’une trentaine de pages) à la section XLIX, l’auteur
critique la pratique que ses contemporains font du commentaire de Chrysippe lorsqu’ils se contentent
de l’expliquer sans appliquer les écrits de ce dernier 11 .
Mais si j’admire cette explication elle-même, que suis-je devenu d’autre qu’un grammairien,
au lieu d’un philosophe ? A ceci près du moins qu’au lieu d’Homère j’explique Chrysippe (p.
89)
La remarque est intéressante pour l’objet de notre colloque, car elle souligne d’une part qu’il y a des
lectures différentes d’un même texte, et d’autre part que c’est le travail du grammairien de démonter et
de décrire les textes, mais pas celui du philosophe.
8
Cette précaution est à comprendre dans l’esprit de la méthode proposée par M. Charles qui est la recherche de l’accident,
de l’anomalie et qui justement est le fil à suivre.
9
U. Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. fr. Grasset, 1985.
10
G. Steiner (dans Extraterritorialité, Calmann-Lévy, 2002), rappelle les conditions de la lecture cultivée : posséder une
communauté de références, des sources gréco-latines, un bréviaire d’allusions (qui s’alimentent aux Ecritures et aux
classiques), disposer d’un répertoire de motifs, d’allusions, de légendes, qu’en grande partie le lecteur moderne n’a plus (p.
208).
11
Chrysippe, successeur de Zénon, est un stoïcien de l’Ancienne Ecole dont les écrits sont commentés au cours des
Entretiens. Notons que le stoïcisme cherche à s’adresser au plus grand nombre. C’est ce côté populaire du stoïcisme qui fait
dire à P. Hadot qu’il s’agit d’une philosophie missionnaire.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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Il faut, nous indique le texte, savoir se comporter en philosophe. La lecture philosophique diffère de
celle du grammairien dans la mesure où elle débouche sur des actes ou une transformation effective de
soi. La critique d’une lecture philosophique qui se réduirait à n’être que l’analyse de la textualité ouvre
une série de questions sur le lien du lecteur avec son texte qui correspond en partie avec les points
soulevés dans nos remarques préliminaires. A l’interrogation : tout texte a-t-il une visée sur le lecteur
et veut-il le faire agir dans une certaine direction, on peut répondre que dans ce cas, le texte stoïcien
n’incite pas seulement à un lire mais à un devoir faire. Il ne s’agit pas de retrouver des catégories
inscrites, de faire de la grammaire, en retrouvant le « déjà lu » mais de construire des catégories
pragmatiques, d’apprendre à agir. Ici le texte est fait pour que le lecteur se transforme, il a une visée
d’action, il indique une « posture de lecture ».
Par posture, j’entends le dispositif mental, affectif, axiologique, et même physique, qu’un lecteur
déploie au moment de la lecture. Prenons le cas de la fiction : par rapport au statut du vrai, un texte
littéraire fictionnel dans lequel une histoire est inventée n’engendre pas la même posture qu’un texte
journalistique (supposé dire ce qui est) ou un texte scientifique (supposé prouver ce qu’il dit). Ce que
Epictète, par la voix d’Arrien, nous indique dans cette fin du Manuel est une posture de lecture
philosophique.
il reste à faire usage de ce qui est prescrit ; cela seul est honorable (p. 89)
La posture préconisée est ici celle d’un faire, d’un acte à accomplir. La lecture n’est en tout cas pas
une fin en elle-même (contrairement à la lecture littéraire). Ce qui n’est pas sans rappeler ce que
propose Jean–Toussaint Dessanti dans un entretien paru dans le Magazine littéraire (novembre 2001)
consacré à la phénoménologie lorsqu’il explique que pour lire Husserl, il faut « refaire les opérations,
comme dans un texte de mathématiques ». La posture requise n’est pas du même ordre que la posture
du lecteur stoïcien, mais quelque chose comme un acte intellectuel d’un certain type est demandé au
lecteur.
Quelle est la posture que nous avons aujourd’hui face aux philosophes stoïciens ? Comment lit-on les
stoïciens ? Pour mettre en pratique les préceptes, ou autrement ? Suivons-nous les instructions de
lecture qui nous sont expressément indiquées ou réinventons-nous une autre manière de lire ?
Comment comparer une lecture d’un texte dont nous sommes proches par le temps, par le contenu
référentiel, le style, le genre, la langue, avec la lecture de textes éloignés de notre horizon de lecture ?
12
C’est à ces questions que nous allons tâcher de répondre en nous demandant ce que fait le lecteur
moderne que nous sommes, se soumet–il au texte, à son autorité ou ignore-t-il délibérément ces
instructions, ces dires de lire, de comment lire, au profit d’une lecture autre, en rapport avec son
époque, avec les habitudes de lire de son temps ou son intérêt propre ?
L’exercice spirituel
C’est pour P. Hadot le fil conducteur de la philosophe antique. Tout au long de ses écrits sur le
stoïcisme, il met en avant le fait que le discours philosophique n’est pas la philosophie elle-même, qui
est mode de vie, art de vivre. Le philosophe de l’antiquité met en place un programme qui lui
permettra de vivre conformément aux principes édictés dans la doctrine philosophique et transmis par
la vie du philosophe. Ainsi les « exercices » sont un ensemble d’attitudes, de pratiques destinées à
mettre le « progressant » sur la bonne voie. On distingue des exercices intérieurs qui font une large
part à l’attention et à la maîtrise des représentations, ou encore à la méditation ; d’autres exercices sont
destinés à créer des habitudes, à s’entraîner, à ne pas être soumis aux désirs. La philosophie antique se
présente comme une thérapeutique. L’homme avant la conversion est rempli d‘inquiétude : son mal
provient de ce qu’il est l’esclave des passions, il désire des choses qui lui échappent. Comment sortir
de cette condition malheureuse ? La réponse stoïcienne est qu’il faut s’efforcer de distinguer les
choses qui dépendent de soi et les autres, et apprendre à maîtriser le désir. Cet apprentissage demande
12
Ce qui pose la question de la transmission des textes d’un patrimoine : de quelle manière les « imposer « ou en permettre
l’accès à des publics, parfois très éloignés de l’époque et des mentalités ? On connaît les débats que suscite le choix du
corpus de textes à lire à l’Ecole.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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discipline, ascèse, attention, travail de mémoire. C’est donc progressivement et par des exercices qui
sont aussi parfois corporels que le stoïcien parvient à la liberté et à la sérénité. Mais le plus souvent il
s’agit d’une éducation spirituelle, d’exercices de pensée.
P. Hadot souligne que pour les modernes la conception de la philosophie tend à devenir celle d’un
discours théorique, d’une théorie abstraite ou d’une exégèse des textes alors que la conception
hellénistique est tournée vers la transformation de soi.
Curieusement cette conception de l’exercice spirituel ne nous a pas paru totalement étrangère au
contenu du guide de L’antidéprime qui, partant lui aussi du mal-être et de l’attitude irréfléchie des
hommes, entend donner un programme pour améliore leur condition. Il propose de rendre le bonheur à
ses lecteurs par des exercices divers, de respiration, de décontraction, des habitudes alimentaires
saines, des moments de concentration. Il adopte un ton de sagesse, ou le mime, et parfois comme dans
le passage ci-après traite de la représentation, et de l’action que l’homme a sur elle, comme le ferait
un texte inspiré par le stoïcisme.
Ne posez pas de conditions à votre bonheur. Il ne peut venir des autres. Vous ne devez pas
vous servir de ceux-ci ni les changer, mais vous pouvez vous changer vous–même. Vous
constatez alors que ceux qui vous entourent évoluent positivement (p. 52).
Lorsque vous comprendrez que vous n’êtes pas seulement un corps, mais un centre de forces,
vous découvrirez que l’efficacité de la conscience et la perception des réalités internes et
externes peuvent être amplifiées. De cette façon, vous développerez vos potentialités (p.53).
Des catégories orientées vers le lecteur
Intéressons-nous à présent à ce qui dans un texte est explicitement tourné vers le lecteur ou vers l’acte
de lecture. Il existe des lieux - ou peut-être ce que l’on peut appeler des catégories - consacrés à
l’activité du lecteur ou à l’acte de lire.
Des catégories paratextuelles
Attachons-nous d’abord à ce qui relève de la présentation matérielle : le texte a une forme, il est sur un
support, il paraît dans telle collection, il se divise en pages, en paragraphes, etc. Des éléments liés au
contexte sont généralement donnés dans le paratexte - éléments biographiques de l’auteur, année de
parution, autres livres publiés, etc. Une catégorie destinée à orienter la posture de lecture (croire,
imaginer, s’instruire, rêver, etc.) est constituée par ce que G. Genette 13 a nommé « paratexte »
(couverture et image, collections, notes de bas de page, remerciements, organisation de l’ouvrage,
etc.). Ces éléments entourant un texte constituent, on le sait, un espace de transition nécessaire pour
que le lecteur soit à même de s’approprier le texte.
Les deux ouvrages jouent tous deux la carte d’une présentation quelque peu raccoleuse, faisant
largement appel à des couleurs vives. Ici pas de lectorat captif, il s’agit de rendre attrayants les deux
livres. La page de couverture du Manuel d’Epictète représente un poignard en position verticale, ce
qui n’est pas sans surprendre le lecteur - quel est le rapport que l’on demande au lecteur d’établir entre
la sagesse stoïcienne et l’arme ? Il faut consulter le dos de la couverture pour apprendre que
enkheiridion signifie ce que l’on a sous la main, une arme de poche que l’on a constamment à sa
disposition. Le second livre donne une place prépondérante au titre écrit en lettres très hautes et faisant
appel au rouge et au bleu avec pour sous-titre : « retrouver la forme par les médecines naturelles ».
Mentionnons également pour le Manuel d’Epictète que le texte lui–même ne fait que 30 pages, qu’il
est précédé d’une introduction de 50 pages, suivi d’une post-face de 38 pages et de 106 notes. Le
simple examen du contenu de ces notes indique ce qui d’après l’éditeur « manque » au lecteur pour
entrer dans le texte. Voici ce que dit l’une des notes les plus courtes, la note 106 (p.125) :
13
G. Genette, Seuils, Editions du Seuil,1987.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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L’auteur du poème est Cléanthe, disciple de Zénon de Cittium, le fondateur du Portique. Il prit
la relève de celui-ci à la tête de l’Ecole jusqu’en 232 avant J.-C. Cf. son Hyme à Zeus, in
Emile Bréhier, Les Stoïciens, op. cit., p.7-8.
L’appareil paratextuel permet au lecteur d’évaluer qu’il a affaire dans le cas de cette édition du
Manuel à un texte d’érudition ou éventuellement didactique, lui donnant des précisions à propos du
contexte historique, des moeurs de l’époque, du lexique, de l’appareil éditorial, de la philosophie
antique, etc.
Le guide de L’antidéprime ne comporte aucune note mais offre toutefois au lecteur en fin d’ouvrage
des « adresses utiles » et un court lexique de six pages dans lequel apparaissent des termes appartenant
à des domaines d’expériences plutôt variés : troubles neuro-végétatifs, pouls chinois, psychanalyse,
yoga, shiatsu. Ainsi la définition de Zen est la suivante (p. 292) :
Basé sur la méditation qui permet un état de libération intérieure et une harmonie parfaite.
Comme pour la méditation issue du yoga, les effets physiologiques sont très bénéfiques.
Le lecteur apprend ainsi, dans les deux cas avant sa lecture, quelle est la visée du livre, quel est son
contexte, ce qu’il est en droit d’attendre ou d’espérer.
Des catégories énonciatives
Tout texte s’adresse à un lecteur, mais ce lecteur peut ne pas être explicitement configuré. Les deux
textes choisis exhibent de nombreuses formes d’adresse directe au lecteur.
Dans le Manuel d’Epictète le lecteur est constamment pris à partie sous la forme d’injonctions. C’est à
celui qui lit que semble s’adresser personnellement le scripteur.
[XIV] Si tu veux que tes enfants, ta femme, tes amis soient toujours en vie - tu es insensé : car
tu veux que ce qui est hors de ta portée soit à ta portée, et qui ce qui t’est étranger soit tien (p.
69).
L’auteur parle directement à son lecteur par le biais d’une énonciation adressée, s’établissant entre
deux allocutaires. Il faut sans doute ici se souvenir que Arrien a établi les Entretiens 14 dont est issu le
Manuel à partir de notes issues de l’enseignement oral du maître. Nous retrouvons des traces de ce qui
est à l’origine un genre conversationnel dans lequel le philosophe haranguait ses disciples.
Qu’en est-il dans L’antidéprime ? Tout au long du texte, l’auteur utilise le vous, impliquant également
fortement le lecteur. Il s’agit à la fois d’un vous collectif et de chaque lecteur individué. Observons la
séquence suivante :
Dites-vous bien que le passage de l’image mentale à sa réalisation complète n’est effective
que si vous croyez à la puissance de votre imagination (p.81).
Dans les deux cas, le texte s’adresse personnellement au lecteur, l’emploi de la deuxième personne
établit une communauté de lecteurs, mais c’est en même temps à chaque lecteur qu’il est adressé. Ceci
semble bien indiquer la visée de tranformation du lecteur que poursuivent les deux ouvrages.
La dimension pragmatique
Qu’est-ce que ces textes véhiculent comme acte de discours ? Quelle valeur illocutoire ou perlocutoire
semblent–ils posséder ? Les actes de parole sont dans les deux cas aisément identifiables. Il s’agit de
14
Dans le régime énonciatif des Entretiens qui sont rédigés sous la forme d’une suite d’échanges dialogués, où il y a mise en
scène de la parole du maître au disciple, les positions de lecture sont différentes que pour le Manuel : le lecteur est plutôt dans
la posture d’un spectateur (Les Stoïciens, textes traduits par E. Bréhier, édités par P.-M. Schuhl, Gallimard, 1962). Le lecteur
du Manuel devait si bien intégrer les formules écrites qu’il lui était recommandé de s’en séparer aussitôt qu’il le saurait par
cœur.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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recommander, de conseiller, de dire de faire ou de ne pas faire. Ce qui explique l’appel fréquent à la
forme impérative. Le Manuel recommande :
[VIII] Ne cherche pas à faire que les évènements arrrivent comme tu veux, mais veuille les
événements comme ils arrivent, et le cours de ta vie sera heureux (p. 67).
et indique des modes d’emploi, des marches à suivre ou donne des modèles :
[XX] Rappelle-toi : ce qui outrage, ce n’est pas celui qui insulte ou celui qui frappe, mais
l’évaluation qui prononce que ces hommes t’outragent (p.71).
Dans L’antidéprime on observe également des actes de conseil, des dires de faire. Le texte s’adresse à
un lecteur auquel il est demandé d’agir, qui doit exécuter des actes.
Un dernier conseil, héroïque, mais efficace : si vous ne parvenez pas, une fois au lit, à dormir,
ne pensez pas avec effroi à votre épuisement du matin. Levez-vous. Lisez, mangez, buvez,
faites quelque chose de paisible en acceptant votre manque de sommeil et de récupération. Ne
vous jugez pas ! (p.122).
Les catégories pragmatiques s’avèrent impropres à rendre compte de la différence d’identité des deux
textes alors que le rapport entre un texte qui donne des conseils pratiques pour « être bien » et celui
qui vise à la Sagesse semble si éloigné. Qu’est-ce qui distingue ces textes ? Sans doute l’un insiste-t-il
davantage sur des moyens corporels et l’autre sur la nécessité du contrôle du jugement. Mais l’un et
l’un font appel à la notion d’exercice, que ce soit sur le plan physique ou mental, il est requis de
s’entraîner afin d’obtenir un savoir ou un savoir–être.
C’est donc ailleurs qu’il faut chercher ce qui trace une frontière entre les textes.
Des postures de lecture requises
Revenons au paratexte : les quatrième de couverture sont intéressantes à comparer car elles sont le lieu
de l’appel au lecteur ou de l’accroche. Elles permettent de déceler l’image du lecteur convoqué. On
peut aisément la percevoir en cherchant les « informations » que contiennent ces fragments
paratextuels. Le paratexte du Manuel d’Epictète le place dans le corpus des grands textes
philosophiques. Epictète est situé dans le contexte de la philosophie antique, on y lit une courte
biographie de l’auteur. Le paratexte n’indique pas explicitement que serait recherchée la
« transformation spirituelle» du lecteur actuel, il parle de façon assez vague du « destinataire du
Manuel » alors que le texte intérieur du Manuel proclame la visée formatrice et transformationnelle du
propos.
Qui est désormais le destinataire ? Est-ce un lecteur qui veut se former au stoïcisme ou un lecteur qui
lit en « historien de la philosophie » ? Le stoïcisme est une doctrine qui s’adresse à une communauté
de disciples qui choisissent de vouloir progresser. Le lecteur moderne fait-il partie de cette
communauté ? On imagine plutôt qu’il va lire en prenant des notes, en consultant la Préface, en faisant
lecture des nombreuses notes. Le texte n’a-t-il pas alors perdu sa performativité, sa fonction première
qui est celle d’être un guide, un mode de vie à suivre ? La rédaction du paratexte donne à penser que le
texte est désormais dépouillé de cette visée au profit d’une lecture d’érudition.
Tout autre est. la quatrième de couverture de L’antidéprime qui vante l’ouvrage comme un texte
apportant la guérison.
Avec une force de conviction qui emporte l’adhésion, il jette un pont entre ces deux pratiques
- l’ancienne et la moderne -, pour donner enfin aux innombrables fatigués ou dépressifs que
nous sommes un véritable espoir de guérison.
Le texte interne et sa disposition graphique ne font que renforcer cette orientation du paratexte. A
l’intérieur du texte la présence de fiches et l’utilisation de caractères gras isolent des paragraphes qui
sont les exercices eux-mêmes.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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Le schéma suivant permet de voir de quelle manière se dessine pour le Manuel d’Epictète une double
figure de lecteur alors que l’objectif unique de L’antidéprime semble clair.
Manuel d’Epictète
Objet du paratexte : replacer le texte dans le
contexte philosophique antique.
Visée : lecture savante
Visée du texte : instruire philosophiquement un
lecteur afin qu’il progresse et agisse. Lectureaction, visant la transformation
→ surimpression de deux lecteurs
L’antidéprime
Objet du paratexte : provoquer la confiance du
lecteur
Visée : lecture-adhésion
Visée du texte : faire adopter un rythme, faire
faire des exercices pour « être bien ». Lectureapplication
→ lecteur unique visé par texte et paratexte.
Ainsi parce qu’il n’est point besoin que le lecteur moderne soit un usager du stoicisme pour qu’il lise,
l’édition moderne du Manuel inscrit le texte ancien dans la catégorie des textes porteurs de savoir et de
mémoire, qu’invoque M. Charles. Le lecteur peut être un adepte du stoïcisme, mais le but de l’ouvrage
est davantage de communiquer un texte fondateur que de le convaincre d’agir en stoïcien.
La théorie du lecteur-modèle
Examinons à présent une catégorie constituée par les traces d’un lecteur–modèle, c’est-à-dire d’un
lecteur pour qui serait écrit le texte. Comme on le sait, le lexique, les situations invoquées, les
exemples, dessinent le portrait d’un lecteur-destinataire (U. Eco, op. cit.).
Dans le cas de L’antidéprime, le lexique renvoie à un genre de vulgate psychologique, faisant penser à
certaines formes de journalisme populaire (Dites-vous bien ; Tout est en vous ; Vous détenez au plus
profond de vous–même un trésor inestimable…). L’autorité que le texte cherche à avoir sur le lecteur
est renforcée à grands coups de formules comme : je le répète (mais qui est le je qui fait figure
d’autorité ?) ou un grand maître nous le rappelle sans qu’il soit précisé de quel maître il s’agit…
La configuration du lecteur-modèle est celle d’un lecteur « qui a des problèmes », qu’il faut aider et à
qui il faut redonner confiance. C’est explicitement à ce lecteur que le texte s’adresse.
Dans le Manuel peut-on déceler une image du lecteur ? A partir de l’analyse d’un court fragment,
tentons d’avoir un aperçu du lecteur-modèle « progressant ».
[XXVI] Il est possible d’apprendre le dessein de la nature à partir des points sur lesquels nous
ne différons pas. Ainsi, quand le jeune esclave d’un autre a brisé la coupe du maître, la
réponse est immédiatement à portée de main : « Ce sont des choses qui arrivent. » Donc
sache-le bien, lorsque c’est aussi la tienne qui est brisée, il te faut être le même que lorsque
c’est la coupe de l’autre. Pratique la même transposition aussi dans les cas plus considérables.
L’enfant d’un autre est mort, ou sa femme ? Il n’est personne qui ne pourrait dire : « C’est le
lot humain » ; mais vient–on à perdre l’un de ses proches, immédiatement : « Ah ! pauvre de
moi ! » Il faudrait se rappeler ce que nous éprouvons en apprenant la chose, lorsqu’elle arrive
à d’autres (p.75).
On remarque d’abord que ce passage évoque une situation fictionnelle (Ainsi, quand le jeune esclave
d’un autre…) afin de donner un enseignement. Le contexte que configure ce passage renvoie à
l’univers du lecteur antique : il y est en effet question de coupe brisée, de maître, d’esclave. On peut
donc dans un premier temps considérer que le lecteur est historiquement inscrit dans une époque ou de
telles moeurs ont cours.
Mais, si pour identifier le lecteur-modèle, on prend en compte également le fait qu’on décèle dans le
passage un raisonnement avec ses étapes, on parvient à élargir l’espace de réception du texte. Le
passage du Manuel est construit de la manière suivante :
- il part d’une assertion à laquelle tout le monde peut souscrire : ce qui fait consensus est vrai
- il passe à une situation–exemple très concrète : une coupe brisée par inadvertance
- il transpose cette situation à quelque chose de plus difficile en maintenant l’accord du lecteur sur
l’argument « ce sont des choses qui arrivent »
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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- puis il aboutit au principe général 15 : raisonner pour soi comme si cela arrivait à un autre.
Si l’on prend en compte la volonté de transformation du texte, le lecteur-modèle semble alors être un
lecteur en quête, à la recherche d’une sagesse. La construction du raisonnement cherchant à partir de
situations concrètes de l’existence à ce que soit dégagé un principe général – qui est ensuite affranchi
de la situation -, inscrit un lecteur-modèle sur la voie de l’éthique. Le texte s’adresse à un lecteur qui
n’est pas seulement celui qui connaît le temps des esclaves. Ainsi, le message renverrait à la fois à un
lecteur-modèle situé dans un temps historiquement délimitable et à un lecteur non inscrit dans une
temporalité contemporaine au texte. Au lecteur moderne d’accepter que la situation fictive donnée en
exemple soit dénuée de référentialité.
Notons cependant la difficulté de la transposition pour le lecteur moderne lorsque le passage devient
plus dramatique, opèrant pour la mort le même raisonnement que pour la coupe brisée : si l’enfant
d’un autre meurt, on a l’habitude d’incriminer la condition humaine, il faut donc, quand le malheur
vous arrive, savoir ne pas se plaindre. Voilà qui intrigue davantage, car comment le lecteur moderne
dont la sensibilité est assez éloignée du lecteur-modèle antique ici inscrit peut-il s’accommoder de ces
propositions et se considérer comme étant le lecteur visé par le texte ? Comment le texte ancien avec
ses références, son ancrage psychologique si marqués peut-il aussi bien « tenir la route » ?
C’est peut-être là justement ce qui témoigne de la force et du mystère d’un texte qui, au-delà de
l’expérience concrète qu’il configure, transcende la catégorie, parfois trop étroite, du lecteur-modèle.
« Qu’est-ce qui constitue le long terme du texte ? », demandait M. Ali Bouacha au cours d’une
conférence prononcée au Congrès des Sedifrale en juin 2001 à propos des Caractères de la Bruyère ?
Peut-être faut-il encore une fois invoquer H.R. Jauss 16 : le texte qui « reste » est celui qui peut donner
lieu, au sein de la suite des générations de lecteurs, à des réinterprétations multiples. Le signifié ne
peut être emprisonné dans un contenu mais déborde, échappe, ne se laisse pas enfermer dans des
catégories définitives alors que dans le cas de textes voués à l’oubli, la lecture épuise le sens.
Si dans L’antidéprime le lecteur-modèle est circonscrit à l’image assez limitée d’un lecteur inquiet, qui
a des problèmes, dans le cas du Manuel, le lecteur moderne a le choix entre deux postures : se sentir
personnellement concerné par un texte qui se veut formation à la Sagesse par-delà les circonstances
historiques ou préférer être en-dehors de la visée transformatrice du texte qu’il lit alors comme un des
textes appartenant au canon philosophique.
Pour conclure
Qu’est-ce qui fait le philosophique du texte du Manuel ? Peut-on à partir d’un survol aussi bref
dégager des traits caractéristiques immanents au discours philosophique ? Sans doute que non, mais on
peut esquisser quelques pistes. On note certains traits textuels comme les énoncés à visée
généralisante, les scènes fictives à valeur d’exemple, le ton cérémonieux, les analogies, la rigueur des
formes du raisonnement - à partir d’exemples on arrive à un principe qui est lui-même transposable.
Ce sont donc des principes qui sont transmis. Alors que L’antidéprime fait partie des textes qui ne se
laissent pas « déborder », il est tout entier dans son contenant, le commentaire n’est pas nécessaire.
L’espace de circulation des textes, l’inscription du lecteur à l’intérieur du texte et dans l’appareil
paratextuel nous renseignent indéniablement sur des postures de lecture requises : lecture savante ou
orientée vers la sagesse, dans un cas, lecture fonctionnelle, utilitaire, visant à se débarrasser de son
mal-être dans l’autre. L’un des textes s’adresse à l’homme transcendant la situation pour le former,
l’autre vise un type de lectorat voué à être circonscrit dans le temps.
Nous voilà à nouveau confrontés à des questions de lecture et de lecteur. Les textes sont là, par-delà
les siècles, n’ayant pas changé - si ce n’est l’appareil paratextuel qui les accompagne - mais qui peut
les lire et comment, quel outillage conceptuel faut-il pour les intégrer ? Quelles catégories donner pour
rendre possible leur lecture ? Mais aussi, comment faire pour les lire en ménageant spontanéité et
créativité ; la nécessité de connaître ou reconnaître des catégorisations pouvant parfois obscurcir une
découverte ou une expérience nouvelle. Quelle est la part à faire entre le lu entendu comme ce qui a
été lu par des générations, et l’opération personnelle du lire ?
15
Cet ordre suit la méthode donnée à la fin du Manuel à savoir que c’est par le moyen de ce qui est mieux compris que l’on
établit ce qui l’est moins bien. On rend ainsi manifeste une conclusion cachée.
16
H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. fr., Gallimard, 1978.
F. Cicurel, « Le lu et le lire ou l’espace de la lecture » dans Adam J.M., Grize, J.B., Ali Bouacha M., (eds), Texte et discours : catégories
pour l’analyse, Editions universitaires de Dijon, collection Langages, 2004.
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Laissons le mot de la fin à Epictète lorsqu’à l’avant-dernier fragment, il expose non sans humour les
trois lieux de la philosophie et leur usage inapproprié, indiquant par là la posture de lecture à adopter.
- le niveau de morale pratique, qui est l’usage effectif des principes : par exemple, ne pas mentir
- le niveau de morale théorique : c’est le raisonnement qui permet de comprendre : par exemple
quelle démonstration est nécessaire pour soutenir le principe de ne pas mentir ?
- le troisième plan est celui qui garantit la solidité des catégories du raisonnement : qu’est- ce
qu’une démonstration, une conséquence, une opposition, le vrai, le faux, etc. ?
Pour le philosophe, nous passons malheureusement tout notre temps… au troisième plan alors qu’il
faudrait donner toute sa force au premier.
[LII] /…/Aussi mentons-nous, mais la démonstration qu’il ne faut pas mentir, nous l’avons à
portée de la main (p.90).
Francine Cicurel
Université Paris III-Sorbonne nouvelle
Delca-Syled
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