331Bob W. White DONNER UN SENS À TOUT CECI
plus marginalisés. C’est dans ce sens que l’on peut dire que les dominés participent à leur propre domination, en partie parce
que l’idéologie des classes dominantes empêche une vision critique de son fonctionnement. Autrement dit, les dominants
ont besoin des dominés. Ce modèle de pouvoir, héritier des traditions marxistes, mais aussi faisant écho aux leçons de
Platon sur la fausse conscience et l’aliénation dans son allégorie de la caverne, nous laisse entrevoir toute la complexité
relationnelle du pouvoir.
L’anthropologie s’est beaucoup penchée sur la question du pouvoir, surtout dans l’étude du « micropolitique10 », ou
l’analyse des dynamiques de pouvoir dans un contexte d’organisation social, local ou affectif. D’autre part, l’anthropologie
en tant que discipline a aussi fait l’objet de plusieurs critiques par rapport à sa façon d’asseoir sa propre autorité comme
manifestation de pouvoir. Dans une analyse toujours aussi fraîche qu’il y a 25 ans, le texte de Johannes Fabian, Time and
the Other11, suggère que l’anthropologie a en effet créé son propre objet d’étude (les peuples exotiques, les prémodernes,
les primitifs et autres) en utilisant des stratégies d’écriture qui créent des distances temporelles et géographiques entre
l’Occident et les autres cultures du monde. En effet, la dénégation du temps et de l’espace partagés — ce que Fabian nomme
co-temporalité — constitue l’effacement non seulement d’une relation d’intersubjectivité entre soi et l’Autre, mais aussi
celui de la présence de l’anthropologue observateur de formes culturelles de savoir.
L’une des critiques que l’on pourrait faire aujourd’hui de l’analyse de Fabian, c’est le fait qu’elle se limite à l’écriture (un
constat qui le met, malgré des différences importantes, dans le même courant que les postmodernistes de l’anthropologie
états-unienne) sans proposer des modèles pour comprendre ce qui est exactement effacé et comment faire pour remédier
à cette situation. Mais l’analyse de Fabian a ouvert les yeux de beaucoup d’anthropologues en les ramenant sur le terrain
ethnographique comme le lieu interculturel par excellence où le savoir produit sur les pratiques, croyances et valeurs d’un
peuple en particulier est le résultat d’une série de rencontres et de conversations. Ses travaux subséquents12 nous mettent
sur la piste d’une revalorisation des savoirs locaux et de l’impossibilité de comprendre la culture des autres en dehors de la
métaphore de la conversation. Dans ce sens-là, les travaux de Fabian ont contribué positivement à la réinscription de la
notion du savoir comme « but en lui-même », sans pour autant parler de la pratique ou de la théorie de la collaboration.
Au cours des dernières années, l’anthropologie a témoigné d’un intérêt croissant pour la question de la collaboration, non
seulement parce que tout travail ethnographique est le produit d’une collaboration soutenue entre chercheur et sujet,
mais aussi parce que la collaboration représente une porte d’entrée pour diverses discussions sur l’éthique. Selon Luke
Eric Lassiter, « l’ethnographie de collaboration est une entreprise avant tout éthique et morale, puis politique ; il ne s’agit
pas d’une entreprise à la recherche du seul savoir13 ». Il n’est plus approprié de simplement parler du « point de vue de
l’indigène », comme dans la précédente génération d’anthropologues, ni des formes « dialogiques » ou « polyphoniques »
des textes ethnographiques de la génération suivante. En anthropologie contemporaine aussi, nous constatons la présence
d’une « irruption/éruption de l’éthique14 » où l’éthique n’est pas « seulement une attitude de questionnement, disposition et
intention, mais un projet, un projet faillible et pensable, en tension avec (et par conséquent lié à) un contexte, une histoire,
une tradition, un langage15 ». S’inspirant en partie des écrits du philosophe Paul Ricoeur, Louise Lachapelle explique que tout
projet visant l’élaboration d’une éthique pour l’art communautaire doit d’abord prendre conscience du rapport historique
entre l’art comme forme autonome (« l’art pour l’art ») et l’art comme engagement social, puisque les « pratiques d’art
communautaire restent tributaires de cette culture artistique qui souhaite agir sur le monde16 ». Cette mise en garde est
aussi importante pour les théories et la pratique de collaboration.
Il est difficile de parler d’une « méthode » ou d’une « philosophie » de la collaboration17. Les approches théoriques à ce sujet
sont très variées et la plupart des modèles à notre disposition reconnaissent le fait que chaque collaboration est unique
parce que chaque collaboration est unique. Malgré ces différents facteurs de complexité, on pourrait généralement faire
une distinction entre la collaboration « participative » et « stratégique18 ». La collaboration « participative » combine des
ressources humaines et matérielles autour d’un objectif commun qui profite à tous les participants du projet, mais pas
nécessairement pour les mêmes raisons. La collaboration « stratégique » a tendance à renforcer le statut ou l’autorité de
la ou des personnes qui initient et qui encadrent la collaboration. La différence entre ces deux pôles est souvent difficile à
établir, en partie parce qu’il y a beaucoup de cas où la collaboration s’exprime au moyen d’une rhétorique participative, mais
qui au fond est structurée autour d’une approche stratégique.
Les dominés participent à leur propre domination, en partie parce que
l’idéologie des classes dominantes empêche une vision critique de son
fonctionnement. Autrement dit, les dominants ont besoin des dominés
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