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L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?
par Malika ZEGHAL
| Institut français des relations internationales | Politique étrangère
2005/1 - Printemps
ISSN 0032-342x | ISBN 2-200-92054-7 | pages 49 à 59
Pour citer cet article :
— Zeghal M., L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?, Politique étrangère 2005/1, Printemps, p. 49-
59.
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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs
L’islam aux États-Unis : une nouvelle religion publique ?
Par Malika Zeghal
Malika Zeghal, chercheuse en science politique, travaille sur les rapports entre religion
et pouvoir dans le monde musulman et dans les diasporas musulmanes en Europe et
aux États-Unis. Elle enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales et à
l’Université de Chicago.
La communauté musulmane issue de l’immigration aux États-Unis
s’intègre désormais pleinement dans le processus de déprivatisation
du religieux. Le 11 septembre la fait sortir des « enclaves » consti-
tuées dans les années 1960 pour sauvegarder une identité, afin de
devenir un acteur du débat public. La contradiction demeure pourtant
entre l’islam inséré dans le jeu multireligieux américain, et l’islam
dénoncé et combattu par la politique étrangère américaine.
politique étrangère
L’Amérique, multiculturelle, terre d’immigration, est restée principale-
ment judéo-chrétienne jusqu’aux années 19601. Aujourd’hui, son
paysage religieux est marqué par une diversité extraordinaire2. Cette
dernière, produit des migrations humaines et de la circulation des idées
et des pratiques, est devenue d’autant plus visible que, depuis les
années 1980, on assiste à un processus de déprivatisation du religieux :
la religion, dans sa diversité, est donnée à voir, jusque dans sa présence
politique. L’intégration de la nouvelle droite chrétienne jusqu’aux
sommets de l’État américain, l’opposition de certaines églises aux
guerres, les prises de position de figures ou d’organisations religieuses
sur l’avortement – ou sur les problèmes du genre, de la parenté ou de
la reproduction en général – constituent des exemples de cette dépriva-
tisation et du développement de religions « publiques ». L’islam, qui
1. W. Herberg, Protestant, Catholic, Jew, An Essay in American Religious Sociology, New York,
Doubleday, 1955.
2. D. Eck, A New Religious America, New York, Harper, 2001 ; B. Lawrence, New Faiths Old Fears,
Muslims and other Asian Immigrants in the American Religious Life, New York, Columbia University
Press, 2002.
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compte aujourd’hui selon les estimations entre 2 et 6 millions de
croyants, commence lui aussi à devenir, aux États-Unis, une religion
« publique » : ce début de transformation s’explique largement par des
déterminants de politique extérieure, et prend de ce fait des formes
particulières.
L’institutionnalisation de l’islam aux États-Unis
depuis les années 1960
La grande masse des immigrants musulmans arrive aux États-Unis
après l’annulation des quotas à l’immigration au milieu des années
19603. De jeunes musulmans, venus se former au métier d’ingénieur ou
de médecin, en général aux professions techniques, étudient dans les
grandes universités américaines, en quête d’un avenir meilleur et/ou
pour échapper à des situations politiques difficiles dans leur pays. À
leur arrivée, ils décident d’organiser sur les campus leurs pratiques reli-
gieuses collectives, et la représentation qu’ils peuvent donner de l’islam
à la société américaine.
L’Association des étudiants musulmans (Muslim Students Association
ou MSA) naît en 1963. Une grande partie de ses membres a vécu en
Inde, au Pakistan et au Moyen-Orient. Ils ont milité dans les rangs du
Jamaat-i-islami et ont été influencés par les écrits de Maududi4, ou se
sont frottés aux Frères musulmans dans le monde arabe5. Leur but est
d’œuvrer à une « renaissance » islamique, et
de travailler à l’édification d’un État islamique
dans leur pays d’origine. Dans les deux
premières décennies de la MSA, l’horizon
d’attente n’est pas l’Amérique, qui intéresse
peu ces jeunes étudiants tournés essentielle-
ment vers le monde musulman et ses problèmes politiques. Mais il leur
faut pourtant organiser localement leurs pratiques religieuses, et
diffuser leurs idées. Les associations locales de la MSA sont lancées
dans les années 1960 sur les grands campus6, et l’association grandit
rapidement, organisant les prières du vendredi, la célébration des fêtes
religieuses et la publication d’opuscules sur l’islam. L’islam qu’elle
3. Avec l’Immigration Act de 1965, les quotas à l’immigration disparaissent. Les nouveaux critères
mis en place par la loi permettent l’immigration d’élites intellectuelles et professionnelles. Selon
Haddad et Lummis, la loi de 1965 marque le début de la 5e vague de migration musulmane, la plus
massive, essentiellement issue du Moyen-Orient et du continent indien. Voir le travail pionnier de
Y. Haddad et A. Lummis, Islamic Values in the United States : A Comparative Study, New York,
Oxford University Press, 1983.
4. Fondateur du parti fondamentaliste Jamaat-I-islami qui prône l'islamisation de l'État (NDLR).
5. S.A. Johnson, « The Muslims of Indianapolis », in Y. Haddad et J. Smith, Muslim Communities in
North America, New York, State University of New York, 1994.
6. Entretiens effectués entre 2001 et 2003 avec certains des fondateurs et membres de la MSA et de
l’ISNA.
L’islam représenté par la MSA
est conservateur dans
ses valeurs morales, et
révolutionnaire en politique
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DOSSIER Islams d’Occident et d’ailleurs
représente est conservateur dans ses valeurs morales, et révolution-
naire en politique. Si les valeurs morales sont mises en œuvre directe-
ment sur le terreau américain, les idées politiques concernent, elles, la
terre d’origine. Les grandes devises de l’islam politique font le lien
entre ces deux points d’ancrage. L’islam est un deen, c’est-à-dire une
religion totalisante : religion universelle, fondement parfait d’un mode
d’organisation sociale, économique et politique.
Il s’agit donc bien alors d’insister sur la pratique quotidienne de l’islam,
qui définit un véritable way of life. Il n’est pas question d’islamiser
l’Amérique, ou l’État américain. Le rapide renouvellement de ses
membres, qui entrent sur le marché du travail, fait bientôt évoluer l’asso-
ciation étudiante au-delà de sa posture originelle. Insérés dans
l’Amérique professionnelle, ses membres fondent des familles, et stabi-
lisent de ce fait même l’existence d’une population musulmane aux
États-Unis. En 1983, la MSA, consciente de s’être développée au-delà
même de ses premiers objectifs, crée la Société islamique d’Amérique du
Nord (Islamic Society of North America ou ISNA) pour répondre à de
nouveaux besoins de représentation et d’organisation de la commu-
nauté musulmane7. Il s’agit d’« encourager l’unité et la fraternité parmi
les musulmans, d’élever leur conscience islamique, de commander le
bien et pourchasser le mal »8, dans le cadre d’une idéologie conservatrice
fondée sur l’islam qui doit beaucoup aux idées des Frères musulmans.
L’ISNA est établie d’emblée comme organisation religieuse activiste,
qui transforme progressivement l’indifférence (souvent mêlée d’un
regard craintif et très critique) de la première génération de la MSA
pour le terreau américain en un engagement dans l’entreprise de da’wa
ou de prosélytisme à l’égard de musulmans jugés assimilés et oublieux
de leur religion, ainsi que des non musulmans9. Il faut donc faire masse
autour d’une communauté homogène définie par son appartenance à
l’islam et une pratique intense, qui stabilisera et reproduira le groupe en
transmettant les valeurs religieuses à la jeune génération. Les mosquées
américaines, construites notamment à partir des années 1970, commen-
cent à s’affilier à l’ISNA, qui gagne en prépondérance et en centralité.
7. Sur les développements de la MSA et de l’ISNA, voir S. Nyang, « Islam in America : a Historical
Perspective », American Muslim Quarterly, vol. 2, n° 1, p. 7-38 ; J. Smith, Islam in America, New York,
Columbia University Press, 1999, p. 167-171 ; A. Saeed, « The American Muslim paradox, » in Y.
Haddad and J.I. Smith, Muslim Minorities in the West, Visible and Invisible, Walnut Creek (CA), Alta-
mira Press, 2002.
8. « Al amr bi-l ma`rûf wan-nahy `an al-munkar » (« la commanderie du bien et le pourchas du mal »)
était devenu la devise des activistes islamistes au Moyen-Orient à partir des années 1970.
9. L. Poston, Islamic Da`wah in the West, New York, Oxford University Press, 1992.
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La culture des enclaves
Contrairement aux mosquées noires américaines, les mosquées subur-
baines des migrants se focalisent sur la défense de la communauté, sa
stabilisation, et évitent les questions qui pourraient la perturber, alors
qu’elle connaît une mobilité sociale ascendante, et se trouve déstabi-
lisée, depuis les années 1990, par la perception de l’islam comme « une
religion à problème » ou une « religion de violence ». L’attention des
communautés musulmanes s’attache surtout aux groupes de pression
politique qui, depuis le 11 septembre, se chargent de la défense de leurs
droits civils. Les mosquées de l’espace urbain se répartissent ainsi entre
mosquées plus pauvres, proches des centres villes dépourvus de
grandes mosquées « cathédrales » visibles10, et mosquées plus riches
dans les banlieues excentrées, qui constituent le centre d’enclaves défi-
nies religieusement et ethniquement par des classes moyennes musul-
manes à la recherche de la reconnaissance de l’Amérique.
Ces enclaves permettent de vivre la « religion entre soi », notamment
pour ceux qui y vivent et y travaillent – par exemple dans l’école isla-
mique ou à la mosquée –, et peuvent expérimenter la religion en
continu, 24 heures sur 24. L’enclave constitue un espace de sociabilité,
et de pratiques collectives assez homogènes religieusement et ethnique-
ment. Elle revivifie l’héritage, et réaffirme les liens avec les origines. On
peut comparer la culture de ces enclaves musulmanes à celle que déve-
loppèrent les catholiques américains, jouant en ce sens le rôle de précur-
seurs. Ces derniers, dans une nation liée au protestantisme qui
reconnaissait parfois difficilement les catholiques comme chrétiens,
avaient ainsi créé, autour d’églises définies par l’ethnie et la langue, une
sous-culture catholique prégnante du berceau à la tombe, qui tentait de
répondre à la peur obsédante de l’Église de perdre ses migrants. Les
enclaves musulmanes font donc émerger une « culture paroissiale »,
sans lien avec une quelconque autorité institutionnelle supérieure et
commune à toutes, et où, comme dans le cas européen, l’imam et le
directeur de la mosquée deviennent des figures essentielles, notam-
ment si on compare leur rôle à celui que tient traditionnellement l’imam
de mosquée dans les pays d’Islam. L’imam, mais aussi le comité de
mosquée, qui l’a souvent élu, impriment leur marque sur la culture reli-
gieuse et politique de l’enclave. Ils définissent ce qui la sépare du reste
de la société comme ce qui la relie à elle.
10. À l’exception notable de la grande mosquée de Washington, qui accueille une grande partie de
la communauté musulmane officiant dans les diverses professions diplomatiques.
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