LE CONCEPT DE LA DESCENTE DU « TOMBEAU DES ROIS » TEL QU'IL EST POURSUIVI DANS KAMOURASKA THE CONCEPT OF DESCENT IN "LE TOMBEAU DES ROIS " AS DEVELOPED IN KAMOURASKA By Ewan Good Bachelor's Degree BA University of Nottingham, 1983 A THESIS Submitted in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of Masters of Arts (in French) The Graduate School The University of Maine August, 2009 Advisory Committee: Kathryn Slott, Associate Professor of French, advisor Raymond Pelletier, Associate Professor of French Susan Pinette, Associate Professor of French LE CONCEPT DE LA DESCENTE DU «TOMBEAU DES ROIS » TEL QU'IL EST POURSUIVI DANS KAMOURASKA Par Ewan Good Conseillère de Mémoire : Dr. Kathryn Slott Un Abstrait de Mémoire Présenté pour satisfaire aux Exigences de la Maîtrise (en Français) Août 2009 Dans la thèse sur le concept de la descente du « Tombeau des rois » tel qu'il est poursuivi dans le roman Kamouraska d'Anne Hébert, nous avons voulu suivre le personnage dans sa descente en lui-même et analyser les chemins qui l'y mènent. Nous sommes partis d'une analyse de la descente dans le poème « Le Tombeau des rois », vingt-septième poème du recueil du même titre. Il est narré par une voix onirique. L'atmosphère de rêve et d'une narration donc incertaine revient dans le roman. La personne descend dans le monde des rois morts. Cette femme semble désorientée et son anxiété croît dans la descente. Le personnage du roman se verra pris d'une semblable anxiété croissante. La femme du poème rencontre finalement un choc, car elle sera violée par les rois morts. Ce choc la rendra en quelque sorte à elle-même, car elle quittera la passivité pour tuer ces rois. Selon une interprétation possible du poème, elle connaîtra par cela la liberté et le salut. Le cauchemardesque suit souvent Elisabeth, le personnage principal du roman, et sa descente mentale la mène toujours plus prêt de son moment choc et de son acceptation de sa complicité dans le meurtre de son premier mari. Nous avons voulu voir un semblable mouvement de descente dans le roman Kamouraska. Nous avons remarqué que ce mouvement est également présent dans d'autres romans, tels Les fous de Bassan ou Le Premier Jardin, mais nous nous sommes attardés presque exclusivement au premier de ces romans. Nous avons commencé l'analyse de ce concept par des interprétations de la descente. Les personnages principaux sont moralement déchus; nous avons premièrement donc une descente morale peinte en images et en symboles de la Bible et de la mythologie. Nous avons voulu démontrer que ces symboles de gouffres, d'ensevelissement et de noyade ne sont pas de simples illustrations, mais qu'elles portent la narration et la descente toujours plus bas. Ces personnages dans le péché cherchent le rachat, et les images, ainsi que dans le Nouveau Testament, sont souvent des images de lavage purificateur. Ce qui nous intéressait surtout était le chemin mental que suit Elisabeth dans sa descente. Nous avons noté que pour cette descente que nous avons appelée psychologique, Anne Hébert se retire, c'est-à-dire qu'elle ne permet pas à sa propre « voix » d'auteur de trop percer, laissant ainsi libre cours à la voix du monologue intérieur. Nous avons voulu comprendre ce qui poussait les personnages à la violence et avons donc examiné les injustices sociales de l'époque et surtout les manques psychologiques des personnages. Nous nous sommes surtout ici attardés sur une nostalgie de l'enfance volée du personnage et son isolement. Il cherche un retour à l'innocence. La douleur du personnage qui n'arrive pas à exprimer sa souffrance finit dans le cri. Ce cri en est un de douleur, mais aussi rattache le personnage à une essence d'avant les temps, d'avant l'emprise des règles parfois étouffantes de la société. Nous avons conclu que le cri accompagne la descente en ce qu'il marque un mouvement vers une liberté espérée. Nous avons cherché les représentations symboliques de la descente psychologique et avons insisté surtout sur le rôle des symboles de l'arbre, de l'eau et du miroir qui portent le personnage plus bas et vers sa vérité. Cette descente psychologique et symbolique mène souvent le personnage dans le cauchemar hallucinatoire. Lorsqu'il arrive à cet état, il semble perdre tout poids et volume. Le temps semble se perdre dans la narration. La descente en soi se manifeste par un mouvement de plongée du personnage dans le passé et le délire, suivi d'une remontée, dans laquelle le personnage tente de s'accrocher au monde réel, puis de nouvelle plongée plus en profondeur. Dans la descente nous nous sommes intéressés à la notion du temps. Nous avons noté que malgré le désordre apparent de la narration, il existe deux courants en sens inverse : un courant de narration qui va de l'enfance au crime, et un autre dans le sens inverse qui va à rebours depuis le temps du présent vers le passé. Les deux courants se rencontrent au moment clé du crime. Nous avons examiné différentes interprétations de la fin du roman. Lorsqu'elle sort de sa dernière vision cauchemardesque, soit Elisabeth est « libérée » et peut rejoindre le monde des vivants, soit elle demeure dans son cauchemar, étant « morte » en dedans, et ayant abouti à la fin au point de départ. Hébert semble nous laisser interpréter. Nous penchons toutefois vers la vision tragique d'un personnage encore enfermé en lui et en son époque, donc d'une Elisabeth piégée au fond de sa descente. THE CONCEPT OF DESCENT IN "LE TOMBEAU DES ROIS" AS DEVELOPED IN KAMOURASKA By Ewan Good Thesis Advisor: Dr. Kathryn Slott An Abstract of the Thesis presented in Partial Fulfillment of the Requirements for the Degree of Master of Arts (in French) August 2009 In the thesis on the concept of descent in "Le Tombeau des rois" as developed in Anne Hebert's novel Kamouraska, we wanted to follow the character in her inward descent and to analyze the paths which lead her there. We started with a study of descent in the poem "Le Tombeau des rois," which is the twenty seventh poem in an anthology bearing the same title. The poem is told by a voice from a dream. The dream atmosphere and thereby questionable narrator feature again in the novel. The person in the dream descends into the world of dead kings. The woman seems to have lost her bearings and is increasingly anxious as she goes down. The main character in the novel will similarly become anxious. The woman from the poem finally comes to a moment of shock and horror, for she is raped by the dead kings. This shock in some way brings her back to her wits, for she ceases to be passive and kills the kings. According to a possible interpretation of the poem, this will bring her freedom and salvation. The novel's main character is often pursued by nightmarish visions. Her mental descent brings her ever closer to her traumatic moment and to an acceptance of her part in the murder of her first husband. We detected a similar descent movement in the novel Kamouraska. We noticed that this movement is also present in Les fous de Bassan and Le Premier Jardin, however we focused almost exclusively on the first of these novels. We began the analysis by interpreting what was meant by descent. The main characters are sinners; we therefore have first of all a moral descent, depicted in images and symbols from the Bible and mythology. We intended to demonstrate that these symbolic abysses engulfing earth and drowning are not mere illustrations, but that they serve to carry the narration ever lower. These sinning characters are seeking redemption, and, just as in the New Testament, the images are often those of purification through cleansing. We were especially interested in Elisabeth's downward mental journey. We noted that for this descent, which we labeled psychological, Anne Hebert attempts to pull back to prevent excessive authorial "voice" and to let the interior monologue flow freely. We wanted to understand what compelled the characters towards violence; we therefore examined social injustices of the time and especially what the characters lacked psychologically. We looked at their nostalgia for stolen childhood and isolation. The characters seek a return to innocence. The scream is the ultimate expression of a character's unexpressed suffering. This scream is one of pain, but it is also associated with the essence of earlier times, long before the grip of sometimes stifling social mores. We concluded that the scream leads into descent in that it marks a move toward a release that is hoped for. We sought how this descent into the psyche is symbolically represented. We dwelt especially upon the tree, water and mirror symbols, which transport the woman lower towards her selfrealization. This psychological and symbolic descent often leads the character into the realm of nightmarish hallucination. When she reaches that state, she seems to lose all weight and substance. Time seems to become lost in the narrative. A recurring movement of downward plunging into the past and delirium is manifest, followed by one of resurfacing in an attempt to grasp at reality, only to dive deeper again. We studied the notion of time. We noted that despite the narrative's apparent chaos, there are two conflicting currents : one narrative flow from childhood to the crime, and another upstream in the opposite direction, from the present to the past. The two currents meet at the key moment of the crime. We examined different interpretations of the end of the novel. When she comes out of her ultimate nightmarish vision, Elisabeth is either "liberated" and can rejoin the world of the living, or she remains locked in her nightmare because she is "dead" on the inside, having reached the same point at the end of the novel as at the beginning. Hebert appears to leave this open to interpretation. We however would lean towards a pessimistic ending and the tragic vision of a character still locked in herself and in her times, thus of an Elisabeth trapped in the pit of her descent. 111 REMERCIEMENTS Je tiens à remercier le Professeur Kathryn Slott pour le temps qu'elle a donné pour m'aider à mettre de l'ordre dans ma thèse. Je remercie le professeur Raymond Pelletier, sans qui je ne serais pas arrivé ici. Je remercie le Professeur Susan Pinette de sa lecture détaillée et de ses questions pertinentes. Je remercie M. Barry Maguire, qui m'a sauvé avec son expertise en technologie et qui m'a courtoisement donné de son temps. Je remercie également mon épouse Martha Denney pour son soutien durant ces derniers mois, également mon amie Moïra Brun qui m'a encouragé et puis Sylvie Casaubon et Danielle Hudon qui m'ont permis, par leurs bons soins, de finir ce travail dans le confort et la paix. ACKNOWLEDGEMENTS I wish to thank Professor Kathryn Slott for the time she dedicated to helping me put order in my thesis. I thank Professor Raymond Pelletier, without whom I would not be hère. I thank Professor Susan Pinette for her careful reading and pertinent questions. I thank Mr. Barry Maguire for his expertise in technology and the time he courteously gave me. I also wish to thank my spouse Martha Denney for her support during thèse last months, as well as my friend Moira Brun, who encouraged me and Sylvie Casaubon and Danielle Hudon who through their good care allowed me to finish this work in comfort and peace. IV DEDICACE à ma mère Barbara Joan Good DEDICATION to my mother Barbara Joan Good V TABLE DES MATIÈRES DECLARATION D'ACCEPTATION DE THÈSE ii REMERCIEMENTS iii DEDICACE iv INTRODUCTION 1 CHAPITRE I II III LE CONCEPT DE LA DESCENTE DANS « LE TOMBEAU DES ROIS » 4 Analyse du poème 4 Les types de descente 20 LA DESCENTE MORALE 22 Les personnages déchus 22 Le péché 23 L'isolement social et le désir de se purger 25 LA DESCENTE DOULOUREUSE PSYCHOLOGIQUE EN SOI 35 L'immobilité avant la descente 35 La nostalgie de l'enfance 38 Le cri 41 Les représentations du psychique 43 La dimension erotique 55 VI IV LA DESCENTE HALLUCINATOIRE V 60 Le rêve et l'environnement restreint 60 La narration 64 Les éléments qui contribuent à la descente 71 Aurélie 78 LA FATALITE 83 CONCLUSION 88 NOTES 94 ŒUVRES CITEES ET CONSULTEES 96 BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR 100 TABLE OF CONTENTS THESIS ACCEPTANCE STATEMENT ii ACKNOWLEDGEMENTS iii DEDICATION iv INTRODUCTION 1 Vil CHAPTER I II III THE CONCEPT OF DESCENT IN « LE TOMBEAU DES ROIS » 4 Analysis of the Poem 4 Types of Descent 20 MORAL DESCENT 22 Fallen Characters 22 Sin 23 Isolation and the Wish to be Cleansed 25 PAINFUL INNER PSYCHOLOGICAL DESCENT 35 Stillness before Descent 35 Nostalgia for Childhood 38 The Scream 41 Représentations of the Psyché 43 The Erotic Level 55 IV HALLUCINATORY DESCENT 60 Dream and the Restricted Environment 60 Narrative 64 Eléments Contributing to Descent 71 Aurélie 78 vni V FATE 83 CONCLUSION 88 ENDNOTES 94 WORKS CITED AND CONSULTED 96 BIOGRAPHY OF THE AUTHOR 100 1 Introduction Les personnages principaux de Kamouraska, le roman hébertien sur lequel nous nous concentrerons, sont pour la plupart des personnages moralement déchus, des « ratés » en quelque sorte, des cloches fêlées. Il en est de même dans d'autres romans tels que Les fous de Bassan, Les Enfants du Sabbat ou Le Premier Jardin. Us sont victimes ou bourreaux ou les deux à la fois. Ils sont coupables, blessés et surtout hantés. Si nous pouvons ressentir de la pitié pour eux, ils demeurent toutefois peu attachants mais fascinants, et nous pouvons les comprendre. Dans Kamouraska, Elisabeth n'a pas connu de père et a quasiment été orpheline de sa mère et n'a pas eu de formation pour le monde. Elle devient complice de meurtre, froide et incapable d'attachement affectif. Stevens dans Les fous de Bassan est un faible, un voyou misogyne mal-aimé, abusé et rejeté de ses parents, un solitaire banni de sa communauté qui en veut au monde. Il devient violeur. Nicolas dans le même roman est un pasteur lascif que sa mère n'a pas aimé, qui à son tour méprise les femmes et se retrouve seul. Ces personnages cherchent le rachat et une certaine liberté de ce qui les hante, mais ils restent dans leur marasme et vont vers la mort. Ce sont des personnages seuls, confrontés à leur environnement. Stevens est banni de sa communauté. Les habitants de cette communauté protestante et anglophone mourante située dans un environnement francophone catholique se retrouvent géographiquement et socialement isolés. 2 Il faudra tenir compte du regard introspectif du personnage qui narre et de celui des autres sur lui. Le monologue intérieur, qui tient par moments de l'hallucination, est un « conte à rebours » qui, dans un désordre apparent de chronologie de la narration et dans un mouvement circulaire, revient toujours plus près du moment clé qui a marqué à jamais le personnage maudit. Cette narration fait descendre le personnage toujours plus profondément en lui, et c'est ce concept du mouvement de la descente que nous aborderons dans Kamouraska. Ce mouvement de descente est retenu par un contre-courant de remontée. Bien avant ce roman, Hébert créa le recueil de poèmes Le Tombeau des rois, dont le vingtseptième et ultime poème charnière du même titre présente une voix onirique féminine qui entreprend une descente, tant dans le passé de tout son sexe qu'en elle-même, pour s'arracher à ce qui la retenait. Certains romans hébertiens, tels que Kamouraska, Les fous de Bassan, Les Enfants du Sabbat ou Le Premier Jardin, semblent faire écho à ce poème. Leurs personnages principaux devront faire un passage semblable à celui de la voix onirique du poème, une descente qui aboutit à un choc qui les rendra à euxmêmes. Lors de leur descente en transe, ces personnages semblent, comme Elisabeth, perdre de leur poids et de leur volume. Les victimes Nora et Olivia ne sont plus que des esprits éthérés, mais Nicolas aussi, restreint par sa vieillesse et son handicap, semble disparaître en pensées derrière la fumée de sa pipe. Stevens est hanté comme Elisabeth. Comme elle, il se voit chutant, basculant, se noyant et semble se perdre. Comme pour Elisabeth, la descente en soi des deux hommes s'effectue à partir d'un environnement clos et restreint. 3 Le style confessionnel revient dans ces romans, les voix d'Elisabeth à Nelson, de Stevens à son ami ou de Nicolas nous parlent directement. Ces narrations et celle du « demeuré » muet Perceval ou de l'esprit d'Olivia de la haute mer permettent de voyager librement dans le temps. Ces « voix » permettent au personnage de s'exprimer ainsi qu'il ne pourrait autrement (puisque mourant dans un lit d'hôpital et seul, puisque muet, puisque morte). Ces personnages blessés et « abîmés » souffrent de la nostalgie d'une enfance volée : Elisabeth n'a pas connu de père et est quasiment orpheline de mère. Stevens est rejeté de ses parents et abusé. Nicolas souffre de ce que sa mère a toujours préféré ses sœurs. Flora est une vraie orpheline en quête de son identité. Julie, malgré toutes les abominations qu'elle a connues (y compris le viol) semble mieux s'en sortir. Le manque affectif mène-t-il à la violence ? Une vision tragique de la destinée humaine semble commune à ces romans, avec l'exception, peut-être, des Enfants du Sabbat. C'est cette descente dans le passé et en soi-même qui nous intéresse ici. Sans nous y attarder trop longuement, il nous faut toutefois pour notre compréhension nous tourner brièvement vers le poème et revisiter les aspects clés du « Tombeau des rois »! pour y repérer le concept et les images de la descente. Ces aspects serviront de « balises » à notre exploration de Kamouraska. Le poème finit par un viol et un meurtre. La femme est-elle sauvée ? Les points de vue diffèrent sur la question et une certaine liberté d'interprétation est permise au lecteur. Nous tenterons de voir par la suite qu'il en est de même dans le roman Kamouraska. Maintenant entrons dans le poème. 4 Chapitre I Le concept de la descente dans « Le Tombeau des rois » Analyse du poème J'ai mon coeur au poing. Comme un faucon aveugle. Le taciturne oiseau pris à mes doigts Lampe gonflée de vin et de sang, (5) Je descends Vers les tombeaux des rois Etonnée A peine née. Quel fil d'Ariane me mène (10) Au long des dédales sourds ? L'écho des pas s'y mange à mesure. (En quel songe Cette enfant fut-elle liée par la cheville Pareille à une esclave fascinée ?) (15) L'auteur du songe Presse le fil, Et viennent les pas nus Un à un Comme les premières gouttes de pluie (20) Au fond du puits. Déjà l'odeur bouge en des orages gonflés Suinte sous le pas des portes Aux chambres secrètes et rondes, Là où sont dressés les lits clos. (25) L'immobile désir des gisants me tire. Je regarde avec étonnement A même les noirs ossements Luire les pierres bleues incrustées. 6 Quelques tragédies patiemment travaillées, (30) Sur la poitrine des rois, couchées En guise de bijoux Me sont offertes Sans larmes ni regrets. Sur une seule ligne rangés : (35) La fumée d'encens, le gâteau de riz séché Et ma chair qui tremble : Offrande rituelle et soumise. Le masque d'or sur ma face absente Des fleurs violettes en guise de prunelles, (40) L'ombre de l'amour me maquille à petits traits précis ; Et cet oiseau que j'ai Respire Et se plaint étrangement. 7 Un frisson long (45) Semblable au vent qui prend, d'arbre en arbre, Agite sept grands pharaons d'ébène En leurs étuis solennels et parés. Ce n'est que la profondeur de la mort qui persiste, Simulant le dernier tourment (50) Cherchant son apaisement Et son éternité En un cliquetis léger de bracelets Cercles vains jeux d'ailleurs Autour de la chair sacrifiée. (55) Avides de la source fraternelle du mal en moi Ils me couchent et me boivent ; Sept fois je connais l'étau des os 8 Et la main sèche qui cherche le cœur pour le rompre. Livide et repue de songe horrible (60) Les membres dénoués Et les morts hors de moi, assassinés, Quel reflet d'aube s'égare ici ? D'où vient donc que cet oiseau frémit Et tourne vers le matin (65) Ses prunelles crevées ? Patricia Smart nous dit que cette femme est « reléguée au monde du songe, paralysée elle-même par les dieux des morts qui régnent sur le monde » (185186). Le «je » est toujours une voix onirique féminine. Les rois ne sont plus, les souverains sont morts. Nous pénétrons dans leurs tombeaux là où, avec leurs symboles et leur luxe figé, ils gisent. La locutrice tient en sa main son cœur. L'offre-t-elle en sacrifice ? Le lui a-t-on arraché ? Nous avons une image de douleur et de vulnérabilité. Les vers 1 et 2 sont indissociables, dans ce cas, le cœur est comme un oiseau effrayé, toutefois un faucon en tant que rapace peut aussi représenter le défi et l'agression, comme suggère Bouchard (« Anne Hébert » 177). Le faucon, bel oiseau aimant la liberté, 9 sachant voler très haut et doté d'une vue excellente, est ici aveugle, privé d'une source de sa puissance et donc apeuré. Soit il est vraiment aveugle, soit, comme l'oiseau des fauconniers, il a les yeux recouverts, comme lorsqu'il est au repos sur le poignet de son maître chasseur. L'homme-brute dans l'œuvre romanesque est souvent chasseur. L'oiseau pourrait-il donc, un jour, voler et regagner la vue et, par extension, voir sa destinée ? Les images du faucon et du « cœur au poing » sont étroitement liées. L'oiseau est aveugle, mais l'est aussi le cœur de la femme qui a perdu le Nord. Claire Hitrop, dans « Ecriture de la nature et poésie de la parole dans les Poèmes d'Anne Hébert » suggère : « L'image de l'oiseau, dont l'existence repose sur la vue, met en relief le manque de repères du sujet, guidé par son cœur » (4). Ce faucon nous rattache également aux références à l'Egypte ancienne et à son culte du Dieu Horus. Les références aux cultes et mythes anciens dans les romans sont nombreuses et contribuent non seulement à une atmosphère d'outremonde mais aussi aux niveaux de sens possibles de la narration de Kamouraska. La locutrice descend dans la crypte, l'oiseau en main. Tout comme le faucon et le cœur se confondent (vv 1- 4), ici l'oiseau est « pris » dans les doigts de la femme tandis qu'en même temps celle-ci tient une lampe gonflée de vin et de sang. Les lampes à huile de l'Antiquité étaient comme une théière aplatie dont la forme pourrait évoquer la poitrine maintenue du faucon que la voix compare à une lampe. Une lampe est aussi un récipient pour le vin ou l'huile. Les images se multiplient et se superposent : une lampe regorgeant de liquide, soit d'huile qui produit de la lumière, soit de vin qui enivre, de vin destiné aux libations d'un 10 sacrifice (annonçant le sien) ou du vin symbolique de la messe catholique qui représente le sang du Christ versé en rémission des péchés. La forme du récipient suggère la poitrine de l'oiseau tenu dans les mains de la femme. Nous avons donc une lampe, source de douleur et de sacrifice autant que de lumière. Cette lumière éclaire non seulement la descente de la femme mais pourrait aussi annoncer celle du reflet de la fin du poème, celle d'un salut possible. « Je descends » (v 5): le vers court accroît la tension de la scène onirique et par sa brièveté nous ramène au mouvement, au moment précis de la descente de la femme vers elle ne sait quoi. Presque malgré elle, telle une somnambule, une extasiée, elle descend vers les tombes : Etonnée A peine née. (vv 7-8) Patricia Smart suggère la présence d'une « étrange complicité avec un meneur de jeu caché » chez cette femme qui « consent à être menée passivement » (190), tandis que Susan Rosenstreich pense que la narratrice veut ici nous laisser croire qu'un indice l'aurait attirée en ces lieux (66) : Quel fil d'Ariane me mène Au long des dédales sourds ? L'écho des pas s'y mange à mesure ». (vv 9-11) Elle descend par des couloirs souterrains compliqués, des « dédales », des labyrinthes, lieux où l'on risque de se perdre. Ici Hébert fait aussi référence à trois 11 personnages de la mythologie grecque : Ariane, Dédale et le Minotaure. « Fil d'Ariane » évoque le mythe d'Ariane, fille du roi de Crète Minos et demi-sœur du Minotaure. Séduite par Thésée, Ariane aide ce dernier à sortir du labyrinthe, qui n'a qu'une entrée, au moyen d'un fil. Le mot « dédale » vient de l'ancien grec « daidalos » et signifie « artistement travaillé ». Dédale est le nom d'un Athénien, inventeur, sculpteur et architecte qui construisit pour le roi Minos un labyrinthe pour enfermer et contenir le Minotaure. Il était poursuivi pour avoir tué son neveu Talos et avait trouvé refuge auprès du roi de Crète. Pasiphaé, la femme de celui-ci, lui demanda de créer une vache en bois qui puisse attirer un taureau blanc avec qui elle voulait s'accoupler. Ainsi naquit le Minotaure, créature hybride monstrueuse. Minos demanda alors à Dédale de créer le labyrinthe pour y enfermer le monstre. Le mot « sourds » du vers 10 éveille notre sens de l'ouïe et évoque la qualité du son dans les « dédales ». On entend déjà les pas du prochain vers que renforce le mot « écho ». Avec le vers 11, la menace se fait plus pressante et pesante avec « l'écho des pas » et son évocation de la descente. On peut imaginer d'autres pas aussi qui s'empresseraient vers elle. Pourquoi « s'y mange à mesure » ? Doit-on penser à la chair rongée des vers à venir ? Ou à la peur qui la ronge ? Les deux vers donnent un certain engourdissement et contribuent à l'atmosphère d'un rêve dans lequel la femme semble déambuler. Il est important de noter que le « point de vue » narratif change aux vers 1213. Nous avons, semble-t-il, un commentaire, un « à part » d'un autre narrateur, peut-être omniscient, qui parle à la troisième personne de la première voix 12 poétique «je » et qui pourrait nous rappeler le chœur de la tragédie grecque. Vat-on accepter que « cette enfant » est la même femme / narratrice qui se raconte et se revoit enfant ? Denis Bouchard commente à ce propos sur les différentes couches de temps et de points de vue de narration que l'on pourrait comprendre : la voix de la première femme, son voyage mythique dans son enfance ou celle d'une étrangère, et les commentaires du chœur ou du narrateur omniscient (Une lecture 99). Cette « formule » de multiples points de vue revient dans les romans hébertiens. Bouchard suggère encore que la personne pressant le fil « n'est pas nécessairement la même que celle de la double interrogation sur l'origine du fil (vers 9) et sur celle du songe (vers 12) » et note que les œuvres qui suivent ce poème clé « multiplient les dédoublements du narrateur » (Une lecture 113). La voix, que ce soit celle de la femme ou d'une voix omnisciente, s'interroge sur le sort passé de celle qui descend ou bien d'une victime toute autre. Quoiqu'il en soit, nous avons ici ce que Denis Bouchard appelle « une contraction de plus en plus ahurissante de l'espace » dans cette descente dans un espace de plus en plus restreint (« Anne Hébert » 164). Qui est « l'auteur du songe » : la première voix onirique qui retourne mais à la troisième personne ? Cela semble possible, car « l'action » reprend alors : L'auteur du songe Presse le fil, Et viennent les pas nus... (vv 15-17) 13 Ce fil que la femme « presse » rappelle non seulement Ariane, mais aussi le fil mythique qui nous rattache à la vie dont les Moires maintiennent le destin. Le sort de chacun est personnifié chez les Grecs par ces trois filles les plus puissantes de Nyx, la déesse de la nuit primordiale. Sous leur triple forme, les Moires sont connues sous les noms de Clotho, celle qui file et tisse le destin, Lachésis, celle qui mesure et tient le fil de la vie en équilibre, puis Atropos, celle qui le coupe. Le nom Moïra signifie « part » en ancien grec, comme dans les trois parts de la lune, les trois parties de la vie. Le sort des personnages fictifs que nous verrons semble souvent pendre à ce fil mythique, là où la fatalité et le libre arbitre sont mis en question chez Anne Hébert. Dans les vers 19-21, s'agit-il des pas d'hommes venus la malmener ou de la femme qui descend toujours ou des deux? L'atmosphère de menace et d'emprise nous saisit dans la comparaison de ces pas à des gouttes de pluie. Ils sont menus et discrets. Mais ce crépitement se fait de plus en plus fort avec l'image d'un fond de puits, de descente, de claustrophobie et de début de panique. Dans les vers 22-23, même l'odeur est active : l'odeur « bouge » et « suinte sous le pas des portes ». Les gouttes semblent dégouliner, transpirer, sortir de la roche, le verbe actif évoquant la froide humidité et l'horreur des lieux, tandis qu'« orages » par contraste à « suinte » annonce la violence à venir et suggère aussi l'eau chutant de l'extérieur. Une semblable montée de tension parcourra Kamouraska. L'odeur semble rôder sous le pas des portes. Le mot « pas » fait aussi écho à son homonyme du vers 18 « pas nus ». Les chambres secrètes sont rondes, et avant de passer à l'Egypte elles évoquent une scène médiévale, aussi 14 bien que la circularité du concept de la vie de l'Orient et de tout ce qui revient nous hanter. Au vers 24, la locutrice pénètre dans les chambres où les « lits clos » sont les sarcophages égyptiens ou les tombes médiévales, mais le mot « lits » suggère déjà l'animation qui s'y manifestera. Malgré elle, la femme est attirée vers les tombes : « L'immobile désir des gisants me tire » (v 25). Les morts sont rendus actifs. On sent aussi cette fatalité qui tire chacun vers la mort inexorable. La femme entre de plus en plus dans une sorte d'extase ou de transe dans les vers 26-28. Le noir mat d'ossements est contrasté avec le bleu brillant des pierres précieuses incrustées dans la bijouterie des morts ; le périssable est juxtaposé au durable. Le culte des ossements et des reliques de Saints, ainsi que le luxe lourd des églises catholiques traditionnelles sont les vertiges d'une emprise parfois lugubre que veut larguer Hébert. Les vers 29-33 sont difficiles; la syntaxe est inversée et le langage est stylisé, délibérément archaïque et précis. Les « noirs ossements » rappellent des temps révolus. L'adjectif féminin pluriel « couchées » définit les tragédies et pourrait donc évoquer des vies antérieures qui avaient tourné au tragique. Toutefois les tragédies sont « travaillées », ce qui donne l'image des gisants d'un travail minutieux. L'adjectif « couchées » pourrait donc aussi faire voir les formes allongées. S'agit-il des tragédies de rois assassinés ? De celles de femmes qui ont souffert entre leurs mains ? Dans son interprétation, Robert Harvey semble dire que ce sont les deux. Les inscriptions sur les poitrines racontent les guerres et les victoires des rois et des pharaons, toutefois ces actions ont mené à la souffrance, surtout des femmes : « Ce sont ces ouvrages qui 15 retiennent l'attention de la locutrice [...] 2 A ces actions d'éclat issues de la violence du désir, sont associés les grands malheurs de l'homme... » (274-275). Les tragédies sont offertes, continue Harvey, comme ersatz du bonheur, et qu'elles soient offertes « sans larmes ni regrets » (v33) révélera « la complaisance de l'homme dans l'enivrante beauté du tragique dont fait état son histoire » (275). Une sorte de rituel est mis en marche avec solennité, « sans larmes ni regrets ». Pierre-Hervé Lemieux rappelle, pour le vers 29, ce qu'a dit Hébert dans son entretien avec Frank Scott sur la correspondance de « patience » à l'idée de longueur et de temps, et de « tragédies » à celle de la souffrance endurée durant celui-ci (45). Ce vers rappelle-t-il le stoïcisme attendu de la femme du Québec? Le vers voudrait alors dire : Voilà, ô femme-esclave, de la souffrance que tu pourras porter, comme celles qui t'ont précédée. Il ne faut pas oublier l'idée du destin : on accepte, parce que c'est écrit. Si l'on connaît déjà le « dénouement » on peut aussi imaginer le calme intérieur d'une femme qui sait ce qu'elle va faire (tuer, se délivrer) et qui donc tient sa destinée bien en main : « J'ai le cœur au poing », le mot « poing » étant lui aussi symbole du défi. On pourrait donc interpréter tout autrement « sans larmes ni regrets ». Sans doute est-elle encore ici, soumise (vv 34-37) et la révolte ne serait alors pas préméditée. Ce sacrifice, c'est le sien, sa chair en tremble, mais elle demeure soumise, sans révolte : Le masque d'or sur ma face absente Des fleurs violettes en guise de prunelles, L'ombre de l'amour me maquille à petits traits précis; (vv 38-40) 16 Les rois commencent à la dépersonnaliser, à la rendre un objet, beau et préparé avec soin, mais dénaturé, loin de son essence. Les « violettes » qui sont en guise de prunelles rappellent des funérailles et la cécité. Elles rattachent le vers au faucon aveugle, et le regard de la femme, comme celui d'un tableau préraphaélite, est absent. Nous sommes toujours dans le songe qui deviendra cauchemar. L'oiseau qui est aussi son cœur, sent le danger et « se plaint étrangement » : Un frisson long Semblable au vent qui prend, d'arbre en arbre, Agite sept pharaons d'ébène En leurs étuis solennels et parés, (vv 44-47) Delbert Russell explique que les pharaons représentent le culte de la mort, une vénération qui veut recréer la vie dans la mort (44). Ce recours aux pharaons suggère, dit-il, que l'attraction vient des chefs de la société de la femme onirique : « Ce n'est que la profondeur de la mort qui persiste » (v 48). Marcheix pense qu'ici s'affaiblit l'emprise de ces morts « sur un sujet de plus en plus lucide à mesure qu'il identifie en les nommant les mystifications du songe » (278). Le figé se défige et s'anime. Le macabre se mêle à l'erotique. Le frisson évoque autant le froid souterrain que l'attente excitée du plaisir. Ici ce sont les pharaons qui sont stimulés, car le frisson passe « d'arbre en arbre ». Pourquoi y at-il sept pharaons? Les plus connus sont en effet au nombre de sept, et tous se nommaient Ramsès. Denis Bouchard rappelle que les péchés cardinaux sont au 17 nombre de sept. Le vers rattache le chrétien au païen et abolit le temps (Une lecture 126). On voit la rangée de sarcophages d'ébène, de bois de luxe, noble et noir. Les arbres chez Hébert sont souvent associés aux hommes diaboliques, tels que Nelson dans Kamouraska ou Stevens dans Les fous de Bassan, parce que les arbres de la Bible évoquent un symbolisme phallique. Le mot « étuis » fait écho aux sarcophages des rois et aux statues des gisants. Il réduit également l'échelle et contribue à ce rétrécissement de l'espace dans cette descente. La mort, comme l'odeur, est active, car elle est là « simulant le dernier tourment » (v 49) et « cherchant son apaisement » (v 50). « Apaisement » annonce la paix après le coït qui ne s'est pas encore manifesté, ou le calme qu'amène la mort, et cet apaisement, elle le cherche dans le néant : En un cliquetis léger de bracelets cercles vains jeux d'ailleurs Autour de la chair sacrifiée » (vv 52-54) Nous sommes au milieu de cadavres depuis longtemps décomposés. «Sacrifiées» suggère les femmes royales sacrifiées, enterrées vives avec leur époux dans les pyramides, et celles sacrifiées aux plaisirs, aux caprices et à la volonté des hommes. L'image hallucinante évoque aussi les bracelets autour de la chair disparue. Le mot de son « cliquetis » fait entendre celui des carcans de prisonnières contre les os, de chocs et d'entrechocs de métal qui restreint. 18 Vient enfin le moment du viol des vers 55-58. « Ils » sont les rois, les pharaons et par association tous les patriarches « avides » d'elle, la femme descendue dans les tombeaux, et descendue, déchue, pécheresse tentatrice du point de vue de l'église et des hommes. Quelle est cette « source fraternelle » ? Pourquoi les pharaons sont-ils « avides de la source fraternelle » qui est, comme le mal, en elle ? Est-ce simplement que cette femme, à l'image d'Eve, est la source du mal dont ces hommes ne peuvent se passer ? Dans cette scène de copulation violente, à moitié voulue, Hébert ne veut pas simplement nous aguicher ou nous choquer. Elle a besoin de passer par cette violence, ce cauchemar, ces images sacrilèges pour les croyants, afin de libérer sa femme onirique et les femmes en général de la « culpabilité » qui leur pèse depuis les premiers siècles du christianisme. Au tombeau, la scène n'est pas terminée : sept fois elle est violée et connaît « l'étau des os », image du corps pressé comme dans un étau par ces os, dans une très forte et douloureuse étreinte. La main sèche du cadavre est celle d'un roi, mais aussi de la mort qui « cherche le cœur (son oiseau, son cœur) pour le rompre » (v 58). Mais comment sort-elle de la scène ? Les rois sont assassinés et par elle, semble-t-il, malgré sa pâleur et ses « membres dénoués ». Comme « membre » signifie aussi le sexe du mâle, les membres sont peut-être ceux des rois dont elle, la vengeresse de son sexe, s'est vengée ? « Repue » suggère bien sûr qu'elle ait eu un certain plaisir macabre à l'acte sexuel, mais surtout celui d'avoir anéanti ces démons, de s'en être symboliquement défaite. « Hors de moi » : leurs sexes après le viol sont hors de son corps, mais surtout les rois sont hors de son esprit, où ils n'ont plus d'emprise. 19 Au niveau d'une interprétation psychanalytique, elle se sera libérée de répressions sexuelles. Selon Denis Bouchard, elle le sera également des suppressions de la société de l'époque du Canada francophone (Une lecture 127-128). Pierre-Hervé Lemieux voit également le poème comme révolutionnaire et qui renverse en fin de recueil le rapport dominant-dominé (81). C'est cette violence qui permettra l'accès suggéré en fin de poème à la lumière : Quel reflet d'aube s'égare ici ? D'où vient donc que cet oiseau frémit Et tourne vers le matin Ses prunelles crevées ? (vv 63-65) Voit-elle vraiment la lumière ? N'est-ce donc qu'un reflet ? La critique n'est pas d'un même avis sur la question d'une fin « optimiste » ou non du poème. Comment l'oiseau peut-il voir avec ses prunelles crevées ? Si on se le conçoit comme non-voyant, le ton n'est pas optimiste : « cet oiseau » (toujours celui de son cœur ?), ce faucon au poing, voudrait voir l'aube, mais ne le peut, car il est aveuglé, meurtri, mutilé. Les prunelles, selon Claire Hitrop « associées au reflet de l'eau, évoquent la présence du songe, de la mémoire » (5). Ici cependant elles sont « crevées », alors l'état de songe est-il brisé? Veut-on en déduire que le salut de la femme est proche? L'oiseau saurait-il d'instinct tourner les yeux, tout caves qu'ils soient, vers la lumière ? Denis Bouchard propose que l'oiseau se soit habitué au noir et qu'au fil de l'expérience il développe « une vision nouvelle des ténèbres de jadis » (Une lecture 115). Il nous rappelle que l'expression « ça crève 20 les yeux » veut dire : c'est de toute évidence, ça se voit clairement, et donc que l'oiseau voit maintenant son avenir avec clarté (Une lecture 124). En vue du roman Kamouraska vers lequel nous allons nous tourner, il faut retenir que la dynamique du poème en est une de descente, qu'une voix angoissée se raconte, qu'elle veut se défaire d'une emprise, que la voix dans la descente se dédouble, et surtout que le « personnage » du poème est hanté par le passé, attiré vers le fond du monde des morts et y trouve un choc qui marquera un tournant. Pour entrer dans la poésie ou la prose d'Hébert, il faut « s'acclimater » au langage et en briser le code. Les types de descente Tournons nous vers le roman Kamouraska en ce qui regarde le concept de la descente, et voyons en quoi il serait né du « Tombeau des rois ». Qu'entendonsnous par « descente »? Le mot aura dans cette analyse plusieurs sens. Le point de départ était la descente de la femme du poème. Nous avons voulu poursuivre ce concept dans Kamouraska. Il s'agit d'abord de descente morale : les romans hébertiens traitent de personnages déchus, bannis du Jardin d'Eden et qui cherchent le rachat ou du moins la compréhension. Ce sont des personnages incarcérés dans un cauchemar, possédés par la culpabilité et incessamment confrontés à la solitude. Hébert exprime, par le biais de la descente à plusieurs niveaux d'Elisabeth ce que le personnage ne peut communiquer. Ensuite nous voulons suivre ces personnages fautifs dans une descente psychologique en eux. Cette descente mène à une certaine perte par moments de la « réalité » de la 21 narration et tient de l'hallucinatoire. Ce degré de descente hallucinatoire est pour le personnage le plus douloureux et le plus dangereux, car il menace de l'anéantir. Nous savons que les divisions que nous avons créées entre ces notions et thèmes sont quelques peu artificielles et font bien partie d'un tout, mais nous espérons que cet examen de chaque aspect ainsi détaché du tout donnera une meilleure compréhension des « points de repère » que donne l'auteure dans son œuvre. Dans les descentes, nous verrons non seulement des niveaux de profondeur mais aussi des mouvements circulaires en contresens qui se rapprochent toujours de la révélation finale. 22 Chapitre II La descente morale Les personnages déchus Nous allons nous limiter aux personnages principaux de Kamouraska pour les suivre dans leurs descentes. Personnages déchus ? Aucun n'est attachant ni noble de stature. Ils sont « déchus » au sens chrétien. Elisabeth maintient plusieurs rôles d'authenticité douteuse. Elle nous assure qu'elle est une bonne mère mais nous en doutons, vu son instabilité et sa complicité dans le meurtre et l'adultère. George Nelson, une âme faible menée par ses passions, est un soi-disant bon docteur qui aspire à la sainteté puis descend dans la dépravation, l'adultère et l'assassinat. Anne Hébert est-elle femme de foi ? Elle nous dit qu'elle se sera délivrée du dogme mais demeure profondément marquée par la culture chrétienne, en particulier le catholicisme et le jansénisme. Elle y puisera pour exprimer son monde romanesque. Dans son introduction au recueil The Art and Genius of Anne Hébert, Janis Pallister cite Hébert : « J'ai été très marquée par la religion de mon enfance. Je la rejette d'une certaine façon, mais elle est en moi et en la rejetant, je ne peux pas rejeter toute une culture » (183). George Nelson se porte aux chevets de sa sœur mourante au couvent, et lorsque celle-ci se tourne en hurlant vers lui pour le secours, plutôt que vers Dieu, il perd la Foi. La science de la médecine seule détient le pouvoir. Dans son livre 23 sur Hébert, Delbert Russell nous indique qu'ainsi armé, il se voit combattant le mal, la maladie et la superstition (83). Pourtant sans la Foi, il ira à sa perte. Le péché Les personnages principaux recèlent au fond d'eux un péché et doivent l'expier. Le roman est imbibé de cette notion du Péché originel, de cette image d'Adam et Eve bannis du Jardin. Le mal est souvent vu comme dans la Bible en termes de symboles. L'eau, que nous verrons plus loin, est porteuse de ce mal. Qui dit eau dit humide et pourri. Cette pourriture, cette dissolution, est toutefois symbolique de celle de l'âme, dans tous les sens du terme. Elisabeth nous décrit son « âme moisie » (14). Antoine Tassy est constamment associé à l'eau et à la boue. Il fait l'amour à Elisabeth dans les terres marécageuses de la chasse et il trouvera la mort dans l'eau et la glace. Lorsqu'on retrouve son cadavre, Mme mère Tassy remarque que c'est « une pitié pour un jeune homme de dégeler ainsi, tout doucement. Comme un pauvre petit poisson des chenaux » (227). La « sollubilité » du personnage nous éclaire sur sa fluidité morale. Nous retrouvons des images marines que nous pouvons associer à celle du Déluge de la Bible qui marque la colère de Dieu après la perte morale. Les eaux démontées illustrent le désordre du ménage d'Antoine et d'Elisabeth : « Un second fils plus braillard que le premier. Le vent. Le bruit des vagues se brisant sur les rochers. Les grandes marées d'automne. Le manoir s'avance en pleine mer, dans un brouillard épais, comme du lait. Les volets de bois craquent et se disloquent. La tempête dure deux jours... » (87). Le manoir retrouve l'arche du 24 Déluge qui dura plus de douze mois. Le Dieu de l'œuvre romanesque d'Anne Hébert est plutôt le coléreux punisseur de la Bible que celui plus charitable du Nouveau Testament. Nombreux sont ceux qui, ainsi que Delbert Russell dans Anne Hébert, Michelle Anderson dans "Toward a new Définition of Eroticism", Denis Bouchard dans Une lecture d'Anne Hébert et d'autres, ont noté l'influence du jansénisme chez Anne Hébert, avec ses notions du bien et du mal et la séparation de nos âmes divines d'avec la chair animale et souvent méprisable. Le mouvement de descente est sans cesse retenu, puis repris. La descente morale dans le chaos connaît un tel bref répit dans une scène antérieure. Lors de la naissance du premier enfant et malgré ses braillements, l'ordre règne, même si ce n'est qu'un calme avant la tempête et que nous soupçonnions déjà que les morts n'ont pas fini de hanter Elisabeth : « Le monde est en ordre. Les morts dessous. Les vivants dessus. Petites images de baptême. Le manoir est illuminé dans la nuit. Comme un vaisseau retiré de la mer. Hissé sur un cap. En radoub » (83).Voilà qui suggère le calme et l'ordre. Le vaisseau est immobile en calle sèche, mais qu'il soit hissé sur un cap suggère un danger imminent. L'image du vaisseau retiré de l'eau suggère aussi que tout n'est pas normal, car un vaisseau est fait pour voguer. Il est « en radoub », c'est-à-dire dans un bassin équipé pour réparer un navire, ce qui suggère que Tassy va réparer sa relation avec la mère de son fils. L'image nous donne du recul avant la continuité de la descente, du « voyage » de la destinée d'Elisabeth. Elisabeth est hantée par sa part de péché et met du temps à le reconnaître. Dans son « présent » d'épouse aide-soignante, elle veut chasser les images de 25 Tassy et cela évoque simultanément son désir passé d'épouse de faire disparaître ce dernier et celui du présent de se défaire de sa culpabilité: « Je voudrais oublier jusqu'à l'existence de la salle à manger de Sorel... Qu'on arrache la salle à manger de ma mémoire, à coup de hache. A grands cisaillements de scie. Comme une caisse que l'on balance par-dessus bord. Que l'on couse Antoine dans un grand drap... » (106). Ici nous avons une image marine de cargaison lestée et de funérailles en mer, d'un corps qui sombre. L'image illustre le poids de culpabilité dont veut se défaire Elisabeth. L'isolement social et le désir de se purger Anne Hébert exprime par la descente ce que ses personnages profondément isolés ne peuvent pas. Ils sont isolés de leur société et tiennent à s'y réintégrer. Dans sa descente en elle, Elisabeth voit que c'est sans passion aucune, mais pour regagner le monde dont elle a besoin pour sa survie, qu'elle s'est remariée : « Il faut se faire une raison. Se remarier sans voile ni couronne d'oranger... l'honneur est rétabli... Quelle duperie ! Mais ça fait marcher, toute une vie... et moi qui emboîte le pas derrière comme une dinde. C'est cela une honnête femme, une dinde qui marche... » (9). Nous sentons tout de suite une ambiguïté chez Elisabeth : veut-elle vraiment regagner cette bourgeoisie ? Le sort l'y oblige-t-il ? A-t-elle vraiment répudié Nelson, ou ne s'agit-il que de la survie de femme de son époque ? Elle-même rapetisse, ridiculise cette idée de l'honnête femme. Lorsqu'elle descend en elle, Elisabeth prend un détachement qui l'éclairé sur l'aridité de son passé et de ce qu'il y a eu de comédie dans sa vie descendue si bas 26 moralement. A l'approche imminente de la mort de M. Rolland, Elisabeth est en hâte de retrouver une certaine indépendance et de reprendre son nom de jeune fille de bonne famille : « Décliner son nom. Se nommer Elisabeth d'Aulnières à jamais » (23). Bien que l'héroïne marque un remarquable détachement de sa vie des dernières dix-huit années, elle est très consciente de ce qu'elle y joue un rôle. Elle revit sa défense au tribunal, durant laquelle elle joua, pour son salut, le rôle de « reine offensée » (23). Elle s'approprie même l'image de la souveraine de son pays, la reine Victoria : Agathe joint les mains devant un aussi touchant tableau. — On dirait la reine avec ses petits princes autour d'elle ! (34) Tandis qu'Aurélie sera accusée et emprisonnée, Elisabeth sera prouvée innocente. La comparaison de celle-ci au monarque reflète la relation de la haute bourgeoisie canadienne française avec le gouverneur anglophone, comme nous rappelle Stephen Bishop : « Il ne faut pas qu'on oublie que cette histoire se situe à l'époque de la Rébellion des patriotes (1837-38). Ayant déjà perdu le soutien de beaucoup de paysans et d'ouvriers et face à la possibilité d'une rébellion encore plus populaire et répandue, le gouvernement anglais voulait au moins s'assurer de la loyauté de l'aristocratie urbaine » (269). Il nous explique que cette souche de haute bourgeoisie maintenait un équilibre précaire : « Elle ne faisait pas partie de la classe gouvernante anglaise, mais elle ne faisait pas non plus partie des basses classes sociales franco-canadiennes » (269). Malgré une certaine attirance vers l'érotisme joyeux du bas peuple que fréquente son premier mari Tassy, Elisabeth en trahit son mépris : « Ah ! Tous ces canayens-habitants-chiens-blancs! Ils '«Si 27 sentent la sueur et la crasse... » (71). Lors du procès, les trois tantes tiennent à lui refaire « un honneur infranchissable. Une réputation inattaquable » (47). On peut croire qu'elle ironise ici, se méprise un peu pour cette comédie qu'elle joue devant les juges de la cour anglaise pour qui on demeure innocent avant d'être prouvé coupable. Afin de purger le personnage descendu dans le péché, Hébert a recours à des images de lavage et de renaissance. Elisabeth raconte le vœu de ses tantes de laver la faute : « Nous la laverons de la tête au pieds [...] dans de grandes cuves de cuivre rouge [...] De grandes serviettes très blanches. Nous la roulerons dedans, comme un nouveau-né » (47). Peut-elle se refaire aussi si aisément ? Elle pose la même question de l'identité posée dans Le Premier Jardin par Flora ou dans Les fous de Bassan : peut-on habiter un personnage comme Nicolas habite celui du grand prophète ? Lors d'un plus lointain retour à ce « lavage » de la meurtrière, les phrases à l'infinitif, qui pressent souvent le rythme et l'urgence d'une situation, servent de manuel de survie sociale : « L'appareil des vieilles femmes se met en marche. Médite et discute. Mon sort est décidé, arrêté avant même qu'aucune parole ne soit prononcée. Apaiser tout scandale. Condamner Elisabeth d'Aulnières au masque froid de l'innocence » (233). « Appareil » est un mot nautique et martial : on appareille un vaisseau pour un voyage ou une armée pour une bataille, image de mobilisation, et le nom « appareil » ici évoque la force sociale qui se met en marche. Notons le « masque froid » qui rappelle le « masque d'or » (v 38) de la femme qui va souffrir dans « Le Tombeau des rois ». Le masque peut évoquer une victime que l'on orne, 28 mais surtout le rôle que l'on joue « à froid » et aussi le subconscient qui n'a pas encore été déterré. Avec le temps, Elisabeth semble reprendre goût à une sorte de vie et à ses pouvoirs de bourgeoise bien placée. Lui répugne-t-il tant de revenir dans ce cocon ? Lorsqu'elle joue son nouveau rôle, sa démarche lance un certain défi : « Je fais confiance aux puissances tutélaires qui me protègent dans l'ombre. Je rajuste mes vêtements de deuil et demande qu'on m'amène mes enfants. Les promener doucement dans Sorel m'apporte le plaisir pervers de donner le change au monde entier. Attendrissante et pâle, j'apprends mon rôle de veuve » (243). Quels autres rôles a-t-elle joués ? La jeune fille sage, deux fois l'épouse et la veuve. Mais quelle vie l'attend maintenant ? Devons-nous la considérer cynique lorsqu'elle demande : « Mourir une fois, deux fois, à l'infini jusqu'à ce que ce soit la dernière fois. La vie n'est pas autre chose après tout » (243). La notion d'isolement social et d'appartenance est liée à celle de l'étranger, figure de descente morale et être banni symboliquement du Jardin, qui amène avec lui le malheur et secoue la vie d'une communauté tranquille. Nous pouvons penser à Nelson et à Aurélie. L'étranger cherche l'intégration et l'acceptation. Examinons d'abord le cas du docteur Nelson. Lors de ses voyages en esprit, Elisabeth s'adresse directement à celui-ci qui est maintenant hors-jeu. Elle l'appelle, le désire, le hait, le délaisse ou s'apitoie sur son sort, comme lorsqu'elle rappelle son statut d'étranger : celui-ci fut d'abord « chassé » du foyer lors de son enfance, vu que ses parents loyalistes américains ne voulaient pas qu'il grandisse sans la protection de la couronne d'Angleterre. Puis il demeure marginalisé au 29 Québec, malgré ses efforts d'apprendre la langue française et d'adopter la religion catholique : On ne vous perd pas de vue, élève Nelson [...] Celui qui dit « le » table au lieu de « la » table, se trahit. Celui qui dit « la Bible » au lieu des « saints Evangiles » se trahit [...] La médecine choisie comme une vocation [...] D'où vient qu'en dépit de votre bonté on ne vous aime guère, dans la région ? On vous craint, docteur Nelson. Comme si, au fond de votre trop visible charité, se cachait une redoutable identité... Plus loin que le protestantisme, plus loin que la langue anglaise, la faute originelle... Cherchez bien... Ce n'est pas un péché, docteur Nelson, c'est un grand chagrin. (124-125) La descente morale et l'isolement social se retrouvent ici. Nelson est perçu par le catholique comme âme maudite, vu ses origines étrangères et protestantes. Il devient véritablement pécheur suite au meurtre. Si nous le voyons d'abord isolé à l'intérieur de sa communauté, il en sera par la suite banni. Cette adresse annonce d'autres aspects plus néfastes du personnage que nous verrons, retenons pour le moment l'image du personnage chassé et « coupable », qui nous amène à la notion de la descente morale. Hébert inverse souvent les images du Livre. Dans une descente psychique qui reflète tout autant sa culpabilité, Elisabeth craint son « double » sensuel comme remarque Michèle Anderson (43). Elle voit cependant son âme comme étant en état de décomposition et non son corps, qui est encore sain et bien portant et désireux de vivre. Elisabeth se voit (ou l'image suggère qu'elle se voit) comme pécheresse maudite dans l'image du cabri dans le ventre de sa mère, toutefois elle 30 aime son physique : « Mme Rolland se redresse, refait les plis de sa jupe, ajuste ses bandeaux. Va vers la glace, à la rencontre de sa propre image, comme on va vers le secours le plus sûr. Mon âme moisie est ailleurs. Prisonnière quelque part, loin. Je suis encore belle. Tout le reste peut bien crouler autour de moi » (14). Anderson explique qu'Hébert a ici inverti l'association du corps périssable et de l'innocence avec l'immortalité de l'esprit. Anderson nous fait remarquer la différence nuancée entre le jansénisme de la France, mouvement de rébellion dedans l'église catholique sévèrement réprimé par les Jésuites au cours du XVIIe siècle, et celui du Canada puritain. Le jansénisme du Québec met l'accent sur le Péché originel et l'aspect corrompu et corruptible de la nature humaine. Tandis que dans la Bible tout n'est pas orages, fléaux et punition, il est plus difficile de trouver l'harmonie ou le salut dans le roman. Antoine Sirois remarque qu'au verset « Ainsi donc, comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort » ne succède pas dans l'œuvre d'Hébert le second verset : « ainsi par la justice d'un seul vient à tous les hommes la justification qui donne la vie » (Sirois 90-91, citant l'Epître aux Romains. 2.12-18). Au cours de leur descente, les personnages principaux viennent à reconnaître leur part de faute, et ce par le rêve et la solitude. Elisabeth fait un rêve dans lequel elle appelle un animal perdu et se voit sorcière, ce qui marque une première acceptation de sa part de faute à expier : « Le cri qui s'échappe de moi [...] est si rauque et si terrible qu'il m'écorche la poitrine et me cloue de terreur [...] Les bêtes les plus féroces, de la plaine et de la forêt, se mettent en marche [...] Les 31 hommes et les femmes les plus cruels sont attirés aussi. Fascinés, débusqués de leurs repaires de fausse bonté. J'ai un chignon noir... Je suis une sorcière » (127128). Ainsi que dans la Bible, les personnages craignent de se faire posséder par le Diable. Par moments, George Nelson est perçu comme un chirurgien dément qui « maudit les mamelles des femmes » (112), grâce aux accusations de la nourrice du second fils et aux divulgations d'Aurélie. Elisabeth remonte dans son passé jusqu'au ventre de sa mère où elle donne des coups de pied comme un petit bouc. Le bouc, avec le serpent, est l'animal qui le plus souvent représente le Diable. Il est aussi Dionysos, le Dieu païen grec des plaisirs du vin et de l'amour auxquels Elisabeth a brièvement le droit de jouir. Puis elle entend les commentaires faits sur elle par les domestiques : « Pas moyen de la tenir [...] Elle a le diable au corps» (51). La terre s'ouvre en vision pour Elisabeth, hantée par le péché, ses visions évoquent les tableaux de Bosch et le cheval noir de Nelson fait écho à celui de l'Apocalypse et l'on peut penser aussi aux tableaux de Durer. L'imagerie de chute et de noyade est tirée de cette source aussi, ainsi que l'image du poids de la chute morale. La terre s'entrouvre pour dévorer les pécheurs dans la gueule béante de l'enfer. Juste après la nouvelle de la mort de la sœur de Nelson et peu avant le meurtre de Tassy, la chute morale se voit dans le paysage : « Entre Montréal et Sorel. Les ornières sont profondes. La terre et le cœur se ravinent, d'un seul et même ravage [...] La campagne est rongée par l'intérieur. Un infime glissement de terrain, à l'origine, quelque part dans un paysage noyé de pluies, entraînant 32 éboulis, inondations, torrents qui se déchaînent. Un pan de monde connu cède et s'écroule » (169-170). Ici le paysage physique reflète la déchéance morale, l'effondrement de l'ordre moral et le glissement vers le mal. Lorsqu'Elisabeth revoit en détail le moment suprême du meurtre, elle entend « quelqu'un qui me souffle que le roi de la vase vient vers moi. Me traînera par les cheveux, me roulera avec lui dans des fondrières énormes, pour me noyer » (171). L'image en est une de descente et d'enlisement dans un trou de la terre, car ce trou et plein d'eau. Ces « visions » lui viennent souvent d'abord par le sens de l'ouïe. Affaissée dans l'étroite chambre de Léontine, Elisabeth entend les répétitions du mot « coupable ! » et retourne constamment au meurtre de son premier mari Antoine Tassy, perçu comme un seul homme renaissant des cendres. S'agit-il du mythe du phénix qui est toutefois un symbole plus positif lié à une idée de la rédemption ? Tassy est aussi souvent un serpent, le serpent métaphorique des visions s'attachant les unes aux autres et celui du Jardin. Elisabeth est donc perçue à ces moments comme Eve la pécheresse. Dans ses visions, elle se voit constamment reprise par Tassy puis abandonnée à nouveau, ainsi qu'elle l'était de son vivant. Elle le traite de voyou, ce qui révèle sa nature de coureur et de buveur qui se dévoilera peu à peu. Ces personnages cherchent le rachat. Il est possible d'interpréter le mariage à M. Rolland, avec son appétit sexuel et ses milles petites tyrannies, comme une expiation de la part d'Elisabeth, qui veut se punir. N'y a aurait-il pas, comme le suggère Maurice Emont, une bonne part de « basse comédie » à tout ce jeu ? 33 Selon ce dernier, une fois que le meurtre est commis, l'amour est « exorcisé » et perd tout attrait : « Dorénavant Elisabeth ne songe plus qu'à retrouver son innocence perdue, se laver du crime, comme si elle s'était purifiée d'Antoine. Elle a toujours savouré 'avec une joie étrange [son] rôle de femme martyre et de princesse offensée' » (Emont 126 citant Kamouraska 88). La hantise de la culpabilité nous mène dans une descente physique et crue dans les entrailles. Comme dans un tableau de Bosch, Elisabeth s'imagine sur une table d'opération sur laquelle on inviterait les gens à lui ouvrir le ventre. Ce sont des images violentes de boyaux vidés semblables à celles de la Bible et des tableaux du Moyen-Âge. Le mal doit être arraché. Une autre image moins chrétienne est celle que propose Emont d'un « rite de purification par les armes » que constituerait le meurtre (126). L'image du « saint » George Nelson tuant le « dragon » Antoine Tassy est assez parodique, néanmoins Antoine porte un « péché » essentiel à Hébert : il est le joug masculin, le mâle brute qui retient Elisabeth de tout épanouissement et qui doit, dans un sens poétique, être effacé du tableau. Elisabeth en veut à la fausse sainteté de son amant George, et Elisabeth-Eve y porte l'assaut, comme l'indique pertinemment Denis Bouchard dans Une lecture d'Anne Hébert : « Plus le docteur sombre dans les excès : adultère, exhibitionnisme, expérimentations sexuelles, manquement à un ancien camarade, ivresse de meurtre, [...], plus cette femme redoutable et volontaire s'ingénie à le déposséder jusqu'au bout » (42). Nelson est un de ces « pauvres garçons » qui sont « victimes de la recherche acharnée de la paix de conscience, du soulagement de la culpabilité, et réduits à l'impuissance devant la 34 menace d'Eve » (43). Notons bien qu'Emont dit de Nelson, qu'il « sombre », il coule, il descend vers sa perte. Les références au péché et les hantises des personnages ne sont pas présentes pour nous inviter au repentir, mais pour nous en décharger. Dans le contexte du Québec de 1837-39, cela pourrait refléter l'emprise d'un catholicisme sévère et borné déjà abandonné par la France en 1905, mais toujours réfugié au Québec pour maintenir son peuple dans un étau qui ne sera desserré que dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Nous avons vu comment ces personnages sont vus et se voient comme pécheurs et ont subi une chute morale. Nous voulons maintenant descendre en eux pour y découvrir leur fonctionnement intérieur. Passons donc dans Kamouraska à la notion de descente psychique douloureuse en soi. 35 Chapitre III La descente douloureuse psychologique en soi L'immobilité avant la descente Dans Une lecture d'Anne Hébert, Denis Bouchard explique la nécessité absolue de la part de l'auteure de faire silence, comme dans les vocations religieuses, c'est-à-dire qu'elle se retire en quelque sorte. Ne voulant pas faire entendre sa « voix » d'auteur, elle préfère laisser parler le fil de la pensée des personnages : « Elle a davantage besoin de sonder que de pontifier » (18). Il lui faut, continue-t-il, un regard en soi lucide et à ce but la nécessité de créer « un langage apte à traduire de façon cohérente ce qui se trouve comme paralysé au stade de la gestation » (19). Pour mettre en branle et faire couler ces pensées, il s'agit d'un mouvement de plongée en soi, d'une réémergence suivie d'une re-plongée encore plus en profondeur. Ce mouvement est constant au cours du roman. Par exemple : quand Elisabeth est hantée plus que jamais par la vision de Nelson assassin, une fois le geste commis, psychologiquement elle plonge, émerge et replonge toujours plus bas. Elle revoit ou plutôt elle revit, dans une sorte de transe, le voyage de Nelson, voyage qu'elle n'a de son vivant jamais fait, mais qu'elle sent comme si elle y prenait part : J'entends la respiration, le râle, plutôt, dans sa poitrine.[...] Imaginer le visage défait là, à deux pas de moi. Le corps fourbu grelottant sous l'amas 36 des couvertures. [...] Prier, pour que jamais n'apparaisse à nouveau, devant moi,[...] ne revienne vers moi, ne me tende les bras, ne me prenne dans ses bras, l'homme qui vient de tuer un autre homme. [...] Appeler la nuit son visage. Comme on rabat le drap sur la face des morts » (214-215). Puis elle remonte brièvement et s'explique : « La compassion en moi tourne à vide, s'épuise... » (215). Elisabeth reconnaît ainsi, dès le meurtre commis, qu'un certain refroidissement a eu lieu dans ses sentiments. Elle émerge ensuite totalement dans son présent d'épouse aide soignante : «... je réclame en vain un linge doux pour essuyer la face de l'homme que j'aime » (215). S'agit-il du visage de Nelson ? Non, c'est celui de M. Rolland, mais comme cela vient tout de suite après le regard vers Nelson, nous lecteurs « voyons » presque le linge sur le visage de Nelson aussi bien que sur celui du mourant. I l y a ainsi superposition du visage d'un homme sur celui de l'autre dans la vision. Elisabeth se reconnaît et sans issue : « Me voici emmurée dans ma propre solitude. Figée dans ma propre terreur. Incapable d'aucun mouvement [...] Comme si la source même de mon énergie (étant faussée) se mettait à produire du silence. », avant de replonger vers Nelson et sa course : « Burlington, Burlington, mon amour m'appelle ...» (215). Il s'agit non seulement d'une plongée à plusieurs degrés de profondeur, mais aussi d'une parfaite immobilité dans laquelle est revécu un souvenir de bonheur qui ne sera jamais retrouvé et qui tient le personnage captif, comme nous l'explique Yann Leclerc : « Condamnés à l'évocation indéfiniment recommencée de ces moments révolus, les personnages s'y enlisent, oubliant le présent qui les enferme... » (16). Les personnages vont toujours vers l'échappée dans le rêve qui, 37 selon Josette Ferai, en vient à se substituer à la réalité et, par cela à perpétuer la captivité du personnage en descente (15-16). L'être ainsi « possédé » se trouverait donc peu à peu dissout. Qu'est-ce qui a poussé ces personnages à une violence extrême ? Est-ce simplement que ce sont des « mal-aimés », souffrant, par suite à ce manque affectif d'une inaptitude à vivre ? Il y a chez Hébert un perpétuel dualisme entre le bien et le mal, entre le rêve d'idéal de la jeune fille bien rangée et le désir de vengeance de la femme-sorcière. Tout cela suggère le désir chez Hébert de renverser l'ordre social de son époque, surtout quant à la condition féminine. Si l'on veut voir le manque affectif comme source de violence, doit-on voir un certain déterminisme chez Hébert ? Est-ce, comme dans le cas d'Emma Bovary, une éducation de jeune fille inadéquate qui cause sa perte ? Dans un sens oui. Voulant échapper à l'emprise restrictive des tantes qui l'ont mal préparée pour une vie de femme, Elisabeth cherche refuge dans un premier mariage et dans une quête assoiffée d'érotisme. Comme chez Emma Bovary, ce sont les lectures de romans d'amour du Romantisme et la frustration sexuelle qui mènent à la relation avec Nelson. La stérilité du ménage dans lequel Elisabeth est élevée ressort dans une des visions du passé où les vieilles tantes s'exclament : « Nous t'avons mal élevée, Elisabeth, pourrie. Petite idole, statuette d'or dans notre désert » (47). Elles s'accusent de leur manque au devoir de former une femme parce qu'elles l'ont idolâtrée, cloîtrée dans l'ignorance et la crainte. Elle ne sort de chez elle qu'une « statuette », et leur monde stérile un « désert ». Il faut 38 rappeler que ce passage est donné du point de vue de la narratrice Elisabeth qui voit le manque dans sa formation pour son entrée dans le monde social et affectif. Plus loin, Elisabeth elle-même s'en prendra à cette notion du mal déterminé par quelque chose en nous. Elle se sent dissoudre et s'adresse désespérément à un Nelson absent : « Surtout ne t'avise pas (toi qui est médecin) de vouloir situer le mal dans nos veines. Un caillot peut-être ? Quelque tache de naissance sur notre peau ? Le secret de nos entrailles ? ... » (192). Elle semble vouloir mettre en question des préconceptions trop faciles. La nostalgie de l'enfance La descente psychologique du personnage le confronte à un profond manque affectif. Liée à ce manque affectif est une profonde nostalgie de l'enfance, surtout d'une enfance en manque. Comme Stevens ou Nicolas dans Les fous de Bassan ou Flora dans Le Premier Jardin, Elisabeth est aussi en quelque sorte une orpheline qui a perdu son père et sa mère, celle-ci l'ayant livrée aux trois tantes. Cette dépossession émotionnelle, comme écrit Elisabeth Mudimbe-Boyi, l'aura privée de la possibilité d'agir avec responsabilité et autonomie (134). Chez son amant le docteur, Elisabeth cherchera également une figure paternelle. Ce retour vers le passé le plus lointain n'amène le personnage ni à la révélation totale ni à la liberté, ainsi que nous explique Maurice Emont. Une des lumières qu'Emont voit est celle qui éclaire les « paysages d'enfance » de la femme, image paradisiaque de la jeunesse libre et heureuse. Les animaux ne sont plus menaçants [...] et les figures inquiétantes du passé ont disparu » (64-65). On pense aux animaux de la Genèse d'avant le vol de la pomme. Mais cette lumière, selon Emont, « ne peut avoir raison des ténèbres » (65), il faudra une lumière plus crue et violente qui mettra à jour le meurtre d'Antoine Tassy et à laquelle nous reviendrons. Dans sa descente en elle qui provoque une remontée aux sources, Elisabeth veut même descendre dans le ventre de sa mère, au temps primordial : « Ne puisje fuir cette époque de ma vie ? Retrouver le lieu de ma naissance ? Le doux état tranquille d'avant ma naissance ? Ma mère en grand deuil me porte dans son ventre, comme un fruit son noyau... » (51). Elle ne connaîtra pas son père et souffrira donc d'une « recherche du père ». « Noyau » rappelle l'image de la femme comme plante, chère à Hébert. C'est aussi un mot souterrain de descente dans la terre. Dans le ventre elle aura « poussé dans un cocon de crêpe » (51). Le mot « cocon » évoque toute la douceur calfeutrée de cette époque et la contraste avec le présent d'angoisse. Le crêpe, tissu on ne peut plus féminin, se rattache également à cette nostalgie de la douceur d'une époque révolue, tout en rappelant aussi le frou-frou étouffant, la surprotection de cette époque de l'enfance chez les tantes. Le personnage ne descend donc pas que vers les enfers et la perte, il descend vers l'essence, dans un monde sécurisant et primordial. Dans le passage suivant le désir de retrouver la sécurité du rôle de Mme Rolland au chevet de son mari est lui aussi décrit en termes de descente. Cloîtrée dans l'étroite chambre de Léontine et de plus en plus écrasée par les visions du meurtre, Elisabeth appelle au secours : « Qui me prendra dans ses bras. Doucement... Me fera quitter la chambre à fleurs ridicules. Qui m'entraînera dans l'escalier. Me fera descendre les marches. Une à une, comme un enfant. Me 40 déposera saine et sauve au chevet de M. Rolland? » (79). On ne peut éviter de repenser à la descente vers soi du « Tombeau des rois » qui défera la femme de ce qui la retient. Dans cet extrait du roman, plusieurs niveaux de descente sont présents : tout d'abord celui de la « vraie » descente des marches pour quitter la chambre de Léontine et retourner auprès du mari, ensuite le niveau psychique de la descente de plus en plus profonde en soi et enfin un niveau symbolique et poétique de l'escalier qui donne accès aux couches de temps. La vision qui suit d'Antoine Tassy assassiné sera contrastée à ces mots de douceur et marquera l'impossibilité du désir : « Deux balles dans la tête. La cervelle lui sort des oreilles. On lui a bandé son horrible blessure... » (79). Les phrases sont courtes et sèches. Les deux balles ne rappellent-elles pas celles du « Dormeur du val » de Rimbaud : « Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit » ? L'effet de choc est semblable. Plus tard, hantée par une Aurélie sortant de deux ans de prison, Elisabeth voudra se protéger de ce souvenir accusateur et retrouver le temps d'avant le crime : « Me protéger de la fureur d'Aurélie. Nous sauver toutes les deux. Nous réconcilier à jamais. Abolir toute une époque de notre vie. Retrouver notre adolescence... » (62). L'aspect le plus attrayant de cette enfance perdue est celui de « l'enfance sauvage », loin des règles et de la honte de soi, enfance qui pour Lucille Roy demeure « la base même de la vie chez Anne Hébert et la condition primordiale du salut » (86). Cette ardeur de vivre s'oppose à la stérilité des vies sous l'emprise de la société québécoise du XIXe et de la première moitié du XXe siècle. Comme DH Lawrence, Hébert semble chercher une redescente en lui du personnage vers 41 son essence, à la valoriser et à l'opposer aux forces sociales qui la contraignent : « Renaître à la vie intouchée, intouchable, sauf pour l'unique homme de ce monde, en marche vers moi. Violente, pure, innocente !... » (115). Elisabeth veut retrouver l'enfance libre « Hors de ce monde, si vous désirez. C'est là que je vous donne rendez-vous. Telle qu'en moi-même, absolue et libre » (121). Nous verrons que tous ne sont pas d'accord sur ce que le personnage d'Elisabeth incarne. Ne se dupe-t-elle pas ici ? N'y a-t-il pas l'admission d'une certaine impuissance ici : elle veut retrouver à tout prix l'enfance pure et libre : « hors de ce monde si vous désirez », ce qui suggère que l'harmonie, le bonheur et la liberté ne sont pas de ce monde. D'autres voient que les personnages restent dans leur cercle de négativité et se perdant tout à fait. A cette enfance idéale et idéalisée l'on peut opposer le cri du personnage qui sombre et touche le fond. Elle donne par ce cri la parole à ce qui ne peut s'exprimer, et il n'est pas beau. Il n'offre guère une vision optimiste du monde. Denis Bouchard écrit: « Elle ne s'aime pas plus que nous ne nous aimons nous-mêmes, intéressants hérétiques d'une mystique de la survie sans raison logique, sans rien d'autre qu'un pathos inquiétant » (Une lecture 28). Le cri Lorsque l'on a touché le fond psychologiquement, il ne reste pour s'exprimer que le cri. Le cri rejoint aussi le primordial du noyau souterrain dont il a été question. Après s'être adressée à Nelson à propos de leurs amours qu'elle sait maudites, Elisabeth semble s'adresser à nous et à elle-même : « Je suis celle qui 42 appelle George Nelson, dans la nuit. La voix du désir nous atteint, nous commande et nous ravage. Une seule chose est nécessaire. Nous perdre à jamais tous les deux. [...] Moi-même étrange et malfaisante » (126). Cet appel lui vient comme malgré elle, la ramène au monde des bêtes. Les forces de la nature la tirent. Elle est descendue à une essence de base de l'être humain en besoin d'amour. Elisabeth sent que tout n'est pas au mieux : dans un rêve elle se trouve près d'une cabane de bois, au milieu de la campagne, le monde dans la cabane s'inquiète du sort d'un animal domestique qui n'est pas rentré et veut qu'elle l'appelle. On lui supplie de crier : Le cri qui s'échappe de moi (que je ne puis m'empêcher de pousser, conformément à ce pouvoir qui m'a été donné) est si rauque et si terrible qu'il m'écorche la poitrine et me cloue de terreur. Longtemps mon cri retentit dans la campagne [...] Les bêtes les plus féroces, de la plaine et de la forêt se mettent en marche [...] Fascinés, débusqués de leurs repaires de fausse bonté. (127) On pense bien sûr à la cabane des sorciers des Enfants du Sabbat, mais cette cabane-là est moins macabre, presque joyeuse. On pense aussi au cri de Perceval dans Les fous de Bassan, qui ne peut dire autrement et ses joies et sa douleur et son horreur. Dans ce rêve-ci, Elisabeth se voit comme sorcière, comme louve, et son subconscient s'exprime : « J'ai un chignon noir, mal attaché sur le dessus de la tête [...] Je suis une sorcière. Je crie pour faire sortir le mal où qu'il se trouve...» (127-128). 43 Le cri représente également la hantise du personnage qui doit trouver une issue, devant une vision d'Antoine s'abattant sur elle, Elisabeth dit: « J'ai tant crié. Une espèce de crécelle stridente dans ma gorge. Une mécanique terrible déclenchée. Incontrôlable. Cela n'a plus rien d'humain... » (118). Le cri est non seulement tout son désespoir, sa culpabilité qui la hante, mais aussi une admission du mal qui est en nous et dont l'appel est aussi fort que celui du bien. Le cri est aussi un cri aux armes d'Elisabeth prisonnière de son rôle, le cri pour une autre façon de vivre. Ces niveaux se croisent, se retrouvent dans le cri. Il est aussi celui de l'amante qui, après sa première échappée avec Nelson dans le traîneau, connaît « La joie des fous, au bord du désespoir » (135). Le cri, avant tout marque un manque de contrôle et de soi et des événements de la vie. Yvan Leclerc explique que le cri vient presque malgré soi : « Une tournure impersonnelle conviendrait assurément mieux à ce qui échappe : ça cri en moi ...» (192). Les représentations du psychique Quelles sont les représentations symboliques de la descente psychique dans Kamouraska ? Nous devrions aborder quelques traits principaux de cette poétique du langage afin de mieux suivre la descente psychologique en soi des personnages. Dans son étude d'Anne Hébert, Delbert Russell note que c'est grâce aux symboles qu'Elisabeth acquiert une meilleure compréhension du sens de la désorientation de son amant dans le noir après le meurtre (88-89). Revivant le voyage de ce dernier, auquel elle n'a pas pris part, en tant que « voyante » elle tente de suivre son parcours psychologique et de repasser par tous les détails 44 précis de sa route. Elle parvient à une totale identification avec celui-ci, d'après sa perception. Lorsque le moment de l'assassinat approche, toutefois, elle se dissocie de Nelson, refusant d'admettre sa part dans le coup. Les éléments de la nature dans Kamouraska ne servent ni de fond, ni d'arrière-plan. Les éléments conduisent symboliquement le mouvement de descente psychologique. Le paysage n'y est pas décrit ; il joue plutôt un rôle actif, il participe au drame et en est inséparable. Le sens symbolique des éléments de cette nature n'est pas toujours le même, ainsi, selon le contexte, selon la tension du moment, les saisons, la lumière et les couleurs peuvent représenter un aspect ou un autre de la vie. Presque toujours, elles sont présentes pour rappeler la dualité dans le monde; ainsi le clair sera opposé à l'obscur, le blanc au noir, l'horizontal au vertical, la descente à la montée, le chaud au froid, l'aube à la nuit, la terre à l'eau, le fluide au solide, la restreinte à la liberté et le pur au mauvais. Qui dit descente dit obscur. La poétique d'Hébert est fortement visuelle et sensuelle, on peut donc « voir » les scènes, comme des tableaux de Fantin-Latour ou de Rubens dans lesquels le clair est contrasté avec l'obscur. Un aspect de la nature est toujours l'envers d'un autre, ainsi la nuit est l'inversion du jour. Lucille Roy insiste sur la force de l'obscur et de ses origines dans Le Tombeau des rois: « La nuit hébertienne est une lumière renversée dans son élan, et cette inversion recrée dialectiquement le jour. Sans les « prunelles crevées » du Tombeau des rois... le regard lucide de Mystère de la Parole et des Chambres de bois aurait-il pu exister ?... Sans l'obscurité du Tombeau des rois, l'être hébertien n'aurait sans doute jamais connu le jour » (99). Aucun symbole n'existe vraiment à part, tous 45 sont liés, ainsi l'obscur de la nuit rejoint le noir du cheval de la nuit. Lucille Roy nous dit que le cheval rase la terre « frisant de près la tombe » (135). Le cheval serait donc le véhicule de la descente. Qui dit symboles dit mythes, et qui dit mythe du cheval dit Pégase, le cheval ailé de la mythologie grecque. Pégase est le fils du dieu de la mer, Poséidon, et de la gorgone Méduse, à laquelle Elisabeth se compare ! Le Pégase de la mythologie est ami des Muses et créateur de sources, d'où peut-être l'association fréquente du cheval de Nelson avec l'eau. Capturé par Bellérophon, il permet à ce héros de le chevaucher et de vaincre un monstre, la chimère, avant que son cavalier ne soit victime de son orgueil en tentant d'atteindre le Mont Olympe. Pégase est généralement représenté comme étant de couleur blanche, mais voici que le cheval de Nelson, dans une inversion certainement voulue de l'auteur, est noir, car il est aussi le symbole de notre subconscient, qui doit être noir, du démon et dans l'imagerie chrétienne, de l'Apocalypse. Le cheval fougueux est ailleurs désir d'amour et de liberté, mais son aspect néfaste ici domine. De ce mythe nous pouvons passer à Nelson comme la parodie d'un Bellérophon trop orgueilleux qui devient capable de meurtre et se persuade de la « justesse » de son acte. Il est ensuite implicitement comparé au Saint Georges du Christianisme tuant le Dragon. Enfin vient Nelson, agissant en faux saint qui veut délivrer Elisabeth par le meurtre du « monstre » Antoine Tassy. Dans Kamouraska, si nous voyons le cheval et le coq ici comme une seule créature, les ailes de Pégase sont raccourcies, impuissantes, ridiculisées dans la scène du cheval qui se débat dans l'écurie avec le coq sur son dos élevant ses ailes courtes. 46 Le cheval de Nelson ne peut remonter donc et descendra toujours vers la perte, la mort et les enfers. Tout désir d'ascension que peut symboliser le bel animal est retenu, tout envol impossible : « Un matin le coq s'est pris les ergots dans la crinière du cheval. Ton cheval se cabre. Se dresse sur ses pattes de derrière. Le coq entravé déploie toute son envergure, tente de se dégager. A grands coups d'ailes exaspérées. Se débat en vain... » (188). Si nous voyons deux animaux distincts l'un de l'autre nous pouvons voir une contraste ironique entre les grandes ailes de Pégase et les ailes courtes du coq entravé. L'image alors pourrait représenter le conflit entre mari et amant, et le mot « coq » ne contient-il pas « cocu » ? Elisabeth voit cette fureur des animaux comme étant la fougue de son amant et de son amour piégé. La descente en soi s'effectue symboliquement par cette « descente progressive dans l'abîme nocturne de la terre » sous « l'emprise de l'arbre », comme nous fait comprendre Lucille Roy (109). Là où résident les racines, on pourrait trouver l'enfer chrétien. Lucille Roy croit plutôt qu'Hébert y voit « cet 'envers du monde' silencieux et nocturne où l'ombre et le bois unissent leurs forces pour concentrer et ranimer la vie » (125). Le fond de la terre est donc source de régénération possible. Le noir est associé à la nuit et celle-ci aux symboles de l'arbre de la forêt de la nuit, qui tire vers le ciel de ses branches et donc symbolise une remontée, mais plus encore tire vers le bas par ses racines, donc fait descendre le personnage associé à lui. Nous sommes renvoyés aux arbres qu'agite le vent dans « Le tombeau des rois ». L'arbre est un symbole du désir d'ascension et de phallus. L arbre est aussi l'Arbre du Jardin d'Eden et le bois de la croix, symbole repris quand Elisabeth voit son amant cloué contre un arbre. Nous voyons le Christ crucifié et sacrifié. Nous voyons également, au delà du symbole chrétien, le dénuement total de l'être. Une personne sur la croix se retrouve seule à seule au sens le plus profond, dans un état de réduction, descendue au fond d'elle-même, comme Elisabeth dans la chambre de Léontine. Dans une vision qu'elle a de Nelson, l'homme commence à se mêler aux éléments : Mon regard monte au delà de toi (tout le long de l'arbre contre lequel tu es appuyé) jusqu'à l'éclatement bleu du ciel. Par terre, les aiguilles rudes, rousses, odorantes [...] Appuyé contre ton arbre. C'est comme si tu t'enfermais au cœur de cet arbre avec ton mystère étranger. Une écorce rugueuse pousse sur tes mains, va recouvrir ton visage, gagner ton cœur, te changer en arbre (147). A l'obscur qui cache s'oppose la lumière qui accuse, mais aussi révèle le personnage à lui-même et l'assiste dans la descente psychologique en soi. Cette lumière revêt plusieurs aspects. Elle peut se faire dure, accusatrice et coupante, visant avant tout autre personnage Elisabeth. Dans la chambre de Léontine, elle sera percée par les rayons d'une lumière accusatrice qui la met à nu, et ainsi l'aube « devient l'image même de l'angoisse » (Roy, 35), tandis que, sans doute, l'aube du « Tombeau des rois », malgré les interprétations possibles de sa lumière, nous donnait quelque espoir. Cette lumière du « Tombeau des rois », où le personnage onirique est descendu au fond et regarde vers le haut, n'est encore qu'un « reflet d'aube » qui « s'égare » (v 62), un début de mouvement vers cette lumière violente, destructrice et révélatrice qui dans le roman révélera à Elisabeth sa vérité : Depuis un instant il y a quelque chose qui se passe du côté de la lumière. Une sorte d'éclat qui monte peu à peu et s'intensifie à mesure. Cela devient trop fort, presque brutal. J'ai envie de mettre mon bras replié sur mes yeux, pour me protéger contre l'éblouissement... (50) C'est une lumière moins stridente, « la lumière fluide » pénétrant par la fenêtre des chambres de Jérôme et de Léontine qui « ouvre le cœur farouche d'Elisabeth au monde, semblable aux eaux marines », cette clarté « entre à flots », « déferlant » sur son lit (Roy 73). Le mouvement serait une remontée, une éclosion donc, allant contre celui de la descente. Reste la lumière calmante et rassurante des rentrées dans la réalité d'Elisabeth, de l'ordre régnant au foyer. Celle-ci aussi marque une remontée et non une descente. Qui dit lumière dit feu. En quoi celui-ci joue-t-il dans cette notion de descente ? On appelle complexe d'Empédocle3 une attirance dangereuse vers le feu. Maurice Emont explique que celui-ci mène à l'anéantissement total de l'être (194). Il y a aussi le feu éternel chrétien de l'Enfer où brûlent les damnés et celui de la fièvre hallucinée qui consume symboliquement Elisabeth. Un feu plus calme mène, nous dit Emont, à rêver au bord de la cheminée et éveille « le désir de changer [...] de porter toute la vie à son terme... » (193). Ce feu-là, d'apparence attirante tout d'abord, sera douloureux, mais représente un rite de passage « nécesssaire » au personnage d'Elisabeth, qui descend en elle-même. Elle devra repasser, ajoute Emont, par sa passion pour Nelson « laquelle risque de 49 déclencher tous les événements néfastes qu'elle connaît déjà et qu'elle préfère garder dans l'oubli. C'est pourtant la seule façon de retrouver son amour et de revivre l'intensité d'une passion enfouie dans les profondeurs de sa conscience. Imaginer des flammes immobiles [...] c'est vouloir exorciser le feu de toutes ses séductions » (196). Le feu est aussi celui, séducteur ou accusateur, des regards de Nelson, d'Aurélie, d'Antoine ou de Madame Tassy. Porté à tous ses extrêmes, le feu est celui du rite d'Aurélie devant la cheminée dans le rôle de « prêtresse », lors duquel le meurtre est « préparé ». Dans sa descente par les visions accusatrices, Elisabeth cherche parfois un feu psychologiquement purificateur pour chasser les souvenirs, mais Emont rappelle que pour Elisabeth le feu ne suffira pas et que les images de Tassy renaîtront des flammes. Nous avons mentionné la descente en plongée pour remonter. Selon Emont le feu le plus pur est celui de la lumière primordiale, celui de nos origines et la recherche de celui-ci pourra « libérer l'âme qui peut rejoindre son origine parfaite » (225). La rêverie, la transe qui nous mène plus loin dans une descente psychologique, ne naît pas seulement du feu mais d'avantage encore de l'eau. Nous avons dit que les éléments semblent jouer un rôle actif et dynamique dans le drame. Comme dans les romans du Romantisme et du Symbolisme, l'eau représente soit la mort, soit le rêve, soit une certaine perte de la réalité. Ici aussi l'eau mène à une perte de soi, dans des images de noyade du personnage. Pour Maurice Emont, l'eau « se fait insidieuse et envahissante, s'infiltre partout, décompose et liquéfie » (157), elle a « partie liée avec le noir, la nuit, le sang et la 50 mort » (157). Le mot « Kamouraska » veut dire en algonquin « il y ajonc au bord de l'eau » (203). Nous avons vu déjà que l'eau pouvait symboliser le péché. L'eau calme nous donne notre reflet, elle est associée au miroir qui semble tirer Elisabeth dans une descente vers l'envers de ce qu'elle présente au monde des vivants. Le miroir et son reflet créent la tension des deux univers du bien et du mal, du beau et du bestial. Le miroir, comme l'eau, offre le reflet, invite à la noyade (le complexe d'Ophélie) qui est un mouvement de descente, et « offre aux vivants le regard des morts » (Emont 394). C'est donc par ses reflets qu'Elisabeth va souvent voir ses hantises. Les reflets du fragment de miroir deviennent vite menaçants et Tassy y apparaît bandé. Lorsqu'Elisabeth ferme les yeux, l'image éclate en mille éclats de verre mais le fragment survit et la regarde : « le miroir, comme l'œil, devient un regard conquérant » (Emont 338). Ailleurs le miroir est son double et l'attire « comme malgré elle, à la rencontre d'elle-même » ; le miroir l'invite à cette descente « pour découvrir sa propre profondeur, malgré son inquiétude » (Emont 339). Son reflet lui transmet à plusieurs reprises sa beauté physique de femme jeune ou mûre, mais aussi et surtout l'horreur de son acte et la bassesse de son esprit, comme lors d'un reflet qu'elle voit d'elle-même jeune et coiffée pour le bal : « Un port de reine. Une âme de vipère » (131). Souvent dans les images marines les dimensions morale, psychologique et fantasmatique de cette descente sont superposées. Une autre image marine plus fabuleuse et plus mythique montrant le désordre de la chevelure d'Elisabeth à la remontée d'un songe, la révèle à la meurtrière qu'elle est, lorsqu'elle se voit 51 comme une méduse. La scène la rattache et au monstre marin qui tue sa proie avec ses tentacules et surtout à la Méduse de la mythologie grecque, une des trois gorgones4 : « Mme Rolland montre une tête de méduse, émergeant de la robe de chambre en bataille » (91). D'habitude ce sont les cheveux que l'on dit « en bataille », ici la robe de chambre en bataille suggère la femme juste sortie des songes qui l'ont tourmentée. Malgré les courants et contre-courants qui y refluent, le roman mène avant tout à deux choses : une révélation d'Elisabeth à elle et à nous, et une descente des personnages vers la mort. Nous avons dit que l'eau peut symboliser la mort. Revenons à l'image du bateau : si la maison de Sorel est l'Arche de Noé, le traîneau de Nelson dans sa fuite est une barque à la dérive, symbole d'un personnage qui a moralement perdu le Nord ou bien de la barque de Caron5, qui mène dans une descente au trépas. « Le voyage réel ou rêvé de Sorel à Kamouraska est un voyage vers la mort » dit Maurice Emont (185). Celui-ci ajoute que dans son voyage vers le meurtre, Nelson se retrouve « comme un navigateur solitaire qui se dirige vers la haute mer » (194), et qu'au retour du meurtre, le cheval et le traîneau s'enfonceront sous le poids du mal commis dans la neige fondante et seront condamnés à poursuivre ce voyage : « Le cheval de la mort accompagne son maître en route pour l'enfer. Le voyage de George, comme celui de la mort, semble ne devoir jamais finir. Il devra fuir [...], dorénavant éternel voyageur, éternel fugitif poursuivi par son crime... » (Emont 186). Beaucoup de la descente d'Elisabeth se fait dans la douleur et la hantise au travers des larmes comme les larmes de la Piéta. Lorsqu'elles n'invitent pas à mourir, les 52 larmes invitent à la rédemption et lavent le péché. Ce sont là ce que Maurice Emont nomme les « eaux lustrales » qui ramènent Elisabeth à la pureté et à l'innocence de l'enfance : après le procès, la femme coupable veut se voir lavée par les autres femmes du clan : « Nous la laverons, de la tête aux pieds [...] Dans de grandes cuves de cuivre rouge [...] De grandes serviettes blanches très blanches. Nous la roulerons dedans, comme un nouveau-né [...] Nous lui referons un honneur infranchissable... » (47). Mais les cuves sont rouges, rappelant le sang versé de Tassy et le sang du Christ versé pour la rédemption des péchés. Ces lavages oniriques et l'obsession d'Elisabeth de propreté dans la réalité cachent mais ne retirent pas la souillure. L'opposé de la mer et de l'eau est la terre, mais cette terre est elle aussi souvent vaseuse, boueuse et associée aux images de chute, de descente et d'engloutissement. Parfois même les images de la mer et de la terre sont confondues et l'image de la corde qui retient le personnage vient s'y ajouter. Avant un retour aux visions d'Aurélie qu'elle a trahie et exploitée, Elisabeth tente de remonter vers la surface après une coulée : « On dirait que je tire vers le jour avec effort un mot, un seul, lourd, lointain. Indispensable. Une sorte de poids enfoui sous terre. Une ancre rouillée. Au bout d'une longue corde souterraine » (62). Un contre-courant rationnel de remontée tente de combattre une descente dans le cauchemar de la noyade de la raison. Cette remontée après la descente va mener Elisabeth plus près de la vérité de son acte. Si la terre recouvre le sol durant l'été et l'automne, la neige, étroitement liée à l'eau, le recouvre l'hiver. La neige est aussi, selon Maurice Emont, la mort, la 53 dissolution, l'invitation à la rêverie mais aussi la pureté (250). Elle est le désert de la mort, l'absence de toute trace rassurante de vie. Elle symbolise aussi la chasteté et la pureté. La descente du personnage est imprégnée de cette nostalgie d'une enfance révolue et idéalisée que nous avons vue. La neige immaculée recouvre tout le noir néfaste de l'eau et les couleurs de la terre, comme nous l'indique Maurice Emont (250). Elle est un désert de chasteté, elle est aussi un « no-man's land » qui mène, comme le Styx, à la mort. C'est un lieu comme celui par lequel passe Nelson en allant vers le meurtre et sa perte. On ne peut pas se fier à la neige plus qu'aux autres éléments. Elle ne fait, selon Emont, que de recouvrir les coulées, crevasses et marécages qui peuvent nous ensevelir (260). Finalement, la neige par contraste accuse lorsqu'elle est tachée de sang. Elle met en relief le péché. Le sang est symbole du sacrifice d'Antoine et de la souillure morale des assassins. Bien que rouge, le sang caillé semble presque noir et dans Kamouraska le sang est aussi souvent associé au noir qu'au rouge. Il poursuit Elisabeth métaphoriquement : la lumière qui filtre à travers les rideaux dans la chambre de Léontine se transforme en sang :« Il y a du soleil qui passe à travers les rideaux. Cela fait une lueur étrange, couleur jus de framboise, jusque sur le lit. Mes mains dans la lueur, comme une eau rouge » (40). Les mains rouges sont celles d'une Elisabeth qui vient à songer à sa part dans le meurtre ; un détail moindre et précis du « présent » viendra à maintes reprises accuser et renvoyer le personnage. Le sang sur le traîneau et son attelage et sur la neige est le rappel de la faute qu'on ne peut effacer. 54 Le symbole du cheval est le véhicule qui mène à la déroute morale, au désir de remonter vers la liberté, mais surtout dans une descente vers le trépas. La servante Florida, plus efficace auprès du mourant, est décrite en vocabulaire associé au cheval, car elle a « les pieds écartés l'un de l'autre », elle est le cheval qui transporte les morts, c'est elle qui va mener M. Rolland à son dernier voyage : « Cette longue encolure courbée qu'elle a Florida, avec une petite tête nattée qui se balance. Un air de cheval de corbillard agitant ses petites tresses grises, nouées de noir » (29). Son cou est une « encolure », ses nattes évoquent à la fois une vieille fille sévère et efficace et la crinière nattée du cheval de corbillard, dont les tresses sont « nouées de noir », couleur associée à la mort. Si le cheval est celui de la mort qui peut éveiller la peur d'Elisabeth, il sait aussi séduire par sa beauté. Dans son monologue intérieur, elle s'adresse directement à Nelson : « ce merveilleux cheval noir que vous avez, docteur Nelson. Ses longues jambes si fines. De loin on dirait des allumettes supportant une étrange chimère, à la crinière flottante » (151). Ici les jambes sont fines, fragiles « comme des allumettes », donnant non seulement un aspect éthéré au cheval et le rattachant au feu, mais aussi une légèreté et une grâce qui « comme une étrange chimère » le rattachent au mythe de Pégase que nous avons vu. Le mythe grec de la chimère rattache le cheval au meurtre et Elisabeth aux cycles de sa vie de femme. Le beau cheval endiablé est à noter surtout dans sa course effrénée vers Antoine et après le meurtre : il représente le cœur de Nelson, le Diable et la perte morale du personnage. Les aubergistes du bas du fleuve évoquent « sa beauté de 55 prince des ténèbres » (166), et Elisabeth devine « la complicité parfaite qui lui fait régler son allure puissante au rythme même du cœur fou de son maître » (166). Le voyage se fait « dans la pluie et la boue » et, après la mort, la nature infernale de l'animal se fait plus évidente : avec le bruit du galop, Elisabeth entend « un grincement d'essieux effroyable » (166). Le cheval mène donc Elisabeth dans sa descente en soi autant qu'il mène les autres personnages dans leur descente vers la mort et la perte. La dimension erotique Dans sa descente psychologique, Elisabeth apprend combien elle est coupable par le travers de l'érotisme. Nous allons donc nous pencher sur l'aspect erotique du meurtre d'Antoine Tassy. Dans "Toward a New définition of Eroticism", Michèle Anderson explique que la descente en soi d'Elisabeth est marquée par un conflit éternel entre les forces de la nature (l'érotisme et les images d'animaux) et les contraintes oppressives des rôles à jouer dans la société victorienne (40). La liberté ne peut être acquise qu'au prix de la violence du meurtre et elle sera de courte durée. De même l'érotisme des amants est de nature parfois violente dans sa frénésie ; Elisabeth revoit et revit l'urgence des retrouvailles secrètes et risquées. Nelson, piqué et aguiché par sa colère jalouse, lorsqu'il apprend qu'Elisabeth enceinte a voulu faire croire à son mari que son troisième enfant serait de lui, la prend devant la fenêtre de la cabane : 56 Ne touche pas à la lampe. Enlève ton châle. Ta robe maintenant [...] Déshabille-toi complètement. Ton corset, ton pantalon, ta chemise. Dépêchetoi. Tes souliers. Tes bas. Mes mains tremblent si fort que je dois m'y prendre plusieurs fois avant de défaire mes agrafes, lacets et boutons [...] Me voici toute nue, déformée par ma grossesse. Je m'accroche à la table pour ne pas tomber. (155) On pourrait croire qu'ici Nelson mène le jeu avec ses « ordres » dans l'érotisme du moment, mais c'est Elisabeth qui a excité sa colère et qui en a besoin afin qu'il se mette en état d'esprit pour devenir assassin. Elisabeth verra le meurtre comme « justifiable » parce que dès les premières années avec Antoine, elle comprend que leur mariage est à base de conflit et qu'il y va de sa survie : « Nous sommes vivants, lui et moi ! Mariés ensemble. S'affrontant. Se blessant. S'insultant à cœur joie, sous l'œil perçant de Mme mère Tassy. Ça ne peut continuer comme cela. Il faudra bien faire une fin, choisir le point du cœur et y déposer la mort. Tranquillement. Le premier des deux époux qui mettra son projet à exécution sera sauvé » (75). Nous avons dit qu'Anne Hébert a vécu ses premières années sous l'influence du jansénisme, dans lequel la femme, comme nous le rappelle Maurice Emont, une fois son « rôle de procréatrice achevé, doit disparaître d'un univers construit à la mesure de l'homme » (77). Sa sexualité de femme mûre doit donc devenir « honteuse ». La violence du meurtre voudra symboliquement faire face à ce concept et s'y opposer. Emont voit l'abandon de son amant par Elisabeth comme 57 un désir de rachat après cette sexualité honteuse, et George, de son côté, maudit « that damned woman » (244). La descente en visions du meurtre revécu forcera Elisabeth à accepter sa sexualité, mais hélas elle semble lâcher cette liberté aussitôt qu'elle l'a gagnée avec son retour au bercail, et la descente l'oblige à reconnaître cette réalité, qui est une défaite aussi. Hébert veut-elle nous dire que si Elisabeth est prête pour une liberté de vie et de mœurs, son monde ne l'est pas ? L'acte du meurtre marque un summum d'érotisme : « Un homme s'acharne, à coups de crosse de pistolet [...] Il frappe jusqu'à l'usure [...] Cherche dans son cœur la femme pour laquelle... Désire s'accoupler immédiatement avec elle. [...] Un tel épuisement point en lui, comparable à celui [...] des amants après l'amour » ( 230-231). S'il marque le moment fort de l'érotisme, il en marque vite aussi le déclin, comme un calme ou une déception post-coïtale. L'aspect erotique du meurtre marque aussi une attirance vers la mort des deux amants. Au temps de Shakespeare, le verbe « to die » pouvait signifier jouir dans l'acte sexuel, autant que trépasser. En français il y a la « petite mort » qui suit l'orgasme. Rappelons-nous le vers 25 du « Tombeau des rois »: « L'immobile désir des gisants me tire ». Souvenons-nous de l'aspect de rite dans le poème, puis voyons les amants de Kamouraska dans la neige, lors de leurs retrouvailles : « Une sorte de rituel entre nous. Chaque fois que nous sommes ensemble dans le bois de pins et qu'il fait encore trop clair pour... Nous jouons aux gisants de pierre. Nos deux corps étendus. Simulant la mort » (148). Les points de suspension annoncent l'érotisme à venir, ici confondus avec l'attirance vers la mort. Cette scène marque aussi la complicité dans l'autodestruction des 58 amants, un pas pris à deux dans leur descente vers la mort et simultanément la descente d'Elisabeth en son passé et sa vérité. Denis Bouchard rappelle le sens de « gisant » : une sculpture funéraire « mais c'est par extension une survie sous forme d'objet, de fac-similé étrangement mystérieux » (Une lecture 116). Complotant le meurtre après leurs ébats, les amants sont « dans la pénombre suffocante de la chambre de bois » serrés déjà comme deux cadavres dans leur cercueil. Déjà « ça sent le sapin », comme le veut l'expression, car ils échangent des paroles avec « la liberté légère des mourants » (160). Dans « un chuchotement d'alcôve », ils discutent « Tout comme si le meurtre d'Antoine n'était pour nous que le prolongement suprême de l'amour » (160). Le double suicide les tente également : « Nous ferions sans doute aussi bien de nous tuer, tous les deux ensemble [...] Une seule balle, un seul coup de couteau, un unique coup mortel. Avant que la vie quotidienne n'altère notre pure fureur de vivre et de mourir » (160). Après le meurtre, que reste-t-il à désirer ? Presque tout de suite, selon une interprétation possible, Elisabeth perdrait tout désir de l'homme qui a tué. Dans un sens poétique, une fois l'acte commis, Nelson aurait rempli sa fonction de révéler Elisabeth à sa vraie personne et de la libérer des liens qui la retenaient. Son rôle de justicier exécuté, il devrait donc s'effacer. Ainsi que nous l'avons dit auparavant, lorsqu'elle « voit » Nelson en fuite, elle semble perdre son désir : « Cet homme devient un autre. M'échappe à jamais [...] J'habite le vide absolu. Un désert de neige, chaste, asexué comme l'enfer » (194). C'est là que nous pouvons nous demander si elle languit toujours et se retrouve dans un enfer causé 59 par l'absence de l'amant, ou si elle tient à se détacher, à regagner une certaine indépendance et à assumer son prochain rôle de sainte, ou de reine offensée. Estce que « comme l'enfer » veut dire qu'elle souffre de cette absence, que sa vie sans amour-passion est l'enfer, ou que l'amour dorénavant serait l'enfer parce qu'elle serait avec un assassin lui rappelant à jamais sa part dans le coup ? L'amour sans danger deviendrait-il mortellement ennuyeux? Nous allons continuer notre parcours de la descente douloureuse psychologique en soi pour voir qu'elle mène souvent le personnage dans une descente hallucinatoire où la raison la quitte. 60 Chapitre IV La descente hallucinatoire Le rêve et l'environnement restreint La descente hallucinatoire s'annonce souvent par des images du personnage prêt à basculer dans le vide. Il va chuter dans un gouffre, ainsi que nous avons vu par rapport à la notion du péché. D'autres images de lourdeur sont celles d'une personne tentant de sortir et de remonter à la surface. Comme la femme du poème « Le Tombeau des rois » doit passer dans le monde des morts par la folie, la violence et la perte de soi, Elisabeth doit passer par une sorte de folie et de perte de soi pour renaître, si l'on veut croire que c'est ce à quoi elle réussit. Elle doit traverser une « transe », une mort initiatique pour atteindre une renaissance spirituelle. Ce serait l'interprétation la plus optimiste des visions actives et subies de cette femme. Dans ce parcours psychique, elle doit laisser se « dissoudre » sa personnalité, ne plus savoir qui elle est. Mais sa « folie », bien qu'elle soit souvent la perte de la raison d'une paranoïaque, est plus souvent la « folie » ou la transe dans laquelle entre le chaman, comme l'explique Maurice Emont. Selon lui, la mort par laquelle elle doit passer est une mort rituelle, « sous forme de descente aux enfers et de mise en pièces » (98). Elle se voit en chute, en noyade, et ce « morcellement symbolique » lui permettra de « se révéler autre » (98). Le rêve ne signifierait plus de simples évasions dans des temps meilleurs ou les cauchemars d'une meurtrière, mais serait, dit Emont, « expérience dynamique qui permet de naître à une autre existence » (98). Selon cette interprétation, nous aurions affaire 61 à une descente positive, comme celle proposée dans une interprétation positive du « Tombeau des rois ». Elisabeth en effet atteint souvent « l'extase » du chaman, état second dans lequel le pratiquant quitte puis réintègre son corps. Cet état lui permet de se « dédoubler » et de survoler des scènes de sa vie. Cela lui permet aussi l'omniprésence, une notion à laquelle nous retournerons. Qu'est-ce qui mène à cet état ? Parfois c'est un simple détail du décor physique du présent ou un son qui lance Elisabeth dans un voyage de mémoire vécue. Pourtant l'état est souvent assisté par des médicaments donnés, la fatigue et l'air lourd, le vin et le confinement dans un espace étroit et dans une solitude totale. L'espace clos et restreint est clé, car la claustration, selon Daniel Marcheix, va stimuler la mémoire en retirant les notions du temps et confronter le personnage à sa propre histoire (39). La perte de la notion du temps se retrouve dans les images des amants dans une boîte de verre « où sont enfermés deux oiseaux » (140), ceci marquant aussi l'impossible fragilité de ces moments qui ne devaient pas durer, et en même temps, le désir désespéré d'Elisabeth de conserver le passé : « Apprendre à vivre en soi. Dans un espace restreint mais parfaitement habitable [...] Moins que les murs d'une chambre. Une sorte de coffret hermétique. Une bouteille fermée. Nous apprenons à respirer le moins profondément possible » (179). Au début du roman nous trouvons Elisabeth veillant M. Rolland qui meurt « dans le désert du mois de juillet » (7). Elle a peur de la perte de son rôle d'épouse et de se retrouver confrontée à son passé; elle se sent observée par les regards des voyous. Elle se retrouve dans un espace qui ne fait que commencer à 62 se réduire. Lors d'un jour de pluie, en refermant la fenêtre, elle « mesure l'espace réduit entre la rue ruisselante, une vieille charrette qui grince et l'homme, tout petit, tout rond, tout tendre qui n'en finit plus de penser à la mort qui vient » (13). Vu l'état aggravé de son mari, Elisabeth se trouve « chassée » du lit conjugal dans celui de Léontine Mélançon, dans un espace plus restreint, seule où cela sent « l'encre et la vieille fille » (30). L'encre est associée au noir qui nous rejoint à la mort, tant la future mort de M. Rolland que celle de Tassy assassiné qui hante Elisabeth. L'encre traite également du thème de l'écriture, de la composition en pleine création. Plus elle descend plus son espace est réduit et l'étouffé. Plus tard cette chambre deviendra « une sorte de carton à chapeau » (40), espace encore plus réduit du point de vue d'Elisabeth : « Ah ! on dirait que j'ai une couronne de fer sur mon front ! Un étau qui ferait le tour de ma tête » (40). La poudre du docteur suggère qu'elle est sous l'effet de celle-ci. La couronne est une image sacrilège de la couronne d'épines du Christ, image de victime offerte en sacrifice. L'étau réduit encore davantage l'espace et le resserre dans une image de claustrophobie. Les verbes à l'infinitif qui suivent ce passage — « fermer les jalousies [...] donner un tour de clef [...] Boucher toutes les issues. Demeurer seule [...] » (40) — marquent une anxiété croissante et un désir de maintenir le contrôle de soi-même. Pierre-Hervé Lemieux, commentant « Les grandes fontaines » en début du recueil Le Tombeau des rois, évoque un refus d'aller plus loin dans l'introspection et un semblable « raidissement » chez Elisabeth dans le roman. Selon lui, elle est saisie 63 d'angoisse à l'idée de cette liberté que lui donnera la mort prochaine de son mari M. Rolland (29-30). Une autre marque d'anxiété croissante est un changement d'échelle : les objets, ainsi que dans Alice au pays des merveilles ou Les Voyages de Gulliver. croissent, rétrécissant par cela l'espace du point de vue du personnage inerte, attaquant ainsi sa conscience : Je n'arrive plus à bouger. Mes paupières sont lourdes. Semblables à du plomb. Ce doit être la poudre du docteur [...] C'est bien ce que je craignais, les trois femmes ont grandi. Grandeur nature elles envahissent à présent la petite chambre de Léontine Mélançon [...] C'est très étrange. Les objets de Léontine eux-mêmes changent doucement. Je suis sûre que ce ne sont plus tout à fait les mêmes. Imperceptiblement, ils deviennent autres. L'appareil des saintes vieilles filles riches se déploie maintenant sur la commode de Léontine. (41-42) Les tantes sont décrites en termes de guerre navale, ce qui illustre l'emprise qu'elles établissent à nouveau sur leur nièce. L'état d'inertie du personnage l'aide à entrer dans la transe. Daniel Marcheix nous explique que cet affaiblissement et cette « impuissance à maîtriser la remémoration » ont pour conséquence « une réceptivité exacerbée des sens, un décuplement des capacités de réception » (49) qui condamne le personnage à n'être qu'un réceptacle passif du flux d'images du passé. Elisabeth se souvient de moins en moins « activement » et volontairement. La mémoire devient, pour Marcheix, une expérience qu'elle subit : « elle [la remémoration] est elle-même 64 sensation, pleinement corporelle, et le plus souvent une sensation envahissante et destructive » (109). Cet état second, hors du rationnel, crée toutefois ce que Faulkner appelle « the unreliable narrator ». Devons-nous toujours, dans ces moments, nous fier à Elisabeth ? Lors des premières « transes » Elisabeth voudra se déculpabiliser et dire que certaines images monstrueuses sont dues aux drogues. Dans cet état, Elisabeth passe de son présent de Mme Rolland chez elle à des moments du passé ailleurs. Certains de ses rêves sont conscients. D'autres sont inconscients, beaux et nostalgiques. Certains encore sont cauchemardesques et hallucinatoires. Tous marquent un degré de perte de contrôle. Toutefois, comme en songe nous pouvons parfois « gérer » l'action, Elisabeth est souvent la « metteuse en scène » des visions. La narration La narration nous fait mieux comprendre et « voir » ce qu'Elisabeth dans ses descentes en elle-même voit. Sa narration change de style et de points de vue à maintes reprises. La narration nous donne un monologue intérieur qui semble à une première lecture être d'un désordre impossible et fragmenté. Il l'est, mais par la suite nous voyons dans ce désordre apparent une structure, ou plutôt une déstructure voulue. Tout ou presque tout le récit nous est donné par Elisabeth d'Aulnières. Le roman débute à la troisième personne, mais cela, comme nous le verrons, n'est pas un empêchement. 65 Le rythme reflète le train de pensée du personnage confronté à lui-même (donc d'une franchise certaine, nous pourrions croire) tantôt anxieux et accéléré, ailleurs lent, mou et flou. Les phrases courtes à l'infinitif traduisent souvent la frénésie ou l'affolement d'une Elisabeth s'accrochant à la « bouée de sauvetage » de son présent concret et voulant par ces phrases transformer l'Elisabeth sorcière en Mme Rolland mère, selon Felicia Sturzer (33-34). Celles-ci reflètent aussi le train rapide de nos pensées. Daniel Marcheix appelle ceci un « style télégraphique » qui crée une sorte de présent « spatialisé et impersonnel » (48) qui marque une rupture avec le réel. Dans Les fous de Bassan, Olivia de la Haute Mer, comme Marcheix nous montre, s'exprimera de la sorte : « Ne peux pas crier. Comme Perceval » (207). Dans le monologue intérieur, c'est la notion du temps qui, comme dans Les fous de Bassan, est intéressante. Soulignons dans la narration, dans le voyage en pensée, car pour ce qui est du temps réel qui s'écoule, il est court. Mme Rolland est au chevet du mari au début et, après s'être quelque temps assoupie, y retournera, après sa sortie du sommeil, lourde de songes et se voyant épuisée dans la glace : « La femme dans la glace a les yeux battus. Un visage trop rond. Des cernes sous les yeux » (242). On a dit de la narration qu'elle est « à rebours ». Josette Ferai nous rappelle que si cela est vrai, il existe aussi un courant dans le sens inverse, de son enfance au présent. Nous connaissons dès le début l'issue du drame, qu'Elisabeth n'épousera pas Nelson. Elle se trouvera « dans la même réalité que celle de son point de départ. Sa libération est donc fictive et s'inscrit dans le cercle infernal de 66 la captivité. Départ et aboutissement se fondent en un seul et même point; entre les deux : le déroulement d'un texte n'a de justification que psychologique » (1921). La revisite à rebours est celle du présent au passé. Cette remontée ne suit pas une chronologie ordonnée, et les visions descendent sur Elisabeth dans le désordre du rêve. Parfois le récit procède « à la manière d'un cantique par répétitions successives et amplification progressive de l'information apportée. Exemple : 'Amour... tu as fui comme un lâche' » (Ferai 19 citant Kamouraska 9). Les autres visions, dit Ferai, sont celles de l'enfance. Elisabeth remonte de cette période vers le présent : « ... l'évocation de la maison natale; la mort du père et le deuil de la mère; l'éducation de la jeune adolescente entreprise par les tantes ; [...] ; la rencontre avec George Nelson qui mènera irrémédiablement au crime » (21). Ces deux mouvements, ainsi que l'indique Ferai, se rejoignent au moment du drame. Un mouvement aboutit à la fin de la vie de l'épouse Madame Tassy, et l'autre à la fin des amours avec George Nelson et le début de sa vie présente de Mme Rolland. Le passé des dix-huit années n'existe quasiment pas, et la mort prochaine de M. Rolland ramène le personnage à sa peur actuelle (19-21). Certains voudront voir une fin moins optimiste, mais comme d'autres, Ferai veut voir une catharsis : « La vie peut désormais continuer. Etait-ce l'évocation d'une vie antérieure revécue, une vie que l'esprit imaginatif et romanesque d'Elisabeth a rêvée...? Le texte seul ne permet point de le déterminer » (21). Tandis que dans la descente du « Tombeau des rois » nous voyons une descente 67 possible de tour médiévale et ou de pyramide, nous avons ici le double escalier « théâtral » de Chambord, attribué à De Vinci, avec une remontée et une descente. Josette Ferai voit un temps du passé (enfance jusqu'à remariage) et un temps « du présent », qui recouvre la période beaucoup plus courte de l'agonie de M. Rolland : « veille d'Elisabeth au chevet de son mari, inquiétude de ce dernier, arrivée de Florida, repos de Mme Rolland et plongée dans ce qui peut être aussi bien un rêve qu'un fantasme » (27). Ferai y voit aussi un troisième temps « qui n'est point mesurable, qui est la négation des deux autres dans leur linéarité et qui est le temps du rêve-fantasme. Ce temps a sa durée propre ainsi que sa chronologie, quoiqu'elle emprunte sa réalité à la fusion des deux précédents » ; ce troisième temps restructure la réalité « pour les mieux intégrer » (27). Dans cette « construction en abyme »7 la réalité première de la vie du personnage s'abolit au profit de la réalité du rêve. Le roman passe constamment d'un de ces trois temps à un autre et tous se retrouvent dans le troisième. Dans ces passages d'une notion de temps à un autre, Elisabeth la « voyante » peut planer librement. Voyons Elisabeth s'adressant à Nelson et perdant son amour. Nous avons le point de vue d'une couche du passé qui voit le prochain passé à venir. Depuis le voyage de l'empoisonnement elle voit un froid qui s'est fait entre eux. L'arrière-plan physique et symbolique évoque le froid : « De nouveau la vitre glacée. L'ordre de surveiller la rue et d'y déceler le moindre mouvement d'arrivée et de départ » (186). Nous sommes encore derrière une vitre, or les vitres sont trompeuses, et ceci n'est que le souvenir hanté du personnage. Aurélie vient de rentrer de l'empoisonnement qui 68 aura échoué et voilà que déjà George part à son tour : « Je dois lui dire adieu à travers une vitre. Désormais, entre nous, il y a aura cet écran de verre et de gel. Ton image déformée par le givre et la mort passera de l'autre côté du monde [...] Lorsque tu reviendras, ce ne sera plus toi, ce ne sera plus moi » (186). Les couches de temps nous donnent des points de vue narratifs toujours changeants. Tout se passe dans la tête du personnage : « Aucune réalité tangible et objective ne viendra corroborer l'univers du songe ou la vérité des événements contés » (Ferai 22-23) et tout y demeure donc ambigu et ne nous donne qu'une perception intérieure et subjective. Toutefois, il y a plusieurs incarnations d'Elisabeth, et chacune aura « une vision particulière de la réalité vécue » (23). Si la narration d'Elisabeth demeure subjective, à chaque changement nous avons la vérité apparente d'un nouveau point de vue, et chacun d'eux mène le lecteur dans la descente vers le fond du personnage. La descente d'Elisabeth est-elle « accompagnée » ? Existe-t-il un autre narrateur externe ? Se revoyant danser avec Antoine Tassy, Madame Rolland dans le lit de Léontine est endormie : Que Madame Rolland ne se rassure pas si vite. Ne se réveille pas en toute hâte, dans la petite chambre de Léontine Mélançon. Pour classer ses souvenirs de mariage et les accrocher au mur, les contempler à loisir. [...] Ce n'est pas que la lumière soit particulièrement insistante. Mais c'est cette terrifiante immobilité. Cette distance même qui devrait me rassurer est pire que tout. Penser à soi à la troisième personne. Feindre le détachement. Ne pas s'identifier à la jeune mariée tout habillée de velours bleu ». (69-70) 69 Yvan Leclerc dit que le style indirect libre et les phrases à l'infinitif accentuent le paradoxe. Si l'on se rappelle l'œuvre poétique, on peut mieux comprendre la suggestion de celui-ci qu'Hébert « dirait sans doute que c'est toujours la même voix qui parle du fond de soi, modulée différemment en surface » (195). D'un autre côté, Glenda Wagner voit un narrateur extérieur (270), tandis que nous sommes nous-mêmes plus tentés de n'y voir qu'une voix, celle d'Elisabeth, avec un chœur possible, et la non-intervention de l'auteure qui narre à la troisième personne. Wagner voit deux narrateurs-protagonistes, Elisabeth Tassy et Mme Rolland, et Hébert « qui émerge comme narratrice auteure-extradiégétiquehétérodiégétique » (270) dans de tels passages que le suivant : « Elisabeth referme la jalousie et la fenêtre. Encore un peu elle tirerait les rideaux. Pour se protéger [...] Quelle heure sinistre que l'aube, ce moment vague entre le jour et la nuit lorsque le corps et la tête flanchent tout à coup et nous livrent au pouvoir occulte de nos nerfs » (25). L'aparté pourrait en effet être celui d'Hébert commentant un moment du jour qui lui est cher et qui revient souvent dans sa poétique, mais il pourrait tout aussi bien refléter les pensées d'une Elisabeth angoissée qui aurait pu dire « mes nerfs ». Wagner voit une sorte de lutte entre la narratrice Mme Rolland et la « narratrice-auteure » Hébert. Le point de vue de Wagner nous donnerait une descente vue d'un angle plus objectif, tandis que si tout est narré du point de vue d'une narratrice Elisabeth, la descente demeure subjective. Retournons à cette troisième Elisabeth, Mme Rolland, qui va parfois au-delà de son point de vue et nous rappelle son « pouvoir » omniscient. Elle peut 70 descendre et remonter à sa guise le cours des années. Elle est, après tout, responsable de la « mise en scène » de l'ensemble. Elle revoit par exemple les deux amis d'adolescence Nelson et Tassy à leur partie d'échecs, à laquelle elle ne fut jamais présente, mais encore ici le passé, quoique imaginé, annonce le futur, lui aussi révolu, déjà passé : « Jalouse, je veille. Au delà du temps. Sans tenir compte d'aucune réalité admise. J'ai ce pouvoir. Je suis Mme Rolland et je sais tout [...] Je préside joyeusement à l'amitié qui n'aura jamais lieu entre George Nelson et Antoine Tassy » (123). Josette Ferai propose que cette Mme Rolland omnisciente serait un « moi » hors du temps et de l'espace, l'âme se parlant à ellemême, tout en admettant que le texte ne contient pas d'informations suffisantes pour permettre un choix entre la voix de « chœur grec », l'âme se parlant ou une Elisabeth ironisant. Ferai trouve peu semblable que ce soit la voix de l'auteur ou un étranger à l'histoire qui « s'immisce dans la demeure de Mme Rolland » (26) ; sans doute n'est-ce qu'Elisabeth enfermée en elle-même, dans sa descente psychologique, se « décollant de ses rôles successifs pour se regarder » (26). Un autre exemple de la multiplicité apparente des points de vue toutefois tous « mis en scène » par Elisabeth la narratrice est celle d'une vision de Nelson hanté par sa culpabilité telle qu'elle est imaginée par Elisabeth. Nous descendons donc ici non seulement dans l'esprit d'Elisabeth, mais dans celui de Nelson tel qu'Elisabeth le perçoit. Tout d'abord elle s'adresse à l'homme, à la manière d'un chœur grec : « Ce merveilleux cheval noir que vous avez, docteur Nelson [...] Vous ne pouvez supporter aucune douleur [...] Vous vous défiez de vous-même, docteur Nelson. Vous feignez de croire à la pitié [...] » (151). Elle ou le chœur 71 accuse Nelson de fausse sainteté, puis elle entre dans le point de vue du docteur en style indirect libre, imaginant ses fatigues : « Certaines si lourdes fatigues ressemblent à la paix à s'y méprendre. Dormir comme une brute sans avoir le temps d'enlever ses chaussures » (151). Ensuite elle imagine un cauchemar de Nelson de la noyade d'Antoine Tassy, dans laquelle on lui maintient la tête sous l'eau. Puis elle voit Nelson émerger de ce cauchemar et se laver la figure : « Il asperge son visage d'eau glacée. Tourne vers mes propres songes ses traits ravagés, ses yeux effrayés. Et moi [...], je tourmente cet homme et je le hante. Comme il me tourmente et me hante » (153). Le « cadrage » est donc ici quadruple : Elisabeth-Mme Rolland, Elisabeth en songe, Nelson en songe (perçu par Elisabeth en songe et raconté par Elisabeth narratrice), et Nelson sortant du songe qui regarde Elisabeth dans son songe. Nous trouvons cette proposition-ci plus acceptable, celle d'une Elisabeth metteuse en scène, même si elle va contre l'idée du manque de contrôle dans les visions. Les éléments qui contribuent à la descente L'eau, le brouillard, la neige, la pluie, la fumée, l'obscurité, la nuit et les reflets concentriques du miroir sont les éléments véhiculaires de ce passage de descente hallucinatoire par un rideau de flou au clair, au précis d'une vision du passé. Le lecteur, comme la narratrice, se retrouve désorienté. Elisabeth se revoit enfant après la mort de son père, alors qu'elle est recueillie par ses tantes puis remonte au présent avant de replonger à cette époque : 72 Déjà ! Je n'ai pas eu le temps de reconnaître aucune chambre de la rue Georges. Ah ! Ma première maison est bien perdue ! Une espèce de brouillard blanc, comme du lait, s'étend sur la ville [...] La moindre o poussière vole avec la précision d'un phalène , autour d'une lampe. L'air, lui, ressemble à la lumière, clair et sonore [...] Tout ce qui va se passer ici sera sans réplique. (53-54) L'emploi du futur proche reflète la « mise en scène » fréquente d'Elisabeth. Cet aparté ressemble également à ceux du chœur de la tragédie grecque sur ce qui va suivre ou a eu lieu. Dans la prochaine partie, nous verrons si nous devons « voir » tout au travers des yeux d'Elisabeth. Elisabeth sera amenée par ces états à reconnaître les actes qu'elle a commis. Elle voudrait aussi que le voyage en transe la ramène à la « vraie vie » de son amour avec Nelson, mais cela, selon Daniel Marcheix, ne se fera pas, à cause du passage du temps réel : elle voudrait « s'absorber totalement dans un passé dont elle attend une jouissance perverse. Elle aspire à réintégrer un temps immobile, figé par le désir d'être en conformité avec soi dans 'la possession de la vie réelle'. Mais la 'conquête de la vraie vie qui est sous le passé' ne peut se maintenir bien longtemps dans le simulacre de cette achronie existentielle » ( Marcheix 118 citant Kamouraska 163 et 104). Comme la transe du personnage ne se vit pas de façon facile, Elisabeth résiste à maintes reprises et s'accroche à son environnement réel. La narration subit des oscillations constantes entre le désir de se laisser chuter et de se retenir, de plonger et d'émerger. Mme Rolland en tant que garde-malade s'accroche outre 73 mesure au besoin de trouver du sucre pour les gouttes du mari, mais bien moins pour le bien de celui-ci que pour ne pas succomber à une dérive en pensée : « La folie renaîtra de ses cendres et je lui serai à nouveau livrée, pieds et poings liés, fagot bon pour le feu éternel [...] Le sucre ! le sucre ! Il faut trouver du sucre » (18). La vue de la rampe de l'escalier dans sa course effrénée la rassure, l'emplit « d'une joie démesurée. Comme si elle retrouvait à chaque mesure les signes rassurants de sa maison bien assise » (18). La vision de la folie renaissant des cendres rappelle peut-être l'oiseau du mythe9, et une hantise dont elle ne peut se défaire. Elle résiste ici, voulant trouver le sucre et s'entourer de ses enfants et de sa fonction de mère et d'épouse dévouée. Après une course dans la maison, Elisabeth sonne la servante Florida pour trouver le sucre : le timbre de la sonnette « déchire le silence de la nuit », et Mme Rolland est « épouvantée par tout ce fracas » (20). Sa fragilité de nerfs pour le « drame » du sucre n'est pas encore compréhensible. Nous avons évoqué la nostalgie de l'enfance, le désir de redescente au ventre de la mère avant la coupure du cordon ombilical. La corde est aussi celle qui ancre le vaisseau en sécurité, donc qui retient le personnage d'Elisabeth dans la raison. On parle d'une personne bien « ancrée ». Dans les images de noyade, nous avons souvent celle de la corde : ici Mme Rolland ne peut lâcher le cordon de la sonnerie : « Lâcher ce cordon, avant qu'il ne soit trop tard, avant que ne déclenche une immense clameur réveillant toute la ville. Une sorte de carillon hanté » (20). Un carillon sonne dans la joie, tandis qu'ici Hébert le veut hanté. Le cordon (quasi ombilical) raccroche Elisabeth à la réalité. Elle a peur de sombrer et 74 le bruit de la sonnerie, tout en l'emplissant d'angoisse, l'arrache au songe et la retient dans le vrai. Une fois seule dans la chambre de Léontine, Elisabeth a tellement peur des visions qui menacent de revenir, qu'elle préfère accomplir son devoir conjugal auprès de ce petit homme aux fréquentes exigences sexuelles, sans qui elle serait « morte de terreur » (30) durant ces années de culpabilité. Elisabeth s'assoupit enfin et sombre dans les visions des trois hommes qui surgissent, les deux maris au moment de la mort et l'amant néfaste : Mon mari meurt à nouveau [...] La première fois c'était dans la violence, le sang et la neige. Non pas deux maris se remplaçant l'un l'autre [...], mais un seul homme renaissant sans cesse de ses cendres. Un long serpent unique se reformant sans fin, dans ses anneaux [...] Puis vient l'éclat sombre de l'amour [...] L'amour noir. Docteur Nelson je suis malade et je ne vous verrai plus. Quel joli triptyque ! (31) Toutefois après chaque oscillation entre une vision cauchemardesque et le réel, la vérité du crime gagne du terrain, et Elisabeth bascule dans des gouffres dont il est de plus en plus difficile de s'extirper. Couchée toujours dans son lit, Elisabeth revoit un effrayant Antoine Tassy mort sortant des eaux de l'anse entre Saint-Denis et Kamouraska : Se déplace sur l'horizon noyé. Un bandeau blanc lui couvre la tête. Il grandit à vue d'oeil [...] Je crie [...] L'image d'Antoine va s'abattre sur moi. Me terrasser. Soudain [...] Mon épaule de pierre. Le géant se brise sur elle. Vole en éclats [...] Son sang, sa tête, son cœur. Cela recommence. Une ronde 75 dans mes os, une multitude d'Antoines assassinés circule dans mes os. Des fourmis noires, avec des yeux énormes... (90). Les visions font un trajet circulaire en vrille, revenant à chaque fois avec un détail nouveau, comme ici le lieu et la date du crime, et un aspect plus cauchemardesque. Dans le chapitre « La Mémoire et le temps circulaire », Daniel Marcheix voit une perte de toute notion linéaire de temps, cette notion substitue « au temps chronique linéaire la durée inédite et circulaire de la répétition et du rabâchage » pour révéler « la vérité convulsive d'une crise originelle » (122). Après cette descente hallucinatoire, la réalité dans laquelle Elisabeth émerge a de moins en moins le don de la rassurer. Lorsqu'elle se dresse sur son séant, le décor ne la rassure pas : « Tous les liserons de ce papier peint m'enchaînent » (90). Il n'y a que son enfant qui puisse lui donner un peu de sang-froid. Enfin elle sort : « Je me dresse sur mon séant » et elle se retrouve dans la chambre avec son enfant qui accourt, mais en piteux état : « Mme Rolland montre une tête de méduse, émergeant de la robe de chambre en bataille » (91). Lors d'une vision telle que la précédente d'Antoine se fracassant puis se multipliant, le discours réaliste se dissout, tout en restant « vrai » au sens psychologique et symbolique et compréhensible dans le lien avec le personnage. La réalité se dissout au fur et à mesure que se désintègre la personnalité d'Elisabeth, puisque nous pouvons sans doute accepter que nous voyons le tout du point de vue subjectif et intérieur d'un seul personnage. Pour ce qui est de la descente hallucinatoire d'Elisabeth, les notions du voyage par le rideau du flou, de la perte de la « vraie vie » d'amour, et de la transe 76 se retrouvent condensées dans les voyages en traîneau de Nelson dont la voyante Elisabeth fait le parcours virtuel; le récit en est donc suspect, puisqu'il est perçu par Elisabeth. Il est tel qu'elle le conçoit, et il est important surtout pour sa valeur symbolique. Nelson va se dissoudre dans le décor enneigé. Peu à peu elle le perd : elle ne le « voit » plus si bien et simultanément elle le relâche de son cœur. Continuera-telle de l'aimer ? Poétiquement il n'a plus d'importance, il a servi, il peut s'effacer : « Il s'enfonce dans une désolation infinie. [...]. Cet homme devient un autre. M'échappe à jamais » (194). La dernière phrase est ambiguë : déplore-t-elle cette fuite, ou en est-elle presque soulagée ? De même lorsqu'elle dit : « J'habite le vide absolu. Un désert de neige, chaste, asexué comme l'enfer » (194), ce commentaire pourrait s'interpréter de deux manières : elle n'a plus rien et son amant lui manque, ou bien : enfin voilà le calme après la tempête, je dois subir le jugement des autres et le joug conjugal avant d'assumer une vie chaste et respectable. Dans sa descente hallucinatoire et le voyage de Nelson qu'elle y voit, les images de navigation en mer, de perte de points de repère, de gel et de brûlures, de fatigue et de lourdeur se succèdent et Nelson devient étranger. Les mains de Nelson lâchent les brides, non pour une course, mais seulement pour errer : « Les deux mains à présent ne conduisant plus le cheval. Les deux mains tombées sur les genoux, abandonnées, bienheureuses, lourdes, si lourdes, d'une paix incommensurable, perfide. [...] Les doigts redessinés, un par un en plus épais, en plus lourd » (195). La lourdeur est celle que cause le froid autant que la faute et 77 l'engourdissement de la voyante Elisabeth. « Redessinés » rappelle le point de vue d'Elisabeth qui perd l'image, encore comme un dessin qui devient plus grossier avant de s'effacer. Nous suggérons que ce n'est que lorsqu'elle descend dans son passé et revoit des images qui pâlissent qu'elle accepte qu'elle ne voulait peut-être plus revoir Nelson. Lors des visions du voyage, il n'y a pas que Nelson qui s'efface, Elisabeth elle-même semble dans sa descente n'avoir plus de masse. Sans « aucune espèce de protection », elle se voit « forcée de suivre le déroulement des scènes à mesure qu'elles sont décrites » (210). Elle se rapproche le plus prêt possible de Nelson « qu'il me soit permis de l'être (sans mourir tout à fait) de mon propre néant. Je deviens translucide. Dénuée de toute réalité apparente » (210). Cette translucidité lui permet d'accéder au meurtrier : « J'entends la respiration, le râle, plutôt, dans sa poitrine » (214). Ce voyage est celui de la mort vers laquelle les deux sont attirés. « Râle » est le bruit que fait la gorge d'un malade ou d'un mourant. Elle veut se défaire des images et de l'homme, veut le voir dans le sommeil de la mort et faire de ses couvertures de fourrures un linceul : « La robe de fourrure étendue sur lui, avec les taches de sang. Prier, avec un cœur qui se damne, pour que la nuit dure. Pour que jamais plus la lumière ne se fasse sur cet homme couché là, dans la nuit profonde » (215). Elle ne veut plus revoir l'assassin : « Appeler la nuit sur son visage. Comme on rabat le drap sur la face des morts » (215). Elisabeth en vient à reconnaître sa froideur, son absence de compassion : « La compassion en moi tourne à vide, s'épuise » et à comprendre 78 son impuissance : « Figée dans ma propre terreur. Incapable d'aucun mouvement, d'aucun geste. Comme si la source même de mon énergie (étant faussée) se mettait soudain à produire du silence et de l'immobilité » (215). La voix de Nelson qui veut expliquer comment il a bel et bien achevé Antoine et qu'Elisabeth ne veut entendre « s'altère, se gâte tout à fait, tombe en poussière, dans mon oreille » (229). Après le meurtre, Elisabeth semble se joindre aux autres qui voient en Nelson un étranger, tout en admettant sa part dans les événements, elle s'adresse à lui : « C'est moi qui vous ai poussé de l'autre côté du monde » (244). Elle le vouvoie maintenant et la phrase a deux sens : à fuir aux Etats-Unis et à aller mourir moralement ayant donné la mort. Elisabeth semble prête à payer le prix de sa rentrée dans la société, et elle laisse Nelson, se privant d'amour et reprend les obligations du mariage : « Accepter l'innocence en guise de revanche ou de punition. Jouer le jeu cruel, la comédie épuisante, jour après jour » (245). Dans sa dernière vision cauchemardesque, Elisabeth voit une femme enterrée vive, ce qui rappelle « Le Tombeau des rois » et les enterrements des femmes de pharaons. Depuis dix-huit ans, Elisabeth subit une sorte de mort vivante et qu'estce qui l'attend de mieux après la mort de M. Rolland ? Aurélie Le personnage le plus lié à cette dimension de transe d'Elisabeth est la jeune servante Aurélie, personnage fort ambigu que nous associons à plusieurs mots et 79 concepts contradictoires : le diable, le noir, l'obscurité, les forces occultes, la sorcellerie, la magie, la meneuse de jeu, la victime, la femme vulgaire de mœurs faciles, le rouge, le regard jaune et moqueur, la maigreur. Serait-elle à Elisabeth ce qu'est le Mephisto de Faust dans la pièce de Goethe ? Mephisto est le porteparole du Diable et aide Faust dans sa quête du savoir universel, donc il est meneur de jeu. Ainsi que celui-ci, Aurélie semble dotée de pouvoirs. Elle sait tout sur Elisabeth, comme Mephisto sait tout de Faust. Si nous l'acceptons comme une sorte de Mephisto, c'est elle qui mène Elisabeth dans la transe dans cette autre dimension cauchemardesque qui l'amènera à sa vérité. Parfois Aurélie joue le rôle d'un chœur grec ironique, au regard perçant qui éclaire et qui commente le drame. Ouvrant brusquement les rideaux de la chambre, elle s'exclame : « On ne peut pas toujours vivre dans la noirceur. Il faut ce qu'il faut. Les grandes scènes de votre vie s'en viennent, Madame » (101). Sa fonction de « chœur » nous aide à mieux comprendre le passé d'Elisabeth et à prendre du recul sur le personnage. Ce chœur ironique au teint pâle sait tout de sa maîtresse, elle est sa conscience : — Comme tu es pâle, Aurélie. -- J'ai toujours eu un teint de prisonnière, Madame sait bien. Un vrai pressentiment... Rien ne va plus. Du premier coup le fond de l'histoire est atteint. Aurélie me parle de prison. (61) 80 Tout de suite Aurélie comme chœur nous annonce qu'elle a été emprisonnée et que Madame n'y est pas pour rien et peu à peu nous comprendrons pourquoi. Nous avons noté la pâleur d'Aurélie (malgré son visage « kalmouk » ou mongol), c'est celle de la mort dont elle est porteuse. Caron, dans le mythe de la mort, est celui qui porte les morts dans leur dernier voyage de la traversée du Styx vers les enfers, et le nom de famille d'Aurélie est Caron. Tout au long des amours de Madame et de George Nelson, sa complicité est à la fois sensuelle et narquoise et c'est Aurélie qui porte le poison à Antoine. Aurélie est une femme de mœurs faciles. Elle connaît les garçons dès l'adolescence, ce qui excite la curiosité et l'envie d'Elisabeth. Plus tard elle vit chez son oncle qui n'est pas son oncle. Aurélie admet qu'elle vit bien, entretenue par ce monsieur : « II me fait vivre à l'aise. Je ne travaille pas. J'ai un col de dentelle, le dimanche, pour aller à la messe » (63). C'est la femme de basse naissance qui fait ce qu'elle peut pour survivre. Est-elle sorcière ? Ne sont-ce que les ragots de la communauté et la perception troublée et subjective d'Elisabeth ? On ne peut nier son aspect « exotique ». Elle fume la pipe et nous la « voyons » souvent de derrière la fumée. Elle peut lire dans les cartes : « Tout cela va tourner mal » (180). Elle vit en proximité avec la Terre et le primordial : « Je sais, moi, si oui ou non les bébés naissants vont vivre. C'est pourtant facile. Tout de suite après leur naissance, quand la bonne femme les a bien lavés, moi je les lèche de la tête aux pieds, les bébés. Et puis, quand ils goûtent trop salé, ça veut dire qu'ils vont mourir » (63). Janet Paterson voit en Aurélie un « prototype de la sorcière » (145) qui hante le 81 roman et y apporte une dimension irréelle : « On ne l'entend jamais venir. Tout à coup elle est là. Comme si elle traversait les murs. Légère et transparente » ( Janet Paterson 145 citant Kamouraska, 130). Le miroir dans le Romantisme et le Surréalisme est symbole de la mort, de l'alter-ego, de l'envers du monde ou du rêve et se rattache aux images d'eau. Dans le roman c'est Aurélie qui force Elisabeth à se voir bien en face et qui la mène donc dans la descente hallucinatoire à sa vérité. Malgré la résistance d'Elisabeth, la servante donne « un petit coup de torchon » au miroir : « Il faut que Madame se regarde bien en face [...] Le miroir ravivé comme une source. Ma jeunesse sans un pli [...] Un port de reine, une âme de vipère » (130-131). Le miroir la flatte physiquement, ainsi que dans un conte de fées, mais il sait aussi révéler l'âme maudite d'Elisabeth. Le rire effrayant d'Aurélie sert à dévoiler la nature réelle d'Elisabeth, selon Lucille Roy (199). Ce rire est moqueur et veut lui arracher tous les masques de femme de la bonne société qu'elle porte. Les choses semblent avoir changé pour la servante lorsque sa maîtresse revisite la scène du rite. Aurélie ne mène plus le jeu, c'est à elle que l'on commande et qui sera sacrifiée. Il se peut qu'Aurélie assume consciemment un jeu passif. Elisabeth s'approprie le rôle de sorcière dans le rite d'initiation au meurtre devant la cheminée, avec Nelson comme maître de cérémonie : « Votre petit docteur nous a jeté un sort, c'est certain » (169). Elisabeth caresse les cheveux d'Aurélie pour la calmer, puis lui offre du porto. Avant le rite, on a voulu voir en Aurélie l'envers d'Elisabeth, ce qu'elle voudrait être : libre, libertine, à l'aise avec son corps et en harmonie avec la Terre. Elle est 82 son subconscient. Nous voyons Aurélie avant tout comme le personnage exotique et narquois qui comprend sa maîtresse à la perfection. Elle attire le personnage principal et l'effraie et le mène dans la transe, dans sa descente hallucinatoire et vers son destin. Dans ce chapitre nous avons voulu suivre le personnage qui descend dans un état d'esprit qui lui permet de survoler les étapes de sa vie. Cette « transe » mène aussi à des visions cauchemardesques qui trahissent sa hantise et le rapprochent toujours du moment fatal. Dans un état d'immobilité, le personnage part d'un espace restreint. Le changement apparent d'échelle contribue à l'impression de chute. Nous avons étudié les variations dans la narration d'une Elisabeth qui « se raconte » et les va-et-vient entre les différentes périodes chronologiques du récit. Nous avons examiné les éléments dans la nature et le personnage d'Aurélie qui mènent Elisabeth dans la transe. Aurélie fonctionne aussi comme le chœur d'une tragédie grecque qui commente le passé, le présent et l'avenir et qui révèle Elisabeth à elle-même. 83 Chapitre V La fatalité Les personnages principaux, comme Elisabeth et Nelson, vont-ils vers une déchéance inévitable ? La descente peut se concevoir ici comme celle vers ce qui nous attend. La question de la destinée intéresse Anne Hébert. Le roman est imprégné d'images et de notions bibliques et parmi elles nous pensons discerner celle de la chute du personnage. Cette chute devait-elle arriver malgré les efforts du personnage, comme dans le cas de personnages de la mythologie, de la tragédie ou de la Bible ? Les personnages de notre roman sont-ils en quelque sorte prédestinés et « maudits » ? La descente peut alors s'interpréter comme celle vers le destin, le sort qui les attend. Leur chute morale aura été donc inévitable et tragique. Lorsqu' Elisabeth est malade, le docteur Nelson vient la soigner, elle revoit Antoine et Nelson conférant sur le seuil de sa chambre, puis Antoine part : « Mon mari m'abandonne. Je suis sûre qu'au fond il est d'accord pour que tout arrive » (106). Le rationnel se perd ici et la descente dans la folie approche. Nous avons aussi un point de vue rétrospectif qui illustre la faiblesse du buveur déprimé qu'est Antoine et son propre désir d'en finir. Etait-il écrit qu'il mourrait ? Lors de cette maladie, Antoine lui-même considère les trois tantes comme des fées maléfiques, suggérant donc que des forces du destin seraient en contrôle de sa destinée et non lui : « Mon mari répète à qui veut l'entendre que mes tantes sont trois vieilles fées qu'il faudrait supprimer » (114). 84 Quelles sont les images de la fatalité dans le roman ? La chevauchée « fantastique » du docteur évoque, selon Marc Gontard, d'abord l'Apocalypse « soit à travers la figure du Pâle, le quatrième cheval dont le texte de Saint-Jean nous dit que celui qui le montait se nommait la mort et le séjour des morts l'accompagnait, soit à travers l'image des myriades de cavaliers ayant des cuirasses couleur de feu, d'hyacinthe et de soufre dont la chevauchée infernale détruit le tiers des hommes sur la terre » (260). La chevauchée est donc une descente aux enfers mais aussi vers le destin, inévitable ou pas. Comment ceci est-il lié au docteur Nelson ? Il incarne le démon et dans cette image surtout la « Faucheuse » qui nous attend tous. Dans l'imaginaire d'Elisabeth, Nelson « a franchi toutes les frontières humaines » (194), sa chevauchée prend des allures surnaturelles et lors du meurtre, une allure démoniaque : « Quant à moi, je suis sourde et aveugle et ne puis vous assurer de rien. Ce n'est qu'un homme debout dans son traîneau, conduisant un blessé » (230). Elle se dit « aveugle ». Est-ce un faible écho du faucon aveugle du « Tombeau des rois » (v 2) ? Cela suggérerait qu'elle ne connaît pas le destin, ou que sa mémoire pourrait lui jouer des tours. Il nous semble toutefois que si elle s'avoue ici aveugle, c'est qu'elle renie encore sa part du crime et veut se dissocier de l'assassin. Gontard associe Nelson et son traîneau également au folklore breton, importé au Québec au XVIIf siècle, dans la légende de l'Ankou « qui, la nuit, monté sur une charrette grinçante traînée par un cheval noir, vient chercher les trépassés » (261). Nelson devient l'ange de la mort avec sur ses lèvres « un sourire équivoque 85 pareil à celui des morts » (202). Cela semble étrange, mais c'est en termes de fête qu'Elisabeth évoque ce voyage vers le meurtre : « Cinq heures du matin. Tu laisses tinter joyeusement les grelots au col de ton cheval. Tout comme si tu les avais toi-même autour du coup, ces clochettes exubérantes. Personne à part toi ne pourrait supporter l'incroyable légèreté de ton âme, ce matin » (187). Par la suite, Elisabeth perd le fil de la chevauchée et ses pouvoirs de « voyante » s'affaiblissent. En réalité elle est à la fenêtre, retenue, impuissante et son attente est décrite en termes de noyade et d'amincissements, de cette dissolution du personnage dont il a été question. Dans sa descente vers sa vérité et son destin, elle se dissout. Il y a un glissement hors de l'autre en pensée, un engourdissement du corps et du cœur. Glissement vers la mort. Il est dit que toute vie est une attente de la mort et dans le christianisme on parle de « faire une belle mort ». Tassy n'en fera pas. C'est un faible qui attend son meurtrier et semble, du point de vue d'Elisabeth, complice de son propre meurtre, tandis qu'Elisabeth veut vivre et représente un certain envers de la mort. Les personnages veulent contrôler leur destin, mais Hébert nous demande si vraiment nous le pouvons toujours. Après le meurtre, Nelson va en subir les conséquences, se voyant exilé. Lorsqu'il relâche les guides de fatigue et d'engourdissement, sa puissance, sa maîtrise des événements de sa vie semblent lui glisser des doigts, et il lui reste « une impression de dépossession, de faiblesse extrême. Une telle fatigue [...] Il regarde les guides qui traînent mollement sur le dos de son cheval » (218). Cette image des guides rattache bien l'image du cheval avec l'autre image prépondérante de la fatalité qui est celle du fil de la vie. 86 Le fil est celui qui traverse la tapisserie de la vie, vieille image de la destinée qui ressemble au hasard, mais dont on peut discerner le fil rouge d'un point de vue rétrospectif. Ce sont les femmes qui cousent les tapisseries, les langes, les draps, les linceuls. Lorsque le poison n'a pas marché et que Nelson devra user des grands moyens, Elisabeth, s'adressant à lui et à ses pouvoirs, le compare aux femmes du pays : « Ta familiarité avec la naissance et la mort n'a de comparable que celle des très vieilles femmes de campagne. Couseuses éternelles de langes et de linceuls » (187). Le fil du destin est concrétisé dans une scène bien antérieure, où Elisabeth se revoit dans le salon avec ses tantes. En tant que « metteuse en scène » de ses visions, elle ne veut pas qu'on touche à son travail de tapisserie: « Sur fond jaune une rose rouge éclatante inachevée ! [...] S'éveillent la laine écarlate, les longues aiguillées, le patient dessin de la fleur de sang. Le projet rêvé et médité [...] Le meurtre imaginé et mis en marche à loisir. Tire la laine » (42). Toute la destinée du malheureux Antoine est annoncée dans de telles descriptions, la fleur rouge de sa jeunesse, son sang qui sera versé et l'aspect prémédité et patiemment comploté de son meurtre. Le travail est ici inachevé, le fil du travail, comme celui de la vie, n'a pas encore été coupé. Le fil est aussi celui de l'histoire, que reprend toujours Elisabeth, dans les dédales de sa pensée en descente, pour le relâcher tout au long de son récit disloqué. Dans cette scène Nelson vient aider et tenir la laine de ses mains tandis que la jeune femme travaille : « Il me tend les brins de laine à mesure. Nous suivons, tous deux, sur le canevas l'avance d'une fleur trop rouge » (43). Cet acte scelle le pacte meurtrier, le fil de leurs vies et de celle d'Antoine qu'ils tiennent et vont 87 couper. La vie est un voyage vers la mort et la fatalité est un jeu. Les enjeux sont l'amour et la vie. Dans cette même scène du salon, la mère d'Elisabeth fait une patience tentant de sonder l'avenir, mais « les cartes sont muettes [...] As de cœur : une lettre d'amour. Mensonge, ma mère ne croit ni aux cartes ni à l'amour, d'ailleurs le jeu est truqué. Et notre cœur aussi » (42). La question du libre arbitre est adressée dans le roman, mais Hébert semble ne pas vouloir tirer de conclusion simpliste. D'un côté nous aurions des personnages maudits qui ne font que vivre ce qui leur était destiné, d'un autre côté nous aurions le libre arbitre de chacun, responsable de ses actions et devant les assumer. Anne Hébert montre dans cette descente du personnage déchu vers « ce qui l'attend » une vision plus tragique de la destinée humaine que la Bible. 88 Conclusion Nous avons vu dans notre examen de ces aspects de la descente dans Kamouraska ce que doit le roman au poème « Le Tombeau des rois », que cette descente mène à un moment critique de violence « libératrice ». Nous y avons analysé le mouvement de descente dans le monde des morts. Le roman Kamouraska, sans suivre de très près le poème, semble issu d'une poétique que nous retrouvons dans l'œuvre romanesque (Les fous de Bassan, Les Enfants du Sabbat, Le Premier Jardin), où il s'agit d'un certain « code » en images et symboles. Passant au roman, nous avons voulu repérer un semblable mouvement de descente vers un choc, même si le chemin y est plus complexe. Ainsi que dans le poème, la narration tient souvent du rêve et nous avons tenté de démontrer qu'avec ses multiples points de vue et sa « mise en scène », elle est parfois suspecte. La narratrice descend dans son passé vers un choc, celui du meurtre de son mari. Nous avons défini plusieurs concepts possibles de la descente, tous quelque peu artificiels et qui dans le roman demeurent superposés. Nous les avons ici détachés pour les examiner. Nous avons vu que les personnages principaux sont moralement déchus, qu'ils ont donc glissé dans une descente morale vers le péché qui les hante. Ils sont isolés et cherchent le rachat et désirent se réintégrer à leur société. Cette descente aide le personnage à reconnaître sa faute. Les personnages principaux sont-ils ou non « libérés » du passé ? 89 Nous avons ensuite considéré la descente comme descente psychologique et douloureuse en soi du personnage, par laquelle celui-ci gagne une certaine lucidité. Nous avons vu qu'au début Elisabeth n'accepte pas sa part de faute et qu'elle se trouve hantée par la culpabilité, et qu'après le premier rêve d'ellemême comme sorcière qui attire les bêtes de la forêt, elle commence à « s'assumer ». Ces personnages principaux sont des êtres blessés. Nous nous sommes demandé si Anne Hébert tendait à un certain déterminisme. Elisabeth est possédée par une nostalgie de l'enfance. Nous avons examiné le rôle du cri dans cette descente douloureuse. Nous avons abordé les représentations de ce psychique dans le roman et la dimension erotique du meurtre, afin de mieux comprendre comment le personnage en était arrivé au meurtre. Nous avons conclu que cette descente bascule parfois dans l'hallucinatoire, où le personnage se trouve dans un « état second » qui permet cette descente profonde. Le personnage part d'un espace clos et restreint et subit une perte de soi. Nous avons dit que cette descente ne se fait pas d'une traite, mais que la narration oscille entre un désir de demeurer dans le « réel » et de se laisser sombrer dans la descente, suivi d'un mouvement de plus en plus paniqué de remontée vers la surface. Nous avons pu comprendre que la « descente » était complexe et qu'elle se heurtait à un contre-courant dans une narration qui se fait surtout « à rebours ». La visite du passé se fait à rebours dans une chronologie disloquée, peu à peu deux 90 mouvements en sens inverses se révèlent, l'une du présent vers le passé et aboutissant au crime, l'autre de l'enfance à celui-ci. Un moment arrive où les deux mouvements se rejoignent. La lucidité d'Elisabeth qui lui permet de tout voir va la « rendre à elle » au moment du choc des deux mouvements, selon Denis Bouchard. Il dit à ce propos : « En forçant la névrose on peut abolir la névrose. Ainsi, la lucidité surréelle des personnages hébertiens est la destruction systématique du double en soi qui jacasse pendant que l'on agit. C'est une tentative visant à retrouver l'unité en soi... » ( Une lecture 122). Pendant la descente, le personnage se noie, se dissout métaphoriquement, perd tout poids et volume pour ne devenir presque qu'un œil, une oreille. Nous avons vu que la descente psychique du personnage en faute est souvent représentée, comme dans la Bible ou la mythologie, en images de valeur non seulement symbolique mais aussi dynamique, celles qui portent la narration. Il s'agit surtout des images de couleur, d'animaux, et d'éléments de la terre. Nous nous sommes arrêtés sur le cas d'Aurélie, que nous voyons comme une sorte de Méphisto ironique qui mène le personnage dans la descente hallucinatoire. La dernière descente que nous avons considérée en est une vers un destin « inévitable ». Nous nous sommes demandé si nous avions affaire à des personnages « maudits » qui devaient subir leur sort, ainsi que des personnages de la Bible ou de la mythologie. Où ces descentes ont-elles fait aboutir le personnage ? Au moment où les deux mouvements se rejoignent, Elisabeth connaît-elle vraiment une catharsis? 91 Oui et non; ainsi que pour le poème, il existe plusieurs interprétations possibles de la fin, et Hébert semble nous laisser le choix. Cela dépend de notre interprétation du dernier rêve conscient d'Elisabeth d'Aulnières au chevet de son mari agonisant : Dans un champ aride, sous les pierres, on a déterré une femme noire, vivante, datant d'une époque reculée et sauvage. Etrangement conservée. On l'a lâchée dans la petite ville. Puis on s'est barricadé, chacun chez soi. Tant la peur qu'on a de cette femme est grande et profonde. Chacun se dit que la faim de vivre de cette femme, enterrée vive, il y a si longtemps, doit être féroce et entière, accumulée sous la terre, depuis des siècles ! (246) Delbert Russell voit Elisabeth ici comme condamnée à jamais à vivre insatisfaite (89-90) ; il ne reste à la femme onirique qu'à « mourir de faim et de solitude » (Kamouraska 246). D'après lui, Elisabeth est enfin consciente de ce qu'elle a fait, mais c'est une réalisation tragique. Cette image serait en contraste avec celle d'un glorieux objet de désir du début du roman. Elisabeth aurait-elle dû partir avec Nelson ? Aurait-elle pu ? A-t-elle choisi une « mort vivante », pire que la mort d'une héroïne du Romantisme ? Maurice Emont ne semble d'abord pas croire à une libération du personnage non plus, car la dernière scène ne fait que de nous renvoyer à la première (133), mais il voit le dernier rêve comme celui qui démasque le personnage lorsqu'il résume : « le visage caché d'Elisabeth apparaît au grand jour sous les traits d'une femme noire déterrée » (35). Emont voit ici une sorte d'accouchement symbolique de la femme maudite, de la sorcière qui renaît de ses cendres. 92 Une telle interprétation du songe laisse plus d'espoir, car Elisabeth serait alors enfin venue à elle, à la femme essentielle d'avant les temps, d'avant le Québec catholique des patriarches. Elle aurait deviné la Julie des Enfants du Sabbat qui, elle, pourra la venger et triompher plus évidemment de son environnement. Michèle Anderson propose que la femme de la vision du dernier rêve est le double d'Elisabeth et le désir réprimé, la faim de cette femme « enterrée vive » est féroce. Elle menace la société. Le fait qu'elle ait été enterrée vive, rappelle les inhumations des anciens Egyptiens des femmes vivantes de pharaons avec leurs époux morts. Le fait qu'elle soit « étrangement conservée » évoque les momies, tandis que « d'une époque reculée et sauvage » suggère un passé plus primordial de liberté. Sommes-nous pessimistes ? Elle a été enterrée, réprimée, se voit telle qu'elle pourrait être, a été et devrait être mais ne peut car prise dans son temps. Sommesnous plus optimistes ? Elle a été déterrée dans la vision, elle émerge donc de sa nuit, de son cauchemar et l'avenir l'attend ? A la suite de ce songe, l'interprétation que fait une des servantes des larmes de Mme Rolland est cruelle, car nous la savons incomprise par celle-là. On pense qu'Elisabeth pleure de la mort de M. Rolland. Est-elle vraiment rendue à elle-même et délivrée ? Nous pouvons accepter qu'elle est délivrée dans ce sens qu'elle reconnaît qui elle est et ce qu'elle a fait, mais si elle devient pleinement consciente, un avenir meilleur ne semble pas l'attendre. Elle est cloîtrée dans un enfer dont elle ne peut sortir ; elle semble 93 piégée par son destin, la « sorcière » (la femme libre chez Hébert) pourra-t-elle s'épanouir en Elisabeth, ou devra-t-elle attendre le personnage de Julie ? Selon Lucille Roy, Elisabeth pourra se régénérer enfin, car cette ultime femme onirique maintient sa faim de vivre « féroce et entière » : « la vie d'Elisabeth, en se durcissant, devient un véritable germe, capable de se réveiller... » (168-169). Elle est en terre le noyau qu'elle était dans le ventre de sa mère. Cette interprétation est séduisante car elle rattacherait la vision aux autres images de la femme et de la plante chères à Hébert. Toutefois dans la description de ce dernier rêve, c'est seulement ce que « chacun se dit » dans la petite ville, et d'autre part il ne lui reste « qu'à mourir de faim » (246), sans doute car le monde québécois n'est pas encore prêt. Nous sommes dans le possible, ainsi qu'ailleurs, et cela laisse libre cours à nos interprétations. 94 Notes 'Le Tombeau des rois marque le recueil de poèmes, tandis que « Le Tombeau des rois » marque le vingt-septième et dernier poème du recueil du même titre. Les points de suspension entre crochets marquent les coupures faites dans les citations du roman et des critiques, tandis que ceux sans crochets sont ceux des auteurs cités. 3 Doctrine d'Empédocle : Empédocle fut un ingénieur et philosophe grec qui vécut au Ve siècle avant Jésus Christ et qui, selon la légende se jeta, une fois ses idées rejetées, dans l'Etna. Selon lui : « l'eau, le feu, la terre et l'air sont les principes composants de toutes choses, et à ces éléments s'ajoutent les forces de l'Amour et de la Haine. La dualité et l'opposition des forces d'Amour-Haine s'appliquant sur ces quatre éléments subit en outre une alternance : à un état où règne seul l'Amour et où tout est uni (sphaeres) succède l'introduction progressive de la Haine jusqu'à complète séparation des éléments ; l'Amour réapparaissant alors, les choses vont vers l'unité et vers un nouveau cycle ». (wikipedia) 4 La méduse de la mythologie grecque, ou médousa (médô : commander, régner) est « l'une des trois gorgones (avec Euryale et Sthnéno), la seule à être mortelle. Fille de Phorcus et de Céto et donc sœur des grées, elle est une belle jeune fille dont Poséidon s'éprend. Séduite ou violée par le dieu dans un temple dédié à Athéna, elle est punie par la déesse qui la transforme en gorgone. Ses cheveux deviennent des serpents et désormais son regard pétrifie tous ceux qui le croisent. A la demande de Polydecte Persée la décapite. De son sang jaillissent ses deux fils, Chrysaor, père de Géryon, et le cheval ailé Pégase, sur lequel Persée s'enfuit, poursuivi par les autres gorgones ». (wikipedia) 5 La barque de Caron est la nacelle dans laquelle les âmes traversent le fleuve du Styx pour entrer aux enfers. 6 La chimère : « dans la mythologie grecque elle est un monstre à l'aspect composite ». (wikipedia) Elle est aussi un poisson des abysses, nous rattachant aux images marines et au thème de la descente. Chimère est un terme de psychanalyse et Les Chimères est le titre d'une suite de sonnets de Gérard de Nerval qui parurent avec Les Filles du Feu. (romantis.free.fr) Ici, lorsque le cheval de Nelson est comparé à une chimère, c'est essentiellement au mythe grec que nous avons affaire sans doute. « Khimaira » est une chèvre ayant passé l'hiver. « Cette chimère a un corps formé des parties de trois animaux : une tête de lion, un corps de chèvre et une queue de serpent. Elle crache du feu et dévore les humains. Elle est tuée par Bellerophon et est associée au thème classique de la victoire du héros sur le monstre ». (wikipedia) Se basant sur la société matriarcale qui précède la société patriarcales des Achéens, le poète Robert Graves voit que chacune des parties du corps de la chimère 95 correspond aux trois âges de la femme : le lion pour la puberté, la chèvre pour la maturité et le serpent pour la ménopause. L'assemblage des trois symbolisait le passage de la vie. D'après Robert Graves, la légende selon laquelle la chimère fut tuée symbolise l'abandon de son culte et de ses prérogatives, remplacées par de nouveaux dieux masculins. Le symbole du serpent se retrouve dans la Genèse de la Bible sous la forme d'un animal féminin, mais cette fois néfaste. A l'époque de la chimère représentante de la Déesse-Mère, le serpent était le symbole d'un âge, d'une époque de l'année, il est devenu symbole phallique dans la société patriarcale. Au sens moderne, une chimère est une illusion, une utopie : donc ici il y aurait aussi un commentaire sur Elisabeth qui vit des chimères, se crée des illusions ; le cheval tiendrait de l'irréel et ne serait que ce que projette Elisabeth, (wikipedia) La mise en abyme : en héraldique, « en abyme » ne s'utilise que « pour qualifier une petite pièce ou un petit meuble lorsqu'il est en position centrale de l'écu et qu'il ne touche ni ne charge aucun autre ; à l'opposé d'une pièce ou d'un meuble « sur le tout », il est réputé être au fond (« abîmée ») et est nommé en dernier. Procédé artistique : en littérature, la mise en abyme est un procédé consistant à placer à l'intérieur du récit principal un récit qui reprend de façon plus ou moins fidèle des actions ou des thèmes du récit principal, comme dans la pièce Hamlet. En arts graphiques Les époux Arnolfini (Jan van Eyck,1434) est un exemple dans lequel un miroir convexe reflète l'ensemble de la scène. Dans certaines œuvres de théâtre et de cinéma, un comédien joue le rôle d'un comédien qui joue le rôle d'un comédien (« théâtre dans le théâtre »). La mise en abyme est un procédé artistique (ou de réflexion intellectuelle) qui entraîne souvent une sensation de vertige. Ce procédé permet de créer du trouble dans la convention narrative. Le procédé permet de donner le tournis au lecteur ou à l'auditeur qui rapidement ne sait plus qui parle : l'auteur, Shéhérazade ou un personnage ? » (wikipedia) 8 9 La phalène : papillon de nuit (philagia pilasoria). (flickr) Le phénix ou phoenix : oiseau des mythologies grecque, romaine, perse, égyptienne. Dans la mythologie grecque c'est un oiseau fabuleux, doué de longévité et caractérisé par son pouvoir de renaître après s'être consumé sous l'effet de sa propre chaleur. Il symbolise ainsi les cycles de mort et de résurrection. Dans la mythologie chrétienne il incarne le feu créateur et destructeur. Comme le soleil, le Feu symbolise l'action fécondante. En consommant, il purifie et permet la régénération. Le Moyen-Âge voit en lui le symbole de la résurrection du Christ, (wikipedia) 96 ŒUVRES CITEES ET CONSULTEES Textes d'Anne Hébert : Kamouraska. Paris:(Points) Seuil, 1970. Les Enfants du Sabbat. Paris: Seuil, 1975. Le Premier Jardin. Paris: Seuil, 1988. Aurélien, Clara, Mademoiselle et le Lieutenant anglais. Paris: Seuil, 1995. Les fous de Bassan. Paris: Seuil, 1982. Poèmes. Paris: Seuil, 1960. Autres textes lus : Rimbaud, Arthur. Une saison en enfer. Paris: Librairie Générale française, 1972. Le Nouveau Testament, Premier Epître de Saint Pierre, Deuxième Epître de saint Pierre. Issy-les Moulineaux: Siloé, 1966. Œuvres critiques : Anderson, Michelle. "Toward a New Définition of Eroticism: Anne Hébert's Kamouraska," The Art and Genius of Anne Hébert. Ed. Janis Pallister. Madison: Fairleigh Dickinson UP & London UK: Associated U Presses, 2001. 40-53. 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Il a étudié à l'Université de Nottingham en Angleterre et y a reçu une double licence en français et en allemand en 1983. Pendant une année, il a étudié à l'Université de Tiibingen, en Allemagne. Il a reçu un PGCE (Certificat d'enseignement) de l'Université de Bristol en 1985, puis a enseigné dans le secondaire en Angleterre. En 1988-89 il a suivi les cours du IBTC de construction de bateaux en bois à Lowestoft, où il a obtenu un certificat en construction de bateaux. Il a continué par la suite dans l'enseignement en Angleterre jusqu'en 1995, lorsqu'il est arrivé dans le Maine, où il enseigne à présent. Après avoir obtenu sa Maîtrise, Ewan enseignera encore un an dans le Maine, avant de s'établir à Philadelphie, où il espère continuer ses études supérieures dans le but de travailler en faculté. Ewan est candidat pour la Maîtrise en français de l'Université du Maine en août 2009. BIOGRAPHY OF THE AUTHOR Ewan Good was born in High Wycombe, Buckinghamshire, in England in 1959. He was raised in the US, Holland, Belgium and England, and went through the French school System. He attended the University of Nottingham and graduated in 1983 with a Joint Honours (Double Major) Bachelor of Arts Degree in French and German. He 101 attended the University of Ttibingen as a foreign student in 1981-82 In 1985, he obtained a PGCE (Post-Graduate Certicate of Education) from Bristol University. He then taught in secondary éducation. In 1988-89, he attended wooden boatbuilding courses at the IBTC (International Boatbuilding Training Centre) at Lowestoft, where he obtained a boatbuilder's certificate. He then continued in secondary éducation until 1995, when he moved to Maine, where he now teaches. After obtaining his degree, Ewan will teach one more year in Maine, before moving to Philadelphia, where he hopes to continue his studies with the plan to find employment in Higher Education. Ewan is a candidate for the Master of Arts degree in French from the University of Maine in August 2009.