Constitution et répartition de la richesse collective

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Constitution et répartition de la richesse collective Contribution de Jean GADREY Le 14 avril 2011 Définitions de la richesse 1. Dans l’ouvrage que vous avez co‐écrit avec Florence Jany‐Catrice (Les nouveaux indicateurs de richesse, La Découverte, 2009), vous faites référence à la notion de « comptes du développement humain durable ». Pourriez‐vous expliciter ce concept ? Il s’agissait pour nous de trouver d’autres mots que la croissance ou le seul « développement », très ambigu, pour désigner des perspectives de bien‐être et d’émancipation humaine dans une société et un monde soutenables. Ce choix a ses limites, d’autres bonnes formules existent pour « reconsidérer la richesse ». Certains évoquent par exemple une « prospérité sans croissance », une « société d’abondance frugale », ou le « bien‐être durable ». 2. En quoi, selon vous, ce concept s’oppose‐t‐il à la définition de la richesse communément admise ? La richesse au sens dominant est la richesse marchande et monétaire mesurée par le PIB (produit intérieur brut), et sa progression est la croissance économique. Or si le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement) a popularisé dès 1990 son indicateur de développement humain, c’est pour relativiser le culte du PIB et de la croissance. En ajoutant « durable » à développement humain, on indique le besoin de concilier les exigences sociales et les exigences environnementales. 3. Dans ce même ouvrage, vous développez des critiques envers le PIB. Quelles sont‐elles ? La liste est longue des raisons qui font que le PIB est une très mauvaise boussole pour signifier le bien‐être durable. La « commission Stiglitz‐Sen » (2008‐2009) a d’ailleurs repris toutes les critiques que beaucoup d’entre nous ont présentées depuis plus de dix ans. Voici ses plus graves limites. Il faut pour les comprendre rappeler les définitions. Le PIB, c’est la somme des valeurs produites dans la sphère marchande et des coûts de production des services non marchands. La croissance : c’est celle du PIB, déduction faite de l’inflation. Il en résulte que : ‐ Les dommages écologiques et sociaux du modèle actuel de croissance ne sont pas déduits. Ils deviennent énormes. Détruire (la société, l’environnement) puis réparer (en partie) est une « contribution » de plus en plus importante au PIB. La catastrophe nucléaire au Japon est le dernier exemple en date. 1 ‐
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Des contributions positives essentielles au bien‐être ne sont pas comptées : bénévolat, travail domestique, progression du temps libre choisi. Pauvreté, inégalités, insécurité sociale… ne sont pas comptées. Selon Joseph Stiglitz, la croissance américaine de 2000 à 2007, montrée partout en exemple, n’était ni soutenable ni équitable. C’était « un mirage » : « Nous avons connu une décennie de forte croissance du PIB et de déclin pour la plupart des gens ». Enfin, tout indique que les pays les plus « riches » au sens du PIB par habitant sont aussi ceux où la pression écologique par habitant, dont les émissions de gaz à effet de serre, est la plus forte. Non, décidément, le PIB et la croissance ne nous indiquent en rien le « progrès », et, de plus en plus, ils nous en éloignent. Le forum FAIR 4. Vous appartenez, avec d’autres chercheurs et représentants de la société civile, au Forum pour d’Autres Indicateurs de Richesse. Une des activités du FAIR consiste à mener une veille active concernant les suites du rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social, dite Commission « Stiglitz‐Sen‐Fitoussi ». Oui, mais notre activité principale est de susciter partout des débats et réflexions pour que la société civile s’empare de ces questions. De quelle manière le Forum a‐t‐il cherché à favoriser cette réflexion au sein de la société civile ? Avez‐
vous, par exemple, cherché à travailler avec des associations ? Oui, avec des associations et des ONG en grand nombre, mais aussi des syndicats et des collectivitlocales. Nous avons ainsi organisé au printemps 2009 une rencontre avec 200 personnes de ces divers collectifs au Conseil économique, social et environnemental. Un an et demi après la remise de ce rapport au Président de la République, quelles sont les perspectives d’évolution en matière de mesure et d’indicateurs de richesse? Pour l’instant, les effets de ce rapport sont plus que modestes, mais pas nuls. Le principal aspect positif est peut‐être de donner plus de légitimité à ceux qui se lancent dans des projets, notamment sur des territoires. 2 Valoriser la contribution des acteurs associatifs et non marchands à la création de la richesse collective 5.
Dans le rapport de synthèse que vous avez rédigé en 2004 pour la DIES1 et la MiRe2, intitulé « L’utilité sociale des organisations de l’économie sociale et solidaire, une mise en perspective sur la base de travaux récents », vous avez défini la notion « d’utilité sociale ». En quoi consiste cette notion ? Il n’existe pas de définition universelle, mais l’idée générale est simple : Les organisations de l’économie sociale et solidaire (mais d’autres organisations peuvent être concernées) apportent à la collectivité et à leurs territoires un « bénéfice collectif », au‐delà des services qu’ils rendent à des individus ou des biens qu’ils peuvent produire. Ces « bénéfices » sont d’ordre divers : du lien social, de la solidarité, une réduction de l’exclusion, une contribution à une démocratie plus vivante, à la mise en œuvre de droits fondamentaux, à la qualité de vie ou à l’environnement sur des territoires, etc. C’est tout cela que l’on regroupe parfois sous les termes d’utilité sociale ou de valeur ajoutée sociétale. 6. Selon vous, peut‐on mesurer l’utilité sociale des acteurs non marchands ? Je préfère les termes évaluer et valoriser à celui de mesurer, car la mesure n’est qu’une partie de ce qu’il faut faire lorsqu’on veut évaluer, et parfois elle n’a pas grand sens… Mais dans certains cas, elle peut venir appuyer une évaluation bien menée avec les parties prenantes, et pas de façon technocratique ou via des usines à gaz. Il n’y a pas de recette ni de boite à outils, comme le montre bien le « guide » de l’AVISE sur l’utilité sociale. Les acteurs sont intelligents et ils sont même « experts » à leur façon. Si le processus est bien mené, ils repèreront très bien « ce qui compte le plus », et, éventuellement, ce qu’on peut compter (mesurer) en termes d’actions menées, de moyens divers mobilisés, et d’impacts sociétaux des actions. Mais ne mesurons pas tout, ce serait contre‐productif et dépourvu de sens. 7. Quels types d’indicateurs seraient, selon vous, les plus adaptés pour valoriser l’utilité sociale des acteurs non marchands ? Je viens de répondre qu’il n’y a pas de recette, donc pas d’indicateurs universels. Ils doivent être définis en fonction de chaque organisation et de ses missions. Par exemple, juger de l’utilité sociale des structures d’insertion avec un indicateur de taux de retour à l’emploi est pour moi un mauvais choix car il défavorise les structures qui s’adressent délibérément aux personnes les plus en difficulté. Mais tenter de voir combien de personnes ont vu, au bout de six mois par exemple, des améliorations dans leur vie personnelle, leurs liens sociaux et leur rapport au travail est peut‐être possible. 1
Délégation Interministérielle à l'innovation sociale et à l'économie sociale Mission de la recherche, intégrée à la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, dépendante du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé. 2
3 Séminaire du Cnajep sur la constitution et la répartition de la richesse collective 8. Que pensez‐vous des postulats qui émergent des travaux du Cnajep, et partagez‐vous certaines de nos réflexions ? Je me sens totalement en phase avec le postulat 1 (toutes les richesses ne sont pas marchandes, et j’ajouterais « ou monétaires », car il y a aussi une sphère monétaire hors marché, celle des services publics gratuits notamment, dont les agents sont rémunérés). En phase aussi avec le postulat 2, qui remet la production économique à sa place. Tout autant avec la sécurisation économique et sociale des parcours de vie (postulat 3) et avec le refus de la « mise à part » des jeunes (postulat 4). J’ajouterais volontiers ici une mention aux discriminations spécifiques dont les filles et les jeunes femmes sont victimes, avec ou sans violence physique. Enfin je suis encore plus en phase avec la nécessité de faire des jeunes des acteurs à part entière de la citoyenneté à tous les niveaux. 4 
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